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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


LVII*  ANNÉE    —    TROISIÈME    PÉRIODE 


TOME   LXXXIV.    —    1"   NOVEMBRE    1887. 


Paris,—  Maison  Quantin,  7,  rue  Saînt-Bonoît. 


REVUE 


DES 


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DEUX  MONDES 


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LVIP    ANNÉE    —     TROISIÈME    PERIODE 


ÎOIE    QUATEE-VINGT-QUATEIÈME 


PARIS 

BUREAU   DE  LA   REVUE    DES    DEUX   MONDES 

RUE      DE     l'université,     'i5 

1887 


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T  H  É  R  É  s  I N  E 


DEUXIEME     PARTIE     (  1  ). 


VII. 

Phineas  et  Thérèse  étaient  mariés  depuis  quatre  mois,  quand  un 
matin  le  courrier  entra,  la  sacoche  alourdie  par  des  livres  et  des 
journaux,  dans  la  grande  vérandah  de  la  Maison-Rouge.  La  jeune 
femme  lisait,  assise  sous  un  palmier,  pendant  que  Nathaniel  et  le 
créole  jouaient  paisiblement  aux  cartes.  Elle  se  leva,  jetant  un 
regard  indifférent  sur  l'espèce  d'outre  énorme  qui  gisait  au  milieu 
de  la  table.  Phineas  n'envoyait  que  deux  fois  par  mois  à  Vermillion- 
Ville.  Que  lui  importaient  les  nouvelles  du  monde  entier,  à  lui,  si 
heureux  et  si  paisible  au  fond  de  son  désert?  Ses  correspondans 
de  la  iSouvelle-Orléans  se  chargeaient  d'expédier  dans  tous  les 
coins  du  monde  le  coton  de  la  Maison-Rouge,  et  communiquaient 
avec  lui  par  le  télégraphe.  Depuis  longtemps  un  fil  reliait  l'habita- 
tion à  Vermillion-Ville.  De  là  une  grande  indifférence  chez  les  hôtes 
de  la  plantation  ;  on  n'attendait  pas  de  lettres,  et  on  n'en  espérait 
pas.  Tout  au  plus  en  venait-il  de  temps  en  temps  quelques-unes 
qui  méritaient  une  réponse  pressée. 

Cependant,  Thérèse  s'approchait  de  la  table,. et  jouait  négligem- 
ment avec  les  flots  de  papier  qui  jaillissaient  de  la  sacoche  ouverte. 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  octobre. 


6  REVDE    DES   DEUX   MONDES. 

Une  enveloppe  carrée,  assez  large,  portant  le  timbre  de  la  répu- 
blique française,  attira  son  attention. 

—  Phineas,  une  lettre  de  Paris  pour  vous,  dit-elle. 
Le  créole,  étonné,  posa  ses  cartes. 

—  De  Paris  ?  Eh  I  qui  peut  m'aimer  assez  pour  se  souvenir  en- 
core de  moi  après  une  absence  de  cinq  ans  ? 

Il  tournait  et  retournait  l'enveloppe  entre  ses  doigts. 

—  N'avez-vous  pas  laissé  des  amis  derrière  vous?  demanda-t-elle 
en  souriant. 

Il  répliqua  d'une  voix  un  peu  triste  : 

—  Des  amis,  quand  on  est  loin?  quelle  plaisanterie!  Il  est  un  de 
mes  camarades  d'enfance  dont  j'espérais  mieux,  pourtant.  Nous  nous 
étions  retrouvés  avec  bonheur.  Sa  vue  évoquait  pour  moi  tous  les 
souvenirs  charmans  d'autrefois...  Ah!  le  beau  temps,  le  bon 
temps!.. 

Phineas  but  une  large  gorgée  de  wiskej^,  et  se  mettant  à  rire  : 

—  Ma  parole,  Nathaniel,  c'est  toi  qui  m'as  corrompu.  Je  deviens 
sentimental,  maintenant.  Ayez  l'obligeance  de  me  donner  cette  lettre, 
ma  chère  Thérèse. 

Et  après  avoir  jeté  un  regard  sur  l'enveloppe,  il  eut  un  cri  de 
surprise  et  de  plaisir: 

—  De  Robert!  Et  moi  qui  l'accusais!..  Cher  Robert!  la  dernière 
fois  que  je  l'ai  vu,  c'était  à  Draguignan  :  nous  avions  dîné  ensemble 
à  Cannes... 

Il  disait  cela  sans  arrière-pensée,  sans  même  se  douter  qu'il  pou- 
vait meurtrir  la  jeune  femme.  Elle  pâlit,  échangeant  un  regard 
attristé  avec  Nalhaniel.  Il  l'avait  comprise,  lui  qui  savait  les  hontes 
cachées  en  cette  âme  endolorie. 


Le  aipitaine  Clavière  à  Phineas  Dawitt. 

«  Paris,  15  octobre  1881. 

«  Tu  vas  être  bien  étonné,  mon  cher  ami.  Un  jour  tu  m'as  invité 
à  l'aller  voir,  et  je  souriais,  et  je  haussais  les  épaules,  en  te  di- 
sant :  «  Est-ce  qu'un  officier  a  jamais  trois  mois  de  liberté?  »  L'in- 
vraiseml)lable  est  devenu  ^Tai,  et  ce  qui  me  paraissait  impossible 
me  semble  naturel.  Dans  un  mois,  tu  me  verras  arrivera  la  Maison- 
Rouge!  J'entends  d'ici  le  cri  d'étonnement  que  tu  pousseras!.. 
Tn  sais  quelle  tendresse  profonde  j'ai  pour  mon  frère  Hya- 
cinthe. Il  a  été  tout  pour  moi,  pour  moi  qui  sans  lui  aurais  vécu 
seul  et  abandonné.  J'espérais  ne  plus  le  quitter  :  hélas!  n'a-t-il  pas 


THERESINE.  7 

souffert  mille  inorls  quand  il  évangélisait  les  Chinois  de  la  Corée 
Mais  je  m'apercevais  avec  terreur  que  l'inaction  pesait  à  son  cœur 
ardent,  épris  de  luttes  passionnées.  Le  vicaire-général  du  cardinal- 
archevêque  de  T...  regrettait  les  épreuves  subies  par  l'obscur  mis- 
sionnaire. 

«  L'an  dernier,  l'abbé  se  rendit  à  Rome  ;  il  vit  le  saint-père,  qui 
lui  offrit  un  évêché  en  France.  Tu  connais  sa  modestie  et  son  peu 
d'ambition  :  un  évêché!  Aurait-il  assez  de  forces  physiques  pour 
diriger  ses  ouailles,  pour  s'occuper  des  finances,  de  l'administra- 
tion d'un  grand  diocèse?  11  y  a  quelques  mois,  mon  frère  reçut  de 
Rome  non  plus  une  offre,  mais  un  ordre.  Tu  sais,  —  ou  plutôt  tu 
ne  sais  pas,  sans  doute,  —  que,  vers  1850,  un  courageux  prélat, 
Më''  Odin,  fonda  une  mission  au  Texas,  pas  bien  loin  de  chez  toi. 
En  ce  temps-là,  il  s'agissait  de  convertir  les  Indiens,  qui  préféraient, 
en  général,  le  scalpe  des  prêtres  à  leur  parole.  Depuis,  ces  pauvres 
diables  (c'est  des  Indiens  que  je  parle  !)  ont  été  si  bien  pourchassés 
vers  le  Nord  qu'il  n'en  reste  plus  à  catéchiser.  Mais  les  desservans 
sont  peu  nombreux  dans  les  vastes  solitudes  du  Texas,  à  ce  point 
que  le  saint-père  est  obligé  de  recruter  un  clergé  spécial  pour  ces 
pays  perdus. 

«  Ah  !  si  tu  entendais  raconter  à  mon  frère  tout  ce  que  font  ces 
braves  gens!  Un  soldat  s'y  connaît,  en  courage,  vois-tu  :  eh  bien!  je 
n'admire  rien  plus  que  l'héroïsme  et  le  dévoûment  de  ces  prêtres. 
Ils  abandonnent  gaîment  leur  patrie  et  leur  famille  pour  se  vouer  à 
toutes  les  souffrances  et  à  toutes  les  pauvretés.  Je  ne  voudrais  pas 
te  prêter  à  rire  :  un  païen  de  ta  sorte  est  peu  disposé  à  se  sentir 
ému  par  des  récits  de  missionnaires,  et  le  plus  simple  est  de  m'ar- 
rêter.  Sache  donc  que,  l'évêque  de  Galveston  étant  mort,  le  pape  a 
ordonné  à  Hyacinthe  d'accepter  la  mitre.  Une  envie  folle  m'a  pris  : 
celle  de  l'accompagner,  de  passer  quelques  semaines  avec  lui  dans 
ces  terres  lointaines.  Sais-je  à  présent  quand  il  reviendra  en  France? 
La  vie  est  si  courte  et  les  hasards  si  cruels  !  J'ai  senti  mon  cœur  se 
serrer  à  l'idée  que  je  ne  verrais  peut-être  plus  jamais  celui  qui  a 
bercé  mon  enfance  et  m'a  fait  homme.  Et  puis,  on  perd  moins  les 
absens  qu'on  aime  quand  la  pensée  peut  continuer  de  les  suivre 
dans  un  milieu  familier. 

«  Galveston  !  Mon  imagination  évoque  une  cité  posée  au  bout  d'un 
continent  américain,  une  ville  chaude,  aux  baraques  en  plâtre,  aux 
habitans  bariolés.  Et  je  voudrais  tant  connaître  la  contrée  où 
vivra  mon  frère,  la  maison  où  il  logera,  les  paysages  qu'il  verra 
se  dérouler  devant  lui!  Le  souvenir  ne  se  compose  pas  seulement 
de  faits  précis  qui  restent  gravés  dans  la  mémoire,  mais  aussi  de 
mille  choses  impalpables  éparses  dans  le  cœur  et  dans  l'esprit  comme 


8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

une  poussière  délicate  :  et  le  meilleur  de  notre  existence  en  est 
parfumé,  car  ce  sont  les  reliques  précieuses  de  nos  plus  vraies 
tendresses. 

«  C'est  pour  le  coup  que  Jacques  me  traiterait  dédaigneusement  de 
poète  !  A  propos  de  ce  gentilhomme,  je  voudrais  te  donner  sur  lui 
des  renseignemens  exacts  ;  mais  je  ne  l'ai  pas  vu  depuis  dix-huit 
mois.  Le  malheureux  ne  quitte  plus  Monte-Carlo,  et  je  crains  bien 
qu'il  n'ait  achevé  de  manger  les  bribes  de  son  patrimoine.  En  ces 
derniers  temps,  il  vivait  avec  une  actrice  qui,  me  dit-on,  vient  de 
mourir  à  Cannes.  J'entends  parler  de  lui,  de  temps  à  autre,  par  ses 
camarades  du  cercle.  Ils  hochent  la  tête  d'un  air  mécontent,  et  l'un 
d'eux  me  dira,  quelque  jour,  avec  la  pitié  vaguement  dédaigneuse 
du  Parisien  indifférent  :  «  Encore  un  homme  à  la  mer!  » 

«  Je  reviens  à  mon  voyage.  Nous  partirons  dans  une  quinzaine 
de  jours.  Oh!  ne  t'inquiète  pas!  Pendant  la  journée  trop  courte 
que  tu  as  passée  à  Draguignan,  tu  m'as  donné  tous  les  détails  né- 
cessaires, et  je  n'en  ai  oublié  aucun.  Je  te  préviendrai  dès  que  nous 
serons  à  la  Nouvelle-Orléans,  où  Hyacinthe  a  besoin  de  rester  quel- 
ques jours.  Quelle  joie  de  te  revoir  !  L'amour  est  une  belle  chose  ; 
je  crois  que  l'amitié  vaut  mieux  encore.  Elle  ne  connaît  pas  les 
longs  oublis  et  les  lâches  trahisons. 

«  Mille  souvenirs  de  ton  vieux  camarade, 

«  Robert  Clavière.  » 

VIIT. 

Le  dîner  s'achevait.  Somptueusement  servie,  la  table,  couverte 
de  fleurs  éclatantes  et  de  fruits  rares,  étincelait  sous  le  reflet  d'or 
des  lampes.  Assis  à  la  droite  de  Thérèse,  M^^"  Hyacinthe  racontait 
un  épisode  de  sa  mission  en  Corée.  L'évêque  parlait  avec  une  sim- 
plicité poignante  des  dangers  courus,  des  souffrances  acceptées.  Le 
charme  d'une  éloquence  inspirée  par  le  cœur  est  si  grand  que 
l'émotion  saisissait  tous  les  convives  :  même  Nathaniel,  pour  qui 
la  foi  religieuse  ne  représentait  cependant  qu'un  amas  de  supersti- 
tions obscures.  La  jeune  femme  écoutait  avec  l'ardeur  de  sa  nature 
passionnée,  et  regardait  de  ses  grands  yeux  intelligens  la  belle 
figure  du  prélat. 

Il  incarnait  bien  pour  elle  l'idée  qu'elle  avait  de  l'évêque,  du 
chef  de  troupeau,  du  conducteur  d'âmes.  A  quarante-cinq  ans, 
Me'  Hyacinthe  paraissait  plus  jeune  de  dix  années.  Ses  cheveux  fins 
et  grisonnans,  déjà  rares,  encadraient  une  figure  maigre  et  pâle. 
Le  missionnaire  est  resté  le  dernier  chevalier  d'une  époque  réaliste 


THERESINE.  9 

qui  a  voulu  abdiquer  tout  esprit  de  chevalerie.  Gomme  ses  frères, 
M-""  Hyacinthe  avait  connu  la  faim  qui  tord  les  entrailles,  la  soif 
qui  consume  le  palais,  la  fièvre  qui  dévore  les  os.  Attaché  à  un 
arbre  par  des  bandits  coréens,  il  avait  reçu  cent  coups  de  bâton 
sur  les  reins  :  à  deux  cents  on  meurt.  Sans  l'apparition  de  trente 
soldats,  appartenant  à  la  garde  du  roi,  il  connaissait  le  martyre 
avant  sa  trentième  année.  S'obstinant  à  séjourner  dans  ce  pays 
fermé  à  l'Europe,  il  avait  converti  au  christianisme  plusieurs  mil- 
liers de  bouddhistes.  Le  prélat  était  grand,  d'une  minceur  à  la  fois 
nerveuse  et  robuste.  On  sentait  que  les  privations  et  les  épreuves 
avaient  trempé  le  corps  au  lieu  de  l'user.  Les  yeux,  larges,  bril- 
lans  comme  des  escarboucles,  éclairaient  la  physionomie  ardente.  Le 
front  était  très  haut,  très  large,  un  front  de  penseur  et  de  savant  ;  il 
formait  un  contraste  étrange  avec  l'aspect  général  de  cet  homme,  qui 
tenait  plus  du  soldat  que  du  prêtre.  Ainsi  que  tous  les  missionnaires, 
Ms'^  Hyacinthe  ne  se  rasait  pas;  il  portait  une  moustache  longue 
et  fine  :  restée  noire,  comme  la  barbe  taillée  en  pointe,  elle  donnait 
au  prélat  une  vague  ressemblance  avec  le  cardinal  de  Joyeuse. 

Les  deux  frères  étaient  arrivés  le  matin  à  la  Maison-Rouge.  A 
Vermillion-Yille,  Phineas  les  attendait  pour  les  entraîner  à  travers 
les  merveilles  de  ce  pays  enchanté.  Et  tout  aussitôt  les  natures 
diverses  du  capitaine  et  de  l'évêque  se  révélaient  par  la  dilïérence 
des  questions  posées,  par  l'intérêt  que  prenait  celui-ci  aux  hommes 
et  celui-là  aux  choses.  Mélancolique!  et  rêveur,  Robert  se  passion- 
nait pour  les  splendeurs  du  paysage,  pour  l'exubérance  de  cette 
terre  puissante,  pour  la  transparence  des  ciels  lumineux  et  profonds. 
Il  ne  se  lassait  pas  de  contempler  ces  arbres  aux  verdures  criantes, 
ces  fleurs  aux  reflets  étincelans,  luisantes  sous  le  soleil  comme  du 
satin  à  la  fois  éclatant  et  doux. 

L'évêque  regardait  vaguement  et  ne  disait  rien.  Il  voyait  surtout 
en  dedans  de  lui-même  et  des  autres.  Sa  foi  robuste,  que  n'avait 
jamais  entamée  une  discussion  entre  sa  raison  et  sa  croyance,  ad- 
mirait également  toute  la  création,  parce  qu'elle  venait  tout  entière 
du  Créateur.  Il  s'occupait  plus  des  hommes  que  du  cadre  où  ils  se 
mouvaient.  L'émancipation  élevait-elle  le  niveau  d'intelligence  chez 
les  nègres?  Restait-il  encore  trace  des  superstitions  jadis  propagées 
par  le  voisinage  des  Indiens?  Et  un  éclair  s'allumait  dans  ses  yeux 
noirs  pendant  que  Phineas  lui  expliquait  pourquoi  l'on  ne  disait  la 
messe  à  la  Maison-Rouge  que  trois  ou  quatre  fois  par  an. 

Et  pendant  ce  temps,  inquiète,  nerveuse,  troublée,  Thérèse  redou- 
tait la  venue  de  ses  hôtes.  Dès  la  lecture  de  la  lettre  de  Robert,  un 
frisson  l'avait  prise.  Le  mariage,  en  calmant  ses  remords  immédiats, 
ne  détruisait  pas  le  passé.  Le  spectre  lui  apparaissait  toujours,  cruel- 


10  REVUE   DES    DEUX  MONDES, 

lement  obstiné,  évoquant  le  souvenir  des  ignominies  d'autrefois. 
Sans  doute,  elle  n'était  plus  dans  une  situation  fausse  et  rentrait 
dans  la  règle  ordinau'e  de  la  vie;  mais  sa  conscience  y  trouvait 
l'allégement  et  non  l'oubli.  Thérèse  sentait  vaguement  qu'il  ne 
suffisait  pas  de  se  repentir  pour  expier.  Elle  aurait  voulu  accomplir 
des  actions  pénibles  et  courageuses,  se  dévouer  à  quelque  entre- 
prise ardue,  user  le  trop-plein  de  son  cœur  purifié  et  de  sa  foi 
recréée.  Nathaniel  s'efforçait  de  ramener  le  calme  dans  cette  âme 
troublée. 

—  Vous  n'avez  pas  le  sens  commun,  ma  chère  enfant.  Il  faut 
cependant  être  logique!  Quand  j'ai  entrepris  votre  instruction,  je 
ne  vous  ai,  certes,  inculqué  aucune  idée  religieuse.  Ces  idées-là 
sont  nées  spontanément  chez  vous.  Ou  vous  croyez  ou  vous  ne 
croyez  pas.  Si  vous  croyez,  vous  devez  admettre  que  le  repentir 
efface  la  faute.  Sortez  de  là  si  vous  pouvez  I 

-  D'ailleurs,  elle  s'accoutumait  vite  à  sa  nouvelle  existence.  Elle 
voyait  Phineas  parfaitement  heureux.  De  quoi  se  serait  inquiété  le 
créole?  Devenue  compagne  légitime,  Thérésine  restait  sa  maîtresse. 
Lui  qui  ne  discutait  pas  ses  sensations,  il  ne  songeait  pas  à  s'éton- 
ner de  ce  bizarre  mélange  :  une  âme  de  vierge  dans  un  corps  vo- 
luptueux. 

—  Eh  bien!  lui  disait-il  quinze  jours  après  leur  mariage,  se- 
ras-tu heureuse,  à  présent?  Et  quand  on  pense  que  j'ai  failli  te 
laisser  partir  !  Je  peux  te  l'avouer  aujourd'hui  :  j'ai  durement  dis- 
cuté avec  moi-même  avant  de  me  décider.  Ce  que  c'est  que  l'em- 
pire d'un  préjugé  !  Nous  vivons  seuls,  retirés  de  tout.  Qu'importe 
le  passé  ! 

Les  paroles  amoureuses  de  Phineas  achevèrent  ce  qu'avaient 
commencé  les  raisonnemens  de  Béryot.  La  gaîté  de  Thérèse  renais- 
sait lentement.  La  vie  calme  des  premières  années  rajeunissait 
l'habitation.  La  jeune  femme  partageait  avec  son  mari  et  Nathaniel 
l'administration  de  l'immense  domaine.  Tous  les  trois  goûtaient 
leur  bonheur  tranquille,  quand  brusquement  était  arrivée  la  lettre 
du  capitaine. 

La  situation  changeait.  Phineas  et  Thérèse  n'étaient  plus  seuls 
en  face  l'un  de  l'autre,  n'ayant  que  Nathaniel  comme  témoin  de 
leur  bonheur,  c'est-à-dire  un  confident  sûr  et  un  ami  fraternel. 
Des  étrangers  venaient  se  mêler  à  leur  vie.  Et  quels  étrangers? 
Un  camarade  d'enfance  de  Dawitt  et  un  évêque.  En  parlant  de 
Cannes,  le  créole  avait  remué  dans  le  cœur  de  Thérésine  tous  les 
souvenirs  douloureux.  Elle  laissa  son  mari  s'occuper  avec  Béryot 
de  l'accueil  qu'il  convenait  de  faire  à  leurs  hôtes  et  se  retira  de 
bonne  heure,  songeuse  et  préoccupée.  Rentrée  dans  sa  chambre, 


THÉRÉSINE.  11 

la  fenêtre  ouverte,  elle  regardait  vaguement  les  tulipiers  gigan- 
tesques, où  voletaient  des  oiseaux-chats,  des  pluviers  et  des  coqs 
à  fraise,  alourdis  de  sommeil.  Il  montait  de  la  plaine  un  murmure 
alangui,  presque  indéfinissable,  qui  ressemblait  à  des  soupirs  vo- 
luptueux. De  grands  ichneumons  sautaient  sur  les  branches  ;  le  ciel, 
d'une  teinte  uniforme  de  bleu  indigo,  avait  des  langueurs  infinies, 
et  semblait  regarder  en  souriant  les  amours  terrestres  par  les  yeux 
d'argent  des  immobiles  étoiles.  Les  arbres,  les  oiseaux,  les  plantes 
et  les  fleurs  avaient  l'air  de  frissonner  sous  les  caresses  d'un  uni- 
versel baiser;  et,  de  temps  à  autre,  les  flamans  roses,  accroupis 
le  long  des  fossés  remplis  d'eau  claire,  jetaient  un  cri  vague  de 
plaisir. 

Thérèse  se  laissait  gagner  par  les  lentes  ivresses  de  la  nature. 
Soudain  deux  bras  enlacèrent  sa  taille  fine.  Elle  s'abandonnait,  fer- 
mant les  yeux  sous  le  baiser  de  son  mari.  Et  maintenant  il  se  tenait 
à  genoux  devant  elle,  regardant  le  visage  de  la  jeime  femme  baigné 
par  les  molles  clartés  de  la  lune. 

—  Tu  es  adorable,  murmura-t-il. 
Et  puis,  gaîment  : 

—  Robert  sera  bien  étonné  de  me  trouver  maître  et  possesseur 
d'une  femme  légitime  !  Moi  qui  affirmais  si  gravement  naguère  que 
le  mariage  n'était  pas  dans  mes  principes  I 

En  entendant  le  norn  du  capitaine,  elle  fronça  légèrement  le 
sourcil. 

—  S'il  peut  soupçonner,.,  murmura-t-elle.  Oh!  j'en  mourrais  de 
honte  ! 

—  Tu  es  une  enfant  !  Que  veux -tu  que  Robert  soupçonne?  iN'es-tu 
pas  la  pins  belle  et  la  plus  accomplie  des  femmes? 

Il  n'ajoutait  pas  que  personne,  en  dehors  de  Nathaniel,  ne  con- 
naissait leur  secret.  Pour  les  nègres  qui  peuplaient  la  Maison-Rouge, 
depuis  cinq  ans  Thérèse  était  l'épouse.  Le  mariage  n'avait  rien 
changé  dans  la  façon  de  vivre  des  deux  amans.  Peut-être  Phineas 
témoignait-il  à  la  jeune  femme  plus  de  déférence  dans  l'intimité, 
la  traitant  comme  une  fille  bien  née  dont  la  destinée  serait  associée 
à  la  sienne.  Elle  se  dégagea  des  bras  de  son  mari. 

—  Asseyez-vous,  mon  ami,  et  causons,  dit-elle. 

—  Méchante,  qui  veut  causer  quand  je  l'embrasse  î 

Elle  restait  débout  devant  lui,  le  regardant  de  ses  yeux  clairs. 

—  Vous  m'avez  vue  toute  bouleversée  par  l'arrivée  de  vos  amis. 
C'est  que  les  conditions  de  notre  existence  commune  se  trouvent 
subitement  modifiées.  Quand  vous  m'avez  épousée,  vous  croyiez 
que  nous  ne  quitterions  jamais  la  Maison-Rouge,  que  personne 
n'en  troublerait  la  solitude.  Soyez  franc:  vivant  en  Europe,  m'au- 
riez-vous  prise  pour  femme  ? 


12  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  question  était  nette;  il  y  répondit  nettement  : 

—  Oui! 

Et,  comme  elle  courbait  la  tête  : 

—  Mais  tu  es  seule  à  te  méconnaître,  Thérèse  !  Celle  que  tu 
es  aujourd'hui  n'est  plus  celle  que  tu  étais.  Il  y  a  deux  natures  en 
toi.  Je  t'ai  aimée  pour  les  séductions  de  ton  corps,  et  tu  les  a  dou- 
blées par  le  charme  de  ton  esprit.  Pourquoi  t'aimerais-je  moins  parce 
que  tu  es  une  créature  complète,  au  lieu  d'être  demeurée  la  femme 
inachevée  que  j'ai  connue  ? 

Il  se  levait  et  marchait  nerveusement  à  travers  la  chambre. 

—  Et  puis,  je  ne  vcax  pas  de  ces  discussions  entre  nous,  sur- 
tout sur  un  par*^:!  sujet  !  Tu  n'es  plus  la  petite  Thérésine  qui  s'exhi- 
bait sur  1^-s  planches  d'un  café-concert,  mais  M™®  Thérèse  Dawitt, 
la  femme  d'un  gentleman  dont  personne  n'a  mis  en  doute  l'honneur 
et  la  loyauté  !  Tu  ne  t'aperçois  pas  que  tu  me  diminues  en  te  dimi- 
nuant toi-même.  Je  ne  suis  pas  un  enfant  et  je  sais  ce  que  je  fais. 
En  te  donnant  mon  nom,  je  t'ai  donné  l'estime  qui  lui  appartient. 
En  effaçant  dans  mon  cœur  les  fautes  que  tu  as  innocemment  com- 
mises, je  veux  les  avoir  de  même  effacées  dans  ton  esprit.  Mes  amis 
viendront:  ils  ne  doivent  trouver  en  toi  qu'une  femme  digne  de 
leur  amitié.  Seul  je  connais  le  passé,  et  je  t'ai  prouvé  que  je  l'ou- 
bliais le  jour  où  j'ai  pour  toujours  laissé  tomber  ma  main  dans  la 
tienne  1 

C'était  la  première  fois  qu'il  lui  parlait  en  époux  et  en  maître.  Elle 
n'avait  jamais  vu  en  lui  qu'un  amant  sensuel.  Elle  glissa  dans  les 
bras  de  Phineas,  laissant  retomber  sa  tête  sur  l'épaule  du  créole. 

Cette  exhortation  avait  frappé  Thérèse.  Ses  scrupules  étaient  donc 
exagérés,  puisque  son  mari  et  Béryot  ne  les  comprenaient  pas?  Elle 
se  sentit  plus  calme  et  soudainement  apaisée.  Son  anxiété  ne  la  re- 
prit que  lorsqu'elle  vit  Dawitt  partir  pour  Vermillion -Ville  à  la 
rencontre  des  deux  frères.  Quand  l'évêque  et  Robert  furent  annon- 
cés, son  cœur  battit  comme  si  elle  devinait  que  ces  nouveau-venus 
joueraient  un  rôle  considérable  dans  sa  vie.  Robert  n'avait  pas  été 
trop  étonné  en  apprenant  que  son  ami  le  présenterait  à  M™®  Dawitt. 
Malgré  les  vieilles  et  banales  plaisanteries  de  Phineas  sur  l'institu- 
tion du  mariage,  le  capitaine  avait  toujours  pensé  que  ce  contem- 
pteur finirait  comme  les  autres.  Les  plus  orgueilleux  passent  le  plus 
sûrement  sous  les  fourches  caudines.  Mais  en  apercevant  Thérèse, 
l'officier  fut  étrangement  surpris,  lui  qui  croyait  voir  une  jolie 
créole,  un  peu  niaise  et  mieux  faite  pour  le  plaisir  que  pour  la 
causerie.  La  jeune  femme  le  trouva  distingué  ;  avec  sa  figure  ave- 
nante et  ses  yeux  intelligens  où  luisait  la  flamme  d'une  pensée 
supérieure,  il  ressemblait  plutôt  à  un  poète  qu'à  un  soldat,  de  même 
que  l'évêque  ressemblait  plutôt  à  un  soldat  qu'à  un  prêtre. 


THÉRÉSINE.  13 

Lorsque  les  voyageurs  descendirent  de  leur  appartement  pour  le 
dîner,  Robert,  en  pensant  à  Thérèse,  se  disait  seulement  :  «  Elle  est 
bien  belle  !  »  Quand  les  convives  s'étudièrent  moins,  un  peu  ani- 
més par  la  gaîté  du  repas,  il  fut  complètement  sous  le  charme. 
Thérèse  possédait  une  qualité  rare  :  elle  savait  écouter.  Pendant 
que  parlait  M^""  Hyacinthe,  le  visage  de  la  jeune  femme  reflétait  les 
émotions  de  son  cœur  et  le  trouble  de  son  esprit.  Cet  homme  la 
fascinait  ;  elle  était  domptée  par  son  courage  et  son  dévoûment. 
Nathaniel  lui-même  subissait  l'influence  de  l'évêque;  et,  comme 
celui-ci  disait  en  souriant  : 

—  Vous  vous  faites  plus  mauvais  que  vous  n'êtes,  monsieur  Bé- 
ryot.  J'ai  deviné  tout  de  suite  que  vous  ne  croyiez  pas.  Ce  n'est  pas 
à  l'École  normale  que  vous  auriez  appris  à  devenir  un  catholique  ! 

—  Eh  !  monseigneur,  ne  dites  pas  de  mal  de  l'Ecole  !  On  y  ap- 
prend du  moins  à  respecter  les  hommes  tels  que  vous.  Et  quand  on 
les  connaît,  on  est  bien  près  de  les  aimer. 

Après  le  dîner,  pendant  que  Nathaniel  et  Phineas  jouaient  au 
tric-trac.  M"'"  Hyacinthe  resta  seul  avec  Robert  et  Thérèse.  Le  pré- 
lat interrogeait  AP"^  Dawitt  sur  ses  lectures,  s'étonnant  de  sa  pas- 
sion pour  les  poètes. 

—  Ils  manquent  de  précision,  madame,  et  c'est  le  grand  reproche 
que  je  leur  adresse.  Des  rêveurs,  au  siècle  où  nous  sommes  !  Nous 
ne  sommes  pas  sur  la  terre  pour  rêver,  mais  pour  agir.  L'action, 
l'action,  toujours  l'action  ! 

—  Vous  avez  raison,  monseigneur,  répliquait-elle,  parce  que  vous 
êtes  moins  un  prêtre  qu'un  apôtre.  Il  vous  est  permis  de  dépenser 
en  sacrifices  le  trop -plein  de  votre  cœur  et  de  votre  pensée.  Nous 
ne  le  pouvons  pas,  nous  autres  femmes  !  Nous  rêvons  avec  Ophélie 
et  nous  pleurons  avec  Desdémone;  les  angoisses  de  Juliette,  les 
larmes  de  Marguerite,  le  désespoir  de  Cornélie  répondent  aux 
émotions  aiguës  qui  nous  bouleversent.  Les  sensations  que  vous 
trouvez  dans  l'accomplissement  de  vos  devoirs  sacrés,  nous  les 
trouvons,  nous,  dans  l'intime  jouissance  d'un  beau  vers  ou  d'une 
phrase  musicale.  Ah  !  c'est  vous  qui  êtes  dans  le  vrai,  monseigneur  ! 
Mais  à  m_oins  de  devenir  sœur  de  charité,  que  peut  une  femme  qui 
veut  agir  et  se  dévouer  ? 

Pendant  que  l'évêque,  fumeur  comme  la  plupart  des  mission- 
naires, se  retirait  sous  la  vérandah,  pour  jouir  en  paix  du  charme 
de  cette  nuit  embaumée,  Robert  causait  à  son  tour  avec  Thérèse. 
Dès  la  première  minute,  elle  avait  exercé  sur  lui  un  empire  mysté- 
rieux. Il  lui  semblait  qu'un  lien  invisible  s'était  subitement  noué 
entre  eux.  La  veille,  il  ne  savait  même  pas  son  existence,  et  main- 
tenant il  croyait  la  connaître  depuis  longtemps.  Elle  parlait,  sou- 


14  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

riante,  et  le  calme  qui  se  dégageait  d'elle,  la  séduction  de  sa  voix 
musicale,  achevait  la  conquête  de  ce  cœur  jeune  et  enthousiaste. 
Robert  n'essayait  pas  même  de  se  défendre  contre  cette  prise  d'as- 
saut ;  il  la  subissait  sans  raisonner  le  moins  du  monde,  vaguement 
heureux  même  de  se  sentir  conquis  et  prisonnier. 

Elle  disait  l'existence  qu'on  menait  à  la  Maison-Rouge,  et  les 
nuits  délicieuses  après  les  jours  éclatans,  ces  nuits  semées  d'é- 
toiles, à  peine  obscurcies  par  de  translucides  ténèbres  ;  et  les  lon- 
gues chasses,  dans  la  grande  cyprière,  et  les  pêches  miraculeuses 
pendant  que  volent  en  nuées  au-dessus  des  vagues  violettes  les 
exocets  gris  et  les  becs-en- ciseau  aux  plumes  frissonnantes, 

Robert,  que  ce  pays  féerique  ravissait,  retrouvait  ses  impres- 
sions fugitives  dans  ces  descriptions  colorées.  Les  paroles  de  Thé- 
rèse traduisaient  exactement  la  pensée  de  son  hôte.  Quand  elle  se 
mit  à  l'interroger  sur  M^"^  Hyacinthe,  là  encore  leurs  deux  cœurs 
battirent  à  l'unisson.  L'évêque  exerçait  sur  la  jeune  femme  l'empire 
qu'elle-même  exerçait  sur  Robert.  Cette  nature  ardente,  prête  à 
tous  les  enthousiasmes,  se  sentait  dominée  par  cet  homme  résigné 
à  tous  les  sacrifices.  Si  l'extérieur  du  prélat  n'eût  pas  convenu  à  sa 
mission,  Thérèse  n'eût  pas  été  si  rapidement  gagnée.  Dans  la  pire 
dévote  subsiste  une  femme  coquette.  Elle  se  pâme  pour  le  Sau- 
veur pâle  et  crucifié.  Son  imagination  évoque  nerveusement  les 
amours  tendres  et  ignorées  ;  elle  rêve  les  impalpables  étreintes  des 
tendresses  mystiques,   et  dans  le  corps  de  la  plus  religieuse  une 
sainte  Thérèse   sommeille.  Robert  donnait  à  la  jeune  lemme  les 
détails  que  le  prélat  cachait  obstinément  :  sa  vie  partagée  entre 
l'apostolat  et  la  charité,  sa  fortune  presque  entièrement  sacrifiée 
aux  pauvres  ;  il  racontait  son  héroïsme  de  soldat,  fait  plutôt  de  cou- 
rage que  de  résignation.  Et  l'admiration  que  l'un  et  l'autre  éprou- 
vaient pour  cet  être  d'essence  supérieure  achevait  de  serrer  entre 
eux  ce  lien  dont  ils  ne  connaissaient  pas  encore  la  soUdité. 

Lorsque  les  hôtes  de  la  Maison-Rouge  furent  réunis  sous  la  vé- 
randah,  on  arrêta  le  programme  de  la  journée  du  lendemain.  Pen- 
dant que  Nathaniel  ferait  visiter  à  M^''  Hyacinthe  les  plantations  et 
les  cases  des  nègres,  Phineas  et  Thérèse  emmèneraient  Robert  à  la 
chasse.  La  jeune  femme  remonta  chez  elle,  le  cœur  plein  de  joie. 
Cette  soirée  restait  l'une  des  plus  pures  et  des  plus  belles  de  son 
existence.  Robert  s'efiorça  vainement  de  s'endormir.  L'image 
de  Thérèse  le  poursuivait  sans  relâche.  Il  revoyait  son  visage  ravis- 
sant, son  corps  harmonieux  aux  souples  ondulations.  L'aimerait-il 
donc?  Il  n'osait  pas  s'interroger  lui-même,  sachant  trop  la  réponse 
que  sa  loyauté  ferait  à  sa  passion.  La  femme  de  son  ami  était  sacrée 
pour  lui  :  l'honneur  lui  défendait  de  jeter  les  yeux  sur  elle.  Et 


THÉRÉSINE.  1& 

puis  l'amour  ne  vient  pas  si  vite  ;  ce  n'est  pas  en  quelques  heures 
que  le  cœur  est  conquis  pour  ne  plus  se  reprendre.  Il  subissait  le 
prestige  nécessaire  d'une  femme  jeune,  belle  et  séduisante,  rien 
d'autre.  Mais  en  dépit  de  ces  raisonnemens,  il  continuait  de  songer 
obstinément  à  Thérèse.  Et  l'aube  le  surprit,  les  yeux  ouverts,  rê- 
vant à  l'image  fugitive  et  toujours  présente  qui  tenait  sa  pensée 
vaincue. 

X. 

Les  chasseurs  arrivaient  à  l'entrée  de  la  forêt.  Robert  et  Thérèse 
marchaient  en  avant;  un  peu  derrière  eux,  Phineas  donnait  ses 
instructions  aux  rabatteurs.  Ils  allaient  à  travers  un  merveilleux 
paysage;  mais  le  capitaine,  habitué  déjà  aux  surprises  de  ce  pays 
enchanté,  admirait  sa  compagne  élégante  et  svelte  sous  son  cos- 
tume d'homme. 

—  Eh  !  mon  Dieu  !  s'écria  Thérèse  en  riant,  comment  ferons-nous 
pour  passer  ? 

Trois  ruisseaux,  afîluens  de  la  grande  rivière,  sortaient  de  la 
forêt  pour  se  perdre  en  sillons  argentés  à  travers  les  grasses  prairies. 
Chaque  année,  ils  débordaient  pendant  la  saison  des  pluies,  et  le 
remous  de  ces  inondations  successives  amoncelait  à  la  lisière  un 
chantier  de  bois  mort  haut  de  cinq  mètres.  Ces  arbres  avaient  en- 
lacé leurs  branches  et  leurs  racines  dans  les  racines  et  dans  les 
branches  de  tulipiers  vivans  qui  se  dressaient  comme  des  avant- 
gardes  frissonnantes  à  l'entrée  de  la  forêt  ;  et  c'était  une  digue  ma- 
jestueuse, couverte  de  mousses  craquantes  et  de  plantes  velues,  qui 
formait  un  obstacle  presque  infranchissable.  Un  énorme  aristo- 
loche, aux  feuilles  ovales,  dont  le  tronc  était  gros  comme  une 
barrique,  avait  poussé  dans  cette  pourriture,  au  hasard,  selon 
le  caprice  de  la  nature.  Il  lançait  à  droite  et  à  gauche  ses  bran- 
ches et  ses  racines  pareilles  à  de  gigantesques  serpens,  et  l'on  eût 
dit  des  reptiles  innombrables  prêts  à  tordre  les  chasseurs  dans 
leurs  embrassemens  monstrueux.  Et  sur  ce  fond  très  sombre  se 
plaquaient,  comme  de  larges  taches  de  rouille,  des  fleurs  livides, 
sans  éclat  et  sans  parfum. 

—  En  avant,  vous  autres!  ordonna  Phineas. 

Les  nègres  se  précipitèrent.  Cinq  d'entre  eux  portaient  de  re- 
doutables coups  de  hache  dans  le  barrage,  pendant  que  les  autres 
s'apprêtaient  à  couler  de  la  poudre  dans  les  trous  déjà  creusés.  Les 
chasseurs  attendaient,  placés  à  bonne  distance  de  la  digue.  Soudain, 
lorsque  la  mèche  fut  consumée  jusqu'au  bout,  une  puissante  déto- 
nation ébranla  l'immortelle  forêt  dans  ses  profondeurs.  Une  fumée 


16  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

lourde  et  grise  montait  vers  le  ciel,  déroulant  ses  spirales  opaques. 
Et  quand  elle  fut  un  peu  dissipée,  une  entaille,  large  de  plusieurs 
mètres,  ouvrait  un  chemin  semblable  à  une  brèche  dans  une  forte- 
resse. Robert  allait  s'élancer  quand  Phineas  l'arrêta  d'un  mouve- 
ment brusque  :  ' 

—  Attends  !  dit-il. 

Des  bruits  suspects  frappaient  son  oreille  exercée  :  c'étaient  les 
grelots  sinistres  des  serpens  à  sonnettes,  chassés  de  leur  asile,  qui 
s'enfonçaient  dans  les  bois  en  secouant  leur  tête  jaune. 

—  En  route,  maintenant!  reprit  le  créole.  Comprends-tu  pour- 
quoi je  t'ai  chaussé  de  souliers  à  triple  semelle?  A  présent,  les  ra- 
batteurs vont  passer  devant  pour  déblayer  le  chemin.  Thérèse  est 
habituée  aux  branches  pendantes,  aux  pièges  de  nos  forêts  inex- 
tricables. Toi  qui  ne  connais  que  les  petites  futaies  de  France,  tu  te 
croirais  perdu  ! 

Puis,  se  tournant  vers  les  nègres,  il  leur  commanda  de  prendre 
la  tête  du  cortège  et  de  lâcher  les  chiens.  Aux  premiers  regards,  il 
semblait  qu'il  fût  impossible  d'entrer  dans  ce  formidable  fouillis 
d'arbres  et  de  plantes  énormes.  Les  nègres  eurent  tôt  fait  de 
pratiquer  une  saignée  à  travers  ces  obstacles  accumulés  par  les 
siècles  ;  et  les  mystérieuses  poésies  de  la  forêt  vierge  se  ré- 
vélèrent à  Robert,  ému  par  la  grandeur  de  ce  spectacle  nouveau.  Il 
marchait  dans  une  mousse  drue  et  sèche,  qui  craquait  sous  son 
pied  comme  de  l'amadou  écrasé.  A  chaque  pas,  des  animaux  s'éva- 
daient troublés  par  cette  apparition  de  l'homme,  et  se  sauvaient 
avec  l'effarement  naïf  de  l'instinct.  Des  rats -piloris,  en  train  de 
ronger  gloutonnement  la  moelle  des  joncs,  passaient  et  repassaient 
dans  le  sentier,  cherchant  un  abri  sous  les  feuilles;  ou  bien  des 
écureuils,  secouant  leur  tête  gracieuse,  voletaient  de  branche  en 
branches,  terrifiés  par  les  hôtes  inattendus  qui  pénétraient  dans 
leur  demeure.  Cependant,  les  tulipiers  se  faisaient  plus  rares.  Les 
chênes  verts  apparaissaient  déjà,  secouant  des  milliers  de  fourmis, 
gobées  au  vol  par  des  pigeons  à  tète  bleue.  Çà  et  là,  des  arbres,  au 
tronc  uni  et  lisse,  pareils  à  des  colonnes  de  temple  égyptien.  Ils 
dressaient  orgueilleusement  leurs  couronnes  de  feuilles  vertes,  où 
se  perdaient  de  larges  fleurs  bleuâtres  qui  embaumaient  l'air  d'une 
odeur  vague  de  giroflée. 

Les  chiens  couraient  en  éclaireurs,  excités  par  leurs  maîtres  :  à 
peine  donnaient-ils  de  la  voix  de  temps  à  autre,  lorsque  s'envo- 
laient des  butors  poussant  un  cri  guttural.  Soudain,  un  magnifique 
élan  bondit  à  travers  les  herbes,  et  la  chasse  commença;  puis  des 
biches  et  des  lièvres,  réveillés  brusquement,  s'élançaient  avec  ter- 
reur, pendant  que  des    cerviers   au  pelage  gris   traversaient  le 


THÉRÉSINE.  17 

sentier  rempli  d'herbes  toufTaes.  Tiiérèse  s'abandonnait  complè- 
tement au  plaisir  de  la  chasse,  ce  plaisir  dont  elle  ne  se  las- 
sait jamais.  Elle  oubliait  la  présence  de  Robert,  ne  songeant  qu'à 
jeter  bas  les  superbes  animaux  qui  se  levaient  devant  elle.  Le  capi- 
taine avait  d'abord  cédé  au  charme  de  l'imprévu,  aux  séductions 
de  ces  poursuites  à  travers  les  arbres  millénaires.  Puis,  lentement, 
sa  passion  naissante  le  ressaisissait.  11  contemplait  la  jeune  femme 
animée  par  le  plaisir,  rosée  par  l'émotion.  La  lèvre  humide,  elle 
racontait  les  péripéties  de  la  journée,  ou  bien,  l'œil  brillant,  elle 
écoutait  le  rapport  des  rabatteurs.  Il  ne  pouvait  pas  détacher  ses 
yeux  de  cette  créature  nerveuse  et  souple. 

Le  soleil  était  haut  sur  l'horizon  quand  on  fit  halte  pour  le  repas. 
C'était  une  large  clairière  formant  un  rectangle  inégal  dont  un  côté 
s'ouvrait,  laissant  apercevoir,  dans  une  immense  perspective,  des 
champs  de  cotonniers  et  de  tabac,  mêlés  à  des  maïs  qui  tordaient 
sous  le  soleil  leur  chevelure  rousse.  Une  lumière  intense  s'épandait 
sur  ce  paysage  lointain;  et,  plus  près,  se  succédant  les  unes  aux 
autres,  des  rizières  fleurissantes  et  des  plantations  de  cannes  à 
sucre.  La  fraîcheur  goûtée  dans  la  clairière  semblait  d'autant  plus 
délicieuse  qu'on  voyait,  par  l'échancrure  de  la  forêt,  toute  cette 
plaine  cuire  et  fumer  sous  la  chaleur.  Autour  des  chasseurs,  de  su- 
perbes bois-corail,  comme  on  appelle  ces  arbres,  à  qui  leur  couleur 
cramoisie,  vue  de  loin,  donne  l'apparence  de  jets  de  flammes.  Der- 
rière une  triple  rangée  d'érables  s'étageaient  des  masses  d'éry- 
thrines,  et  enfin,  s'enfonçant  dans  les  profondeurs  de  l'horizon,  des 
cacaoyers  majestueux  lançaient  des  rameaux  énormes  à  travers 
l'espace. 

Celte  journée  laissa  dans  la  mémoire,  dans  l'imagination  de  Ro- 
bert une  impression  inefl"açable.  Peut-être,  apparue  ailleurs,  Thé- 
rèse l'eùt-elle  moins  frappé,  malgré  son  charme  irrésistible.  Mais 
elle  semblait  être  la  déesse  naturelle  de  ces  paradis  retrouvés.  Et 
les  jours  qui  suivirent  continuèrent  d'aviver  l'amour  en  ce  cœur 
soudainement  épris.  Un  matin,  le  capitaine  regardait  la  jeune  femme, 
ombragée  d'un  large  chapeau  de  paille,  nonchalamment  étendue 
dans  un  fauteuil.  Elle  causait  gaîment,  eflleurant  tous  les  sujets. 
Accroupie  sur  le  sol,  une  quarteronne  achevait  de  lacer  les  bottines 
de  sa  maîtresse.  Debout  derrière  le  fauteuil,  une  négresse,  au  visage 
de  bronze,  tenait  un  parasol  dans  une  immobile  attitude  de  sphinx. 
Ces  deux  visages  de  femmes,  l'un  d'une  blancheur  mate,  l'autre 
légèrement  orangé,  formaient  un  contraste  frappant  avec  la  peau 
noire  de  la  troisième,  et  c'était  une  gamme  étrange  de  couleurs  qui 
amusait  vivement  les  yeux. 

Thérèse  revenait  peu  à  peu  à  une  causerie  plus  intime,  interro- 

TOME  LXXXIV.  —  1887.  2 


18  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

géant  Robert  sur  sa  vie,  sur  ses  espérances.  Peu  lui  importait  la 
présence  de  la  négresse  et  de  la  quarteronne.  Depuis  qu'elle  habi- 
tait la  Louisiane,  elle  se  pliait  à  son  insu  à  la  coutume  des  gens  du 
pays,  qui  comptent  pour  rien  les  filles  de  couleur. 

—  Vous  ne  me  parlez  que  de  vos  ambitions  de  soldat,  dit-elle. 
Vos  ambitions  d'homme  n'existent  donc  pas? 

—  Oh  !  si  peu  ! 

Et,  comme  il  hochait  tristement  la  tête  : 

—  J'ai  souvent  pensé  à  la  vie  de  l'officier  exilé  dans  sa  garnison. 
C'est  très  beau  d'écrire  que  le  régiment  est  une  famille.  Mais  cette 
famille  me  paraît  un  peu  bien  étendue!  N'avez-vous  point  rêvé, 
quelquefois,  la  douceur  du  logis  paisible,  le  charme  de  la  com- 
pagne aimante,  la  gaîté  bruyante  des  enfans? 

—  Me  marier  ! 

11  ajouta  avec  une  pointe  d'amertume  : 

—  Si  Phineas  était  là,  il  vous  dirait  que  jadis  c'était  mon  vœu 
le  plus  cher.  Tandis  que  maintenant... 

—  Vous  avez  changé  d'idée? 

—  Oui. 

—  Pourquoi? 

Il  se  taisait,  violemment  ému,  craignant  de  trahir  même  par  un 
mot  la  profonde  impression  que  la  jeune  femme  produisait  sur  lui. 

—  Je  voudrais  que  vous  me  fissiez  une  confidence,  reprit-elle. 

—  Ah  I 

—  Que  voulez-vous?  Ici,  je  vis  à  peu  près  comme  une  sauvage! 
Je  ne  dis  pas  cela  pour  me  plaindre  de  mon  sort.  Je  vous  affirme 
que  la  sauvagerie  a  du  bon!  Mais  je  n'ai  entrevu  l'existence  qu'à 
travers  les  livres,  et  je  n'ai  guère  l'occasion  d'étudier  un  cœur 
d'homme  sur  nature,  surtout  un  cœur  d'essence  fine  comme  le 
vôtre.  Oh!  je  ne  veux  pas  vous  faire  de  compliment!  Mais  je  suis 
heureuse  que  mon  mari  ait  un  ami  tel  que  vous.  Certes,  vous  n'èies 
pas  arrivé  à  votre  âge  sans  éprouver  ce  qu'on  appelle... 

Elle  rougissait  légèrement,  un  peu  confuse  de  sa  question. 

—  ...  Ce  qu'on  appelle  une  passion.  En  avez-vous  souffert?  Ré- 
pondez-moi, vous  un  homme  franc,  vous  une  nature  droite  et  sin- 
cère, et  dites-moi  si  l'oubli  existe,  ou  si  l'on  ne  guérit  jamais  des 
blessures  anciennes. 

Il  la  regardait  de  ses  grands  yeux  fixes  où  luisait  la  flamme  de 
son  amour.  11  se  tut  pendant  une  minute,  pour  donner  à  son  émo- 
tion le  temps  de  s'éteindre,  et  d'une  voix  tremblante  : 

—  Je  n'ai  aimé  qu'une  fois  dans  ma  vie,  oui,  rien  qu'une  seule 
fois.  Je  n'ai  jamais  conté  cette  histoire  à  personne,  car  il  est  des 
sentimens  exquis  auxquels  on  doit  garder  le  respect  du  silence. 


THÉRÉSINE.  19 

Mes  amis  ont  pu  la  soupçonner,  non  la  connaître.  Si  je  la  confie 
à  vous,  pour  qui  je  suis  presque  un  étranger,  c'est  qu'une  sym- 
pathie s'est  établie  entre  nous  deux  ;  et  puis  j'ai  le  désir  que 
rien  de  moi  ne  soit  ignoré  de  vous.  L'aventure  est  ancienne  :  je 
n'avais  encore  que  vingt -cinq  ans.  C'était  la  femme  d'un  bel- 
lâtre, d'un  homme  du  monde  qui  usait  sa  vie  au  cercle,  aux 
courses,  dans  les  théâtres,  se  souciant  peu  du  trésor  qu'il  oubliait 
chez  lui.  Peu  à  peu,  la  voyant  toujours  seule  et  presque  abandon- 
née, je  pris  l'habitude  d'aller  souvent  chez  elle.  Lentement,  j'en 
vins  à  ne  plus  comprendre  autrement  l'existence,  à  considérer  ma 
journée  comme  vide  si  je  n'avais  point  aperçu  son  visage.  Mon  régi- 
ment était  alors  en  garnison  à  Paris.  L'après-midi,  nous  passions 
deux  heures  ensemble,  chez  elle,  et  le  soir,  je  la  rencontrais  à  droite 
et  à  gauche,  chez  des  amis  communs.  Je  l'aimais;  oh!  je  l'aimais 
follement!  Comment  se  donna-t-elle  à  moi?  Je  n'ai  qu'à  fermer  les 
yeux  pour  revoir  ce  jour  divin  où  elle  m'appartint  tout  entière,  no- 
blement, sans  coquetterie  ni  fausse  pudeur,  comme  une  femme  qui 
aime  et  veut  bien  se  livrer,  non  se  laisser  prendre.  Tout  cet  hiver-là, 
et  le  printemps  qui  suivit,  je  fus  l'homme  le  plus  heureux  du  monde. 
Je  vivais  en  plein  rêve,  et  l'exaltation  de  mon  bonheur  me  faisait 
oublier  les  périls  de  notre  amour  soupçonné.  Au  commencement 
de  l'été,  elle  partit  pour  une  de  ses  terres,  assez  loin  de  Paris.  Je 
ne  la  vis  plus  que  rarement,  lorsque  d'aventure  elle  était  seule; 
nous  nous  rencontrions  dans  un  rendez-vous  de  chasse,  où  nous 
nous  croyions  à  peu  près  hors  de  danger.  Un  jour,  je  fus  averti 
qu'on  me  chargeait  d'une  mission  assez  périlleuse  à  l'étranger.  La 
quitter  !  Hélas  !  il  le  fallait  bien ,  et  nous  autres,  officiers,  nous 
n'avons  pas  le  droit  de  discuter  un  ordre.  Je  me  consolais  en  son- 
geant que  je  ne  serais  pas  deux  mois  absent,  que  je  reviendrais 
bientôt.  Et  cependant  elle  tremblait  et  pleurait  quand  nous  nous 
dîmes  adieu... 

La  puissance  du  souvenir  remuait  les  cendres  éteintes  du  passé, 
et  la  voix  de  Robert  décelait  le  trouble  qui  lentement  s'emparait 
de  lui.  Thérèse  l'écoutait  charmée,  émue  par  ce  doux  et  simple 
roman  d'amour. 

—  Elle  tremblait  et  pleurait  quand  nous  nous  dîmes  adieu.  La 
main  dans  la  main,  nous  allions  silencieusement  à  travers  les  arbres 
qui  entouraient  la  petite  maison  où  nous  nous  étions  abrités.  Il 
avait  plu  le  matin.  Nos  pieds  laissaient  une  trace  dans  le  terrain 
détrempé.  Près  de  nous,  les  fleurs  sauvages,  pliées  par  le  vent  de 
tempête,  se  courbaient  tristement,  et  de  larges  gouttes  d'eau  tom- 
baient de  chaque  branche  mouillée,  pareilles  aux  larmes  que  nous 
avions  versées... 


20  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Il  s'arrêta  encore  une  minute  et  raprit  avec  plus  de  force  : 

—  Je  lui  avais  dit  qu'elle  devait  envoyer  ses  lettres  là-bas,  dans 
cette  grande  ville  où  l'on  m'exilait.  Pendant  les  trois  premières 
semaines,  elle  m'écrivait  très  exactement,  me  donnant  des  détails 
qui  m'inquiétaient.  Son  mari,  brusquement  devenu  jaloux,  affec- 
tait de  parler  de  moi  en  des  termes  qui  l'effrayaient.  On  eût  dit 
qu'il  savait  tout.  Un  matin,  je  m'éveillai  malade,  avec  la  tête  lourde, 
les  membres  rompus  et  une  grosse  fièvre.  J'avais  le  typhus,  et  pen- 
dant des  mois  je  restai  ainsi  entre  la  vie  et  la  mort,  loin  de  mon 
pays,  livré  à  des  inconnus,  hanté  dans  mon  délire  par  le  danger  de 
celle  que  j'aimais.  Dès  que  je  pus  à  peu  près  marcher,  je  courus  à 
la  poste,  et  l'on  me  remit  trois  lettres  d'elle.  La  plus  récente  avait 
six  semaines  de  date.  Elle  m'appelait  à  son  secours,  folle  et  déses- 
pérée ;  elle  m'appelait  comme  le  seul  appui  qui  lui  restât  en  ce  bas 
monde.  Son  mari  l'avait  honteusement  frappée,  après  une  scène 
violente,  et  enfin  lâchement  abandonnée,  en  lui  reprochant  sa  trahi- 
son. Le  lendemain,  je  roulais  vers  la  France.  Enfin,  j'étais  à  Paris! 
En  allant  chez  elle,  je  me  sentais  le  cœur  broyé  dans  un  étau... 
Morte  !  morte  !  Elle  était  morte,  depuis  quinze  jours,  en  criant  mon 
nom,  en  m'invoquant...  Et  elle  avait  pu  douter  de  moi  à  son  heure 
dernière,  me  croire  ingrat,  oubUeux,  infidèle! 

Il  se  tut;  elle  ne  disait  rien.  Des  larmes  brillaient  dans  ses  yeux. 
En  parlant  de  l'amour  ancien,  il  pensait  à  l'amour  nouveau,  et  il  lui 
semblait  qu'en  évoquant  sa  tendresse  pour  la  créature  morte,  il 
avouait  sa  passion  à  la  créature  vivante... 

X. 

Après  deux  semaines  de  séjour,  M^""  Hyacinthe  annonça  qu'il  par- 
tirait le  surlendemain  pour  Galveston.  Avant  de  s'éloigner  de  la 
Maison-Piouge,  il  exprima  le  désir  de  célébrer  la  messe,  en  présence 
de  ces  nègres,  privés  habituellement  de  l'office,  divin.  Phineas, 
charmé  de  la  compagnie  de  Robert,  souffrait  à  l'idée  de  la  perdre. 

—  Je  suis  certain  qu'il  resterait  volontiers,  disait-il  à  Nathaniel, 
mais  il  se  croit  obligé  d'accompagner  son  frère. 

Et,  comme  le  normalien  haussait  les  épaules  avec  un  vague  sou- 
rire : 

—  Tu  es  insupportable.  Pourquoi  as-tu  pris  le  capitaine  en  grippe  ? 

—  Je  ne  l'ai  pas  pris  en  grippe ,  ripostait  Béryot  en  fumant  sa 
pipe  d'un  air  absolument  dégagé  des  choses  humaines.  Est-ce  que 
je  m'occupe  de  ce  brave  garçon  ! 

Dawitt  se  méprit  sur  la  mauvaise  humeur  de  son  ami. 

—  Maniaque,  va  ! 


THERESINE.  21 

Phineas  riait  de  bon  cœur. 

—  Maniaque,  moi?  Et  pourquoi,  s'il  te  plaît? 

—  Parce  que  tu  te  fâches  dès  qu'on  te  dérange  dans  tes  habi- 
bitudes. 

Béryot  ne  daigna  même  pas  répliquer.  Il  voyait  venir  Robert,  qui 
se  dirigeait  vers  eux.  11  semblait  en  effet  que  l'officier  lui  fût  antipa- 
thique et  qu'il  évitât  toute  occasion  de  lui  parler.  Il  s'éloigna,  sous 
ce  prétexte  que  Thérèse  l'attendait,  laissant  les  deux  amis  ensemble. 

—  Sais-tu  ce  que  je  disais  à  Nathaniel?  reprit  le  créole  gaîment; 
c'est  que  tu  devrais  rester  encore  une  quinzaine  avec  nous.  Ton  frère 
peut  fort  bien  se  passer  de  toi  pendant  les  premiers  jours  de  son 
installation  à  Galveston.  Et  je  serais  si  heureux  de  te  garder  ! 

Robert  ne  répondait  rien.  Les  yeux  perdus  dans  le  vide,  mâchon- 
nant une  feuille,  il  semblait  n'avoir  rien  entendu. 

—  Ce  serait  bien  simple,  pourtant,  continua  Phineas.  M'""  Hya- 
cinthe n'a  pas  besoin  que  tu  sois  là... 

—  Mais... 

—  Je  connais  mieux  que  toi  Galveston  et  tout  ce  qui  occupe  un 
nouvel  arrivant.  Je  me  rappelle  ta  lettre  :  très  poétique,  ta  lettre  !  Tu 
veux  parcourir  le  pays  où  vivra  ton  frère,  pouvoir  le  suivre  en  pen- 
sée quand  tu  seras  éloigné  de  lui.  Peu  importe  donc  le  moment  où 
tu  le  rejoindras.  Ton  congé?  Mais  il  dure  six  mois,  ton  congé!  Tu 
peux  bien  le  partager  entre  nous  deux. 

—  C'est  impossible  ! 

—  Impossible  !  Ah  !  mauvais  cœur  !  Est-ce  qu'on  ne  t'a  pas  fait 
bon  accueil  ?  Je  ne  te  parle  pas  de  mon  affection  :  tu  en  étais  sûr. 
Mais  ma  femme  l'a  reçu  comme  un  ancien  ami.  Voici  ce  que  j'ai 
décidé:  après-demain,  je  conduirai  M^'"  Hyacinthe  à  Vermillion- Ville, 
et,  pendant  ce  temps-là,  tu  iras  te  promener  à  cheval  avec  Thérèse. 

Robert  fit  un  geste  violent. 

—  Je  t'en  prie,  ne  me  refuse  pas,  continua  Phineas.  Eh  !  mon 
cher,  nous  sommes  arrivés  à  un  âge  où  il  faut  se  raccrocher  à  ses 
affections  de  jeunesse.  Je  suis  si  heureux  de  te  sentir  auprès  de  moi  1 
Et  que  peux-tu  m'opposer?  Rien,  non,  rien,.,  plus  je  réfléchis.  Ton 
frère?  Tu  distrais  seulement  quinze  jours  à  mon  profit.  Ton  retour 
en  France?  Ton  congé  est  de  bonne  longueur.  Si  tu  continues  à  re- 
fuser, je  croirai  que  tu  ne  m'aimes  pas.  Gela  me  rendra  malheureux, 
et  je  t'en  voudrai.  As-tu  seulement  une  bonne  raison  à  me  donner, 
une  seule  ? 

—  Eh  !  certes  ! 

—  D'abord,  j'ai  ta  promesse. 

—  Phineas... 

—  Certainement. Tu  dois  rester  mon  hôte  tant  que  ton  frère  n'exi- 


22  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

gera  pas  que  tu  l'accompagnes.  Je  me  charge  d'obtenir  de  monsei- 
gneur qu'il  fasse  cause  commune  avec  moi... 

Et  il  insistait  amicalement,  mais  lourdement,  ne  devinant  pas  ce 
que  cachaient  les  faux-fuyans  et  les  refus  do  Robert.  Celui-ci  pâlis- 
sait et  rougissait  tour  à  tour.  Il  semblait  au  supplice  et  détournait 
les  yeux,  craignant  de  regarder  son  ami  en  face. 

—  Qu'est-ce  que  tu  connais  de  notre  pays?  A  peu  près  rien.  Une 
chasse  dans  la  forêt  vierge  !  La  belle  affaire  !  11  n'y  a  pas  un  voya- 
geur qui  n'en  puisse  conter  autant.  Je  veux  que  tu  visites  la  Grande- 
Gyprière,  que  tu  jettes  tes  filets  dans  le  golfe.  Il  ferait  beau  voir 
qu'un  Français  vînt  en  Louisiane  pour  s'en  retourner  ignare  comme 
devant  !  Ainsi,  voilà  qui  est  convenu  :  je  te  garde.  Je  vais  charger 
Thérèse  de  te  convaincre.  Nous  verrons  bien  si  tu  lui  résistes  ! 

—  Ne  l'appelle  pas  ! 

—  Ah  !  tu  as  peur  qu'elle  ne  triomphe  ! 

—  Phineas... 

—  Non,  non,  je  vais  tout  lui  dire.  Elle  réussira  là  oii  j'ai  échoué. 
Thérèse!.. 

Robert  était  fort  pâle  maintenant.  Le  créole  l'acculait  au  dernier 
retranchement.  Soudain,  le  capitaine  saisit  son  ami  par  le  bras.  Et 
comme  un  homme  qui  parle  sans  réfléchir  : 

— ■  Tu  n'as  donc  rien  compris  à  mon  embarras  et  à  mon  silence  ? 
dit-il. 

Phineas  restait  interdit. 

—  J'aime  ta  femme  ! 

—  Robert  1 

—  Parbleu!  tu  me  dévisages  d'un  air  stupéfait!  G'est  un  aveu 
qu'on  ne  fait  pas  au  mari,  d'habitude.  Moi,  je  mets  mon  cœur  à  nu, 
parce  que  je  souffre,  parce  que  j'ai  besoin  de  crier,  et  qu'en  me  for- 
çant à  rester  chez  toi,  tu  veux  me  condamner  à  une  torture  nou- 
velle ! 

Toute  situation  un  peu  violente ,  qui  se  trouve  en  dehors  des 
usages  ou  de  la  convention,  est  pour  l'homme  une  cause  de  senti- 
mens  pénibles.  Phineas  ne  s'attendait  guère  à  une  semblable 
brutalité,  et  cette  rude  franchise  le  mettait  fort  mal  à  l'aise.  Il  ne 
répliquait  rien,  et  se  promenait  de  long  en  large  avec  agitation, 
en  murmurant:  «En  voilà  une  aventure!..  »  Sa  mine  décon- 
fite eût  amené  un  sourire  narquois  sur  les  lèvres  railleuses 
de  Naihaniel.  Eh  !  mon  Dieu  !  il  n'en  voulait  pas  du  tout  à  son  ami, 
et  trouvait  tout  naturel,  en  somme,  que  Robert-aimât  Thérèse.  Est-ce 
qu'elle  n'était  pas  pour  lui  la  plus  séduisante  des  créatures?  Il  ne 
sentait  même  pas  sa  jalousie  éveillée  par  l'imprévu  de  cette  confes- 
sion bizarre.  Si  Phineas  ne  répondait  rien,  c'est  qu'il  ne  savait  trop 


THÉRÉSINE.  23 

quoi  répondre.  Il  craignait  que  ses  paroles  fussent  ridicules  ou 
malséantes.  Que  peut-on  dire  à  un  homme  qui,  dans  un  accès  de 
chevalerie,  absurde  ou  naïve,  révèle  au  mari  un  secret  aussi  dé- 
licat? Puis,  lentement,  Dawitt  en  venait  tout  doucement  à  être 
touché  de  la  franchise  de  cette  confidence  inattendue.  Il  interrompit 
sa  promenade,  et,  s'arrêtant  devant  le  capitaine  : 

—  Ah  !  tu  es  devenu  amoureux  fou  de  Thérèse  ?  Et  tu  crains  de 
n'être  plus  maître  de  toi  et  de  lui  laisser  voir  la  passion  qu'elle 
t'inspire?  Parbleu!  c'est  d'un  honnête  homme  de  me  dire  cela,  à 
moi... 

Il  n'acheva  point  sa  pensée.  Certes,  Piobert  faisait  bien  de  partir, 
car  le  créole  savait  qu'autrement  on  n'évitait  pas  la  séduction  de  la 
jeune  femme.  11  poussa  un  soupir,  et  répéta  d'un  ton  un  peu  brus- 
que : 

—  Que  veux-tu,  mon  clier  !  Va-t'en  !.. 

Un  sourire  errait  sur  la  lèvre  de  Phineas,  et  la  partie  gaie  de  son 
caractère  reprenait  le  dessus,  après  la  secousse  de  l'émotion  première. 
Robert  lui  serra  silencieusement  la  main  et  s'éloigna  pour  prépa- 
rer son  départ  prochain.  Mille  pensées  contraires  roulaient  dans  son 
esprit  agité.  Sans  doute,  c'était  absurde  de  faire  à  un  mari  l'aveu 
qu'il  n'avait  pu  retenir.  En  réfléchissant,  il  se  trouvait  tout  à  fait 
ridicule.  Peu  à  peu,  seul  avec  lui-même,  il  sentit  sa  tête  se  cal- 
mer et  un  peu  d'ordre  se  mettre  dans  ses  idées.  Il  aimait  Théré- 
sine,  et  il  l'aimait  d'un  amour  puissant,  irrésistible.  Pouvait-il  ré- 
pondre de  lui,  de  lui  possédé  par  une  passion  d'autant  plus  redou- 
table qu'elle  avait  été  plus  soudaine?  Il  ne  fallait  pas  que  Thérèse 
soupçonnât  les  sentimens  qu'elle  inspirait.  Et  pour  cela  un  seul 
moyen  :  jeter  entre  elle  et  lui  un  tel  obstacle  que  sa  volonté  même 
ne  pût  le  franchir.  Cet  obstacle,  c'était  Phineas  !  Robert  avait  voulu 
se  défendre  contre  lui-même  en  révélant  tout  au  créole,  et,  en  met- 
tant son  cœur  à  nu  devant  le  mari,  s'arracher  violemment  au  sorti- 
lège de  la  femme. 

Le  matin  même  du  départ.  M"'  Hyacinthe  dit  la  messe  dans  la 
chapelle  de  la  Maison-Rouge.  C'était  un  spectacle  touchant  que  de 
voir  ces  pauvres  gens  agenouillés  sur  la  pierre  et  contemplant  avec 
un  respect  craintif  «  l'évêque,  »  cet  être  mystérieux,  d'ordinaire  invi- 
sible pour  eux,  et  mal  expliqué  par  la  rudimentaire  instruction  qu'ils 
avaient  reçue.  Phineas  assistait  au  service,  par  politesse,  pour  rem- 
plir jusqu'au  bout  son  devoir  d'hospitalité;  Thérèse,  la  tête  cachée 
dans  ses  mains,  priait  avec  la  ferveur  de  son  âme  ardente,  pendant 
que  Robert  la  dévorait  des  yeux.  Oh  !  certes,  il  fallait  fuir,  fuir  bien 
loin,  les  dangers  de  cette  passion  coupable! 

Le  service   achevé,    le  prélat  étendit   les  mains  vers   l'assis- 


2Ù  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tance;  il  appela  la  bénédiction  divine  sur  la  maison  où  on  l'avait 
généreusement  reçu,  sur  tous  ceux  qui  s'inclinaient  religieu- 
sement devant  lui.  Deux  chevaux,  attelés  à  une  Victoria,  piaffaient 
devant  le  large  perron  ;  Phineas  devait  escorter  les  deux  frères,  à 
cheval,  jusqu'au  premier  relais.  Pendant  que  le  créole  se  dirigeait 
vers  les  écuries,  et  que  Nathaniel  aidait  Robert  à  mettre  en  ordre 
les  provisions  de  voyage,  M^'  Hyacinthe  entra  sous  la  vérandah, 
accompagné  de  Thérèse.  Une  collation  légère  l'attendait.  Quand 
il  eut  achevé  ce  repas  frugal,  et  qu'il  fut  seul  avec  la  jeune 
femme  : 

—  Ma  chère  enfant,  dit-il ,  je  vous  ai  bien  observée  pendant  les  quel- 
ques jours  que  j'ai  vécus  dans  votre  demeure.  La  foi  est  en  vous,  et 
une  foi  ardente,  celle  qui  est  sincère,  et  qui  agit.  Vous  êtes  de  celles 
en  qui  l'on  peut  se  fier  dans  une  heure  de  péril  et  d'abandon.  Quels 
dangers  menacent  l'œuvre  que  j'ai  entreprise?  Je  l'ignore.  Mais  tout 
est  à  craindre,  et  l'intolérance  des  missions  protestantes,  et  surtout 
la  pauvreté  de  mes  prêtres.  J'ai  lu  le  récit  de  quelques-unes  de  leurs 
misères  :  c'est  épouvantable!  J'ai  tout  un  clergé  à  organiser,  à  di- 
riger; bien  plus,  à  nourrir.  Et  quand  la  fièvre  jaune  éclatera,  quand 
elle  viendra  faire  ses  ravages  effroyables  et  réguliers  comme  une 
coupe  sombre  dans  une  grande  forêt!.. 

Thérèse  saisit  la  main  du  prélat  avec  élan  : 

—  Je  serai  là,  monseigneur  ! 

—  Je  puis  compter  sur  votre  aide?  N'êtes-vous  pas  la  seule  femme 
que  je  connaisse  en  ce  pays? 

Le  visage  de  Thérèse  devenait  grave.  Une  flamme  chaude  luisait 
dans  ses  yeux  agrandis. 

—  Je  vous  appartiens!  reprit-elle  d'une  voix  vibrante.  Si  vous 
saviez  comme  je  suis  heureuse  de  me  donner,  de  me  sacrifier  !  Je 
vous  disais,  un  soir,  que  le  malheur  de  nous  autres  femmes,  c'est 
que  nous  étions  condamnées  au  rêve,  et  que  nous  restions  impuis- 
santes dans  l'action.  C'est  moi  qui  vous  bénirai  si  vous  me  permet- 
tez de  venir  en  aide  à  ceux  qui  souffrent  ! 

M^''  Hyacinthe  la  contempla  longuement.  H  lut  tant  de  sincérité 
sur  ce  calme  visage  qu'il  fut  ému.  II  se  connaissait  en  courage,  cet 
homme  qui  n'avait  jamais  reculé  devant  rien.  Un  éclair  aussitôt  dis- 
paru illumina  sa  figure  maigre  d'ascète,  et,  serrant  la  main  de  la 
jeune  femme  : 

—  Merci,  dit-il  simplement. 

Une  demi-heure  après,  Phineas  montait  à  cheval  et  prenait  la  tête 
du  cortège,  pendant  que  la  Victoria  filait  légèrement  sur  le  sable  fin 
de  l'allée.  Debout  sur  le  perron,  à  côté  de  JNathaniel, Thérèse  regar- 
dait ses  hôtes  s'éloigner,  ne  se  doutant  pas  que  le  cœur  de  Robert 


THERÉSLNE.  25 

restait  captif  auprès  d'elle,  et  que  le  capitaine  emportait  comme 
unique  pensée  le  souvenir  de  ces  quelques  jours  délicieux. 

—  Vous  ne  m'avez  pas  confié  votre  impression  sur  iVI^""  Hyacinthe, 
dit-elle  après  un  silence. 

—  C'est  un  rude  homme  !  Si  mon  cerveau  ne  gênait  pas  mon 
cœur,  cet  évêque-là  m'eût  converti. 

—  N'est-ce  pas? 

—  Voyez-vous,  mon  enfant,  le  malheur  de  la  religion  catholique, 
c'est  qu'elle  est  trop  rarement  représentée  par  des  êtres  pareils! 
Ah!  la  belle  croyance,  bien  qu'absurde!  C'est  grand  dommage  que 
les  hommes  y  aient  mis  la  patte! 

—  Taisez- vous  donc! 

—  Je  vous  scandalise?  C'est  vraiment  comique.  Il  est  convenu 
que  nous  ne  nous  cachons  rien  et  que  nous  pensons  à  cœur  ouvert. 
Mais  que  vous  disait- il  donc,  sous  la  vérandah,  après  la  messe,  quel- 
ques secondes  avant  le  départ?  Lorsque  vous  avez  reparu,  vous 
étiez  transfigurée. 

Alors,  d'une  voix  brève,  elle  lui  répéta  sa  conversation  avec  le  pré- 
lat. A  mesure  que  Thérèse  parlait  le  visage  de  Nathaniel  s'éclairait. 

—  Alors,  vous  vous  êtes  engagée  envers  lui? 

—  Oui. 

—  Et  s'il  a  besoin  de  vous? 

—  Tout  ce  que  j'ai  lui  appartiendra,  pour  ses  prêtres,  pour  ses 
pauvres,  pour  ses  malades,  pour  ses  sœurs  de  charité  !  Le  ciel  veuille 
qu'il  fasse  appel  à  mon  dévoûment,  à  mon  sacrifice  !  Rien  ne  me 
coûtera,  rien  ne  me  rebutera  !  Je  ne  me  croirai  bien  réellement  ra- 
chetée et  purifiée  que  le  jour  où  j'aurai  souffert,  où  j'aurai  pleuré 
pour  la  loi  nouvelle  qui  a  illuminé  mon  âme!  Ah!  corps  maudit! 
tu  serviras  donc  à  autre  chose  qu'à  d'exécrables  plaisirs! 

Une  exaltation  lumineuse  resplendissait  en  elle. 

—  Vous  êtes  le  père  de  mon  intelligence,  reprit-elle.  Vous  seul 
me  connaissez  à  peu  près  telle  que  je  suis.  Eh  bien  !  vous  ignorez 
toutes  mes  pensées.  J'ai  des  idées  folles.  Je  souffre  de  mener  une 
vie  heureuse  dans  le  luxe  et  dans  l'abondance.  Je  voudrais  être 
laide!  Si  je  vous  disais  que  j'ai  désiré  une  maladie  qui  me  défigu- 
rât? Mais  pensez  donc  à  cela!  Me  racheter  en  sauvant  les  autres, 
quel  rêve  !  Le  médecin  croit  réaliser  un  miracle  en  opérant  la  trans- 
fusion du  sang;  je  ferai  mieux,  moi  :  ce  sera  la  transfusion  d'une 
âme! 

Béryot  la  regardait  avec  stupeur,  comme  il  eût  examiné  un  jeune 
animal  atteint  soudainement  d'une  crise  nerveuse.  Il  se  mêlait  un 
peu  de  crainte  à  sa  curiosité.  Il  l'avait  vue  souvent  dans  cet  état  de 
surexcitation  cérébrale;  jamais  comme  à  cette  heure  où  elle  espé- 


26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rait  se  dévouer  tout  entière  à  une  grande  œuvre  de  charité  et  de 
sacrifice.  Il  la  contemplait  maintenant,  emportée  par  le  rêve  mys- 
tique dont  le  reflet  illuminait  son  visage. 

—  Je  ne  connaîtrai  jamais  la  lemme,  murmura-t-il...  Elle  n'a  pas 
même  fait  attention  à  Vautre... 

Et  un  sourire  éclairait  sa  lèvre  railleuse.  Il  songeait  que  deux 
hommes  avaient  approché  une  ancienne  courtisane,  perdue  dans  un 
désert;  deux  hommes, ayant  pour  eux  l'attrait  du  nouveau  et  de 
l'inconnu.  L'un  jeune,  amoureux,  séduisant;  l'autre  déjà  mûr,  et 
gardé  contre  tout  entraînement  par  son  caractère  sacré.  Et  cette 
femme  n'avait  pas  même  regardé  celui-là,  tandis  que  tout  son  en- 
thousiasme se  portait  vers  celui-ci... 

Thérèse  rêvait  toujours,  regardant  devant  elle  de  ses  yeux  fixes. 
Autour  d'eux  montait  le  parfum  puissant  des  magnolias  en  fleurs  ; 
les  virgiliers  secouaient  leurs  tiges,  semées  de  cantharides  jaunes, 
et  des  myriades  d'oiseaux  se  poursuivaient  en  chantant  dans  la  cha- 
leur lumineuse  et  lourde. 


XI. 


C'est  vers  18^6  que  M^''  Odin,  vicaire  apostolique  du  Texas,  vint 
à  Lyon  d'abord,  à  Paris  ensuite,  recruter  des  prêtres  pour  desser- 
vir les  colonies  d'Européens  établies  au  nord  du  Mexique.  Depuis, 
le  clergé  de  ce  pays  lointain  est  choisi  parmi  les  missionnaires.  La 
mortalité  qui  les  décime  est  effrayante  :  la  fièvre  chaude  et  le  cho- 
léra frappent  à  coups  redoublés  ;  et,  de  même  que  dans  un  combat 
meurtrier,  la  place  du  disparu  est  bien  vite  occupée  par  un  nou- 
veau soldat.  Galveston  est  une  ville  longue,  étroite,  malsaine,  bâ- 
tie au  nord  d'une  île  de  sable.  Pendant  les  deux  tiers  de  l'année, 
le  sol  calciné  embrase  l'air  et  rend  insupportable  le  séjour  de  la 
côte.  L'étranger  qui  arrive  dans  le  pays  est  forcé  de  subir  mille 
souffrances  qui  l'affaiblissent  et  le  préparent  aux  ravages  des  épi- 
démies. Il  voudrait  se  promener  dans  la  campagne  ?  Partout  un 
sable  fin  et  blanc  où  l'on  s'enlise  jusqu'aux  genoux.  Il  voudrait 
boire  et  rafraîchir  son  gosier  brûlé  ?  Rien  que  de  l'eau  de  pluie  re- 
cueillie dans  des  citernes  chauffées  par  le  soleil. 

Aujourd'hui,  une  assez  belle  cathédrale  s'élève  au  milieu  de  la 
ville.  Le  palais  épiscopal  est  une  maison  d'apparence  convenable, 
bâtie  dans  un  bois  de  figuiers,  de  lauriers-roses  et  de  citronniers. 
Du  temps  de  M^"^  Odin,  ce  n'était  encore  que  trois  cabanes  en  plan- 
ches. Mais  M'^''  Hyacinthe  n'avait  pas  le  désir  de  vivre  en  prélat. 
Avant  tout,  sa  nature  ardente  le  portait  à  la  lutte  :  il  voulait  orga- 


THÉRESINE.  27 

niser  son  clergé,  visiter  ses  paroisses,  passer  la  revue  de  ses  prê- 
tres, encourager  les  uns  et  récompenser  les  autres. 

—  Ainsi,  tu  veux  m'accompagner  dans  cette  visite  à  travers  mon 
diocèse?  demanda-t-il  à  son  frère. 

—  Je  ne  suis  venu  que  pour  cela  ! 

—  Je  crois  que  nous  allons  faire  un  voyage  original  ! 

M^'' Hyacinthe  souriait  en  parlant  de  ce  voyage  original:  c'est 
qu'il  savait  à  quoi  s'en  tenir.  Une  partie  de  la  route  pourrait  s'ac- 
complir en  wagon,  grâce  au  rail-road  qui  relie  le  Texas  au  Mexique. 
Mais  après?  De  longues  courses  à  cheval,  sous  un  climat  de  feu,  à 
travers  un  pays  désolé,  sans  les  belles  végétations  qui  égaient  et 
assainissent  la  Louisiane.  Ce  furent  pour  les  deux  frères  six  semaines 
d'épreuves  et  de  fatigues  sans  cesse  renouvelées.  Aux  journées 
brûlantes  succédaient  des  soirs  énervans;  et  toujours  des  nuits 
troublées  par  l'insupportable  piqûre  des  moustiques  et  des  marin- 
gouins.  Partout  l'évêque  apportait  la  consolation  de  sa  présence  et 
l'enseignement  de  sa  parole;  partout  il  laissait  des  conseils,  des 
vivres  ou  de  l'argent.  Sa  fortune  personnelle,  considérable  comme 
celle  de  son  frère,  s'écoulait  tout  entière  en  charités  aux  pauvres 
et  en  subsides  aux  prêtres  indigens.  Ce  voyage  fut  brusquement 
interrompu  par  une  dépêche  qui  annonçait  au  prélat  un  sinistre 
trop  prévu.  Le  choléra  et  la  fièvre  jaune  venaient  d'éclater  ensemble 
et  du  même  coup  à  San-Antonio. 

—  J'exige  que  tu  retournes  en  France,  dit  M^  Hyacinthe. 

—  Tu  veux... 

—  Tu  me  dois  obéissance  comme  à  ton  aîné,  et  ce  n'est  pas  seu- 
lement le  frère  qui  te  parle,  c'est  encore  l'évêque.  Va-t'en  ! 

—  Ce  serait  une  lâcheté  de  t'abandonner  ! 

—  Eh  !  à  quoi  me  seras-tu  bon  ?  répliqua  violemment  M^'"  Hya- 
cinthe. iNe  sens-tu  pas  que  je  me  dois  tout  entier  à  ces  pauvres 
gens  qui  ont  besoin  de  moi,  qui  comptent  sur  moi?  Si  j'ai  l'inquié- 
tude de  ta  présence,  une  pensée  personnelle  me  gênera  dans  l'ac- 
complissement de  mon  devoir.  Va-t'en! 

C'est  à  l'extrémité  du  Texas,  presque  sur  la  frontière  du 
Mexique,  que  cette  discussion  avait  lieu.  Elle  dura  longtemps.  Robert 
épuisa  tous  les  argumens  pour  convaincre  son  frère;  vainement. 
L'évêque  ne  revenait  jamais  sur  une  décision  prise.  M^''  Hyacinthe 
savait  que  l'on  entrait  dans  la  saison  dangereuse  de  ces  climats  dé- 
solés. De  San-Antonio  les  épidémies  gagneraient  peut-être  les  autres 
cités  de  son  diocèse  ;  il  voulait  être  libre  de  ses  actes,  et  ne  ris- 
quer que  sa  propre  vie.  De  quel  droit  eût-il  exposé  celle  de  Robert? 
W  devait  à  tous  l'exemple  ,  mais  il  ne  devait  à  personne  de  sacrifier 
son  frère.  Robert  avait  depuis  longtemps  l'habitude  d'obéir  à  Hya- 


28  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

cinthe.  II  céda,  le  cœur  gros,  car  il  lui  semblait  commettre  une  dé- 
sertion. 

—  Non-seulement  j'exige  que  tu  partes,  acheva  le  prélat,  mais 
je  veux  que  ce  soit  immédiatement.  Et  ne  te  tourmente  pas  !  J'en 
ai  vu  bien  d'autres  !  Je  suis  solide,  va  ! 

Le  surlendemain,  le  capitaine  et  l'évêque  rentraient  à  Galveston. 
Un  paquebot  allait  partir  pour  New- York  :  M^''  Hyacinthe  arrêta 
lui-même  la  cabine  de  son  frère,  et  voulut  l'installer  à  bord.  Il  ne 
se  sentirait  tranquille  que  lorsqu'il  serait  seul  en  face  du  danger. 
Les  adieux  furent  tristes.  Robert  partait  désolé,  humilié  ;  et  son 
cœur  se  soulevait  à  la  seule  pensée  qu'il  laissait  au  milieu  de  cette 
contagion  l'être  qu'il  aimait  le  plus  au  monde.  Une  dernière  lois, 
il  essaya  d'amollir  la  volonté  de  son  aîné.  Celui-ci  hochait  la  tête, 
d'un  air  dur,  répliquant  toujours  : 

—  Je  veux  que  tu  partes.  Va-t'en  ! 

Il  ne  fut  tranquille  qu'en  voyant  le  steamer  sortir  du  port  et  ga- 
gner lentement  la  haute  mer.  Enfin,  il  était  seul  !  Tout  lui  man- 
quait, médecins,  sœurs  de  charité,  médicamens.  Arrivé  depuis  deux 
mois  dans  un  pays  inconnu,  il  ne  savait  à  quelle  porte  frapper,  où 
demander  de  l'aide  et  du  soutien.  Tout  à  coup,  une  idée  traversa 
son  esprit.  Sans  hésiter,  il  envoya  une  longue  dépêche  à  Thé- 
rèse. Puis  il  partit  pour  San-Antonio,  au  cœur  même  du  pays  où 
le  fléau  sévissait.  Le  spectacle  était  désolant.  Ce  peuple,  si  gai  quel- 
ques jours  auparavant,  s'abandonnait  au  désespoir.  La  moitié  des 
habitans  s'étaient  enfuis  avec  ce  qu'ils  possédaient  de  plus  pré- 
cieux, et  campaient  dans  les  bois,  près  des  rivières  et  des  cours 
d'eau.  Les  rues  désertes  ressemblaient  à  ces  avenues  de  villes 
mortes  sur  lesquelles  plane  un  lugubre  silence  ;  on  n'y  voyait  que 
ceux  qui  emportaient  les  morts  couchés,  faute  de  cercueils,  sur  une 
peau  de  bœuf  sèche  et  traînés  ainsi,  livides  et  violets,  au  charnier 
qui  les  pourrissait.  C'était  hideux  !  Les  cloches  ne  sonnaient  plus; 
on  se  parlait  à  voix  basse,  comme  si  l'on  craignait  même  d'en- 
tendre une  voix  humaine.  Parfois,  quelqu'un  passait  rapidement, 
sur  un  boulevard,  frôlant  les  murs,  tel  qu'une  ombre  craintive  : 
soudain,  on  le  voyait  tomber  et  se  tordre,  subitement  frappé.  Bien- 
tôt l'épidémie  atteignit  les  émigrans  eux-mêmes.  On  se  racontait 
tout  bas  que  ces  malheureux  mouraient  dans  les  bois,  le  long  des 
rivières,  abandonnés,  livrés  à  toutes  les  tortures  de  l'agonie  soli- 
taire. Et  sur  cette  contrée  maudite,  un  soleil  implacable,  dont  les 
rayons  semaient  la  mort. 

M^  Hyacinthe  fut  terrifié.  Un  instant  il  resta  presque  découragé, 
se  demandant  ce  qu'il  ferait  pour  secourir  ces  infortunés.  Tous  les 
ans  le  fléau  les  décime,  et  jamais  ils  ne  s'en  méfient.  Avec  la  molle 


THÉRÉSINE.  29' 

insouciance  des  peuples  des  pays  chauds,  ils  croient  avoir  tout  fait 
quand  le  mal  est  passé.  Puis  l'évêque  se  raidit  contre  cette  défail- 
lance et  organisa  les  premiers  secours.  Il  sentait  qu'une  aide  puis- 
sante lui  viendrait  des  hôtes  de  la  Maison-Rouge. 

Thérèse  avait  reçu  sa  dépêche,  comme  elle  causait  avec  son  mari, 
étendu  sur  le  divan  de  cuir,  sous  la  vérandah.  Quelques  jours  au- 
paravant, Phineas  avait  fait  une  chute  de  cheval.  Sa  jambe  luxée 
lui  refusait  tout  service.  Quand  il  remuait,  la  douleur  était  si 
vive  que  cet  homme  robuste  ne  pouvait  retenir  un  cri.  Rien  de 
grave,  du  reste.  Le  médecin  exigeait  quinze  jours  ou  trois  semaines 
de  repos.  M™^  Dawitt  regarda  le  télégramme,  et  un  éclair  flamba  dans 
ses  yeux  gris  : 

—  Lisez,  dit-elle  à  son  mari  en  lui  tendant  le  papier. 

Dawitt  ne  comprit  pas  tout  d'abord.  Le  choléra  et  la  fièvre  jaune 
sévissaient  à  San-Antonio  ?  Eh  bien  !  est-ce  que  cela  n'arrivait  pas 
tous  les  ans?  Il  crut  que  la  jeune  femme  devenait  folle  quand  elle 
ajouta  d'une  voix  nerveuse:  «  Je  partirai  demain.  »  Partir!  Et 
pourquoi  partirait-elle?  Alors,  elle  lui  confia  ce  qu'elle  avait  confié 
déjà  à  Nathaniel  :  l'engagement  moral  pris  envers  M^'""  Hyacinthe  de 
le  rejoindre  s'il  faisait  appel  à  son  dévoùment. 

—  Comment  !  tu  vas  me  quitter,  tu  veux  renoncer  au  bien-être 
que  tu  goûtes,  à  la  tranquillité  dont  tu  jouis,  pour  aller  t'enfermer 
avec  des  pestiférés  ? 

—  J'ai  promis!  Si  vous  étiez  sérieusement  malade,  je  resterais. 

—  Mais  ce  n'est  plus  de  la  religion,  c'est  de  l'insanité! 

Elle  mit  sa  main  sur  l'épaule  de  Phineas,  et  le  regardant  avec 
une  douceur  infinie  : 

—  ]Ne  devinez-vous  pas  pourquoi  je  vous  supplie  de  me  laisser 
partir  pour  San-Antonio?  Non-seulement  de  me  laisser  partir,  mais 
de  vous  unir  à  moi  dans  l'œuvre  de  charité  que  j'entreprends?  En 
ce  moment,  il  vous  est  impossible  de  m'accompagner;  faites  plus  : 
laissez-moi  user  à  mon  gré  de  votre  nom  et  de  votre  fortune. 

Phineas  comprit,  car  il  la  connaissait  bien  maintenant.  En 
épousant  le  créole,  Thérésine  s'était  dit  qu'elle  n'effaçait  rien  du 
passé.  Eh  quoi  !  prétendait-elle  racheter  ses  fautes  mêmes  incon- 
scientes en  vivant  dans  la  tranquillité  et  le  bien-être?  Ce  qui  déses- 
pérait Phineas,  ce  n'était  point  de  voir  Thérèse  s'exposer  au  péril  de 
l'épidémie  :  il  pratiquait  la  même  insouciance  que  ses  compatriotes. 
Un  fléau  dont  on  entend  parler  depuis  son  enfance  n'est  plus  un 
fléau.  C'est  quelque  chose  de  fatal  et  d'inévitable,  comme  le  retour 
régulier  des  saisons,  comme,  l'inondation  qui  désole  la  plaine.  Non, 
le  créole  raisonnait  de  façon  plus  humaine  et  plus  égoïste.  Il  souf- 
frait de  ne  point  s'en  aller  avec  elle,  de  la  perdre  pendant  près 


30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'un  mois,  de  se  séparer  de  la  compagne  délicieuse  sans  laquelle 
la  vie  lui  paraissait  insupportable.  Volontiers  il  lui  eût  donné  la 
moitié  de  sa  fortune  en  lui  disant:  «  Fais-en  ce  que  tu  voudras, 
et  ne  me  quitte  point  !  »  Mais  comment  eût-il  résisté  à  Théré- 
sine?  Ayant  consenti,  il  voulut  au  moins  qu'elle  attendît  quelques 
jours  avant  de  partir.  Il  ne  put  rien  obtenir  :  ni  qu'elle  retardât  le 
voyage  jusqu'à  ce  qu'il  fût  rétabli,  ni  qu'elle  abrégeât  le  temps  de 
son  séjour  au  Texas. 

Jamais  il  ne  l'avait  vu  déployer  une  pareille  activité.  Fébrile, 
ardente,  nerveuse,  elle  faisait  préparer  des  médicamens,  des  pro- 
visions, des  monceaux  de  linge.  Elle  rédigeait  vingt  dépêches 
qu'elle  expédiait  à  la  Nouvelle- Orléans,  embauchant  des  médecins, 
promettant  de  splendides  honoraires  à  tous  ceux  qui  la  rejoin- 
draient à  Vermillion-Ville,  afin  que  dix  sœurs  du  couvent  se  tins- 
sent prêtes  à  l'accompagner.  Phineas  lui  permettait  de  jeter  l'ar- 
gent à  pleines  mains.  Elle  dépensait  largement,  heureuse  de 
secourir  ceux  qui  souffraient,  de  voler  à  leur  aide,  de  risquer  la 
mort  pour  laver  les  fautes  de  sa  vie  ! 

Nathaniel  n'osait  rien  dire,  mais  il  n'approuvait  pas  cette  exalta- 
tion. Et  comme  Phineas  lui  demandait  brusquement  : 

—  Eh  bien!  que  penses-tu  de  tout  cela? 

—  Rien. 

—  Si  encore  je  pouvais  l'accompagner  1 

—  Tu  la  rejoindras  bientôt.  Pour  l'instant,  tu  as  pris  une  déci- 
sion sage  en  laissant  Thérèse  partir.  Elle  aurait  trop  souffert  en 
n'exécutant  pas  son  généreux  projet.  Ce  qui  m'inquiète  le  plus... 

Il  n'acheva  point.  A  quoi  bon  tourmenter  son  ami?  Il  connaissait 
le  caractère  de  Phineas.  Le  créole  insouciant  ne  pensait  même  pas 
que  l'épidémie  pût  atteindre  Thérèse  ou  lui-même  :  c'était  bon  pour 
des  nègres  ou  des  filles  de  couleur!  Les  provisions  réunies  par 
M""®  Dawitt  partirent  le  soir  même  pour  la  station  ;  et  le  lendemain 
matin,  deux  heures  avant  le  lever  du  soleil,  elle  se  mit  en  route. 
Sa  pensée  surexcitée  volait  par-delà  les  plaines,  dans  cette  contrée 
où  elle  allait  porter  la  consolation  et  l'espérance.  Tout  ce  que  cette 
créature  ardente  possédait  de  force  intellectuelle  se  dépensait  en 
projets  fiévreux.  Une  pure  joie  luisait  dans  ses  yeux.  On  eût  dit  un 
soldat  ayant  besoin  de  se  réhabiliter,  et  qui  marche  au  feu  avec  la 
volonté  d'un  être  qui  veut  tout  perdre  ou  tout  sauver. 

A  Vermillion-Yille,  les  sœurs  l'attendaient  et  montèrent  en  wagon 
avec  elle.  Le  fléau  était  dans  toute  sa  violence  lorsque  la  jeune 
femme  rejoignit  Me""  Hyacinthe.  Elle  l'avait  prévenu  par  une  dé- 
pêche, et  tout  de  suite  ils  se  mirent  à  l'œuvre.  Avec  beaucoup 
d'argent,  on   fait  ce  qu'on  veut  dans  tous  les  pays  du   monde. 


THÉRÉSINE.  31 

D'abord,  Tevêque  ordonna  d'établir  des  campemens  à  travers  la 
plaine,  aux  alentours  de  la  ville.  Il  savait  combien  la  tente  est 
saine  pour  les  malades,  et  qu'en  temps  d'épidémie  rien  n'est  plus 
mauvais  que  l'atmosphère  corrompue  des  maisons.  Thérésine  veil- 
lait à  tout,  aidée  des  sœurs  de  charité.  Les  médecins,  tentés  par 
les  grosses  sommes  que  M™®  Davi^itt  avait  offertes,  arrivaient  de  la 
Nouvelle- Orléans  et  de  Galveston.  Toute  cette  population  déses- 
pérée retrouva  du  courage  devant  l'héroïsme  de  l'évêque  et  de 
Thérésine.  Quand  les  mourans  voyaient  s'approcher  d'eux  cette 
douce  consolatrice,  que  rien  ne  rebutait,  à  qui  rien  ne  répugnait, 
un  dernier  rayon  d'espérance  luisait  dans  leur  âme.  Chaque  jour, 
M'"''  Dawitt  recommençait  ses  pieuses  visites  ;  insensible  à  la  fatigue 
et  à  la  crainte,  elle  se  promenait  souriante  et  paisible  à  travers  ces 
misères  empestées.  Elle  aidait  les  médecins  à  panser  les  ma- 
lades; elle  surveillait  les  médicamens  qu'on  fabriquait;  elle  ense- 
velissait les  morts.  Si  quelques-uns  parlaient  de  fuite,  en  voyant 
la  prolongation  de  l'épidémie,  elle  se  révoltait,  coulant  son  courage 
dans  tous  les  cerveaux.  Et  bientôt  elle  devint  comme  la  souveraine 
de  ce  pays  perdu  :  on  lui  obéissait  aussi  docilement  qu'à  M^""  Hya- 
cinthe. Il  suffisait  qu'elle  donnât  un  ordre  pour  qu'il  se  trouvât  dix 
personnes  prêtes  à  l'exécuter.  Ces  créoles  superstitieux  se  plai- 
saient à  la  considérer  comme  une  jeune  divinité  venue  du  ciel  pour 
les  secourir  ;  et,  à  la  voir  passer  toujours  calme  et  active,  on  eût 
dit,  en  effet,  un  être  d'espèce  supérieure,  que  ne  pouvaient  atteindre 
ni  le  mal  ni  la  lassitude.  Comment  Thérèse  et  M^^  Hyacinthe  pu- 
rent-ils résister  à  tant  de  fatigues  accumulées,  renouvelées  tous  les 
jours,  et  réparées  à  peine  par  une  nuit  de  sommeil  lourd?  11  sem- 
blait à  la  jeune  femme  que  chacune  de  ces  heures  où  elle  exposait 
sa  vie  avec  délices  effaçait  une  des  heures  de  sa  vie  d'autrefois. 
Chaque  soir,  avant  de  revenir  à  l'évêché,  elle  entrait  dans  la  cathé- 
drale, et,  se  laissant  tomber  à  genoux,  elle  priait  avec  sa  ferveur 
passionnée. 

—  Mon  Dieu,  permettez  -  moi  de  me  racheter,  d'effacer  mes 
hontes  et  de  diminuer  mes  remords  !  Prenez  ma  beauté,  prenez  ma 
santé,  prenez  ma  vie,  mais  que  je  ne  reste  plus  obsédée  par  le 
souvenir  d'autrefois  ! 

Et  plus  le  temps  coulait,  plus  Thérèse  se  sentait  apaisée.  Elle 
achevait  sa  réhabilitation  par  l'abandon  de  son  être,  par  un  sacri- 
fice incessamment  offert.  Trois  semaines  s'écoulèrent  ainsi  sans 
qu'elle  faillît  un  instant  dans  l'accomplissement  de  sa  tâche  ;  trois 
semaines  où  elle  fut  une  héroïne;  non-seulement  tous  les  jours, 
mais  à  chaque  heure  du  jour.  Un  dévoûment  immédiat  n'atteste 
que  le  généreux  élan  d'un  cœur  élevé  ;  mais  le  dévoûment  qui  se 


32  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

renouvelle  sans  cesse  et  ne  se  lasse  jamais  ne  peut  venir  que 
d'une  volonté  réfléchie.  L'évêque  admirait  ce  courage  que  rien 
n'effrayait,  cette  pensée  toujours  active,  qui  se  faisaient  ingénieux 
pour  adoucir  la  douleur  des  autres.  Et  ce  qui  l'étonnait  le  plus, 
c'était  la  force  de  résistance  de  cette  femme,  dont  le  corps  semblait 
infatigable. 

Cependant  l'épidémie  diminuait;  les  morts  étaient  moins  nom- 
breuses, et  grâce  aux  soins,  à  l'hygiène,  à  la  prudence  observée, 
on  enrayait  maintenant  les  progrès  du  mal.  Depuis  plus  d'un 
mois  que  Thérèse  était  arrivée,  Phineas  lui  écrivait  régulière- 
ment, la  suppliant  de  revenir.  Elle  ne  voulait  point  décourager  la 
bonne  volonté  de  son  mari,  mais  elle  inventait  prétextes  sur  pré- 
textes pour  prolonger  son  séjour.  Il  lui  sembla  bientôt  que  Phineas 
cessait  d'insister  pour  qu'elle  retournât  à  la  Maison-Rouge.  Elle  ne 
tarda  pas  à  comprendre.  Un  après-midi,  comme  elle  rentrait  à 
l'évêché  pour  se  reposer  une  heure,  elle  reçut  une  dépêche  de 
son  mari.  Le  télégramme  contenait  ces  quatre  mots  :  «  J'arriverai 
ce  soir.  »  Elle  eut  un  mouvement  de  joie,  presque  d'orgueil.  Elle 
se  sentait  heureuse  de  se  montrer  à  Phineas  au  milieu  de  ce  peuple 
qui  l'admirait,  qui  la  vénérait,  qui  la  bénissait;  puis  un  autre  sen- 
timent lui  venait,  moins  personnel  et  plus  digne  de  l'élévation  de 
son  esprit.  Elle  vou'ait  que  Dawitt  partageât  avec  elle  la  reconnais- 
sance de  ces  malheureux,  pour  lesquels  il  avait  prodigué  l'argent. 
Tout  bas,  tout  bas,  la  coquetterie  féminine,  qui  ne  disparaît  pas  au 
milieu  des  émotions  les  plus  intenses,  se  trouvait  flattée  que  le 
créole  mît  tant  d'empressement  à  la  rejoindre.  Il  ne  pouvait  point 
se  passer  d'elle?  Tant  mieux!  Tant  mieux,  maintenant  qu'elle 
était  une  autre  femme,  purifiée,  grandie,  lavée!  Mamtenant 
qu'elle  pourrait  jouir  de  son  bonheur  sans  que  les  souvenirs  mau- 
dits vinssent  empoisonner  ses  joies  !  Car  rien  ne  lui  restait  plus  à 
présent  de  ses  désespoirs.  La  mort,  vue  par  elle  de  si  près,  cette 
mort  hideuse  par  la  fièvre  jaune,  cette  mort  qu'elle  avait  bravée 
par  tant  de  jours  et  de  nuits,  payait  la  rançon  de  la  Thérésine  d'au- 
trefois. Elle  réparait  l'irréparable! 

—  Enfin,  c'est  toi  ! 

Phineas  ne  dit  que  ces  trois  mots,  et  tous  deux  vinrent  à  pas 
lents  à  l'évêché,  où  M^""  Hyacinthe  les  attendait.  Le  soir,  pour  la 
première  fois  depuis  que  l'épidémie  sévissait,  le  prélat  con- 
sentit à  goûter  un  peu  de  repos,  et  il  exigea  que  M"®  Dawitt 
en  fît  autant.  Après  le  repas,  l'évêque  dit  tout  à  Phineas  :  et 
l'héroïsme  de  Thérèse,  et  ses  dévoûmens,  et  ses  vaillances.  Elle 
écoutait,  rougissante,  mais  fière  de  la  fierté  de  son  mari,  dont  les 
yeux  brillaient  de  bonheur  en  entendant  exalter  par  un  saint,  par 


THERESINE. 


33 


un  apôtre,  la  belle  créature  qu'il  aimait  si  passionnément.  Gom- 
ment eût-elle  redouté  un  malheur?  Elle  ne  pouvait  deviner  que  sa 
vie  allait  se  briser,  à  l'heure  même  où  de  si  pures  joies  l'ennoblis- 
saient. Le  choléra  ne  faisait  plus  de  victimes,  et  la  fièvre  jaune 
semblait  s'apaiser  tous  les  jours.  Dawitt  voulut  dès  le  lendemain 
tout  voir  par  ses  yeux,  visiter  cette  population  si  éprouvée  et  rede- 
venue presque  indifférente  depuis  le  ralentissement  du  mal.  La 
promenade  dura  trois  heures,  et  comme  le  créole  rentrait  à  l'évêché 
avec  sa  femme,  il  se  plaignit  d'un  léger  malaise.  Mais  sa  rude  exis- 
tence de  planteur  l'avait  endurci  contre  la  souffrance.  Il  dîna  gaî- 
ment;  et,  quand  il  se  retrouva  seul  avec  Thérèse  : 

—  Je  suis  heureux  de  tout  ce  que  tu  as  fait.  Merci  ! 

Il  lui  tendait  les  mains,  la  regardant  avec  des  yeux  émus,  et 
joyeux  de  la  joie  qu'elle  montrait,  heureux  du  bonheur  qui  luisait 
dans  son  regard. 

—  Ce  que  j'ai  fait?  murmura-t-elle.  Est-ce  que  mon  œuvre  n'est 
pas  aussi  la  tienne?  Qu'aurais-je  pu,  sans  ta  générosité  et  sans  ton 
amour? 

Le  créole  insouciant,  ce  railleur  accoutumé  aiLX  plai|anteries 
d'un  sceptique  comme  Nathaniel,  était  gagné  par  la  contagion  du 
bien  et  du  dévoûment. 

Vers  le  milieu  de  la  nuit,  Thérèse,  qui  reposait  à  côté  de  son 
mari,  fut  éveillée  par  la  respiration  rauque  de  Phineas.  Une  lampe 
éclairait  la  chambre,  jetant  sa  lueur  pâle  sur  les  meubles  et  les 
tentures.  La  jeune  femme  frissonna  :  Dawitt,  étendu  sur  le  dos,  les 
yeux  ouverts,  semblait  paralysé.  On  eût  dit  qu'une  violente  douleur 
l'opprima it;  il  portait  fréquemment  la  main  droite  à  son  front, 
comme  s'il  eût  voulu  chasser  une  souffrance  insupportable. 

—  Grand  Dieu!  qu'as-tu?  s'écria-t-elle. 

II  tourna  les  yeux  vers  elle,  des  yeux  brillans  d'où  coulaient  des 
larmes;  ses  lèvres  remuèrent,  mais  il  n'eut  pas  la  force  de  pro- 
noncer une  parole.  Épouvantée,  elle  sauta  à  bas  du  lit.  Phineas 
continuait  à  la  regarder  fixement.  Thérèse  prit  ses  mains  : 
elles  étaient  froides,  et  froides  aussi  les  épaules,  la  poitrine 
et  les  jambes.  Les  traits  du  créole  se  détendaient  lentement.  Ils 
exprimaient  à  présent  un  étonnement  vague,  presque  enfantin  ;  on 
voyait  la  peau  se  plaquer  de  marbrures  rouges.  Thérèse  jeta  un 
grand  cri.  Elle  comprenait.  La  fièvre  jaune  !  c'était  la  fièvre  jaune  ! 
Avant  de  partir,  le  fléau  sinistre  se  vengeait  de  celle  qui  l'avait 
obstinément  combattu,  en  frappant  l'être  qu'elle  aimait  par-dessus 
tous  les  autres.  Ah  I  l'épouse  s'était  vouée  à  son  œuvre  de  sacrifice 
et  forçait  le  mal  hideux  à  s'enfuir  vaincu?  Le  mal  se  retournait,  et 
comme  dernière  victime  choisissait  l'époux  !  Thérèse  s'élança  hors 
TOME  LXXXIV.  —  1887.  3 


34  RETUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  la  chambre  et  fit  éveiller  M^  Hyacinthe.  Une  heure  après, 
l'évêque  avait  appelé  les  deux  meilleurs  médecins  de  la  colonie,  et 
l'on  commençait  un  traitement  énergique. 

Des  saignées  soulagèrent  d'abord  Phineas,  puis  il  retomba  vite 
dans  nn  accablement  profond.  Thérèse  avait  retrouvé  tout  son  calme 
en  présence  de  cet  etfroyable  danger.  Ses  yeux  ne  quittaient  pas 
le  jeune  homme,  suivant  les  progrès  de  la  maladie  ;  elle  étudiait  dé- 
sespérément cette  face  vultueuse,  ces  conjonctives  injectées,  toujours 
brillantes  de  celte  malsaine  ardeur  que  la  fièvre  allume.  La  jeune 
femme  ne  voulait  permettre  à  personne  de  servir  son  mari.  De  ses 
mains  délicates,  elle  lui  faisait  boire  la  potion  huileuse  qui  calme  les 
tortures  de   l'estomac,  ou  promenait  sur  tout  le  corps  la  lotion 
vinaigrée  qui  apaise  les  brûlures  du  sang.  Phineas  ne  pouvait  tou- 
jours pas  dire  une  seule  parole;  seulement  les  traits  contractés 
attestaient  l'atroce  douleur  qui  le  torturait.  Yers  le  second  jour,  le 
pouls  tomba  brusquement,  et  la  rougeur  du  yisage  fit  place  à  une 
teinte  jaune  qui  couvrit  bientôt  le  corps  entier  par  plaques  très 
larges.  Pouvait-on  encore  le  sauver?  Les   médecins  hochaient  la 
tête.  Ils  avaient  vu  tant  de  condamnés  se  reprendre  à  la  vie,  tant 
de  convalescens  mourir  en  quelques  heures  !   Le  troisième  jour 
commencèrent  les  vomissemens,  qui  durèrent  tout  l'après-midi 
sans  discontinuer.  Et  maintenant  les  douleurs  devenaient  lanci- 
nantes, non  plus  seulement  dans  la  tête,  mais  dans  les  reins,  dans 
le  cou  et  dans  les  muscles  de  la  région  vertébrale.  Ahl  elle  n'espé- 
rait plus  rien,  la  malheureuse  Thérèse  !  Elle  avait  fait  une  terrible 
connaissance  avec  le  fléau,  pendant  ce  mois  écoulé,  et  elle  compre- 
nait bien  que  Phineas  était  perdu  ! 

La  quatrième  nuit  revenait,  une  nuit  chaude  et  lourde.  A  genoux 
devant  le  lit  où  gisait  son  mari,  la  tête  dans  les  draps,  elle  pleu- 
rait. Oh!  elle  pleurait,  le  cœur  cassé,  sentant  que  tout  était  fini, 
fini!  Mourir!  il  allait  mourir,  l'homme  qui  l'avait  arrachée  à  son 
bourbier,  qui  l'avait  faite  femme,  qui  l'avait  purifiée,  grandie, 
sanctifiée!  Et  elle  ne  pouvait  rien  pour  lui,  rien,  rien!  Elle  avait 
sauvé  des  indifîérens,  des  êtres  qu'elle  ne  connaissait  pas,  et 
ses  efforts  échouaient  lorsqu'il  fallait  arracher  à  la  mort  celui  à  qui 
elle  devait  tout,  celui  pour  qui  elle  fût  morte  avec  joie  !  Elle  le  con- 
templait toujours,  immobile  et  glacé  :  il  continuait  à  la  regarder 
obstinément;  et  dans  ces  yeux  où  la  pensée  déjà  s'éteignait,  elle 
cherchait  à  déchifirer  une  volonté  dernière.  Puis,  quand  elle  eût 
pleuré  toute  la  nuit,  elle  se  révolta.  Dieu  était  injuste!  Quoi!  en 
échange  de  milliers  d'existences,  il  ne  daignait  pas  lui  en  accorder 
une  !  Il  payait  ses  fatigues  par  la  plus  atroce  des  douleurs  qu'elle 
pût  endurer!   Elle  s'accusait  maintenant  de  la  mort  de  Phineas. 


THÉRÉSINE.  35 

Le  ciel  exigeait  que  l'expiation  fût  complète  :  il  ne  voulait  pas 
même  lui  laisser  ce  bonheur  sans  mélange  qu'elle  croyait  avoir 
mérité  et  conquis  1  Aux  premières  lueurs  de  l'aube  qui  rosait  les 
lauriers  immobiles,  M"''  Hvacinthe  entra  dans  la  chambre.  Elle  cou- 
rut  à  lui  : 

—  Ah!  sauvez-le!  sauvez-le!  sauvez-le! 

Et,  se  laissant  glisser  sur  les  genoux,  elle  implorait  l'évêque 
comme  s'il  eût  été  plus  qu'un  homme,  comme  si  sa  volonté  eût  pu 
chasser  loin  de  cette  couche  funèbre  le  spectre  qui  la  menaçait. 

—  Priez,.,  prions,  dit-il. 

Au  premier  regard.  M"'  Hyacinthe  avait  compris.  La  dernière 
heure  allait  sonner.  Il  fit  prévenir  deux  des  prêtres  qui  demeu- 
raient à  l'évêché,  et,  quelques  instans  plus  tard,  il  administrait  au 
mourant  le  sacrement  de  l'extrême-onction.  Puis,  s' agenouillant  à 
côté  de  Thérèse,  que  secouaient  des  sanglots  désespérés,  il  pria, 
le  cœur  désolé,  pour  l'âme  de  celui  qui  allait  partir... 

Le  jour  s'était  levé.  Du  grand  jardin  montaient  les  senteurs  ex- 
quises des  lauriers,  que  doraient  maintenant  les  premiers  rayons 
de  soleil;  les  figuiers  tendaient  leurs  branches  chargées  de  fruits 
mûrs,  et  l'odeur  forte  des  citronniers  embaumait  l'air.  Les  oiseaux 
chantaient  gaîment,  en  se  poursuivant  à  travers  les  arbres,  dans 
les  hautes  futaies  :  et  c'était  comme  une  joie  universelle  de  la  na- 
ture, qui  jouissait  avec  délices  de  ces  quelques  instans  de  fraîcheur 
avant  les  torpeurs  brûlantes  de  la  journée. 


XIL 

Lorsqu'on  a  perdu  un  être  aimé,  commence  toute  une  période 
d'accablement,  pendant  laquelle  le  cœur  saigne  et  l'esprit  se  révolte. 
La  pensée  ne  peut  pas  et  ne  veut  pas  s'habituer  à  l'idée  cruelle  de 
l'irréparable.  On  se  dit  :  «  Plus  jamais,  plus  jamais!..  »  et  l'intel- 
ligence n'accepte  pas  que  ce  soit  pour  toujours  fini.  Ce  que  la  créa- 
ture humaine  a  le  plus  de  peine  à  comprendre,  c'est  la  possibilité 
du  néant.  L'âme  ne  meurt  pas  quand  le  corps  disparaît.  Mais  le 
cerveau  borné  n'a  de  l'âme  qu'une  conception  vague  et  craintive, 
tandis  que  le  corps,  palpable,  visible,  matériel,  résume  l'idée  de 
mort  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  effrayant.  Puis,  lentement,  vient  l'ac- 
coutumance, et  l'on  se  résigne,  en  se  laissant  bercer  par  la  pen- 
sée de  l'éternité  qui  rapproche.  Thérèse  n'en  était  pas  encore  là. 
Elle  souffrait  cruellement  et  ne  cherchait  pas  même  l'espérance. 
Peut-être,  entourée  d'une  famille,  aurait-elle  accepté  plus  vite  la 
réalité.  Mais  elle  se  trouvait  seule  au  monde,  sans  autres  amis  que 


36  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

INathaniel  et  M^""  Hyacinthe.  L'évêque  ne  pouvait  la  consoler  que 
par  ses  lettres,  et  Nathaniel  jouait  mal  un  rôle  dont  l'éloignaienî 
autant  son  propre  chagrin  que  sa  nature  un  peu  brusque. 

Cependant,  la  jeune  femme  remplissait  jusqu'au  bout  son  devoir 
d'épouse.  Le  lendemain  du  service  solennel  célébré  à  Galveston  par 
le  prélat,  elle  ramenait  pieusement  à  la  Maison-Rouge  le  cei^cueil  où 
dormaient  les  restes  de  Phineas. 

Elle  rêvait  de  lui  élever  un  mausolée  superbe.  Déjà,  en  un  élan 
de  délicate  tendresse,  sa  pensée  choisissait  un  monticule  élevé,  en 
face  des  Eaux-Glaires,  dans  la  forêt  de  tulipiers.  Par  son  ordre,  Na- 
thaniel faisait  venir  de  la  Nouvelle-Orléans  les  meilleurs  ouvriers. 
Thérèse  voulait  que  son  mari  dormît  le  grand  sommeil  au  milieu  de 
ces  arbres  féeriques  qu'il  aimait  tant,  dans  la  terre  où  il  était  né, 
et  bercé  par  le  chant  des  oiseaux  qui  naguère  le  ravissaient. 

Quant  aux  questions  d'intérêt,  elles  furent  bientôt  réglées.  Par  un 
testament  écrit  trois  semaines  après  son  mariage,  Phineas  laissait 
toute  sa  fortune  à  sa  veuve.  Aucun  legs  spécial  pour  Nathaniel. 
Seulement,  Dawitt  autorisait  son  vieil  ami  à  se  faire  donner  telle 
somme  qu'il  lui  plairait  de  demander.  La  délicatesse  du  créole  se  ré- 
vélait en  ce  détail  charmant.  Il  savait  qu'il  est  des  affections  et  des 
dévoûmens  qu'on  ne  peut  jamais  payer  à  leur  valeur,  et  il  voulait 
que  Béryot  choisît  lui-même  ce  qui  lui  convenait.  Il  secoua  triste- 
ment la  tête  quand  Thérèse  le  mit  au  courant  : 

—  Et  de  quoi  ai-je  besoin?  dit-il.  Est-ce  que  vous  ne  me  donne- 
rez pas  toujours  le  gîte  et  la  pâtée? 

—  Un  homme  tel  que  vous  doit  être  indépendant. 

—  On  n'est  jamais  indépendant,  ma  chère.  La  vie  est  un  composé 
de  petits  esclavages. 

—  N'importe.  J'entends  que  la  volonté  de  mon  mari  soit  respec- 
tée. Ce  n'est  pas  vous,  vous  son  meilleur  ami,  qui  refuserez  de  lui 
obéir.  Vous  avez  à  la  fois  toutes  les  hauteurs  de  l'esprit  et  toutes 
les  délicatesses  du  cœur.  Vous  ne  me  ferez  pas  le  grand  chagrin  de 
vous  dérober... 

—  Soit.  Quand  j'étais  jeune,  je  rêvais  d'avoir  vingt-quatre  mille 
francs  de  rente.  Aujourd'hui,  je  suis  presque  vieux  :  la  moitié  me 
suffira. 

Thérèse  ne  répliqua  rien.  Son  plan  était  arrêté.  Elle  écrivit  à  son 
banquier  de  la  Nouvelle-Orléans  que,  obéissant  au  testament  de 
son  mari,  elle  disposait  d'une  somme  de  deux  cent  mille  piastres  en 
faveur  de  M.  Nathaniel  Béryot.  Elle  priait  qu'on  transformât  ce  capi- 
tal en  rentes  françaises  nominatives.  Et,  un  matin,  elle  remit  au 
normalien  un  titre  qui  lui  assurait  quarante  mille  francs  de  reve- 
nus. Il  sourit  avec  amertume  : 


THÉRÉSI^E.  37 

—  Quelle  drôle  d'idée  de  vouloir  que  je  sois  riche...  à  mon  âge! 
Cependant  le  travail  ne  chômait  pas  à  la  Maison- Rouge.  Thérèse, 

aidée  par  Nathaniel,  dirigeait  la  plantation  et  l'armée  des  travail- 
leurs ;  elle  se  chargeait  de  toutes  les  dépêches  aux  correspondans. 
En  même  temps,  elle  passait  trois  heures  tous  les  jours  à  surveiller 
le  mausolée  qui  se  dressait  lentement  à  cent  mètres  du  beau  lac  que 
Dawitt  aimait  tant.  En  huit  mois,  la  construction  fut  terminée. 
Thérèse  ne  revit  M^""  Hyacinthe  qu'après  un  an  de  veuvage.  Elle 
éprouvait  l'âpre  besoin  de  retourner  à  Gai  veston,  là  oii  elle  avait 
été  à  la  fois  si  heureuse  et  si  malheureuse.  C'est  là  que,  pour  la 
première  fois,  elle  avait  senti  sa  conscience  en  repos  ;  là  que  Phi- 
neas  avait  fermé  les  yeux  à  la  lumière.  De  plus,  elle  voulait  laisser 
en  cette  ville  une  trace  inoubliable  de  son  séjour. 

La  jeune  femme  avait  beaucoup  changé  pendant  l'année  qui  ve- 
nait de  s'écouler.  Elle  était  toujours  admirablement  belle,  mais  sa 
beauté  avait  un  éclat  plus  vif  qu'autrefois.  Le  visage  humain  reflète 
toujours  la  noblesse  de  la  pensée.  La  tristesse  douce  qui  remplissait 
l'âme  de  Thérèse  la  faisait  plus  haute  et  plus  fière.  Quant  au  passé 
ignominieux,  il  n'existait  plus  dans  son  souvenir  :  elle  l'avait  ou- 
blié. 

Béryot,  non  plus,  ne  rappelait  guère  le  Nathaniel  d'autrefois.  Sa 
gaîté  était  plus  nerveuse,  même  presque  affectée,  comme  s'il  eût 
joué  un  rôle  ;  le  sceptique  devenait  rêveur.  Et,  comme  la  jeune 
femme  s'en  apercevait  : 

—  Moi,  rêveur!  s'écria-t-il  en  riant.  Quelle  idée!  Il  y  a  des 
heures  où  je  m'ennuie,  voilà  tout. 

—  C'est  donc  pour  cela  que  vous  êtes  si  remuant,  vous  qui  refu- 
siez de  sortir  et  de  marcher?  Ne  vous  rappelez-vous  plus  vos  théo- 
ries? Rien  n'est  si  malsain  que  l'exercice  ! 

Il  ne  voulait  pas  avouer  que  la  présence  de  Thérèse  le  gênait, 
qu'il  évitait  de  se  trouver  seul  avec  elle,  et  que  ses  longues  prome- 
nades n'étaient  qu'un  prétexte  inventé  pour  elle  autant  que  pour  lui. 
Eh  bien!  oui,  il  l'aimait!  Il  l'aimait  depuis  que  sous  sa  direction  ce 
cerveau  s'était  ouvert  à  la  science,  à  l'intelligence,  à  la  clarté.  Il  l'ai- 
mait comme  pouvait  aimer  cet  homme  revenu  des  entraînemens  de 
la  vie,  dont  les  sens  calmés  ignoraient  les  emportemens  brusques. 
C'était  un  chaste.  A  peine,  durant  les  longues  années  de  son  séjour 
auprès  de  Phineas,  avait-il  honoré  de  sa  préférence  quelques  quar- 
teronnes dignes  de  ses  bonnes  grâces.  L'amour,  pour  Nathaniel, 
c'était  un  sentiment  fait  d'adoration,  de  respect  et  d'admiration. 
Et  il  n'admirait,  il  ne  respectait,  il  n'adorait  personne  à  l'égal  de 
Thérèse.  Eh  !  que  lui  importaient  les  aventures  du  passé,  à  lui  qui 
regardait  la  morale  comme  une  convention  !   Il  avait  vu  l'intelli- 


38  REVUE   DE5    DEUX    MONDES, 

gence  de  la  jeune  femme  s'ouvrir  comme  une  belle  fleur  aux  pre- 
mières caresses  du  soleil  ;  il  avait  vu  son  âme  ardente  s'enthousias- 
mer pour  toutes  les  idées  nobles  et  généreuses  ;  il  avait  vu  sa  con- 
duite comme  maîtresse,  comme  femme,  comme  veuve;  avec  quelle 
énergie  elle  se  pliait  au  travail,  et  comment  même,  à  présent,  elle 
dirigeait  presque  toute  seule  une  immense  habitation. 

Alors,  pour  chasser  de  son  cœur  cette  passion  sans  espoir,  il  s'en- 
fuyait au  loin.  Hélas!  il  emportait  dans  son  cœur  l'irrésistible  ?ou\enir. 
Ah  !  quels  combats  son  esprit  livrait  à  sa  déraison  !  Aimer  !  aimer  cette 
créature  belle  entre  toutes  les  créatures!  Aimer  qnand  il  neigeait  sur 
sa  tête,  quand  cinquante  hivers  voûtaient  ses  épaules!  Le  plus  sage 
est  le  plus  fou  dès  qu'une  pensée  de  femme  traverse  son  cerveau. 
Il  en  arrivait  à  redouter  la  présence  de  Thérèse,  à  se  sentir  heureux 
lorsqu'il  ne  la  voyait  pas,  lorsqu'il  pouvait  inventer  un  prétexte  pour 
s'enfermer  chez  lui.  Aussi  approuva-t-il  chaudement  son  idée  de  con- 
struire à  Galveston  un  hôpital  qui  porterait  h-,  nom  de  Phineas. 

Elle  resterait  un  mois  ou  six  semaines  avecM^'  Hyacinthe,  et,  pen- 
dant ce  temps,  il  ne  souffrirait  pas  de  sa  présence.  Ce  philosophe  au 
jugement  si  fin  analysait  parfaitement  le  sentiment  qui  l'absorbait. 
Phineas  avait  aimé  Thérèse  avec  ses  sens  ;  lui  l'aimait  avec  sa  tête-. 
Et  quand  il  contemplait  la  jeune  feîiime,  il  se  disait  que  nul  homme, 
ayant  le  cœur  libre,  n'approcherait  impunément  de  cette  magicienne. 

Elle  partit  pour  Galveston  vers  les  premiers  jours  du  printemps. 
Yeuve  depuis  treize  mois,  elle  continuait  à  porter  un  deuil  aussi 
rigoureux  qu'aux  premiers  jours.  Ses  anciens  amis  la  revirent  telle 
que  naguère,  fière  et  calme  sous  son  long  voile  noir.  La  commu- 
nauté d'esprit  était  complète  entre  elle  et  le  prélat.  Les  lettres  fré- 
quemment échangées  avaient  achevé  de  lier  ces  deux  êtres  l'un  à 
Tautre.  M^'^'  Hyacinthe  lui  racontait  tout  ce  qui  s'était  passé  depuis 
leur  séparation.  Deux  fois  par  semaine,  il  lui  écrivait  les  change- 
mens  introduits  dans  le  diocèse,  la  venue  des  prêtres  nouveaux, 
la  création  de  paroisses  établies  sur  les  confins  du  territoire.  Elle 
ne  reconnut  plus  la  ville,  assainie  par  des  travaux  considérables  et 
protégée  contre  les  miasmes  pestilentiels.  L'évêque  n'était  pas  seu- 
lement un  pasteur  pour  ses  ouailles,  mais  un  maître  et  un  ami. 
Depuis  son  arrivée  au  Texas,  M"""  Hyacinthe  avait  tant  fait,  que  main- 
tenant les  cœurs  allaient  vers  lui.  On  le  consultait  sur  toutes  les 
questions  qui  touchaient  à  l'intérêt  public;  et  Thérèse  fut  frappée 
de  cette  domination  qu'exerçait  un  homme  par  le  seul  empire  de 
son  intelligence  et  de  sa  foi. 

La  jeune  femme  eut  vite  choisi  l'emplacement  où  devait  s'élever 
l'hospice  «  Phineas  Daw^itt;  »  car  elle  voulait  que  le  nom  de  son 
mari  fût  gravé  sur  le  fronton  de  l'édifice.  Puis  el'le  s'entendit  avec 


II 


THERESINE.  39 

les  architectes.  Ce  devait  être  une  création  unique  aux  États-Unis  ; 
une  maison  de  santé  possédant  toutes  les  ressources  et  pouvant  se 
suffire  à  elle-même.  De  plus,  Thérèse  transformait  en  fonds  d'état 
une  somme  considérable,  afin  d'assurer  à  l'hôpital  de  gros  revenus. 

—  Vous  faites  un  noble  emploi  de  votre  fortune,  ma  chère  en- 
fant. 

—  Alors,  vous  m'approuvez? 

—  Eh!  quelle  est  celle  de  vos  actions  que  je  n'aie  point  admirée 
depuis  que  je  vous  connais  !  Par  malheur,  il  y  a  trop  peu  de  femmes 
pareilles  à  vous  !  L'église  remuerait  le  monde. 

L'évêque  et  M™^  Dawitt  vécurent  à  côté  l'un  de  l'autre  pendant 
deux  mois,  partageant  les  mêmes  travaux,  étroitement  unis  de 
cœur  et  de  pensée.  M^'"  Hyacinthe  associait  Thérèse  à  tous  ses  la- 
beurs, à  la  fois  si  nombreux  et  si  variés.  Thérèse  était  frappée  de 
la  hâte  que  l'évêque  apportait  dans  l'accomplissement  de  ses  de- 
voirs quotidiens;  et  comme  elle  l'interrogeait  : 

—  C'est  vrai,  je  sens  que  ma  mission  touche  à  son  terme.  Déjà 
plusieurs  de  mes  amis  de  Rome  m'ont  écrit  que  le  Saint-Père  dai- 
gnait être  satisfait  de  mon  œuvre. 

—  Raison  de  plus  pour  que  vous  ne  l'abandonniez  pas  encore. 

—  J'ai  accompli  à  peu  près  tout  ce  qu'on  attendait  de  moi.  Le 
diocèse  est  prospère,  les  missions  sont  organisées;  j'ai  créé  qua- 
rante cures  nouvelles.  Maintenant... 

Il  ébauchait  le  geste  lassé  d'un  homme  qui,  venu  paur  combattre, 
n'a  pas  trouvé  le  champ  assez  large  pour  y  dépenser  l'ardeur  de 
son  esprit.  Thérèse  devint  triste. 

—  Je  serai  bien  seule,  murmura-t-elle,  quand  vous  serez  parti... 

Elfe  ne  voulut  pas  quitter  Galveston  sans  que  les  travaux  de  l'hô- 
pital fussent  commencés,  et  elle  posa  la  première  pierre  du  monu- 
ment. Une  grande  surprise  l'attendait  à  la  Maison-Rouge. 

—  J'ai  reçu  une  visite  importante  pendant  votre  absence,  lui  dit 
Nathaniel. 

—  Ah! 

—  J'ai  mieux  aimé  ne  pas  vous  en  parler  dans  mes  lettres.  Vous 
auriez  pu  abréger  votre  séjour  à  l'évèché,  et  c'eût  été  vous  gâter  un 
plaisir.  M.  Laraérac,  le  banquier  de  la  Nouvelle-Orléans,  est  venu 
faire  des  offres  pour  l'achat  de  l'habitation. 

—  Vendre  la  Maison-Rouge! 

—  î»jan.  11  pense  bien  que  vous  ne  voudrez  point  vous  séparer  de 
la  demeure  où  votre  mari  est  né,  où  est  construit  son  tombeau.  II 
propose  d'acheter  la  plantation,  et  de  se  substituer  à  vous  dans  vos 
engagemens  avec  les  noirs. 

Thérésine  rélléchit  un  instant,  et  d'une  voix  nette  : 


40  REVUE   DES    DEDX    MONDES. 

—  Je  refuse  ! 

—  Vous  avez  tort.  M.  Lamérac  offre  une  somme  considérable  :  si 
grosse  qu'à  mon  avis  il  n'agit  pas  à  lui  seul.  J'estime  qu'il  est  le 
représentant  d'une  société  d'actionnaires. 

Pour  la  seconde  fois,  elle  répliqua  avec  une  décision  brusque  : 

—  Je  refuse  I 

—  Donnez -moi  un  argument  solide,  et  je  n'insiste  pas.  Il  se  pas- 
sera longtemps  avant  que  vous  retrouviez  cette  bonne  fortune.  Vous 
en  avez  fait  l'expérience  depuis  un  an  :  c'est  une  rude  besogne  que 
de  mener  cette  armée  de  travailleurs,  que  de  surveiller  les  semai- 
sons  et  les  récoltes,  que  de  traiter  des  ventes  et  des  achats.  Une 
femme  seule  ne  peut  y  suffire. 

—  Je  ne  suis  pas  seule,  mon  ami,  puisque  vous  êtes  là. 
Nathaniel  semblait  gêné.  Cet  homme  si  net  et  si  franc  hésitait. 

—  C'est  que,  précisément... 

Les  mots  s'étranglaient  dans  sa  gorge. 

—  C'est  que,.,  précisément,.,  je  suis  forcé  de  vous  quitter. 
Elle  eut  un  tel  mouvement  de  stupeur  que  Béryot  n'osa  plus  la 

regarder. 

—  Me  quitter!  vous! 

—  Oui... 

Thérèse  tenait  ses  yeux  fixés  sur  lui.  Comme  il  ne  répondait  rien, 
elle  fit  quelques  pas  à  travers  la  chambre.  Brusquement,  elle  s'arrêta 
devant  Nathaniel  : 

—  Il  y  aura  bientôt  sept  ans  que  nous  vivons  dans  une  intimité 
absolue  de  pensée.  Je  vous  connais  :  un  être  comme  vous  ne  fait 
rien  sans  raison.  Abandonner  la  Maison-Rouge  !  Pour  que  vous  ayez 
conçu  une  pareille  idée,  il  faut  que  vous  ayez  un  motif  sérieux.  Le- 
quel? 

De  nouveau,  il  ne  répondit  pas  ;  et  qu'eût-il  répondu?  A  son  tour, 
il  s'éloignait  de  Thérèse,  ne  sachant  que  dire,  ne  sachant  que  faire. 

—  Vous  possédez  un  cœur  élevé,  une  âme  loyale,  une  conscience 
droite.  Vous  avez  dû  songer  qu'un  ami  ancien  ne  laissait  pas  aban- 
donnée à  elle-même  une  femme  dans  ma  position,  c'est-à-dire  une 
femme  sans  famille,  sans  appui,  presque  seule  au  monde.  En  dehors 
de  vous  et  de  M^''  Hyacinthe,  je  ne  me  connais  pas  un  ami.  Vous 
ai-je  blessé  sans  m'en  douter?  Alors,  je  vous  prie  de  m'excuser. 
Étes-vous  mal  ici?  Parlez,  je  vous  en  prie  :  je  ne  comprends  pas! 

—  Me  blesser,  vous?  Il  est  impossible  que  vous  pensiez  cela  une 
minute.  Vous  êtes  une  créature  parfaite,  et  j'aimerais  mieux  douter 
de  ma  raison  que  de  votre  cœur.  Mais  que  voulez-vous?  Je  me  fais 
vieux.  La  mort  peut  me  frapper  à  l'heure  où  je  l'attendrai  le  moins, 
et  je  suis  comme  l'oiseau  blessé  qui  retourne  se  blottir  dans  son 


THÉRÉSINE.  Al 

nid.  L'idée  que  je  reposerais  dans  une  terre  étrangère,  hors  de  mon 
pays,  m'est  insupportable.  Cette  préoccupation  doit  vous  paraître 
étrange  chez  moi  (il  affectait  de  rire  et  de  se  moquer  de  lui- 
même)  ;  c'est  quelquefois  le  plus  sceptique  qui  est  le  plus  senti- 
mental! Vous  aimerai-je  moins  parce  que,.,  parce  que  j'ai  le  désir 
de  revoir  ma  vieille  Côte-d'Or?  Il  y  a  là  un  petit  village  où  je  suis 
né  et  où  je  voudrais  vieillir  en  paix.  Vous  savez,  quand  on  approche 
de  sa  fin,  on  pense  à  son  commencement.  Grâce  à  votre  générosité, 
j'achèterai  le  château; —  me  voyez- vous  châtelain!  je  ris  rien  que 
d'y  penser  !  —  et  si  je  suis  loin  de  vous,  ma  chère  Thérèse,  du 
moins  je  serai  près  des  vieux  qui  attendent  leur  fils  depuis  tant 
d'années... 

Elle  le  regardait  toujours  fixement.  Il  parlait  de  rire,  et  ses  yeux 
s'emplissaient  de  larmes,  et  son  fin  visage  laissait  deviner  une  dou- 
leur profonde.  Thérèse  ne  comprenait  toujours  pas  ;  comment  eût- 
elle  pu  soupçonner  la  vérité?  Mais  elle  sentait  que  la  résolution  de 
Nathaniel  était  bien  prise,  et  qu'il  souffrait  réellement.  Elle  ignorait 
la  cause  de  cette  souffrance,  mais  elle  ne  pouvait  plus  mettre  en 
doute  la  volonté  bien  nette  de  son  ami.  Il  voulait  partir,  se  séparer 
d'elle,  rentrer  en  France,  et  non  pour  le  motif  qu'il  alléguait,  mais 
pour  des  raisons  secrètes  qu'il  n'avouait  pas.  Peut-être,  le  voyant 
indifférent  ou  calme,  ne  lui  eût-elle  point  pardonné  un  abandon 
inexplicable  ;  mais  les  larmes  de  Béryot  remuaient  le  cœur  de  Thé- 
rèse. Elle  n'admettait  pas  qu'un  tel  homme  pût  être  guidé  par  un 
mobile  inférieur,  que  cette  douleur  subie  par  lui  ne  lût  pas  réelle- 
ment cruelle.  Elle  lui  tendit  la  main  dans  un  élan  spontané  d'affec- 
tion sincère. 

—  Je  me  tais.  Partez.  Seulement  j'ai  besoin  de  réfléchir  sérieu- 
sement à  la  proposition  de  M.  Lamérac.  Vous  gardant  avec  moi,  je 
l'aurais  déclinée;  si  je  reste  seule,  je  suis  contrainte  à  l'accepter. 
Je  vous  demande  de  demeurer  à  la  Maison-Rouge  jusqu'à  ce  que 
cette  liquidation  soit  finie. 

La  vente  dura  plus  longtemps  que  Thérèse  et  Nathaniel  ne  se 
l'imaginaient.  Il  fallut  cinq  mois  pour  dresser  un  bilan  exact  de  la 
propriété,  des  marchandises,  des  contrats  passés  avec  les  travail- 
leurs et  les  correspondans.  Un  matin,  l'acte  de  vente,  rédigé  par 
un  notaire  de  Vermillion-Ville  et  soigneusement  étudié  par  Béryot, 
fut  approuvé  et  signé.  M'"^  Dawitt  ne  se  réservait  en  toute  propriété 
que  la  Maison-Rouge  et  une  partie  du  bois  de  tulipiers.  Thérèse 
conservait  le  droit  d'enclore  d'une  ceinture  de  murailles  l'habitation 
et  le  parc  qu'elle  gardait.  Elle  éprouvait  un  réel  chagrin  à  se  séparer 
de  ces  terres  qui  avaient  appartenu  à  son  mari;  il  lui  semblait 
perdre  Phineas  pour  la  seconde  fois.  Ce  chagrin  fut  doublé  par  Na- 
thaniel, qui  retournait  en  France  comme  il   l'avait  annoncé.  Les 


Û2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

adieux  furent  tristes  et  tendres.  M""^  Dawitt  souffrait  de  voir 
Béryot  s'en  aller,  et  lui  souffrait  de  la  laisser  seule.  Ah  !  s'il  eût 
osé  parler!  Mais  cet  être  délicat  et  fier  se  trouvait  trop  heureux 
déjà  de  n'être  pas  même  soupçonné  par  la  jeune  femme.  Et  il 
partait  le  cœur  brisé,  croyant  quitter  pour  toujours  cette  fine  créature 
dont  l'intelligence  était  son  œuvre;  il  partait,  sentant  sa  vie  bien 
cassée  en  deux.  Comme  elles  lui  paraissaient  loin,  ces  années  paisi- 
blement vécues  à  la  Maison-Rouge!  Et  que  d'événemens,  depuis  le 
jour  où  il  pénétrait  pour  la  première  fois  sous  ce  toit  amical  et 
hospitalier!  I'  rentrait  dans  une  vie  nouvelle,  n'ayant  plus  la  tran- 
quillité de  son  esprit,  vaincu  par  le  regard  d'une  femme,  lui  le  con- 
tempteur des  femmes  ! 

Thérèse  tenait  M^^  Hyacinthe  au  courant  des  incidens  nouveaux 
qui  agitaient  sa  vie.  L'évêque  ne  vit  pas  plus  clair  que  M""®  Dawitt 
dans  les  pensées  secrètes  de  Nathaniel.  Gomment  deviner  un 
amoureux  en  cet  homme  si  pénétrant,  blanchi  par  l'existence  et 
la  méditation?  Il  crut  qu'en  effet  la  nostalgie  du  pays  natal  avait 
pris  le  normalien,  et  que  la  mort  imprévue  de  son  ami,  frappé 
en  pleine  jeunesse,  le  décidait  seule  à  rentrer  en  France.  Il  approuva 
beaucoup  la  vente  de  la  plantation.  Dans  une  visite  que  Thérésine 
lui  fit  à  Galveston  quelques  mois  après  le  départ  de  Béryot,  il  s'en 
expliqua  nettement  avec  elle. 

—  Il  vaut  mieux  que  vous  ne  conserviez  point  d'attaches  dans  ce 
pays,  ma  chère  enfant.  Il  ne  se  passera  pas  beaucoup  de  mois  avant 
que  le  saint-père  ne  m'ordonne  de  rentrer  en  France... 

—  Quoi!  déjà? 

—  Le  Vatican  et  le  gouvernement  français  n'arrivent  pas  à  s'en- 
tendre pour  le  choix  d'un  évêque  à  ***.  Il  est  fort  possible  que 
l'accord  se  fasse  sur  mon  nom.  En  ce  cas,  je  devrais  obéir.  Je  vous 
l'ai  confessé  déjà  :  ma  tâche  est  accomplie.  Je  reste  à  mon  poste 
tant  que  je  n'en  suis  point  relevé.  Le  jour  où  je  quitterai  le  Texas, 
est-ce  que  vous  ne  seriez  pas  bien  seule?  Une  femme  supérieure 
par  le  cœur  et  par  l'esprit,  telle  que  vous  êtes,  se  doit  à  elle-même 
et  aux  autres.  M.  Béryot  est  parti  :  je  partirai  à  mon  tour.  Que  de- 
viendrez-vous? 

Et  il  lui  expliquait  la  place  qu'elle  pouvait  occuper  à  Paris,  avec 
son  éducation  et  sa  fortune.  Pour  l'évêque,  Thérèse  était  une  jeune 
fille  créole,  orpheline  et  sans  famille.  M^"^  Hyacinthe  lui  parlait  de  ce 
monde  parisien,  si  brillant  et  si  supérieur.  Elle  n'y  possédait  point 
de  relations?  Mais  ses  amis,  à  lui,  deviendraient  vite  les  siens;  sa 
dignité  de  prélat  lui  donnait  droit  de  cité  partout,  et,  grâce  à  lui, 
Thérèse  serait  bientôt  reçue  et  acceptée  dans  les  salons  les  plus 
difficiles. 

Le  séjour  qu'elle  fit  à  Galveston  eut  une  grande  influence  sur 


THÉRESINE.  43 

l'esprit  de  M"^"^  Dawilt.  Tout  d'abord  il  lui  fut  impossible  de  s'en 
rendre  compte.  Elle  était  absorbée  par  les  travaux  de  l'hôpital  dédié 
à  la  mémoire  de  son  mari  :  on  achevait  de  le  construire.  Mais,  lors- 
qu'elle se  retrouva  seule  à  l'habitation,  elle  se  rappela  les  conseils 
de  l'évêque.  M-"^  Hyacinthe  ne  se  trompait  pas  :  restant  seule,  rien 
ne  la  retenait  plus  en  Louisiane.  Ses  deux  amis  éloignés,  la  planta- 
tion vendue,  que  ferait-elle,  qui  verrait-elle?  De  même  que  >'atha- 
niel,  elle  éprouvait  un  déchirement  de  cœur  en  songeant  qu'elle  se 
séparerait  de  ce  pays  qui  l'avait  purifiée,  rajeunie,  recréée  !  Elle 
s'accoutuma  lentement  à  cette  idée,  mais  sans  fixer  de  date  à  l'évé- 
nement qui  changerait  encore  une  fois  son  existence. 

Rentrer  en  France  ! 

Elle  revoyait,  à  travers  son  souvenir,  une  enfant  de  seize 
ans,  frileusement  cachée  sous  un  manteau  de  voyage.  Cette 
enfant  ne  possédait  rien  au  monde  :  un  prénom  de  chanteuse, 
une  existence  de  courtisane,  résumaient  tout  son  passé.  Debout  à 
l'avant  d'un  paquebot,  elle  regardait  fuir  et  s'effacer  à  l'horizon  les 
côtes  du  Havre  ;  et,  de  même,  peu  à  peu,  la  silhouette  de  cette  enfant 
fuyait  et  s'efï^içait,  telle  qu'une  ombre  noyée  dans  les  vapeurs  grises 
du  lointain.  A  la  place  se  dressait  unejeune  femme  qui  ne  ressemblait 
guère  à  la  pauvrette  d'autrefois...  Rentrer  en  France!  Avec  un  nom 
honorable,  riche  d'une  grande  fortune,  lavée  des  souillures  d'un 
temps  qui  n'existait  plus.  C'est-à-dire  pénétrer  dans  un  monde  nou- 
veau que  Yi'^  Hyacinthe  allait  lui  ouvrir,  paraître  sur  un  théâtre  in- 
connu, elle,  Thérésine;  elle,  l'ancienne  petite  chanteuse!  Elle  se 
berçait  de  ces  idées  étranges,  réfléchissant  aux  caprices  du  destin, 
qui  renverse  en  un  jour  les  puissans  de  la  veille,  et  va  chercher 
une  enfant  perdue  dans  la  boue  pour  la  hisser  au  sommet.  Sa  raison 
claire  et  lucide  entrevoyait  à  peu  près  nettement  son  avenir  : 
sept  années  auparavant,  une  créature  avilie  et  méprisée  avait  quitté 
la  France,  et  une  femme  riche  et  respectée  allait  y  revenir... 

Est-ce  que  vraiment  de  tels  changemens  se  produisent  en  une 
vie?  Elle  n'était  donc  pas  impossible,  la  réhabilitation  complète, 
absolue,  qu'elle  avait  tant  de  fois  rêvée? 


Albert  Delpit, 


(L»  troisième  partie  au  prochain  n".) 


LUTTE 


ENTRE 


LA  RELIGION  ET  LA  PHILOSOPHIE 


AU    TEMPS    DE    SOGRATE 


I. 


L'histoire  de  la  Grèce  est  double  :  elle  montre  des  faits  qui 
excitent  notre  curiosité  ou  nous  aident  à  former  notre  expérience 
politique,  et  des  idées  qui  inspirent  encore  nos  poètes,  nos  philo- 
sophes et  nos  artistes.  C'est  par  les  idées  que  les  sociétés  se  trans- 
forment et  que  la  civilisation  se  développe.  La  véritable  histoire  est 
donc  celle  de  la  pensée  humaine  ;  or,  vers  la  fin  du  v®  siècle  avant 
notre  ère,  beaucoup  de  pensées  fermentaient  dans  Athènes,  et  un 
grand  homme  y  commençait  une  révolution  morale  qui  allait 
donner  une  vigoureuse  secousse  à  l'esprit  grec;  il  faut  aller  à  lui. 

Par  la  guerre  du  Péloponèse,  Athènes  avait  perdu  son  empire, 
et  bien  autre  chose  ;  ses  anciennes  mœurs  et  ses  vieilles  croyances 
étaient  ébranlées.  Maîtres  d'une  moitié  du  monde  hellénique,  les 
Athéniens  avaient  vu  affi  uer  dans  leur  cité  les  hommes  et  les  richesses  ; 
l'industrie,  le  commerce  avaient  pris  un  immense  essor,  et,  au  milieu 
de  ce  mouvement  général,  l'esprit  n'avait  pu  rester  le  prisonnier  de 


LA    RELIGION    AU    TEMPS    DE    SOGRATE.  ^5 

l'ancienne  orthodoxie  religieuse.  Des  horizons  nouveaux  s'étaient 
ouverts  devant  l'imagination  du  penseur,  comme  des  mers  nou- 
velles devant  le  navire  du  marchand.  Eschyle,  Sophocle,  Hérodote, 
Thucydide,  Aristophane,  avaient  rencontré,  dans  les  voies  où  ils 
s'étaient  élancés,  les  plus  belles  conceptions  du  génie;  Phidias 
avait  vu  Jupiter  ;  Anaxagore  avait  presque  trouvé  Dieu.  Ainsi,  le 
vieil  Homère  et  tous  les  poètes  qui  l'avaient  précédé  ou  qu'il 
inspira  avaient  paru,  après  que  la  race  grecque  se  fut,  comme  une 
alluvion  féconde,  répandue  sur  les  côtes  de  l'Asie  et  mêlée,  par  le 
commerce  et  par  les  armes,  au  monde  oriental. 

Le  sentiment  religieux  s'était  épuré,  au  moins  pour  quelques-uns. 
La  conception  de  la  divinité  était  plus  élevée,  et  la  grande  question 
de  l'autre  vie,  tout  en  restant  fort  obscure,  tendait  vers  une  solution 
moins  grossière  que  celle  qui  en  avait  été  donnée  par  Homère  et 
Hésiode.  La  récompense  des  bons  (/p-Acroi)  se  rapprochait  de  celle 
qui  leur  est  aujourd'hui  promise.  «  Les  âmes  des  hommes  pieux, 
disent  Épicharme,  Pindare  et  Eschyle,  habitent  au  ciel  et  célèbrent 
par  des  hymnes  la  grande  divinité.  »  L'âme  des  bienheureux 
(y.a/.ape;),  placée  au  milieu  des  astres,  participait  à  la  béatitude 
divine,  et  jouissait  de  la  vue  perpétuelle  de  la  lumière  pure, 
comme  celle  des  élus  de  Dante. 

Mais  au-dessous  des  nobles  préoccupations  de  ces  grands  esprits, 
que  d'agitations  stériles  !  Combien  qui,  ne  pouvant  créer,  détruisaient  ; 
qui  niaient  le  passé  sans  rien  affirmer  pour  l'avenir  ;  qui  tournaient 
en  dérision  les  lois,  les  mœurs,  les  croyances  du  vieux  temps, 
sans  rien  mettre  à  leur  place.  Les  dévots  entendaient  avec  effroi 
des  hommes  se  rire  de  tout  ce  qui  faisait  encore  leur  vie  morale  et 
religieuse,  douter  de  leurs  dieux,  parodier  les  mystères.  Beaucoup 
même,  voyant  que  les  prières,  les  sacrifices  n'avaient  point  sauvé 
Athènes  des  plus  affreuses  calamités,  en  vinrent  à  penser  que  les 
croyances  transmises  par  les  aïeux  pourraient  bien  n'être  que  des 
mensonges;  déjà  on  volait  les  dieux,  non  pas  l'argent  déposé  dans 
leurs  sanctuaires,  comme  les  Phocidiens  le  prendront  à  Delphc?, 
mais,  ce  qui  était  un  double  sacrilège,  les  ornemens  d'or  qui  recou- 
vraient leurs  statues  (1).  L'hellénisme  était  arrivé  à  ce  carrefour 

(1)  Ainsi,  au  témoignage  d'Isocrate  (Contre  Callimaque)  furent  volés  au  Parthèn»  n 
le  Gorgoneion  et  plusieurs  bas-reliefs  du  casque,  du  bouclier  et  de  la  chaussure  l'e 
Minerve.  Démosthène,  Contre  Tiinocratès,  121,  rappelle  le  \ol  des  ailes  d'or  de  lu 
Victoire,  et  Pausanias,  I,  xxv,  7,  et  xxix,  16,  parle  du  grand  mI  de  Lacharès,  qui,  au 
temps  de  Démétrius,  fils  d'Antigone,  prit  les  boucliers  d'or  de  l'architrave  et  tout 
l'or  qui  pouvait  encore  être  enlevé  de  la  statue  de  Minerve.  On  sait  ce  qui  est  ra- 
conté, à  tort  ou  à  raison,  de  Denys  l'ancien,  pillant  le  temple  de  Proserpino  et  volant 
à  Esculape  sa  barbe  d'or,  à  Jupiter  son  manteau  d'or,  «  trop  chaud  pour  l'été,  Irup 
froid  pour  l'hiver.  » 


A6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ténébreux  où  les  religions  aboutissent,  lorsque  le  doute  commence 
à  s'attacher  à  elles,  et  où  la  foule  s'attai-de,  parce  que,  si  la 
croyance  ne  conduit  plus  la  vie,  elle  commande  encore  aux  habi- 
tudes. De  là  partent  des  routes  dans  lesquelles  s'engagent  les  esprits 
élevés  et  résolus  qui  laissent  derrière  eux  le  passé  mourir  lente- 
ment et  cherchent  à  aller  au-devant  de  l'avenir  qui  s'approche. 

Longtemps  épars  à  la  circonférence  du  monde  grec,  en  Asie,  dans 
la  Thrace  et  la  Sicile,  les  philosophes  étaient  tous  accourus  au 
centre,  ioniens,  éléates,  pythagoriciens,  atomistes.  Depuis  le  siècle 
de  Périclès,  Athènes  était  leur  champ  clos  :  c'est  là  qu'avait  lieu  la 
mêlée  des  systèmes;  là  que  commençait  la  révolution  qui  fit  entrer 
le  paganisme  dans  la  période  de  décadence  pour  le  peuple,  de  trans- 
formation morale  pour  les  hommes  supérieurs.  L'ancienne  religion 
voyait  l'esprit  se  retirer  d'elle  par  deux  voies.  Les  mystères,  surtout 
ceux  d'Eleusis,  avaient  peu  à  peu  dégagé,  réuni  et  développé  les 
élémens  spiritualistes  que  les  vieux  cultes  renfermaient,  et,  sans 
briser  le  polythéisme,  tendaient  à  fah-e  prévaloir  l'idée  d'un  dieu 
unique.  Plus  hardis,  plus  libres,  les  philosophes  remontaient  par  la 
raison  seule  à  la  cause  première.  Mais  en  agitant,  pour  l'éternel 
honneur  de  l'intelligence  humaine,  les  grands  problèmes  que  la 
religion  populaire  prétendait  avoir  résolus,  C3S  hommes  faisaient 
narurellement  contre  celle-ci  acte  d'insubordination  et  de  révolte.  Ils 
la  réduisaient  à  n'être  qu'une  forme  vide,  un  linceul  de  mort  qui 
enveloppait  l'état,  et  que,  par  prudence  seule,  par  respect  forcé 
pour  les  faiblesses  populaires,  ils  se  gardaient  de  déchirer. 

Le  panthéisme  des  Ioniens  permettait  bien  encore  à  Thaïes  de 
dire:  «Le  monde  est  plein  de  dieux,  »  mais  Hippocrate  subordonnait 
leur  action  à  des  lois  constantes  et  aux  conditions  de  la  matière. 
«  Il  n'existe  pas,  disait-il,  de  maladies  divines;  toutes  ont  des  causes 
naturelles.  »  C'était  briser  l'arc  d'Apollon  et  ses  flèches,  qui  portaient 
la  peste  et  la  mort  dans  les  cités.  Anaxagore,  tout  en  proclamant 
une  cause  unique,  dont  Platon  fera  le  Xo^o;  et  saint  Paul  le  Verbwn 
Dei,  supprimait  les  auxiliaires  que  la  foi  lui  avait  donnés.  11  osait 
enseigner  que  les  aérolithes  venaient  du  ciel,  —  ce  que  les  popolatu 
de  Naples  ne  croient  pas  encore,  —  et  en  donnant  aux  pierres  météo- 
riques cette  origine,  il  était  aux  astres  leur  divinité:  Mars,  Vénus^ 
Hélios  n'étaient  plus  que  des  masses  rocheuses  incandescentes. 
Lorsqu'il  disait  :  «  Rien  ne  naît,  rien  ne  meurt  ;  il  n'y  a  partout  que 
composition  et  décomposition  ;  chaque  chose  retourne  d'où  elle  est 
venue,  et  le  fond  de  la  nature  ne  change  pas,  »  il  ruinait  le  sui*na- 
turel  et,  avec  lui,  la  religion  qui  vit  de  merveilles.  Xénophane,  plus 
explicite,  avait  rejeté  toute  la  théologie  vulgaire  et  reproché  aux 
poètes  d'avoir  divinisé  les  forces  nuisibles  ou  favorables  qui  agissent 


LA.   RELIGION    AU    TEMPS    DE    SOCRATE.  A 7 

sur  l'homme  ;  Hésiode,  même  Homère,  n'avaient  pu  trouver  grâce 
devant  lui  ;  il  leur  reprochait  d'avoir  dégradé  l'idée  de  la  divinité, 
en  prêtant  à  leurs  dieux  des  actions  et  des  senlimens  indignes  de 
l'Être  absolu.  Toutefois,  Xénophane  n'était  point  parvenu  à  concilier, 
tout  en  les  distinguant,  Dieu  et  le  monde,  la  cause  et  l'effet.  Pour 
sortir  de  ce  mélange  indécis  de  théisme  et  de  panthéisme,  son  dis- 
ciple, le  redoutable  Parménide,  comme  Platon  l'appelle,  ne  trouva 
d'autre  moyen  que  de  nier  le  monde.  H  le  déclara  une  apparence 
vaine,  et  nos  sens  qui  nous  le  montrent  des  instrumens  d'erreurs. 
Démocrite,  au  contraire,  réduisait  le  problème  de  l'univers  à  une 
question  de  mécanique  ;  il  n'existe,  selon  lui,  d'autre  substance  que 
celle  des  corps,  d'autre  force  motrice  que  la  pesanteur,  et  il  se  riait 
de  ceux  qui  des  phénomènes  de  la  nature  avaient  fait  des  dieux. 
Un  de  ses  disciples,  Diagoras  de  Mélos,  niait  résolument  leur  exis- 
tence. Pour  se  moquer  des  douze  travaux  d'Hercule,  il  jetait  au  feu 
une  statue  en  bois  du  fils  de  Jupiter  et  lui  demandait  d'accompUr 
un  treizième  exploit  en  triomphant  de  ce  nouvel  ennemi.  A  Samo- 
thrace,  les  prêtres  lui  montraient,  en  preuve  de  la  puissance  de  leurs 
dieux,  les  offrandes  des  navigateurs  échappés  au  naufrage.  «  Mais 
combien  en  auriez-vous,  leur  dit-il,  si  tous  ceux  qui  ont  péri  vous 
en  avaient  envoyé  ?  » 

Tandis  que  les  philosophes  minaient  la  religion  nationale  par  la 
raison,  les  poètes  comiques  la  tuaient  par  le  ridicule,  et  leur  in- 
fluence s'étendait  rapidement  chez  un  peuple  où  tout  le  monde 
lisait,  même  en  voyage.  Quel  devait  être  l'effet  produit  sur  la  foule 
réunie  au  théâtre,  quand,  à  Athènes,  on  jouait  le  Plutus,  les 
Oiseaux  et  les  Grenouilles  d'Aristophane,  qui  traitent  les  dieux  si 
irrévérencieusement?  A  la  cour  des  tyrans  de  Sicile,  la  satire  poli- 
tique n'étant  point  de  mise,  l'Olympe  paya  pour  l'Agora  :  les  puis- 
sans  du  jour  furent  épargnés,  mais  les  poètes  vilipendèrent  les 
anciennes  puissances  de  la  terre  et  du  ciel.  Dans  ses  comédies 
syracusaines,  Épicharme  faisait  de  Jupiter  un  gourmand  obèse  •  de 
Minerve  une  musicienne  de  carrefour  ;  de  Castor  et  Pollux,  des 
danseurs  obscènes  ;  d'Hercule,  une  brute  vorace.  On  sait  que  Plaute 
copia  souvent  ce  poète  audacieux,  dans  son  Amphitrijon  par 
exemple  ;  et  pourtant  Épicharme  était  un  personnage  grave,  dont  on 
a  fuit  un  philosophe  !  Syracuse  lui  éleva  une  statue  avec  cette  in- 
scription :  «  Autant  le  soleil  l'emporte  par  son  éclat  sur  les  autres 
astres  et  la  mer  sur  les  fleuves,  autant  Épicharme  l'emporte  par  sa 
sagesse  sur  les  autres  hommes.  » 

Ainsi,  l'anciemie  poésie  qui  avait  vécu  d'images,  et  la  nouvelle 
philosophie,  qui  vivait  d'abstractions,  ne  pouvaient  pas  s'entendre. 
L'une  avait  fait  les  Olympiens  à  la  ressemblance  de  l'homme,  l'autre 


AS  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

leur  enlevait  la  forme  brillante  dont  ils  avaient  été  revêtus  pour  les 
réduire  à  n'être  que  des  entités  métaphysiques.  Le  dieu  philoso- 
phique, nouveau  Saturne,  allait  dévorer  les  dieux  des  poètes. 

L'art  eut  sa  part  dans  cette  œuvre  de  destruction.  Les  parodies 
des  dieux  étaient  reproduites  sur  des  vases  peints,  qui,  circulant 
partout,  remplissaient  le  rôle  de  nos  journaux  de  caricature,  et  popu- 
larisaient les  scènes  irrévérencieuses  de  l'Olympe  que  les  poètes 
comiques  avaient  mises  au  théâtre.  Nos  collections  en  conservent 
un  certain  nombre;  un  d'eux,  à  la  Vaticane,  montre  Jupiter  à  la 
porte  d'Amphitryon.  Le  dieu,  caché  sous  un  masque  barbu,  tient 
l'échelle  qui  lui  fera  atteindre,  comme  un  vulgaire  coureur  d'aven- 
tures galantes,  la  fenêtre  où  Alcmène  l'attend.  Près  de  lui  Mercure, 
déguisé  en  esclave  ventru,  va  faciliter  l'amoureuse  escalade  en 
l'éclairant  de  son  falot.  Un  autre  vase,  au  British-Museum,  repré- 
sente Bacchus  qui  a  enivré  Vulcain,  afin  de  pouvoir  le  ramener, 
malgré  lui,  dans  l'Olympe  où  il  a  éprouvé  des  ennuis.  Ailleurs,  c'est 
Neptune,  Hercule  et  Mercure  qui  pèchent  à  la  ligne  pour  fournir  aux 
bombances  des  dieux. 

L'introduction  des  idées  nouvelles  est  souvent  accompagnée  d'un 
ébranlement  moral  qui  précède  leur  venue  et  dure  jusqu'à  leur 
triomphe.  Les  Erinnyes,  personnification  du  remords  qui  poursuit 
incessamment  le  coupable,  avaient  joué  un  grand  rôle  chez  les 
anciens  Grecs  ;  avec  elles  disparut  la  sanction  pénale  que  la  religion 
avait  établie  pour  cette  vie  et  pour  l'autre.  Alors  les  vieilles  lois 
étant  méprisées  et  les  nouvelles  n'étant  pas  encore  établies,  les 
hommes  se  trouvent  suspendus  dans  le  vide,  sans  autre  règle  que 
leur  conscience  qui  chancelle  et  que  leurs  passions  qui  les  entraînent. 
Du  même  coup,  la  morale  humaine  s'affaiblit;  le  sentiment  du  devoir 
diminue  et  les  liens  de  la  famille  se  relâchent.  Ainsi  en  fut-il  alors 
pour  Athènes.  «  Nous  avons,  disait-on  en  face  d'un  tribunal,  nous 
avons  des  courtisanes  pour  nos  plaisirs,  des  concubines  pour  par- 
tager notre  couche,  des  épouses  pour  nous  donner  des  enfans 
légitimes  et  veiller  au  soin  de  la  maison.  »  Est-ce  Alcibiade  qui 
parle  ainsi  ?  Non,  c'est  peut-être  le  plus  grand  des  orateurs 
d'Athènes. 


II. 


Cette  lutte  entre  la  religion  et  la  philosophie  fût  restée  sans 
influence  fâcheuse  sur  la  cité  si,  dans  le  même  temps,  il  ne  s'était 
ouvert  des  écoles  de  doute  universel  et  de  morale  facile,  où  l'art  de 
parvenir  remplaça  le  vieil  et  viril  enseignement  des  vertus  civiques. 


LA    RELIGION    AU    TEMPS    DE    SOCRATE.  49 

Le  système  d'éducation  ne  changea  pas  pour  l'enfant  ;  les  an- 
ciennes études  de  grammaire  et  de  musique,  les  exercices  militaires 
et  gymnastiques  continuèrent  ;  mais  le  jeune  homme  se  trouva 
enveloppé  d'un  autre  esprit.  On  a  souvent  montré  le  goût  d'Athènes 
pour  les  arts;  il  faut  parler  de  l'art  démocratique  par  excel- 
lence, la  rhétorique.  De  celle-ci  naquirent  deux  classes  d'hommes, 
les  rhéteurs  et  les  sophistes,  qui  regardèrent  le  talent  de  discourir 
comme  étant  à  lui-même  son  moyen  et  sa  fm.  Aussi  leur  unique 
souci  était-il  de  rendre  leurs  élèves  des  parleurs  redoutables,  tandis 
que  les  anciens  maîtres  ne  cherchaient  qu'à  faire  des  citoyens  et  des 
soldats.  Autrefois,  on  apprenait  à  agir  ;  maintenant,  on  apprend  à 
parler. 

C'était  une  conséquence  inévitable  du  développement  des  mœurs 
et  des  institutions  démocratiques.  Périclès  lui-même  n'avait  pas 
dédaigné  les  entretiens  de  Protagoras.  En  de  petites  cités  où  tout 
se  fait  par  la  parole,  l'éloquence  est  à  la  fois  une  épée  et  un  bou- 
clier ;  avec  elle  on  se  défend  et  on  attaque  ;  avec  elle  on  gagne  une 
charge  ou  un  procès,  la  faveur  du  public  ou  l'indulgence  des  juges. 
A  Athènes,  chaque  jour  un  citoyen  risquait  d'être  accusé  ou  accu- 
sateur, et  il  fallait  plaider  soi-même.  Une  accusation  bien  soutenue 
mettait  en  lumière  ;  un  échec  avait  le  double  inconvénient  d'une 
défaite  et  d'une  perte  sérieuse,  car  l'accusateur  qui  ne  prouvait  pas 
son  dire  ou  n'obtenait  pas,  au  moins,  le  cinquième  des  suffrages, 
payait  une  amende  de  mille  drachmes.  Savoir  parler  était  donc  une 
nécessité.  Pour  arriver  à  la  notoriété  publique  et  à  la  puissance, 
l'Agora  était  la  route  la  plus  sûre  ;  comme  moyen  de  parvenir,  les 
exploits  militaires  ne  venaient  qu'après  les  discours.  Cet  art  de  bien 
dire,  même  sans  bien  penser,  celui  de  revêtir  une  opinion  fausse 
des  apparences  de  la  vérité  et  d'éblouir  le  vulgaire  par  l'éclat  des 
mots,  ce  talent  de  l'avocat  qui,  au  besoin,  plaide,  avec  une  con- 
\dction  momentanée,  une  cause  qu'il  sait  mauvaise,  était  fort  re- 
cherché des  jeunes  Athéniens,  moins  curieux  à  présent  de  com- 
prendre et  de  chanter  les  hymnes  des  vieux  poètes  que  d'acquérir 
ce  que  le  Gorgias  de  Platon  appelle  le  plus  grand  des  biens,  à  savoir 
le  talent  de  persuader  par  sa  parole  les  juges  dans  les  tribu- 
naux, les  sénateurs  dans  le  conseil,  le  peuple  dans  les  assemblées. 
Aussi  accouraient-ils  en  foule  auprès  des  marchands  d'argumens 
et  de  subtilités,  et  payaient-ils  à  prix  d'or  leurs  leçons.  Hippias  d'Élis 
se  vantait  d'avoir,  en  Sicile,  gagné  par  ses  leçons,  dans  le  court 
espace  de  quinze  jours,  plus  de  150  mines,  malgré  la  concurrence 
de  Protagoras,  alors  au  comble  de  la  célébrité.  Les  sages  avaient 
jadis  semé  les  paroles  de  sagesse,  mais  ils  ne  les  vendaient  pas;  et 
Socrate,  Platon,  s'indignaient  de  ces  marchés  que  nos  sociétés  mo- 

TOME  LXXXIV.  —  1887.  k 


50  REVUE  DES    DEUX    MONDES. 

dernes,  assises,  il  est  vrai,  sur  d'autres  bases,  voient  pourtaat  sans 
colère. 

Rhéteurs  qui  analysaient  les  procédés  du  langage,  sophistes  qui 
analysaient  les  idées  morales  et  politiques,  c'était  tout  un.  Les  der- 
niers ne  formaient  pas  une  école  enfermée  dans  un  système  parti- 
culier. Ils  représentaient  un  certain  état  des  esprits  et  un  des  côtés 
de  la  philosophie  grecque,  le  scepticisme.  Ils  ne  croyaient  à  rien, 
si  ce  n'est  à  l'art  de  bien  dire  ;  préparaient,  chacun  à  sa  manière, 
des  orateurs  pour  les  assemblées  ou  des  discours  pour  les  plai- 
deurs, comme  nos  avocats  louent  leur  parole  ou  vendent  leur 
science,  comme  nos  maîtres  de  tout  genre  la  donnent  en  échange 
d'un  salaire  légitime.  On  croit  qu'ils  vinrent  de  Sicile  à  un  certain 
jour  qu'on  nomme  et  qu'on  date.  On  peut  le  dire  pour  Gorgias  ; 
mais  les  sophistes  et  les  rhéteurs  ne  sont  pas  un  produit  artificiel  ; 
ils  sortent  des  entrailles  mêmes  de  la  société  grecque  de  ce  temps, 
u  Le  plus  grand  des  sophistes,  a  dit  Platon,  c'est  le  peuple;  »  il 
voulait  dire  :  c'est  la  démocratie,  qui  aime  trop  les  beaux  parleurs 
et  a  bien  rarement  la  prudence  d'Ulysse,  lorsqu'il  passa  près  des 
Sirènes. 

Les  quatre  écoles  qui,  depuis  Thaïes,  avaient  cherché  la  vérité 
hors  de  l'enseignement  religieux,  par  les  seuls  efforts  de  l'esprit, 
n'avaient  produit  que  des  hypothèses  fondées  sur  des  raisonne- 
mens  a  priori.  La  sophistique  fut  la  réaction  qui  devait  inévitable- 
ment se  produire  contre  un  dogmatisme  impérieux,  comme  le 
scepticisme  philosophique  succédera  aux  affirmations  doctrinales  de 
Platon  et  d'Aristote.  Ces  oscillations  de  l'esprit  sont  d'ordre  natu- 
rel. Les  Ioniens  avaient  essayé  d'expliquer  la  création  par  la  ma- 
tière, les  Ëléates  par  la  pensée,  les  Pythagoriciens  par  les 
nombres,  Leucippe  et  Démocrite  par  les  atomes.  Malgré  des  con- 
ceptions puissantes,  aucun  problème  n'avait  été  résolu,  et  les 
systèmes  s'étaient  brisés  les  uns  contre  les  autres,  sans  faire 
jaillir  la  lumière.  Sur  la  voie  suivie  par  les  philosophes,  on  ne 
voyait  donc  que  des  ruines,  et  il  y  en  aura  toujours,  attendu  que, 
parmi  les  questions  qu'ils  agitent,  il  en  est  qui  dépassent  notre 
intelligence,  comme  il  est  des  efforts  qui  sont  au-dessus  de  notre 
puissance  musculaire.  C'est  l'honneur  de  l'esprit  humain  de  vouloir 
pénétrer  jusqu'aux  principes  des  choses;  c'est  le  malheur  de  sa 
condition  de  n'y  aiTiver  jamais  ;  et,  quand  il  se  sent  vaincu  dans 
cette  lutte  pour  la  conquête  de  la  vérité,  il  s'abandonne  parfois  à 
des  négations  aussi  téméraires  que  l'avaient  été  les  audaces  méta- 
physiques. Ainsi  en  arriva-t-il  en  Grèce  au  temps  où  nous  sommes. 

La  sophistique,  qu'Aristote  définit  «  une  sagesse  apparente,  mais 
non  réelle,  »  est  l'avènement  de  l'esprit  critique.  Gomme  toute 
puissance  nouvelle,  elle  ne  sut  ni  mesurer,  ni  ménager  ses  forces. 


LA.    RELIGION    AU    TliMPS    DE    SOCRATE.  51 

Avec  une  méthode  à  la  fois  féconde  et  dangereuse,  selon  celui  qui 
l'emploie,  et  qu'elle  emprunta  aux  Éléates,  la  dialectique,  elle  pré- 
tendait tout  analyser-,  et  elle  mit  tout  en  pièces,  sans  rien  reconsti- 
tuer. Elle  ne  le  pouvait  pas,  car  elle  fut  et  elle  resta  la  négation, 
arme  de  guerre  bonne  pour  détruire,  qui  ne  sert  pas  toujours  à 
édifier.  Lorsque  Protagoras,  de  qui  nous  avons  cependant  de  belles 
paroles  sur  la  justice  et  la  vertu,  disait  que  «  l'homme  est  la  me- 
sure des  choses,  »  "Av6pto-o;  TravTwv  yp-/;[j.ocTcov  {xéxpov,  cela  signi- 
fiait que  toute  pensée  est  vraie  pour  celui  qui  la  pense,  mais  seu- 
lement à  l'instant  où  elle  se  produit  dans  son  esprit  ;  de  sorte  que, 
sur  le  même  sujet,  à  des  momens  dilïérens,  l'affirmation  et  la  né- 
gation ont  une  valeur  égale,  d'où  il  résulte  que  nul  n'a  le  droit 
d'établir  une  loi  générale.  Il  admettait  pourtant  qu'il  y  avait  des 
opinions,  sinon  plus  vraies,  au  moins  meilleures  que  d'autres,  et 
que  c'était  l'office  du  sage  de  les  substituer  aux  plus  mauvaises. 
Thrasymaque  de  Ghalcédoine  allait  plus  loin  :  il  estimait  que  le 
juste  se  détermine  par  l'utile  ;  que  le  droit  est  toujours  au  plus  fort; 
qu'enfin  les  lois  n'ont  été  établies  par  les  peuples  et  par  les  rois 
que  pour  leur  avantage  particulier.  Dans  le  Gorgwsàe  Platon, Polos 
d'Agrigente  soutenait  la  thèse  que  l'intérêt  personnel  est  la  mesure 
de  tout  bien  ;  et  il  vantait  le  bonheur  des  rois  de  Perse  et  de  Macé- 
doine, qui  s'étaient  élevés  au  trône  par  le  meurtre  et  la  trahison. 
Les  prescripteurs  des  habitans  de  Mélos  n'avaient  donc  pas  eu  de 
grands  elforts  d'imagination  à  faire  pour  démontrer  à  ces  pauvres 
gens  qu'ils  avaient  tort  de  se  plaindre  qu'Athènes  les  obligeât  à 
tendre  la  gorge. 

Le  peuple,  il  est  vrai,  ne  philosophait  pas.  Mais  il  avait  un  autre 
maître,  la  guerre,  qui  lui  enseignait  la  morale  des  bêtes  fauves.  Aux 
mesures  abominables,  plusieurs  fois  prises  en  ce  temps-là,  Thucy- 
dide donne  pour  cause  la  lutte  acharnée  que  soutenaient  l'une 
contre  l'autre  Sparte  et  Athènes,  ou  l'aristocratie  et  la  démocratie. 
Eutre  elles  deux,  il  n'y  avait  d'autre  principe  que  la  force,  et  un  demi- 
siècle  plus  tard,  Démosthène  répétera  en  gémissant  la  sinistre  for- 
mule :  «  Aujourd'hui,  la  force  est  la  mesure  du  droit.  » 

De  quelque  côté  que  vinssent  ces  doctrines,  on  pense  bien  que, 
désastreuses  pour  l'état,  elles  l'étaient  aussi  pour  le  ciel  et  qu'elles 
mettaien-t  les  dieux  en  trèsgrand  péril.  Protagoras  disait  d'eux,  dans 
un  de  ses  ouvrages  :  «  Quant  aux  dieux,  je  ne  puis  savoir  s'il  y  en 
a  ou  s'il  n'y  en  a  pas,  car  beaucoup  de  choses  s'y  opposent  :  en 
particulier,  l'obscurité  de  la  question  et  la  brièveté  de  la  vie.  »  Gor- 
gias  soutenait  d'abord  que  rien  n'existe  ;  ensuite,  que,  si  quelque 
chose  existait,  il  serait  impossible  de  le  connaître  et  d'en  commu- 
niquer à  d'autres  la  connaissance.  C'était  arriver,  par  un  chemin 


52  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

opposé,  au  même  point  que  Protagoras,  c'est-à-dire  à  la  négation 
de  toute  certitude. 

Ainsi,  rien  n'est  vrai,  mais  tout  est  vraisemblable  ;  du  moins  à 
force  d'art  on  peut  donner  à  tout  les  apparences  de  la  vérité.  Donc, 
il  n'y  avait  pas  de  thèse  qui  ne  se  pût  défendre.  Si  de  telles  doc- 
trines_,  bouleversement  de  la  raison  humaine,  ruinaient  la  vertu,  le 
patriotisme,  la  religion,  elles  n'en  étaient  pas  moins,  dans  les 
bouches  habiles  qui  les  présentaient,  fort  séduisantes.  Elles  plai- 
saient à  des  esprits  amoureux  des  subtilités  ingénieuses  et  elles 
étaient  utiles  au  défenseur  de  toute  cause  mauvaise.  Aussi,  chez 
ce  peuple  disputeur,  eurent-elles  de  nombreux  adeptes  qui  trouvè- 
rent dans  ce  métier  le  moyen  de  briller  et  de  s'enrichir.  C'était  à 
qui  de  ces  prestidigitateurs  surpasserait  l'autre  par  l'étrangeté  de 
ses  thèses,  par  la  subtilité  de  ses  argumens,  par  la  souplesse  et 
l'éclat  de  sa  parole,  par  son  habileté  à  traiter  sur-le-champ  et  suc- 
cessivement le  oui  et  le  non,  le  pour  et  le  contre.  Dans  les  écoles, 
dans  les  fêtes,  dans  les  jeux  publics  d'Olympie,  partout  où  beau- 
coup d'hommes  se  trouvaient  réunis,  on  voyait  aussitôt  paraître  un 
sophiste  qui,  se  faisant  donner  un  sujet  quelconque,  le  traitait, 
quelque  frivole  ou  paradoxal  qu'il  fût,  aux  applaudissemens  des 
auditeurs,  et  ne  s'avouait  jamais  vaincu.  «  Ces  gens-là,  dira  Platon, 
on  a  beau  les  terrasser,  ils  se  relèvent  toujours  :  l'Hydre  de  Lerne 
était  un  sophiste.  » 

Mais  il  ne  faut  pas  faire  de  la  sophistique  un  attribut  particulier 
de  la  démocratie.  Gritias,  qui  fut  un  des  trente  tyrans  et  un  des 
plus  abominables,  ne  voyait  dans  les  institutions  religieuses  et  dans 
la  croyance  aux  dieux  que  l'effet  d'une  ruse  habile.  «  Il  fut  un 
temps,  disait-il,  où  la  vie  humaine  était  sans  loi,  semblable  à  celle 
des  bêtes  et  esclave  de  la  violence.  Il  n'y  avait  pas  alors  d'honneur 
pour  les  bons,  et  les  supplices  n'effrayaient  pas  encore  les  méchans. 
Puis  les  hommes  fondèrent  les  lois,  pour  que  la  justice  fût  reine 
et  l'injure  asservie;  et  le  châtiment  suivit  alors  le  crime.  Mais 
comme  les  hommes  commettaient  en  secret  les  violences  que  la  loi 
réprimait,  lorsqu'elles  osaient  s'exercer  à  découvert,  il  se  rencon- 
tra, je  pense,  un  homme  adroit  et  sage  qui,  pour  imprimer  la  ter- 
reur aux  mortels  pervers,  lorsqu'ils  se  porteraient  à  faire,  à  dire, 
ou  même  à  penser  quelque  chose  de  mauvais,  imagina  la  divinité. 
Il  y  a  un  dieu,  dit-il,  florissant  d'une  vie  immortelle,  qui  sait,  qui 
entend,  qui  voit  par  la  pensée  toutes  choses,  et  dont  l'attention 
est  toujours  éveillée  sur  la  nature  mortelle.  Il  entend  tout  ce  qui 
se  dit  parmi  les  hommes  ;  il  voit  tout  ce  qui  s'y  fait.  Si  vous  ma- 
chinez quelque  forfait  en  silence,  il  n'échappera  point  aux  regards 
des  dieux.  A  force  de  répéter  de  pareils  discours,  ce  sage  introdui- 


LA    RELIGION    AU    TEMPS    DE    SOCRATE.  53 

sit  le  plus  heureux  des  enseignemens,  cachant  la  vérité  sous  le 
mensonge.  Et  pour  frapper  davantage,  pour  mieux  conduire  les 
esprits,  il  leur  conta  que  les  dieux  habitent  aux  lieux  d'où  viennent 
aux  hommes  les  plus  grandes  terreurs  et  les  plus  grands  secours 
de  leur  vie  malheureuse  ;  aux  lieux  d'où  s'échappent  les  feux  de 
l'éclair  et  les  terribles  retentissemens  de  la  foudre;  où,  d'un  autre 
côté,  brille  la  voûte  étoilée  du  ciel,  œuvre  admirable  du  temps,  ce 
sage  ouvrier,  et  d'où  part  la  lumière  brillante  des  astres,  d'où  la 
pluie  pénétrante  descend  au  sein  de  la  terre.  C'est  ainsi,  je  pense, 
que  quelque  sage  parvint  à  persuader  les  hommes  de  l'existence 
des  dieux.  » 

Athènes  eut  l'honneur  et  le  triste  privilège  de  devenir  le  foyer  de 
l'esprit  sophistique,  dont  on  retrouve  les  traces  dans  les  mœurs  pu- 
bliques de  quelques-uns  de  ses  citoyens  et  jusque  dans  sa  littéra- 
ture. Les  tragédies  d'Euripide  nous  en  ont  déjà  fourni  la  preuve  (1); 
la  vie  dWlcibiade  en  est  une  autre.  Ce  personnage  fut  en  effet  un 
sophiste  politique,  brillant  rhéteur  en  actions,  comme  les  autres 
l'étaient  en  paroles  ;  toujours  prêt  au  oui  et  au  non  ;  aujourd'hui 
avec  Athènes,  demain  avec  Sparte,  Argos  ou  Tissapherne,  indiffé- 
rent, en  un  mot,  sur  ces  questions  de  patrie  et  de  vertu  qui  pas- 
sionnaient si  fortement  les  contemporains  de  Miltiade. 

Contre  ces  doctrines  qui  détachaient  les  citoyens  de  la  patrie  et 
jetaient  un  reflet  fâcheux  sur  les  œuvres  d'un  aussi  beau  génie 
qu'Euripide,  des  protestations  s'élevèrent.  Il  y  en  eut  deux  fameuses, 
l'une  au  nom  du  passé,  l'autre  au  nom  de  l'avenir.  Je  parle  d'x\ris- 
tophane  et  de  Socrate. 

Aristophane  combattit  Euripide,  Cléon,  les  sophistes  et  Socrate, 
en  un  mot  l'esprit  nouveau,  bon  ou  mauvais,  sans  distinction.  On 
a  vu  déjà  que  l'Athènes  de  Périclès  et  sa  démocratie  belliqueuse 
n'avaient  pas  les  sympathies  du  poète  satirique.  Dans  les  Grenouilles, 
dont  l'objet  est  de  montrer  combien  Euripide  est  inférieur  à  Eschyle 
pour  la  noblesse  des  personnages  et  pour  la  convenance  du  style, 
qui  est  le  même  dans  la  bouche  de  tous,  rois  ou  esclaves,  Aristo- 
phane fait  dire  à  Euripide  lui-même  :  «  Par  Apollon  !  en  les  faisant 
parler  ainsi,  je  leur  prêtais  un  air  plus  démocratique  I  » 

Mais  ce  furent  les  sophistes  qu'il  atir.qua  le  plus  violemment 
dans  la  personne  de  Socrate,  ne  distinguant  point  en  lui  l'homme 
sensé,  caché  peut-être  sous  trop  d'habiletés  de  parole.  La  pièce 
des  Nuées  est  un  pamphlet  étincelant  d'esprit,  mordant,  qui  i)orte 
juste  en  pleine  sophistique,  seulement  il  faudrait  substituer  le 
nom  d'un  de  ces  saltimbanques  en  paroles  dont  nous  avons  parlé  à 

(1)  Voyez,  dans  la  Bevwe  du  1"  octobre  1880,  l'étude  sur  Euripide. 


L 


54  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

celui  de  Socrate,  que  le  poète  représente  suspendu  au-dessus  de 
la  terre,  et  invoquant  les  déesses  tutélaires  des  sophistes,  les  Nuées, 
dont  il  croit  entendre  la  voix  au  milieu  des  brouillards.  Le  vieux 
Strepsiade,  ruiné  par  les  désordres  de  son  fils,  voudrait  bien  trou- 
ver le  moyen  de  ne  pas  payer  les  dettes  que  le  prodigue  a  con- 
tractées :  pour  cela  il  l'envoie  à  l'école  des  sophistes.  «  Qu'irai-je  y 
apprendre?  demande  le  fils. 

Stkepsiade  :  —  Ils  enseignent,  dit-on,  deux  raisonnemens  :  le  juste 
et  l'injuste.  Par  le  moyen  du  second,  on  peut  gagner  les  plus  mau- 
vaises causes.  Si  donc  tu  apprends  ce  raisonnement  injuste,  je  ne 
paierai  pas  une  obole  de  toutes  les  dettes  que  j'ai  contractées 
pour  toi.  ))  Sur  le  refus  de  son  fils,  le  vieillard  se  rend  lui-même 
chez  Socrate,  et  bientôt  il  y  apprend  à  ne  plus  croire  aux  dieux.  11 
rencontre  son  fils  et  l'entend  jurer  par  Jupiter  Olympien,  a  Voyez, 
voyez,  Jupiter  Olympien!  quelle  folie!  A  ton  âge,  tu  crois  à  Ju- 
piter !    » 

Phidippide  :  —  Y  a-t-il  en  cela  de  quoi  rire  ? 

—  Tu  n'es  qu'un  enfant  pour  admettre  de  telles  vieilleries. 
Approche  pourtant,  que  je  l'instruise  ;  je  vais  te  dire  la  chose,  et 
alors  tu  seras  homme  ;  mais  ne  va  pas  le  répéter  à  personne  ! 

—  Eh  bien  !  qu'est-ce? 

—  Tu  viens  de  jurer  par  Jupiter? 
~  Oui. 

—  "Vois  comme  il  est  bon  d'étudier  :  il  n'y  a  pas  de  Jupiter,  mon' 
cher  Phidippide. 

—  Qui  est-ce  donc? 

—  C'est  Tourbillon  qui  règne  ;  il  a  chassé  Jupiter  (1). 

C'est  le  nous  avons  changé  tout  cela  de  Molière,  et  cette  bonne 
dupe  de  Strepsiade  rappelle  notre  bourgeois-gentilhomme.  Il  ne 
faut  pas  oublier  qu'il  a  perdu  son  manteau  et  ses  souliers  :  insinua- 
tion de  vol  calomnieuse,  assurément,  contre  Socrate,  et  qui  l'était 
aussi  contre  les  sophistes. 

Après  cette  parodie  des  nouvelles  doctrines  qui  substituaient  à 
la  royauté  divine  de  Jupiter  la  domination  des  lois  physiques,  le 
poète  met  en  scène  le  Juste  et  l'Injuste  :  tous  deux  se  livrent  ba- 
taille à  coups  d'argumens  ;  le  Juste  trace  le  tableau  de  la  vie  an- 
cienne, qui  se  passait  au  milieu  des  exercices  de  la  palestre  et  dans- 
la  pratique  de  la  vertu,  avec  la  pudeur,  la  modération  et  le  respect 
des  vieillards.  L'Injuste  étale  toutes  ses  séductions,  et  c'est  à  lur 
qu'Aristophane  fait  demeurer  le  champ  de  bataille,  comme  s'il 
désespérait  désormais  de  ramener  les  Athéniens  à  la  justice  : 

(1)  Voir  dans  les  Oiseaux,  vers  467  et  s^liv.,  la  parodie  de  la  théogonie  orphique. 


LA    RELIGION    Ab'    TEMPS    DE    SO:]RATE.  55 

«  L'Injuste  :  —  Or  çà  !  dis-moi,  quelle  espèce  de  gens  sont  les 
orateurs  ? 

Le  Juste  :  —  Des  infâmes, 

—  Je  le  crois  ;  et  nos  poètes  tragiques? 

—  Des  infâmes. 

—  Bien  ;  et  les  démagogues  ? 

—  Des  infâmes. 

—  Et  les  spectateurs,  que  sont-ils  ?  Vois  quelle  est  la  majorité. 

—  Attends,  je  regarde. 

—  Eh  bien!  que  vois-tu? 

—  Les  infâmes  sont  en  majorité.  En  voilà  im  que  je  connais  pour 
tel,  celui-là  encore,  et  cet  autre  avec  ses  longs  cheveux.  Qu'as-tu 
à  dire  maintenant? 

—  Je  suis  vaincu.  0  infâmes,  je  vous  en  prie,  recevez  mon  man- 
teau ;  je  passe  dans  votre  camp! 

Phidippide  se  décide  enfin  à  aller  à  l'école  de  Socrate.  Mais  le 
bonhomme  Strepsiade  ne  tarde  pas  à  s'en  repentir  ;  on  le  voit 
accourir  sur  la  scène,  battu  par  son  fils  :  «  Ilo  !  la,  là  !  voisins, 
parens,  citoyens,  secourez-moi I  On  me  tue!  Aà!  la  tête!  ah!  la 
mâchoire  !  Scélérat,  tu  bats  ton  père  !   » 

Phidippide  :  —  Il  est  vrai,  mon  père. 

—  Vous  l'entendez,  il  avoue  qu'il  me  frappe. 

—  Sans  doute. 

—  Scélérat  !  Voleur  !  Parricide  ! 

—  Répète  les  injures  ;  dis-en  mille  autres;  sais-tu  que  j'y  prends 
plaisir? 

—  Infâme! 

—  Tu  me  couvres  de  roses. 

—  Tu  bats  ton  père  ! 

—  Et  je  te  prouverai  que  j'ai  eu  raison  de  te  battre. 

—  L'impie!  Peut-on  jamais  avoir  raison  de  battre  son  père? 

—  Je  le  démontrerai,  et  tu  seras  convaincu. 

—  Je  serai  convaincu  ? 

—  Rien  de  plus  simple.  Dis  seulement  lequel  des  deux  raison- 
neraens  tu  veux  que  j'emploie. 

Plus  loin,  Phidippide  dit,  en  parlant  de  la  loi  qui  permet  aux  pères 
de  battre  leurs  fils  et  défend  la  réciprocité  :  «  jN'ôtait-il  pas  homme 
comme  nous,  celui  qui  porta  le  premier  cette  loi,  et  la  fit  adoptera 
ceux  de  son  temps?  Pourquoi  ne  pourrais-je  pas  également  faire 
une  loi  nouvelle  qui  permette  aux  fils  de  battre  les  pères  à  leur 
tour?  Nous  vous  faisons  grâce  de  tous  les  coups  que  nous  avons  re- 
çus depuis  l'établissement  de  cette  loi  ;  nous  voulons  bien  avoir  été 
battus  gratis.  Mais  vois  les  coqs  et  les  autres  animaux  :  ils  se  dé- 


56  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fendent  contre  leurs  pères,  et  cependant  quelle  différence  y  a-t-il 
entre  eux  et  nous,  si  ce  n'est  qu'ils  ne  rédigent  pas  de  décrets?  » 
C'étaient  là  les  raisonnemens  favoris  des  sophistes,  il  est  vrai  en 
d'autres  sujets.  Enfin  le  vieillard  revient  à  résipiscence,  et,  recon- 
naissant que  les  sophistes  sont  des  fripons,  il  court  avec  un  esclave, 
une  torche  dans  une  main,  une  hache  dans  l'autre,  à  l'assaut  de 
l'école  de  Socrate,  qu'il  veut  démolir  et  brûler  avec  tous  ses  habi- 
tans. 

On  sait  par  l'affaire  de  Mélos  quel  chemin  avaient  fait  ces  doc- 
trines, qui  donnèrent  là  un  de  leurs  fruits  naturels  :  la  théorie  du 
droit  du  plus  fort  ;  et  l'historien  se  demande  quel  pouvait  être  le  pa- 
triotisme de  ces  nouveau -venus  qui,  ne  voyant  dans  le  passé  que 
d'inutiles  vieilleries,  mettaient  leur  raison  individuelle,  tout  armée 
d'argumens  spécieux,  à  la  place  de  la  raison  collective  de  la  cité, 
faite  du  souvenir  des  joies  et  des  tristesses  éprouvées  en  commun. 
Un  d'entre  eux  n'a-t-il  pas  dit  que  la  loi  était  un  tyran,  parce 
qu'elle  est  une  gêne  :  opposition  contre  la  loi  civile  qui  mettait  en 
péril  la  loi  morale.  jNi  Lycurgue  ni  Selon  ne  parlaient  ainsi,  et  l'on 
se  souvient  que  Pindare  appelait  la  loi  h  la  reine  et  impératrice  du 
monde.  » 

La  Grèce  avait  vécu  dix  siècles  sous  un  régime  municipal  qui 
avait  fini  par  lui  donner  puissance,  gloire  et  liberté,  avec  un  patrio- 
tisme étroit,  mais  énergique,  devant  lequel  le  Mède  avait  reculé.  Et 
voici  des  hommes  qui  minaient  le  respect  dû  à  la  loi,  aux  divinités 
poliades,  aux  croyances  des  aïeux.  Ces  nomades,  errant  de  ville  en 
ville,  en  quête  d'un  salaire,  n'avaient  plus  de  patrie,  et  ils  en  dé- 
truisaient l'amour  dans  le  cœur  de  ceux  qui  en  avaient  une  encore. 
Les  tristes  effets  de  cette  révolution  morale  qui  agrandit  les  idées, 
mais  qui  laisse  les  caractères  fléchir  à  tout  vent  de  passion,  ne  tar- 
deront pas  à  se  faire  sentir  :  avant  deux  tiers  de  siècle,  les  habi- 
tans  de  ces  villes  naguère  si  vivantes  ne  seront  plus  que  les  mornes 
sujets  de  l'empire  macédonien.  Quand  la  religion  part,  qu'au  moins 
la  patrie  reste  1 

Nous  mettons  à  la  charge  de  la  sophistique  assez  de  méfaits  pour 
être  obligé  de  faire  aussi  la  part  des  services  qu'elle  a  rendus  en 
donnant  une  direction  nouvelle  aux  méditations  philosophiques. 
Les  physiciens  des  écoles  précédentes  n'étaient  occupés  que  du 
cosmos;  les  sophistes  firent  une  part  à  l'étude  de  l'homme,  de  ses 
facultés,  de  son  langage.  En  aiguisant  l'esprit,  à  force  de  subtilités, 
ils  le  préparèrent  pour  des  travaux  plus  utiles,  et  ils  commencèrent 
l'opposition  féconde  entre  le  droit  traditionnel,  qui  consacrait  sou- 
vent des  iniquités,  et  le  droit  naturel,  qui  ne  pouvait  se  trouver  qu'au 
fond  de  la  conscience.  Ces  services  sont  dus  surtout  aux  premiers 


LA    RELIGION    AU    TEMPS    DE    SOCRATE.  57 

sophistes,  qu'il  faut  séparer  des  vendeurs  de  paroles,  leurs  disci- 
ples dégénérés,  parce  qu'ils  furent  des  philosophes  et  d'habiles  dia- 
lecticiens que  Socrate  et  Platon  respectaient.  Chez  quelques-uns,  on 
rencontrerait  des  pensées  que  n'auraient  pas  réprouvées  les  anciens 
sages.  c(  Tous  les  animaux,  disait  Protagoras,  ont  leurs  moyens  de 
défense;  à  l'homme,  la  nature  a  donné  le  sens  du  juste  et  l'horreur 
de  l'injustice.  Ce  sont  les  armes  qui  le  protègent,  parce  que  ces  dis- 
positions naturelles  l'aident  à  établir  de  bonnes  institutions.  »  Elle 
est  de  Prodicus,  la  belle  allégorie  d'Hercule,  sollicité,  au  moment 
d'entrer  dans  la  vie  active,  par  la  Vertu  et  la  Volupté,  et  se  décidant 
à  suivre  la  première.  Lycophron  déclare  que  la  noblesse  est  un  avan- 
tage imaginaire  ;  Alcidamas,  que  la  nature  ne  fait  pas  des  hommes 
libres  et  des  hommes  esclaves,  thèse  que  les  derniers  stoïciens  re- 
prendront. A  travers  cette  sophistique  purifiée  par  Socrate,  on  en- 
trevoit un  monde  nouveau  qui  s'élève.  Ce  que  le  citoyen  va  perdre, 
l'homme  le  gagnera,  et  la  lutte  entre  le  Jus  civitatis  et  \e  jus  gcn- 
tium  que  les  écoles  socratiques  vont  entreprendre  sera  l'histoire 
même  des  progrès  de  l'humanité. 

Aristophane  avait  attaqué  la  sophistique  avec  une  vigueur  singu- 
lière, sans  proposer  d'autre  remède  que  de  fermer  les  écoles  des 
philosophes  et  de  reculer  de  trois  générations  en  arrière.  Mais  lui- 
même  n'a-t-il  pas  tous  les  vices  de  son  temps,  l'immoralité  et  l'irré- 
ligion ?  Le  remède  véritable  n'était  pas  l'ignorance  des  anciens  jours  ; 
on  le  pouvait  trouver  dans  la  science  virile  que  venait  d'inaugurer 
un  homme,  et  cet  homme  était  celui  que  le  poète  avait  le  plus  cruel- 
lement attaqué. 

III. 

Socrate  naquit,  en  Zi69,  d'une  sage-femme  et  d'un  sculpteur  ap- 
pelé Sophronisque.  Il  était  fort  laid,  ce  qui  l'aida  à  comprendre  de 
bonne  heure  que  la  laideur  morale  seule  est  repoussante.  On  dit  qu'il 
exerça  d'abord  la  profession  de  son  père,  et  Pausanias  vit  dans  la 
citadelle  d'Athènes  un  groupe  représentant  les  Grâces  voilées,  qu'on 
lui  attribuait.  Quoiqu'il  fût  pauvre,  il  abandonna  bientôt  son  art,  que 
peut-être  il  ne  pratiqua  jamais,  et  il  se  mit  à  étudier  les  ouvrages 
et  les  systèmes  des  philosophes,  ses  contemporains  ou  ses  prédé- 
cesseurs. Ces  études  spéculatives  ne  l'empêchèrent  pas  de  remplir 
ceux  des  devoirs  de  citoyens  dont  la  loi  faisait  une  obligation  :  il 
combattit  courageusement  à  Potidée,  à  Amphipolis  et  à  Délion  ;  à 
Potidée,  il  sauva  Alcibiade  blessé  ;  à  Délion,  il  résista  un  des  der- 
niers et  manqua  d'être  pris.  Les  généraux  disaient  que,  si  tous 
avaient  fait  comme  lui  leur  devoir,  la  bataille  n'eût  pas  été  perdue. 


58  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Indifférent  à  C3  que  les  hommes  considèrent  comme  des  biens  né- 
cessaires, il  s'appliquait  à  n'avoir  pas  de  besoins,  afin  d'être  plus 
libre,  vivait  de  peu,  marchait,  l'hiver  et  l'été,  pieds  nus,  couvert 
d'un  misérable  manteau;  et  la  colère  des  puissans,  la  haine  ou  les 
applaudissemens  de  la  multitude  n'avaient  pas  plus  d'effet  sur  son 
âme  que  le  chaud  ou  le  froid  sur  son  corps.  Siégeant  parmi  les 
juges  des  généraux  vainqueurs  aux  Arginuses,  il  refusa  de  confor- 
mer son  jugement  aux  passions  de  la  foule.  Quand  tout  pliait  sous 
les  trente  tyrans,  il  osa  leur  désobéir  plutôt  que  de  faire  une  ac- 
tion injuste.  Il  vécut  pauvre  et  refusa  d'être  riche;  Alcibiade  lui 
offrait  des  terres,  Gharmide  des  esclaves,  le  roi  de  Macédoine,  Ar- 
chélaos,  sa  faveur  ;  il  n'en  voulut  point. 

Que  fit  donc  cet  homme  de  bien  et  ce  citoyen  courageux  pour 
attirer  sur  lui  tant  de  malveillance  de  la  part  de  ses  contemporains, 
tant  d'admiration  de  la  part  de  la  postérité? 

Le  voici.  Socrate  s'était  imposé  la  tâclie  de  dégager  le  sens  mo- 
ral autour  duquel  les  sophistes  avaient  assemblé  d'épais  nuages.  Au 
souille  énervant  et  destructeur  de  leurs  doctrines,  tout  chancelait. 
L'esprit  s'adorait  lui-même  dans  ses  plus  dangereuses  subtilités  et 
étouilait  sous  un  flot  de  paroles  la  voix  du  juge  intérieur  que  la  na- 
ture a  mis  en  nous.  Dans  l'homme,  les  sophistes  ne  voyaient  que 
ce  qui  est  de  l'individu  ;  Socrate  y  chercha  ce  qui  est  de  la  nature 
humaine.  Ilavaitlu  au  fronton  du  temple  deBelphes  :  «  Gonnais-toi  toi- 
même;  »  ce  fut  pour  lui  la  science  par  excellence.  Démosthène  aussi 
dira  :  «  Les  autels  les  plus  saints  sont  dans  l'âme;  »  et  le  politique 
comme  le  philosophe  avait  raison.  Car  cette  science  de  nous-même 
nous  révèle  les  dons  que  l'humanité  a  reçus,  avec  l'obligation  de 
s'en  servir  :  l'intelligence,  pour  comprendre  le  bien  et  le  vrai;  la 
liberté,  pour  choisir  et  prendre  la  route  qui  y  conduit. 

Séduit  par  la  grandeur  de  cette  tâche,  Socrate  se  détourna  des  doc- 
trines purement  spéculatives,  de  la  recherche  des  causes  premières, 
de  l'origine  et  des  lois  du  monde,  de  la  nature  des  élémens,  etc., 
pour  méditer  sur  nos  devoirs.  Il  soutint  que  la  nature  avait  mis  à 
notre  portée  les  connaissances  de  première  nécessité,  et  qu'il  n'y  avait 
qu'à  ouvrir  notre  âme  pour  y  lire,  en  traits  ineffaçables ,  les  lois 
immuables  du  bon,  du  vrai,  même  du  beau;  ces  lois,  qu'il  appelait 
si  bien,  après  Sophocle,  lois  non  écrites,  vojjioi  a^pa-Toi,  auxquelles 
est  attachée  une  sanction  inévitable  par  les  maux  que  leur  violation 
entraîne.  En  faisant  ainsi  de  l'homme,  au  contraire  de  ses  prédé- 
cesseurs, le  centre  de  toutes  les  méditations,  il  créait  la  vraie  phi- 
losophie, celle  qui  devait  faire  sortir  au  grand  jour  les  trésors  que 
la  conscience  humaine  renferme  ;  il  trouvait  enfin  et  élevait  au-des- 
sus des  erreurs,  des  préjugés  et  des  injustices  de  temps  et  de  lieu,. 


L\    RELIGION    AU    TEMPS    DE    SOCRATE.  59 

la  loi  naturelle,  le  seul  flambeau  humain  qui  puisse  éclairer  la  route 
où  les  sociétés  marchent.  Montaigne  dit  très  bien,  après  Cicéron  : 
«  Socrate  avait  ramené  du  ciel,  où  elle  perdait  son  temps,  la  sagesse 
humaine  pour  la  rendre  à  l'homme,  où  est  sa  plus  juste  et  plus  labo- 
rieuse besogne.  » 

En  révélant  une  justice  OTpérieure  aux  lois  spéciales  à  chaque 
état,  Socrate  montrait  qu'il  est,  pour  les  sociétés,  un  idéal  dont 
elles  doivent  se  rapprocher  ;  mais  il  demeurait  respectueux  de 
l'ordre  établi  ;  il  proclamait  la  sainteté  de  la  famille,  et  il  trouvait 
pour  la  mère,  pour  l'épouse,  des  mots  qui  rappellent  la  femme 
forte  de  l'Écriture.  Ses  plus  illustres  élèves  condamneront  le  tra- 
vail manuel  ;  lui,  il  aura  le  courage  de  dire  aux  possesseurs  d'es- 
claves :  «  Parce  qu'on  est  libre,  n'y  a-t-il  donc  autre  chose  à  faire 
que  manger  et  dormir?  » 

On  a  fait  de  Socrate  un  profond  métaphysicien  ;  mais  le  créateur 
de  la  philosophie  du  bon  sens  ne  pouvait  l'emprisonner  dans  un 
système.  On  l'a  aussi  appelé  un  grand  patriote,  et  l'on  veut  qu'il  se 
soit  proposé  de  changer  les  mœurs  d'Athènes;  c'est  un  peu  le  rôle 
que  Platon  est  prêt  à  lui  donner.  Nous  croyons  qu'il  n'eut  point  de 
visées  politiques  si  particulières  et  que  son  ambition  était  plus 
haute.  Indifférent  à  toutes  les  choses  du  dehors,  comme  aucun  Grec 
ne  l'avait  encore  été,  au  point  de  n'être  sorti  volontairement 
d'Athènes  qu'une  fois  ou  deux,  il  s'occupa  du  dedans  de  l'homme 
et  pass-a  ses  jours  à  regarder  en  lui-même  et  dans  les  autres.  L'em- 
ploi de  sa  vie  fut  de  gagner  quelques  âmes  à  la  vertu  et  à  la  vérité. 
Muni  de  deux  armes  puissantes  :  une  claire  et  nette  intelligence 
qui  lui  faisait  découvrir  l'erreur,  une  dialectique  à  la  fois  subtile  et 
forte  qui  enlaçait  l'adversaire  de  liens  indissolubles,  il  se  donna  la 
mission  de  poursui^Te  partout  le  faux.  Et  cette  mission,  il  la  rem- 
plit, durant  quarante  années,  avec  la  foi  d'un  apôtre  et  le  plaisir 
d'un  artiste,  se  complaisant  dans  les  victoires  qu'il  remportait  sur  la 
présomption  ou  l'ignorance.  Ne  luiarriva-t-il  pas  un  jour(l)  d'amener 
Théodote,  la  belle  hétaïre,  à  comprendre  qu'il  y  avait  pour  elle  des 
moyens  de  rendre  sa  profession  plus  lucrative? 

Cet  enseignement  de  tous  les  instans  et  avec  toutes  gens  n'était 
ni  théorique  ni  apprêté  ;  il  avait  lieu  au  jour  le  jour,  en  tous  lieux, 
«t  selon  l'erreur  qui  se  montrait.  Assidu  sur  la  place  publique,  non 
pour  prendre  part  aux  affaires  de  l'état,  il  ne  s'y  mêlait  qu'autant 

(1)  Xénophon,  Mémoires,  m,  11.  Socrate  parle  souvent  de  l'amitié  et  d'Éros,  mais 
«  le  vérital)le  amour,  déclare-t-il,  est  celui  où  l'on  cherche  d'une  manière  désinté- 
ressée le  plus  grand  bien  de  la  personne  aimée,  et  non  celui  où  un  égoisme  sans 
scrupules  poursuit  des  fins  et  emploie  des  mo_vens  qui  inspirent  aux  deux  amis  du 
mépris  l'un  pour  l'autre.  »  E.  Zeller,  la  Philosophie  des  Grecs,  v,  p.  J53. 


60  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

qu'il  y  était  obligé  par  la  loi,  il  épiait  au  passage  toute  fausse  doc- 
trine pour  l'arrêter,  la  saisir  et  montrer  ce  qu'elle  cachait,  le  néant. 
On  voyait  se  promener  par  la  ville  cet  homme  disgracié  de  la  na- 
ture, au  nez  camus,  aux  lèvres  épaisses,  le  cou  gros  et  court,  le 
ventre  proéminent  comme  celui  d'un  Silène,  les  yeux  bombés  et  à 
fleur  de  tête,  mais  illuminés  par  le  génie.  Il  allait  çà  et  là,  quel- 
quefois distrait  et  absorbé  dans  des  réflexions  profondes,  jusqu'à 
demeurer,  dit-on,  vingt-quatre  heures  à  la  même  place  (1);  le  plus 
souvent  abordant  l'un  ou  l'autre  de  ceux  qui  passaient,  ou  entrant 
dans  les  boutiques  des  artisans,  et  causant  avec  chacun  du  sujet  qui 
lui  était  propre.  11  dialoguait  toujours.  De  quelque  vérité  simple, 
accordée  tout  de  suite  par  ses  interlocuteurs,  il  leur  faisait  tirer  des 
conséquences  imprévues  et  les  conduisait  invinciblement,  sans  pa- 
raître intervenir  lui-même,  à  des  notions  dont  ils  ne  s'étaient  pas 
doutés.  Sa  méthode  devint  célèbre  dans  l'antiquité  sous  le  nom 
d'ironie  socratique j  elle  apprenait  à  penser  et  à  s'assurer  que  l'on 
pensait  juste.  Aussi  s'appelait-il  lui-même,  en  souvenir  du  métier 
de  sa  mère,  l'accoucheur  des  esprits.  Il  amenait  en  effet  l'artisan 
à  concevoir,  comme  de  lui-même,  des  idées  plus  élevées  et  plus 
rationnelles  sur  son  art  ;  le  politique,  sur  les  affaires  de  l'état  ;  le 
sophiste,  sur  les  questions  qu'il  agitait.  Un  grain  de  raillerie  assai- 
sonnait toujours  ses  conversations.  Socrate  ne  se  donnait  que  pour 
un  homme  en  quête  de  la  vérité,  un  chercheur,  comme  il  disait  ;  il 
feignait  d'abord  d'avoir  grande  confiance  dans  le  savoir  de  son  ad- 
versaire et  de  vouloir  s'instruire  auprès  de  lui  ;  peu  à  peu,  les  rôles 
changeaient,  et  le  plus  souvent  il  le  réduisait  à  l'absurde  ou  au  si- 
lence. Chose  singulière  !  ses  accusateurs,  le  peuple,  et  d'illustres 
Athéniens  le  confondirent  avec  les  sophistes.  Il  se  rapprochait  d'eux, 
en  effet,  par  certains  procédés  de  discussion,  mais  ils  n'eurent  point 
de  plus  grand  ennemi.  Il  se  plaisait  à  les  couvrir  de  confusion  en 
présence  de  nombreux  auditeurs  ;  car  il  n'allait  jamais  seul.  A  peine 
paraissait-il  qu'un  groupe  se  formait  pour  le  voir  pousser  dans  la 
controverse  les  malheureux  dont  il  ruinait  les  prétentions  et  les 
systèmes.  Une  troupe  le  suivait  toujours  :  pour  la  plupart,  des  jeunes 
gens  que  séduisaient  son  grand  sens,  sa  parole  facile  et  mordante  ; 
ils  formaient  son  école.  Autre  différence  avec  les  sophistes  :  il  de- 
mandait à  ses  disciples  leur  amitié,  mais  il  refusait  leur  argent. 

Socrate  a  eu  pour  historiens  deux  de  ses  élèves,  Platon  et  Xéno- 
phon,  l'un,  philosophe  de  génie,  qui  a  beaucoup  ajouté,  précisé, 
interprété  ;  l'autre,  esprit  d'une  élévation  ordinaire,  nous  fait  en- 

(1)  Exagération   légendaire  qui  sert  à  marquer  que  souvent  il  restait  plongé  dans 
ses  reflexions  jusqu'à  en  oublier  le  monde  extérieur. 


LA    RELIGION    AU    TEMPS    DE    SOCRATE.  61 

trer  dans  l'intimité  du  maître,  mais  ne  se  rend  pas  compte  de  l'im- 
portance de  son  rôle,  et,  par  le  désir  de  défendre  sa  mémoire  contre 
l'accusation  d'athéisme,  il  a  été  conduit  à  nous  représenter  un  So- 
crate  plus  religieux  qu'il  ne  l'était.  Ses  Mémoires  sont  une  espèce 
d'évangile  socratique  :  nous  y  voyons  le  sage  dans  son  existence 
de  chaque  jour,  dans  cette  vie  de  missionnaire  du  bon  sens,  éclai- 
rant chacun  sur  le  beau,  le  bien,  le  juste,  l'utile  ;  détournant  des 
affaires  publiques  les  jeunes  ignorans  qui  s'y  portaient  avec  une 
folle  ambition,  y  poussant,  au  contraire,  les  hommes  capables, 
qu'une  trop  grande  défiance  de  leur  mérite  en  détournait,  tout  en 
fuyant  pour  lui-même  les  charges  et  les  dignités.  Il  travaillait  par- 
tout à  rétablir  la  concorde,  réconciliait  des  amis,  rapprochait  des 
frères  brouillés,  et  inspirait  à  son  fils  les  sentimens  du  devoir  à 
l'égard  de  cette  Xanthippe,  qui  ne  fut  pour  lui  qu'une  occasion  con- 
tinuelle de  s'exercer  à  la  patience  (1).  Celte  partie  active  et  mili- 
tante de  la  vie  de  Socrate  ne  semble  pas  moins  admirable  que  la 
partie  spéculative. 

Pour  celle-ci,  c'est  à  Platon  qu'il  faut  recourir,  car  Xénophon  ne 
montre  que  les  côtés  pratiques  de  la  doctrine  du  maître.  Il  y  avait 
eu,  avant  Socrate,  bien  des  éclairs  de  bon  sens,  et  l'esprit  de  jus- 
tice, qui  est  au  fond  de  notre  nature,  avait  plus  d'une  fois  percé  au 
travers  de  la  couche  épaisse  d'égoïsme  dont  il  est  enveloppé.  Socrate 
fut  le  premier  à  faire  de  la  morale  une  science  pour  donner  à 
l'homme  des  règles  de  conduite  qui  ne  dépendissent  ni  de  la  tra- 
dition ni  de  la  coutume,  choses  variables  et  changeantes  selon  le 
temps  et  selon  les  lieux.  Il  chercha  le  roc  où  il  fallait  l'asseoir,  et 
l'ayant  trouvé  dans  la  conscience,  dans  le  sentiment  de  la  dignité 
humaine,  il  y  construisit,  avec  une  méthode  sévère,  nos  obligations 
morales.  Pour  lui  le  juste  fut  celui  qui  comprenait  ce  que  nous 
impose  la  société  de  nos  semblables  ;  le  sage,  celui  qui  savait  évi- 
ter le  mal  et  faire  le  bien,  de  sorte  que  toutes  les  vertus  tenaient 

(1)  Il  est  possible  que  Xanthippe  ait  été  calomniée. —  Socrate  s'était  marié  non  par 
amour,  mais  pour  accomplir  le  devoir  social  imposé  à  tout  citoyen  d'Athènes,  celui 
d'avoir  des  enfans  légitimes.  Sa  femme,  chargée  des  soins  du  ménage,  désirait,  comme 
toutes  les  mères  de  famille,  voir  l'aisance  entrer  dans  la  maison,  au  moins  pour  ses 
enfans,  et  Socrate  voulut  toujours  rester  pauvre.  Cette  misère  volontaire,  cette  vie 
en  apparence  inoccupée,  n'étaient  pas  pour  adoucir  un  caractère  naturellement  dif- 
ficile. Socrate  a  été  un  des  hommes  qui  ont  le  plus  honoré  l'humanité,  mais  il  n'a 
certainement  pas  été  un  bon  mari,  au  sens  que  nous  donnons  à  ce  mot,  ni  même  à 
certains  égards  comme  on  le  comprenait  à  Athènes,  où  la  loi  et  la  coutume  impo- 
saient à  tout  citoyen  l'obligation  de  travailler.  Lui-même  reconnaissait  la  justice  de 
cette  loi,  puisqu'il  recommande  le  travail  manuel,  mais  il  n'y  obéit  pas.  Il  est  d'au- 
tres reproches  qu'on  pourrait  lui  adresser,  et  qui  montreraient  combien  il  était  un 
étranger  dans  Athènes,  un  nouveau-venu  dans  le  monde  grec  ;  j'aime  mieux  laisser  ce 
soin  à  Zeller,  t.  m,  p.  75-76. 


62  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

à  une  parfaite  connaissance  des  choses  et  que  la  sagesse  était  de 
la  science  appliquée,  par  conséquent  une  vertu  qui  ne  pouvait  de- 
venir que  le  partage  de  l'aristocratie  intellectuelle  (1).  Vingt  siècles 
avant  Descartes,  il  émettait  le  principe  cartésien  qu'il  n'y  a  pas 
d'ignorance  plus  honteuse  que  d'admettre  pour  vrai  ce  que  l'on 
ignore,  et  qu'il  n'est  pas  de  bien  comparable  au  plaisir  d'être  déli- 
vré d'une  erreur.  Ces  paroles  sont  toujours  vraies ,  et  c'est  ce  que 
la  démocratie  véritable  a  compris  quand  elle  a  fait  de  l'instruction 
publique  une  des  conditions  essentielles  de  son  existence. 

Fût-ce  une  concession  aux  faiblesses  du  temps  et  un  moyen  de 
gagner  plus  d'adeptes,  ou  impuissance  à  s'élever  vers  un  idéal  su- 
périeur, Socrate  donna  souvent  pour  but  à  la  science  l'utile.  Bien 
qu'il  ait  dit  :  «  On  ne  doit  jamais  commettre  d'injustices,  même  à 
l'égard  de  ceux  qui  nous  en  font,  ni  rendre  le  mal  pour  le  mal,  »  et 
tant  d'autres  généreuses  paroles,  sa  morale  se  rapproche  de  l'inté- 
rêt bien  entendu,  lequel,  d'ailleurs,  n'est  pas  exclusif  des  idées  de 
dévoûment  et  de  sacrifice.  En  portant  très  haut  le  sentiment  de  la 
dignité  de  l'âme,  en  n'admettant  pas  que  l'honnête  homme  puisse 
souffrir  une  tache  sur  sa  conscience,  Socrate  jetait  les  bases  du 
temple  où  les  stoïciens  établiront  leur  religion  laïque,  qui  a  eu 
tant  d'illustres  adeptes. 

IV. 

Comment  ce  juste  put-il  être  condamné  au  supplice  des  traîtres 
et  des  assassins?  Il  y  eut  pour  cette  sentence  trois  chefs  d'accusa- 
tion :  Socrate  ne  reconnaissait  pas  les  dieux  de  la  répubhque  ;  il 
introduisait  des  divinités  nouvelles  ;  et  il  corrompait  la  jeunesse. 

Les  religions,  qui  ont  la  prétention  d'être  immuables,  changent 
comme  toutes  les  créations  des  hommes  et  ne  vivent  qu'à  cette 
condition.  Ces  changemens  se  font,  d'un  côté,  par  une  lente  infil- 
tration d'idées  étrangères  ;  de  l'autre,  par  la  révolte  de  certains 
esprits  qui  n'ont  plus  assez  de  confiance  dans  le  surnaturel  et  cher- 
chent à  remplacer  la  croyance  aux  anciens  dieux  par  une  croyance 
nouvelle.  Alors  les  mouvemens  les  plus  contraires  se  produisent  à 

(1)  La  doctrine  socratique  aboutissait  à  cette  proposition  :  la  vertu  c'est  la  science; 
doctrine  au  fond  très  aristocratique,  puisque  la  science  n'est  le  partage  que  du  petit 
nombre,  et,  par  conséquent,  en  formelle  opposition  avec  les  principes  de  la  constitu- 
tion athénienne.  Si  jamais  Socrate  ne  viola  ni  ne  conseilla  de  violer  la  loi,  il  en  atta- 
qua sans  cesse  l'esprit.  Même  on  a  cru  pouvoir  dire  qu'il  s'irritait  de  l'égalité  entre 
les  citoyens,  de  la  douceur  des  rapports  entre  le  père  et  le  fils,  le  mari  et  la  femme, 
les  Athéniens  et  les  étrangers,  les  maîtres  et  les  esclaves,  toutes  choses  qui  ont  valu 
notre  sympathie  à  la  législation  de  Solon,  et  à  Athènes  le  caractère  particulier  de 
son  histoire. 


LA    RELIGION    AU    TEMPS    DE    SOCRATE.  ê3 

la  fois  dans  la  même  société  :  l'incrédulité  règne  en  haut  (1)  ; 
en  bas,  une  foi  d'autant  plus  aveugle,  et,  chez  les  politiques, 
une  adhésion  tout  extérieure  au  culte  officiel  conservé  comme  in- 
slrumentum  regni.  On  va  en  même  temps  aux  dernières  limites  du 
scepticisme  ou  de  la  superstition,  et  surtout  l'on  va  à  TindifTérence 
religieuse.  Ainsi,  à  Rome,  en  face  de  Lucrèce  écrivant  pour  la  jeune 
noblesse  son  poème  audacieux,  les  cultes  corrupteurs  de  l'Asie  et 
de  l'Egypte  gagnent  de  proche  en  proche  tous  les  bas-fonds  de  la 
cité.  En  France,  les  convulsionnaires  sont  contemporains  de  La  Met- 
trie;  à  Athènes,  tandis  qu'Alcibiade  ou  ses  amis  bafouent  les  mys- 
tères et  qu'Aristophane  enlève  aux  dieux  le  gouvernement  du 
monde,  bien  des  gens  fatigués  de  leurs  anciens  protecteurs,  qui 
ne  les  protègent  plus,  acceptent  les  divinités  sensuelles  que  leur 
apportent  les  innombrables  étrangers  accourus  des  côtes  d'Asie  au 
Pirée:  une  déesse  delaThrace,  Cotylto,  un  dieu  phrygien,  Saba^ios, 
le  Syrien  Adonis,  et  Cybèle,  a  la  Grande  Mère,  »  dont  les  prêtres 
éhontés  mendiaient  par  les  rues  ou  pénétraient  dans  les  maisons 
en  y  portant  leur  déesse  sur  une  planchette  ;  ils  expliquaient  les 
songes,  vendaient  des  amulettes  et  disputaient  aux  devins  la  curio- 
sité de  ceux  qui,  ne  sachant  plus  où  se  prendre  pour  croire,  s'atta- 
chaient aux  charlatans  religieux  qui  leur  versaient  l'ivresse  du  sur- 
naturel. On  délaissait  les  anciens  rites  :  les  uns,  pour  quelques  idées 
élevées  qu'ils  pouvaient  découvrir  dans  les  cultes  nouveaux,  le  plus 
grand  nombre  pour  la  licence  des  religions  orgiastiques  de  l'Orient, 
les  sortilèges  de  pieux  jongleurs  et  les  prétendues  révélations  des 
oracles  orphiques. 

De  tout  temps,  le  droit  de  s'assc«îier  avait  existé  à  Athènes.  A 
chaque  divinité  correspondait  une  confrérie  qui  accomplissait  toutes 
les  dévotions  requises  par  son  culte  :  les  citoyens  seuls  pouvaient 
en  faire  partie,  mais  l'usage  existait  ;  les  étrangers  s'en  autorisè- 
rent pour  former  des  associations  religieuses,  thiases,  éranes,  or- 
géons,  dans  lesquelles  furent  admis  des  femmes,  des  affranchis, 
même  des  esclaves. 

Au  milieu  de  cette  promiscuité  fermentaient  beaucoup  d'indus- 
tries malsaines  et  de  débauches  du  corps  et  de  l'esprit;  c'était  un 
dissolvant  actif  pour  la  cité.  Il  existait  bien  une  loi  punissant  de 

(1)  Ce  mouvement  avait  commencé  depuis  deux  ou  trois  générations.  Hécatée  de 
Milet  trouvait  (vers  500)  beaucoup  de  fables  ridicules  dans  la  légende  et  en  inter- 
prélajt  d'autres  à  un  point  de  vue  rationaliste.  Cerbère  devenait  un  serpent  qui  habi- 
tait une  caverne  du  cap  Ténare;  Géryon,  un  roi  d'Épire.  riche  en  troupeaux.  Thucy- 
dide ne  croit  pas  à  la  race  des  héros  distincte  de  celle  des  homiufs  qu'Eîérodote 
admettait  encore,  et  s'efforce  de  ramener  les  faits  de  l'âge  mythique  à  la  réalité  his- 
torique, en  les  dépouillant  de  tout  merveilleux. 


64  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mort  ceux  qui  introduisaient  des  divinités  étrangères  ;  mais  celles-ci 
se  faisaient  si  modestes  en  arrivant  et  elles  vivaient  si  longtemps 
dans  l'ombre,  que  le  monde  officiel,  ou  les  dédaignait,  ou  ne  les 
connaissait  pas.  Et  puis,  pour  l'exécution  de  la  loi,  il  fallait  qu'un 
citoyen  se  chargeât  du  rôle  parfois  dangereux  d'accusateur.  Mais 
sous  le  coup  des  malheurs  publics,  l'intolérance  se  réveilla.  Les 
familles  sacerdotales,  par  piété  héréditaire  et  pour  ne  point  perdre 
le  crédit  qu'elles  devaient  à  leurs  fonctions  religieuses,  s'entendi- 
rent, pour  venger  leurs  dieux,  avec  le  parti  conservateur,  que  ces 
nouveautés  effrayaient,  et,  malheureusement,  la  législation  d'Athènes 
autorisait  l'action  publique  à' impiété,  ccaeêeia,  et  elle  édictait  pour 
le  condamné  la  peine  de  mort,  avec  la  confiscation  des  biens,  même 
la  privation  de  sépulture,  ce  qui  était  une  seconde  mort. 

Avant  la  guerre,  Anaxagore  et  Diogène  d'Apollonie  avaient  été 
seuls  frappés  ;  depuis  la  peste,  les  condamnations  se  multiplièrent. 
A  Samolhrace,  Diagoras  de  Mélos  avait  échappé  à  la  colère  des  Ca- 
bires;  à  Athènes,  il  fut  proscrit  pour  avoir  divulgué  les  mystères 
des  grandes  déesses,  et  l'état  promit  un  talent  à  qui  le  tuerait,  deux 
à  qui  le  livrerait  à  la  justice.  Un  ami  de  Périclès,  Protagoras,  con- 
damné pour  athéisme,  put  s'enfuir,  mais  périt  dans  un  naufrage,  et 
ses  livres  furent  brûlés  sur  la  place  publique.  Son  disciple,  Prodi- 
cus  de  Géos,  par  sa  belle  allégorie  à' Hercule  au  carrefour,  mettait 
le  bonheur  dans  la  vertu  et  non  dans  les  plaisirs;  mais  les  dieux 
étaient  pour  lui  une  création  de  l'homme  qui  avait  divinisé  les  ob- 
jets de  sa  terreur  ou  de  sa  reconnaissance  ;  Athènes  le  condamna 
à  boire  la  ciguë.  On  se  souvient  de  l'affaire  des  hermès,  de  l'anxiété 
profonde  qu'elle  jeta  dans  la  ville,  et  du  grand  procès  qu'elle  amena. 
Or,  Socrate  heurtait  de  front  cette  intolérance. 

Pour  lui,  il  était  deux  sortes  de  connaissances  :  les  unes  que  les 
hommes  peuvent  acquérir,  les  autres  que  les  dieux  se  sont  réser- 
vées, et  cette  séparation  existe  toujours,  car  aucun  esprit  libre  n'a 
encore  pénétré  dans  la  région  de  l'inconnaissable.  Mais  toujours 
aussi  on  a  fait  sortir  de  ce  domaine,  réservé  aux  dieux,  des  révé- 
lations qu'ils  envoient  par  leurs  oracles,  leurs  prophètes  ou  leurs 
représentans  sur  la  terre.  Socrate,  tout  en  méprisant,  comme  l'Hec- 
tor d'Homère,  les  signes  qu'on  tirait  du  vol  des  oiseaux,  croyait 
que  l'on  pouvait  recourir  aux  oracles,  à  condition  de  ne  les  con- 
sulter que  sur  des  choses  inaccessibles  à  l'intelligence,  telles  que 
l'avenir  qui  est  le  secret  des  dieux,  et  cette  réserve  sauvait  les 
droits  de  la  raison,  en  laissant  la  sagesse  humaine  maîtresse  d'in- 
terpréter les  réponses  obscures  des  prêtres  à  des  questions  qui 
étaient  de  son  ressort.  Il  croyait  aussi  aux  secrets  avertissemens  que 
la  divinité  suscite  dans  l'âme  de  ceux  qu'elle  favorise.  Il  pensait 


LA.   RELIGION   AU    TEMPS    DE   SOCRATE.  65 

recevoir  beaucoup  de  ces  communications  surnaturelles,  et  ces  se- 
crètes impulsions  de  son  esprit  lui  paraissaient  l'œuvre  d'un  démon 
qui  l'arrêtait  lorsqu'il  était  sur  le  point  d'agir  comme  il  ne  le  devait 
point  faire.  Dans  ce  démon  que  Socrate  écoutait  avec  tant  de  do- 
cilité, nous  ne  verrons  que  les  révélations  inconscientes  d'un  sens 
moral  développé  par  la  plus  constante  application,  et  qui  s'opéraient 
en  lui  sans  qu'il  sentît  le  travail  instantané  par  lequel  elles  étaient 
produites. 

Toutes  les  grandes  religions  ont  promis  des  protecteurs  surna- 
turels. Férouers  de  la  Perse,  bons  génies  de  la  Grèce,  anges  gardiens 
des  nations  chrétiennes,  tous  sont  nés  d'un  même  sentiment  de 
piété  et  de  poésie.  ^Sous  avons  déjà  entendu  la  voix  démoniaque 
dans  V Iliade  d'Homère  et  dans  la  T'/irc'^/on/f' d'Hésiode; nous  l'avons 
retrouvée  dans  la  vieille  croyance  qui  donnait  pour  protecteurs  aux 
vivans  les  morts  purifiés  par  les  rites  funèbres.  Les  philosophes 
l'ont  acceptée  lorsque,  pour  masquer  ou  justifier  des  doctrines  qu'on 
aurait  pu  accuser  d'attentat  à  la  religion  nationale ,  ils  investis- 
saient les  démons  des  fonctions  qu'ils  retiraient  aux  dieux.  Les  vers 
dorés,  qui  couraient  partout,  peuplaient  l'air  de  ces  hôtes  du  ciel 
et  de  la  terre;  Pythagore  avait  enseigné  que  l'homme  vertueux  leur 
devait  sa  sagesse,  et  Platon,  dans  \e  Banquet,  dans  lePhédon,  affirme 
ce  que  Ménandre  répétera,  que  chacun  a  son  démon  familier.  «  Ces 
génies  remplissent,  dit-il,  l'intervalle  qui  sépare  le  ciel  de  la  terre 
et  sont  le  lien  du  grand  tout.  La  divinité  n'entrant  jamais  en  com- 
munication directe  avec  l'homme,  c'est  par  l'intermédiaire  des 
démons  que  les  dieux  s'entretiennent  avec  lui,  pendant  la  veille 
ou  durant  le  sommeil.  »  D'autres  passages,  épars  dans  ses  livres, 
expliquent  ce  que,  avec  un  peu  de  mysticisme  et  beaucoup  de  pru- 
dence, il  enveloppait  de  voiles  théologiques.  «  Il  faut,  disait-il, 
écouter  la  droite  raison  qui  est  la  voix  de  Dieu  nous  parlant  inté- 
rieurement. » 

La  foule  matérialisait  davantage  la  croyance  aux  démons,  qui  a 
toujours  fait  partie,  avec  plus  ou  moins  d'intensité,  de  la  vie  mo- 
rale des  Hellènes.  Aussi  n'y  avait-il  rien  dont  on  pût  s'étonner  à 
Athènes  dans  la  prétention  que  Socrate  avouait  tout  haut  qu'il  était 
en  communication  avec  un  démon.  L'accusation  qu'il  s'attribuait 
un  génie  familier  sera  le  prétexte  jeté  aux  dévots  et  à  la  foule  po- 
pulaire ;  mais  en  se  combinant  avec  une  autre,  celle  de  ne  pas  re- 
connaître les  dieux  de  la  cité ,  elle  deviendra  très  dangereuse. 
Athènes,  ainsi  que  toute  ville  grecque,  avait  une  religion  d'ôtat, 
de  sorte  que  le  crime  d'impiété  était  un  crime  politique,  et  l'on  a 
vu  quelles  peines  il  entraînait. 

TOxME   LXXXIV.    —    1887.  5 


66  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Dana  sa  conduite  de  tous  les  jours,  Socrate  se  gardait  d'offenser 
le  cul<e  national.  Il  sacrifiait  aux  autels  publics  et  dans  sa  maison  ; 
il  faisait  aux  oracles  une  part  considérable  pour  les  règles  de  la  vie  ; 
il  croyait  même  quelque  peu  aux  présages,  sans  penser  que  l'in- 
stinct de  bêtes  privées  de  raison  fût  une  plus  sûre  garantie  de  la 
vérité  que  les  discours  inspirés  par  la  muse  philosophique.  A  ceux 
(}ui  l'interrogeaient  sur  la  manière  d'honorer  les  dieux^,  il  répon- 
dait :  «  Suivez  les  coutumes  de  votre  pays  (i)  ;  »  et  lui  qui  provo- 
quait la  discussion  sur  toute  chose,  il  la  fuyait  sur  ces  questions. 
Un  jour  qu'on  lui  demanda  ce  qu'il  pensait  de  la  légende  de  Borée 
et  d'Orithye,  il  répondit  qu'il  n'avait  pas  le  temps  de  mettre  d'ac- 
cord et  d'interpréter  toutes  ces  histoires,  sa  principale  affaire  étant 
de  s'étudier  lui-même.  «  Je  ne  serais  pas,  dit-il,  embarrassé  de 
soutenir,  en  subtilisant,  que  le  vent  du  nord  a  jeté  Orithye  sur  les 
rochers  voisins,  pendant  qu'elle  jouait  avec  Pharmacée,  ou  qu'elle 
tomba  du  haut  de  l'Aréopage.  Ces  explications  sont  fort  ingénieuses, 
mais  elles  demandent  un  habile  homme,  qui  se  donne  beaucoup  de 
peine,  sans  être  après  cela  très  avancé.  Ne  faudra-t-il  pas  ensuite 
expliquer  les  Hippocentaures,  la  Chimère,  et  je  vois  arriver  à  la  suite 
les  Pégases,  les  Gorgones  et  une  foule  de  monstres  bizarres  ou 
effrayans.  Je  n'ai  pas  tant  de  loisir.  J'en  suis  encore  à  me  connaître 
moi-même,  comme  Apollon  le  conseille,  et  je  trouve  ridicule,  dans 
cette  ignorance  de  soi,  de  chercher  à  connaître  ce  qui  est  étranger. 
Je  renonce  donc  à  l'étude  de  toutes  ces  histoires,  et  je  m'observe 
moi-même  pour  démêler  si  je  suis  un  monstre  plus  compliqué  que 
Typhon,  ou  un  être  plus  doux  et  plus  simple  dont  la  nature  a 
quelque  chose  de  divin.  »  C'était  la  rupture  avec  l'ancienne  Hellade 
qui,  durant  des  siècles,  avait  bercé  son  imagination  de  poétiques 
légendes;  c'était,  en  même  temps,  l'avènement  d'un  esprit  nou- 
veau. Le  Grec  avait  jusque-là  regardé  dans  l'univers  ;  il  va  désor- 
mais regarder  dans  l'homme,  et  commencer  une  des  grandes  évo- 
lutions de  l'humanité. 

Cette  abstention  de  polémique  religieuse  n'empêchait  pourtant  pas 
Socrate  de  suivre  Anaxagore  et  de  le  dépasser.  L'Orient  et  la  Grèce 
n'avaient,  sous  mille  formes,  adoré  que  la  nature.  Le  philosophe  de 

(1)  Xénoplion,  Banquet,  iv,  3.  Platon  aussi  répète  fréquemment,  dans  la  République  et 
dans  les  Lois,  qu'il  faut  laisser  aux  dieux  le  soin  de  régler  par  leurs  oracles  tout  ce 
qui  concerne  le  culte.  Dans  VEpinomis,  ce  grand  révolutionnaire  écrit  encore  que  le 
législateur  ne  doit  pas  changer  les  sacrifices  établis  par  la  tradition,  attendu  qu'il  ne 
sait  rien  de  ces  choses,  aucun  mortel  n'étant  capable  de  les  connaître.  «  C'est  Apollon, 
dit-il  ailleurs,  qui  a  établi  le  culte  rendu  aux  dieux,  aux  démons  et  aux  héros.  Assis 
sur  VOmphalos,  au  centre  de  la  terre,  il  est,  pour  les  liommes,  l'interprète  de  toutes 
ces  questions.  »  Ce  qui  ne  l'empêchait  pas  d'écrire  au  iv'  livre  des  Lois  :  «  Les  céré- 
monies religieuses  n'ont  de  vertu  qu'autant  que  le  participant  a  la  conscience  pure.  » 


LA    RELIGION    AU   TEMPS    DE    SOCRATE.  67 

Glazomène  avait  bien  eu  la  gloire  de  distinguer  l'intelligence  du 
monde  physique,  mais  son  cosmos  n'était  encore  que  de  la  matière 
subtilisée  ;  Socrate  mit  la  philosophie  sur  la  voie  où  elle  devait 
trouver  le  dieu  moral  qui  a  été  celui  de  l'Occident  et  de  la  civilisation, 
l'Être  suprême,  ordonnateur  et  conservateur  de  l'univers,  n'agissant 
plus  dans  les  affaires  humaines,  comme  le  fils  de  Saturne,  selon  le  ca- 
price de  passions  toutes  terrestres.  «  Tant  que  votre  esprit,  disait-il 
un  jour,  est  uni  à  votre  corps,  il  le  gouverne  à  son  gré;  il  faut  donc 
aussi  croire  que  la  sagesse,  qui  vit  dans  tout  ce  qui  existe,  gou- 
verne ce  grand  tout  comme  il  lui  plaît.  Quoi  !  votre  vue  peut  s'étendre 
jusqu'à  plusieurs  stades,  et  l'œil  de  Dieu  ne  pourra  tout  embras- 
ser !  Votre  esprit  peut  en  même  temps  s'occuper  des  événemens 
d'Athènes,  de  l'Egypte  et  de  la  Sicile,  et  l'esprit  de  Dieu  ne  pourra 
songer  à  tout  en  même  temps  !..  Reconnaissez  que  telle  est  la  gran- 
deur de  la  divinité  qu'elle  voit  tout  d'un  seul  regard,  qu'elle  en- 
tend tout,  est  partout,  qu'elle  porte  en  même  temps  ses  soins  sur 
toutes  les  parties  de  l'univers.  » 

Malgré  l'élévation  de  pensée  que  montre  ce  passage,  il  ne  fau- 
drait pas  croire  que  Socrate  ait  eu  une  idée  nette  du  dieu  unique 
et  personnel,  ni  même  de  la  spiritualité    et  de  l'immortalité  de 
l'âme.  Le  grand  dialecticien  n'arrivait  pas  à  un  dogmatisme  aussi 
précis;  et  VApologie^le  Phédon,  qui  révèlent  ses  espérances,  mon- 
trent aussi  ses  incertitudes.  Ce  grand  sage  n'en  sait  pas  plus  que 
nous  sur  la  mort.  Dans  le  Phêdon,  par  exemple,  à  côté  d'affirma- 
tions qui  semblent  très  décisives,  on  lit  des  phrases  comme  celles-ci, 
que  Socrate   prononça  le  jour  de  sa  mort  :  «  J'ai  l'espoir  de  me 
réunir  bientôt  à  des  hommes  vertueux,  sans  toutefois  pouvoir  l'af-* 
firmer  entièrement  ;  mais  pour  y  trouver  des  dieux  amis  de  l'homme, 
c'est  ce  que  je  puis   affirmer,  s  il  y  a  quelque  chose  en  ce  genre 
dont  on  puisse  être  sûr.  —  Affranchis  de  la  folie  du  corps,  nous 
converserons,  je  V espère,  avec  des  hommes  libres  comme  nous, 
et  nous  connaîtrons  par  nous-mêmes  l'essence  des  choses  ;  la  vé- 
rité n'est  que  ce\&  peut-ctrc, —  Est-il  certain  que  l'âme  soit  immor- 
telle? Il  me  parait  qu'on  peut  l'assurer  convenablement,  et  que  la, 
chose  vaut  la  peine  qu'on  hasarde  d'y  croire.  C'est  un  hasard  qu'il 
est  beau  de  courir.  C'est  une  espérance  dont  il  faut  s'enchanter  soi- 
mcme.  »  Ces  incertitudes  de  Socrate  touchant  la  vie  future  étaient 
en  contradiction  formelle  avec  la  croyance  populaire,  et  ces  paroles 
prudentes  s'accordaient  avec  sa  philosophie  de  l'intérêt.  Il  espérait 
sans  donner  la  démonstration  de  ses  espérances  :  sage  distinction 
entre  la  loi  et  la  raison.  Mais,  en  voyant  tous  ces  doutes,  on  com- 
prend que  le  grand  adversaire  des  sophistes  ait  comme  eux  préparé 
les  voies  au  scepticisme. 


68  RE\UE   DES    DEDX    MONDES, 

Il  avait  beau,  en  effet,  lorsqu'il  parlait  de  la  souveraine  puis- 
sance, dire  tantôt  Dieu,  les  dieux,  la  divinité,  même  admettre 
sincèrement  des  dieux  inférieurs,  des  génies,  l'instinct  populaire 
ne  s'y  trompait  pas  :  dans  un  pareil  système,  il  n'y  avait  point  de 
place  pour  la  théologie  vulgaire,  pour  ces  faiblesses,  ces  combats 
et  ces  vices  des  maîtres  de  l'Olympe,  qui  légitimaient  les  faiblesses 
et  les  vices  de  leurs  adorateurs. 

Que  pensait-on  aussi  de  ces  paroles  :  «  Ce  qu'on  entend  habituel- 
lement par  la  sainteté  n'est  qu'un  trafic  entre  l'homme  et  Dieu,  et 
Dieu  seul  n'y  gagne  rien.  Dis-moi,  Eutyphron,  de  quelle  utilité  sont 
aux  dieux  nos  offrandes  et  nos  prières?  Les  bienfaits  que  nous  re- 
cevons d'eux  sont  manifestes;  tous  nos  biens  viennent  de  leur  libé- 
ralité. Mais  à  quoi  peut  leur  servir  ce  que  nous  leur  offrons.  »  Et 
encore:  «  Gomment  les  dieux  auraient -ils  plus  d'égard  à  nos  of- 
frandes qu'à  notre  âme? S'il  en  était  ainsi,  les  plus  coupables  pour- 
raient se  les  rendre  propices.  Mais  non,  il  n'y  a  de  vraiment  justes 
que  ceux  qui,  en  paroles  et  en  actions,  s'acquittent  de  ce  qu'ils 
doivent  aux  dieux  et  aux  hommes.  »  C'était  la  négation  du  culte 
national.  On  avait  donc  raison  de  l'accuser  d'attaques  contre  le 
polythéisme;  mais  était-ce  là  un  crime?  Pour  nous,  assurément 
non  ;  pour  ses  contemporains ,  oui  ;  car  ne  pas  avoir  la  foi  de 
tout  le  monde  équivaut  toujours,  pour  les  croyans,  à  n'en  avoir 
aucune. 

Il  y  avait  un  autre  chef  d'accusation,  qui  fut  le  plus  puissant  sur 
l'esprit  des  juges  :  Socrate,  coname  tous  les  philosophes  de  ce  temps, 
n'aimait  point  la  démocratie.  On  imputait  à  ses  leçons  l'immoralité 
'et  les  crimes  de  quelques-uns  de  ses  disciples,  de  ce  Critias,  le  plus 
cruel  des  trente  tyrans,  qui  soutenait  que  la  religion  était  une  inven- 
tion des  législateurs  pour  la  police  des  cités  ;  de  Gharmide,  un  de 
ses  collègues  dans  le  sinistre  comité;  deThéramène,  un  autre  des 
Trente  ;  d'Alcibiade,  qui  fut  deux  fois  traître  à  sa  patrie.  On  lui  repro- 
chait d'avoir  dit  souvent  «  que  c'était  folie  qu'une  fève  décidât  du 
choix  des  chefs  de  la  république,  tandis  qu'on  ne  tirait  au  sort  ni  un 
pilote  ni  un  architecte.  »  —  «  Les  rois  et  les  chefs,  disait-il  encore,  ne 
sont  pas  ceux  qui  portent  le  sceptre,  que  le  sort  ou  l'élection  de  la 
multitude,  que  la  violence  ou  la  fraude  ont  favorisés,  mais  ceux  qui 
sont  habiles  aux  choses  du  gouvernement.  »  Il  répétait^ou  on  lui 
prête  une  autre  parole,  belle  aussi  au  sens  philosophique,  mais  qui 
blessait  dans  une  ville  où  le  patriotisme  était  surexcité  par  une  lutte 
atroce  :  «  Je  ne  suis  pas  d'Athènes,  je  suis  du  monde;  »  et  il  en- 
seignait à  ses  disciples  que  la  grande  affaire,  pour  chacun,  était  le 
perfectionnement  moral  de  l'individu,  non  la  préoccupation  des  in- 
térêts publics.  Les  ports,  les  arsenaux,  les  fortifications,  les  tributs, 


LA    RELIGION    AU    TEMPS    DE    SOCRATE,  69 

lui  fait  dire  Platon  dans  le  Gorgias.  tout  cela  n'est  que  frivo- 
lités. »  Ce  délaissement  de  l'activité  sociale  était  l'abandon  des 
idées  qui,  durant  des  siècles,  avaient  fait  la  vie  de  la  cité,  et  qu'on 
retrouve  dans  les  viriles  paroles  de  celui  qui  fut  le  dernier  Athé- 
nien. Pour  Démosthène,  «  déserter  le  poste  marqué  par  les  aïeux 
est  un  crime  qui  mérite  la  note  d'infamie.  » 

Quoique  Socrate  eût,  en  deux  circonstances,  désobéi  aux  Trente, 
il  avait  probablement  été  mis  au  nombre  des  Trois  mille  :  autre 
grief  aux  yeux  de  ceux  qui  avaient  renversé  la  tyrannie.  On  se  sou- 
venait de  l'affaire  des  Hermès,  où  les  sacrilèges  envers  les  dieux 
avaient  paru  des  conspirateurs  contre  la  démocratie,  et,  parmi  les 
modernes,  ses  plus  zélés  défenseurs  reconnaissent  qu'il  y  avait  dans 
ses  paroles  trop  peu  de  ménagement  et  de  respect  pour  les  lois  de 
l'état. 

Le  tanneur  Anytos,  homme  influent  par  sa  fortune,  zélé  partisan 
de  la  démocratie,  et  persécuté  naguère  par  les  Trente,  fui  l'accusa- 
teur principal.  Socrate  l'avait  blessé  en  détournant  son  fils  de  con- 
tinuer l'industrie  paternelle.  Un  mauvais  poète,  Mélétos,  et  le  rhé- 
teur Lycon  aidèrent  Anytos  à  soutenir  l'affaire.  Le  tribunal  fut  celui 
des  héliastes;  cinq  cent  cinquante-neuf  membres  ét^âent  présens. 
Lysias,  le  plus  grand  orateur  du  temps,  offrit  à  Socrate  un  plaidoyer; 
il  n'en  voulut  pas,  et  se  défendit  lui-même,  avec  la  hauteur  d'un 
homme  qui  n'avait  nulle  envie  de  marchander  sa  vie,  ni  de  dispu- 
ter aux  accusateurs  et  aux  infirmités  ses  soixante-dix  ans.  A  l'accu- 
sation de  ne  pas  croire  aux  dieux  que  révère  la  république,  et  d'in- 
troduire des  divinités  nouvelles,  le  sage  répondit  qu'il  n'avait  jamais 
cessé  de  révérer  les  dieux  de  la  patrie,  et  de  leur  offrir  des  sacri- 
fices dans  sa  maison  et  sur  les  autels  publics-,  qu'on  l'avait  entendu 
maintes  fois  conseiller  à  ses  amis  d'aller  consulter  les  oracles  ou 
d'interroger  les  augures.  Mais  quand  il  parla  de  son  gêiiie,  il  s'éleva 
dans  l'assemblée  des  murmures  tumultueux.  On  admettait  bienja 
vague  intervention  des  génies  dans  les  affaires  de  ce  monde  :  c'était 
la  tradition.  Mais  on  se  révoltait  à  la  pensée  qu'un  homme  eût  à 
son  service  un  démon  familier  qui  le  guidât  dans  les  actes  de  sa 
vie.  Cette  prétention  d'être  en  communication  permanente  avec'  les 
dieux  parut  une  impiété  sacrilège,  et,  pour  une  démocratie  échap- 
pée d'hier  à  l'oligarchie,  la  réclamation  d'un  privilège  si  contraire 
à  l'égalité  semblait  ne  pouvoir  venir  que  d'un  ami  de  ces  grands 
qu'on  venait  de  précipiter.  Cinquante-quatre  ans  après  la  mort  de 
Socrate,  Eschine  attribuait  sa  condamnation  à  ses  opinions  politi- 
ques. 

Après  avoir  confessé  avec  complaisance  la  divinité  qu'il  se  don- 
nait pour  guide,  Socrate  ajouta  :  «  Je  vais  vous  déplaire  bien  davan- 


70  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

tage,  en  vous  rappelant  que  la  Pythie  m'a  proclamé  le  plus  juste  et 
le  plus  sage  des  hommes.  »  Et,  comme  pour  augmenter  à  plaisir 
l'irritation,  en  faisant  l'éloge  d'un  Spartiate,  il  ajouta  qu'Apollon 
avait  placé  Lycurgue  bien  plus  haut  encore.  Quant  au  second  chef, 
ses  mœurs  répondaient  d'avance,  et  il  somma  les  pères  de  ceux 
qu'il  avait,  disait-on,  corrompus,  de  venir  déposer  contre  lui.  11  passa 
légèrement  sur  tout  ce  qui  regardait  la  politique,  et  termina  par  le 
serment  de  désobéir,  si  on  le  renvoyait  absous,  à  la  condition  de  ré- 
pudier la  mission  qu'il  avait  reçue  au  grand  profit  d'Athènes  :  celle 
de  chercher  pour  lui-même  et  pour  les  autres  la  sagesse.  «  Il  faut, 
dit-il,  obéir  à  Dieu  plutôt  qu'aux  hommes;  »  parole  bien  grave,  qui 
autorise  toutes  les  révoltes  et  rompt  le  lien  social,  lequel  est  fait 
de  l'obéissance  aux  lois  de  la  communauté.  Qui ,  en  effet ,  après 
ce  grand  exemple,  ne  serait  pas  tenté  de  se  mettre  au-dessus  de 
tout  droit,  en  vertu  de  révélations  intérieures  ?  Évidemment,  Socrate 
trouvait,  comme  le  dit  Xénophon,  qu'en  finissant  ainsi,  il  mourait  à 
propos.  Deux  cent  quatre-vingt-une  voix  contre  deux  cent  soixante- 
dix-huit  le  déclarèrent  coupable;  que  deux  voix  se  fussent  déplacées, 
et  il  était  acquitté.  Mais  il  n'avait  pas  convenu  à  celui  qui  avait  élevé 
si  haut  la  dignité  morale  de  l'homme  de  s'abaisser  aux  moyens  em- 
ployés par  les  accusés  ordinah'es  pour  gagner  leurs  juges.  Il  vou- 
lait que  sa  mort  fût  la  sanction  de  sa  vie;  et,  dans  sa  défense,  c'était 
moins  à  ses  juges  qu'à  la  postérité  qu'il  avait  parlé. 

Il  restait  à  statuer  sur  la  peine;  Mélétos  proposa  la  mort.  So- 
crate dit  :  «  Athéniens,  pour  m'être  consacré  tout  entier  au  service 
de  ma  patrie,  en  travaillant  sans  relâche  à  rendre  mes  concitoyens 
vertueux,  pour  avoir  négligé,  dans  cette  vue,  affaires  domestiques, 
emplois,  dignités,  je  me  condamne  à  être  nourri  le  reste  de  mes 
jours  dans  le  Prytanée,  aux  dépens  de  la  république.  »  Quatre-vingts 
juges,  que  tant  de  fierté  blessa,  se  réunirent  aux  deux  cent  quatre- 
vingt-un  et  votèrent  la  mort. 

Ses  dernières  paroles  aux  juges ,  d'après  Y  Apologie  de  Platon, 
montrent  une  sérénité  que  Gaton  d'Utique,  avant  de  se  tuer,  cher- 
chera pour  lui-même  dans  lePhédon  :  «  De  deux  choses  l'une,  dit-il, 
ou  la  mort  est  l'entier  anéantissement,  ou  c'est  le  passage  de  l'âme 
dans  un  autre  lieu.  Si  tout  se  détruit,  la  mort  sera  une  nuit  sans 
rêve  et  sans  conscience  de  nous-mêmes  ;  nuit  éternelle  et  heureuse. 
Si  elle  est  un  changement  de  séjour,  quel  bonheur  d'y  rencontrer 
ceux  qu'on  a  connus  et  de  s'entretenir  avec  les  sages!  Mais  il  est 
temps  de  nous  quitter,  moi  pour  mourir,  vous  pour  vivre.  A  qui  de 
nous  est  réservé  le  meilleur  sort?  C'est  un  secret  pour  tous,  excepté 
pour  le  dieu.  » 
.  Il  demeura  trente  jours  en  prison,  sous  la  garde  des  Onze,  en  at- 


LA    RELIGION    AU    TEMPS    DE    SOGRATE.  71 

tendant  le  retour  de  la  théorie  envoyée  à  Délos;  car,  pendant  la  du- 
rée de  ce  pèlerinage,  les  lois  défendaient  de  faire  mourir  personne. 
Il  passa  ce  temps  à  mettre  en  vers  des  fables  d'Ésope,  et  surtout  à 
s'entretenir  avec  ses  amis  des  plus  hautes  pensées  philosophiques, 
de  l'immortalité  de  l'âme,  de  la  vie  future,  meilleure  que  celle-ci. 
La  veille  dn  jour  où  le  vaisseau  sacré  revint  à  Athènes,  Criton,  l'un 
de  ses  disciples,  lui  offrit  les  moyens  de  s'enfuir  en  Thessalie.  Il  les 
refusa,  évoquant  devant  lui  les  lois  de  la  patrie,  et  l'obligation  mo- 
rale, imposée  à  tout  citoyen  légalement  condamné,  de  se  soumettre 
an  châtiment  prononcé  par  les  juges.  Enfin,  le  dernier  jour  arriva. 
Socrate  le  consacra  tout  entier  à  l'entretien  que  Platon  nous  a  con- 
servé dans  le  Phédon.  Au  coucher  du  soleil,  on  lui  apporta  la  ciguë; 
il  la  but,  ferme  et  serein,  au  milieu  de  ses  amis  éplorés;  le  geôlier 
lui-même  versait  des  larmes.  Quand  le  froid  de  la  mort  eut  envahi 
les  jambes  et  commença  à  gagner  les  parties  supérieures  du  corps, 
Socrate  dit,  avec  ce  demi-sourire  qui  trahit  le  scepticisme  sans  mon- 
trer le  dédain  :  a  Criton,  nous  devons  un  coq  à  Asclépios  ;  n'oublie 
pas  d'acquitter  cette  dette.  »  Il  voulait  dire  que  cette  mort  le  déli- 
vrait des  maux  de  la  vie  et  qu'il  en  fallait  remercier  le  dieu  guéris- 
seur. Quelques  instans  après,  un  léger  mouvement  du  corps  annonça 
que  l'âme  venait  de  le  quitter  (mai  ou  juin  399). 

Les  disciples  de  Socrate,  effrayés  du  coup  dont  l'intolérance  re- 
ligieuse venait  de  frapper  leur  maître,  s'enfuirent  à  Mégare  et  en 
d'autres  villes.  Ils  y  portaient  ses  doctrines,  qui  rayonnèrent  sur 
toutes  les  contrées  où  la  race  grecque  habitait,  et  qui  remuèrent,  au 
témoignage  d'un  d'entre  eux,  jusqu'à  la  lourde  intelligence  des  Béo- 
tiens.Variées,  comme  l'homme  lui-même,  dont  l'étude  est  leur  com- 
mun point  de  départ,  ces  doctrines  donnèrent  naissance  à  de  nom- 
breux systèmes. Toutes  les  écoles,  tout  le  mouvement  philosophique 
du  monde,  viennent  de  Socrate;  c'est  le  condamné  du  tanneur  Any- 
tos  qui  a  fondé  le  second  empire  d'Athènes  :  celui  de  la  pensée. 


Victor  Duruy. 


SOUVENIRS     DIPLOMATIQUES 


LA 


PRUSSE   ET   SON   ROI 


PENDANT  LA  GUERRE  DE  CRIMEE 


1. 


L'ALLEMAGNE    ET    LES    COMPLICATIONS    ORIENTALES.    —    OLMUTZ.    —    LES 
DÉBUTS  DE  M.  DE  BISMARCK.  —  LE  ROI  FRÉDÉRIC-GUILLAUME  IV. 


La  guerre  d'Orient  est  une  page  glorieuse  dans  les  annales  de  la 
France  :  elle  lui  assura  le  premier  rang  en  Europe.  Notre  supré- 
matie fut  éphémère,  il  est  vrai  ;  elle  subit  une  irréparable  atteinte 
après  Villafranca,  elle  sombra  après  Sadowa.  Mais,  un  lustre  du- 
rant, notre  politique,  par  sa  sagesse,  sa  modération  et  par  le  pres- 
tige de  ses  armes,  s'imposa  à  tous  les  gouvernemens. 

M.  Camille  Rousset  a  raconté  d'une  façon  émouvante  l'histoire 
militaire  de  la  campagne  ;  un  de  nos  diplomates  les  plus  éminens, 


l 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQUES.  73 

M.  Desprez,  nous  fera  connaître  un  jour  dans  leur  ensemble,  avec 
son  talent,  sa  compétence  et  son  autorité,  les  négociations  dont  je 
ne  donne  ici  que  des  épisodes,  et  qui  ont  eu  pour  point  de  départ 
la  question  embrouillée  des  Lieux  Saints  et  comme  éclatant  dénoû- 
ment  le  congrès  de  Paris. 

Le  travail  que  je  publie  aujourd'hui  semble,  à  première  vue,  sortir 
du  cadre  que  je  m'étais  tracé  ;  il  s'y  rattache  cependant.  La  guerre 
de  Grimée,  malgré  la  grande  situation  qu'elle  a  value  à  la  France, 
contient  en  germe  les  causes  primordiales  de  nos  déconvenues 
diplomatiques  en  1866  et  de  nos  désastres  militaires  en  1870. 
Elle  a  posé  la  question  italienne  et  hâté  la  solution  du  pro- 
blème germanique  en  provoquant  au  sein  de  la  Confédération  l'an- 
tagonisme des  deux  grandes  puissances  allemandes.  C'est  à  ce  titre 
que  j'ai  cru  devoir  déserter,  momentanément,  le  champ  habituel  de 
mes  études,  pour  remonter  le  cours  de  mes  souvenirs  et  retracer  le 
spectacle  qu'offrait  la  Prusse  sous  Frédéric-Guillaume  IV,  au  milieu 
d'une  grande  lutte  européenne,  aux  prises,  à  l'intérieur,  avec  les 
partis,  et  se  débattant,  au  dehors,  dans  une  neutralité  bâtarde, 
équivoque. 

Je  me  suis  attaché,  dans  ce  récit  qui  a  pour  nous  plus  d'un  en- 
seignement, moins  à  l'enchaînement  précis,  chronologique,  des 
événemens  qu'à  leur  philosophie. 

L'histoire  a  des  tristesses,  mais  elle  a  aussi  des  consolations. 
Qu'il  me  soit  permis,  avant  de  terminer  mes  travaux  sur  les  ori- 
gines de  la  guerre  de  1870,  —  une  tâche  douloureuse,  qui  à  toute 
heure  me  rappelle  la  perte  de  mon  foyer  natal,  —  de  retracer,  ne 
serait-ce  qu'en  pages  rapides,  les  temps  heureux  de  notre  diplo- 
matie. 

J'étais  second  secrétaire  de  notre  légation  à  Berlin  en  1853, 
lorsque  surgirent  les  affaires  d'Orient.  Je  les  vis  naître  et  j'en  sui- 
vis, au  jour  le  jour,  les  émouvantes  péripéties  dans  un  centre  po- 
litique de  premier  ordre,  en  étroite  et  affectueuse  collaboration 
avec  le  marquis  de  Moustier. 

A  Fheure  où  le  prince  Mentchikof  apparaissait  à  Constantinople 
avec  tout  un  cortège  de  généraux  et  d'amiraux,  je  me  trouvais,  par 
une  heureuse  fortune  de  ma  carrière,  chargé  d'affaires.  Le  premier 
secrétaire,  M.  de  Gabriac,  nommé  ministre  à  Mexico,  était  parti,  et 
le  marquis  de  Moustier,  qui  remplaçait  le  baron  de  Varennes,  n'avait 
pas  encore  pris  possession  du  poste  où,  tout  jeune  et  sans  antécé- 
dens  diplomatiques  autres  que  des  souvenirs  de  famille,  il  allait 
rendre  à  son  pays  et  à  l'empire  naissant  de  grands  et  signalés  ser- 
vices. 


74  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

La  quiétude  à  ce  moment  était  profonde,  plusieurs  chefs  de  mis- 
sion étaient  en  congé  personne;  n'appréhendait  que  l'envoyé  ex- 
traordinaire du  tsar  auprès  du  sultan  portait  dans  son  paletot, 
devenu  légendaire,  des  instructions  qui  mettraient  le  feu  aux  pou- 
dres et  déchaîneraient  une  guerre  longue  et  meurtrière. 

Je  devais  donner  le  premier  signal  d'alarme  et  annoncer,  préma- 
turément, il  est  vrai,  le  commencement  du  drame. 

Le  baron  de  Manteuffel,  dont  il  sera  longuement  question  dans 
cette  étude,  était  à  cette  époque  le  président  du  conseil  et  le  mi- 
nistre des  affaires  étrangères  du  roi  Frédéric-Guillaume  IV.  Il  me 
voulait  du  bien  ;  volontiers  il  s'entretenait  avec  moi.  Ses  causeries 
m'étaient  précieuses:  elles  m'ouvraient  des  horizons  et  fournissaient 
matière  à  d'intéressantes  dépêches.  En  hiver,  aux  fêtes  de  la  cour 
et  aux  soirées  diplomatiques,  le  président  du  conseil  m'admettait 
dans  sa  partie  de  whist,  ce  qui,  pour  un  second  secrétaire,  était  un 
grand  honneur.  On  jouait  à  cette  époque,  dans  la  capitale  de  la 
Prusse,  où  dominaient  l'économie  et  la  simplicité,  un  modeste  jeu, 
et  suivant  un  antique  usage,  importé  de  la  cour  de  Versailles,  di- 
sait-on, on  payait,  même  au  palais  du  roi,  les  cartes  mises  à  la  dis- 
position des  invités  (1).  Les  jours  de  veine,  le  ministre  était  radieux, 
communicalif.  «  A  qui  perd  gagne,  »  dit  le  proverbe  :  je  perdais 
volontiers  en  jouant  contre  M.  de  Manteuffel  :  c'était  tout  profit  pour 
le  service  de  l'état  (2). 

(1)  Les  joueurs  mettaient  chacun  20  silbergros  dans  le  chandelier  roj-al. 

(2)  Un  ancien  ministre  résident  d'Autriche,  qui  portait  un  nom  bien  compliqué,  —  il 
s'appelait  Edler  Dumreicher  von  Oestreich,  —  a  écrit  jadis  sur  la  diplomatie  un  livre 
qui  pourrait  s'intituler  le  Guide  du  parfait  diplomate.  11  recommandait  tout  particu- 
lièrement l'étude  du  whist  à  ceux  qui  aspirent  à  l'honneur  de  représenter  leur  pays 
dans  les  cours  étrangères.  Il  préconisait  ce  jeu  classique  dans  les  chancelleries,  cher 
au  prince  de  Talleyrand,  comme  un  élément  précieux  d'information  et  de  négociation. 
Il  crée  l'intimité,  disait-il,  et  permet  de  préparer,  dans  un  échange  d'idées  familières, 
les  affaires  qu'on  est  appelé  à  traiter  officiellement.  Bien  des  diplomates  s'en  sont  bien 
trouvés.  Un  de  nos  envoyés  à  Berlin,  sous  le  gouvernement  de  juillet,  M.  Bresson, 
pénétré  de  son  utilité,  faisait  tous  les  soirs  la  partie  du  prince  de  Wittgeustein,  le 
premier  conseiller  de  Frédéric-Guillaume  III;  il  pouvait  ainsi,  entre  deux  robbers, 
tàter  chaque  jour  le  pouls  à  la  politique  prussienne  et  contrôler  les  renseignemens 
recueillis  dans  la  matinée.  C'est  le  whist  qui  m'a  permis  de  connaître  de  près,  à 
Francfort,  le  comte  de  Buol  et  le  prince  Gortchakof,  dans  un  salon  européen,  celui 
de  la  baronne  de  Vrintz,  où  se  rencontraient  dans  les  temps  les  plus  troublés  de  l'Al- 
lemagne, de  1849  à  1852,  les  hommes  marquans  de  l'époque.  On  y  voyait  tous  les 
princes  médiatisés  de  la  Confédération  germanique,  les  Ilohenlohe,  les  Sayn-Witt- 
genstein,  les  Lœwenstcin,  les  Reuss  de  tous  numéros,  les  Neuwied,  le  prince  de 
Linange,  le  demi-frère  de  la  reine  d'Angleterre,  le  landgrave  de  Hesse,  le  duc  de 
Nassau,  dépossédé  en  1866,  et  le  prince  Emile  de  Darmstadt,  que  Napoléon  tenait 
pour  un  de  ses  bons  généraux.  Le  prince  de  Prusse  y  apparaissait  parfois,  mais  le  jeu 
n'avait  pas  d'attraits  pour  lui.  Il  avait  une  prédilection  marquée  pour  l'ancienne  ville 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQUES.  75 

La  légation  de  France  occupait,  dans  ces  temps  lointains,  l'hôtel 
de  la  comtesse  de  Schwerin,  dans  la  Wilhelmstrasse,  en  lace  du 
ministère  où  se  règlent  aujourd'hui  les  destinées  du  monde.  Sou- 
vent on  causait  de  porte  à  porte.  Le  premier  conseiller  du  roi  était 
alors  un  homme  aux  allures  bourgeoises,  portant  lunettes,  simple, 
accessible.  Il  ne  se  dérobait  pas,  majestueux,  aux  regards  des  diplo- 
mates comme  les  kalifes  d'Orient.  Un  matin,  c'était  le  21  avril 
1853,  je  le  rencontrai,  sortant  de  son  hôtel.  Il  vint  à  moi  et  me  dit, 
visiblement  ému,  qu'il  avait  reçu  à  l'instant  même  une  dépêche  qui 
lui  annonçait  que  le  parti  des  vieux  Turcs  était  en  insurrection  à 
Constantinople,  et  que  la  Porte  s'était  placée  sous  la  protection  de 
la  Russie.  —  Ce  sont  de  graves  nouvelles,  me  dit-il  ;  il  ne  me 
plaît  pas  de  voir  vos  catholiques  et  nos  protestans  protégés  par  les 
Russes.  Nous  aurons  tous  à  le  regretter  ;  je  redoute  des  complica- 
tions. —  M'autorisez-vous,  demandai-je,  à  transmettre  la  nouvelle  à 
mon  gouvernement?  —  Je  vous  y  autorise,  répondit  le  ministre. 
—  La  nouvelle  était  grosse  ;  elle  était  une  bonne  aubaine  pour  un 
chargé  d'affaires  en  quête  d'informations,  impatient  d'affirmer  son 
zèle  et  sa  vigilance. 

Je  télégraphiai  iacontinent  à  Paris  ;  ma  dépêche  expédiée,  je  me 
promenais  avec  le  contentement  d'un  diplomate  qui  a  fait  mer- 
veille. Courte  devait  être  ma  satisfaction  ;  en  rentrant  à  la  légation, 
on  me  remit  un  télégramme.  J'étais  interpellé  par  M.  Drouyn  de 
Lhuys  :  «  Vos  informations,  me  demandait-il  laconiquement,  sont- 
elles  officielles  ?  Répondez  immédiatement,  n 

Je  ressentis,  en  face  de  cette  pressante  interrogation  marquée  de 
défiance,  l'angoisse  d'un  agent  qui  craint  d'avoir  commis  une  lourde 
méprise.  J'allai  trouver  M.  de  Manteuffel  la  tête  un  peu  basse.  Je 
me  demandais  anxieusement  si,  malgré  l'autorisation  qu'il  m'avait 
donnée  de  faire  usage  de  sa  confidence,  il  ne  me  saurait  pas  mau- 


impériale  où  se  faisaient  élire  et  couronner  les  empereurs  d'Allemagne.  Il  s'j'  arrêtait 
volontiers  dans  ses  fréquentes  allées  et.  venues  entre  Berlin  et  le  grand-duché  de 
Baden.  La  Prusse  cependant  n'était  rien  moins  que  populaire  à  Francfort.  «  Si  les 
Prussiens  ne  sont  pas  aimés,  c'est  parce  qu'ils  ne  sont  pas  aimables,  »  disait  le  baron 
de  Hess,  un  vieux  conseiller  autrichien.  Le  prince  de  Prusse  était  plus  qu'aimable, 
il  était  séduisant.  Aussi  était-il  fêté  et  choyé.  Son  apparition  mettait  en  branle  tojtes 
les  dames  patriciennes,  elles  savouraient  ses  complimens  marqués  au  coin  de  la 
vieille  galanterie  française.  Constant  dans  ses  affecuons,  il  ne  manquait  jamais  de 
faire  visite  au  baron  de  Scherf,  qui  représentait  à  la  Diète,  pour  le  compte  de  la 
Hollande,  le  Limbourg  et  le  Luxembourg.  Il  retrouvait,  dans  le  modeste  intérieur  de 
ce  plénipotentiaire  octogénaire,  les  souvenirs  platoniques  de  ses  jeunes  années.  M.  de 
Bismarck  y  fait  une  discrète  allusion  dans  une  revue  du  personnel  diplomatique  de 
la  Confédération.  «  M.  de  Scherf  et  sa  famille,  dit-il,  sont  particulièrement  dans  les 
bonnes  grâces  de  Son  Altesse  Royale  le  prince  de  Prusse.  » 


76  REVCE    DES    DEUX    MONDES. 

vais  gré  du  zèle  que  j'avais  mis  à  m'en  rendre  l'interprète  auprès 
de  mon  gouvernement. 

((  Mes  informations,  me  dit  très  aimablement  le  président  du 
conseil,  n'ont  pas  un  caractère  officiel;  je  les  ai  reçues  par  le  bu- 
reau des  correspondances  télégraphiques,  mais  je  les  regarde  néan- 
moins comme  positives.  Du  reste,  je  vais  donner  l'ordre  à  d'Arnim 
de  s'enquérir  sans  retard  à  la  chancellerie  impériale  et  de  me  trans- 
mettre immédiatement  les  nouvelles  que  le  comte  deBuol  peut  avoir 
reçues  de  Gonstantinople.  Comptez  que  je  vous  ferai  connaître  la  ré- 
ponse dès  qu'elle  me  sera  parvenue.  » 

J'étais  pleinement  rassuré  ;  ma  responsabilité  était  dégagée.  Pou- 
vais-je  ne  pas  transmettre  à  mon  gouvernement  une  nouvelle  aussi 
grave,  me  venant  de  la  source  la  plus  autorisée  I 

M.  de  MdnteulTel  tint  parole.  Il  m'écrivit  dans  la  soirée  le  billet 
que  voici  :  «  La  dépêche  du  comte  Arnim  me  dit  que,  selon  les 
nouvelles  du  gouvernement  autrichien,  il  y  a  lieu  de  croire  qu'à 
Gonstantinople  on  est  parfaitement  tranquille.  Je  dois  pourtant  re- 
marquer que  ces  nouvelles  sont  du  11  de  ce  mois,  tandis  que  le 
mouvement  révolutionnaire,  d'après  mes  informations,  aurait  eu 
lieu  le  12.  » 

La  foi  de  M.  de  Manteuffel,  qui  soupçonnait  peut-être  les  desseins 
de  l'empereur  iNicolas,  restait  persistante;  la  mienne  était  plus 
qu'ébranlée  :  elle  avait  disparu.  Il  me  paraissait  invraisemblable 
que  notre  ambassadeur  à  Gonstantinople  n'eût  pas  été  le  premier  à 
renseigner  le  gouvernement  de  l'empereur  sur  un  fait  d'une  telle 
portée. 

Le  baron  de  Manteuffel  s'était  inquiété  à  tort;  mais  l'émotion  qu'il 
avait  manifestée  n'était  pas  feinte  :  elle  m'avait  révélé  les  tendances 
de  sa  poUtique,  son  antipathie  pour  la  Russie  et  son  penchant  vers 
l'Occident,  au  moment  où  tout  le  monde  croyait  le  cabinet  de  Berlin 
inféodé  au  cabinet  de  Pétersbourg. 

G 'était  la  moralité  que  je  tirais  dans  ma  correspondance  de  cet  im- 
broglio, signe  précurseur  des  événemens  qui  allaient  éclater,  a  La 
sensation  qu'a  produite  à  Berlin  ce  sùjgulier  incident,  écrivais-je 
au  département,  montre  avec  quelle  inquiète  sollicitude  on  suit  ici 
les  affaires  d'Orient,  et  combien  on  s'émeut  facilement  aux  moindres 
indices  qui  permettent  d'appréhender  des  complications.  Les  ré- 
flexions qui  ont  échappé  au  baron  de  Manteuffel  sous  la  première 
impression  me  paraissent  utiles  à  consigner.  Elles  sont,  je  crois, 
l'expression  sincère  de  sa  pensée  ;  elles  dénotent  l'attitude  qu'il 
prendrait  si  la  mission  du  prince  Mentchikof  soulevait  la  question 
d'Orient.  » 

L'événement  devait  justifier  ces  prévisions.  On  verra,  dans  le 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQUES.  77 

cours  de  ce  récit,  que,  si  la  Prusse  n'a  pas  figuré,  pendant  la  guerre 
de  Grimée,  au  nombre  des  alliés  de  la  France  et  de  l'Angleterre, 
cela  n'a  pas  dépendu  du  baron  de  Manteuffel. 

La  nouvelle  d'une  révolution  à  Gonstantinople,  qui  avait  si  fort 
alarmé  le  cabinet  de  Berlin,  était  fausse,  comme  plus  tard  celle  du 
Tartare  annonçant  la  prise  de  Sébastopol.  Mais,  peu  de  jours  après 
mon  entretien  avec  le  président  du  conseil,  l'envoyé  du  tsar  démas- 
quait ses  batteries;  il  demandait  la  destitution  «  d'un  grand-vizir 
fallacieux;  »  il  réclamait,  sous  la  forme  d'un  ulthnatum,  la  protec- 
tion des  sujets  chrétiens,  garantie  par  un  traité  qui  serait  «  à  l'abri 
des  interprétations  d'un  mandataire  malavisé  et  peu  consciencieux.  » 
Le  sultan  refusa  de  signer  sa  déchéance  ;  le  prince  Mentchikof  se 
réembarqua  le  28  mai,  trois  mois  après  son  entrée  triomphale  dans 
le  Bosphore.  La  question  d'Orient  s'ouvrait  menaçante.  Au  mois 
de  juillet,  les  Russes  franchirent  le  Pruth  et  pénétrèrent  dans  les 
principautés  danubiennes.  L'Europe  eut  la  sensation  frissonnante 
de  la  guerre.  Des  conférences  s'ouvrirent  à  Vienne.  La  Russie  re- 
fusa d'y  paraître.  L'Angleterre,  la  France,  l'Autriche  et  la  Prusse 
lui  notifièrent  la  note  célèbre  des  quatre  garanties.  Des  négocia- 
tions s'engagèrent;  on  crut  à  la  paix,  lorsque,  le  5  octobre,  la 
Turquie,  en  réponse  à  l'interprétation  que  le  comte  de  Nesselrode 
donnait  à  la  note  des  garanties,  déclara  inopinément  la  guerre  à  la 
Russie.  Six  mois  plus  tard,  après  la  destruction  de  la  flotte  otto- 
mane à  Sinope,  la  France  et  l'Angleterre  signèrent  le  traité  du 
10  mars  1854  et  à  leur  tour  ouvraient  les  hostilités. 

I.  —  l'alle.magxe  et  les  complications  orientales. 

Les  complications  orientales  avaient  ravivé  les  ressenlimens  et 
les  jalousies  qui,  depuis  Olmiitz,  présidaient  sourdement  aux  rela- 
tions de  l'Autriche  et  de  la  Prusse.  Les  protestations  amicales  qui 
s'échangeaient  entre  les  deux  cours  masquaient  un  profond  antago- 
nisme que  leur  diplomatie  reflétait  avec  plus  ou  moins  d'âcreté, 
selon  le  tempérament  des  agens.  «  Nous  espérons  la  paix,  disait 
le  baron  de  Prokesch  à  la  Diète  de  Francfort,  et  notre  confiance  est 
fondée  sur  les  assurances  de  l'empereur  Nicolas.  »  —  a  Nous  ne  pou- 
vons nous  dissimuler,  disait,  quelques  jours  après,  le  baron  de 
Manteufiel  aux  chambres  prussiennes,  que  la  paix  est  gravement 
menacée,  et  notre  crainte  est  fondée  sur  des  faits.  «  Il  suffisait  que 
dans  l'assemblée  fédérale  le  délégué  autrichien  émît  une  opinion 
pour  que  le  délégué  prussien  la  combattît.  Le  baron  de  Prokesch 
et  M.  de  Bismarck  étaient  en  guerre  ouverte.  Les  séances  du  Bun- 
destag  se  succédaient  orageuses,  marquées  d'incidens  irritans  ;  les 


78  REVDE   DES    DEDX  MONDES. 

motions  se  croisaient  et  se  contredisaient.  Le  président  de  la  Diète 
exaspérait  le  plénipotentiaire  prussien  par  sa  morgue  et  ses  airs 
protecteurs.  Ces  luttes  passionnées,  en  apparence  personnelles, 
étaient  le  prélude  du  drame  qui,  après  bien  des  péripéties,  devait  se 
dénouer  à  Sadovva. 

A  "Vienne,  pour  tenir  la  Prusse  à  la  remorque,  on  s'appliquait  à 
l'isoler,  à  l'empêcher  de  jouer  le  rôle  de  grande  puissance  ;  on  in- 
disposait contre  elle  la  France  et  l'Angleterre  ;  on  nous  parlait  de 
la  duplicité  de  sa  politique.  A  Berlin,  on  relevait  avec  bonheur, 
pour  nous  les  signaler,  tous  les  symptômes  équivoques  de  la  cour 
impériale  ;  on  nous  faisait  entendre  sur  tous  les  tons  et  par  tom  les 
7noyens  (1)  que  le  comte  de  BuoI  nous  amusait  avec  de  bonnes  pa- 
roles, qu'il  entrait  dans  ses  desseins  de  laisser  les  puissances  belli- 
gérantes s'affaiblir  pour  s'emparer  plus  sûrement  des  principautés 
danubiennes.  Le  gouvernement  prussien  guettait  les  défaillances  de 
la  politique  autrichienne  pour  les  exploiter  tour  à  tour  à  Paris,  à 
Londres  et  à  Pétersbourg,  au  gré  de  son  ambition. 

«  ISous  devons,  dans  nos  rapports  avec  la  Prusse,  tenir  grand 
compte,  écrivait  le  marquis  de  Moustier  dans  une  lettre  particulière 
adressée  à  M.  Thouvenel,  le  directeur  politique  au  ministère  des 
affaires  étrangères,  de  sa  rivalité  avec  l'Autriche  ;  cette  rivalité  agit 
d'une  manière  constante  ;  elle  nous  sert  de  stioQulant.  M.  de  Man- 
teuffel  veut  bien  marcher  parallèlement  avec  le  gouvernement  autri- 
chien, mais  non  pas  à  sa  remorque  ;  il  veut  faire  jouer  à  son  pays 
le  rôle  qui  convient  à  une  grande  puissance.  C'est  une  prétention 
que  le  cabinet  de  Vienne  aussi  bien  que  la  Russie,  lui  ont  toujours 
contestée,  appuyés  en  cela  par  les  cours  allemandes.  Si  l'Autriche, 
ajoutait  M.  de  Moustier,  faisait  cause  commune  avec  la  Russie,  M.  de 
Manteuffel,  j'en  suis  convaincu,  conseillerait  au  roi  de  se  reporter 
du  côté  de  la  France  et  de  l'Angleterre  ;  il  ferait  briller  à  ses  yeux 
l'espoir  de  ressaisir  le  premier  rang  en  Allemagne,  de  se  débarras- 
ser de  la  tutelle  de  l'Autriche  et  de  la  Russie,  et  peut-être  de  s'en- 
tendre avec  nous  sur  des  remaniemens  territoriaux  après  lesquels 
on  soupire  bien   bas,   mais  très   ardemment.  Mais,  si  l'Autriche 
marche  avec  nous,  la  Prusse  n'a  plus  le  même  espoir  ;  il  ne  fau- 
drait donc  pas,  si  dans  certaines  circonstances  nous  sommes  satis- 
faits du  cabinet  de  Vienne,  être  alarmés  de  voir  celui  de  Berlin  agir 
d'une  façon  différente.  Ce  ne  serait  pas  un  pas  vers  la  Russie,  ce 
serait  l'envie  d'être  indépendans.  Ne  pas  encourager  les  velléités 


(l)  Le  baron  de  Manteuffel  se  servait  d'un  de  ses  familiers  comme  intermédiaire 
auprès  de  la  légation  de  France  et  de  la  légation  d'Angleterre;  c'était  un  israélite, 
initié  à  ses  affaires,  dont  les  indiscrétions,  voulues  ou  involontaires,  étaient  précieuses. 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQUES.  79 

prussiennes  jusqu'au  point  de  porter  ombrage  à  l'Autriche,  et  ne 
pas  les  décourager  au  point  de  blesser  la  cour  de  Berlin  et  de  lui 
enlever  les  illusions  qu'elle  se  plaît  à  faire  sur  ce  qu'elle  pourrait 
attendre  de  nous,  tel  est  le  problème  à  résoudre;  il  ne  laisse  pas 
que  d'être  délicat.  Tout  ce  que  je  sais  des  intentions  et  du  carac- 
tère de  M.  de  Manteuffel  me  dit  qu'il  y  a  intérêt  à  ne  pas  trop  le 
tourmenter  sur  les  choses  d'une  importance  secondaire,  en  un  mot 
à  ménager  sa  position  auprès  du  roi.  » 

La  Russie  jouait  alors  un  rôle  considérable  dans  les  affaires  ger- 
maniques; la  plupart  des  cours  secondaires  prenaient  le  mot 
d'ordre  moins  à  Vienne  et  à  Berlin  qu'à  Pétersbourg.  La  diploma- 
tie russe  puisait  une  partie  de  sa  force  dans  les  complaisances  des 
princes  allemands,  qui,  tous  plus  ou  moins  alliés  à  la  famille  impé- 
riale, considéraient  le  tsar  comme  le  défenseur  résolu  de  leurs  trônes 
et  l'adversaire  implacable  de  la  révolution.  Aussi  le  chargé  d'affaires 
de  Russie  à  Francfort,  M.  de  Glinka,  dans  la  pensée  de  troubler  le 
concert  des  quatre  puissances,  se  permettait-il  d'inviter  la  Diète, 
par  des  communications  officielles,  à  proclamer  la  neutralité  armée 
de  la  Confédération  germanique,  qui  eût  entraîné  l'Allemagne  dans 
une  solidarité  absolue  avec  la  politique  du  tsar,  sans  que  personne 
y  trouvât  à  redire,  pas  même  M.  de  Bismarck,  si  chatouilleux  ce- 
pendant à  l'endroit  des  ingérences  étrangères.  On  se  demande  com- 
ment l'empereur  Alexandre,  en  1870,  pour  satisfaire  une  idée  fixe, 
la  revision  d'une  clause  du  traité  de  Paris,  a  pu  donner  carte  blanche 
à  la  Prusse  en  Allemagne  et  lui  sacrifier  les  princes,  qui,  au  centre 
de  l'Europe,  étaient  les  auxiliaires  les  plus  dévoués  de  sa  politique. 
Il  n'était  pas  douteux  que  le  jour  où,  par  le  fait  de  la  dissolution 
de  la  Confédération  germanique,  l'Autriche  cesserait  d'être  une 
puissance  allemande,  la  Russie  la  rencontrerait  dans  les  Balkans  en 
quête  de  dédommagemens,  poussée  par  l'homme  d'état  dont  elle 
deviendrait  l'instrument  après  en  avoir  été  la  victime.  L'empereur 
Alexandre,  malgré  les  prédilections  de  son  ministre  pour  la  France, 
ne  voyait,  malheureusement,  sous  l'influence  deKatkofet  des  co- 
mités pansla\astes,  que  l'Orient,  où  sa  politique  exclusive  devait 
fatalement  provoquer  des  rivalités  et  des  coalitions,  et  finalement 
se  heurter  contre  l'ingratitude  des  populations  qu'elle  avait  affran- 
chies. Il  lâchait  la  proie  pour  l'ombre. 

La  Russie  ne  s'en  est  que  trop  aperçue  depuis;  aussi  a-t-elle  changé 
de  système  :  elle  a  rompu  avec  la  politique  de  sentiment,  dont  seule 
elle  faisait  les  frais.  Elle  laisse  aux  intrigues  libre  cours  dans  les 
Balkans,  certaine  que,  par  la  force  des  choses,  elles  se  dénoueront 
à  son  profit  ;  elle  se  préoccupe,  pour  l'heure,  plus  de  l'équilibre 
territorial  en  Europe  que  de  la  question  d'Orient.  Elle  estime  que 


80  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

le  jour  où  la  France  cesserait  de  compter,  ses  propres  destinées 
seraient  immanquablement  compromises. 

Si  le  prince-chancelier  a  voulu  placer  l'Allemagne,  son  œuvre  et 
sa  gloire,  par  la  violence  de  ses  procédés  et  le  jeu  complexe  de  sa 
politique,  entre  deux  peuples  profondément  ulcérés,  et  réunir  deux 
gouvernemens  divisés  de  principes,  sans  affinité  d'aucun  genre, 
dans  une  action  commune,  par  le  seul  fait  de  la  solidarité  de  leurs 
intérêts  menacés  et  sans  qu'il  soit  besoin  de  traités  d'alliance,  on 
peut  dire  qu'il  a  pleinement  réussi. 

II.    —    LES   DÉBUTS    DE    M.    DE    BISMARCK   A   FRAN'CFORT. 

Au  début  de  la  guerre  d'Orient,  M.  de  Bismarck,  entré  depuis 
peu  dans  la  diplomatie,  faisait  ses  premières  armes  sur  un  théâtre 
ingrat,  compliqué.  Avant  d'être  nommé  ministre  à  Francfort,  il  dut 
faire  un  stage  d'initiation,  en  qualité  de  conseiller  de  légation  intime, 
sous  les  ordres  de  M.  de  Rochow,  le  ministre  de  Prusse  à  la  Diète. 
Ses  idées  réactionnaires  et  ses  sympathies  russes  et  autrichiennes 
l'avaient  désigné  au  choix  du  roi  ;  il  avait  combattu  l'union  d'Erfurt 
et  soutenu  devant  la  seconde  chambre,  comme  un  acte  de  haute 
sagesse,  la  convention  d'Olmûtz,  que  les  patriotes  tenaient  pour  un 
sanglant  outrage  et  que  le  prince  de  Prusse  appelait  un  second 
ïéna.  Il  était  loin  alors  de  rêver  l'unité  allemande  ;  son  ambition  se 
bornait  à  assurer  à  la  Prusse,  dans  la  Confédération,  une  situation 
à  peu  près  équivalente  à  celle  de  l'Autriche.  Que  ne  s'est-il  tenu  à 
ce  programme  ! 

C'est  dans  les  modestes  fonctions  de  conseiller  de  légation  in- 
time, chargé  de  la  direction  des  journaux,  qu'il  apprit  l'art  dans 
lequel  il  excelle  de  manier  l'esprit  public  et  d'en  faire,  pour  sa  po- 
litique, une  force  souvent  irrésistible.  Il  organisa  au  siège  de  la 
Confédération,  avec  des  ramifications  dans  le  midi  de  l'Allemagne, 
une  presse  systématiquement  hostile  aux  gouvernemens  dont  les 
tendances  n'étaient  pas  sympathiques  à  la  Prusse,  toujours  prête  à 
incriminer  leurs  actes,  à  dénaturer  leur  pensée.  Créer  des  malen- 
tendus, opérer  des  diversions,  neutraliser  l'effet  produit  par  les 
journaux  étrangers  et  s'attaquer  au  besoin  aux  personnes,  tel  était 
son  système. 

Les  dépêches  de  M.  de  Bismarck  (1)  étaient  abondantes,  claires, 
judicieuses,  semées  d'images  pittoresques  et  de  saillies  à  l'emporte- 


(1)  La  Correspondance  diplomatique  de  M.  de  Bismarck,  par  M.  Funck-Brentano, 
traduite  d'après  les  volumes  parus  à  Leipzig  :  Preussen  im  Bundestag.  D'  Ritter 
von  Poschinger. 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQUES.  SI 

pièce  ;  elles  dénotaient  avant  tout  la  passion  du  devoir  ;  mais  elles 
n'étaient  tendres  pour  personne,  ni  pour  l'Allemagne  ni  pour  ceux 
qui  la  représentaient.  Il  traçait  de  ses  collègues,  que  j'ai  connus 
pour  la  plupart,  des  portraits  fidèles,  mais  sans  dissimuler  leurs 
verrues:  le  ministre  d'Autriche  altérait  impudemment  la  vérité; 
son  éloquence  était  verbeuse,  sa  bonhomie  fausse  ;  celui  de  Bade 
était  «  ondoyant  et  divers  ;  »  les  rapports  du  plénipotentiaire  wur- 
tembergeois  portaient  l'empreinte  de  la  frivolité  et  de  la  diffusion  ; 
le  délégué  hessois  était  moins  un  diplomate  qu'un  coureur  de 
fauves,  le  Saxon  était  sourd  et  le  Bavarois  pointilleux;  dans  le 
nombre,  il  en  était  sans  doute  d'aimables  et  d'inteliigens,  mais 
leur  politique  était  louche,  louvoyante;  presque  tous  subordon- 
naient le  devoir  public  à  l'intérêt  privé.  M.  de  Bismarck  avait  beau 
les  éplucher,  il  n'en  trouvait  que  trois  qui  fussent,  personnellement 
et  sans  réticences  ;  dévoués  à  la  Prusse.  Ceux  qui  n'aimaient  pas  la 
Prusse,  et  à  plus  forte  raison  ceux  qui  la  combattaient,  ne  pesaient 
pas  lourd  dans  son  estime  :  il  les  dénonçait  à  la  vindicte  de  son 
gouvernement,  en  attendant  qu'il  pût  lui-même  les  persécuter. 
Son  patriotisme  était  étroit,  intolérant  ;  il  n'admettait  pas  le  patrio- 
tisme bavarois  ou  saxon,  russe  ou  autrichien  :  il  ne  croyait  qu'au 
patriotisme  prussien.  Il  en  est  cependant  du  patriotisme  comme 
de  l'honneur  :  il  est  de  tous  les  pays.  «  Il  n'y  a  pas  que  l'hon- 
neur français,  »  disait  l'empereur  Alexandre,  avec  peu  de  générosité, 
au  général  Fleury,  lorsque,  dans  des  circonstances  pathétiques, 
pour  justifier  la  déclaration  de  guerre  du  mois  de  juillet  1870,  il 
invoquait  l'honneur  de  la  France. 

Le  délégué  prussien  traçait  de  l'Allemagne,  d'une  plume  pas- 
sionnée, d'humilians  tableaux  ;  il  la  montrait  divisée,  jalouse,  im- 
puissante, prête  à  toutes  les  compromissions,  sinon  à  toutes  les 
trahisons.  II  révélait  les  sourdes  hostilités  des  états  du  Nord,  leurs 
menées  ténébreuses  ;  il  les  croyait  incapables  de  sacrifier  à  la  gran- 
deur nationale  le  moindre  de  leurs  intérêts  particuliers.  Il  s'atta- 
quait surtout  aux  velléités  ambitieuses  des  cours  du  Midi,  toujours 
en  coquetterie  avec  la  France,  et  toujours  prêtes  à  se  coaliser  avec 
l'Autriche  contre  la  Prusse. 

L'ultramontain  voit  partout  la  main  du  franc-maçon;  le  libre 
penseur,  celle  du  jésuite.  Du  jour  où  M.  de  Bismarck  répudia  les 
souvenirs  d'Olmiitz,  il  ne  vit  plus  que  le  spectre  autrichien. 

D'humeur  fière  et  susceptible,  il  ne  pardonna  pas  à  la  société  de 
Francfort  ses  préférences  autrichiennes;  il  vécut  solitaire,  souvent 
froissé.  Les  procédés  hautains  du  président  de  la  Diète,  le  comte  de 
Thun,  qu'il  dut  refréner  plus  d'une  fois,  et  plus  encore  ceux  du 
général  de  Prokesch,  réveillèrent  en  lui  les  instincts  batailleurs  de  sa 

TOME  LXXXIV.  —  1887.  6 


82  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

race.  La  foi  qu'il  avait  dans  les  vertus  de  la  sainte-alliance,  et  qu'il 
puisait  dans  les  traditions  de  sa  famille,  s'ébranla  peu  à  peu  au  con- 
tact irritant  et  décevant  des  affaires.  La  lumière  se  fit  dans  son  es- 
prit ;  il  rompit  avec  la  politique  de  1850,  il  s'appliqua  par  tous  les 
moyens  réguliers  ou  irréguliers  à  déchirer  les  liens  que  l'Autriche 
avait  imposés  à  son  pays.  L'école  historique,  qui  cherche  dans  les 
petites  causes  les  grands  effets,  a  le  droit  de  triompher  devant  cette 
conversion  inattendue,  radicale.  Des  causes  secondaires,  des  bles- 
sures d'amour-propre  ont  donné  le  branle  au  politique  qui,  en  peu 
d'années,  a  transformé  le  monde.  Dès  lors,  M.  de  Bismarck  pour- 
suivit la  revanche;  il  se  souvint  à  toute  heure  que  la  monarchie 
prussienne  avait  failli  être  démembrée  par  les  deux  Hesse,  la  Saxe, 
le  Hanovre,  la  Bavière  et  l'Autriche;  il  n'oublia  plus  qu'après  avoir 
formé  une  confédération  restreinte  avec  quelques  petits  états  du 
Nord,  la  Prusse  avait  dû  abjurer  ses  ambitions  et  rentrer  humble 
et  repentante,  les  mains  liées,  dans  le  giron  fédéral. 


III.    —   OLMUTZ. 

Le  sort  du  royaume  s'était  trouvé  un  instant,  en  effet,  par  le  fait 
des  irrésolutions  de  Frédéric-Guillaume  IV,  entre  les  mains  du  prince 
de  Schwartzenberg,  un  homme  d'état  énergique,  décidé  à  régler 
les  vieux  comptes,  «  à  avilir  la  Prusse  avant  de  la  démolir,  »  et  à 
effacer  de  l'histoire  d'Allemagne  ce  que  M.  de  Beust  se  plaisait  à 
appeler  l'épisode  de  Frédéric  II.  Les  armées  coalisées  n'attendaient 
plus  qu'un  signal  pour  s'ébranler  et  procéder  à  l'exécution  fédé- 
rale de  la  Prusse  par  l'envahissement  de  son  territoire,  lorsqu'on 
apprit,  inopinément,  que  le  ministre  de  François-Joseph,  au  déses- 
poir de  ses  alliés,  la  Bavière,  la  Saxe,  le  Hanovre,  le  Wurtemberg, 
Bade,  Nassau  et  les  deux  Hesse,  avait  accepté  l'entrevue  que  le 
conseiller  de  Frédéric-Guillaume,  le  baron  de  Manteuffel,  avait  sol- 
licitée à  Vienne,  sur  les  injonctions,  disait-on,  de  l'empereur  Nicolas. 
Le  comte  de  Beust  raconte  dans  ses  Mémoires  que  le  contre-ordre, 
parti  si  inopportunément  de  Vienne,  remua  sa  bile  au  point  d'in- 
quiéter son  médecin.  Ne  pas  jouer  une  partie  gagnée  d'avance, 
laisser  échapper  l'occasion  de  brider,  une  fois  pour  toutes,  l'ambi- 
tion prussienne  lui  paraissait  impossible.  Ses  regrets  ne  devinrent 
que  plus  cuisans,  lorsque  «  celui  qui  est  aujourd'hui  empereur 
d'Allemagne  »  lui  avoua  que,  si  les  armées  fédérales  n'étaient  pas 
entrées  à  Berlin,  au  mois  de  janvier  1851,  c'est  qu'elles  ne 
l'avaient  pas  voulu.  Les  fautes  se  paient  et  les  occasions  perdues 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQUES.  83 

ne  se  retrouvent  plus  (1).  La  brusque  défaillance  du  prince  de 
Schwarzenberg  décida  du  sort  des  deux  empires;  elle  sauva  la 
Prusse,  mais  elle  perdit  l'Autriche.  La  direction  des  deux  politiques  ne 
tarda  pas  à  changer  de  main  :  le  prince  de  Schwartzenberg  mourut 
en  1852,  subitement,  dans  la  force  de  l'âge,  au  moment  où  M.  de 
Bismarck,  converti  à  la  politique  de  la  revanche,  allait  bruyam- 
ment entrer  en  scène.  L'armée,  qui  était  certaine  de  vaincre  en 
1850,  subit  la  défaite  en  1866.  A  quoi  tiennent  les  destinées  des 
empires  ! 

En  passant  sous  les  fourches  d'Olmûtz,  le  cabinet  de  Berlin 
échappait  à  un  désastre,  mais  il  sacrifiait  à  la  paix  la  fierté  na- 
tionale. Il  dut  renier  tout  ce  qui  s'était  fait  sous  son  inspiration  en 
Allemagne  depuis  18^8  :  le  parlement  de  Francfort,  la  proclama- 
tion de  l'empire,  l'union  restreinte  d'Erfurt.  La  Prusse  s'engagea 
à  rétablir  sur  son  trône  l'électeur  de  Hesse,  le  plus  impopulaire  des 
souverains,  que  ses  partisans  avaient  renversé,  à  étouffer  l'agita- 
tion révolutionnaire  qu'elle  entretenait  dans  le  Holstein.  Elle  se 
prêta  au  rétablissement  de  la  vieille  Diète  germanique,  emportée 
par  l'élan  national  de  18/i8  ;  elle  concéda  des  avantages  économi- 
ques importans  à  l'Autriche  et  lui  garantit  ses  possessions  allemandes 
et  non  allemandes.  Après  avoir  fait  amende  honorable  en  face  de 
l'Europe,  brûlé  ce  qu'elle  avait  adoré,  refait  ce  qu'elle  avait  dé- 
fait, elle  envoya  à  Francfort  M.  de  Rochow,  un  réactionnaire  de  la 
plus  belle  eau,  et  reprit  piteusement,  en  pécheur  contrit  et  pénitent, 
le  collier  qui  lui  pesait  lourdement  depuis  1815  et  dont  elle  se 
croyait  à  jamais  délivrée.  C'était  la  politique  du  Sicambre. 

L'indignation  fut  grande  :  jamais  atteinte  plus  humiliante  n'avait 
été  portée  aux  aspirations  d'un  peuple.  Tous  les  partis  réprouvè- 
rent la  convention  imposée  à  M.  de  Manteuffel,  sauf  le  parti  féodal, 
qui  ne  voyait  de  salut  que  dans  le  triomphe  des  principes  réaction- 
naires et  dans  le  maintien  de  la  sainte-alliance.  Les  hommes  émi- 
nens  de  l'école  libérale  réagirent  contre  le  traité  dès  le  lendemain 
de  sa  signature,  par  leurs  paroles  et  leur  plumes  ulcérées.  S'ils  n'ont 
pas  eu  la  fortune  de  présider  au  relèvement  de  leur  pays,  ils  l'ont 
du  moins  préparée  par  les  manifestations  de  leur  patriotisme  indigné 
et  par  leurs  incessantes  revendications. 

Voici  ce  qu'écrivait,  en  1851,  l'un  d'eux,  le  comte  de  Pourtalès, 
qui  représentait  le  roi  à  Gonstantinople,  sous  le  coup  de  la  capitu- 

(1)  L'Autriche  avait  à  ce  moment  trois  magnifiques  corps  d'armée  mobilisés  en  Bo- 
hême; quatre-vingt  mille  Bavarois  étaient  sur  pied  de  guerre,  vingt  mille  Saxons 
occupaient  l'Elbe  jusqu'à  Troppau.  Les  contingens  hessois,  badois  et  wurtembergeois 
étaient  en  marche,  et  déjà  un  combat  d'avant-poste  s'était  engagé  à  Bronzel,  sur  les 
frontières  de  la  Hesse  électorale,  lorsque  arriva  le  contre-ordre. 


84  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

lation  subie  par  son  gouvernement:  «  Malgré  Haugwitz,  malgré 
George-Guillaume,  notre  histoire  n'offre  rien,  à  mon  avis,  qui  puisse 
être  comparé  à  la  défaite  d'Olmûlz.  Réunir  les  chambres  et  l'armée 
au  roulement  du  tambour,  pour  recevoir  un  soufflet  en  cérémonie 
de  gala  !  Être  obligés  de  publier  nous-mêmes  notre  honte,  notre 
ignominie  au  son  des  trompettes,  au  bruit  des  timbales,  avec  pro- 
tocoles et  documens  !..  Mais  aide-toi  et  le  ciel  t'aiderai  — Nous  ne 
pouvons  pas  demander  que  les  autres  agissent  pour  nous,  si  nous- 
mêmes  nous  ne  faisons  rien.  Si  mauvaise,  si  honteuse  que  soit 
notre  situation  présente,  il  y  a  pourtant  un  fait  que  ni  la  lâcheté 
ni  la  trahison  ne  peuvent  détruire  :  c'est  que  l'Allemagne  a  un 
avenir,  et  que  la  Prusse  est  appelée  Zo  iake  the  lead.  L'aveugle  parti 
de  la  Gazette  de  la  Croix  peut  étaler  tant  qu'il  voudra  son  sys- 
tème historique,  Rochow,  Stahl,  Gerlach  échoueront,  car  c'est  Dieu 
et  non  pas  Manteuffel  qui  gouverne  le  monde...  Nous  agirons  sans 
-relâche  contre  nos  bons  amis  Nicolas  et  François-Joseph;  nous  en- 
couragerons les  Turcs,  nous  conseillerons  aux  Italiens  de  se  grou- 
per autour  de  la  maison  de  Savoie,  nous  ferons  comprendre  au 
parti  national  dans  toute  l'Europe  que  le  Piémont  et  la  Prusse  sont 
les  deux  seuls  états  européens  dont  l'existence  et  l'avenir  sont 
étroitement  liés  au  succès  de  l'idée  des  nationalités.  Nous  empê- 
cherons à  tont  prix  l'accroissement  des  états  moyens  de  l'Allemagne; 
puis  nous  attendrons  le  moment  où  l'Autriche,  essayant  de  régler 
ses  finances  et  d'organiser  son  système  politique,  fera  un  éclatant 
fiasco  pour  triompher  à  notre  tour  et  rendre  à  Schwartzenberg  avec 
usure  ce  qu'il  nous  a  fait.  » 

Le  programme  formulé  dans  ces  pages  éloquentes  couvait  an 
fond  de  bien  des  cœurs  ;  c'était  celui  du  prince  de  Prusse.  M.  de 
Bismarck  s'y  rallia  à  son  tour.  Après  une  éclatante  conversion,  il 
attaqua  «  l'odieuse  convention  »  qu'il  avait  défendue,  pénétré  des 
mêmes  indignations  patriotiques.  Mais  inspirées  de  Frédéric  II,  ses 
conceptions  dépassèrent  de  la  hauteur  du  génie  les  rêves  du  parti 
libéral.  C'est  par  de  ténébreuses  combinaisons  diplomatiques,  par 
des  amorces  trompeuses,  par  des  évolutions  rapides,  audacieuses, 
par  le  fer  et  le  sang,  et  non  par  la  liberté,  qu'il  entendait  faire  la 
Prusse  d'abord  solide  et  compacte,  pour  réaliser  ensuite,  par  sur- 
croît, l'unité  allemande.  Son  œuvre  est  achevée  aujourd'hui,  sinon 
fondée  ;  elle  ne  s'est  pas  accomplie,  comme  l'œuvre  italienne,  par 
l'attraction  irrésistible  des  sentimens,  par  la  toute-puissance  des 
idées,  elle  s'est  faite  par  la  violence,  par  la  spoliation.  Elle  a  coûté 
du  sang  et  des  larmes,  imposé  d'immenses  sacrifices  d'hommes 
et  d'argent  ;  elle  en  imposera  longtemps  encore.  Elle  fauchera 
des  générations  et  sera  la  ruine  des  étals.  Elle  a  réveillé  les  haines 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQDES.  85 

de  races  qui  tendaient  à  s'éteindre ,  ébranlé  la  prospérité  de 
tous  les  pays,  transformé  le  caractère  et  le  tempérament  alle- 
mands ;  elle  donne  de  cruels  démentis  aux  espérances  de  ceux  qui 
croyaient  à  la  solidarité  des  intérêts  économiques,  et  qui  s'étaient 
flattés  que  les  merveilleuses  découvertes  de  la  science  moderne, 
la  vapeur  et  l'électricité,  réconcilieraient  les  nations  en  les  rappro- 
chant. Des  milliers  de  proscrits,  dont  le  seul  crime  est  la  fidélité 
au  passé,  endurent,  victimes  de  théories  gouvernementales  d'un 
autre  âge,  les  amertumes  de  l'exil,  frappés  dans  leurs  intérêts  et 
dans  leurs  affections. 

«  Je  n'ai  pas  le  patriotisme  étroit  d'une  frontière  politique,  écri- 
vait, il  y  a  bien  des  années,  un  homme  d'état  autrichien,  le  comte 
de  Ficquelmont,  mais  j'ai  celui  d'un  Européen.  J'aime  l'Europe 
comme  le  berceau  qui  nous  est  commun  à  tous,  comme  le  centre 
de  notre  civilisation,  comme  le  foyer  qui  pénètre  toutes  les  régions 
du  globe.  »  —  Quel  contraste  entre  ces  idées  si  larges,  si  hu- 
maines, et  celles  qui  s'imposent  aujourd'hui  !  Que  nous  sommes 
loin  de  la  politique  des  nationalités,  sanctionnée  par  le  vœu  et  le 
suffrage  des  populations  !  Que  sont  devenus  les  congrès  et  les  arbi- 
trages que  préconisait  un  souverain  infortuné  et  qui  devaient  à  ja- 
mais conjurer  les  luttes  sanglantes?  —  L'avenir  dira  si  Napoléon  lil 
n'était  qu'un  songe  creux  ou  bien  le  précurseur  d'une  civilisation 
supérieure.  Il  décidera  entre  le  programme  du  comte  de  Pourtalès 
et  celui  du  prince  de  Bismarck  ;  il  apprendra  si  l'Allemagne,  aux 
yeux  du  monde,  n'eût  pas  été  plus  grande,  plus  admirée,  faite  par 
la  liberté  que  par  le  fer  et  par  le  sang. 

IV.    —    LES    PARTIS   EN    PRUSSE. 

La  capitale  de  la  Prusse,  sous  Frédéric-Guillaume  IV,  n'était 
pas  comme  aujourd'hui  dominée  par  une  volonté  puissante,  impla- 
cable, qui,  au  nom  de  l'état,  s'impose  aux  plus  audacieux.  La  haine 
et  l'envie  qu'engendrent  les  passions  politiques  s'agitaient,  pen- 
dant la  guerre  de  Crimée,  dans  des  menées  ténébreuses,  autour 
d'un  souverain  honnête,  mais  faible  et  changeant. 

Deux  partis  se  trouvaient  en  présence,  se  disputant  la  faveur  du 
roi,  à  l'heure  où  la  Porte,  sur  les  conseils  de  lord  Slratford,  —  qui 
n'avait  pas  oublié  qu'on  avait  refusé  de  l'agréer  comme  ambassa- 
deur à  Pétersbourg,  —  avait  déclaré  la  guerre  à  la  Russie. 

Le  parti  libéral  interprétait  le  sentiment  public;  il  était  appuyé, 
bien  que  discrètement,  par  le  baron  de  ManteulTel,  et  il  se  sentait 
soutenu  par  les  sympathies  de  l'héritier  du  trône.  Le  prince  de 
Prusse,  dont  personne  ne  soupçonnait  à  cette  époque  la  grandeur 


86  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

future,  vivait  à  l'écart,  le  plus  souvent  à  Goblentz,  plus  soucieux 
de  l'armée  que  des  agissemens  de  la  cour  de  Postdam.  Il  avait  une 
trop  haute  idée  de  ses  devoirs  pour  discuter,  et  à  plus  forte  raison 
pour  contre-carrer  la  politique  de  son  frère,  dont  il  était  le  pre- 
mier sujet  (1).  Mais  dans  les  épanchemens  de  l'intimité,  il  déplo- 
rait les  influences  passionnées  qui  s'exerçaient  sur  son  esprit,  et 
il  appréhendait  que  la  Prusse  n'eût  à  faire  les  frais  de  l'alliance 
russe,  dont  il  s'est  servi  si  habilement  depuis,  en  prenant  fait  et 
cause  à  la  fois  contre  la  France,  l'Angleterre,  l'Autriche,  la  Turquie 
et  le  Piémont.  S'il  n'avait  pas  l'esprit  et  l'érudition  de  Frédéric- 
Guillaume  IV,  il  avait,  en  revanche,  de  la  fixité  dans  les  idées  et  le 
discernement  des  hommes.  Jamais  il  n'a  confondu  la  raison  d'état 
avec  le  sentiment. 

Le  parti  de  la  Croix,  qui,  depuis  la  révolution  de  18A8,  jouait  un 
rôle  prépondérant  dans  les  conseils  de  la  couronne,  était  petit,  mais 
puissant.  Il  se  composait  de  trois  nuances  d'idées  assez  distinctes, 
bien  qu'elles  se  confondissent  souvent  :  l'idée  exclusivement  russe, 
que  représentaient  le  général  de  Gerlach  et  son  frère  le  président  ; 
l'idée  protestante  dogmatique  et  piétiste,  que  représentaient  plus 
particuhèrement  le  roi  et  le  général  de  Groeben  ;  l'idée  prussienne 
pure,  féodale,  anticonstitutionnelle  et  ultra-conservatrice,  qu'incar- 
nait M.  de  Bismarck.  Impopulaire  dans  le  pays,  dont  il  blessait  les 
instincts,  le  parti  de  la  Croix  suppléait  au  nombre  par  l'audace  et 
la  violence,  et  surtout  par  son  crédit  auprès  du  souverain.  C'est 
par  lui  que  le  ministre  de  Russie,  à  l'insu  du  baron  de  Manteuffel, 
arrivait  à  l'oreille  du  roi. 

La  politique  russe  avait  su  se  créer  de  fortes  positions  à  la  cour 
et  dans  le  gouvernement  ;  elle  disposait  de  deux  ministres  dans  le 
cabinet,  et  le  sous- secrétaire  d'état  au  ministère  des  affaires  étran- 
gères, M.  de  Lecoq,  n'avait  pas  de  secrets  pour  elle.  Les  grands 
dignitaires  et  les  généraux  lui  étaient  dévoués,  et  le  prince  Charles, 
à  rencontre  de  son  frère,  le  prince  de  Prusse,  affichait  hautement 
ses  sympathies  pour  l'empereur  Nicolas  et  ses  vœux  pour  le  triomphe 
de  sa  cause.  «  Je  tiens  la  Prusse  dans  ma  poche,  »  disait  le  baron 
de  Budberg  dans  un  accès  d'outrecuidance.  C'est  ce  que  nous  di- 
sions aussi,  en  1867,  à  propos  des  clés  du  Luxembourg:  les  poches 
de  notre  diplomatie  malheureusement  étaient  trouées. 

La  Gazette  de  la  Croix  s'appliquait  à  faire  prévaloir  les  tendances 
du  parti  ;  elle  traduisait  ses  passions  avec  acrimonie,  elle  ne  recu- 


(1)  Dépêche  de  M.  de  Moustier  :  «  Oq  assure  que  le  prince  de  Prusse  voit  avec  un 
profond  chagrin  la  position  dans  laquelle  on  a  mis  le  pays,  bien  que  le  respect  qu'il 
doit  à  son  frère,  dont  il  est  le  premier  sujet,  l'empêche  de  l'exprimer  tout  haut.  » 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQUES.  87 

lait  pas  devant  ies  invectives,  elle  s'attaquait  au  président  du  con- 
seil; souvent  elle  se  permettait  de  perfides  insinuations  contre  la 
cour  de  Goblentz  :  elle  lui  reprochait  ses  sympathies  anglaises, 
elle  accusait  ses  entours  de  conspirer  contre  l'état.  La  princesse 
Augusta  n'était  pas  ménagée,  on  ne  lui  pardonnait  pas  son  esprit  et 
sa  grâce  ;  son  tort  le  plus  grave  était  d'avoir  sur  la  reine  l'avantage 
delà  maternité.  Les  amis  de  l'héritier  présomptif,  le  comte  de  Goltz, 
le  comte  d'Usedom,  le  comte  de  Pourtalès,M.  deBethmann-Holw^eg, 
ripostaient  avec  véhémence  contre  les  attaques  de  l'organe  féodal 
dànsle  Preussische  Wochenblatt  ;  ils  s' efforçaient  de  soustraire  M.  de 
Manteulfel  aux  influences  russes,  et  de  l'entraîner  vers  la  France  et 
surtout  vers  l'Angleterre.  M.  de  Bismarck  les  appelait  «  les  conspi- 
rateurs de  Vkôtel  royal,  »  c'était  le  nom  de  l'hôtel  qu'habitait  l'un 
d'eux  et  où  ils  se  concertaient  d'habitude.  Le  président  du  conseil 
louvoyait  entre  les  deux  partis;  il  était  plus  enclin  aux  compromis- 
sions qu'aux  témérités.  Il  s'appliquait  à  prémunir  le  roi  contre  les 
entraînemens  de  son  cœur  et  de  son  imagination.  Lorsque  Frédéric- 
Guillaume  refusait  de  se  rendre  à  ses  argumens,  il  offrait  sa  dé- 
mission, et  le  souverain  effrayé  d'être  abandonné  par  un  ministre 
qui  savait  concilier  ses  actes  et  ses  paroles,  souvent  contradictoires, 
le  suppliait  de  reprendre  son  portefeuille.  M.  de  Manteuffel  s'appli- 
quait, en  s'inspirant  des  principes  de  M.  d'Haugwitz,  à  ne  s'engager 
d'aucun  côté.  «  Nous  ne  voudrions  pas,  disait-il  dans  une  circulaire 
qui  est  restée  célèbre  dans  les  annales  de  la  diplomatie,  prendre 
un  engagement  qui  nous  liât.  »  11  avait  imaginé  un  moyen  ingénieux 
pour  soustraire  son  souverain  aux  instances  des  puissances  belli- 
gérantes. Lorsqu'elles  le  mettaient  en  demeure  de  se  prononcer, 
il  recourait  aux  missions  extraordinaires  ;  il  disait  que  la  religion 
du  roi  avait  besoin  d'être  éclairée  et,  qu'avant  de  conclure,  il  dé- 
sirait, par  de  franches  explications  avec  les  gouvernemens,  dissiper 
les  équivoques.  Le  comte  d'Usedom,  le  comte  de  Pourtalès,  le 
prince  de  Hohenzollern,  le  général  de  Willisen,  le  général  Wedel, 
le  général  de  Lindheim,  le  général  de  Groeben  et  le  colonel  de 
Manteuffel  partaient,  en  effet,  tour  à  tour,  soit  pour  Pétersbourg 
et  Vienne,  soit  pour  Paris  et  Londres,  non  pour  traiter,  mais  pour 
gagner  du  temps.  «  On  m'a  envoyé,  écrivait  lord  Clarendon  à  son 
charf^é  d'affaires  à  Berlin,  en  parlant  du  général  de  Groeben,  pour 
m'expliquer  une  chose  inexplicable,  un  homme  qui  ne  sait  pas  s'ex- 
pliquer. » 

V.    —   FRÉDÉRIC-GUILLAUMK   IV    ET   SON   JIINISTRE. 

Le  baron  de  Manteuffel,  qui  avait  succédé  à  M.  de  Radowilz,  à 
une  heure   douloureuse  pour   le  patriotisme  prussien,    était  un 


88  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

homme  éclairé,  sensé,  positif,  mais  il  avait  la  volonté  paresseuse  ; 
il  aimait  mieux  tourner  les  difficultés  que  de  les  résoudre.  Regarder 
les  événemens,  se  tirer  d'affaire  avec  de  bonnes  paroles  et  ne  se 
compromettre  d'aucun  côté,  tel  était  son  système.  11  haïssait  la 
Russie  et  détestait  l'Autriche  ;  ses  préférences  étaient  pour  une 
alliance  avec  l'Occident,  mais  il  était  forcé  de  les  dissimuler;  il 
était  président  du  conseil  et  ministre  des  affaires  étrangères  et,  en 
réalité,  il  n'avait  pas  la  direction  de  la  politique.  Il  avait  à  compter 
avec  un  roi  (1)  demi-théologien,  demi-lettré,  d'une  imagination 
versatile,  éprouvant  une  invincible  répugnance  à  se  décider,  par- 
tagé entre  ses  sympathies  pour  l'Angleterre,  son  aversion  pour  la 
France  et  sa  condescendance  envers  son  beau-frère,  qui  le  domi- 
nait sans  le  ménager.  L'empereur  Nicolas  le  taxait  d'idéologue;  il 
l'appelait  révolutionnaire,  démagogue,  dès  qu'il  faisait  mine  de  ré- 
sister à  sa  volonté. 
•  Le  roi  le  savait,  mais  il  se  gardait  de  le  laisser  paraître.  Les  let- 
tres qu'il  adressait  à  Pétersbourg,  malgré  tous  les  dédains  qu'il 
endurait,  restaient  familières  et  tendres.  Il  avait  deux  ma- 
rottes :  il  aimait  à  faire  du  légitimisme  comme  on  en  fait  au  fau- 
bourg Saint-Germain,  au  point  de  déraisonner  lorsqu'on  lui  parlait 
de  fusion,  et  il  voulait  délivrer  les  chrétiens  du  joug  des  musul- 
mans. Il  rêvait  la  disparition  du  croissant  de  Gonstantinople  pour 
faire  place  à  la  croix;  mais  tout  cela  restait  dans  sa  tête  à  l'état  de 
roman.  Souvent  il  rappelait  mélancoliquement  les  temps  loin- 
tains de  sa  popularité  :  «  Mon  peuple,  avant  J8/i8,  disait-il,  m'eût 
dévoré  par  amour  ;  aujourd'hui,  il  est  aux  regrets  de  ne  l'avoir  pas 
fait  (2).  » 

M.  de  Mouslier,  au  sortir  d'une  audience,  a  tracé  dans  une  lettre 
particulière,  au  courant  de  la  plume,  une  piquante  esquisse  du  roi 
Frédéric-Guillaume  IV  :  «  Ce  qui  m'a  frappé  chez  le  roi,  disait-il,  ce 
n'est  pas  tant  le  décousu  de  sa  conversation,  le  désordre  de  ses 
idées  et  le  peu  de  logique  de  ses  raisonnemens,  c'est  surtout  la 
fausseté  des  notions  qui  servent  de  base  à  ses  jugemens,  qui  font 
qu'il  n'y  a  avec  lui  aucun  fait  acquis  à  la  discussion.  Il  écoute 
l'objection  qu'on  lui  fait,  en  a  l'air  frappé,  dit  quelques  mots  d'ap- 
probation; puis  reprend  son  discours,  qui  n'est  qu'un  long  mono- 
logue avec  lui-même,  et  semble  ignorer  qu'on  ne  soit  pas  de  son 
avis.  J'avais  besoin  d'entendre  moi-même  le  roi  pour  me  rendre 

(1)  Frédéric-Guillaume  IV,  né  le  15  octobre  1795,  succéda  à  son  père,  Frédéric- 
Guillaume  IIF,  le  7  juin  1840.  Il  s'était  marié  en  1823  à  Elisabeth  de  Bavière;  étant 
sans  enfans,  le  trône  revenait  à  son  frère  Guillaume,  prince  de  Prusse.  Il  eut  un  coup 
d'apoplexie  au  mois  d'octobre  1857,  qui  se  renouvela  en  octobre  1858;  le  prince  de 
Prusse  fut  alors  nommé  régent  du  royaume. 

(2)  Souvenirs  de  M.  Xavier  Marinier. 


SODVEMRS    DIPLOMATIQUES.  89 

compte,  comme  je  le  fais  maintenant,  de  l'impossibilité  où  se  trouve 
M.  de  Manteuffel  de  rien  mener  à  bien.  Dans  ce  moment,  le  mi- 
nistre laisse  tout  aller  à  la  dérive;  il  regarde  agir  son  maître  jus- 
qu'à ce  qu'il  le  voie  fatigué  et  prêt  à  lui  rendre  le  gouvernail.  Il 
pourrait  sans  doute  donner  sa  démission,  il  l'a  déjà  offerte  plus 
d'une  fois,  mais  au  fond  il  tient  au  pouvoir  et  le  roi  tient  à  lui.  Il 
voulait  absolument  se  retirer  après  le  refus  de  la  convention,  mais 
le  roi  lui  a  fait  une  scène  des  plus  vives,  le  traitant  de  traître  et 
de  misérable,  qui  voulait  l'abandonner  au  milieu  du  danger.  M.  de 
Manteuffel  est  resté. 

«  —  ...  Je  neveux  pas  me  séparer  de  la  France  et  de  l'Angle- 
terre, m'a  dit  le  roi,  mais  comprenez  bien  que  je  n'ai  pas  les  mêmes 
intérêts  que  vous,  ni  les  mêmes  intérêts  que  l'Autriche.  D'ailleurs, 
mon  rôle  à  moi,  c'est  de  me  réserver  pour  faire  entendre  plus 
tard  des  paroles  de  paix.  Qu'est-ce  qui  ferait  jamais  entendre  ces 
paroles,  si  tout  le  monde  était  en  guerre?  Il  faut  que  la  Prusse 
reste  comme  une  terre  ferme,  au  milieu  d'une  inondation,  pour 
que  les  rameaux  fleuris  de  la  paix  puissent  y  pousser  de  nouveaux 
rejets. 

«  —  Mais  Votre  Majesté  est-elle  bien  sûre  que  dans  cette  île,  où 
elle  voit  en  son  imagination  fleurir  des  oliviers,  ne  sortiront  pas 
plutôt  les  germes  de  la  discorde  et  de  la  guerre? 

«  —  J'ai  écrit,  interrompit  le  roi,  une  lettre  à  Pétersbourg,  je 
puis  le  dire  avec  mon  sang,  pour  supplier  l'empereur  de  céder  à 
la  raison.  S'il  ne  cède  pas,  je  lui  déclare  que  je  l'abandonne,  que 
rien  ne  peut  le  justifier  à  mes  yeux.  En  attendant,  quelle  belle 
chose  que  l'émancipation  des  chrétiens  en  Orient  !  C'est  la  fin  et 
la  ruine  de  ces  misérables  Turcs.  Je  ne  puis  vous  dire  combien  je 
les  déteste,  combien  je  voudrais  les  voir  hors  d'Europe,  car  c'est 
une  honte  pour  nous  tous  qu'ils  y  soient  encore. 

«  —  J'ai  fait  observer  que  notre  but  n'était  pas  de  tuer  l'empire 
turc,  mais  de  le  faire  vivre  ;  que  mon  zèle  chrétien  ne  pouvait  m'em- 
pêcher,  d'ailleurs,  de  préférer  de  beaucoup  l'honnêteté  des  Turcs 
à  la  perversité  des  Grecs. 

«  —  Comment  voulez-vous,  m'a  dit  le  roi  en  m' interrompant  de 
nouveau,  que  je  parle  de  paix  et  qu'on  m'écoute,  si  je  romps  tout 
lien  avec  mon  beau-frère?  Songez-y,  nous  sommes  tous  ici  des  sol- 
dats, nous  avons  un  vif  sentiment  de  l'honneur  ;  comment  l'honneur 
prussien  permettrait-il  de  rompre  des  liens  de  parenté,  des  liens  de 
quarante  ans!  Lorsque  je  parlerai  de  paix,  on  me  dirait  :  Voilà  qua- 
rante ans  que  vous  étiez  mon  ami,  et  c'est  au  milieu  de  mes  enne- 
mie que  je  vous  retrouve  !  Cependant,  si  l'empereur  Nicolas  ne  veut 
pas  céder,  je  serai  contre  lui  ;  mais  si  vous  ne  voulez  pas  faire  la 


90  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

paix  non  plus,  à  des  conditions  raisonnables  telles  que  je  les  con- 
çois, alors  aussi  je  serai  contre  vous,  non  que  je  veuille  dire  que 
je  vous  déclarerai  la  guerre,  —  jamais  je  ne  vous  ferai  la  guerre, 
jamais,  —  mais  je  me  retirerai  dans  ma  coquille,  et  je  ne  bouge- 
rai plus  :  on  ne  pourra  plus  rien  obtenir  de  moi...  —  Méfiez-vous, 
ajouta  Sa  Majesté,  deCronstadt  et  de  Sébastopol,  ce  sont  deux  places 
imprenables.  Pour  Dieu  !  portez  vos  efforts  ailleurs  ;  songez  quel 
effet  désastreux  produirait  en  France,  où  nous  avons  tant  besoin 
que  l'empereur  conserve  sa  popularité,  de  voir  vos  vaisseaux  ren- 
trer désemparés  à  Brest  et  à  Toulon  !  Dites  à  l'empereur  q*u'il  ne 
saura  jamais  assez  la  sincérité  de  mes  sentimens  pour  lui. 

«  —  L'empereur  en  est  parfaitement  persuadé,  ai-je  répondu. 

«  —  Ah!  vous  me  faites  bien  plaisir  de  me  dire  cela.  Il  y  a  cette 
maudite  Gazette  de  la  Croix,  que  je  déteste,  qui,  je  ne  sais  pour- 
quoi, a  pris  pour  tâche  de  s'attaquer  à  la  personne  de  l'empereur  ; 
je  ne  cesse  de  sévir  contre  elle,  je  la  fais  saisir  et  même  sus- 
pendre. C'est  ce  fou  de  Gerlach,  le  frère  de  mon  adjudant,  qui  me 
compromet.  » 

Le  roi  déplorait  sans  doute  les  polémiques  qui,  par  leur  carac- 
tère injurieux,  diffamatoire,  pouvaient  lui  causer  des  ennuis  et 
provoquer  des  représailles  dans  la  presse  française.  Comme  il  le 
disait,  il  faisait  saisir,  suspendre  même  la  Kreutz-Zeitung  ;  mais 
l'incorrigible  gazette  recommençait  de  plus  belle  le  lendemain, 
certaine  de  caresser  les  passions  secrètes,  invétérées  du  souverain. 

Malgré  les  protestations  qu'il  venait  de  recueillir,  M.  de  Moustier 
sortit  troublé  de  l'audience,  peu  confiant  dans  les  sympathies  du 
roi  pour  l'empereur. 

<(  Je  le  dis  à  regret,  écrivait-il,  je  ne  puis  m'ôter  de  l'esprit  que 
le  roi  Frédéric-Guillaume  ne  soit  un  des  souverains  de  l'Europe 
qui  aime  le  moins  la  France.  Cependant,  qui  connaît  le  fond  des 
cœurs?  Qui  peut  dire  Yalta  mente  repostwn  de  ce  prince  si  mo- 
bile et  si  insaisissable,  et  néanmoins  si  obstiné  dans  ses  idées,  si 
prodigue  de  paroles  et  pourtant  si  dissimulé?  » 

Les  poètes  et  les  philosophes  n'ont  pas  ménagé  Frédéric-Guil- 
laume IV,  bien  qu'il  protégeât  les  sciences  et  les  lettres,  qu'il  eût 
attiré  à  sa  cour  des  historiens  comme  Ranke  et  Raumer,  des  ar- 
tistes tels  que  Rauch  et  Cornélius,  et  qu'il  eût  fait  d'Alexandre  de 
Humboldt  un  chambellan.  Il  a  inspiré  à  Henri  Heine,  sous  le  titre  : 
Un  nouvel  Alexandre  (1),  un  de  ses  chants  les  plus  mordans,  et 
l'auteur  de  la  Vie  de  Jésus  l'a  peint  dans  une  satire  historique,  avec 
des  citations  de  saint  Grégoire,  sous  les  traits  de  Julien  l'Apostat. 

(l)  Dichtungcn,  t.  xvii. 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQUES.  91 

Le  docteur  Strauss  l'a  appelé  «  un  romantique  dans  l'histoire,  un 
dilettante  qui  prétend  opposer  son  enthousiasme  rétrograde  à  l'ir- 
résistible marche  de  l'humanité.  »  Il  a  relevé  ses  légèretés,  ses  con- 
tradictions, ses  décrets  rendus,  révoqués  et  repris.  Dans  sa  pré- 
face, il  a  déclaré  «  qu'il  n'a  jamais  détesté  un  homme  autant  que 
Frédéric-Guillaume  IV,  roi  de  Prusse.  »  Les  philosophes  méconnus 
sont  féroces.  Le  docteur  Strauss  eût  été  moins  sévère  si  ses  doc- 
trines et  son  œuvre  mécréante  n'avaient  pas  été  réprouvées,  en 
termes  méprisans,  à  Sans-Souci. 

Le  roi  Frédéric-Guillaume  IV  avait  bien  des  travers,  en  politique 
surtout,  mais  il  les  rachetait  dans  sa  vie  privée  par  les  plus  bril- 
lantes qualités.  Il  n'était  pas  seulement  l'homme  le  plus  spirituel 
de  son  royaume,  mais  aussi  le  plus  humain.  La  Prusse  lui  doit  ses 
premières  libertés  et  l'Allemagne  le  réveil  de  ses  passions  unitaires  ; 
son  règne  marquera  comme  une  période  d'incubation;  il  a  préparé 
les  voies  au  règne  glorieux  de  son  successeur.  Sans-Souci  et  Post- 
dam  étaient  ses  résidences  de  prédilection.  11  se  complaisait  dans 
les  souvenirs  de  Frédéric  le  Grand,  mais  il  lui  manquait  le  sens  de 
la  réalité  pour  tirer  parti  de  ses  enseignemens.  Sa  conscience 
morale  était  plus  forte  que  son  ambition  ;  elle  le  mettait  en  lutte 
incessante  avec  la  raison  d'état.  La  guerre  de  Grimée  l'avait  jeté 
dans  de  cruelles  perplexités.  Il  ne  savait  quel  parti  prendre.  Ses 
incertitudes  n'avaient  fait  que  s'accroître  lorsqu'il  vit  l'Autriche  si- 
gner avec  les  puissances  occidentales  le  traité  du  2  décembre.  Il 
protestait  de  son  inaltérable  dévoûment  dans  les  lettres  attendries 
qu'il  adressait  à  l'empereur  Nicolas,  tandis  qu'il  se  laissait  entraîner 
sous  l'iniluence  de  M.  de  Bunsen,  son  ambassadeur  à  Londres,  vers 
les  puissances  occidentales.  Il  n'osait  ni  rompre  avec  la  Russie,  ni 
se  prononcer  pour  l'Angleterre.  Il  aimait  le  prince  Albert,  il  avait 
une  affection  paternelle  pour  la  reine  Victoria,  il  était  le  parrain  du 
prince  de  Galles,  et  l'Angleterre  était  pour  lui  la  grande  puissance 
évangélique.  Mais  il  aimait  aussi  sa  sœur,  l'impératrice  de  Russie;  il 
subissait  l'ascendant  de  son  beau-frère,  il  avait  la  conviction  qu'en 
revendiquant  le  protectorat  de  l'église  grecque  en  Orient,  l'empereur 
Nicolas  obéissait  à  un  devoir  impérieux,  à  son  devoir  de  chrétien.  De 
là  les  troubles  qu'éprouvait  son  cœur  et  que  traduisait  sa  politique. 
On  retrouve  la  trace  de  ses  luttes  intimes,  qu'Alexandre  de  Humboldt 
appelait  «  le  dualisme  des  sentimens,  »  dans  les  lettres  souvent  dé- 
nuées de  sens  pratique  qu'il  adressait  à  M.  de  Bunsen,  son  ami  et  son 
ambassadeur:  «  Sachez,  mon  cher  Bunsen,  disait-il,  que  ma  neutra- 
lité sera  souveraine,  et  si  quelqu'un  veut  me  battre,  je  le  battrai.  La 
position  de  la  Prusse  est  trop  avantageuse;  elle  lui  met  dans  les  mains 
la  possibilité  de  la  décision  suprême.  Je  compte  que  l'Angleterre 


92  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

évangéliqiie  ne  voudra  pas  affaiblir  la  Prusse  évangélique,  qu'elle 
ne  se  rendra  coupable  à  mon  égard  d'aucune  infamie.  Prenez  bien 
note  de  ceci,  excellent  Bunsen  :  je  demande  pour  prix  de  ma  neu- 
tralité sincère  et  autonome,  pour  prix  des  services  que  je  rends  à 
l'Angleterre  dans  cette  funeste  rupture  avec  la  Russie  et  les  tradi- 
tions chrétiennes,  je  demande  la  garantie  de  mes  possessions  terri- 
toriales européennes,  l'inviolabilité  territoriale  de  toute  la  Confédé- 
ration germanique,  la  promesse  sacrée  de  me  restituer,  sans 
condition,  mon  fidèle  Neufchâtel,  après  la  paix,  dans  la  paix,  au 
moyen  de  la  paix.  Si  je  suis  attaqué  pendant  Vinceste  de  l'Angle- 
terre et  de  la  France  ;  ou  si,  par  suite  de  cet  inceste,  les  deux  puis- 
sances incestueuses,  prenant  la  révolution  pour  alliée,  la  déchaînaient 
par  le  monde,  alors  je  fais  alliance  avec  la  Russie,  à  la  vie  à  la 
mort  ;  je  connais  mon  devoir.  »  —  «  Je  demande  à  l'Angleterre  une 
réponse  :  veut-elle  et  peut-elle  faire  rétablir  mon  autorité  dans  ma 
■  fidèle  petite  principauté  du  Jura,  aujourd'hui  foulée  aux  pieds  des 
impies?  Si  l'Angleterre  n'est  pas  claire  et  précise,  j'adresserai  la 
question  à  la  Russie,  et  si  la  Russie  non  plus  ne  me  répond  pas  clai- 
rement, je  prierai  Dieu  de  me  rendre  plus  fort  !  » 

Le  roi  a  écrit  des  lettres  qui  font  honneur  à  son  cœur  et  à  son  esprit, 
mais  il  en  est  dont  la  lecture  est  troublante,  pénible.  On  se  demande 
à  quel  mobile  M.  de  Bunsen  a  cédé  en  les  publiant,  car  elles  ne  sont  pas 
de  nature  à  grandir  le  souverain  qu'il  a  aimé  et  servi.  Voulait-il  jus- 
tifier l'insuccès  de  sa  mission  par  l'incohérence  de  ses  instructions? 
Certes,  sa  tâche  était  difficile  ;  il  n'était  pas  aisé  de  dire  à  des  mi- 
nistres anglais  que  l'alliance  qu'ils  avaient  contractée  avec  la  France 
était  incestueuse  et  de  leur  demander  comme  prix,  non  pas  de  la 
coopération,  mais  de  l'abstention,  des  garanties  territoriales,  la 
haute  main  en  Allemagne  et  la  restitution  de  la  principauté  de  Neuf- 
châtel. 

«  II  ne  s'agit  pas  d'unité  allemande,  disait  lord  Clarendon  à  l'am- 
bassadeur de  Prusse,  ni  des  arrière -pensées  de  l'Autriche,  ni  de  !a 
duplicité  de  la  Frauce  ;  il  s'agit  de  réunir  l'Europe  dans  une  action 
commune  pour  maintenir  l'intégrité  de  l'empire  ottoman.  Vos  craintes 
sont  de  pures  chimères  ;  l'empereur  Napoléon  témoigne  dans  les 
affaires  d'Orient  de  la  plus  grande  loyauté,  du  plus  sérieux  dévoû- 
ment  aux  intérêts  européens.  11  n'y  a  aucune  raison  de  croire  qu'il 
veuille  reprendre  l'idée  napoléonienne  et  troubler  le  monde,  n  M.  de 
Bunsen  suppliait  le  ministre  de  la  reine  de  ne  pas  juger  la  Prusse 
d'après  la  Gazette  de  la  Croix,  un  journal  d'illuminés  :  «  Je  ne  la 
lis  jamais,  répondait  lord  Clarendon  ;  je  ne  m'occupe  que  des  re- 
présentans  du  roi,  et  notre  confiance  en  eux  est  profondément 
ébranlée.  » 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQUES.  93 

Le  roi  passait  de  l'espoir  au  découragement,  suivant  les  rapports 
qu'il  recevait  de  Londres,  de  Paris  ou  de  Pétersbourg  ;  son  humeur 
s'en  ressentait.  Il  n'avait  pas  connu  les  hésitations  en  18/10  ;  il  avait 
alors  ratifié  des  deux  mains  le  traité  du  15  juillet,  bien  que  désin- 
téressé dans  la  question  d'Egypte.  Il  était  entré  résolument  dans  la 
coalition  fomentée  par  l'empereur  Nicolas  contre  le  roi  Louis- Phi- 
lippe. Une  guerre  de  l'Europe  monarchique  contre  la  France  révo- 
lutionnaire était  son  rêve.  Il  avait  gardé  des  traitemens  infligés  à 
son  pays  par  Napoléon  d'amers  ressentimens,  que  les  années  n'avaient 
pas  effacés.  Inspiré  par  l'esprit  de  1813,  il  s'était  servi  des  provoca- 
tions imprudentes  de  M.  Thiers  pour  s'adresser  aux  passions  ger- 
maniques et  réveiller  l'idée  de  la  grande  patrie  allemande.  Mais  la 
situation  n'était  plus  la  même  au  début  des  complications  orientales  ; 
le  faisceau  de  la  sainte-alliance  était  rompu,  la  France  et  l'Angle- 
terre combattaient  sous  le  même  drapeau,  et  l'Autriche  étonnait  le 
monde  par  l'immensité  de  son  ingratitude  en  s'associant  à  leur  cause 
par  un  traité  d'alliance.  L'Allemagne  aussi  n'était  plus  la  même  : 
l'empereur  Nicolas,  par  ses  hauteurs  et  ses  ingérences,  l'avaitfroissée; 
il  avait  contrarié  ses  aspirations  en  iShS,  et  la  Prusse  l'avait  trouvé 
partout  sur  son  chemin.  Au  lieu  de  la  soutenir  dans  sa  lutte  contre 
l'Autriche,  il  l'avait  forcée  d'aller  à  Olmiitz.  Il  l'avait  traitée  comme 
un  parent  pauvre,  sans  ménager  ses  susceptibilités.  Souvent  son 
gouvernement  avait  disposé  d'elle  sans  daigner  la  pressentir,  cer- 
tain que  le  roi,  fidèle  aux  dernières  volontés  de  son  père,  ne  dé- 
serterait jamais  l'alliance  russe. 

Le  baron  de  Manteuifel,  cependant,  avait  amené  son  souverain, 
après  le  départ  retentissant  du  prince  Mentchikof  de  Constanti- 
nople,  et  l'occupation  des  principautés  danubiennes,  à  rompre 
moralement  avec  la  Russie.  Il  avait  obtenu,  à  force  de  patience 
et  d'habileté,  l'autorisation  de  signer  une  note  avec  la  France, 
l'Angleterre  et  l'Autriche.  C'était  un  acte  d'une  haute  portée; 
il  brisait  les  liens  de  la  sainte-alliance  qui,  depuis  1815,  avaient 
résisté  à  toutes  les  commotions  européennes.  La  coalition  qui  s'était 
formée  en  18/iO  contre  la  France,  à  propos  du  pacha  d'Egypte, 
sous  l'inspiration  passionnée  de  l'empereur  Nicolas,  menaçait  de  se 
reformer  aujourd'hui  contre  la  Russie,  à  propos  du  protectorat  des 
chrétiens  grecs  en  Orient,  sous  l'inspiration  de  Napoléon  III.  Les 
quatre  puissances  formulaient  leurs  exigences  dans  un  document 
appelé  la  note  des  quatre  garanties.  Elles  réclamaient  la  suppres- 
sion du  protectorat  exclusif  de  la  Russie  dans  les  principautés,  la 
libre  navigation  du  Danube,  la  revision  du  traité  des  détroits  impli- 
quant le  rétablissement  de  l'équilibre  des  forces  dans  la  Mer-Noire 
et  la  renonciation  de  la  Russie  au  protectorat  des  chrétiens  ortho- 


94  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

doxes  dans  l'empire  ottoman,  revendiqué  d'une  façon  si  inattendue 
et  si  impérieuse  par  son  ambassadeur  extraordinaire.  C'était  ra- 
mener la  politique  russe  de  cinquante  années  en  arrière,  détruire 
d'un  trait  de  plume  le  travail  laborieux  et  persévérant  de  sa  diplo- 
matie, porter  une  atteinte  irréparable  à  son  prestige  sur  les  popu- 
lations grecques  et  slaves,  et  opposer  une  barrière  infranchissable  à 
ses  aspirations  nationales. 

Il  avait  fallu  des  raisons  d'un  ordre  supérieur,  l'espoir  de  pré- 
server la  paix,  pour  que  Frédéric-Guillaume  IV  se  prêtât  à  un  acte 
si  contraire  à  ses  sentimens  et  si  peu  conforme  au  testament 
de  son  père,  qui  lui  recommandait  de  ne  jamais  se  séparer 
de  la  Russie.  S'il  y  consentit,  c'est  qu'il  se  flattait  que,  par  une 
pression  morale  collective,  il  faciliterait  à  son  beau-frère  le  moyen 
de  sortir  de  l'impasse  où  il  se  trouvait  acculé.  Il  s'imaginait 
que  sa  présence  dans  le  concert  enlèverait  à  la  notification  des 
.puissances  tout  caractère  blessant  pour  l'amour-propre  de  l'em- 
pereur. Il  le  suppliait  d'ailleurs,  dans  les  termes  les  plus  affec- 
tueux, de  ne  pas  mettre  en  doute  son  amitié  et  son  désir  ardent 
de  lui  être  secourable.  Il  lui  en  coûtait  de  l'abandonner  ;  ses  cajo- 
leries n'étaient  pas  exemptes  de  remords.  Il  est  certain  que  le  roi 
n'avait  cédé  qu'à  son  corps  défendant  aux  supplications  de  son  mi- 
nistre, et  qu'il  avait  fallu  recourir,  c'était  le  cas  de  le  dire,  à  la  croix 
et  à  la  bannière  pour  obtenir  son  adhésion.  Mais  lorsque,  après  le 
refus  du  cabinet  de  Pétersbourg,  il  fut  question  de  transformer  le 
protocole  en  traité,  le  roi  résista  à  toutes  les  sollicitations.  Il  décla- 
rait que,  moralement,  il  resterait  uni  aux  trois  puissances,  qu'il  main- 
tiendrait l'accord  sur  les  bases  du  protocole,  mais  n'irait  pas  au- 
delà.  «  Les  quatre  points,  disait  une  circulaire  de  son  gouvernement, 
sont  des  noyaux  destinés  à  reparaître.  »  L'image  était  hardie,  mais 
elle  traduisait  la  pensée  du  cabinet. 

Le  roi  voulait  avant  tout  conjurer  les  coups  de  fusil  entre  l'Au- 
triche et  la  Russie;  il  voulait  que  l'alliance  du  Nord,  à  demi  brisée 
par  la  plume,  ne  fût  pas  tranchée  par  l'épée.  Dans  sa  pensée,  l'éva- 
cuation des  principautés  danubiennes  par  les  Russes  était  le  but 
principal  qu'avait  à  poursuivre  l'Allemagne,  et  il  était  convaincu  que 
l'Autriche,  appuyée  pour  la  forme  seulement  par  l'armée  prus- 
sienne, pourrait  y  entrer  sans  combattre  et  sans  briser  ses  rela- 
tions diplomatiques  avec  le  cabinet  de  Pétersbourg.  Il  tenait  avant 
tout  à  maintenir  ses  bons  rapports  avec  la  cour  de  Vienne.  «  Mar- 
cher d'accord  avec  l'Autriche  serait  allemand,  disait- il  au  baron 
de  Manteuffel.  —  Oui,  sire,  répondait  le  ministre,  mais  ce  ne  serait 
pas  prussien.  »  Le  roi  n'en  persistait  pas  moins  à  se  rapprocher  du 
gouvernement  autrichien,  avec  l'espoir  de  le  paralyser  et  de  former 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQUES.  95 

avec  lui,  pour  se  soustraire  aux  exigences  des  puissances  belligé- 
rantes, la  grande  union  allemande.  La  reine,  sœur  de  l'archidu- 
chesse Sophie,  était  l'ardente  interprète  de  ses  vues  personnelles  au- 
près de  la  cour  d'x^utriche.  Mais  ses  vœux  et  ses  doléances  ne 
parvenaient  pas  à  arrêter  le  cours  des  événemens. 

Le  marquis  de  Moustier  ne  se  laissait  pas  troubler  par  les  méan- 
dres de  la  politique  prussienne.  Il  les  suivait  pas  à  pas,  sans  se  dé- 
courager. «  Notre  position,  écrivait-il,  malgré  la  mobilité  du  roi, 
malgré  les  efforts  de  la  Russie  et  d'une  douzaine  de  ses  partisans, 
se  maintient  et  s'améliore.  L'arrivée  du  prince  de  Prusse,  dans 
quelques  jours,  sera  pour  nous  une  garantie  de  plus;  il  n'est  pas 
Russe,  il  serait  plutôt  Anglais,  et  comme  nous  avons  l'Angleterre 
avec  nous,  il  sera  pour  nous  à  cause  d'elle  ;  mois,  plus  tard,  J'es- 
père qu'il  sera  avec  nous  pour  nous  seuls.  Notre  alliance  avec  l'An- 
gleterre ferme  la  bouche  à  ceux  qui  se  souviennent  trop  de  1813  ; 
elle  nous  est  très  utile  comme  transition.  » 

Notre  position  s'améliorait  en  effet  ;  la  Prusse  en  était  arrivée  à 
comprendre  le  danger  de  son  isolement  ;  elle  signait  avec  l'Au- 
triche, le  20  avril  185/i,  une  convention  de  garantie  mutuelle.  On 
reconnaissait  à  l'Autriche  le  droit  de  requérir  l'assistance  de  la 
Prusse  pour  couvrir  ses  opérations,  dès  qu'elle  entrerait  dans  les 
principautés  danubiennes.  Dans  les  pourparlers,  on  prévoyait  un 
mouvement  offensif  sur  la  Vistule  ;  les  plénipotentiaires  estimaient 
qu'en  une  campagne  on  pourrait  prendre  Modlin  et  Varsovie;  les 
généraux  optimistes  allaient  jusqu'à  discuter  une  marche  sur  Pé- 
tersbourg,  avec  l'appui  des  flottes  alliées  et  de  l'armée  suédoise. 
La  Prusse,  par  une  convention  militaire  annexée  au  traité,  s'enga- 
geait à  mettre  150,000  hommes  au  service  de  l'Autriche  pour  la 
défense  de  ses  frontières  orientales;  les  contingens  fédéraux  de- 
vaient être  mobilisés  ;  il  était  stipulé  qu'aucun  corps  d'armée  ne  se- 
rait porté  du  côté  de  l'ouest. 

Le  coup  était  inattendu  pour  ceux  qui  préconisaient  l'alliance 
russe  ;  ce  n'était  pas  ce  qu'ils  rêvaient.  Le  baron  de  Manteuffel  était 
l'objet  d'amères  récriminations;  les  chefs  du  parti  de  la  Croix,  le 
président  de  Gerlach  et  le  feld-maréchal  de  Dohna,  venaient  dans 
son  cabinet  l'accabler  de  reproches. 

Les  adversaires  de  la  Russie,  par  contre,  étaient  radieux;  déjà 
ils  prévoyaient  un  changement  défmitii  de  système  qui  devait  leur 
assurer  le  pouvoir.  Le  prince  de  Prusse  ne  les  encourageait  pas  ;  il 
persistait  à  se  maintenir  dans  une  grande  réserve.  Mais,  au  fond,  il 
ne  désapprouvait  pas  l'évolution  que  venait  de  faire  le  gouverne- 
ment du  roi.  «  Le  prince  de  Prusse,  écrivait  le  marquis  de  Moustier, 
est  au  fond  satisfait  de  la  convention  que  le  colonel  de  Manteuffel 


96  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

a  signée  avec  le  plénipotentiaire  autrichien,  le  général  de  Hess,  bien 
qu'il  eût  préféré,  en  thèse  générale,  ne  pas  marcher  à  la  remorque 
de  l'Autriche  ;  mais  il  trouve  que  cela  vaut  mieux  que  de  se  mettre 
à  la  remorque  de  la  Russie.  Il  se  loue  du  général  de  Hess,  qui  n'a 
pas  insisté  sur  le  renouvellement  du  traité  d'Olmiitz,  et  qui  a  con- 
senti à  une  simple  garantie  territoriale  pour  la  durée  de  la  guerre 
actuelle.  M.  de  Manteuffel  travaille  à  soustraire  son  pays  à  la  tutelle 
de  la  Russie  et  à  se  rapprocher  de  nous.  C'est  le  fond  de  sa  poli- 
tique. Pour  qu'elle  changeât,  il  faudrait  qu'il  fût  renversé,  et  M.  de 
ManteufTel  ne  peut  être  remplacé.  Sa  chute  sur  la  question  russe 
serait  le  commencement  d'une  révolution,  tant  l'opinion  qui  le 
pousse  dans  cette  question  paraît  s'accentuer  chaque  jour.  Pou- 
vons-nous, toutefois,  attendre  mieux  qu'une  neutralité  sincère  et 
même  bienveillante  pour  nous?  Oui,  si  la  Prusse  y  voit  un  intérêt 
évident.  Tant  que  M.  de  Manteuffel  sera  là,  je  le  répète,  nous  pou- 
vons être  sûrs  que  la  Prusse  ne  prendra  pas  parti  pour  la  Russie. 
Pour  en  être  certains,  nous  n'avons  pas  besoin  d'assurances  ver- 
bales ;  il  nous  suffit  de  voir  l'opinion  publique,  les  sentimens  hau- 
tement manifestés  des  masses,  mais  surtout  de  cette  bureaucratie,  si 
puissante  ici,  qui  a  la  main  partout,  qui  dirige  et  forme  les  cou- 
rans,  qui,  plus  qu'aucune  autre  partie  de  la  nation,  a  le  sentiment 
du  patriotisme  prussien  et  n'a  pas  oublié  le  rôle  que  la  Prusse  a 
joué  à  Olmûtz,  grâce  à  l'empereur  Nicolas.  C'est  là  ce  que  M.  de 
Manteuffel  représente  au  ministère,  et  c'est  pour  nous  la  garantie 
de  sa  conduite.  » 

Vl.    —    LES    PROLÉGOMÈNES   DE   BIARRITZ. 

Le  marquis  de  Moustier  plaidait  les  circonstances  atténuantes; 
loin  d'indisposer  son  gouvernement  contre  la  Prusse  et  ses  hommes 
d'état,  il  s'appliquait  au  contraire  de  toute  son  autorité  et  de  son 
talent  à  atténuer  dans  ses  correspondances  l'irritation  que  causait  à 
Paris  et  à  Londres  une  politique  pleine  de  réticences.  Il  préparait 
les  voies  dans  lesquelles  M.  de  Bismarck,  appelé  à  la  direction  des 
affaires,  devait,  dix  ans  plus  tard,  entrer  si  résolument.  11  prévoyait 
que  le  frère  du  roi,  arrivé  au  trône,  rechercherait  le  bon  vouloir  de 
la  cour  des  Tuileries  et  s'appuierait  sur  elle  pour  faire  prévaloir  la 
légitime  expansion  de  l'influence  prussienne  en  AUemagne.M.  de  Mous- 
tier poursuivait  une  intime  entente  avec  le  cabinet  de  Berlin  sur 
toutes  les  questions  d'ordre  européen  ;  il  n'allait  pas  au-delà.  Il  ne 
pouvait  pas  pressentir  que  Napoléon  III,  à  ce  moment  si  sage,  si 
bien  inspiré,  ferait  l'ItaUe  pour  la  jeter  dans  les  bras  de  la  Prusse, 
qu'il  laisserait  péricliter  son  armée  et  serait  surpris  par  les  événe- 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQUES.  97 

mens,  malade  et  défaillant.  En  tout  cas,  il  n'eût  pas  lié  partie  avec 
le  cabinet  de  Berlin,  s'il  avait  présidé  à  notie  politique  extérieure 
en  1866,  sans  se  prémunir  contre  son  ambition  et  son  ingratitude 
par  les  plus  solides  garanties. 

L'héritier  présomptif  de  la  couronne  et  son  futur  ministre  se  trou- 
vaient, pendant  la  guerre  d'Orient,  engagés  dans  des  voies  diver- 
gentes ;  ils  ne  partageaient  ni  les  mêmes  sympathies,  ni  les  mêmes 
opinions,  aux  heures  où  le  gouvernement  du  roi,  inquiet,  tiraillé  en 
tous  sens,  ne  parvenait  à  satisfaire  ni  la  Russie  ni  les  puissances 
alliées.  Rien  ne  permettait  de  présager  qu'un  jour  ils  poursuivraient 
et  réaliseraient  dans  une  étroite  collaboration  les  pensées  ambi- 
tieuses qui  les  animaient  tous  deux.  En  185Zi  et  185.5,  alors  que 
M.  de  Bismarck  pactisait  avec  le  parti  de  la  Croix  et  ménageait  Pé- 
tersbourg,  le  prince  de  Prusse  s'entourait  des  hommes  éminens  du 
parti  libéral  et  portait  ses  regards  vers  Paris.  «  Vous  allez  donc 
faire  quelque  chose  avec  nous,  j'en  suis  bien  aise,  »  disait-il  au  mar- 
quis de  Moustier,  à  l'occasion  de  la  mission  donnée  au  général  de 
Wedel  en  vue  d'une  entente  avec  le  cabinet  des  Tuileries. 

L'idée  d'un  rapprochement  entre  les  deux  cours  germait  du  reste 
à  Berlin,  dès  le  début  de  la  guerre  d'Orient,  dans  bien  des  esprits. 
M.  de  Manteuffel,  bien  qu'il  dût  signer  «  l'odieuse  »  convention 
d'OImûtz,  pour  sauver  la  monarchie  des  fautes  commises  par  le  roi 
et  son  ministre  le  général  de  Radowitz,  la  caressait,  et  déjà,  en 
1856,  il  songeait  à  l'Italie.  Lorsqu'il  revint  du  congrès  de  Paris,  il 
me  parla  avec  admiration  du  comte  de  Gavour.  Il  le  tenait  pour  un 
politique  de  grande  envergure  et  lui  prêtait  de  vastes  projets.  Les 
éloges  qu'il  lui  décernait  me  frappèrent  d'autant  plus  que  les  rap- 
ports officiels  entre  Berlin  et  Turin  étaient  forts  tendus.  M.  de  Ga- 
vour avait  dû  laisser  entrevoir  à  la  politique  prussienne,  cela  n'était 
pas  douteux  pour  moi,  des  horizons  nouveaux.  C'est  sous  l'impres- 
sion non  effacée  de  ses  entretiens  avec  le  ministre  piémontais  qu'un 
an  après,  M.  de  Manteuffel  envoya  un  personnage  obscur  de  sa  con- 
fiance à  Plombières,  pour  pressentir  l'empereur  et  le  préparer  à  des 
remaniemens  en  Allemagne,  en  s'adressant  à  ses  convoitises.  On 
peut  dire  que  cette  mission  occulte,  qui  remonte  à  1857,  a  été  le 
point  de  départ  des  pourparlers  qui,  plus  tard,  se  sont  poursuivis 
à  Biarritz.  A  partir  de  ce  moment  aussi,  un  courant  plus  sympa- 
thique s'établit  entre  Berlin  et  Turin.  La  diplomatie  prussienne 
commençait  à  flairer  les  avantages  de  l'alliance  italienne. 

M.  de  Manteuffel,  toutefois,  n'avait  pas  les  visées  assez  hautes  et 
l'autorité  suffisante  pour  vaincre  les  préjugés  de  son  roi  et  l'en- 
traîner vers  la  France  et  l'Italie.  Comme  tous  les  hommes  d'état 
prussiens,  il  rêvait  l'hégémonie  des  Hohenzollern  en  Allemagne. 

TOME  LXXXIV.  —  1887.  7 


98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais  son  ambition  était  contenue;  elle  ne  se  révélait  qu'accidentel- 
lement et  discrètement.  «  11  y  a  beaucoup  de  choses  que  la  Prusse 
pourrait  désirer,  »  disait-il  un  jour  à  M.  de  Moustier  d'un  air  scru- 
tateur, en  ajustant  ses  lunettes  ;  «  mais  le  roi  éprouverait  les  plus 
grands  scrupules  à  prendre  quoi  que  ce  soit,  même  ce  qu'on  lui 
mettrait  dans  les  mains.  N'a-t-il  pas  failli  se  brouiller  avec  Bunsen, 
parce  qu'il  lui  parlait  de  remaniemens  territoriaux?  Il  faudra  ce- 
pendant, ajoutait  le  ministre  en  soupirant,  que  l'Allemagne  subisse 
des  transformations,  mais  cela  ne  pourra  se  faire  qu'à  la  suite 
d'une  guerre,  car  personne  ne  peut  songer  à  remanier  d'avance 
la  carte  de  l'Europe.  » 

M.  d'Usedom,  de  son  côté,  dans  une  de  ses  missions  à  Londres, 
avait  abordé  la  question  d^es  compensations  avec  lord  Glarendon  ; 
il  avait  cherch''  des  équivalons  aux  avantages  que  l'Autriche  tirait, 
au  détriment  du  commerce  de  la  Prusse,  de  l'occupation  des  prin- 
cipautés danubiennes.  11  faisait  allusion  à  l'hégémonie  que  la  Prusse 
revendiquait  en  Allemagne.  Mais  il  n'était  pas  aisé  de  faire  préva- 
loir la  politique  scabreuse  des  compensations  auprès  d'un  roi  mys- 
tique professant  le  respect  du  droit  et  du  bien  d'autrui.  Il  était 
réservé  à  M.  de  Bismarck,  dégagé  de  tous  préjugés  et  de  tous  scru- 
pules, de  reprendre  en  sous-œuvre,  quelques  années  plus  tard,  avec 
le  génie  qui  lui  est  propre,  la  pensée  que  M.  de  Manteuffel  avait 
timidement  rapportée  du  congrès  de  Paris,  et  de  lui  donner,  au  dé- 
triment de  la  France,  par  le  fait  des  indécisions  de  Napoléon  III, 
les  plus  larges  développemens. 

L'Allemagne  n'est  pas  sortie  tout  d'une  pièce  du  cerveau  du 
prince  de  Bismarck.  Jamais,  du  reste,  cet  homme  d'état  n'a  poussé 
l'orgueil  jusqu'à  le  prétendre.  «  Il  s'agit  de  savoir,  disait-il  au 
baron  de  Talleyrand,  le  prédécesseur  de  M.  Benedetti  à  Berlin, 
si  la  politique  de  Frédéric  le  Grand  n'a  été  qu'un  accident  dans 
l'histoire  de  la  Prusse,  ou  si  elle  est  appelée  à  recevoir  tous  ses 
développemens  (1).  » 

Frédéric  II,  ce  grand  génie,  dont  le  prince  de  Bismarck  est  en 
quelque  sorte  l'exécuteur  testamentaire,  car  il  s'est  assimilé  sa 
pensée  et  ses  procédés,  a  posé  les  jalons  de  toutes  les  routes  qui 
devaient  s'ouvrir  à  ses  successeurs.  H  leur  a  légué  dans  ses  Cor- 
respondances, dans  VHistoire  de  mon  temps,  dans  ses  Œuvres 
militaires  et  dans  son  Testament  politique  des  instructions  et  des 
préceptes  dont  le  roi  Guillaume  et  son  premier  ministre  ont  su  tirer 

(1)  Lorsqu'en  1881  la  Bévue  publia  les  Études  diplomatiques  de  M.  le  duc  de  Bro- 
glle  sur  Frédéric  II  et  Marie-Thérèse  et  l'Affaire  du  Luxembourg,  les  lecteurs  qui  mé- 
ditent les  enseignemens  de  l'histoire  furent  frappés  en  voyant,  combien  à  cent  ans 
de  distance,  la  politique  prussienne  avait  peu  varié  dans  ses  desseins  et  ses  procédés, 
tes  deux  publications  semblaient  se  compléter  l'une  par  l'autre. 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQUES.  99 

un  merveilleux  parti.  On  peut  dire  que  leur  œuvre,  sauf  l'exécu- 
tion, n'est  que  le  produit  de  son  inspiration.  Dès  son  avènement, 
il  affirmait  «  la  mission  historique  de  la  Prusse,  »  il  songeait  à  une 
«  Confédération  du  Nord,  »  il  inaugurait  les  «  propos  »  et  les  «  né- 
gociations dilatoires.  »  11  glorifiait  la  politique  des  gages  :  Beati 
possî'dentes ,  disait-il,  et  il  persiflait  «  la  politique  des  pour- 
boires. » 

Pour  s'assurer  Topinion  des  com"s  et  des  peuples,  il  stipendiait 
les  gazettes  et  nouait  commerce  de  lettres  avec  les  encyclopédistes, 
qui  étaient  les  reporters  du  temps.  Il  prodiguait  les  flatteries  les 
plus  épaisses  au  cardinal  Fleury,  qu'il  appelait  «  l'Atlas  de  l'Europe,  » 
l'homme  d'état  le  plus  habile  que  la  France  ait  eu.  «  Rassurez  et 
cajolez  les  Français,  »  écrivait-il  à  ses  agens,  «  il  faut  faire  patte  de 
velours  avec  ces  b...;  fortifiez  les  Bavarois,  intimidez  les  Saxons, 
flattez  les  Hollandais,  donnez  de  l'encens  aux  Danois,  jouez-vous 
des  Hanovriens,  et  f...-vous  des  Autrichiens.  »  II  disait  aussi:  «  S'il 
y  a  à  gagner  à  être  honnête,  nous  le  serons,  et  s'il  faut  duper, 
soyons  fourbes  (1).  » 

A  Neisse,  dans  son  entrevue  avec  Joseph  II,  il  invoquait  «  le  pa- 
triotisme allemand,  »  un  mot  fort  nouveau  et  fort  étrange  alors,  et, 
dans  ses  entretiens  avec  Nugent,  l'ambassadeur  d'Autriche,  il  par- 
lait avec  assurance  de  la  conquête  de  l'Alsace  et  de  la  Lorraine  (2). 
Le  plan  de  campagne  qu'il  arrêtait  dans  son  esprit  et  qu'il  rédigea 
dans  un  accès  de  goutte  avec  la  mention  :  Srriptum  in  dolore,  a 
plus  d'une  ressemblance  avec  celui  qui  fut  exécuté  en  1870.  Il  se 
proposait  d'attaquer  la  France,  de  l'envahir  avec  deux  armées, 
l'une  en  Alsace  et  l'autre  plus  forte  dans  !e  Nord,  pour  marcher 
sur  Paris.  «  Supposé,  dit-il,  dans  ses  OEuvres  militaires,  qiion 
prît  Paris,  il  faudrait  bien  se  garder  d'y  faire  entrer  des  troupes, 
parce  qu'elles  s'amolliraient  et  perdraient  la  discipline;  il  faudrait 
se  contenter  d'en  tirer  de  grosses  contributions.  » 

«  Une  fois  qu'il  eut  marqué  le  but,  a  dit  M.  Saint-René-Tallan- 
dier,  où  devait  tendre  l'Allemagne  du  Nord,  il  y  marcha  sans  hési- 
tations, sans  scrupules,  avec  un  mélange  extraordinaire  de  fougue 
et  de  ténacité,  d'allures  despotiques  et  d'instincts  libéraux,  de  hau- 
teur méprisante  et  de  sympathie  humaine,  tantôt  dissimulé  jusqu'à 
la  fourberie,  tantôt  sincère  jusqu'au  cynisme,  vrai  type,  non  pas  de 
Salomon  ou  de  Mandrin,  comme  l'appelait  tour  à  tour  Voltaire,  mais 
de  révolutionnaire  couronné,  tel  que  le  xviii^  siècle  devait  le  former 
pour  l'admiration  des  uns  et  le  scandale  des  autres,  » 

Il  était  écrit,  dans  les  mystérieux  décrets  qui  président  à  la  gran- 

»   (1)  Voyez  la  Politique  rénlhtp,  par  M.  G.  VaU]ert,dans  le  n"  du  1""  mars  1879. 
(2)  La  Question  d'Orient,  par  M.  Albert  Sorcl. 


100  REVDE    DES   DEUX    MONDES. 

deur  et  à  la  décadence  des  empires,  que  M.  de  Bismarck  réaliserait 
et  dépasserait  les  conceptions  de  Frédéric  II.  Il  eut  la  fortune  d'être 
appelé  dans  les  conseils  d'un  prince  militaire  qui  subordonnait  tout, 
jusqu'à  son  amour-propre,  à  la  raison  d'état,  et  qui,  en  lutte  ouverte 
avec  le  pays,  prépara  l'élément  indispensable  au  succès  :  une  grande 
et  vaillante  armée,  dont  le  général  de  Roon  était  le  ministre  et  le 
général  deMoltke  le  chef  d'état-major  (1).  L'histoire  dira  que  M.  de 
Bismarck  possédait,  suivant  l'expression  de  Gil  Blas,  «  l'outil  uni- 
versel, »  qu'il  mit  au  service  de  son  roi  son  indomptable  énergie, 
toutes  les  ressources  de  son  génie  politique,  prépara  les  alliances 
et  neutralisa  les  gouvernemens  les  plus  intéressés  à  combattre  son 
ambition,  qu'il  fut  assez  habile  pour  créer  l'occasion  et  assez  au- 
dacieux pour  ne  se  laisser  arrêter  par  aucun  obstacle  ;  mais  peut-être 
dira-t-elle  aussi  qu'il  lui  eût  été  difficile  de  réaliser  le  rêve  de  l'Alle- 
magne, si  M.  de  Manteuffel  et  le  prince  de  Prusse  avec  ses  amis, 
pendant  la  guerre  de  Grimée,  n'avaient  pas,  par  les  sympathies 
qu'ils  témoignaient  à  la  France,  préparé  l'entente  «  sans  laquelle  on 
ne  pouvait  rien,  »  et  que  l'envoyé  de  Prusse  à  la  Diète,  pendant  la 
guerre  de  Crimée  jusqu'à  la  veille  de  la  prise  de  Sébastopol,  contre- 
carrait à  Francfort  en  étroite  communauté  de  sentimens  avec  le 
parti  féodal. 

M.  de  Bismarck,  par  son  attitude  au  sein  de  l'assemblée  fédérale, 
a  empêché  une  rupture  avec  la  Russie,  qu'il  ménageait,  a-t-il  dit,  en 
vue  de  ses  desseins  futurs;  il  a  fait  reprendre  fugitivement  à  son 
gouvernement  sur  les  cours  allemandes  l'ascendant  qu'il  avait  perdu 
depuis  Olmûtz,  mais  ce  sera  le  mérite  de  M.  de  Manteuffel  d'être 
parvenu  dans  des  temps  menaçans,  avant  la  réorganisation  de  l'ar- 
mée, avec  un  roi  capricieux,  imbu  des  passions  de  1813,  à  ne  pas 
s'aliéner  la  France,  à  s'opposer  à  la  médiation  armée  qui  eût  laissé 
dans  le  cœur  de  Napoléon  III  d'ineffaçables  ressentimens.  Il  a  su, 
en  tout  cas,  maintenir  intactes  les  destinées  de  la  monarchie,  et  ré- 
server les  forces  dont  il  était  le  gardien,  au  souverain  et  à  l'homme 
d'état  qui,  par  leur  habileté,  leur  vaillance  et  aussi  par  leur  bonheur, 
devaient,  avec  une  rapidité  sans  exemple,  faire  de  la  Prusse,  si  humble 
à  Olmûtz,  si  perplexe  pendant  la  guerre  d'Orient,  l'arbitre  de  l'Eu- 
rope. 

G.    ROTHAN. 


(1)  La  Politique  française  en  18GC. 


LES 


HÉROS  DU  GRAND-PORT 


I. 


Avec  l'année  1809  s'ouvre  [une  nouvelle  phase  dans  les  opéra- 
tions navales  dont  les  mers  de  l'Inde  sont  le  théâtre.  Nous  pre- 
nons tout  à  coup  l'ascendant,  un  incontestable  ascendant,  sur  l'en- 
nemi. Ce  résultat  est  dû  à  trois  capitaines  :  Duperré,  Bouvet  et 
Hamelin.  Le  commodore  Rowley  rétablit  peu  à  peu,  par  sa  pru- 
dence, par  son  activité,  par  son  énergie,  la  situation  que  des  offi- 
ciers téméraires  ont  compromise  d'une  façon  qui  semble  irrémé- 
diable. L'honneur  de  la  marine  anglaise,  dans  cette  période,  est 
sauf:  la  gloire  de  la  marine  française  n'en  est  que  plus  grande. 
J'ai  eu  le  très  appréciable  avantage,  quand  j'étais  enseigne  de  vais- 
seau, d'être  présenté  à  l'amiral  Rowley,  commandant  de  l'escadre 
de  la  Méditerranée  après  le  départ  de  l'amiral  Malcolm.  Le  capi- 
taine Lalande  voulut  bien  m'expliquer,  à  cette  occasion,  les  motifs 
qui  lui  faisaient  tenir  en  si  haute  estime  les  services  de  l'officier- 
général  devant  lequel  il  inclinait  respectueusement  sa  renommée 
naissante.  Je  n'hésite  jamais  à  rendre  justice  à  nos  anciens  enne- 
mis :  l'histoire  ne  doit  pas  être  faite  de  patriotisme,  mais  de  vérité. 

Au  mois  de  mars  1808,  pendant  que  la  Sémillante,  convertie  en 


102  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

navire  de  commerce,  achevait  ses  préparatifs  de  départ  (i),  on  vit 
arriver  à  l'Ile-de-France  deux  nouvelles  frégates  :  la  Caroline^ 
commandée  par  le  capitaine  Billard,  et  la  Manche,  sous  les  ordres 
du  capitaine  Dornal  de  Guy.  A  la  même  époque,  l'ancien  corsaire 
de  Robert  Surcouf,  le  Revenant,  acheté  par  le  gouverneur-général, 
devenait  la  corvette  Vlêna,  corvetle  armée  de  ih  caronades. 
La  colonie  retrouvait  ainsi  une  marine,  bien  faible  marine  sans 
doute,  mais  marine  redoutable  encore  pour  le  commerce  de  l'Inde, 
grâce  aux  traditions  que  léguaient  aux  commandans  Billard  et  Dor- 
naJ  de  Guy  leurs  devanciers.  Plus  tard  viendront  la  Canonnière, 
avec  le  capitaine  Bourayne;  la  Vénus,  avec  le  commandant  Ha- 
melin.  Je  ne  puis  suivre  tous  ces  bâtimens  dans  leurs  croisières  ;  je 
m'attacherai  aux  pas  de  la  corvette  Vléna,  car  c'est  sur  cette  cor- 
vette que  je  vais  retrouver  le  futur  vainqueur  du  Tage. 

Le  lieutenant  de  vaisseau  Morice  a  pris  le  commandement  de 
Vléna  :  il  demande  et  obtient  pour  second  son  ancien  compagnon  de 
la  Sémillante,  l'enseigne  de  vaisseau  Roussin,  promu  au  grade  de 
lieutenant  le  12  juillet  180S.  Jusqu'au  8  octobre,  Vléna  croisa  dans 
le  golfe  Persique,  à  l'entrée  de  la  Mer- Rouge,  dans  le  golfe  du  Ben- 
gale, partout,  en  un  mot,  où  l'on  pouvait  se  promettre  l'espoir  de 
quelque  butin.  Le  S  octobre  1808,  au  milieu  de  la  nuit,  la  vaillante 
corvette  rencontra  la  frégate  anglaise  la  Modei^le,  de  /i6  canons. 
Que  pouvait-elle  faire  contre  des  forces  aussi  supérieures?  Honorer 
sa  défaite  :  elle  n'y  manqua  pas.  Vléna  ne  se  rendit  qu'après  un 
combat  de  deux  heures  cinq  minutes.  Les  Anglais  apprécièrent 
l'héroïsme  de  cette  longue  défense  :  quand  les  prisonniers  français 
arrivèrent  à  Calcutta,  le  capitaine  et  le  second  de  VJéna  furent 
logés  au  palais  du  gouvei'nement  et  traités  avec  les  plus  grands 
égards. 

Si  douce  qu'elle  puisse  être,  la  captivité  n'en  est  pas  moins  bien 
lourde  à  supporter  pour  de  jeunes  courages  impatiens  de  prendre 
leur  revanche.  L'échange  ardemment  désiré  ne  put  être  consommé 
qu'au  bout  de  onze  mois.  Le  \'l  décembre  1809,  un  parlementaire 
anglais,  VHenrietia,  débarquait  Morice  et  Roussin  à  l'ile-de -France: 
le  2  janvier  1810,  Duperré  ramenait  à  Morice  sa  corvette,  reprise 
sur  l'ennemi  le  2  novembre  :!  809,  à  l'embouchure  du  Gange.  L'an- 
cien Jlevenant,  la  corvette  Vléna,  portait  cette  fois  encore  un  nou- 
veau nom.  Les  Anglais  l'avaient  baptisée  le  Victor-  le  général 
Decaën  lui  conserva  ce  nom,,  qui  rappelait  un  heureux  retour  de 
fortiuae.  Le  lieutenant  Morice  en  reprit  le  commandement.  Roussin 

(I)  Voyez,  dans  la  7îe«K8  du  1*' octobre  1887,  l'articte  intitalé  :  les  Cinq  combats  de 
la  «  Sémillanle.  v 


LES    HÉROS    DU    GRAND-PORT.  403 

ne  suivit  pas  à  bord  du  Victor  ce  capitaine  rentré  d'une  façon 
aussi  inespérée  en  possession  d'un  navire  valeureusement  défendu; 
le  sort  lui  réservait  mieux.  Le  11  janvier  1810,  Roussin  embar- 
quait sur  la  frégate  la  Minerve,  commandée  par  le  capitaine  de 
frégate  Bouvet. 

Le  général  Decaën  demandait  par  tous  les  courriers,  demandait 
avec  une  insistance  croissante  des  renforts.  Le  capitaine  Duperré 
se  chargea  de  lui  en  fournir  aux  dépens  de  l'ennemi.  Parti  de 
Saint-Servan  avec  une  seule  frégate,  la  Bellone,  au  mois  de  février 
1809,  arrivé  à  l'Ile-de-France  le  ih  mai,  en  croisière  dès  le  17  août, 
Duperré  rentrait  au  Port-Louis,  le  2  janvier  l5l0,  à  la  tête  d'une 
division.  Le  Victor  et  la  frégate  portugaise  la  Minerve,  capturée 
après  une  heure  quarante-cinq  minutes  de  combat,  faisaient  cor- 
tège à  l'ancien  commandant  de  la  Sirène.  Jadis  sur  la  Sirène, 
Duperré,  à  l'entrée  de  Lorient,  avait  bravé  la  volée  d'un  vaisseau 
de  ligne  :  combattre  des  frégates  ne  lui  semblait  plus  qu'un  jeu. 
L'emphase  et  la  déclamation  me  font  justement  horreur,  et  pour- 
tant comment  rester  froid  devant  les  beaux  faits  d'armes  que  j'au- 
rai tout  à  l'heure  à  raconter!  «  Je  vais,  se  hâtait  d'écrire  au  mi- 
nistre le  général  Decaën,  mettre  le  commandant  Duperré  à  même 
de  trouver  de  nouvelles  occasions  de  s'illustrer.  »  Ces  occasions-là 
vont  volontiers  au-devant  de  ceux  qui  les  courtisent.  «  On  n'est 
pas  constamment  heureux,  me  disait  l'amiral  Lalande,  sans  qu'il  y 
ait  pour  «ela  quelque  raison.  » 

Le  14  mars  1810,  la,  Bellone,  accompagnée  de  la  Mm^rr^  et  du 
Victor,  pour  lesquels  le  général  Decaën  sut  faire,  en  quelques 
jours,  sortir  des  équipages  d'un  sol  tout  brûlant  d'enthousiasme, 
la  Bellone  reprenait  la  mer  :  le  20  août,  ce  n'étaient  plus  trois  bâli- 
mens,  mais  cinq,  qui  se  présentaient,  sous  pavillon  français,  à 
l'entrée  du  Grand-Port.  Deux  vaisseaux  de  la  compagnie,  le  Ceylan 
et  le  WintUuim,  commandés,  le  premier,  par  l'enseigne  de  vais- 
seau Moulac,  de  la  Minerve,  le  second,  par  un  officier  de  la  Bellone, 
avaient,  auprès  une  résistance  opiniâtre,  changé  de  maîtres. 

On  ne  raconte  plus  la  bataille  d'Austerlitz  :  à  qui  pourrait- on 
avoir  la  prétention  d'apprendre  aujourd'hui  les  incidens  qui  ont 
marqué  le  combat  du  Grand-Port?  Ce  combat-là,  il  est  dans  toutes 
les  mémoires  :  il  défraie  les  entretiens  du  gaillard  d'arrière;  il  de- 
meurera longtemps  encore  la  légende  favorite  du  gaillard  d'avant. 
Je  ne  puis  pas  cependant  le  passer  tout  à  fait  sous  silence  ;  je  me 
contenterai  d'en  abréger  les  détails.  Les  Anglais,  pendant  l'absence 
de  la  division  Duperré,  s'étaient  emparés,  le  9  juillet  1810,  de  l'île 
Bourbon;  le  ïk  août,  ils  surprenaient  et  occupaient,  à  l'entrée  du 
Grand-Port,  le  fort  bâti  sur  l'ilot  de  la  Passe.  Du  Bengale,  de  Ma- 


104  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

dras,  du  cap  de  Bonne-Espérance,  des  troupes,  embarquées  sur  de 
nombreux  transports,  accouraient  pour  se  concentrer  à  l'île  Ro- 
drigue. On  sait  que  Rodrigue  est  située  à  100  lieues  environ  au 
vent  de  l'île  Bourbon.  La  base  d'opérations  était  bien  choisie. 
L'orage  s'amassait  ainsi  lentement  :  quelques  jours  encore,  il  allait 
crever  sur  l'Ile-de-France.  Soliman  avait  voulu  supprimer  Malte; 
Charles-Quint,  Alger  (1)  ;  le  gouvernement  de  l'Inde  jugeait,  à  son 
tour,  nécessaire  de  faire  disparaître  «  le  nid  de  scorpions  »  si 
funeste  à  ses  flottes  marchandes. 

Trompée  par  le  pavillon  français,  toujours  arboré  sur  l'îlot  de  la 
Passe,  arboré  également  à  bord  de  la  frégate  mouillée  sous  cet 
îlot,  la  division  Duperré  donne,  le  '10  août,  à  pleines  voiles  dans  le 
Grand-Port.  L'ennemi,  à  l'inslant,  se  démasque  :  la  frégate,  le  fort 
déploient  le  pavillon  britannique.  Au  signal  du  commandant  Du- 
perré, la  Minerve  a  pris  la  tête  de  la  colonne  :  Bouvet,  familier 
avec  les  récifs  de  la  baie,  guidera  la  division  française  au  mouil- 
lage. La  Minerve  essuie  les  volées  du  fort,  envoie  en  passant  sa 
bordée  à  la  frégate  anglaise,  et  va  jeter  l'ancre  au  fond  de  la  rade. 
Toute  la  division  l'a  suivie. 

Que  pouvaient  avoir  à  redouter  nos  vaisseaux  dans  cette  posi- 
tion? N'y  avaient-ils  pas  cent  fois  trouvé  un  refuge  assuré  contre 
les  forces  supérieures  de  l'ennemi?  Oui!  l'asile  autrefois  était  sûr  : 
mais  le  fort  qui  commande  l'entrée  du  Grand-Port  n'était  pas  alors 
au  pouvoir  des  Anglais  ;  l'île  elle-même  n'était  pas  menacée  d'un 
débarquement.  Le  Grand-Port,  aujourd'hui,  n'est  plus  un  abri; 
c'est  une  nasse.  Dans  de  telles  conditions,  ne  pas  désespérer  de  la 
défense,  songer  à  embosser  les  frégates,  au  lieu  de  les  incendier, 
sera  déjà  une  résolution  héroïque. 

Les  Anglais,  heureusement,  attaquèrent  avec  une  audace  irré- 
fléchie :  ils  se  laissèrent  emporter  par  l'espoir  d'un  facile  succès. 
Aussitôt  que  l'escadre  de  blocus  put  être  avertie,  elle  accourut. 
Trois  nouvelles  frégates  vinrent,  le  22  août,  rejoindre  la  ISéréide, 
qui  continuait  de  garder  l'entrée  du  Grand-Port  :  Néréide,  Sirius, 
Iphigénie,  Magicienne,  se  précipitèrent  vers  la  division  Duperré, 
comme  si  la  voie  qui  devait  les  mener  au  combat  ne  cachait  pas 
d'embûches.  Les  bancs  de  coraux  se  signalent  d'eux-mêmes  sous 
une  eau  calme  :  ils  se  signalent  par  de  larges  plaques  blanchâtres 
tachant  la  nappe  bleue  ou  verte;  seulement,  pour  apercevoir  à 
temps  le  danger,  il  faut  avoir  le  soleil  derrière  soi.  Les  Anglais 


(I)  Voyez  les  ouvrages  intitulés  :  Doria  et  Barberousse,  et  les  Corsaires  barbares- 
ques;  Pion,  Nourrit  et  C",  éditeurs.  Je  reviens  encore  sur  ce  sujet  dans  un  autre  ou- 
vrage :  les  Chevaliers  de  Malte. 


LES    HÉROS    DU    GRAND-PORT.  105 

firent  route  avec  le  soleil  dans  les  yeux.  Des  marins  aussi  consom- 
més !  qui  l'eût  jamais  cru?  La  Néréide  tire  moins  d'eau  que  les 
autres  frégates  ;  elle  franchit  les  hauts-fonds  sans  s'échouer.  En 
mouillant,  elle  s'embosse  à  portée  de  pistolet  de  la  division  fran- 
çaise. Le  capitaine  Willoughby  la  commande.  Si  la  marine  britan- 
nique eût  eu,  dans  cette  journée,  à  faire  choix  d'un  champion,  elle 
n'eût  pu  en  faire  sortir  de  ses  rangs  un  plus  brave.  Bravoure  et 
imprudence  quelquefois  se  confondent  :  c'est  la  fortune  qui  en  dé- 
cide. Le  Sirius  et  la  Magicienne  suivaient  la  Néréide.  Elles  s'ar- 
rêtent brusquement,  la  proue  tournée  vers  la  Bellone  et  vers  la 
Minerve.  Le  même  lit  de  coraux  vient  de  heurter  leurs  quilles  ;  le 
même  récif  les  retient  serrées  dans  son  implacable  tenaille.  Tous 
les  efforts  pour  les  dégager  et  les  remettre  à  flot  seront  inutiles.  Ce 
spectacle  ne  sera  pas  perdu  pour  le  futur  amiral  Roussin  :  il  s'en 
souviendra  quand  il  devra,  en  1833,  forcer  l'entrée  du  Tage. 

La  fortune  abandonne  donc  enfin  cette  Angleterre  que  jusqu'ici 
elle  a  tant  gâtée  !  Pas  de  milieu  pour  les  capitaines  du  Sirius  et  de 
la  Magicienne  :  il  leur  faut,  en  ce  jour,  vaincre  ou  périr  sur  place. 
Mieux  inspirée  ou  avertie  par  le  sort  de  ses  conserves,  VIphigénie 
jette  l'ancre  à  mi-chemin.  La  division  française  ouvre  le  feu.  La 
Néréide,  la  première,  riposte.  L'action  ne  sera  qu'un  duel  de  ca- 
nonniers;  la  manœuvre  n'y  jouera  aucun  rôle.  Qu'importent  les 
avaries  de  mâture  à  ces  pontons  forcément  immobiles?  Tout  boulet 
qui  ne  frappe  pas  en  plein  bois  est  un  boulet  perdu.  Les  câbles  de 
la  Minerve  et  du  Ceylan  ont  été  coupés  dès  les  premières  volées  : 
ces  deux  navires  sont  jetés  en  travers  et  vont  s'échouer  sous  le 
vent,  —  la  Minerve  à  demi  masquée  par  la  Bellone,  le  Ceylan  cou- 
vert en  partie  par  la  Minerve.  La  ligne  d'embossage  ne  forme  plus 
qu'un  bloc  hérissé  d'artillerie  :  la  batterie  de  la  Bellone  s'est,  en 
quelque  sorte,  allongée  de  18  pièces,  —  9  appartenant  à  la  Mi- 
nerve^ 9  autres  garnissant  les  flancs  du  Ceylan.  —  Cette  forteresse 
de  bois,  à  double  étage  et  à  triple  redan,  accable  la  Néréide  de  ses 
projectiles.  Quarante  bouches  à  feu  font  voler  en  éclats  les  bordages 
de  la  malheureuse  frégate.  L'artillerie  de  la  Néréide  est  bientôt  ré- 
duite au  silence. 

Le  Sirim,  négligé,  est,  en  réalité,  peu  à  craindre  :  ses  pièces  de 
chasse  sont  les  seules  qui  puissent  porter.  La  Magicienne  occupe 
une  position  moins  désavantageuse.  Plusieurs  de  ses  canons  pren- 
nent en  écharpe  la  Minerve.  A  dix  heures  et  demie  du  soir,  la  vic- 
toire n'est  plus  douteuse.  La  Néréide  tire  un  dernier  coup  à  mi- 
traille. Ce  seul  coup,  —  tant  le  hasard  a  de  part  dans  les  combats 
de  mer,  —  va  peut-être  changer  la  face  de  la  journée.  Atteint  à  la 
joue  gauche  par  un  biscaïen,  le  commandant  Dupené  est  renversé 


106  REVUE   DES   DEUX    MONDES, 

de  son  banc  de  quart.  Le  vainqueur  du  Grand-Port  en  gardera  la 
profonde  cicatrice  toute  sa  vie.  J'ai  entendu  raconter,  —  car  j'eus 
la  bonne  fortune  d'approcher,  quand  j'étais  encore  un  enfant,  les 
acteurs  de  ce  drame  héroïque,  —  j'ai  entendu  raconter,  dis-je,  que, 
dans  le  désordre  produit  par  un  incident  si  funeste,  peu  s'en  faJIut 
qu'on  ne  jetât  le  corps  mutilé  du  commandant  de  la  Bellone  à  la 
mer.  Semblable  précipitation  se  rencontre  souvent  dans  le  feu  de 
la  bataille.  Je  pourrais  citer  telle  dunette  qui,  le  17  octobre  185A, 
devant  Sébastopol,  fut  dégagée  de  cette  brusque  façon.  L'enseigne 
de  vaisseau  Vigoureux  étendit  un  pavillon  de  signaux  sur  le  corps 
du  glorieux  blessé  qui  ne  donnait  plus  signe  de  vie  et  prit  soin  de 
le  faire  transporter,  inconnu,  caché  à  tous  les  yeux,  au  poste  des 
blessés.  Dans  la  batterie,  les  canonniers  ne  soupçonnèrent  rien  de 
ce  qui  se  passait  sur  le  pont  :  le  feu  ne  se  ralentit  pas  un  instant. 

Bouvet  cependant  a  été  prévenu  :  il  confie  la  Minerve  à  son  se- 
cond, le  lieutenant  de  vaisseau  Roussin,  et  vient  prendre,  avec  le 
commandement  de  la  Bellom,  la  direction  générale  du  combat. 
CoUingwood  a  remplacé  Nelson.  L'amiral  Roussin  se  rappelait  en- 
core, en  18^7,  les  démêlés  qui  suivirent  le  triomphe  éclatant  du 
23  août  1810  :  j'ai  appris  de  sa  bouche  les  prétentions  des  officiers 
de  la  Minerve,  les  répliques  indignées  des  officiers  de  la  Bellone, 
chacun  revendiquant  pour  son  chef  l'honneur  de  la  journée.  Gomme 
s'il  n'y  avait  pas  dans  un  pareil  fait  d'armes  assez  de  gloire  pour 
tous,  assez  de  lauriers  pour  les  uns  et  pour  les  autres  !  Des  duels 
insensés  faillirent  avoir  lieu.  Le  débarquement  des  Anglais  sur  les 
côtes  de  l'île  détourna  heureusement  les  espnts  échauffés  de  cette 
misérable  querelle.  Nous  retrouvons  là  un  des  fâcheux  côtés  de 
notre  humeur  nationale.  Il  y  aurait  eu  beaucoup  à  dire,  beaucoup 
à  récriminer  après  la  bataille  de  Trafalgar.  Les  Angla»is  sougèrent- 
ils  à  diminuer  l'éclat  de  leur  triomphe,  en  faisant  le  procès  à  quel- 
ques capitaines  attardés,  en  discutant  les  mérites  du  héros  qui 
montait  le  Victory  et  du  commandant  en  sous-ordre  appelé  par  la 
balle  du  Bedoiitnble  à  compléter  notre  défaite?  Le  capitaine  Duperré 
fût  il  mort  sur  le  coup,  que  c'est  encore  sur  son  cercueil  qu'il  eût 
fallu  déposer  les  drapeaux  anglais.  Le  commandement  en  chef  ré- 
pond de  tout  :  vous  lui  attribuez  de  trop  grandes  responsabilités 
pour  avoir  le  droit  de  lui  disputer  la  conquête,  n'eût-il  fait  que 
donner  le  signal  de  la  charge. 

Je  rappelais  tout  à  l'heure  le  nom  de  CoUingwood.  Quelle  que 
soit  mon  admiration,  —  oserai-je  dire  ma  sympathie  instinctive?  — 
pour  ce  sage  et  vertueux  grand  homme,  je  crois  qu'il  eût  été  heu- 
reux pour  l'Angleterre  que,  le  jour  où  Nelson  fut  frappé,  son  suc- 
cesseur s'appelât  Bouvet  :  la  victoire  eût  été  poursuivie  plus  éner- 


LES    HÉROS    DU    GRAND-PORT.  i  07 

giquement.  Bouvet,  en  effet,  a  l'audace  ingénieuse,  active,  féconde 
en  ressources,  toujours  emportée  sur  les  ailes  de  l'espérance.  A  peine 
a-t-îl  mis  le  pied  à  bord  de  la  Belione  qu'il  juge  la  Néréide  inca- 
pable de  reprendre  la  lutte.  C'est  sur  la  Magicknne  qu'il  fait  con- 
centrer tout  le  feu  dont  il  dispose.  Des  soldats  longtemps  victorieux 
ne  se  décident  pas  aisément  à  s'avouer  leur  défaite.  A  Reichofen,  à 
Frœschviller,  la  retraite  ne  nous  était  peut-être  pas,  au  début,  in- 
terdite :  nous  préférâmes  disputer  un  terrain  où  l'inondation  crois- 
sait d'heure  en  heure.  Du  matin  au  soir,  nous  luttâmes  acharnés, 
nous  combattîmes  contre  des  forces  triples  et  quadruples  des  nôtres, 
impuissans  à  désespérer  de  la  victoire.  Les  Anglais,  au  Grand-Port, 
n'avaient,  d'ailleurs,  pas  le  choix.  La  brise,  à  défaut  d'échouage, 
les  eût  empêchés  de  rétrograder.  Ils  résistèrent  toute  la  nuit  ;  ils 
résistèrent  encore  le  lendemain.  Le  Ih  août,  au  matin,  le  lieutenant 
de  vaisseau  Roussin,  sur  l'ordre  du  commandant  Bouvet,  partit  de 
la  Minerve  pour  aller  amariner  la  iSérèide.  Plus  de  quarante  ans 
aprè^,  l'aiïreux  spectacle  que  le  pont  et  la  batterie  de  la  frégate 
anglaise  offrirent  à  ses  regards  hantait  encore,  comme  un  sinistre 
rêve,  sa  pensée:  160  morts  ou  blessés  gisaient  pêle-mêle  dans  une 
mare  de  sang.  Ce  fut  au  fond  de  l'entrepont  que  le  nouveau  com- 
mandant de  la  Minerve  reçut  l'épée  du  capitaine  Willoughby,  dan- 
gereusement blessé  et  couché  dans  un  cadre.  Il  la  reçut  avec  le  res- 
pect que  nous  n'avons  jamais  su  refuser  au  courage  malheureux. 
Quels  hommes  que  ceux  de  cette  épocpie,  et  combien  je  me  félicite 
de  les  avoir  connus!  J'ai  appris,  dès  l'enfance,  à  les  vénérer  :  leur 
souvenir  aujourd'hui  console  et  réjouit  ma  vieillesse. 

La  ilf^/^i'-2>mîf  garda  son  pavillon  arboré  pendant  toute  la  journée 
du  24  août.  Elle  le  garda  jusqu'à  la  nuit.  De  temps  en  temps,  quel- 
que coup  isolé  venait  affirmer  qu'elle  ne  se  rendait  pas  encore. 
Nous  répondions  par  des  salves  entières.  Vers  neuf  heures  du  soir, 
l'opiniâtre  frégate  avait  terminé  l'évacuation  de  ses  blessés.  Un  jet 
de  flamme  apprit  aux  vainqueurs  que,  pour  ne  pas  laisser  leur  fré- 
gate échouée  tomber  entre  nos  mains,  les  Anglais  prenaient  te 
parti  de  l'incendier.  A  dix  heures,  une  explosion  formidable  en 
dispersa  les  débris.  Le  25,  au  matin,  une  seconde  éruption  annonça 
la  destruction  du  Sirius.  V 1  phi  génie,  par  de  prodigieux  efforts, 
était  parvenue  à  se  touer  jusqu'à  l'île  de  la  Passe,  se  mettant  ainsi 
hors  de  la  portée  de  nos  coups.  Nous  restions  maîtres  d'un  champ 
de  bataille  sur  lequel  il  n'y  avait  plus  à  ramasser  que  des  épaves. 

Le  27  août  apparut  à  l'entrée  du  port  la  division  Hamelin,  com- 
posée do  trois  frégates  et  d'un  brick  :  la  Vcmis^  la  MancJie,  YAa- 
trée  et  V Entreprenant.  Sommé  de  se  rendre,  le  commandant  de 
VJphigcnie,  le  capitaine  Lambert,  reconnut  l'impossibilité  d'opposer 


108  REVDE  DES  DEUX.  MONDES. 

à  tant  de  forces  réunies  le  feu  de  sa  seule  frégate  :  il  nous  remit, 
à\ecVIphigétiie,  le  fort  de  la  Passe.  Le  pavillon  anglais  n'y  avait 
flotté- que  pendant  quatorze  jours.  N'étions-nous  pas  en  droit  de 
nous  écrier,  comme  Nelson  après  Aboukir  :  «  Ce  n'est  pas  une  vic- 
toire, c'est  une  conquête?  »  Jamais  triomphe  ne  fut  plus  complet. 
Nous'l'avions,  il  est  vrai,  payé  cher.  Les  deux  frégates  et  le  Ceylan 
comptaient  150  marins  et  plusieurs  officiers  hors  de  combat. 

Les  Anglais  ne  nous  ont  pas  souvent  donné  de  ces  joies-là.  Ce 
n'était  pourtant  pas  la  dernière  que  nous  réservaient  les  mers  de 
l'Inde. 


II. 


Dès  les  premiers  jours  de  septembre,  Vlphigénie,  seul  navire 
qui  fût  sorti  intact  du  combat  du  Grand-Port,  était  armée  avec  un 
équipage  d'élite  et  confiée  au  capitaine  de  vaisseau  Bouvet.  Le  ca- 
pitaine-général Decaën  venait,  en  vertu  des  pouvoirs  qu'il  tenait 
de  l'empereur,  de  conférer  provisoirement  ce  grade  à  l'ancien  com- 
mandant de  la  Minerve.  Le  12  septembre,  \  Ijjhigénie  et  Y Astrée, 
commandée  par  le  capitaine  Lemarant,  se  présentaient  devant  1  île 
Bourbon,  Quatre  voiles,  sortant,  l'une  de  Saint-Denis,  les  trois  au- 
tres de  Saint-Paul,  se  réunissent  et  mettent  le  cap  sur  la  division 
française.  Quatre  voiles!  D'où  peuvent-elles  provenir?  Bouvet  ne 
connaît  plus  dans  les  mers  de  l'Inde  qu'une  frégate  anglaise,  la  fré- 
gate du  Commodore  Row^ley,  la  Boadicce.  Rowley  aurait-il  reçu  des 
renforts  de  Bombay,  du  Bengale  ou  d'Europe?  Il  est  au  moins  pru- 
dent de  s'assurer  le  loisir  de  conférer  avec  le  commandant  de  VAs- 
trée.  Les  deux  frégates  françaises  virent  de  bord  et  font  route  au 
large.  Les  quatre  voiles  ennemies  leur  appuient  vigoureusement  la 
chasse. 

Bouvet  ne  pouvait  prévoir  que  cette  force  navale,  si  supérieure 
en  nombre,  se  diviserait  :  la  fortune,  en  cette  occasion,  le  servit 
encore  mieux  que  sa  prudence.  Un  esprit  de  vertige,  une  ardeur 
irréfléchie,  entraînaient  alors  les  vainqueurs  de  Trafalgar  :  une  seule 
leçon  ne  suffisait  pas  pour  les  refroidir.  Au  milieu  de  la  nuit,  1'^*^- 
trée  et  Vlphigénie  sont  atteintes  par  un  des  bâtimens  acharnés  à 
leur  poursuite.  VAstrée  essuie  la  première  le  feu  ;  elle  riposte. 
Son  grand  hunier  est  partagé  en  deux  lambeaux  par  un  boulet.  Le 
navire  anglais,  sur  son  élan,  passe  outre.  Il  se  trouve  bientôt  sous 
la  volée  de  Vlphigénie.  Le  combat  s'engage,  d'un  commun  accord, 
vergue  à  vergue.  En  moins  d'une  heure,  l'Anglais  se  trouve  réduit 
à. baisser  pavillon  :  Bouvet  vient  de  capturer  la  frégate  V Africaine. 


LES    HÉROS    DL    GRA.ND-PORT.  109 

Arrivée  le  matin  même  d'Angleterre,  V Africaine  était  commandée 
par  le  capitaine  Gorbett,  un  des  élèves  favoris  de  Nelson.  Gorbett 
avait  appliqué  la  méthode  de  son  maître.  Il  ne  demandait  qu'à 
joindre  l'ennemi,  ne  mettant  pas  un  instant  en  doute  l'issue  du 
combat.  100  grenadiers  et  des  officiers  de  la  garnison  anglaise  de 
Bourbon  avaient  obtenu  la  faveur  d'embarquer  à  son  bord  :  joyeuse 
partie  dans  laquelle  ces  volontaires  empressés  s'attendaient  à  voir, 
suivant  la  promesse  qui  leur  en  était  faite,  «  comment  on  prend 
une  frégate  française.  »  Le  résultat  ne  répondit  pas  à  leur  attente. 
Jamais  pareille  boucherie  ne  précéda  la  défaite  :  V Africaine,  quand 
le  combat  cessa,  était  complètement  démâtée  ;  le  capitaine  et  tous 
les  officiers,  à  l'exception  d'un  lieutenant  et  d'un  aspirant,  plus  de 
300  hommes  sur  AOO,  jonchaient  le  pont  des  gaillards  et  celui  de 
la  batterie.  Les  pertes  de  Ylphigénie  ne  s'élevaient  qu'à  9  tués  et 
32  blessés. 

Gomment  nous  expliquer  cette  énorme  disproportion?  Le  con- 
cours de  ÏA.'^lrêe  y  contribua  peu.  L'action  se  passa  presque  tout 
entière  enXreV  Africaine  Qiï  Iphigé  nie.  Geci  estunfait  avéré,  hors  de 
discussion.  La  bonne  volonté  ne  manqua  certes  pas  au  capitaine 
Lamarant;  mais  est-il  possible  d'intervenir,  en  pleine  nuit  surtout, 
entre  deux  adversaires  qui  se  sont  saisis  corps  à  corps?  Le  com- 
mandant de  VAstrêe  l'essaya  :  ses  boulets,  s'il  en  faut  croire  la  ver- 
sion du  capitaine  Bouvet  (1),  causèrent  plus  de  dommage  à  la  mâ- 
ture de  Ylphigénie  qu'à  la  coque  de  l'Africaine.  Écartons  donc, 
sans  que  la  réputation  du  capitaine  Lamarant  en  souffre  le  moins 
du  monde,  l'intervention  de  YAsirée.  Attribuons  le  succès,  comme 
le  veut  une  exacte  justice,  comme  le  fit  le  commandant  Bouvet 
lui-même,  «  à  la  valeur  des  canonniers  »  formés  par  le  comman- 
dant Duperré  et  par  le  capitaine  Mourgues.  Les  canonniers  de  Y I phi- 
génie  provenaient,  en  majeure  partie,  de  la  Bellone.  Toute  leur 
ardeur  pourtant,  toute  leur  habileté,  si  rare  pour  l'époque,  n'auraient 
guère  servi  sans  la  tactique  du  capitaine  Bouvet.  Cette  tactique,  nous 
l'avons  déjà  exposée  (2).  Elle  consistait,  avant  tout,  à  éviter  les  tirs 
obliques.  Le  capitaine  Gorbett  joignit  Ylphigénie,  les  pièces  de  sa  fré- 
gate pointées  en  chasse:  ses  canonniers,  sous  la  grêle  de  boulets  qui 
ne  tarda  pas  à  les  assaillir,  ne  purent  jamais,  le  premier  coup  tiré, 
ramener  les  affûts  au  milieu  du  sabord.  Fidèle  à  sa  coutume,  Bou- 
vet attendait  l'attaque  avec  sa  batterie  pointée  en  belle,  avec  tous 
ses  canons  visant  à  couler  bas.  Un  coup   de  gouvernail,  les  voiles 


(1)  Précis  des  campagnes  de  l'amiral  Pierre  Bouvet. 

(2j  Voyez,  dans  la  Hevue  du  l'^'"  octobre  1887,  les   Cinq  combxls  de  la  «  Sémil- 
lante. » 


110  REVUE    DE»   DEUX    MONDES. 

de  rarrière  brassées  eii  ralingue,  firent  brusquement  pivoter  la 
frégate  sur  elle-même  et  amenèrent  l'ennemi  par  son  travers.  La 
position  fut  habilement  gardée  jusqu'au  moment  où  la  frégate  an- 
glaise se  trouva  réduite. 

Bouvet  n'usa  jamais  de  beaucoup  de  finesses  :  le  ministre  Decrès 
l'étonna  fort,  quand  il  lui  demanda  le  secret  de  sa  tactique.  Le  calme, 
le  sang-froid,  la  résolution,  un  coup  d'oeil  rapide,  lui  donnèrent  en 
toute  occasion  l'avantage.  Le  capitaine  Corbeit  semble,  au  premier 
abord,  avoir  appartenu  à  la  même  école.  Bouvet,  toutefois,  —  nous 
en  avons  pour  garans  ses  nombreuses  croisières  si  bien  racontées  par 
lui-même  et  par  son  biographe,  M.  Eugène  Fabre  (1),  —  n'eût  pas 
commis  la  faute  de  se  précipiter  en  avant,  sans  attendre  la  division  qui 
le  suivait.  Uenglisk  pliick  fut  ici  de  l'étourderie.  Le  commodore 
Rowley,  en  effet,  n'était  pas  éloigné  :  il  arrivait  avec  une  escadre  im- 
provisée par  son  industrie;  avec  sa  frégate  la  Boadicée à' dhoïà,  puis 
avec  la  corvette  VOlieràQ  28  canons,  le  brick  le  Slauucli.  de  16  et 
un  vaisseau  de  la  compagnie,  le  Wiiidluim^  repris  sur  les  Français  et 
arméen  guerre.  La  conduite  de  Corbettne  saurait  trouver  son  excuse 
que  dans  la  présomption  généi-ale  qui,  en  ce  moment,  aveuglait  les 
Anglais.  L'impétuosité  à  la  Nelson  et  à  la  Goclirane  leur  avait  tou- 
jours réussi  dans  les  mers  d'Europe  :  ils  crurent  qu'il  en  serait- de 
même  dans  les  mers  de  l'Inde.  Comme  si  des  vaisseaux  attaqués 
à  la  sortie  du  port  et  des  vaisseaux  aguerris  par  une  traversée  de 
trois  mois  pouvaient  se  comparer  !  C'est  ainsi  qu'ils  se  firent 
détruire  au  Grand-Port  et  qu'ils  perdirent,  dans  la  plus  san- 
glante alfaire  qu'on  eût  jamais  vue,  leur  cinquième  frégate,  V Afri- 
caine. 

Rowley  fit  son  apparition  sur  le  champ  de  bataille,  quand  tout 
était  terminé  depuis  plus  d'une  heure.  «  Il  promena,  dit  le  capi- 
taine Bouvet,  ses  regards  sur  le  spectacle  que  nous  avions  l'hon- 
neur de  lui  présenter  :  son  avant-garde  démâlée  au  ras  des  ponts, 
la  mer  couverte  de  cadavres  et  de  débris,  et  les  frégates  de  Sa  Ma- 
jesté Impériale  en  ligne  de  bataille.  Le  commodore  prit  le  parti  de 
se  replier  sur  les  forces  qui  lui  restaient  en  arrière.  »  N'est-ce  pas 
ainsi  qu'en  pareille  occasion  aurait  agi  Fabius?  Le  succès  justifia  la 
temporisation  du  commodore  liowley  :  il  n'est  rien  de  tel  que  le  suc- 
cès pour  ranger  à  son  avis  les  historiens.  Rowley  n'eut  pas  besoin 
de  tirer  un  seul  coup  de  canon  pour  rentrer  en  possession  de  V Afri- 
caine. A  la  vue  de  la  division  anglaise,  ralliée,  naviguant  en  oidre 
compact,    Bouvet  dut  se  résigner  à  faire  l'abandon  de  la  prise  à 

(I)  Voyages  et  combats,  par  EMgèau  Faire,  1886  ;  Pajis,  Berger-Levrauit  cL  C,  édi- 
teurs. 


LES    HÉROS    DU    GRAND-PORT.  111 

laquelle  YAstrée  se  préparait  à  donner  la  remorque.  Le  délabre- 
ment de  sa  mâture,  l'épuisement  de  ses  munitions,  ne  lui  permet- 
taient pas  de  livrer,  contre  des  forces  qu'il  jugeait  supérieures,  un 
nouveau  combat.  Ce  fut  déjà  beaucoup  de  pouvoir,  avec  des  mâts 
et  des  vergues  aussi  compromis,  rentrer  sain  et  sauf  à  l'Ile-de- 
France. 

11  était  dans  la  destinée  du  commodore  Rowley  de  réparer,  par  un 
incessant  labeur,  les  fautes  de  tout  genre  commises  autour  de  lui. 
Une  grande  expédition  anglaise,  nous  l'avons  déjà  fait  pressentir, 
s'organisait  en  ce  moment  à  l'île  Rodrigue.  Les  autorités  de  l'Inde 
croyaient  les  ports  de  l'Ile-de-France  hermétiquement  bloqués  :  ils 
expédiaient,  sans  précaution,  les  bâtimens  de  guerre  isolés;  sans 
escorte,  les  transports  chargés  de  troupes.  Une  corvette  de  la  com- 
pagnie, VAiu'ore,  de  16  bouches  à  feu,  tombait,  le  20  septembre, 
au  pouvoir  de  Bouvet,  qui  la  ramassa  sur  sa  route.  Trois  jours 
auparavant,  une  capture  bien  plus  importante  encore  avait  été  ac- 
complie par  la  frégate  la  Vénus,  que  commandait  le  capitaine  Ha- 
melin.  Le  général  Abercromby  s'était  embarqué,  dans  l'Inde,  sur 
la  frégate  le  Ceylan.  Il  veoait  prendre  à  l'île  Rodrigue  le  comman- 
dement en  chef  des  troupes  de  l'expédition  qui  allait  être  dirigée 
contre  l'Ile-de-France.  Le  vent  d'est  conduisit  la  frégate  anglaise 
en  vue  du  Port-Louis.  Les  vigies  la  signalèrent  :  à  deux  heures 
du  malin,  elle  recevait  à  portée  de  pistolet  toute  la  bordée  de  la  Vé- 
nus lancée  à  sa  poursuite.  A  quatre  heures,  elle  était  prise.  Cette 
fois  encore,  Rowley  eut  le  dernier  mot.  11  ne  reprit  pas  seulement 
le  Ceylan,  il  s'empara  aussi  de  la  Vénus  à  moitié  démâtée,  après 
une  demi-heure  de  combat. 

Rowley  possédait  de  nouveau  quatre  frégates.  11  était  désormais 
en  mesure  de  rétablir  le  blocus  de  l'île  :  aucun  de  nos  bâtimens,  à 
l'exception  de  VAstrce  et  du  Victor,  n'aurait  pu,  quelque  hâte  qu'on 
mît  à  les  réparer,  reprendre  la  mer.  Le  sort  de  l'Ile-de-France  ne 
faisait  plus  question.  Soixante-dix  voiles,  —  vaisseaux  de  ligne,  fré- 
gates, bâtimens  de  transport,  amenant  près  de  25,000  hommes, 
—  atterrirent  de  divers  côtés  le  26,  le  27,  le  28,  le  29  novembre. 
Nous  n'avions  à  opposer  à  l'armée  de  débarquement  du  général 
Abercromby  que  1,600  hommes  environ,  tout  compris,  soldats,  mi- 
liciens, matelots.  Le  3  décembre  1810,  la  capitulation  était  signée  : 
notre  pavillon  disparaissait  des  mers  de  l'Inde.  Grand  soulagement 
pour  le  commerce  anglais,  mais  soulagement  facile  à  se  procurer, 
quand,  par  la  guerre  d'escadre,  on  dispose  de  la  suprématie  na- 
vale. 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

III. 

On  ne  juge  bien  un  officier  que  le  jour  où  cet  officier  est  appelé 
à  subir  l'épreuve  du  commandement.  Plus  d'un,  qui  n'attira  jamais 
l'attention  de  ses  chefs,  s'est  révélé  soudain  homme  de  guerre  ac- 
compli, quand  la  responsabilité  est  venue  mettre  en  relief  ses  qua- 
lités latentes.  Il  en  est  même  qui  n'ont  pris  tout  leur  essor  que 
dans  le  grade  d'officier-général.  Une  belle  voix,  une  majestueuse 
prestance  ont  fait  plus  d'une  fois  sur  le  banc  de  quart  illusion.  Le 
talent  de  manœuvrier  lui-même  n'est  pas,  pour  briller  au  premier 
rang,  une  garantie  suffisante.  La  marine  anglaise  a  possédé  de 
meilleurs  manœuvriers  que  Nelson.  Bouvet,  en  rade  de  Brest,  lors- 
qu'il y  commandait  le  vaisseau  le  Gaulois,  manquait  presque  con- 
stamment son  corps-mort  :  il  ne  manœuvrait  bien  qu'en  présence 
de  l'ennemi.  Ce  n'est  donc  ni  le  coup  d'œil,  ni  la  science,  ni  l'es- 
prit, ni  l'adresse,  ni  la  force  physique  qui  distinguent  les  hommes  : 
c'est  le  caractère.  Heureux  ceux  qui,  comme  l'amiral  Hotham  en 
Angleterre,  comme  l'amiral  Roussin  et  l'amiral  Baudin  en  France, 
ont  su  tout  réunir  :  le  port  imposant,  le  geste  altier,  l'organe  domi- 
nateur et  le  don  beaucoup  plus  rare  de  commander  aux  événe- 
mens  !  Nelson,  Bruix,  Lalande,  avec  un  corps  chétif,  ont  possédé, 
à  un  très  haut  degré,  cette  qualité  suprême  qui  comprend  toutes 
les  autres  :  le  sang-froid  dans  l'audace.  Je  me  suis  toujours  senti, 
je  le  confesse,  un  secret  penchant  pour  les  héros  gais  et  familiers  : 
c'est  un  tort  que  je  partage  avec  la  race  gauloise  d'où  je  sors.  Je 
ne  méconnais  pas  cependant  l'avantage  d'une  attitude  qui  inspire 
à  première  vue  le  respect  :  je  me  méfie  seulement  de  ces  gens 
qu'on  appelle  «  sérieux,  »  parce  qu'ils  ne  rient  jamais. 

Le  lieutenant  de  vaisseau  Roussin,  capitaine  de  frégate  à  titre 
provisoire,  n'avait  pas  encore  eu,  en  1810,  l'occasion  de  donner 
toute  sa  mesure.  On  pouvait,  à  la  rigueur,  le  confondre  avec  une 
foule  de  vaillans  officiers,  l'orgueil  et  l'espoir  d'une  marine  renais- 
sante. «  Je  certifie,  écrivait  le  capitaine  Bouvet,  que  M.  Albin  Roussin 
était  premier  lieutenant  sur  la  frégate  la  Minerve  que  je  comman- 
dais, en  1810,  dans  les  mers  de  l'Inde,  jusqu'à  la  fin  de  la  cam- 
pagne de  cette  frégate,  qui  fut  honorée  par  trois  combats.  Pendant 
le  dernier  (affaire  du  Port-Impérial),  M.  Roussin  eut  le  comman- 
dement de  la  Minerve,  le  lui  ayant  confié  pour  passer  sur  la  frégate 
la  IkilonCy  après  la  blessure  du  commandant  de  la  division.  Dans 
cette  circonstance  et  toutes  celles  qui  l'avaient  précédée,  M.  Roussin 
justifia  ma  confiance  par  ses  talens,  son  courage  et  son  activité.  Je 
certifie,  en  outre,  que  Sa  Majesté  n'a  pas  d'officier  plus  dévoué  et 


LES    HÉROS    DU    GRAND-PORT.  113 

plus  capable  dans  sa  marine.  »  De  pareils  témoignages  constituent 
déjà  un  gage  des  plus  sérieux  pour  l'avenir  :  ne  les  considérons 
toutefois  que  comme  un  premier  échelon  vers  la  gloire.  C'est  la 
gloire,  «  la  grande  gloire,  »  que  le  capitaine  de  frégate  Roussin 
était  destiné  à  conquérir  un  jour. 

La  capitulation  de  l'Ile-de-France  laissait  à  la  garnison  ses  armes 
et  ses  drapeaux;  elle  garantissait  aux  officiers  et  aux  équipages 
des  bâtimens  de  guerre,  aussi  bien  qu'à  ceux  des  corsaires,  la 
liberté.  Le  gouvernement  anglais  s'engageait  à  les  rapatrier  à  ses 
frais.  Roussin  prit  passage,  le  11  décembre  1810,  sur  le  parlemen- 
taire Lord  Castlereagh.  Le  19  mars  1811,  après  plus  de  huit  an- 
nées d'absence,  il  foulait  de  nouveau  la  terre  natale.  L'empereur 
voulut  le  voir.  «  Je  souhaite,  lui  dit-il  en  présence  d'une  assistance 
nombreuse,  que  vous  ayez  beaucoup  d'imitateurs.  »  Combien  de 
braves  n'auraient  pas  cru  payer  trop  cher  de  tout  leur  sang  un  pa- 
reil éloge  ! 

Confirmé  dans  son  grade  de  capitaine  de  frégate,  décoré  de 
l'ordre  de  la  Légion  d'honneur  à  l'âge  de  trente  ans,  Roussin  sen- 
tait instinctivement  que  toutes  les  aspirations  lui  étaient  permises. 
L'empereur  cherchait  un  homme  :  de  quels  rangs  cet  homme  pou- 
vait-il sortir,  si  ce  n'était  des  rangs  déjà  rajeunis  d'une  marine 
que  Decrès  considérait  comme  son  œuvre,  et  qui  ne  lui  inspirait 
encore  ni  ombrage  ni  envie?  L'ambition  a  ses  mesquins  côtés;  on 
ne  peut  nier  qu'elle  n'incline  aux  grandes  choses.  Une  frégate  por- 
tant du  18,  la  Gloire,  nom  de  bon  augure,  était  en  armement  au 
Havre.  Le  23  septembre  1811,  à  six  heures  du  matin,  Decrès  fait 
passer  ce  billet  au  directeur  du  personnel,  M.  Forestier:  «  Il  faut 
nommer  pour  la  Gloire  un  capitaine  de  frégate  venant  de  l'Inde. 
Il  faut  tout  de  suite  donner  à  ce  capitaine  le  dispositif  de  l'arme- 
ment, ainsi  que  j'avais  fait  à  Roquebert  et  à  Raoul.  »  Le  directeur 
du  personnel  désigne  le  capitaine  de  frégate  Roussin  :  le  ministre 
et  l'empereur  s'empressent  de  ratifier  ce  choix. 

La  frégate  est  percée  de  Zi6  sabords  :  elle  porte,  dans  la  batterie, 
28  canons  de  18;  sur  le  pont,  16  caronades  de  2/i  et  2  canons 
de  8.  Roussin  en  prend  le  commandement  le  1"  octobre  1811.  Le 
10  novembre,  il  demande  un  chronomètre.  Qu'on  reconnaît  bien  là 
l'officier  du  capitaine  Motard,  celui  que  le  commandant  de  la  6'^- 
inillante  citait  déjà,  en  1808,  comme  «  un  bon  astronome!  »  Le 
lu  mars  1812,  rariiiemeut  est  achevé.  Le  2  avril,  Roussin  écrit: 
«  Je  n'ai  encore  que  des  hommes  de  nouvelle  levée,  et,  par  consé- 
quent, tout  à  fait  ignorans,  mais  nous  les  exerçons  à  l'usage  du 
canon.  »  A  «  l'usage,  »  remarquez-le  bien,  non  pas  au  tir.  En  1812, 
on  ne  gaspillait  pas  ainsi  les  munitions  :  la  plupart  des  navires 

TOME  LXXXIV.  —  1887.  8 


lia  RE?t)E    DES   DEUX   MONDES. 

faisaient  feu  pour  la  première  fois  le  jour  du  combat.  Personne  ne 
songeait  alors  à  trouver  la  chose  étrang'e.  Le  14  mai,  Roussin 
ajoute  :  «  Mes  cinq  canots  sont  constamment  armés.  J'y  fais  em- 
barquer tous  les  jours  im  certain  nombre  de  jaunes  gens  ;  mes 
officiers  et  moi  nous  sortons,  à  toutes  les  marées,  pour  les  accou- 
tumer à  la  mer.  »  La  précaution  est  indispensable  :  entre  de  rieux 
matelots  aguerris  par  mainte  croisière  d'hiver  et  des  «  jeunes  gens  » 
qui  vont  combattre,  le  cœur  sur  les  lèvres,  la  lutte  serait  vraiment 
par  trop  inégale.  On  sait  quelle  mélancolie  inspire  aux  âmes  les 
plus  ferm-es  cette  défaillance  qu'apponent  le  tangage  et  le  roulis. 

Et  dulces  moriems  rtmiaiscitur  Argos. 

On  meurt  deux  fois  :  le  jour  où,  le  navire  tombant  dans  le  creux 
de  la  lame,  l'estomac  vous  descend  dans  les  talons,  et  celui  où  un 
boulet,  frappant  en  pleine  poitrine,  vous  emporte.  Les  capitaines 
qui,  au  sortir  du  port,  ont,  sous  l'empire,  remporté  des  victoires, 
devaient  être  de  rudes  hommes. 

Le  18  mai,  nouvelle  lettre  du  commandant  de  la  Gloire.  «  ÏI  se 
passe  fort  peu  de  jours  sans  que  trente  ou  quarante  hommes  soient 
dix  et  douze  heures  dehors.  »  Le  12  juin,  le  ministre  met  à  la  dis- 
position du  capitaine  Roussin  une  canonnière  qu'on  lui  expédie  de 
Dieppe.  Le  l*""  juillet,  le  capitaine  Roussin  fait-  connaître  au  mi- 
nistre qnie,  a  dans  les  dix-huit  jours  qui  se  sont  écoulés,  la  canon- 
nière a  été  q^natorze  jours  sous  voiles.  »  Le  18  octobre,  le  ministre 
ordonne  que  la  Glaire  «  soit  incessamment  prête  à  prendre  la 
mer.  » 

J'ai  tenu  à  insister  sur  cette  longue  préparation  à  la  sortie,  parce 
qu'il  fallait  bien  que  l'on  sût  dans  quelles  conditions  nos  devanciers 
ont  fait  la  guerre.  N'était-ce  pas  une  admirable  génération?  Faire 
la  guerre  sur  terre  avec  des  conscrits  est  un  jeu  pour  une  nation 
aussi  miUtaire  que  la  nôtre;  la  faire  sur  mer  avec  des  «jeunes 
gens  »  arrachés  de  la-  veille  à  la  charrue,  voire  à  leurs  bateaux  de 
}>êche,  doit  s'appeler,  pour  toutes  les  raisons  possibles,  u'n  pro- 
dige. 

La  Gloire,  pour  sortir  du  Hav  re,  n'attendait  plus  qu'une  occasion 
favorable.  Cette  occasion  exigeait  trois  choses  :  un  vent  propice, 
une  hauteur  de  marée  sulîisante,  l'absence  momentanée  de  la  croi- 
sière anglaise.  Le  16  novembre,  une  frégate  et  deux  bricks  enne- 
mis 0  font  des  bords  depuis  le  cap  la  tlève  jusque  par  le  travers  de 
l'eaibouchure  de  k  Seine.  »  La  fraîcheur  est  d^u  sud-sud-est,  presque 
calme.  Impossible  de  tenter  l'appareillage.  Roussin  a  cependant  à 
sauvegarder  sa  réputation  d'audace.  C'est  la  première  fois  qu'il 


LLS    HliKo.S    DU    GRAND-fH)RT.  115- 

commande  :  le  ministre,  les  envieux  l'observent.  Quelle  fièvre 
d'impatience  !  Quelles  anxiétés  secrètes  !  L'n  calcul  imprudent,  un 
faux  pas,  et  la  jeune  renommée  s'écroule.  J'écris  pour  des  marins. 
Je  me  complais  à  les  mettre  en  présence  des  épreuves  de  leurs 
aînés  :  ce  souvenir  leur  rendra  peut-être  celles  qui  leur  sont  réser- 
vées plus  légères. 

Le  20  novembre  arrive  un  dernier  renfort  :  quelques  soldats  du 
3^  régiment  d'infanterie  de  marine  viennent  compléter  l'équipage 
de  la  Gloire.  Si  l'on  nous  empruntait  des  matelots  pour  les  en- 
voyer en  Allemagne,  parfois  aussi,  dans  la  commune  détresse,  les 
conscrits  prenaient  le  chemin  de  nos  vaisseaux.  L'année  de  la  Mo- 
selle avait,  sous  la  Convention,  dévoré  les  «  canonniers  bourgeois  » 
de  l'ancienne  monarchie  ;  les  champs  de  Lutzen  et  de  Bautzen  au- 
ront raison  des  débris  de  notre  glorieuse  infanterie  de  marine. 
Lisez  les  mémoires  du  duc  de  Raguse,  vous  apprendrez  ce  que  va- 
laient ces  soldats  amphibies.  Le  duc  de  Raguse  déclare  n'en  avoir 
jamais  vu  d'aussi  solides  sous  le  canon. 

Le  5  décembre  1812,  la  croisière  ennemie  qui  surveille  Le 
Havre  se  compose  de  deux  frégates  et  d'une  corvette.  La  marée 
du  matin  a  donné  sur  la  barre  16  pieds  8  pouces.  C'est  im  peu 
moins  que  le  tirant  d'eau  de  la  Gloire.  Le  16,  le  blocus  n'est  plus 
gardé  que  par  une  seule  frégate.  Une  belle  apparence  de  vents 
d'est-sud-est,  une  marée  plus  forte  que  celle  du  5,  encouragent  la 
sortie  :  Roussin  saisit  l'occasion  aux  cheveux  ;  il  appareille  à  huit 
heures  du  soir  ;  à  huit  heures  et  quart,  il  est  hors  des  jetées  et  fait 
route  vers  la  côte  d'Angleterre.  Ce  n'est  pas  là  que  l'emiemi,  quand 
il  s'apercevra  de  son  absence,  ira  le  chercher. 

Pendant  toute  la  nuit,  le  vent  s'est  soutenu  avec  force.  Il  se  sou- 
tient encore  le  lendemain:  vers  deux  heures  du  malin,  il  manque 
tout  à  coup.  La  frégate  est  en  vue  des  feux  du  cap  Lézard.  Le 
18  décembre,  an  point  du  jour,  le  capitaine  Roussin  se  trouve  au 
milieu  de  neuf  bàtimens.  «  La  plupart,  nous  apprend  William  James, 
n'étaient  que  des  bàtimens  de  commerce.  »  C'est  possible,  mais, 
poiu-  le  constater,  il  fallait  laisser  ces  bàtimens  douteux  approcher. 
Un  grand  trois-màts,  favorisé  par  une  folle  brise,  est  bientôt  à  por- 
tée de  canon.  Est-ce  une  frégate?  Une  corvette  ?  C'est,  à  coup  sûr, 
un  navire  à  batterie.  On  compte  ses  sabords.  L'inspection  est  ras- 
surante; Roussin  n'attend  qu'un  peu  de  vent  pour  attaquer.  II  a 
rencontré,  en  elfet,  une  de  ces  grosses  corvettes  que  les  Anglais  ont 
armées  de  caronades.  V Albacore ,  —  tel  est  le  nom  du  navire  en- 
nemi, —  porte  dans  sa  batterie  16  curonades  de  32,  sur  le  pont 
8  caronades  de  11  et  2  canons  longs  de  6.  Son  équipage  se  com- 
pose de  121  hommes  ;  son  capitaine  est  le  commander  Heni^  Tho- 


116  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mas  Davies.  Un  peu  plus  loin  se  montre,  également  arrêté  par  le 
calme,  un  brick-goëlette  de  ih  canons,  le  Pickle,  commandé  par 
le  lieutenant  William  Figg. 

Dès  que  la  première  fraîcheur  se  fait  sentir,  Roussin  laisse  por- 
ter sur  VAlbacore.  Quelques  coups  de  canon  s'échangent.  La  cor- 
vette a  conservé  l'avantage  du  vent  :  elle  en  profite  pour  se  retirer 
du  feu.  Faut-il  la  poursuivre?  Faut-il  se  laisser  entraîner  vers  la 
côte  ennemie,  au  risque  d'attirer,  par  le  bruit  d'une  canonnade  pro- 
longée, de  nouveaux  navires  de  guerre?  Avec  une  belle  brise,  bien 
établie,  on  pourrait  accabler  en  quelques  minutes  ce  bâtiment  de 
force  évidemment  inférieure  :  un  vent  incertain,  la  proximité  de  la 
terre  interdisent  cet  espoir.  Roussin  reprend  sa  route  pour  sortir 
au  plus  tôt  de  la  Manche.  C'est  le  parti  auquel  se  seraient  arrêtés 
tous  les  croiseurs  de  l'Inde.  Le  capitaine  Motard,  le  capitaine  Bou- 
vet lui-même,  n'ont  pas  donné  au  lieutenant  de  vaisseau  Roussin 
d'autres  exemples. 

Au  bout  d'une  demi-heure,  la  corvette  anglaise  rassurée  revient 
sur  ses  pas  :  elle  revient  accompagnée  de  toute  une  flottille,  —  du 
Pickle,  d'un  autre  brick,  le  Borer,  capitaine  Richard  Coote,  d'un 
cutter  de  h  canons,  le  Landrail,  commandé  par  le  lieutenant  John 
Hill.  Tous  ces  mirmidons  ne  supporteraient  pas  une  volée  de  la 
frégate  française;  —  n'oublions  pas  pourtant  que,  dans  la  mer  des 
Antilles,  le  capitaine  Napier,sur  un  brick,  —  le  Becndt,  —  a  décidé, 
par  l'obstination  de  sa  poursuite,  le  15  avril  1809,  la  prise  du  vais- 
seau français  le  cVHaupoult.  —  Mais  tous  se  sont  couverts  de 
signaux,  tous  appellent  à  l'aide  la  flotte  qui,  d'habitude,  se  tient 
entre  l'île  d'Ouessant  et  les  Sorlingues.  Leur  but  est  surtout  de 
faire  du  bruit.  VAlbacore  a  ouvert  le  feu  ;  ses  trois  compagnons 
envoient  à  leur  tour  décharges  sur  décharges.  La  Gloire  se  con- 
tente de  répondre  avec  ses  pièces  de  retraite.  La  nuit  survient  : 
VAlbacore  a  cessé  son  feu.  Un  de  ses  lieutenans,  William  Harman, 
est  tué;  six  ou  sept  hommes  sont  hors  de  combat.  A  trois  heures 
du  matin,  la  brise  s'élève  :  la  frégate  française  est  bientôt  hors 
de  vue. 

En  haute  mer,  les  chances  seront  plus  égales.  Le  capitaine  Rous- 
sin s'établit  en  croisière  sur  le  banc  des  Soles.  Le  20  décembre, 
il  s'empare  de  la  corvette  le  Spy  armée  de  10  canons.  Ce  bâtiment 
venait  d'Halifax  ;  il  transportait  en  Angleterre  un  nombre  assez  con- 
sidérable d'officiers  et  quatre-vingt-dix  matelots  ou  soldats  malades. 
Roussin  fait  jeter  à  la  mer  l'artillerie  de  la  corvette  et  laisse  le  Spy 
continuer  sa  route.  Un  cartel  a  été  passé  avec  le  capitaine  pour 
l'échange  d'un  pareil  nombre  de  prisonniers  français. 

Le  23  décembre,  au  matin,  un  navire  marchand  de  450  tonneaux. 


LES    HÉROS    DO   GRAND-PORT.  117 

la  Minerva,  partie  de  Surinam  avec  un  chargement  de  café,  de 
sucre,  de  coton,  chargement  estimé  à  près  de  1  million  de  francs, 
est  capturé  par  la  Gloire.  En  1812,  on  vivait  en  plein  blocus  conti- 
nental. La  consigne  était  implacable.  Le  chargement  de  la  Minerva, 
s'il  eût  pu  atteindre  un  port  français,  y  aurait  probablement  été 
confisqué  ou  brûlé.  Nos  frégates  prenaient  la  mer  avec  l'ordre  «  de 
faire  le  plus  de  mal  possible  au  commerce  anglais  :  »  il  n'était  pas 
question  de  parts  de  prise.  Le  capitaine  Roussin  fit  passer  à  son 
bord  l'équipage  de  la  Minerca  et  coula  le  trois-mâts  sur  place. 

Le  26  décembre,  Roussin  quittait  sa  croisière  du  banc  des  Soles 
et  se  dirigeait  vers  les  côtes  de  Portugal.  Il  y  arriva  dans  m  nuit  du 
28.  Des  avaries  dans  les  clefs  de  ses  deux  n.âis  de  hune  le  contrai- 
gnirent presque  aussitôt  à  reprendre  le  large.  Il  est  vraiment  cu- 
rieux d'observer  à  quel  point  la  routine  est  tenace.  Les  navires,  jus- 
qu'au xvu*'  siècle,  naviguaient  généralement,  quand  la  brise  était 
fraîche,  sous  leurs  basses  voiles  :  les  huniers,  voiles  légères,  ne  se 
portaient  que  de  beau  temps.  Peu  à  peu,  on  en  fit  les  voiles  de 
combat,  la  véritable  âme  du  navire.  Croirait-on  que,  malgré  le  nou- 
veau rôle  qu'on  leur  attribuait,  les  mâts  de  hune  restèrent  presque 
aussi  mal  appuyés  que  par  le  passé?  La  rentrée  des  œuvres-mortes 
était  alors  excessive  :  les  haubans,  les  galhaubans  descendaient  du 
capelage  vers  la  hune  et  vers  les  porte-haubans,  sous  un  angle  si 
aigu  qu'ils  n'offraient  qu'un  soutien  tout  à  fait  insuffisant  à  des 
espars  dressés  au  haut  des  bas- mâts  comme  des  cierges.  Si  du 
moins  on  les  eût  enfoncés  profondément  dans  la  bobèche  !  Loin  de 
là  :  ces  cierges  vacillans  ne  recevaient  aucun  secours  du  candé- 
labre. En  d'autres  termes,  car,  lorsqu'on  parle  marine,  il  faut  bien 
se  résoudre  à  employer  les  mots  techniques,  —  le  ton  des  bas-mâts 
ne  doublait  que  d'une  quantité  beaucoup  trop  faible  le  pied  des 
mâts  de  hune.  Lisez  les  relations  des  combats  «  rendus,  »  —  le  mot 
indique  l'époque,  —  pendant  les  dernières  années  du  règne  de 
Louis  XVI,  sous  la  république,  sous  le  premier  empire,  vous  y  ver- 
rez constamment  des  vaisseaux  français  obligés  de  diminuer  de 
voiles,  quand  les  vaisseaux  anglais  continuent  de  porter  les  huniers 
hauts.  Que  de  belles  occasions  cette  infériorité  nous  a  fait  perdre! 
Marins  de  18/iO  qui  survivez  encore  à  tant  de  camarades  disparus, 
vous  rappelez-vous  les  tons  de  la  Belle-Poule?  Voilà  du  moins  une 
frégate  qui  pouvait  en  toute  sécurité  faire  de  la  toile.  iNous  n'étions 
pas  princes,  nous  autres  !  Quels  assauts  opiniâtres  il  nous  a  fallu 
livrer  aux  ingénieurs,  nos  «  billets  de  demande  »  à  la  main,  pour 
obtenir  l'objet  de  notre  ardente  ambition  :  des  tons  semblables  à 
ceux  de  la  Belle-Poule!  Le  règlement!  on  nous  opposait  toujours 
le  règlement.  Et  pourtant  le  règlement  était  absurde. 

Pendant  que  le  capitaine  Roussin  s'évertuait  à  consolider  de  son 


118  REVUE    DES    DEUX    MONDE», 

mieux  sa  mâinre,  deux  grands  bâtimens  de  guerre  apparaissent.  Il 
n'y  a  pas  un  instant  à  perdre  pour  prendre  chasse.  La  Gloire  heu- 
reusement possédait ,  comme  la  plupart  de  nos  frégates  et  de  no& 
vaisseauTt,  —  car  nos  ingénieurs,  au  fond,  étaient  fort  habiles,  — 
une  marche  supérieure.  Avant  la  nuit,  elle  avait  laissé  les  navires 
suspects  à  une  telle  distance  que,  la  nuit  venue,  elle  les  perdît  de 
vue. 

La  côte  de  Portugal  décidément  se  trouvait  trop  bien  gardée  : 
Roussin  alla  chercher  aux  Açores  des  parages  où  l'on  pût  trouver 
plus  de  navires  marchands  que  de  navires  de  guerre.  Qu'il  re- 
vienne de  l'Inde  ou  revienne  des  Antilles,  un  navire  marchand  va 
toujours  reconnaître  quelque  point  de  cet  archipel.  C'est  là  qu'il 
rectifie  sa  position  et  prend  de  nouveau  son  élan  pour  donner  dans 
la  Manche  ou  dans  le  golfe  de  Gascogne.  Entre  les  Açores  et  Ma- 
dère, la  Gloire  s'empara  de  neuf  bâtimens.  La  plupart  de  ces  navires 
furent  coulés  ;  les  autres  reçurent,  pour  les  porter  à  i\îadère,  les 
prisonniers  anglais,  portugais,  espagnols,  qui  commençaient  à  en- 
combrer la  frégate. 

Le  18  janvier  1813,  le  capitaine  Roussin  fit  route  pour  la  Bar- 
bade.  Un  croiseur  ne  saurait  sans  danger  s'attarder  longtemps  sur 
le  même  terrain  :  sa  présence  y  serait  bientôt  signalée,  et  c'est  par 
la  mobilité  surtout  qu'il  peut  espérer  se  rendre  insaisissable.  Les 
parages  de  la  Barbade  sont  excellens  pour  guetter  les  navires  qui 
reviennent  du  Brésil,  du  Para,  de  Gayenne,  de  Surinam.  Le  capi- 
taine Roussin  y  passa  pourtant  huit  grands  jours  sans  apercevoir  un 
seul  navire.  Tout  est  heur  ou  malheur  à  la  guerre;  les  calculs  les 
mieux  fondés  y  sont  sa^s  cesse  déjoués  par  le  sort. 

Dans  les  conditions  que  nous  créait  la  suprématie  incontestée  de 
la  marine  anglaise,  la  partie  vraiment  délicate  d'une  campagne  de 
course,  pendant  les  dernières  années  de  l'empire,  était  toujours  le- 
retour  au  port.  Le  golfe  de  Gascogne  présentait  une  ceinture  presque 
continue  de  vaisseaux,  de  frégates,  de  corvettes  et  de  bricks.  Pour 
percer  cette  ligne  de  contrevallation,  il  fallait  absolimient  le  se- 
cours d'une  tempête.  Aborder  nos  côtes  avec  des  vents  d'est  et 
un  temps  clair  eût  été  courir  à  une  perte  certaine.  La  saison  des 
vents  d'ouest  touchait  à  sa  fin  :  le  commandant  de  la  Gloire  re- 
connut la  nécessité  de  reprendre  la  route  de  France.  Il  régla  sa 
marche  de  façon  à  venir  atterrir  sur  la  sonde,  vers  la  fin  du  mois 
de  février. 

Le  17  février,  la  tempête  attendue,   désirée  comme  la  colombe 
de  l'arche,  se  déclara  enfin.  Dans  la  nuit  du  19  au  '20,  cette  tem- 
pête devint  une  tourmente.   Le  23,  le  capitaine  Roussin  jetait  la" 
sonde  sur  le  banc  de  la  Grande-Sole  :   le  vent  se  calma  soudain. 
Qiiel  affreux  contre-temps  !  Pendant  deux  jours,  la  Gloire  dut  s'ar- 


LES    HÉROS    DD    GKAND-PORT.  119 

rêter  et  demander  au  ciel  un  nouvel  ouragan.  Le  25,  l'ouiragan 
répondit  aux  vœux  des  audacieux  marins.  Il  y  répondit  avec  un 
redoublement  de  fureur.  La  Gloire  reprit  sa  route.  Elle  courait 
vent  arrière  à  l'est-nord-est,  sous  la  misaine  et  le  grand  hunier  au 
bas  ris,  quand  les  vigies  signalèrent  tout  à  coup  un  navire  en  cape, 
à  quelques  lieues  sur  l'avant  de  la  frégate.  On  s'approche  :  le  navire 
aperçu  est  une  corvette  anglaise.  —  «  Elle  me  fît  des  signaux,  écrit 
dans  son  rapport  de  mer  le  commandant  Roussin  :  quand  elle  nous 
eût  jugés,  elle  augmenta  de  voiles  pour  s'échapper.  J'en  fis  autant 
pour  la  poursuivre,  mais  ma  position  était  bien  moins  critique  que 
la  sienne.  Je  puis  dire,  sans  aucune  exagération,  que  cette  corvette 
était  plus  souvent  sous  l'eau  que  dessus.  A  deux  heures  et  demie, 
je  l'atteignis.  Son  capitaine  manœuvra  parfaitement  :  virant  plu- 
sieurs fois  de  bord  lof  pour  lof,  il  me  contraignit  à  l'imiter.  Mes  mou- 
vemens,  beaucoup  plus  lents  que  les  siens,  en  raison  de  nos  lon- 
gueurs respectives,  lui  donnaient,  à  chaque  virement  de  bord,  une 
avance  qu'il  fallait  lui  regagner  chaque  fois.  Je  ne  pouvais  lui  envoyer 
que  de  temps  en  temps  quelques  coups  de  caronade  des  gaillards,  et 
encore  la  mer  était-elle  si  grosse  que  tous  les  coups  étaient  extrê- 
mement incertains.  Enfin,  à  trois  heures  et  demie,  j'avais  atteint  son 
travers  sous  le  vent  :  il  tenta  pour  la  dernière  lois  la  manœuvre 
qu'il  avait  déjà  faite  et  laissa  arriver  subitement  sur  mon  avant.  Nous 
étions  alors  si  près  l'un  de  l'autre  qu'il  faillit  tomber  sous  mon  beau- 
pré. Si  je  ne  fusse  venu  au  vent,  je  lui  passais  sur  le  corps.  Il  se 
trouvait,  dès  ce  moment,  sous  le  vent  à  moi.  Saisissant  entre  deux 
lames  un  moment  d'embellie,  je  pus  ouvrir  ma  batterie  et  lui  tirer 
deux  volées  qui  m'en  rendirent  maître.  »  —  Ces  deux  volées  avaient 
emporté  la  vergue  de  misaine,  la  corne,  le  beaupré  de  la  malheu- 
reuse petite  corvette.  Il  ne  pouvait  plus  être  question  pour  elle  de 
virer  lof  pour  lof  et  de  tenir  le  vent.  Désemparée  de  son  phare  de 
l'avant,  elle  était  nécessairement  perdue.  C'est  ainsi  que  fat  captu- 
rée, le  25  février  1813,  à  l'entrée  de  la  Manche,  la  corvette  à  gail- 
lards de  sa  majesté  britannique,  le  Linnet,  navire  de  200  tonneaux, 
à  peine  plus  grand  que  la  Comète,  mon  second  commandement;  na- 
vire armé  de  quatorze  caronades  de  18  et  de  deux  canons  de  6,  monté 
par  75  hommes  d'équipage  et  commandé  par  le  lieutenant  John 
Tracey. 

Le  spectacle  de  cette  chasse  acharnée  an  milieu  du  tumulte  des 
élémens  n'a-t-il  pas  quelque  chose  de  saisissant?  Le  cœur  d'un 
vrai  marin  n'y  résiste  pas.  Le  patriotisme  un  instant  fait  silence  et 
tout  l'intérêt  se  concentre  sur  le  chétif  ennemi  qui  défend  si  cou- 
rageusement sa  liberté.  La  frégate  n'a-t-elle  pas,  elle  aussi,  de  su- 
perbes allures?  Ses  mdts  craquent,  ses  voiles,  gonflées  comme  des 
balions,  menacent  à  chaque  instant  d'éclater  ;  penchée  sur  le  flanc, 


120  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

elle  prend  l'eau  par  tous  ses  dalots  et  n'ose  se  hasarder  à  ouvrir 
ses  sabords.  Elle  continue  cependant  la  poursuite  et  passe  comme 
l'éclair  à  travers  les  gerbes  d'écume  que  sa  proue  fait  jaillir.  C'est 
beau  des  deux  côtés;  c'est  beau  de  mouvement  et  d'horreur.  «  J'ai 
vu,  écrit  Saint-Preux  à  sa  sensible  amante,  dans  le  vaste  océan, 
où  il  devrait  être  si  doux  à  des  hommes  d'en  rencontrer  d'autres, 
deux  grands  vaisseaux  se  chercher,  se  trouver,  s'attaquer,  se  battre 
avec  fureur,  comme  si  cet  espace  immense  eût  été  trop  petit 
pour  chacun  d'eux.  Je  les  ai  vus  vomir  l'un  contre  l'autre  le  fer  et 
les  flammes.  Dans  un  combat  assez  court,  j'ai  vu  l'image  de  l'en- 
fer. »  Qu'aurait  donc  dit  Saint-Preux,  s'il  avait  vécu  de  nos  jours? 
Une  torpille  dans  le  flanc,  et  le  goufl're  a  sa  proie.  N'est-il  pas  vrai- 
ment indispensable  d'affranchir  le  commerçant  paisible  de  sembla- 
bles risques?  J'y  reviendrai,  car  je  suis  tenace,  —  je  crois  l'avoir 
assez  prouvé  dans  la  question  des  flottilles,  question  à  laquelle  je 
m'acharne  depuis  plus  de  seize  ans,  — j'y  reviendrai;  mais  que 
l'Angleterre  y  songe!  c'est  à  elle  que  doit  appartenir  l'honneur  de 
l'initiative  à  ce  sujet.  La  civilisation  lui  en  sera  éternellement  re- 
connaissante. 

Le  Linnct  avait  amené  ses  couleurs  ;  il  n'était  pas  pour  cela  encore 
amariné.  Jeter  un  équipage  de  prise  à  son  bord  par  un  temps  pareil 
semblait  impossible.  Le  capitaine  Roussin  y  réussit  pourtant.  II  y 
perdit,  il  est  vrai,  toutes  ses  embarcations!  Enfin  la  chose  est 
faite  :  non-seulement  le  Linnet  se  trouve  sous  la  garde  d'un  déta- 
chement français,  mais  la  Gloire  est  parvenue  à  lui  donner  la  re- 
morque. Elle' l'emporte  dans  ses  serres  vers  les  côtes  de  France. 
Le  26,  à  quatre  heures  de  l'après-midi,  la  remorque  casse.  En  ce 
moment  critique,  une  voile  inconnue,  une  frégate,  apparaît  à  deux 
lieues  sous  le  vent.  Il  faut  abandonner  le  Linnet  à  son  sort,  car 
un  nouveau  combat  est  imminent.  A  dix  heures  et  demie  du  soir, 
le  trois-màts  aperçu  et  la  Gloire  ^q  croisent  à  contre-bord.  Les  deux 
navires  ont  passé  à  moins  de  10  pieds  l'un  de  l'autre  :  s'ils  s'étaient 
rencontrés,  ils  coulaient  tous  deux  à  pic.  L'obscurité  est  si  pro- 
fonde, la  mer  si  énorme,  que  pas  un  coup  de  canon  n'est  échangé. 

Le  temps  continuait  d'empirer  ;  le  baromètre,  très  bas,  n'annon- 
çait point  d'embellie;  la  frégate  se  trouvait  par  la  latitude  d'Oues- 
sant  ;  c'eût  été  une  faute  impardonnable  que  de  laisser  échapper 
une  circonstance  aussi  propice.  «  Je  me  déterminai,  écrit  le  capi- 
taine Roussin,  à  laisser  arriver  poui'  gagner  la  rade  de  Brest.  J'y 
ai  mouillé  hier,  27  février,  à  quatre  heures  et  demie  du  soir,  après 
soixante-douze  jours  de  mer.  La  corvette  le  Linnet  y  a  mouillé 
peu  de  temps  après  moi.  Je  crois  que  ce  bâtiment  conviendra  au 
service  de  Sa  Majesté  pour  les  escortes.  J'évalue  le  tort  fait  aux 
ennemis  de  Sa  Majesté,  pendant  cette  croisière,  à  h  millions  1/2.  » 


LES    HÉROS    DU    GRAND-PORT.  121 

Il  aurait  fallu  leur  en  faire  bien  davantage  encore  pour  les  détacher 
de  la  formidable  coalition  en  marche,  à  cette  heure  néfaste,  sur  la 
France. 

Les  États-Unis  venaient  de  trouver  un  meilleur  moyen  d'in- 
spirer à  l'Angleterre  le  désir  d'une  prompte  paix  :  ils  s'étaient  ren- 
dus redoutables  à  cette  marine  de  guerre  qui,  depuis  près  de  vingt 
ans,  ne  connaissait  plus  que  l'offensive.  Était-il  donc  si  impossible 
que  des  esprits  découragés  le  déclaraient,  de  suivre  l'exemple  qui 
nous  était  donné  par  la  jeune  nation  dont  le  malheureux  Louis  XVI 
paya  de  la  perte  de  son  trône  et  de  sa  vie  l'indépendance?  Deman- 
dons-le plutôt  aux  Anglais.  Quand  les  Anglais  apprirent,  le  31  mars 
1813,  le  combat  soutenu  le  7  février  devant  Sierra-Leone  par  la 
frégate  de  sa  majesté  britannique  \' Amelia  contre  la  frégate  fran- 
çaise VArélhuse;  quand  ils  surent  que  le  capitaine  Irby,  —  un  des 
adversaires  de  mon  père  aux  Sables-d'Olonne,  —  assailli  vergue  à 
vergue  par  le  capitaine  Bouvet,  avait,  dans  l'espace  de  trois  heures 
et  demie,  perdu  1^1  hommes,  tant  tués  que  blessés,  y  compris  le 
capitaine  et  tous  les  officiers,  il  n'y  eut  qu'un  cri  pour  reconnaître 
que  les  temps  avaient  changé.  «  Malgré  l'admiration  que  nous  de- 
vons avoir  pour  nos  braves,  s'écriait  le  Tmies,  organe,  en  cette  oc- 
casion, de  l'opinion  générale,  nous  ne  les  voyons  pas  sans  peine 
exposés  à  des  combats  aussi  obstinés  et  aussi  destructifs.  Depuis 
longtemps  nous  n'avions  vu,  de  la  part  des  Français,  une  telle  per- 
sévérance et  de  pareils  efforts.  » 

Voilà  les  traces  glorieuses  que  les  meilleurs  élèves  du  capitaine 
Bouvet,  les  Baudin(l),  les  Roussin,  s'apprêtaient  à  suivre.  La  chute 
imminente  de  l'empire  ne  leur  en  laissa  pas  le  temps.  Dans  le  dé- 
sarroi général,  le  ministre  n'avait  guère  le  loisir  de  combiner  de 
nouvelles  campagnes.  Il  sentait  déjà  le  sol  trembler  sons  lui,  le  trône 
chanceler,  la  fortune  de  nos  armes  irrémédiablement  atteinte.  La 
Gloire  fut  attachée  à  l'escadre  de  Brest.  Au  bout  de  quelques  mois, 
tout  croulait.  La  paix  était  signée  le  2/i  mai  181/i;  le  passé  repre- 
nait possession  de  la  France.  Pour  beaucoup  d'officiers,  ce  change- 
ment de  régime  fut  un  désastre. 

La  Restauration  cependant  n'entendait  accepter  l'humiliation  de 
la  défaite  que  pour  celui  qu'elle  s'obstinait  à  nommer  «  l'Usurpa- 
teur ;  »  elle  la  répudiait  noblement,  courageusement,  pour  la  France 
Le  roi  Louis  XVilI  prétendit  toujours,  quoi  qu'on  en  ait  pu  dire,  ren- 
trer en  frère  aîné  dans  la  famille  des  rois  :  il  eut,  en  plus  d'une 
occasion,  de  beaux  mouvemens  d'orgueil  vis-à-vis  de  ses  prétendus 


(1)  Vojez  dans  la  Revue  du  1"  février  1886,  p.  62i,  le  combat  de  la  Dryade  devant 
Toulon. 


12;*2  REVUE    DES    DEDX    MOiNDÏ*. 

protecteurs.  Sur  un  sol  envahi,  tout  couvert  encore  du  flot  dévas- 
tateur qui  se  retirait  lentement,  ce  banni,  que  la  main  de  Dieu  rele- 
vait tout  à  coup  de  l'exil,  redressait,  dans  la  fierté  indomptable  de 
sa  race,  sa  haute  taille  de  Bourbon.  Prêt  à  s'appuyer,  si  des  exi- 
gences incompatibles  avec  le  vieux  droit  de  la  monarchie  l'y  pous- 
saient, sur  le  dernier  tronçon  de  i'épée  impériale,  il  osait  réclamer 
sa  place,  la  première  place,  dans  les  conseils  agités  de  l'Europe. 
Les  compagnons  d'Hector  se  serraient  peu  à  peu  autour  de  lui  et 
ne  demandaient  pas  mieux  que  de  l'y  aider.  C'eût  encore  été  pour 
eux  une  revanche. 

La  Gloire  ne  fut  pas  désarmée.  On  l'employa  au  transport  des 
prisonniers  que  la  merveilleuse  campagne  de  France  avait  accu- 
mulés dans  nos  ports.  Tout  vaincus  que  nous  fussiojas,  no^as  avioos, 
nous  aussi,  de  nombreux  captifs  à  rendre  aux  vainqueurs.  Le  com- 
mandant Roussin  fit  successivement  trois  voyages  en  Angleterre, 
un  voyage  à  Anvers,  un  voyage  encore  de  trois  mois  à  Riga.  Les 
missions  pacifiques  elles-mêmes,  quand  elles  sont  bien  remplies, 
peuvent  faire  ressortir  la  valeur  exceptionnelle  d'un  officier.  La 
restauration  ne  s'y  trompa  point  :  elle  reconnut  dans  le  commada- 
dant  de  la  Gloire  un  homme  d'avenir  et  résolut  sur-le-champ  de  se 
l'aittacher.  Le  2  septembre  181-4,  sur  la  proposition  du  barou  Ma- 
louet,  elle  le  faisait  capitaine  de  vaisseau  ;  quelques  mois  aupa- 
ravant, elle  lui  avait  conféré  la  croix  de  Saint-Louis.  L'empereur 
de  Russie,  de  son  côté,  le  décorait  de  l'ordre  de  Saint-Vladi- 
mir. «  J'avais,  écrivait,  le  19  novembre  1814,  au  capitaine  Roussin 
le  comte  Ferrand,  alors  le  ministre  de  la  marine,  chargé  le  comman- 
dant de  la  division  dont  vous  faisiez  partie  de  vous  faire  connaître 
combien  j'ai  été  satisfait  du  zèle  et  de  l'activité  que  vous  avez  dé- 
ployés dans  cette  campagne  ;  je  saisis  avec  empressement  l'occa- 
sion devons  renouveler  les  témoignages  qu'il  a  dû  vous  transmettre 
de  ma  part.  Je  regrette  que  le  désarmement  de  la  Gloire  inter- 
rompe votre  activité  de  navigation,  mais  soyez  persuadé  que  je  ne 
perdrai  pas  de  vue  les  titres  que  vous  avez  acquis,  lorsque  les  cir- 
constances m'oifriront  les  moyens  de  vous  employer  d'une  manière 
convenable  et  qui  réponde  à  ma  confiance  dans  votre  expérience  et 
votre  dévoûment  au  service  de  Sa  Majesté.  » 

Il  est  une  aristocratie  que,  malgré  notre  fureur  de  nivellement, 
nous  aurons  toujours  intérêt  à  ne  point  abattre  :  c'est  l'aristocratie 
des  hommes  bien  élevés.  Le  ministre  qui  écrivait  la  lettre  que  je 
viens  de  rapporter  en  faisait  partie  ;  l'officier  qui  la  recevait  avait 
aussi  le  droit  d'y  réclamer  sa  place.  INe  nous  y  trompons  point  :  la 
révolution  a  eu,  comme  l'ancienne  monarchie,  sa  noblesse.  Cette 
noblesse,  on  la  reconnaissait  à  la  distinction  des  manières,  à  l'élé- 


LES    HÉROS    DU    GRAND-PORT.  123 

•vation  des  sentiraens,  à  la  fierté  assurée,  non  moins  qu'à  l'exquise 
urbanité  du  langage.  La  bonne  politique  commandait  de  lui  rendre 
hommage  et  d'honorer  en  elle  vingt  années  de  victoires.  Le  rêve 
malheureusement  fut  court.  L'empereur  n'eût  jamais  songé  à  re- 
venir de  l'île  d'Elbe,  si  la  France  lui  eût  présenté  le  spectacle  d'une 
nation  unie.  Je  n'en  veux  imputer  la  faute  à  personne,  la  situation 
-était  plus  forte  que  les  volontés.  Lord  Wellington  l'avait  pressenti  : 
«  La  restauration,  écrivait-il,  succombera  sous  les  rancunes  des 
officiers  à  demi-solde.  »  Il  eût  pu  ajouter  :  et  sous  les  transports 
mal  réglés  de  ses  serviteurs  les  plus  fidèles.  Tout  pouvait  s'aplanir 
cependant,  tout  se  fût  aplani,  s'il  était  donné  à  la  France  de  vivre 
satisfaite,  quand  le  prestige  qui  s'attache  à  la  gloire  des  armes  lui 
manque.  Qu'on  nous  le  reproche  si  l'on  veut,  ou  qu'on  nous  en 
loue  :  notre  honneur  n'est  pas  de  la  même  nature  que  celui  des  au- 
tres nations.  On  peut  le  foudroyer  comme  Encelade  et  Typhon,  l'en- 
sevelir sous  la  masse  énorme  de  l'Etna  :  il  fera  longtemps  encore 
par  ses  convulsions  trembler  la  terre. 

Quand  j'étais  aspirant,  je  me  souviens  d'avoir  essayé,  avec 
mes  amis  les  midsJnpmen  de  la  Belvidera  et  de  la  Madagascar, 
—  Drummond,  John  Gore,  Dillon,  Mac-Gregor,  Elliott,  Fanshawe, 
Challoner,  —  de  traduire  en  anglais  ce  mot  essentiellement  fran- 
çais :  l'amour-propre.  Self-love,  sdf-pride,  self-interest,  ne  nous 
satisfirent  pas.  Mac-Gregor  trancha  la  difficulté  :  «  L'amour-propre, 
dit-il,  c'est  la  différence  qu'il  y  aentreun  <7^/?//^wrt«etune  canaille.» 
Notre  amour-propre  ne  nous  a  que  trop  souvent  poussés  à  jouer 
un  jeu  désespéré.  En  revanche,  on  l'intéresse  facilement  en  lui 
tendant  la  main  à  la  façon  d'Auguste.  Nous  ressemblons  sur  ce 
point  au  chevaleresque  et  regretté  Abd-el-Kader.  La  générosité,  im- 
prudente, disait- on,  d'un  souverain  plus  généreux  encore  pax  tem- 
pérameRt  que  par  politique,  eut-elle,  à  son  endroit,  sujet  de  se  re- 
pentir? Si  profond  poliiique  que  l'on  soit,  il  importe  avant  tout  de 
bien  connaître  les  races  avec  lesquelles  on  traite. 

L'empereur  revint  :  tous  les  cœurs  de  ses  soldats  volèrent  à  lui. 
La  restauration  ne  s'en  souvint  que  trop  :  1815  n'imita  pas  la  clé- 
mence de  181  A.  La  marine,  la  première,  fut  mise  en  coupe  réglée. 
Elle  fit,  ce  jooi'-là,  de  grandes  pertes.  Le  capitaine  Roussin  faillit 
partager  le  sort  de  ses  vaillans  camarades;  la  netteté  de  ses  exph- 
cations  le  sauva.  Le  ministre  de  la  marine,  M.  le  vicomte  du  Bou- 
chage, s'bonora  en  conservant  à  la  naarine  française  un  officier  qui 
■devait  l'illustrer. 


Ju&I£N    DE    LA    GfiAVIÈRE. 


LE     SOCIALISME     D'ETAT 


DAN: 


L'EMPIRE     ALLEMAND 


T. 

PROGRAMMES  SOCIALISTES  ET  STATISTIQUE  PROFESSIONNELLE. 


«  Quand  l'Allemagne  comptera  60  millions  d'habitans,  disait  ré- 
cemment, dans  un  groupe  d'amis,  au  Reichstag,  un  des  chefs  du 
parti  socialiste,  par  le  simple  effet  du  suffrage  universel,  le  gou- 
vernement passera  aux  mains  des  ou"VTiers.  »  Prié,  quelques  jours 
plus  tard,  de  m'autoriser  à  lui  attribuer  publiquement  son  propos, 
l'auteur  me  répondit  n'en  avoir  pas  connaissance.  Ces  deux  faits, 
l'assertion  d'une  conquête  prochaine  du  pouvoir  au  moyen  du  suf- 
frage universel  d'une  part,  et, d'un  autre  côté, le  refus  ou  la  crainte 
de  reconnaître  ouvertement  l'aveu  échappé  dans  une  confidence 
intime,  caractérisent  bien  la  situation  actuelle  du  socialisme  alle- 
mand. Les  promoteurs  du  mouvement  dont  nous  sommes  témoins 
caressent  l'espoir  d'un  triomphe  à  courte  échéance  ;  mais  ils  redou- 
tent de  compromettre  le  succès  de  leur  œuvre  en  proclamant  leurs 
espérances  trop  haut.  Toutes  les  mesures  prises  par  le  gouverne- 
ment de  l'empire  pour  réprimer  les  manifestations  contre  l'ordre 


LE    SOCIALISME    DETAT.  125 

établi  rendent  les  socialistes  plus  circonspects.  Aussi  bien  le  calme 
apparent  et  le  ton  modéré  des  députés  socialistes  au  Reichstag  ne 
doivent  pas  donner  le  change  sur  le  progrès  des  doctrines  révolu- 
tionnaires et  sur  leur  influence  croissante  au  sein  des  masses  ou- 
vrières. Les  élections  parlementaires,  avec  le  nombre  de  plus  en 
})lus  élevé  des  suffrages  réunis  par  les  candidats  socialistes,  sont 
un  indice  dont  il  faut  tenir  compte,  et  qui  rend  témoignage  de 
l'élévation  rapide  des  forces  du  socialisme,  menaçant  l'avenir  poli- 
li  ]ue  de  l'Allemagne  de  perturbations  graves,  en  raison  des  progrès 
de  la  population  (1). 

I. 

En  présence  du  fait  que  près  d'un  million  de  citoyens  élisent 
des  mandataires  pour  réformer  l'organisation  de  la  société  contem- 
poraine, personne  ne  demandera  plus  s'il  y  a  une  question  sociale. 
Cette  question  est  posée  définitivement,  et  les  moyens  proposés  pour 
la  résoudre  préoccupent  à  juste  titre  les  hommes  d'état  au  pou- 
voir. Le  socialisme  passe,  sous  nos  yeux,  de  l'état  spéculatif  dans 
le  domaine  des  applications  pratiques.  Une  nouvelle  organisation 
du  travail,  poursuivie  avec  le  concours  du  gouvernement  établi, 
tel  est  le  programme  parlementaire  actuel  des  députés  démocrates- 
socialistes.  Réforme  toute  pacifique,  sollicitée  par  voie  légale,  sans 
violence,  sans  porter  atteinte  à  la  propriété  acquise,  les  proposi- 
tions à  l'ordre  du  jour  visent  le  code  industriel  qui  règle  les  rap- 
ports entre  ouvriers  et  patrons.  Actuellem-^nt  ces  rapports  sont  ré- 
glés par  la  Geiverheordnung ,  introduite  dans  l'Allemagne  du  nord 
en  1868  et  appliquée  depuis  à  tout  l'empire  allemand,  sauf  l'Al- 
sace-Lorraine.  D.ins  un  projet  d'initiative  soumis  au  Reichstag,  le 
19  novembre  1885,  les  déoutés  socialistes  réclament  l'institution 
de  chambres  ouvrières,  d'offices  du  travail  et  de  tribunaux  d'arbi- 
trages professionnels.  Après  avoir  été  discuté  attentivement  dans 
le  cours  de  la  dernière  session,  ce  projet  de  loi  a  été  renvoyé  à 
l'examen  d'une  commission  spéciale.  Le  rapport  conclut  au  rejet 
des  propositions  socialistes,  mais  en  reconnaissant  le  bien-fondé 
de  plusieurs  d'entre  elles.  Mieux,  une  nouvelle  commission,  nom- 
mée depuis  l'ouverture  delà  session  actuelle  du  parlement,  s'occupe 
d'introduire  dans  la  Geiverbeordnung  une  partie  des  modifications 
proposées  par  les  députés  socialistes  et  dont  l'application  paraît 
réalisable. 


(1)  Sur  la   population  de  l'empire  allemand,  voyez  la  Bévue  du  \"  et  du  15  jan- 
vier 1885. 


126  REVDE    DES    DEDX    MONDES. 

L'institution  des  chambres  ouvrières,  conime  l'entendent  les  so- 
cialistes allemands,  correspond  à  celle  des  chambres  de  commerce 
et  des  chambres  syndicales  françaises.  Suivant  ses  promoteurs, 
les  ouvriers  ont  le  droit  d'avoir,  au  sein  de  l'état,  une  repré- 
sentation de  leurs  intérêts  particuliers  au  même  titre  que  les  au- 
tres classes  de  la  société.  Au  point  de  vue  de  la  démocratie  so- 
cialiste, la  liberté  d'association  est  une  faculté  désirable,  à  condition 
de  s'étendre  à  tous  les  groupes  de  la  production.  L'état  des  choses 
présent,  où  la  classe  ouvrière,  sans  organisation  à  elle  propre,  se 
trouve  livrée  aux  chambres  de  commerce  et  aux  corporations,  n'est 
ni  juste  ni  tolérable.  Cela  étant,  de  deux  choses  l'une  :  ou  bien 
toutes  les  représentations  existantes  d'intérêts  particuliers  sont  à 
supprimer,  ou  bien  il  faut  concéder  également  aux  ouvriers  la  fa- 
culté d'une  organisation  légale  analogue.  De  même  que  le  com- 
merce a  ses  chambres  et  l'agriculture  ses  comices,  les  artisans  et 
les  ouvriers  des  manufactures  demandent  à  avoir  leurs  chambres 
ouvrières  issues  des  suffrages  des  intéressés  et  appelées  à  statuer 
sur  leurs  propositions.  Un  office  impérial,  lieichsarheitsmnt,  sorte 
de  ministère  du  travail  établi  à  Berlin  pour  tout  le  ressort  de  l'em- 
pire, aurait  pour  objet,  à  côté  des  chambres  ouvrières,  la  surveil- 
lance et  l'exécution  des  mesures  à  prendre  pour  assurer  le  bien-être 
des  ouvriers  par  l'intermédiaire  d'offices  régionaux,  ylrZ^^f/.sV/m^er, 
répartis  par  districts  de  200,000  à  ZiOO,000  habitans.  A.  la  tête  de 
chaque  office  de  district  se  trouverait  un  conseil  du  travail  ou  Arbeits- 
rath,  assisté  du  nombre  nécessaire  d'auxiliaires,  parmi  lesquels 
pourraient  figurer  des  femmes  dans  les  districts  présentant  des  in- 
dustries où  l'élément  féminin  prédomine.  Les  conseillers  du  travail 
seraient  nommés  par  le  ministre,  chef  de  l'office  de  l'empire,  pour 
chaque  district,  sur  une  liste  de  deux  candidats  présentée  par  la 
chambre  ouvrière  du  district.  Ces  conseillers  du  travail  auraient  à 
fournir  annuellement,  à  l'office  central  de  Berlin,  un  rapport  sur 
les  conditions  du  travail  dans  leur  district,  dont  toutes  les  usines, 
tous  les  établissemens  industriels  seraient  inspectés  au  moins  une 
fois  dans  le  courant  de  l'année.  Des  tribunaux  d'arbitres,  Schieds- 
gerichte,  formés  en  nombre  égal  de  patrons  et  d'ouvriers  dans 
les  centres  industriels,  compléteraient  l'organisation  proposée  pour 
juger  en  première  instance  les  différends  entre  ouvriers  et  chefs 
d'établissement.  Composées  également  par  moitiés  d'ouvriers  et  de 
patrons,  les  chambres  ouvrières  statueraient  en  dernier  ressort  sur 
les  appels  contre  les  jugemens  des  tribunaux  d'arbitres,  en  même 
temps  qu'elles  appuieraient,  dans  leur  tâche,  les  offices  du  travail 
des  districts.  Quant  à  la  compétence  particulière  des  chambres  ou- 
vrières, les  promoteurs  du  projet  soumis  au  Reichstag  lui  assignem 


LE    80CIALISMK    d'eTAT.  1*27 

le  plus  large  cadi-e.  Non-seulement  ces  chambres,  pivot  de  toute 
l'organisation  nouvelle,  participent  à  la  tâche  des  offices  du  travail 
et  jugent  en  dernière  instance  les  litiges  professionnels,  mais  leur 
mandat  les  oblige  encore  et  surtout  de  signaler  aux  autorités  com- 
pétentes les  désordres  dans  la  vie  industrielle  arrivés  à  leur  con- 
naissance, à  donner  un  avis  sur  les  règlenaens  à  introduire  et  sur 
les  projets  de  loi  à  présenter,  à  entreprendre  des  enquêtes  et  des 
recherches  sur  l'eilet  des  traités  de  commerce  et  de  navigation,  sur 
les  droits  de  douanes,  sur  les  impôts,  sur  létaux  des  salaires,  sur  le 
prix  des  subsistances  et  des  loyers,  sur  les  conditions  de  la  con- 
currence, sur  l'enseignement  professionnel  et  les  instituts  de  tech- 
nologie, sur  l'hygiène  et  la  mortalité  des  ouvriers. 

Sous  des  apparences  modestes,  ce  projet  de  modification  du 
code  industriel  touche  les  conditions  essentielles  de  la  vie  du  peu- 
ple allemand.  La  réforme  à  l'ordre  du  jour  soulève  les  questions 
les  plus  graves  et  les  plus  délicates  de  l'économie  politique.  Avec 
l'institution  des  chambres  ouvrières,  il  s'agit  pour  les  députés  dé- 
mocrates-socialistes tout  d'abord  de  régler  le  travail  de  manière  à 
obtenir  une  augmentation  des  salaires  en  réduisant  la  durée  du 
travail  quotidien.  Que  si  vous  émettez  un  doute  sur  refFieacité  du 
procédé,  ses  promoteurs  répondent  avec  une  entière  conviction  que 
les  ouvriers  sont  plus  sages,  plus  expérimentés,  plus  dignes  de 
confiance  que  le  croient  leurs  gouvernans  actuels.  Lisez  les  débats 
du  parlement,  voyez  les  rapports  des  commissions  chargées  de 
l'examen  des  projets  de  loi  ouvriers,  partout  les  orateurs  socialistes 
parlent  des  merveilles  réalisées  du  jour  où  l'organisation  des  cham- 
bres ouvrières  et  des  offices  du  travail  sera  mise  à  l'épreuve.  De- 
puis trois  ans,  le  Reichstag  consacre  ses  séances  les  plus  impor- 
tantes à  la  discussion  des  questions  ouvrières,  étudiées  avec  un 
soin  scrupuleux  par  toutes  les  fractions  de  l'assemblée.  Conserva- 
teurs et  cléricaux,  tout  particulièrement,  rivalisent  de  zèle  par  la 
présentation  de  projets  d'initiative  pour  la  protection  à  assurer  aux 
travailleurs,  comme  correctifs  aux  projets  socialistes  dont  l'appli- 
cation pure  et  simple  ne  se  concilie  pas  avec  les  exigences  de  la 
vie  réelle.  Dans  tous  les  cas,  ces  débats  sont  des  signes  du  temps 
où  nous  vivons.  Quiconque  a  souci  de  l'avenir  de  la  société  ne  peut 
se  soustraire  à  la  nécessité  d'y  porter  une  sérieuse  attention,  sinon 
de  la  sympathie. 

En  demandant  l'organisation  des  chambres  ouvrières,  les  dé- 
putés démocrates-socialistes  proposent  la  réduction  immédiate  de 
la  journée  de  travail  el  l'interdiction  de  l'emploi  des  détenus  pour 
des  entreprises  industrielles.  D'après  leur  projet  de  loi  principal, 
présenté  déjà  à  deux  reprises,   les  détenus  ne  doivent  plus  être 


128  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

employés  pour  des  exploitations  industrielles  particulières,  mais 
seulement  pour  des  services  publics  au  profit  de  l'état  ou  des  com- 
munes. Dans  les  établissemens  industriels,  travaillant  d'une  manière 
continue,  le  même  projet  de  loi  interdit  absolument  l'emploi  des  en- 
fans  au-dessous  de  quatorze  ans  et  réduit  à  dix  heures,  au  maximum, 
la  durée  du  travail  quotidien  pour  les  adultes.  Pour  les  jeunes  gens 
âgés  de  quatorze  à  seize  ans,  le  travail  est  limité  à  huit  heures  par 
jour,  et,  jusqu'à  dix-huit  ans  révolus,  les  ouvriers  doivent  pouvoir 
compléter  leur  instruction  primaire  dans  des  cours  d'adultes.  Le  tra- 
vail de  nuit  est  défendu  pour  les  femmes  et  pour  les  enfans  au-dessous 
de  seize  ans.  En  été,  le  travail  dans  les  fabriques,  du  1"  a\  ril  au 
20  septembre,  ne  peut  commencer  avant  six  heures  du  matin,  avant 
sept  heures  du  l*'  octobre  au  31  mars  pendant  la  saison  d'hiver, 
avec  deux  heures  d'arrêt  ou  de  pause  dans  le  courant  de  la  journée, 
pour  finir  toute  l'année  à  sept  heures  du  soir.  Dans  les  mines,  le 
travail  est  limité  à  huit  heures  par  jour,  avec  interdiction  d'em- 
ployer des  femmes.  L'emploi  des  femmes  et  des  enfans  au-dessous 
de  seize  ans  se  trouve  également  défendu  dans  les  ateliers  présentant 
des. dangers  pour  la  santé  ou  pour  les  mœurs.  Point  de  travail  les 
dimanches  ni  les  jours  fériés.  Enfin,  le  projet  de  loi  recommande 
l'afïichage  d'un  règlement  du  travail  dans  tous  les  ateliers,  l'intro- 
duction de  paies  hebdomadaires,  la  défense  pour  les  patrons  de 
vendre  aux  ouvriers  des  subsistances  ou  d'autres  marchandises, 
moyennant  retenue  sur  le  salaire.  Les  offices  du  travail  des  districts 
seraient  autorisés  à  accorder  des  dispenses  pour  ces  diverses  pres- 
criptions en  cas  de  besoin. 

Obtenir  ces  dispositions,  introduire  l'organisation  proposée  par 
le  projet  de  loi  démocrate-socialiste,  aux  yeux  de  ses  promoteurs, 
serait  assurer  dans  un  temps  donné  la  réalisation  de  tout  le  pro- 
gramme de  l'état  ouvrier.  L'état  ouvrier,  comme  perspective  idéale, 
trouverait  sa  constitution  dans  cette  nouvelle  organisation  du  tra- 
vail. De  l'aveu  de  M.  Bebel,  un  des  chefs  du  parti,  l'augmentation 
des  salaires  avec  la  réduction  du  travail  sous  le  contrôle  des  cham- 
bres ouvrières  garantit  tout  le  reste.  A  la  séance  du  11  mars  1885, 
l'orateur  socialiste  déclare  ouvertement  :  a  Nous  ne  voulons  pas 
jouer  à  cache -cache.  Mes  amis  et  moi  accordons  volontiers  que  le 
noyau  propre  de  notre  législation  se  trouve  dans  ce  projet  d'organi- 
sation. Avec  cette  organisation  en  main,  nous  serons  en  mesure 
d'obtenir  tout  le  reste  par  la  loi  :  il  n'y  a  point  de  doute  là-dessus.  » 
Malgré  cette  déclaration  catégorique,  les  propositions  faites  au 
Heichstag,  considérées  dans  leur  substance,  n'ont  de  socialiste  que 
la  signature  de  leurs  auteurs.  Ceux-ci  les  présentent  comme  une 
simple  motion  pour  la  protection  des  ouvriers,  adaptée  aux  condi- 


LE   SOCIALISME    d'ÉTAT.  129 

tions  économiques  actuelles.  Tous  les  groupes  parlementaires  les 
ont  accueillies  avec  bienveillance,  sinon  avec  sympathie.  Le  ministre 
de  l'intérieur, 'parlant  au  nom  du  gouvernement,  n'a  pas  hésité  à 
dire  à  cette  occasion  :  «  Si  ces  propositions  exprimaient  toute  la 
pensée  et  tout  l'esprit  de  leurs  promoteurs,  les  auteurs  du  projet 
de  loi  pourraient  aussi  bien  siéger  à  la  droite  qu'à  la  gauche  du 
Reichstag.  »  Examinons  de  plus  près  les  poiiUs  essentiels  de  la 
motion  :  travail  des  détenus,  journée  de  travail  maximum,  fixation 
du  salaire,  contrôle  des  règlemens,  chambres  ouvrières. 

Une  première  proposition  est  relative  à  l'interdiction  du  travail  des 
détenus  pour  des  entreprises  industrielles.  L'emploi  des  détenus  par 
des  entrepreneurs  en  vertu  de  contrats  passés  avec  l'administra- 
tion des  prisons,  pensent  les  orateurs  socialistes,  porte  un  préju- 
dice intolérable  aux  artisans  et  aux  ouvriers  libres.  Les  détenus  tra- 
vaillant à  prix  réduit,  leur  main-d'œuvre  moins  coûteuse  permet 
aux  entrepreneurs  des  prisons,  qui  disposent  en  outre  de  machines 
perfectionnées,  de  jeter  leurs  produits  sur  le  marché  avec  des  prix 
de  revient  si  bas,  que  les  maîtres  et  les  artisans  ordinaires  ne  trou- 
vent plus  leur  compte  à  faire  les  mêmes  articles,  notamment  pour 
la  confection,  la  cordonnerie,  les  meubles.  Il  y  a  là  une  concur- 
rence que  les  démocrates  socialistes  veulent  écarter,  en  permettant 
l'emploi  des  détenus  seulement  pour  des  travaux  de  culture  ou 
pour  des  travaux  industriels  au  profit  de  l'état  ou  des  communes.  Si 
nous  considérons  toutefois  que  la  proportion  des  détenus  dans  les 
établissemens  pénitentiaires  représente  une  faible  fraction  de  la  popu- 
lation totale,  peut-être  le  tiers  ou  la  moitié  du  nombre  des  vagabonds 
errant  sur  les  routes  de  l'empire,  évalués  de  200,000  à  300,000  par 
le  député  Grillenberger,  nous  trouvons  que  la  concurrence  du  tra- 
vail des  prisons  ne  compromet  pas  l'existence  des  artisans  et  des 
ouvriers  libres.  Une  interdiction  du  travail  des  détenus  pour  des  en- 
treprises industrielles  ne  changerait  pas  sensiblement  les  conditions 
du  marché  en  faveur  des  autres  producteurs. 

L'idée  de  restreindre  et  de  régler  la  concurrence  en  vue  d'une 
meilleure  rémunération  et  d'un  plus  grand  profit  pour  les  ouvriers 
inspire  également  les  propositions  relatives  à  la  réduction  de  la  journée 
de  travail.  Abstraction  faite  de  cette  vérité,  que  la  capacité  de  tra- 
vail ou  la  productivité  normale  de  chaque  individu  a  ses  limites,  les 
socialistes  posent  en  principe  que  les  progrès  de  la  technologie,  les 
perfectionnemens  incessans  des  machines  diminuent  de  jour  en  jour 
le  nombre  de  bras  occupés.  Par  suite,  le  nombre  d'ouvriers  sans 
travail  et  sans  moyens  de  subsistance  entraîne  une  réduction  de 
salaires.  Les  travailleurs  sans  ressources  ne  peuvent  se  procurer 
les  objets  de  consommation  produits  en  surabondance.  On  ne  cher- 

TOME  LXXXIV,   —  1887.  9 


130  REVUE    DES    DEnX    MONDES. 

che  plus,  comme  autrefois,  à  briser  les  machines  nouvelles,  cause 
présumée  de   la   misère  présente.  Mais  pour  remédier  à  la  mi- 
sère, au  manque  de    pain,  à  l'insuffisance  du  gain,  à  l'absence 
du  bien-être  pour  les  ouvriers  on  demande  une  diminution  légale 
de   la  durée  du  travail   quotidien,  à  mesure  des  progrès  de  la 
technologie.  Introduisez  la  journée  de  travail  minimum,  le  Nortnal- 
arbeitstiig,  et  vous  aurez  la  panacée  du  mal  social  !  «  Nous  pou- 
vons déclarer  tranquillement,  dit,  au  nom  des  députés  socialistes  au 
Reichstag,  M.  Grillenberger,  que  la  journée  de  travail  normale  doit 
être  le  fondement  de  toute  réforme  sociale  réellement  utilisable  et 
libérale,  ne  reposant  pas  sur  un  charlatanisme  de  socialisme  d'état... 
La  limitation  de  la  journée  de  travail  doit  apporter  et  apportera  aux 
classes  ouvrières  une  augmentation  des  salaires.  »  Or,  nous  l'avons 
vu,  la  durée  de  la  journée  de  travail,  suivant  la  motion  socialiste, 
doit  être  réduite  à  dix  heures  au  maximum.  Si  les  signataires  n'exi- 
gent pas  la  réduction  à  neuf  ou  huit  heures  au  plus,  c'est  par  raison 
d'opportunité,  afin  de  rallier  la  majorité  dans  le  parlement.  Autrement 
ils  demanderaient  davantage;  car,  dans  leur  conviction,  les  progrès 
mécaniques  sont  assez  avancés  pour  suffire  avec  huit  heures  de  tra- 
vail par  jour  aux  besoins  du  marché  allemand.  Sous  l'effet  de  la  ré- 
duction de  la  journée  de  travail  à  huit  heures,  «  le  marché  de  l'Al- 
lemagne ne  serait  pas  constamment  inondé  de  marchandises,  tandis 
que  ceux  qui  produisent  ces  marchandises  sont  alimentés  avec  des 
salaires  de  meurt-de-faim,  et.  par  suite,  ne  se  trouvent  pas  en  état 
de  consommer  ce  qu'ils  ont  fait  de  leurs  mains  laborieuses.  »  Dès 
maintenant,  d'ailleurs,  une  partie  des  États-Unis  d'Amérique  a  ap- 
pliqué la  limitation  du  travail  quotidien  à  huit  ou  neuf  heures.  Plus 
tard,  tous  les  pays  civilisés  pourront  s'entendre  sur  une  réi^lemen- 
tation  commune  par  convention  internationale,  de  manière  à  garan- 
tir chacun  en  particulier  contre  les  excès  ou  les  préjudices  de  la 
concurrence  étrangère. 

Désireux  de  protéger  les  ouvriers  dans  la  mesure  du  possible, 
sans  suivre  dans  toute  leur  étendue  les  propositions  des  démo- 
crates socialistes,  les  groupes  conservateurs  et  le  centre  ca- 
tholique demandent  de  fixer  à  onze  heures  la  durée  maximum  de 
la  journée  de  travail  dans  les  exploitations  industrielles  régulières. 
Au  Heu  d'adopter  six  ou  sept  heures  du  matin,  avec  les  socialistes, 
pour  l'ouverture  des  établissemens,  ils  permettent  de  commencer 
le  travail  à  cinq  heures  et  demie,  avec  la  limite  de  huit  heures  et  demie 
du  soir  pour  la  clôture.  Le  travail  de  nuit  se  trouve  ainsi  interdit, 
pour  tous  les  ouvriers,  par  le  fait  de  la  fermeture  des  ateliers  à  huit 
heures  et  demie  du  soir  au  plus  tard,  sauf  dans  les  établissemens  à 
feu  continu  et  dans  les  mines.  Ni  les  mines  ni  les  hauts- fourneaux 
ne  devant  plus  employer  de  femmes,  celles-ci  ne  seront  plus  nulle 


LE    SOCIALISME    d'ÉTAT,  131 

part  o])ligées  au  travail  de  nuit.  Toutes  les  motions  déposées  pour 
la  revision  du  code  industriel  proposent  aussi  d'arrêter  le  travail 
le  samedi  plus  tôt  que  les  autres  jours  de  la  semaine.  Cet  usage 
existe  depuis  longtemps  en  Angleterre.  Il  permet  aux  femmes  ma- 
riées de  s'occuper  de  leur  ménage.  M.  Lohren,  un  des  orateurs  du 
parti  de  l'empire,  et  qui  a  été  longtemps  chef  d'industrie,  voit  dans 
la  fermeture  moins  tardive  des  ateliers  le  samedi,  à  cinq  heures  et 
demie  du  soir,  le  meilleur  moyen  d'assurer  dans  la  pratique  le  repos 
dominical.  Pour  les  catholiques  de  la  fraction  du  centre  et  pour  les 
conservateurs,  le  travail  du  dimanche  serait  à  interdire  absolument. 
Une  enquête  a  été  faite  par  le  gouvernement  sur  le  travail  du  di- 
manche dans  les  différens  pays  de  l'empire,  en  vue  des  mesures  à 
prendra.  Les  avis  sont  très  partagés  sur  ce  sujet.  Tandis  que  le 
chancelier  de  l'empire  paraît  hésiter  sur  l'interdiction  légale  du 
travail  du  dimanche,  les  groupes  conservateurs  et  cléricaux  la  ré- 
clament avec  instance  au  nom  de  îa  morale  et  de  l'hygiène.  De  leur 
côté,  les  démocrates  socialistes  raillent  l'administration  de  se  donner 
tant  de  peine  pour  savoir  si  le  repos  du  décalogue  sera  observé  ou 
non,  et  tournent  en  plaisanterie  l'ouverture  d'une  enquête  pour 
fixer  l'opinion  sur  une  question  résolue  depuis  des  milliers  d'an- 
nées par  les  économistes.  Une  question  qui  est  un  commandement 
de  Dieu,  comme  le  repos  du  dimanche,  ne  doit  pas  être  selon  eux 
assujettie  à  une  sorte  de  votation  préalable  dans  un  état  qui  pré- 
tend s'imposer  comme  principale  tâche  l'application  du  christia- 
nisme pratique  ! 

N'est-il  pas  vrai  que  ces  efforts  du  gouvernement  et  du  parlement 
allemands  pour  interdire  le  travail  du  dimanche  excitent  la  surprise 
dans  la  France  catholique?  Pendant  dix  années  consécutives,  le 
Reichstag  a  dû  s'occuper  de  la  question  à  chaque  session  nouvelle. 
Ses  promoteurs  la  placent  en  tête  de  tout  le  programme  pour  la  légis- 
lation protectrice  des  ouvriers,  et  des  pétitions  sans  nombre  ne  ces- 
sent d'en  solliciter  la  solution.  Bien  plus,  les  socialistes  eux-mêmes 
se  joignent  aux  députés  catholiques  et  aux  conservateurs  protes- 
tans  afin  de  garantir  par  la  loi  le  repos  du  septième  jour?  Proudhon 
disait  déjà  avec  raison  aux  ouvriers  parisiens:  «L'observation  montre 
que  là  où  le  dimanche  n'est  pas  respecté,  on  ne  travaille  pas  da- 
vantage; peut-être  moins  qu'ailleurs.  »  Et  Le  Play  a  ajouté  depuis  : 
«  Les  peuples  qui  observent  le  décalogue  prospèrent  ;  ceux  qui  y 
manquent  s'abaissent  ;  ceux  qui  le  repoussent  disparaissent.  »  Au 
point  de  vue  purement  physique,  la  capacité  ou  la  force  de  travail 
a  ses  limites.  Au  point  de  vue  humain,  l'ouvrier,  si  humble  que 
soit  sa  condition,  ne  doit  pas  être  réduit  à  épuiser  son  existence 
dans  un  labeur  sans  merci.  Sans  temps  d'arrêt,  la  machine  la  plus 
parfaite  s'use  plus  tôt  et  ne  donne  pas  son  maximum  de  rendement 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  une  marche  sans  répit.  L'homme,  à  plus  forte  raison,  a  besoin 
de  pauses  et  de  loisir,  pour  élever  son  âme,  pour  satisfaire  ses  sen- 
timens,  autant  que  pour  entretenir  et  conserver,  avec  sa  santé  cor- 
porelle, sa  capacité  de  travail.  Quand  sévit  la  misère  ou  une  exploita- 
tion excessive,  incompatible  avec  la  dignité  d'une  société  civilisée, 
d'une  société  arrivée  à  l'état  de  culture  intellectuelle,  dont  les  peuples 
européens  sont  fiers  à  juste  titre,  cette  société  ne  peut  se  soustraire 
à  l'impérieux  devoir  d'écarter  les  abus  survenus  dans  son  milieu. 
La  législation  doit  intervenir  et  doit  être  réglée,  comme  une  ga- 
rantie d'ordre,  dans  l'intérêt  de  la  prospérité  commune.  La  loi 
ainsi  comprise  est  la  justice. 

Beaucoup  d'industries,  bon  nombre  d'établissemens  ont  admis  la 
journée  de  travail  effective  de  onze  heures,  de  dix  heures  même, 
sans  attendre  l'introduction  d'une  réglementation  légale  obligatoire. 
Au  témoignage  du  président  de  la  corporation  des  mineurs  en  Alle- 
magne, les  ouvriers  des  mines  atteignent  leur  rendement  maximum 
avec  huit  heures  de  travail  effectif.  Une  prolongation  temporaire, 
en  automne,  par  exemple,  peut  augmenter  la  productivité  pendant 
trois  à  quatre  semaines  :  passé  ce  délai,  le  rendement  revient  à  la 
mesure  normale,  restant  le  même  pour  dix  heures  d'occupation 
comme  pour  une  durée  de  huit  heures.  Le  propriétaire  de  la  ver- 
rerie de  Gerresheim,  près  Dusseldorf,  M.  Heye,  ayant  abaissé  de 
dix  et  onze  heures  à  huit  heures  le  travail  des  ouvriers  au  four, 
ceux-ci  ne  tardèrent  pas  à  produire  pendant  la  journée  réduite  au- 
tant qu'auparavant  avec  la  journée  plus  longue.  Dans  l'industrie 
textile,  des  tisseurs  expérimentés,  qui  ont  réduit  la  journée  de  tra- 
vail de  douze  à  onze  heures,  en  temps  de  crise,  pour  ne  pas 
trop  augmenter  leur  stock  de  marchandises  fabriquées,  ont 
constaté  au  bout  de  peu  de  temps  la  même  production  en  onze 
heures  qu'en  douze.  En  Alsace,  nous  voyons  des  faits  semblables, 
et  nous  en  trouvons  d'autres  dans  les  monographies  industrielles 
de  Plener,  de  Knorr,  de  Brentano.  D'après  le  Faciory  Act  anglais 
de  ISÛA,  qui  a  ordonné  la  réduction  de  la  journée  de  travail  des 
enfans  de  huit  à  treize  ans  à  six  heures  et  demie,  les  jeunes  gens 
de  treize  à  dix-huit  ans  et  les  femmes  occupés  dans  les  manufac- 
tures ne  peuvent  travailler  plus  de  douze  heures.  Or,  patrons  et 
ouvriers  sont  tombés  d'accord  librement  et  ont  trouvé  avantage  à 
abaisser  la  durée  du  travail  effectif  à  dix  heures,  soit  au-dessous 
de  la  limite  maximum  autorisée  sur  territoire  anglais.  Bien  mieux, 
j'ai  observé  à  Manchester,  —  le  climat  humide  de  la  contrée  aidant,  il 
est  vrai,  — dans  les  filatures  de  coton,  une  production  plus  élevée  en 
quantité  avec  cinquante-six  heures  de  travail  par  semaine  qu'avec 
soixante-douze  heures  de  travail  à  Mulhouse  sur  les  mêmes  ma- 
chines. Dans  beaucoup  de  centres  industriels,  les  ouvriers  de  fa- 


LE    SOCIALISME    d'ÉTAT.  133 

brique  ont  plus  d'une  lieue  de  trajet  à  faire  pour  aller  de  leur  do- 
micile à  l'atelier.  Des  patrons  intelligens,  capables  et  désireux  de 
se  rendre  compte  exactement  des  conditions  du  travail  dans  leurs 
ateliers,  reconnaîtront  que  la  productivité  de  leur  personnel  n'aug- 
mente pas  en  proportion  de  la  durée  du  travail,  quand  cette  durée 
est  prolongée  outre  mesure. 

A  en  juger  par  les  déclarations  officielles,  le  chancelierde  l'empire 
paraît  peu  disposé  à  donner  force  de  loi  aux  décisions  pour  la  fixation 
d'une  journée  de  travail  maximum  et  pour  l'obligation  du  repos  ou 
du  chômage  dominical.  Dut  la  majorité  du  Reichstag  se  prononcer  en 
faveur  de  ces  mesures,  il  faudra  encore  l'assentiment  du  Bundesrath 
pour  les  rendre  obligatoires  en  Allemagne.  L'exemple  de  l'Autriche, 
qui  vient  d'édicter  une  loi  sur  la  journée  de  travail  normale,  l'exemple 
de  la  Suisse,  qui  a  introduit  depuis  1877  la  limitation  de  la  journée 
à  onze  heures,  et  l'exemple  de  l'Angleterre,  dont  les  établissemens 
industriels  ont  admis  depuis  longtemps  dans  la  pratique  une  journée 
inférieure  au  maximum  légal,  n'ont  pu  amener  encore  les  fractions 
libérales  à  soutenir  les  projets  de  réglementation  des  groupes  con- 
servateurs. En  ce  qui  concerne  l'emploi  des  femmes  et  des  enfans, 
la  commission  spéciale  du  Reichstag,  chargée  de  l'examen  des  diffé- 
rentes motions,  a  décidé,  en  188(5,  d'interdire  l'admission  dans  les 
fabriques  des  enfans  au-dessous  de  quatorze  ans,  et  de  défendre  le 
travail  de  nuit  pour  les  femmes.  Klle  a  décidé  également  que  les 
femmes  qui  ont  un  ménage  à  soigner  ne  pourraient  travailler  à  l'ate- 
lier plus  de  neuf  heures  par  jour,  sauf  dispense  pour  des  ouvrières 
particulièrement  nécessiteuses.  Enfin  les  ouvrières  mariées,  dont  les 
enfans  n'ont  pas  atteint  l'âge  de  douze  ans,  ne  devront  être  admises 
dans  un  établissement  industriel  qu'à  condition  d'apporter  aux  auto- 
rités locales  la  preuve  que,  pendant  le  travail  de  la  mère,  les  enfans  se 
trouvent  sous  la  surveillance  de  personnes  adultes.  Reste  à  savoir 
maintenant  si  ces  mesures,  dictées  sans  doute  par  une  bonne  in- 
tention, recevront  la  sanction  de  la  pratique  après  leur  introduction 
dans  le  code  industriel.  Tout  a  été  dit  sur  l'exploitation  navrante  de 
la  femme  et  de  l'enfant  dans  les  manufactures,  et  depuis  les  pages 
émues  de  M.  Jules  Simon  en  France,  jusqu'aux  plaidoyers  pathéti- 
ques de  MM.  Hitze  et  Kropatchek  au  Reichstag  allemand,  orateurs 
et  publicistes  n'ont  rien  épargné  pour  attirer  sur  ce  point  doulou- 
reux l'attention  des  pouvoirs  publics.  Oui,  l'admission  prématurée 
dans  la  manufacture  épuise  l'enfant  ;  la  prolongation  démesurée  de  la 
journée  de  travail  exténue  la  jeune  fille;  le  maintien  de  la  vie  de 
famille  exige  la  présence  de  la  mère  à  son  foyer.  Toutes  ces  vé- 
rités ne  peuvent  être  proclamées  trop  haut;   et  l'expérience  dé- 
montre particulièrement  l'incompatibilité  d'un  travail  quotidien  de 
douze  heures  à  l'atelier  avec  les  obligations  de  la  femme  comme 


Î34  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

épouse  et  comme  ménagère.  Mais  en  cherchant  une  organisation 
moins  défectueuse,  il  faut  éviter  les  mesu'*es  dont  l'effet  risquerait 
de  tourner  à  l'encontredu  but  à  atteindre.  Limiter  la  journée  de  tra- 
vail pour  la  femme  mariée  à  six  heures  seulement,  c'est,  dans  beau- 
coup de  cas,  exclure  l'ouvrière  de  la  fabrique  ;  c'est  encore  et  c'est 
surtout  empêcher  le  mariage,  que  remplacent  a'ors  des  unions 
clandestines,  résultat  certainement  contraire  aux  vœux  des  promo- 
teurs des  lois  protectrices  de  l'ouvrier. 

Aussi  bien  les  démocrates  socialistes,  mieux  pénétrés  des  néces- 
sités de  la  vie  pratique,  ne  demandent  pas  de  limiter  à  six  heures 
la  journée  de  travail  pour  les  femmes,  à  cause  des  inconvéniens 
de  cette  restriction,  dans  les  conditions  économiques  actuelles. 
Pour  retenir  la  femme  mariée  dans  son  ménage  et  pour  dispen- 
ser les  enfans  d'un  travail  prématuré,  les  démocrates  socialistes 
proposent  d'assurer  d'abord  un  revenu  plus  élevé  à  la  famille  ou- 
vrière ou  à  son  chef  par  la  fixation  d'un  minimum  de  salaire.  Dans 
le  système  de  réglementation  du  travail  à  l'ordre  du  jour,  la  fixa- 
tion du  salaire  minimum  devient  le  corollaire  de  la  journée  maxi- 
mum. Les  partisans  de  celte  idée  assimilent  la  fixation  du  salaire 
légal  à  la  réglementation  de  la  taxe  du  pain  ou  à  la  législation  du 
taux  de  l'intérêt  contre  les  abus  de  l'usure.  L'idéal  socialiste  vise 
bien  à  la  suppression  complète  du  salariat  et  à  son  remplacement 
par  le  système  coopératif,  où  tous  les  travailleurs  participeront 
dans  une  même  mesure  au  bénéfice  des  exploitations  industrielles 
entreprises  en  commun.  Mais,  provisoirement,  en  attendant  la  con- 
stitution de  l'état  ouvrier,  les  chambres  ouvrières  seraient  chargées 
de  fixer  ie  minimum  de  salaire  pour  les  branches  d'industrie  où  les 
ouvriers  reçoivent  de  leurs  patrons  une  rémunération  insuffisante. 
Or,  sans  aucun  doute,  la  plupart  des  ouvriers,  sinon  tous,  sont 
disposés  à  trouver  leur  rémunération  insuffisante.  Us  auront  re- 
cours aux  chambres  le  jour  où  elles  entreront  en  fonctions.  Admet- 
tons que  les  chambres  oumères  décident  d'élever  le  taux  du  sa- 
laire pour  une  industrie  quelconque,  comment  les  patrons,  les  chefs 
d'établissemens,  qui  ne  peuvent  pas,  ou  ne  veulent  pas,  payer  le 
minimum  fixé  contre  leur  gré,  comment  ces  patrons  seront-ils  ame- 
nés à  s'exécuter  envers  leurs  ouvriers  ?  Le  projet  de  loi  démocrate- 
socialiste  prévoit  bien  le  cas  d'appel  contre  les  décisions  des  cham- 
bres ouvrières,  et  il  désigne  l'assemblée  plénière  des  chambres  pour 
se  prononcer  en  dernier,  ressort  sur  les  plaintes.  Mais,  avec  cette 
organisation,  si  le  patron  a  payé,  pendant  un  certain  temps,  des 
salaires  que  l'assemblée  plénière  des  chambres  reconnaisse  trop 
élevés,  on  ne  voit  pas,  dans  le  projet  déposé  auReichstag,  par  quels 
moyens  il  pourrait  se  faire  rembourser  les  excédens  à  son  pré- 
judice. Ce  qui  apparaît  plus  clairement,  c'est  la  fermeture  des  fa- 


LE    SOCIALISME   d'ÉTAT.  13& 

briques  et  l'arrêt  du  travail,  le  chômage  inévitable  des  ouvriers,  et 
la  ruine  du  patron  dans  tous  les  cas  où  l'industrie  en  question  ne 
sera  pas  en  état  de  supporter  le  salaire  rendu  obligatoire.  Telle 
quelle,  la  fixation  du  salaire  minimum  obligatoire  apparaît  comme 
une  utopie  inapplicable  d'une  manière  générale. 

II  y  a  bien  des  industries  où  les  salaires  sont  fixés  par  des  tarifs 
établis  de  gré  à  gré  entre  ouvriers  et  patrons.  L'association  des 
typographes  allemands  en  olTre  un  intéressant  exemple.  Dans  le 
cercle  de  Grefeld,  les  tisserands  de  soie  ont  aussi  leur  Lolmlhte 
appliquée  pour  le  travail  àfaçon  depuis  1848,  et  l'idéal  politique  des 
ouvriers  occupés  au  tissage  dans  la  province  du  Rhin  se  trouve- 
rait satisfait  par  l'extension  de  ce  système.  Mais  des  mesures  réali- 
sables par  l'accord  libre  des  intéressés  d'une  corporation  profes- 
sionnelle dans  un  district  restreint  ne  se  laissent  pas  imposer 
également  à  toutes  les  branches  d'industrie  sur  la  décision  d'une 
chambre  ouvrière  composée  d'élémens  hétérogènes,  comme  dans 
l'organisation  proposée  par  les  députés  socialistes.  Aucun  autre  groupe 
du  parlement  n'a  appuyé  la  demande  relative  au  salaire  minimum, 
et  cela  d'autant  moins  que  les  démocrates  socialistes  n'entendent  pas 
établir  des  tarifs  pour  le  travail  à  façon,  mais  taxer  la  journée  de 
manière  à  assurer  à  tous  les  ouvriers  un  salaire  égal,  le  même  pour 
des  services  médiocres  que  pour  un  ouvrage  de  qualité  supérieure. 
A  leur  avis,  les  tarifs  à  façon  sont  des  salaires  meurtriers  :  Akkord- 
lohri  ist  Mordlohn,  suivant  la  maxime  en  cours.  M.  Grillenberger 
a  eu  beau  invoquer  les  traitemens  des  fonctionnaires,  qu'il  as- 
simile à  une  sorte  de  salaire  minimum  garanti  par  l'état,  le 
Reichstag  est  resté  inflexible.  En  revanche,  la  majorité  s'est  mon- 
trée prête  à  concéder  certaines  dispositions  sur  les  règlemens 
de  fabrique,  sous  le  contrôle  des  inspecteurs  du  gouvernement. 
Les  abus  relevés  dans  quantité  d'établisseraens,  notamment  en  ce 
qui  concerne  l'appUcation  des  amendes,  justifient  cette  surveillance. 
Notons  entre  autres  faits  cités  dans  le  cours  des  débats  des  pres- 
criptions comme  celle-ci  :  «  Les  ouvriers  coupables  de  désobéis- 
sance envers  leur  chef  subiront  une  retenue  sur  leur  salaire  égale 
à  cinq  journées  de  travail.  »  Et  plus  loin,  dans  le  même  règle- 
ment: «Le  portier  est  autorisé  à  fouiller  tous  les  ouvriers  à  la 
sortie  de  la  fabrique  aussi  souvent  que  bon  lui  semblera.  L'ouvrier 
qui  découvre  une  infidélité  et  la  dénonce  recevra  une  récompense 
proportionnée.  »  Ce  document  débute  par  la  déclaration  que  «  les 
ouvriers  promettent  à  leur  patron  attachement  et  fidélité  en  consi- 
dération de  l'assistance  et  de  la  sollicitude  paternelle  qu'ils  ont  à 
attendre  de  lui.»  Une  amende  égaleau  montantde  cinq  journées  de 
travail  pour  une  légère  contravention  est  bien  rigoureuse.  En  pré- 
sence d'une  pareille  interprétation  de  la  «  sollicitude  paternelle  »  ds 


lî\6  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

chef  d'établissement,  le  désir  de  soumettre  les  règlemens  de  cette 
espèce  au  contrôle  de  la  police  des  fabriques  n'a  rien  d'excessif. 

Quant  aux  mesures  pour  l'organisation  de  l'état  ouvrier  dont  les 
députés  démocrates-socialistes  aspirent  à  préparer  l'avènement,  elles 
ne  supporteraient  pas  l'épreuve  d'une  application  pratique.  Pour  s'en 
convaincre,  il  suffit  de  lire  le  remarquable  rapport  de  M.  Lohren, 
déposé  dans  la  séance  du  h  février  1886,  au  nom  de  la  commission 
spéciale  des  questions  ouvrières  en  fonction  depuis  plusieurs  an- 
nées. Ce  rapport,  instructif  à  tous  les  titres,  admet  sans  difficulté 
une  participation  plus  large  des  ouvriers  aux  institutions  appelées 
à  soutenir  les  intérêts  industriels  et  les  droits  particuliers  des  tra- 
vailleurs. Dans  cette  voie,  le  gouvernement  allemand  a  pris  les  de- 
vans  ;  et  les  lois  sur  les  caisses  de  malades  et  sur  l'assurance  contre 
les  accidens,  en  attendant  les  autres  projets  en  perspective,  tiennent 
compte  de  l'admission  des  ouvriers  dans  l'administration  de  leurs 
affaires.  En  revanche,  le  Reichstag  est  opposé  et  ne  consentira  pas 
à  la  formation  d'institutions  qui  seraient  un  danger  pour  l'ordre  so- 
cial existant,  comme  le  seraient  des  chambres  exclusivement  com- 
posées d'ouvriers  et  menaçant  de  devenir,  à  en  juger  par  les  actes 
de  leurs  promoteurs,  des  corps  politiques  exclusifs  où  l'agitation 
communiste  prendrait  la  place  des  débats  économiques.  Ainsi,  point 
de  chambre  ouvrière  ni  d'office  du  travail  soumis  à  l'autorité  de  ces 
chambres,  même  en  leur  donnant  une  composition  mixte,  formée 
de  patrons  et  d'ouvriers  en  nombre  égal.  Au  cours  des  débats 
engagés  devant  le  parlement,  les  démocrates  socialistes  ont  con- 
senti à  la  formation  des  chambres  ouvrières,  composées  par  moitié 
d'ouvriers  et  de  patrons.  Mais  tout  d'abord  ils  ont  voulu  y  faire 
entrer  exclusivement  des  ouvriers  travaillant  de  leurs  mains,  et 
ils  combattent  à  outrance  l'admission  des  chefs  d'établissemens 
dans  les  comités  mixtes  pour  constater  les  accidens  de  fabriques, 
comités  qu'ils  continuent  à  accuser  d'agir  dans  l'intérêt  des  em- 
ployeurs au  détriment  des  employés. 

En  somme,  le  grave  débat  engagé  sous  nos  yeux  sur  la  question 
sociale  aura  pour  résultat,  dans  la  grande  industrie,  une  protection 
plus  efficace  des  enfans  et  des  femmes;  et  en  faveur  des  petits 
métiers  et  des  artisans,  une  extension  du  droit  ou  du  pouvoir  des 
corporations.  Au  point  de  vue  des  socialistes,  qui  aspirent  avant 
tout  à  l'édification  de  l'état  ouvrier,  les  corporations  sont  une  insti- 
tution surannée,  sans  influence  sur  le  bien-être  des  artisans,  ne 
valant  même  pas  le  papier  sur  lequel  sont  écrits  leurs  statuts, 
en  présence  de  la  concurrence  de  l'industrie  manufacturière  et  de 
l'exploitation  capitaliste  moderne.  Quoi  qu'il  en  soit  de  cette 
opinion,  les  syndicats  professionnels  organisés  pour  appliquer  la 
loi  d'assurance  des  ouvriers  contre  les  accidens  rendront  néanmoins 


LE    SOCIALISME    d'ÉTAT.  137 

des  services  sérieux.  Excellens  comme  organes  d'information  sur 
les  intérêts  professionnels,  tenant  la  place  des  chambres  ouvrières 
que  réclament  les  socialistes,  ces  syndicats,  avec  leurs  comités  où 
ouvriers  et  patrons  sont  appelés  à  se  concerter,  verront  leurs  pré- 
rogatives s'étendre  et  devront  exercer  une  influence  bienfaisante, 
dans  les  différends  entre  le  capital  et  le  travail.  Une  statistique 
exacte  du  travail  et  des  salaires,  dans  leurs  rapports  avec  la  pro- 
duction industrielle  en  Allemagne,  sera  un  des  premiers  fruits  des 
syndicats  d'assurance.  Cette  statistique  servira  de  fondement  tout 
à  la  fois  à  la  législation  ouvrière  et  à  la  politique  économique  du 
gouvernement  dans  l'avenir.  Au  Reichstag,  les  différentes  fractions 
parlementaires  se  montrent  favorables  à  la  présentation  d'un  pro- 
jet pour  l'institution  d'un  bureau  destiné  à  recevoir  les  offres  et 
les  demandes  de  travail  dans  les  syndicats.  A  la  chancellerie  de 
l'empire,  on  prépare  actuellement  un  projet  d'assurance  pour  ga- 
rantir des  pensions  aux  invalides,  aux  veuves  et  aux  orphelins  des 
ouvriers.  Nul  n'est  en  état  de  prévoir,  avant  l'expérience,  dans 
quelle  mesure  ce  dernier  projet  sera  rélisable.  Ce  que  nous  savons, 
c'est  que  le  prince  de  Bismarck  va  de  l'avant  dans  cette  voie  avec 
toute  son  énergie.  L'ancien  droit  prussien  proclame  le  principe  du 
droit  au  travail,  l'obligation  pour  l'état  de  procurer  à  ses  citoyens 
les  moyens  d'assurer  léiu"  existence.  Ce  principe  une  fois  reconnu 
implique  comme  conséq^ience  une  intervention  active  de  l'état,  une 
intervention  contraire  à  la  pure  doctrine  libérale  du  laisser- faire. 
Laisser-faire,  laisser  passer  !  séduisante  maxime,  mais  aussi  for- 
mule vide  et  creuse,  en  fait  sans  usage  pour  les  hommes  d'état  aux 
prises  avec  les  nécessités  de  la  politique,  et  que  répudient  tôt  ou 
tard,  par  leurs  actes,  ceux-là  mêmes  qui  l'ont  honorée  comme 
théorie  académique  et  dans  les  hauteurs  sereines  de  l'idéal. 

II. 

Qu'ils  s'y  prêtent  ou  non,  les  gouvernans  des  pays  parvenus 
à  un  grand  développement  industriel  sont  tous  tenus  mainte- 
nant de  chercher  une  solution  à  la  question  sociale.  La  force 
impérieuse  du  suff'rage  universel  les  oblige  de  compter  avec  les 
revendications  des  populations  ouvrières.  Une  résolution  des  dé- 
mocrates socialistes  présentée  à  la  suite  des  motions  soumises  au 
Reichstag,  nous  l'avons  vu,  invite  le  chancelier  de  l'empire  à  con- 
voquer une  contérence  des  principaux  états  manufacturiers,  afin 
de  régler  les  mesures  à  prendre  en  faveur  des  ouvriers  par  voie  de 
convention  internationale.  Cette  idée  d'une  convention  internatio- 
nale pour  l'organisation  du  travail  trouve  toutefois  peu  d'écho  dans 


138  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

les  cercles  officiels.  A  Berlin,  on  se  flatte  plutôt  de  la  pensée  que 
l'exemple  donné  par  l'empire  allemand  pour  la  protection  des  ou- 
vriers s'imposera  par  la  force  des  choses  aux  pays  voisins,  qui  se- 
ront obligés  à  court  délai  de  prendre  des  mesures  semblables.  Quoi 
qu'il  en  soit  des  améliorations  positives  réalisées  légalement,  les  con- 
cessions obtenues  sont  loin  de  suffire  aux  députés  socialistes.  L'insti- 
tution des  chambres  ouvrières  et  des  offices  du  travail,  demandée 
dans  la  motion  Auer  et  consorts,  ne  devait  être  elle-même  qu'une 
sorte  de  point  de  départ,  une  étape  dans  l'évolution  sociale,  un 
moyen  d'assurer  l'avènement  de  l'état  collectiviste.  Après  comme 
avant,  le  but  réel  à  atteindre  et  que  les  manœuvres  de  simple  tac- 
tique parlementaire  ne  doivent  pas  faire  perdre  de  vue,  c'est  la 
transformation  de  la  propriété  individuelle  en  propriété  collective, 
c'est  la  suppression  du  salariat  pour  l'exploitation  coopérative  de  la 
terre  et  des  instrumens  de  travail,  confisqués  au  profit  de  la  com- 
munauté, en  vue  d'une  autre  répartition  des  produits  conformément 
aux  besoins  de  chacun.  Convaincus  d'être  «  les  porteurs  d'une  nou- 
velle idée  civilisatrice,  »  dont  ils  sont  responsables  dans  l'histoire 
devant  «  les  contemporains  et  envers  la  postérité,  »  les  chefs  socia- 
listes répètent  à  chaque  occasion  l'annonce  prophétique  :  «  Aussi  sû- 
rement que  le  jour  succède  à  la  nuit,  l'état  démocratique-socia'iste 
remplacera  l'ordre  social  actuel.  »  Aussi,  en  dépit  de  tous  leselforts 
pour  persuader  au  Reichstag  allemand  qu'ils  sollicitent  son  concours 
pour  l'élaboration  de  lois  conciliables  avec  les  conditions  économi- 
ques présentes  et  la  constitution  de  la  société  actuelle,  ces  illumi- 
nés ne  peuvent-ils  contenir  leurs  instincts  révolutionnaires.  A  tra- 
vers leurs  rélicences  percent  et  éclatent  malgré  tout  les  velléités 
d'un  renversement  violent  de  l'ordre  établi. 

L'organisation  puissante  de  la  démocratie  socialiste  en  Allemagne 
se  manifeste  surtout  aux  élections  pour  le  Reichstag.  Chaque  élec- 
tion nouvelle  permet  de  constater  un  accroissement  rapide  des  forces 
du  parti,  et  les  conservateurs  monarchistes  s'en  préoccupent  ajuste 
titre.  Lassalle  indiquait  le  suffrage  universel  direct  comme  un 
moyen  infaillible  pour  les  ouvriers  de  transformer  par  la  législation 
les  conditions  du  travail  et  d'améliorer  leur  bien-être.  Sur  ses  in- 
stances, l'assemblée  des  délégations  ouvrières  réunies  à  Stuttgart 
en  1864  réclama  l'introduction  du  suffrage  universel  pour  les  élec- 
tions législatives.  Le  prince  de  Bismarck,  qui  préludait  à  la  consti- 
tution de  l'unité  allemande,  vit  dans  cette  demande  un  puissant 
auxiliaire  pour  réaliser  ses  projets.  Appuyé  sur  la  bourgeoisie  libé- 
rale, qui  aspirait  à  l'unité,  soutenu  également  par  l'agitation  ouvrière 
quB  dirigeait  Ferdinand  Lassalle,  le  futur  chancelier  de  l'empire 
avait  déjà  proposé  l'institution  d'une  assemblée  nationale,  dans  un 


LE    SOCIALISME    d'eTAT.  13@ 

mémoire  du  ministère  prussien  en  date  du  15  septembre  18(53. 
Cette  assemblée,  élue  par  le  peuple  allemand,  devait  servir  à  «  con- 
cilier les  intérêts  particuliers  des  différens  états  de  l'ancienne  Con- 
fédération germanique  dans  un  sens  unitaire  à  l'avantage  de  l'en- 
semble de  l'Allemagne.  »  Lorsque  le  prince  de  Bismarck  remit  aux 
gouvernemens  des  états  confédérés  sa  note  du  10  mai  1866  pour 
la  réforme  de  la  constitution  fédérale  sur  la  base  du  suffrage  uni- 
versel, à  la  veille  de  la  rupture  avec  l'Autriche,  les  socialistes  las- 
salliens  célébrèrent  cet  événement  comme  une  conquête  à  leur 
profit,  bien  loin  d'y  voir  une  concession  à  la  bourgeoisie  libérale^ 
Le  Sozial-Detnokrat,  organe  du  parti  ouvrier,  déclara,  le  27  février 
1867,  avec  une  satisfaction  sans  mélange  :  «  ]\Laintenant  nous  avons 
une  armée  sur  pied.  » 

Cette  armée  du  socialisme,  sortie  du  suffrage  universel  et  dont  le 
suffrage  universel  ne  cesse  d'augmenter  l'effectif  et  d'élargir  les 
cadres,  est  dès  maintenant  plus  redoutable  pour  l'Allemagne  que 
les  armemens  des  nations  voisines,  au-delà  de  ses  frontières.  Sans 
conteste,  l'empire  aura  plus  à  craindre  dans  un  avenir  prochain  de 
l'agitation  de  ses  citoyens  socialistes  que  des  conflits  avec  les  peu- 
ples étrangers.  N'entendons-nous  pas  les  chefs  du  mouvement  ré- 
volutionnaire se  vanter  de  ce  que  sur  cinq  soldats  actuellement  sous 
les  drapeaux  allemands,  un  au  moins  appartient  au  socialisme  inter- 
national? Auf  fûiif  Mann  im  stehenden  Herr  ist  Einer  unser,  a  dit 
un  homme  du  parti.  Quelle  confiance  fonder,  en  temps  de  crise  natio- 
nale, sur  des  hommes  chez  lesquels  un  cosmopolitisme  avoué  rem- 
place le  sentiment  de  la  patrie?  Comment  voir  sans  préoccupation 
la  rapide  progression  des  voix  socialistes,  s'élevant  de  124,655  à 
763,128  en  f espace  de  seize  ans?  Les  chiffres  du  tableau  que  voici, 
sur  la  fluctuation  des  suffrages  obtenus  par  les  différentes  fractions 
du  Reichstag  de  1871  à  1887,  nous  en  apprennent  plus  sur  la  situa- 
tion politique  de  l'enipire  allemand  que  de  longues  dissertations  : 


Répartition  des  suffrages  émis  aux  élections  pour  le  Reichstag. 

1871  1874  1878    1881    1884  1887 

Conservateurs..   .        549.661  359.959  749.494  830.807  861.063  1.147.208 

Parti  de  l'empire.        346.845  375.523  785,855  379.293  387  687  736.389 

Conserv.  libres.  .        273.857  53.853  156.117        120. .507           9.7-28  — 

Nationau.\-libér.  .     1.176.615  1.542.501  1-330.643  642.718        987.305  1.677.979 

Union   libérale.    .           —  —  —              419.824          —  _ 

Progressistes.   .    .        342.409  447.538  385.084        042.164        997.004  973.104 

Centre 724.837  1.44.5.948  1.3-'8.073  1.182.873  1.282.006  1  516.222 

Polonais 176.342  198.442  210.062        194  894       203  188  219.973 


lliO 

REVUE    DES 

DEUX    MONDES. 

Démocrates  soc.  . 

J -24. 055 

351.952 

437.158 

311.961 

549.990 

763.128 

Parti  du  peuple.  . 

18.7  il 

21.739 

66.138 

103.422 

95.891 

88.816 

Guelfes  hanovriens 

52.341 

73.436 

100  288 

86.704 

96.388 

112.827 

Particularistes  .    . 

8.517 

18.644 

50.675 

— 

— 

— 

Alsaciens-Lorrains 

— 

234.545 

130.494 

152.991 

105.571 

233.685 

Danois 

18.221 

19.856 

16.145 

14.398 

l'i.447 

12.360 

Indéterminé?.  .    . 

79.119 

46.318 

14.721 

15.210 

12.689 

59.253 

Ensemble.  . 

3.892.160 

5.190.254 

5.760.947 

5.097.760 

5  662.957 

7.540.938 

Pour  la  complète  intelligence  de  ce  tableau,  il  nous  suffira  de  rap- 
peler que  les  trois  premiers  groupes,  les  conservateurs,  le  parti  de 
l'empire  et  les  conservateurs  libres,  forment  ensemble  la  droite  de 
l'assemblée,  que  le  groupe  du  centre  se  compose  d'élémens  cléri- 
caux et  particularistes,  que  l'union  libérale  formée  en  1881  repré- 
sente une  fraction  libre-échangiste  appartenant  auparavant  au  groupe 
national,  et  qui  s'est  jointe  depuis  aux  progressistes.  Le  parti  du 
peuple  peut  être  considéré  comme  un  petit  groupe  de  républicains 
modérés ,  tandis  que  les  particularistes  indépendans  inclinent  à 
gauche,  sans  se  rattacher  d'ailleurs  à  une  autre  fraction  im- 
portante. Quant  aux  Guelfes  hanovriens,  aux  Polonais  et  aux  Da- 
nois, considérés  comme  des  adversaires-nés  de  l'empire,  ils  sont 
classés  souvent  avec  les  démocrates-socialistes,  dont  ils  ne  par- 
tagent pourtant  pas  les  tendances  révolutionnaires.  Aucun  autre 
groupe  du  parlement  ne  se  développe  dans  une  proportion  aussi 
forte,  d'une  manière  aussi  constante,  que  les  démocrates  socialistes. 
Aucun  ne  profite  autant,  pour  sa  puissance  propre,  de  l'accroisse- 
ment de  la  population,  surtout  dans  les  pays  industriels  de  l'em- 
pire. D'après  la  loi  électorale  du  31  mai  1869,  en  vigueur  pour  les 
élections  au  Reichstag ,  est  électeur  tout  citoyen  allemand  âgé  de 
vingt-cinq  ans  révolus ,  jouissant  de  ses  droits  politiques,  et  ne 
recevant  pas  de  secours  de  l'assistance  publicpe.  Tout  électeur  est 
éligible  comme  député,  et  le  nombre  des  députés  s'élève  à  397  en 
tout  :  ce  chiffre  n'a  pas  varié  depuis  l'introduction  de  la  constitu- 
tion de  l'empire  et  son  application  à  l'Alsace-Lorraine,  malgré  l'ac- 
croissement considérable  de  la  population. 

Cet  accroissement,  qui  n'a  pas  été  de  moins  de  413,000  individus 
par  an,  pour  la  période  de  1871  à  1885,  profite  presque  exclusi- 
vement aux  démocrates  socialistes.  En  comptant  l'excédent  des  nais- 
sances sur  les  décès,  l'augmentation  annuelle  dépasserait  un  demi- 
million  d'habitans;  mais  l'émigration  pour  les  pays  d'outre-mer 
enlève  à  elle  seule  annuellement  près  de  100,000  individus  à  l'Alle- 
magne. Bien  que  l'excédent  des  naissances  sur  les  décès  présente 
une  proportion  bien  plus  forte  à  la  campagne  que  dans  les  villes, 


LE    SOCIALISME    d'ÉïAT.  141 

l'accroissement  de  la  population  se  manifeste  surtout  pour  les 
villes  (Ij.  Par  suite  du  développement  de  l'industrie  dans  les  grands 
centres,  ceux-ci  attirent  beaucoup d'habitans  des  communes  rurales, 
qui  ne  trouvent  pas  à  la  campagne  des  moyens  d'existence  suffisans. 
Or  les  agglomérations  ouvrières  sont  devenues  autant  de  foyers  de 
propagande  socialiste,  le  milieu  propice  où  les  idées  communistes 
se  développent,  comme  germent  et  grandissent  toutes  les  semences 
dans  un  champ  bien  préparé.  C'est  un  fait  indiscutable  et  reconnu 
que  le  socialisme  gagne  en  force  et  en  étendue,  sous  nos  yeux,  ce 
que  gagne  lui-même  l'accroissement  de  la  population  ouvrière  dans 
les  villes.  Tout  l'appoint  de  l'émigration  des  campagnes  grossit  les 
rangs  de  ses  adeptes,  formés  de  prolétaires  sans  autre  ressource 
que  le  travail  de  leurs  mains. 

Ne  possédant  rien,  ces  masses  du  prolétariat,  accumulées 
dans  les  agglomérations  urbaines,  n'ont  rien  à  conserver.  Aussi, 
à  peu  de  chose  près,  le  nombre  de  suffrages  exprimés  en  faveur 
des  candidats  socialistes  correspond-il  au  nombre  des  ouvriers  de  la 
campagne  attirés  ou  émigrés  dans  les  villes.  Relativement  à  la  po- 
pulation des  villes  prise  en  bloc ,  l'effectif  des  masses  socialistes 
s'élève  même,  depuis  la  constitution  de  l'empire  allemand,  dans  une 
proportion  supérieure  à  celle  de  l'accroissement  total  de  la  po- 
pulation urbaine.  La  contagion  du  communisme  s'étend  donc  aux 
ateliers  ruraux.  Dans  l'espace  des  quinze  dernières  années,  la  po- 
pulation des  villes  en  Allemagne,  nous  l'avons  vu,  s'est  accrue  an- 
nuellement de  20  à  30  pour  1,000,  au  lieu  de  6  pour  1,000  seule- 
ment dans  les  communes  rurales.  Au  recensement  de  1871,  nous 
avions  sur  le  territoire  de  l'empire  2,328  villes,  avec  plus  de  2,000  ha- 
bifans,  représentant  une  population  de  14,790,708  individus,  contre 
18,720,530  individus  dans  2,707  localités  de  même  importance  au 
recensement  de  1880,  soit  une  augmentation  totale  de  h  millions  d'in- 
dividus à  peu  près  et  un  accroissement  relatif  de  28  pour  100.  Pen- 
dant le  même  intervalle,  le  nombre  de  voix  portées  sur  des  candidats 
socialistes  accuse  une  progression  de  151  pour  100,  en  regard  d'une 
augmentation  absolue  de  124,655  voix  aux  élections  de  1871  à 
311,961  voix  aux  élections  de  188J.  Depuis  1881,  les  progrès  de  la 
propagande  pour  le  socialisme  se  sont  accentués  dans  une  mesure 
plus  rapide  encore,  car,  au  lieu  de  311,961  suffrages  réunis  par 
les  socialistes  en  1881,  ils  en  ont  compté  549,990  au  premier  tour 
de  scrutin  en  1884  et  763,128  aux  éieciions  du  21  février  1887. 
jN 'étaient  le  frein  religieux  et  l'influence  du  clergé  dans  les  centres 
industriels  de  culte  catholique,  où  les  ouvriers  élisent  des  députés 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l.j  janvier  1885,  page  370. 


142 


REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


de  la  fraction  du  centre ,  le  nombre  des  adhérens  du  programme 
soutenu  par  les  meneurs  socialistes  aurait  déjà  dépassé  1  million. 
Incontestablement,  l'extension  de  plus  en  plus  forte  des  aggloméra- 
tions ouvrières,  sous  l'effetde  l'augmentation  généralede  la  popula- 
tion ,  favorise  l'influence  du  socialisme  révolutionnaire. 

On  connaîtd'ailleurs  par  le  recensement  spécial  du  5  juin  1882,  dont 
le  bureau  de  statistique  de  Berlin  a  publié  les  résultats  détaillés  dans 
une  série  de  gros  volumes  in-4°,  la  répartition  de  la  population  de 
l'Allemagne  d'après  ses  moyens  d'existence  et  les  professions  exer- 
cées. Suivant  cette  publication,  —  BerufssiatistiP:  nach  dcr  allge- 
meinen  Bernfszahlung  vom  5  Juni  ^55;^,  tome  ii  à  vu  de  la  nouvelle 
série  de  la  Statislik  des  deutschen  Reichs  (Berlin  188/i),  —  sur 
1,000  individus  recensés  dans  chaque  pays,  les  différentes  profes- 
sions sont  représentées  dans  la  proportion  que  voici  : 

Statistique  professionnelle. 


■    Étals  (le  l'empire. 

Prusse 

Bavière 

Royaume  de  Saxe 

Wurtemberg 

Badon.    

Hesse 

Meklenburg--Schwerin.  .    . 

Saxe-VVeimar , 

Meklenburg-Strelitz.  .   .   . 

Oldenburg.   , ■ 

Brunswick 

Saxe-Meiningen 

Saxe-Altenburg 

Saxe-CoburgGotha .    .   .   . 

Anhalt 

SchwarzburgSondershaus . 
Schvvarzburg-Rudolstadt.  . 

Waldcck 

Reuss,  branche  ainée.  .  . 
Reuss,  branche  cadette.  . 
Schauraburg-Lippe  ... 

Lippe-Detmold 

Lubeck 

BrAme 

Hambourg.   ....... 

Alsace-Lorraine 

Empire  allemand. 


Agriculture 

luiliisirif 

Commerce 

Ouvrages  salariés 

Protcssions 

Sans  profession 

et 

et 

et 

et 

libérales 

et 

branches  anneies. 

Mines. 

Transports. 

Tariables. 

et  Fonctions. 

Détenus. 

423,9 

337,6 

93,0 

57,7 

44,2 

43,6 

507,2 

277,6 

78,3 

25,6 

42,3 

69,0 

197,2 

555,0 

113,9 

39,9 

46,2 

47,8 

473,9 

336,5 

68,1 

33,2 

45,2 

43,1 

485,0 

308,3 

84,3 

38,2 

46,6 

37,6 

408,8 

359,1 

99,6 

42,0 

55,4 

35,1 

510,0 

232,0 

77,6 

76,3 

50,5 

53,6 

431,2 

367,4 

73,8 

38,3 

48,3 

41,0 

494,7 

246,3 

79,2 

81,0 

50.3 

48,5 

503,9 

274,0 

92,6 

50,3 

43,2 

36,0 

339,7 

411,7 

103,8 

37,8 

47,8 

59,2 

346,9 

443,9 

68,9 

64,3 

42,6 

33,4 

351,7 

4.54,5 

87,7 

33,1 

38,8 

34,2 

345,4 

449,1 

78,  i 

39,6 

46,2 

41,3 

322,4 

436,5 

96,2 

43,5 

48,7 

52,7 

407,7 

401,3 

70,3 

34,1 

49,4 

37,2 

363,5 

465,3 

66,0 

38,7 

41,0 

25,.5 

530,9 

280,2 

59,9  ■ 

47,7 

50,0 

31,3 

213,7 

621,3 

73,3 

40,0 

30,6 

21,1 

267,3 

541,6 

80,9 

35,4 

41,1 

33,7 

358,5 

423,4 

67,9 

52,0 

57,7 

40,5 

408,5 

415,5 

51,9 

52,0 

36,8 

35,3 

149,6 

350,9 

269,6 

86,3 

63,7 

79,9 

72,9 

461,7 

269,0 

73,5 

65,9 

57,0 

46,1 

407,6 

313,5 

113,3 

56,6 

52,9 

415,6 

361,4 

348,  i 

88,4 

20,1 

64,5 

41,0 

415,7 

93,7 

50,0 

45,5 

46,7 

LE    SOCIALISME  d'ÉTAT.  lÛS 

Ces  chiffres  de  proportion,  dans  le  tableau  ci-dessus,  compren- 
nent pour  chaque  classe  de  professions  :  les  chefs  d'exploitation,  leurs 
employés  et  leurs  ouvriers,  tout  le  personnel  TprodncteuT,Erwerhs- 
thiitig,  sans  les  domestiques  et  les  personnes  de  la  famille,  Die- 
nende  und  Augchôrige,  non  occupés  activement  dans  l'exploitation. 
Le  recensement  fait  pour  tout  l'empire  allemand  porte  sur  un  nombre 
total  de  /I5, 222, 113  individus,  dont  19,225,455  vivent  directe- 
ment de  l'agriculture  et  des  branches  de  travail  qui  s'y  rattachent, 
y  compris  l'élève  du  bétail   et  la  pêche  :  16,058,080  individus 
tirent  leurs  moyens  d'existence  de  la  transformation  des  produits 
bruts  ou  d'industries  manufacturières;  4,531,080  du  commerce  et 
des  transports;  2,058,412  de  fonctions  publiques  ou  de  profes- 
sions libérales,  dont  459,825  militaires;  1,354,486  personnes  figu- 
rent sans  état,  etc.  Parmi  les  45,222,113  individus  recensés,  il  y  en 
a  18,986,494  d'indiqués  comme  .chefs  de  maison  ou  producteurs, 
tandis  que  les  26,235,619  autres  appartiennent  à  leur  famille  ou  y 
servent  comme  domestiques.  Les  domestiques  figurent  au  nombre 
de  1,354,486,  dont  702,125  du  sexe  féminin,  dans  la  classe  des  in- 
dividus occupés  d'ouvrages  salariés  de  nature  variable. 

Sauf  le  royaume  de  Saxe,  les  deux  principautés  de  Reuss  et 
les  villes  libres  hanséatiques,  la  population  agricole  prédomine  par- 
tout sur  les  autres  classes.  Cette  population,  dont  une  proportion 
de  88  pour  100  vit  dans  des  localités  de  moins  de  2,000  habitans, 
se  décompose  ainsi  : 


Chefs  d'exploitation.  .  , 
Personnel  administratif. 
Aides  et  ouvriers  .   .  .   . 


Producte\irs. 

Familles. 

Domestiques, 

2.288.033 

6.309.766 

39i.773 

66.64i 

128.032 

13.290 

5.881.819 

4.126.248 

16.850 

La  classe  des  professions  industrielles,  commerce  et  transports 
non  compris,  avec  un  total  de  6,396,465  producteurs,  présente 
la  composition  suivante  : 


Producteurs.  Familles.  Domestiques, 

Chefs  d'exploitation  établis   pour 

leur  propre  compte 1.861.502  4.141.344  263.323 

Chefs  d'e-xploitation  travaillant  à 

domicile   pour  compte  d'autrui     .  339.644  432.489  2.787 

Personnel  administratif 99.076  1.58.086  14.157 

Aides  et  ouvriers 4.096.243  4.627.134  22.29i 


144 


REVUE   DES    DEUX    MONDES. 


Au  point  de  vue  politique,  il  y  a  enfin  intérêt  à  constater  com- 
ment les  producteurs  recensés  dans  la  classe  des  professions  indus- 
trielles se  répartissent  entre  les  centres  de  population  de  diverse 
importance.  Le  recensement  du  5  juin  1882  donne  ces  chiffres  : 


Villes  avec  plus  de  100,000  habitans.  . 
Villes  de  100,000  à  20,000  habitans.  . 
Villes  de  20,000  à  5,000  habitans.  .  .  . 
Communes  de  5,000  -à  2,(00  habitans.  . 
Communes  avec  moins  de  2,000  habitans. 

Empire  d'Allemagne,  ensemble.    . 


Hommes. 

Femmes. 

535.. 569 

181.724 

715. 64S 

184.0.54 

1.00G.22i 

223.030 

919.710 

184.711 

2.091.23S 

353.457 

5.269.489 

1.126.976 

Berlin ,  Hambourg,  Francfort,  Hanovre ,  Breslau ,  Dusseldorf, 
Elberfeld,  Altona,  Nurenberg,  la  plupart  des  grandes  villes  sont  au- 
jourd'hui représentées  au  Reichstag  par  des  députés  socialistes. 
Dans  les  centres  industriels,  où  les  démocrates  socialistes  n'ont 
pas  la  majorité,  ils  comptent  dès  maintenant  des  minorités  impo- 
santes, dont  le  chiffre  va  croissant  à  chaque  élection  nouvelle  et 
augmente  en  proportion  de  l'accroissement  de  la  population,  Nulle 
part  le  socialisme  n'a  fait  autant  de  progrès  que  dans  le  royaume  de 
Saxe,  celui  des  pays  allemands  dont  la  population  est  la  plus  dense, 
dont  l'industrie  est  la  plus  développée,  où  le  culte  protestant  do- 
mine à  peu  près  exclusivement  comme  religion.  Lors  du  recense- 
ment de  1880,  la  population  de  l'Allemagne  se  répartissait,  au  point 
de  vue  des  cultes,  en  28,331,152  protestans,  16,232,651  catho- 
liques, 561,612  israélites,  le  reste  appartenant  à  d'autres  sectes  ou 
sans  culte  avoué.  Les  catholiques  prédominent  par  le  nombre  en 
Bavière,  dans  le  pays  de  Baden,  en  Alsace-Lorraine,  dans  les  pro- 
vinces prussiennes  du  Rhin,  de  Hesse-lNassau,  de  Posen,  de  Silé- 
sie  et  de  Westphalie.  Sans  aucun  doute,  l'influence  du  clergé  et  les 
pratiques  religieuses  plus  développées  au  sein  des  populations  ou- 
vrières catholiques  de  l'Allemagne  ont  arrêté  parmi  celles-ci  la  pro- 
pagande du  socialisme.  Aussi  bien  est-ce  là  un  des  motifs  pour  les- 
quels le  gouvernement  allemand  et  le  prince  de  Bismarck  proclament 
maintenant  la  solidarité  des  intérêts  conservateurs  et  de  l'esprit  re- 
ligieux par  l'abrogation  des  lois  édictées  sous  le  régime  du  Ciiltur- 
kaynpf.  Une  expérience  aussi  décisive  que  pénible  apprend  au 
plus  puissant  des  hommes  d'état  contemporains  à  reconnaître  la 
religion  comme  première  garantie  d'ordre  public.  Le  conseiller  in- 
time lUing,  dans  un  rapport  sur  l'augmentation  de  la  criminalité  en 
Prusse  pendant  les  trente  dernières  années,  dit  de  son  côté  :  «  Pour 


LE    SOCIALISME    d'ÉTAT.  1A5 

les  classes  inférieures  du  peuple,  il  n'y  a  point  de  morale  sans  reli- 
gion, et  si  la  foi  religieuse,  sur  laquelle  repose  l'impératif  catégorique 
des  dix  commandemens,  est  minée  dans  le  peuple,  le  fondement  de 
la  morale  tombe  avec  elle  :  l'immoralité  prend  la  place  des  bonnes 
mœurs.  »  Et,  plus  loin  :  «  Le  caractère  de  la  criminalité  dans  le 
cours  des  années  ne  s'est  pas  amélioré  ;  au  contraire,  il  a  empiré. 
Le  ferment  morbide  qui  trouve  son  expression  dans  le  crime  donne 
lieu  aux  préoccupations  les  plus  sérieuses  par  le  nombre  croissant 
des  crimes  et  par  sa  malignité  croissante.  » 

Aucun  autre  parti  politique  n'a  en  Allemagne  une  organisation 
comparable  à  celle  des  socialistes.  Le  socialisme  collectiviste  gran- 
dit avec  une  vigueur  inouïe,  malgré  les  mesures  prises  pour 
empêcher  son  développement.  Si  les  grandes  villes  industrielles 
sont  en  son  pouvoir  pour  la  représentation  au  parlement,  la  pro- 
pagande s'étend  aussi  aux  districts  ruraux.  Aux  dernières  élec- 
tions du  21  février  de  cette  année,  des  contrées  jusque  aujourd'hui  à 
l'abri  des  menées  du  parti  ont  été  entamées  avec  succès.  Dans  la 
circonscription  de  Hildesheim ,  notamment ,  le  nombre  des  voix 
socialistes  s'est  élevé,  dans  l'espace  de  trois  ans,  de  500  à  2,830. 
En  Saxe,  malgré  l'état  de  siège  établi  à  Leipzig,  les  suffrages  en 
faveur  des  candidats  communistes  se  sont  élevés  de  1*29,000  en 
1884  à  151,000  en  1887.  A  Hanovre-Linden,  les  socialistes  ral- 
liaient à  peine  1,986  voix  en  1871  :  trois  années  après,  le  chiffre 
atteint  était  3,853;  en  1877,  il  s'est  élevé  à  b,60li  ;  en  1878,  à 
6,588  ;  en  1884,  à  12,180,  et  en  1887,  à  16,526.  A  Berhn,  la  pro- 
gression est  plus  imposante  encore  :  en  quinze  ans,  les  suffrages 
du  parti,  limités  à  la  quantité  négligeable  de2,058pourrannéel871, 
se  sont  élevés  à  68,535  en  188il,  pour  atteindre  le  nombre  de  94,259 
en  1887,  en  dépit  des  lois  d'exception  édictées  contre  les  meneurs. 
Un  manifeste  communiste,  répandu  dans  la  capitale  à  un  nombre 
d'exemplaires  énorme,  malgré  tous  les  efforts  de  la  police,  exposait 
aux  électeurs  que  «  plus  l'agitation  pour  la  cause  commune  serait 
vigoureuse,  plus  elle  hâterait  le  moment  oii  le  feu  purifiant  de  la 
révolution  dévorerait  ce  vieux  monde  rempli  de  crimes  et  de  vio- 
lences.» Lors  d'une  réunion  tenue  il  y  a  quelques  années,  les  chefs 
ont  donné  le  mot  d'ordre  :  «  Pas  de  sociétés  secrètes  ni  de  conspi- 
rations. Contentez-vous  de  vous  rencontrer  quatre  ou  cinq  ensemble 
dans  vos  demeures.  Il  n'y  a  pas  de  police  qui  puisse  empêcher  cela  ; 
tous  les  agens  de  Berlin  ne  suffiraient  pas  pour  surveiller  de  sem- 
blables réunions.  »  La  parole  de  Bebel  au  Reichstag  devient  une 
réalité  :  «  Aous  avons  des  partisans  là  où  vous  ne  les  soupçonnez 
même  pas,  où  la  police  ne  pénétrera  jamais.  »  Oui,  les  progrès  du 

TOME  LXXXIV.  —  1887.  10 


1/16  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

socialisme  révolutionnaire  en  Allemagne  dépassent  en  intensité  l'ac- 
croissement déjà  si  considérable  de  la  population. 


III. 


Les  revendications  actuelles  des  députés  socialistes  pour  la  protec- 
tion du  travail  et  des  ouvriers  ne  donnent  pas  l'idée  du  vrai  pro- 
gramme du  parti.  Ce  programme  fut  arrêté  au  congrès  tenu  à  Gotha  au 
mois  de  mai  1875,  pour  la  fusion  en  un  parti  unique  des  associations 
ouvrières  à  tendances  communistes.  Nous  y  retrouvons  la  doctrine  de 
Karl  Marx  sur  le  socialisme  international  et  la  constitution  de  l'état 
socialiste,  fondé  sur  la  confiscation  de  la  propriété  individuelle  pour 
l'exploitation  collective,  en  vue  de  la  répartition  des  produits  dans 
la  mesure  des  besoins  de  chacun.  Tout  en  demandant  des  réformes 
économiques  adaptées  aux  conditions  actuelles  de  la  société  et  sus- 
ceptibles, à  leur  avis,  d'assurer  l'organisation  de  l'état  ouvrier  par 
une  transformation  pacifique,  les  chefs  du  parti  conviennent  qu'en 
réalité  la  résistance  de  la  bourgeoisie  aura  pour  effet  le  renveree- 
ment  de  l'ordre  de  choses  existant  par  une  révolution  violente.  Dans 
son  exposé  plus  ou  moins  nuageux  ou  diffus,  le  programme  de  Gotha 
s'exprime  ainsi  :  «  Source  de  toute  richesse  et  de  toute  civilisation, 
le  travail,  pour  être  d'une  utilité  universelle,  doit  être  entrepris  par 
la  société  elle-même.  C'est  à  la  société,  à  tous  ses  membres  pris  col- 
lectivement, qu'appartient  en  totalité  le  produit  de  ce  travail.  Tous 
les  citoyens  ont  les  mêmes  droits  et  les  mêmes  devoirs  pour  l'ex- 
ploitation commune.  La  part  du  produit  pour  chacun  sera  mesurée 
à  ses  besoins  raisonnables.  Dans  la  société  actuelle,  les  capitalistes 
possèdent  comme  monopole  des  moyens  de  travail  ou  de  produc- 
tion. Par  suite,  la  classe  ouvrière  se  trouve  dans  une  complète  dé- 
pendance, qui  est  la  cause  unique  de  la  misère  et  de  la  servitude 
sous  toutes  ses  formes.  Pour  l'affranchissement  des  travailleurs,  il 
faut  que  les  moyens  de  travail  deviennent  le  lien  commun  de  la 
société,  que  l'exploitation  soit  organisée  dans  un  intérêt  collectif, 
avec  une  répartition  juste  des  profits  obtenus.  L'affranchissement  du 
travail  doit  être  l'œuvre  exclusive  de  la  classe  ouvrière.  Toutes  les 
autres  classes  de  la  société  ne  sont,  vis-à-vis  de  la  classe  ouvrière, 
que  des  masses  réactionnaires.  —  Conformément  à  ces  principes,  le 
parti  des  ouvriers  socialistes  allemands  s'efforcera  d'arriver,  par  tous 
les  moyens  légaux,  à  l'établissement  de  l'état  libre  et  à  l'organisation 
communiste  de  la  société  ;  il  cherchera  à  briser  la  loi  d'airain  du  sa- 
laire par  l'abolition  du  système  du  travail  salarié,  à  en  finir  avec 
l'exploitation  de  l'homme  par  l'homme,  à  faire  cesser  toutes  les  iné- 


I 


LE    SOCIALISME    d'ÉTAT.  1/17 

galités  sociales  et  politiques.  Le  parti  des  ouvriers  socialistes  alle- 
mands, tout  en  exerçant  plus  directement  son  action  dans  les  limites 
du  pays,  n'oublie  pas  que  le  mouvement  ouvrier  a  un  caractère  inter- 
national. 11  est  décidé  à  remplir  tous  les  devoirs  que  cette  situation 
impose  aux  travailleurs,  pour  que  la  théorie  de  l'union  fraternelle  des 
hommes  devienne  enfin  une  réalité.  » 

Ainsi,  impossible  de  s'y  méprendre,  la  profession  de  foi  et  la  dé- 
claration de  principes  du  parti  ouvrier  allemand  affirment  le 
caractère  international  du  mouvement  entrepris  pour  l'émancipa- 
tion prétendue  des  travailleurs,  pour  la  substitution  de  l'état  socia- 
liste à  la  société  actuelle.  Cette  déclaration  de  guerre  sans  merci  à 
l'ordre  existant  sépare  les  ouvriers  de  toutes  les  autres  classes 
sociales,  sans  exception.  Par  le  fait  qu'ils  adhèrent  au  pro- 
gramme, les  socialistes  renoncent  à  avoir  une  patrie  particulière  : 
s'ils  exercent  encore  les  droits  attachés  à  leur  qualité  de  citoyens 
allemands,  c'est  comme  moven  d'atteindre  le  but  du  communisme 
cosmopolite.  Le  programme  de  Gotha  reflète  le  manifeste  de  l'union 
internationale  proclamé  à  Londres  par  Karl  Marx,  le  prophète  re- 
connu du  parti,  qui  prêche  en  termes  clairs  et  nets  la  nécessité  d'une 
révolution  violente  :  a  L'état  moderne,  avec  son  système  de  gouver- 
nement, est  seulement  une  délégation  qui  administre  les  affaires 
communes  de  toute  la  classe  bourgeoise.  La  bourgeoisie  a  joué 
dans  l'histoire  un  rôle  éminemment  révolutionnaire.  Là  où  elle  est 
arrivée  à  la  domination,  elle  a  détruit  toutes  les  conditions  féodales, 
patriarcales,  idylliques.  Elle  a  déchiré  impitoyablement  les  liens 
féodaux  bigarrés  qui  attachaient  l'homme  à  son  supérieur  naturel, 
et  n'a  laissé  subsister  d'homme  à  homme  d'autre  lien  que  l'intérêt 
nu,  que  le  paiement  au  comptant  sans  sentiment.  Elle  a  dissous  la 
dignité  personnelle  en  valeur  d'échange,  et,  en  place  des  innom- 
brables libertés  garanties  et  bien  acquises,  elle  a  mis  celle  d'un 
libre-échange  sans  conscience.  En  un  mot,  elle  a  remplacé  l'exploi- 
tation, voilée  d'illusions  religieuses  et  politiques,  par  l'exploitation 
ouverte,  directe,  sèche  et  éhontée.  »  De  là  la  conclusion  finale  : 
«  Les  communistes  dédaignent  de  faire  un  secret  de  leurs  inten- 
tions et  de  leurs  vues.  Ils  déclarent  ouvertement  que  leur  but  ne 
peut  être  atteint  que  par  le  renversement  violent  de  tout  ordre 
social  existant  jusqu'à  présent.  Que  les  classes  dominantes  trem- 
blent devant  une  révolution  communiste  !  Les  prolétaires  n'ont  rien 
à  y  perdre  que  leurs  chaînes.  Ils  ont  à  y  gagner  un  monde.  Prolé- 
taires de  tous  les  pays,  unissez-vous!  » 

Tel  étant  le  but  à  atteindre,  quels  sont  les  moyens  à  mettre  en 
œuvre  pour  y  arriver?  La  convention  de  Gotha  recommande  aux  so- 
cialistes le  suffrage  universel  direct,  égal,  obligatoire  ;  la  législation 


1A8  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

directe  par  le  peuple,  qui  doit  décider  de  la  paix  et  de  la  guerre  ; 
les  milices  nationales  remplaçant  les  armées  permanentes;  l'abo- 
lition de  toute  loi  d'exception,  en  particulier  des  lois  qui  mettent 
des  bornes  à  la  libre  manifestation  de  la  pensée  ;  la  justice  gratuite 
rendue  par  le  peuple,  moyennant  des  tribunaux  électifs  ;  l'éduca- 
tion des  enfans  gratuite,  égale,  obligatoire.  Dans  les  conditions  ac- 
tuelles de  la  société ,  les  représentans  élus  du  parti  ouvrier  alle- 
mand doivent  réclamer  tout  le  développement  des  libertés  politiques  ; 
un  seul  impôt  progressif;  le  droit  illimité  de  coalition;  la  fixation 
d'une  journée  normale  de  travail,  suivant  les  besoins  sociaux  ;  l'in- 
terdiction du  travail  des  enfans  et  de  tout  travail  de  la  femme,  con- 
traire à  l'hygiène  et  aux  bonnes  mœurs  ;  des  lois  protectrices  de  la 
vie  et  de  la  santé  des  ouvriers  ;  une  loi  réglant  le  travail  des  déte- 
nus dans  les  prisons;  l'affranchissement  des  caisses  de  secours.  Ces 
dernières  propositions  nous  ramènent  aux  motions  actuellement  à 
l'ordre  du  jour  au  Reichstag,  acceptées  en  partie  par  le  parlement 
et  par  le  gouvernement.  Agir  d'abord  dans  le  cadre  de  la  nationa- 
lité, en  reconnaissant  les  devoirs  de  la  solidarité  internationale,  pour 
réaliser  la  fraternité  de  tous  les  hommes  et  aboutir  à  la  république 
universelle,  voilà  la  tactique  suivie  par  les  socialistes  allemands 
avec  une  discipline  sévère  et  une  persévérance  inébranlable. 

Devenue  une  puissance  avec  laquelle  les  pouvoirs  existans  se 
voient  obligés  de  compter,  le  socialisme,  en  tant  que  parti  politique, 
n'a  pas  encore  vingt-cinq  ans  d'existence  en  Allemagne.  En  France, 
la  fameuse  formule  du  programme  de  Gotha  :  à  chacun  suivant  ses 
besoins^  a  déjà  trouvé  dans  les  ateliers  nationaux  de  18/i8  une  appli- 
cation, dont  l'expérience  n'est  pas  de  nature  à  inspirer  confiance 
dans  l'efficacité  de  l'organisation  communiste  du  travail.  Toutefois, 
le  mouvement  socialiste  qui  remua  chez  nous  les  classes  ouvrières 
pendant  les  dernières  années  du  règne  de  Louis-Philippe  ne  s'est 
pas  propagé  au-delà  du  Rhin.  Comme  l'a  fait  remarquer  ici  même  (1) 
M.  Emile  de  Laveleye,  sauf  dans  le  pays  de  Raden,  les  ouvriers  alle- 
mands n'étaient  pas  préparés  à  comprendre.  L'esprit  féodal  régnait 
encore,  et  son  influence  dominait  toujours  dans  les  autres  états  de  la 
Confédération  germanique,  bien  que  les  institutions  de  l'ancien  ré- 
gime y  eussent  déjà  disparu  en  partie.  Les  artisans  y  restaient  sou- 
tenus et  contenus  par  les  corporations  de  métiers,  que  les  partis  con- 
servateurs s'efforcent  de  consolider  à  nouveau  sous  nos  yeux.  La 
grande  industrie  manufacturière  était,  à  ses  débuts,  bien  en  retard 
sur  le  développement  acquis  par  l'exploitation  capitaliste  en  Angle- 
terre et  en  France.  Les  classes  inférieures,  ne  s'imaginant  pas  que 

(1)  Voir  la  Revue  du  ^>  septembre  et  du  15  décembre  1870. 


LE    SOCIALISME    d'ÉTAT.  149 

leur  sort  pût  être  différent  de  ce  qu'il  était,  s'y  résignaient,  sans  se 
douter  qu'elles  pourraient  obtenir  un  jour  le  droit  de  suffrage  et 
jouer  un  rôle  politique.  L'idée  du  peuple  souverain  était  encore  étran- 
gère à  la  grande  masse. 

Pourtant  les  tentatives  pour  amener  l'ouvrier  allemand  à  récla- 
mer des  réformes  politiques  et  économiques,  en  lui  montrant  qu'il 
était  malheureux,  n'ont  pas  manqué.  Ces  tentatives,  purement  spé- 
culatives et  limitées  au  domaine  de  la  littérature,  ne  pouvaient 
pénétrer  au  sein  de  populations  qui  lisaient  peu  et  se  mêlaient 
moins  encore  les  unes  aux  autres,  retenues  comme  elles  l'étaient 
sur  le  territoire  étroit  d'une  multitude  de  petits  états  sans  facilités 
de  déplacement.  Il  y  a  plus  d'un  siècle,  dès  177li,  Heinze  a  recom- 
mandé en  Allemagne,  dans  son  fameux  Ardighello,  la  commu- 
nauté des  biens  et  des  femmes.  En  1795  déjà,  Klinger  flagelle  la 
domination  du  capital  dans  le  récit  humoristique  de  ses  voyages 
avant  le  déluge  :  Reisen  vor  der  Sïindfluth.  Le  déluge,  dans  la  pen- 
sée de  cet  écrivain,  c'était  le  bouleversement  de  l'état  social  d'alors 
sous  l'effet  des  désordres  de  la  classe  en  possession  de  la  richesse 
et  du  pouvoir.  Un  philosophe  célèbre,  Jean-Gotlieb  Fichte,  dont 
certaines  maximes  sont  gravées  sur  les  murs  de  la  salle  des  pas- 
perdus,  au  palais  du  Reichstag,  devançant  Proud'hon,  appelle  l'ordre 
économique  de  son  temps  une  anarchie  déplorable.  Dans  ses  Bei- 
Ir'dge  zur  Berichtigung  der  JJrtheile  dea  Publikums  iiber  die  fran- 
zôsische  Révolution,  mis  au  jour  en  1793  et  en  1796,  dans  la  Grund- 
lage  des  Naturrechts  nach  Prinzipien  der  Wissenschaft^  il  qualifie 
de  vol  le  revenu  des  classes  qui  possèdent,  revenu  dû,  selon  lui,  au 
seul  producteur,  sans  diminution  ni  retenue,  à  charge  pour  l'état 
de  régler  la  production  systématiquement,  avec  garantie  des  dé- 
bouchés et  suppression  de  la  monnaie  métallique  comme  moyen 
d'échange  ou  d'achat.  Longtemps  ces  dissertations  philosophiques, 
où  apparaissent  les  principes  formulés  dans  le  programme  de  nos 
collectivistes  d'aujourd'hui,  sont  restées  sans  écho  dans  les  masses 
profondes  du  peuple.  Le  prolétariat  moderne  n'existait  pas  encore, 
ni  les  grandes  agglomérations  manufacturières,  où  l'agitation  socia- 
liste devait  trouver  depuis  son  véritable  élément.  Nous  n'aperce- 
vons la  première  tentative  de  propagande  active  qu'en  1818,  l'an- 
née même  de  la  naissance,  à  Trêves,  de  Karl  Marx,  le  futur  apôtre 
du  socialisme.  Cette  année-là,  dans  la  même  ville,  un  jeune  fonc- 
tionnaire, Louis  Gall,  plus  connu  peut-être  par  son  procédé  pour 
améliorer  les  vins  acides,  ému  des  souffrances  des  ouvriers  de  l'Eifel, 
proposa  la  création  d'une  association  pour  procurer  à  tous  les  sujets 
allemands  nécessiteux  du  travail  convenablement  rétribué,  avec 
un   logement  salubre  et  un  patrimoine  suffisant.  Cette  tentative 


150  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

n'ayant  pas  abouti,  Gall  quitta  le  service  de  l'état,  afin  de  chercher 
en  Amérique  les  moyens  que  lui  refusait  la  mère  patrie.  Au  lieu  des 
capitaux  indispensables  pour  éteindre  le  paupérisme,  le  naïf  phi- 
lanthrope rapporta  du  Nouveau-Monde  les  matériaux  d'un  livre  qu'il 
fit  imprimer,  en  1820,  sous  ce  titre  :  Où  est  le  re^nède?  (Was 
konntc  helfen? )  Une  société  fondée  ensuite  sous  ses  auspices  à 
Erfurt  :  Gegen  jede  ISoih  des  Mangels  und  des  Uber (lusses ,  ne 
réussit  pas  mieux  à  résoudre  la  question  sociale  que  l'organe 
de  propagande  des  Menschenfreundlichen  Bldtter,  publié  à  partir 
de  1828.  Après  le  refus  d'une  demande  de  brevet  pour  l'invention 
d'un  appareil  à  distiller,  dont  il  espérait  tirer  20,000  thalers  des- 
tinés à  créer  dans  un  village  modèle  un  lavoir  gratuit  et  une  bou- 
langerie coopérative,  comme  premiers  essais  d'exploitation  collec- 
tive, Gall  se  retira  en  Hongrie,  où  il  trouva  l'idée  de  son  procédé 
d'amélioration  des  vins  faibles  par  le  sucrage. 

La  doctrine  socialiste  de  Gall,  développée  dans  le  recueil  des 
Feuilles  philanthropiques,  comme,  peu  après,  les  publications  de  son 
émule  Weitling,  s'inspirent  du  discours  de  Rousseau  sur  l'origine 
de  l'inégalité  et  des  théories  économiques  de  Fourier.  A  entendre 
ces  doctrinaires,  tous  les  biens  terrestres  ont  leur  source  dans  le 
travail.  Malheureusement,  les  travailleurs  producteurs  de  la  ri- 
chesse nationale  sont  livrés  à  la  misère,  non  à  cause  de  l'insuffi- 
sance de  la  production,  mais  parce  que  des  millions  d'hommes  ne 
possèdent  que  leurs  bras,  incapables  de  secouer  l'oppression  du 
capital.  La  domination  du  capital  ou  de  l'argent  accumulé  entre 
quelques  mains  privilégiées  est  l'origine  de  tout  le  mal  dont  souf- 
frent les  ouvriers,  les  petits  propriétaires  cultivateurs  comme  les 
artisans,  qui  ne  peuvent  obtenir  une  rémunération  suffisante  pour 
leur  travail.  Ainsi,  la  société  se  partage  en  deux  classes  :  l'une  qui 
crée  la  richesse  sans  en  jouir,  ce  sont  les  travailleurs  ;  l'autre,  for- 
mée des  privilégiés  de  la  fortune,  qui  jouit,  en  vertu  de  ses  capi- 
taux, du  labeur  des  ouvriers,  vivant  de  revenus  fixes  sous  forme 
de  rentes,  de  loyers  ou  de  dividendes.  Par  suite,  capitalistes  et 
travailleurs  sont  séparés  «  en  deux  camps  ennemis,  avec  des  inté- 
rêts contraires  :  la  situation  des  uns  s'améliore  dans  la  mesure  oii 
empire  la  condition  des  autres,  en  devenant  de  plus  en  plus  pré- 
caire et  misérable.  »  Comme  moyen  de  réforme,  pour  réaliser  un 
état  de  choses  meilleur,  Gall  réclame  pour  chacun,  avec  le  droit  au 
travail,  une  existence  digne  de  l'homme.  L'association  des  ouvriers 
avec  les  cultivateurs  doit  permettre  de  neutraliser  l'action  oppres- 
sive des  gros  capitaux  par  la  force  du  travail  collectif.  Telle  est 
aussi  la  thèse  du  compagnon  tailleur  Wilhelm  Weitling,  soutenue 
dans  ses  écrits  sur  «  l'humanité  telle  qu'elle  est  et  telle  qu'elle  de- 


LE    SOCIALISME    d'ÉTAT.  151 

vrait  être,  »  Die  Menschheit  ivie  sie  ist  und  wie  sie  sein  soll,  imprimé 
en  1835,  et  sur  «  les  garanties  d'harmonie  et  de  liberté,  »  Ga- 
rantien  der  Harmonie  und  Frciheit,  publié  en  1842  à  Zurich. 
«  L'égalité  absolue,  lisons-nous  dans  ce  dernier  ouvrage,  ne  peut 
être  établie  que  par  la  destruction  de  l'organisation  actuelle  de 
l'état.  Elle  comporte  seulement  une  administration  et  n'admet  pas 
de  gouvernement.  Lorsque  la  propriété  a  été  établie  primitivement, 
on  a  pu  l'admettre,  parce  qu'elle  n'enlevait  à  personne  ni  le  droit 
ni  le  moyen  de  devenir  propriétaire,  car  il  n'y  avait  pas  d'argent, 
mais  des  terres  en  surabondance.  Depuis  l'instant  où  l'homme  libre 
ne  put  plus  occuper  une  partie  du  sol,  la  propriété,  au  contraire,  a 
cessé  d'être  un  droit.  Devenue  une  injustice  criante,  la  propriété 
apparaît  maintenant  comme  la  source  du  dénûment  et  de  la  mi- 
sère des  masses.  Je  vous  le  dis,  ouvrez  vos  prisons  et  dites  à  ceux 
que  vous  y  avez  enfermés  :  Vous  ne  saviez  pas  plus  que  nous  ce 
qu'est  la  propriété.  Réunissons  nos  efforts  pour  abattre  ces  murs, 
ces  haies,  ces  barrières,  afin  que  disparaisse  la  cause  de  notre  ini- 
mitié et  que  nous  puissions  vivre  en  frères.  » 

Weiiling,  comme  Gall,  a  essayé  l'application  pratique  de  ses 
rêves  humanitaires.  Étant  à  Paris,  affilié  à  la  société  secrète  com- 
muniste de  «  l'Alliance  des  justes,  »  il  fonda  une  pension  coopé- 
rative. Selon  les  prévisions  et  les  calculs  du  fondateur,  la  pension 
en  question  devait  procurer  annuellement  à  ses  associés  coopéra- 
teurs  un  bénéfice  de  14,000  francs.  Au  bout  de  la  première 
année,  le  gérant  se  sauva  avec  9,000  francs  déposés  dans  la 
caisse  sociale,  laissant  comme  fiche  de  consolation  aux  socié- 
taires les  notes  des  fournisseurs  à  payer.  Les  premières  associa- 
tions socialistes  allemandes  se  sont  ainsi  formées  sur  le  sol  fran- 
çais, après  la  révolution  de  juillet.  De  ce  nombre  fut  le  Deutscher 
Volksverein,  constitué  en  1832  dans  le  dessein  de  transformer  l'Alle- 
magne en  un  état  unitaire  avec  une  constitution  démocratique, 
longtemps  avant  l'apparition  sur  la  scène  de  Ferdinand  Lassalle. 
Supprimée  par  un  arrêt  de  la  police  de  Paris,  cette  association  se 
réorganisa,  sous  le  nom  de  Jung-Dcutschland,  à  l'état  de  société 
secrète.  Elle  inscrivit  à  l'article  premier  de  ses  statuts  :  «  l'affran- 
chissement et  la  régénération  de  l'Allemagne,  avec  la  réalisation 
des  principes  énoncés  dans  la  Déclaration  des  droits  de  l'homme  et 
du  citoyen.  »  Un  autre  article  édictait  la  peine  de  mort  contre  les 
affiliés  qui  trahiraient  la  société.  Plus  tard,  les  visées  socialistes 
furent  ajoutées  à  l'action  d'abori  exclusivement  politique  de  l'asso- 
ciation, qui  étendit  ses  ramifications  aux  principales  villes  d'Alle- 
magne. Strasbourg  avait  une  de  ses  succursales  ;  mais  le  quartier- 
général  se  trouvait  à  Paris  et  à  Londres.  Quand  un  ouvrier  allemand 


152  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

arrivait  dans  l'une  ou  l'autre  de  ces  deux  capitales,  les  affiliés  de  la 
Jeune-Allemagne  lui  proposaient  immédiatement  de  l'enrôler  dans 
leurs  rangs.  Ceux  qui  se  laissaient  faire  étaient  ordinairement  les 
ouvriers  les  mieux  payés.  Lors  de  la  présentation  aux  clubs,  lesem- 
baucheurs  disaient  aux  nouveaux  arrivans  :  «  Les  ouvriers  sont  las 
de  travailler  pour  des  fainéans,  de  soufTrir  des  privations,  quand 
les  capitalistes  se  vautrent  dans  l'opulence.  Nous  ne  voulons  pas 
plus  longtemps  nous  laisser  imposer  des  charges  écrasantes  par  des 
égoïstes,  ni  respecter  des  lois  qui  maintiennent  les  classes  les  plus 
utiles  de  la  société  dans  l'abjection,  le  dénûment,  le  mépris  et 
l'ignorance,  pour  donner  à  quelques  privilégiés  les  moyens  de  s'éri- 
ger en  maîtres  et  seigneurs  des  masses  laborieuses.  Nous  voulons 
nous  affranchir  et  émanciper  comme  nous  tous  les  hommes  sur 
toute  la  surface  terrestre,  afin  qu'aucun  ne  soit  ni  mieux  ni  plus 
mal  considéré  que  les  autres,  mais  que  tous  partagent  également 
l'ensemble  des  charges  et  des  peines,  des  joies  et  des  jouissances, 
que  tous,  en  un  mot,  vivent  en  communauté  dans  une  condition 
égale.  Veux-tu  faire  comme  nous  ?  »  Par  ces  affiliations  et  cette 
œuvre  de  propagande,  Weitling  espérait  recruter  jusqu'en  ISliU  un 
effectif  de  /iO,000  adhérons,  pour  révolutionner  ensuite  le  monde 
et  substituer  aux  anciens  états  monarchistes  de  l'Europe  une  fédéra- 
tion communiste  ouvrière.  Rêve  plein  d'illusion  que  son  ami  et  confi- 
dent Becker  s'efforçait  de  dissiper,  en  conseillant  la  démoralisation 
préalable  des  masses  populaires  avant  de  recourir  aux  moyens  vio- 
lons. «  Nous  ne  sommes  pas  en  état  de  conquérir  le  monde  avec 
le  fer  brut,  assurait  cet  autre  socialiste.  Nous  devons  d'abord  le 
tuer  moralement  et  le  porter  ensuite  à  la  fosse.  Quand  le  candidat 
à  la  mort,  dans  une  dernière  excitation  fébrile,  se  précipitera  sur 
nous  avec  le  couteau,  alors  nous  lui  dirons  :  Attends,  petit!  Ne 
sais-tu  pas  que  les  enfans  ne  doivent  pas  jouer  avec  le  couteau? 
Quiconque  saisit  le  glaive  doit  périr  par  le  glaive,  —  et  nous  lui 
abattrons  la  tête.  » 

Démoraliser  le  monde  avant  de  renvert;er  par  l'insurrection  la 
société  et  l'ordre  établi,  cette  doctrine  ne  s'est  étalée  nulle  part 
avec  un  aussi  dégoûtant  cynisme  que  dans  la  revue  anarchiste  de 
Marr,  publiée  à  partir  de  185/i.  Tandis  que  des  fruits  secs  sortis  des 
universités  allemandes  excitent  les  ouvriers  mécontens  à  la  révolu- 
tion, la  fraction  anarchiste  s'applique  à  assurer  le  renversement  de 
l'état  de  choses  existant  en  poussant  le  peuple  au  désespoir  et  en 
lui  arrachant  le  respect  de  ses  croyances  d'autrefois.  Dieu  et  la 
religion  sont  traités  avec  le  même  mépris  que  les  institutions  so- 
ciales et  le  gouvernement  sous  toutes  ses  formes  :  Abgedroschene 
und  abgcUiane  Geschichtcn.  L'humanité,  dans  son  évolution,  doit 


LE    SOCIALISME    d'ÉTAT.  153 

passer  de  la  démocratie  au  communisme  par  l'anarchie.  Pas  plus 
que  la  monarchie,  le  gouvernement  bourgeois  ne  profite  à  la  masse 
des  travailleurs.  En  dernier  lieu,  la  lutte  doit  se  continuer  entre 
ceux  qui  possèdent  et  ceux  qui  ne  possèdent  pas.  Pour  l'Alle- 
magne, Harro-IIarring,  l'auteur  des  Schulgcfunge,  recueil  de  chants 
pour  les  écoles,  prêche  avant  tout  le  régicide  : 


Drei  mal  Dreizehn  Einzelstaaten 
Sollen  gar  ein  Deutschland  heissen  ? 
So'n  drei  Dutzend  Potentaten 
Mûssen  dort  in's  Grass  einst  beissen. 


Mais  l'exécution  des  princes  souverains  ne  suffit  pas  naturelle- 
ment pour  faire  table  rase  des  autorités  du  passé.  Pour  assurer 
l'émancipation  des  travailleurs,  le  poète  Vesky  jette  dans  le  même 
sac  les  oripeaux  de  tous  les  intermédiaires  parasites  du  gouverne- 
ment : 


Lumpen,  Lumpen  !  bringt  inir  Lumpen, 
Ungewaschen,  ungekrumpen, 
Kœnigskleider,  goldge^tickt, 
Bettlerkleider,  buntgeflickt. 
Ordensbiinder,  Bischofsmûtzen, 
Bunte  Lappea,  blanke  Litzen; 
Ailes  muss  in  meinen  Sack, 
Ailes  muss  in's  Lumiienback. 


De  son  côté,  Marr  s'en  prenait  directement  au  roi  de  Prusse 
dans  la  revue  bi-mensuelle  publiée  avec  Bôrnstein,  en  184ù, 
sous  le  titre  :  Vormirts,  Pan'ser  Signale  ans  Kiinst,  }Vis- 
senschaft ,  Thcatcr,  Musik  wid  gcsclligcn  Leben.  Au  dire  du  doc- 
teur George  Adler,  qui  a  écrit  une  intéressante  histoire  des  ori- 
gines du  mouvement  socialiste  en  Allemagne,  —  Geschirlite  der 
erstcn  sozialpolitischcn  Arbcilerbciregiing  in  Deutschland  (Bres- 
lau,  1885),  —  les  gouvernemens  allemands  portèrent  plainte  à 
Paris  contre  la  publication  de  Bôrnstein.  Le  ministère  Guizot 
intenta  des  poursuites  contre  les  rédacteurs,  dont  Crémieux  ac- 
cepta la  défense,  comme  avocat,  sollicitant  les  juges  «  de  ne  pas 
travailler  pour  le  roi  de  Prusse.  »  Dès  lors,  l'agitation  ouvrière,  sti- 
mulée de  l'étranger ,  se  propagea  à  l'intérieur  de  l'Allemagne. 
Une  première  association  à  tendance  socialiste  se  forma  à  Berlin 
en   J8/i/i,  afin   de  prendre  en  main  les  intérêts  des  travailleurs. 


154  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Au  courant  de  la  même  année,  des  désordres  éclatèrent  dans  plu- 
sieurs centres  industriels  où  la  question  sociale  n'avait  plus  été 
soulevée  depuis  la  guerre  des  paysans.  En  Silésie  notamment,  où 
vivaient,  ou  plutôt  ne  pouvaient  vivre  avec  un  salaire  insuffi- 
sant des  milliers  de  tisserands,  gagnant  14  gros  par  semaine, 
soit  35  sous  pour  l'entretien  d'une  famille  entière  pendant  sept 
jours,  on  vit  démolir  des  toitures  et  brûler  les  inscriptions  des 
dettes.  Ces  excès  dans  les  fabriques  firent  appeler  la  force  armée, 
qui  lira  sur  les  insurgés.  Quelques-uns  tombèrent  sous  les  balles; 
les  autres,  traduits  devant  les  tribunaux,  furent  condamnés  à  re- 
cevoir vingt-quatre. coups  de  bâton  chacun.  Les  troubles  se  commu- 
niquèrent aux  villes  manufacturières  des  bords  du  Rhin.  A  ce  mo- 
ment, Wilhelm  Jordan,  un  poète  estimé,  invita  «  les  quarante 
millions  d'Allemands  à  prendre  souci  de  leur  bonheur  terrestre  plus 
que  de  leur  félicité  problématique  dans  un  autre  monde.  Avant  tout, 
la  société  a  le  devoir  de  veiller  au  bien-être  des  prolétaires,  ces 
bêtes  de  somme  de  la  société,  qui  vêtissent,  nourrissent  et  font 
subsister  doucement  les  riches,  au  prix  d'une  misérable  pitance 
pour  calmer  leur  faim.  »  Tandis  que  Jordan  glorifiait  l'athéisme,  la 
république  et  la  révolution  sociale  dans  son  Schaum,  Freiligrath  fit 
paraître  son  Ça  ira  allemand,  et  Karl  Beck  les  Lieder  vom  annen 
Mann  (chants  des  gueux),  non  moins  excitans.  Toutes  les  bran- 
ches de  la  littérature  étaient  exploitées  pour  la  propagation  des  idées 
communistes,  qui,  dès  lors,  se  répandirent  à  travers  le  pays  comme 
une  épidémie,  entretenue  par  des  Kommunisten-  Verbande  clandes- 
tins et  favorisée  par  la  disette,  après  les  mauvaises  récoltes  de 
1846  et  de  1847. 

Depuis  plusieurs  années,  Berlin  était  devenu  le  siège  d'une  as- 
sociation socialiste  plus  ou  moins  secrète.  Sous  ses  auspices  se 
réunit,  dans  cette  capitale,  la  première  assemblée  ouvrière,  à  la  date 
du  6  avril  1848.  L'assemblée  constata  l'impossibilité  d'améliorer 
le  sort  des  travailleurs  sous  le  régime  de  la  libre  concurrence  ou 
du  libre-échange  dans  son  entière  acception.  Bien  que  la  grande 
masse  des  ouvriers  berlinois  eût  encore  une  médiocre  confiance 
dans  l'efficacité  des  théories  collectivistes,  ils  envoyèrent  un  dé- 
puté, choisi  dans  leurs  rangs,  à  la  chambre  prussienne  et  au  par- 
lement national  de  Francfort.  Pendant  la  session  du  parlement  de 
Francfort  se  réunit  dans  la  même  ville,  le  15  juillet,  un  congrès 
des  compagnons  ouvriers,  le  Gescllencongress,  lequel  soumit  à  l'as- 
semblée nationale,  le  3  août  suivant,  une  adresse  réclamant  le  suf- 
frage universel,  l'instruction  primaire  obligatoire,  la  création 
d'écoles  spéciales  d'arts  et  métiers,  un  impôt  progressif  sur  le  re- 
venu, un  système  des  poids  et  mesures  commun  pour  toute  l'Aile- 


LE    SOCIALISME    d'ÉTAT.  15b 

magne,  la  liberté  de  domicile  et  de  déplacement,  la  suppression  des 
douanes  intérieures,  l'entrée  libre  des  matières  premières  et  des 
denrées  coloniales,  des  droits  protecteurs  contre  la  concurrence  des 
produits  manufacturés  étrangers,  l'aliénation  des  domaines  de  l'état 
au  profit  des  familles  sans  terre,  l'achat  de  terres  en  Amérique  pour 
les  émigrans  en  cas  d'excès  de  population.  En  particulier  pour  les 
ouvriers,  le  congrès  voulait  la  formation  de  corporations  nouvelles, 
l'institution  de  comités  des  arts  et  manufactures  dans  chaque  dis- 
trict, l'élection  d'une  commission  supérieure  de  l'industrie  pour 
tout  le  pays  par  les  comités  locaux  des  districts,  la  fixation  de  la 
journée  normale  de  travail,  enfin  un  minimum  de  salaire  pour  les 
compagnons  et  une  caisse  nationale  de  retraite  pour  pensionner  les 
ouvriers  âgés  devenus  invalides. 

Convenons-en,  les  propositions  des  compagnons  ouvriers  à  Franc- 
fort n'avaient  rien  de  subversif  et  étaient  même  moins  exigeantes 
que  les  demandes  des  députés  socialistes  actuellement  à  l'ordre  du 
jour  au  Reichstag.  Au  congrès  des  compagnons  succéda,  le  23  août 
à  Berlin,  le  congrès  des  délégations  ouvrières,  sous  la  présidence 
du  professeur  ^'ees  von  Esenbeck,  réuni  celui-là  pour  l'organisation 
du  travail  en  Allemagne,  et  afin  d'aviser  aux  moyens  de  protéger 
les  travailleurs  contre  la  prépondérance  du  capital.  Les  délégués  de 
soixante-dix  associations  ouvrières  allemandes  y  procédèrent  à  la 
rédaction  d'un  manifeste  destiné  à  l'assemblée  du  parlement  national 
à  Francfort,  pour  lui  recommander  les  requêtes  des  ouvriers.  De  tout 
cela  sortit  une  fédération  des  ouvriers  allemands,  Arbeitcrrerbrà- 
derimg,  avec  siège  central  à  Leipzig,  à  laquelle  s'affilièrent  toutes 
les  sociétés  représentées  au  congrès  par  lenrs  délégués.  Suivant  la 
déclaration  de  l'organe  officiel  de  cette  fédération,  il  s'agissait 
désormais  de  résoudre  la  question  sociale,  question  réduite  à  une 
lutte  entre  les  capitalistes  et  les  prolétaires,  entre  ceux  qui  détiennent 
la  richesse  et  ceux  qui  sont  dans  la  misère.  Dans  cette  lutte,  les  uns 
combattent  pour  maintenir  les  privilèges  de  l'argent,  les  autres 
pour  les  abolir.  En  proclamant  le  principe  du  droit  au  travail,  qui 
signifie  simplement  le  droit  de  vivre,  en  assurant  l'existence  de 
tout  homme  par  le  travail,  les  ouvriers  reconnaissent  dans  l'asso- 
ciation la  condition  de  leur  affranchissement  par  une  action  com- 
mune et  un  effort  collectif  de  tous  les  travailleurs  appelés  à  s'en- 
tr'aider.  Un  nouveau  congrès  ouvrier,  ouvert  à  Heidelberg,  le 
28  janvier  18^9,  sous  la  présidence  de  Julius  Frœbel,  député  au 
parlement,  examina,  entre  autres  pétitions,  une  requête  demandant 
le  droit  de  chasse  pour  tout  propriétaire,  les  petits  comme  les 
grands,  preuve  que  l'agitation  gagnait  aussi  les  cercles  l'uiaux. 
Sans  l'intervention    du   gouvernement   pour  arrêter    ce    mouve- 


156  REVDE   DES    DEUX    MONDES. 

ment  d'émancipation,  les  ouvriers  des  campagnes  se  seraient 
joints  aux  ouvriers  des  villes  pour  des  revendications  com- 
munes. Sur  toute  l'étendue  de  l'Allemagne,  jusque  dans  les  pro- 
vinces prussiennes  de  l'est,  sur  les  bords  de  la  Vistule,  avaient 
suro-i  des  réunions  pour  la  formation  d'institutions  de  secours  et 
d'assistance,  pour  l'organisation  de  sociétés  coopératives  de  consom- 
mation et  de  production,  de  caisses  de  malades  et  d'invalides.  Ces 
institutions  restèrent  à  l'état  de  projets,  et  ne  devaient  se  réaliser 
que  beaucoup  plus  tard  seulement ,  sous  l'impulsion  de  leurs 
adversaires  d'alors.  A  ce  moment-là,  la  société  bourgeoise,  prise 
de  peur,  se  joignit  aux  gouvernemens  de  la  Confédération  pour 
arrêter  le  mouvement  ouvrier  en  le  comprimant.  Les  autorités 
prussiennes  se  déclarèrent,  le  31  janvier  1850,  contre  le  suffrage 
universel,  considéré  comme  principe  révolutionnaire.  De  même,  à 
l'exemple  de  la  Prusse,  V Arbeiterverbruderung  fut  mise  hors  la  loi 
par  la  Saxe  et  par  la  Bavière.  Par  une  de  ces  contradictions  dont 
la  vie  politique  est  pleine,  le  futur  promoteur  du  suffrage  universel 
en  Allemagne,  celui  qui  devait  présenter  plus  tard,  comme  mesure 
de  salut  social,  l'institution  des  caisses  d'assurances  par  l'état  en 
faveur  des  ouvriers,  le  comte  de  Bismarck,  aujourd'hui  chancelier 
de  l'empire,  demanda  à  l'assemblée  fédérale,  avec  M.  de  Prokesch- 
Osten,  un  rapport  de  son  comité  de  permanence  sur  les  mesures 
à  prendre  contre  les  associations  ouvrières  dans  l'intérêt  de  l'ordre 
publiCi 

Une  décision  des  gouvernemens  confédérés ,  prise  à  la  suite  de 
cette  proposition ,  interdit  dans  toute  l'Allemagne  les  associations 
formées  dans  un  dessein  politique  ou  socialiste.  C'était  la  réponse  à 
l'appel  du  comité  communiste  international  aux  prolétaires  de  tous 
les  pays,  avant  les  journées  de  juin  18/i8,  pour  se  soulever  en- 
semble et  se  prêter  un  concours  mutuel  dans  l'œuvre  d'émancipation 
des  travailleurs.  Le  comité  central  de  cette  association  internatio- 
nale avait  été  transféré  à  Paris  au  mois  de  mars  précédent.  Quel- 
ques douzaines  d'adhérens  seulement  s'étaient  réunis  dans  cette 
nouvelle  affiliation.  A  leur  tête  était  Karl  Marx ,  qui  proclamait  la 
république  universelle,  au  moment  où  surgissait  à  Dusseldorf 
Ferdinand  Lassalle,dans  une  émeute  provoquée  pour  refuser  les  im- 
pôts. Lassalle  et  Marx  sont  devenus  les  vrais  initiateurs  et  les  pro- 
phètes du  socialisme.  Doués  d'un  talent  supérieur,  tous  deux  d'ori- 
gine israélite,  jouissant  d'une  certaine  aisance,  ambitieux,  au- 
toritaires, ils  ont  exercé  une  action  profonde  sur  le  mouvement  so- 
cial au  cours  du  siècle  et  lui  ont  imprimé  une  marque  indélébile. 
Tous  deux  ont  voulu  sincèrement  l'amélioration  du  sort  de  la  classe 
ouvrière,  dont  la  misère  souvent  imméritée  les  a  touchés.  Us  ont 


LE   SOCIALISxME   d'ÉTAT.  157 

consacré  leur  vie  à  cette  œuvre  de  relèvement  des  déshérités  de  la 
société.  Avec  des  moyens  d'action  différens,  le  but  en  vue  est  resté 
le  même  pour  l'un  comme  pour  l'autre ,  poursuivi  avec  persévé- 
rance, avec  une  énergie  sans  égale.  Tandis  que  Lassalle  voulait  re- 
médier au  mal  en  substituant  au  salariat  l'exploitation  coopérative 
avec  le  concours  de  la  monarchie  dans  l'Allemagne  unifiée,  Marx 
cherchait  le  salut  dans  le  renversement  complet  de  l'ordre  existant, 
par  une  action  combinée  des  prolétaires  de  tous  les  pays  contre  la 
propriété  individuelle. 

0  Prolétaires  de  tous  les  pays,  unissez-vous!  »  s'écriait  Marx  dans 
son  premier  appel  à  la  révolution  sociale.  Cette  conclusion  résume 
l'œuvre  entière  du  grand  agitateur.  L'idée  a  pris  un  corps  dans  l'as- 
sociation internationale  des  ouvriers ,  dont  il  a  été  le  créateur  et 
dont  il  a  conservé  la  direction  occulte.  Sa  doctrine  visait  à  l'émanci- 
pation des  travailleurs  par  les  travailleurs  eux-mêmes.  Ses  ouvrages, 
surtout  son  livre  sur  le  Capital,  devenu  la  Bible  du  socialisme,  ont 
eu  pour  objet  d'établir  la  base  scientifique  irréfutable  de  la  doctrine. 
Abolition  de  la  propriété  privée,  centralisation  du  crédit  aux  mains 
de  l'état  dans  une  banque  nationale  ;  pratique  de  l'agriculture  en 
grand,  d'après  les  méthodes  les  plus  perfectionnées;  exploitation 
de  l'industrie  dans  des  ateliers  nationaux ,  tels  devaient  être  les 
moyens  d'exploitation.  Expulsé  d'Allemagne  pour  ses  opinions  ex- 
trêmes, tour  à  tour  réfugié  à  Paris,  à  Bruxelles,  à  Londres,  Karl 
Marx  a  vécu  dans  l'exil ,  poursuivant  ses  études  dans  une  retraite 
modeste,  remuant  les  masses  populaires  à  distance,  sans  se  mêler 
à  elle.  Au  sein  du  comité  de  l'Internationale,  son  caractère  autori- 
taire s'est  heurté  contre  des  rivalités  qui  ont  abouti  à  la  dissolution 
de  l'association,  après  dix  années  d'une  existence  agitée.  Toutes 
ses  recherches  tendent  à  démontrer  que  le  capital  ou  la  richesse 
est,  dans  les  conditions  économiques  actuelles,  le  résultat  de  la  spo- 
liation. Le  paupérisme  gagne  du  terrain  à  mesure  que  le  capital 
s'accumule,  d'où  l'aphorisme  déjà  exprimé  par  Proudhon  :  a  La  pro- 
priété, c'est  le  vol.  »  Dans  sa  conviction,  a  le  mystère  du  travail 
productif  se  résout  en  ce  fait  qu'il  dispose  d'une  certaine  quantité 
de  travail  qu'il  ne  paie  pas.  »  —  «  Par  lui-même,  le  capital  est 
inerte  :  c'est  du  travail  qui  ne  peut  se  revivifier  qu'en  suçant,  comme 
le  vampire,  du  travail  vivant.  »  Pour  remédier  à  cet  état  de  choses, 
la  victime,  les  travailleurs  épuisés  par  le  capital,  ont  dans  le  monde 
entier  un  intérêt,  partout  le  même,  celui  de  s'emparer  de  l'agent 
d'oppression  et  d'abolir  la  propriété  privée  ou  de  l'exploiter  collec- 
tivement pour  le  bien  commun  de  tous.  De  là  la  nécessité  d'une  en- 
tente des  ouvriers  de  tous  les  pays  et  l'organisation  de  l'association 
internationale. 


158  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

L'Internationale,  fondée  le  28  septembre  186/i,  à  Londres,  en  vue 
de  fortifier  l'entente  des  ouvriers  et  d'amener  une  union  fraternelle 
des  travailleurs  dans  toute  l'Europe,  finit,  après  moins  de  dix  an- 
nées d'existence,  par  des  rivalités  de  préséance  entre  les  membres 
du  comité  directeur.  Dans  l'année  de  sa  constitution,  le  plus  popu- 
laire des  chefs  du  socialisme  allemand  avait  terminé  brusque- 
ment dans  un  duel  une  carrière  agitée  et  bruyante.  Ferdinand 
Lassalle,  émule  et  disciple  de  Marx,  quoiqu'il  se  séparât  dans 
la  suite  du  maître  pour  des  divergences  sur  les  moyens  d'exécution, 
considérait  la  question  sociale,  au  fond,  comme  une  question  de 
l'estomac,  eine  Magenfrage.  Un  autre  avait  dit  avant  lui  :  «  En- 
graissez les  paysans,  et  la  révolution  sera  frappée  d'apoplexie.»  Las- 
salle  pensait,  comme  Karl  Marx,  que,  pour  améliorer  d'une  manière 
efficace  et  durable  la  condition  des  ouvriers,  il  fallait  commencer 
par  leur  émancipation  politique.  Le  suffrage  universel  était  la  pre- 
mière condition  du  salut,  le  signe  de  la  rédemption.  Ce  droit  de 
suffrage,  acquis  pour  chacun,  assurait  l'avènement  du  quatrième 
état  :  les  travailleurs  pouvaient  accomplir  la  révolution  sociale  avec 
l'arme  du  bulletin  de  vote,  de  même  que  la  liberté  politique  donnée 
au  monde  par  la  révolution  française  de  1789  avait  assuré  l'avène- 
ment du  tiers-état.  De  même  que  le  tiers-état,  la  bourgeoisie  libé- 
rale, a  sacrifié  l'ordre  ancien  à  la  liberté,  la  nouvelle  couche,  ar- 
rivant au  pouvoir  législatif,  pourra  à  son  tour  subordonner  la 
liberté  économique  à  l'ordre  à  venir.  Car,  toute  la  misère  des  prolé- 
taires, selon  Lassalle,  tient  au  régime  de  l'économie  libérale,  ex- 
ploitée par  les  capitalistes,  afin  d'assurer  sans  entrave  légale  l'op- 
pression du  travail  avec  la  domination  de  l'argent.  Par  la  pratique 
du  suffrage  universel,  les  ouvriers,  qui  sont  le  plus  grand  nombre, 
obtiendront  par  la  législation  une  organisation  nouvelle  du  travail, 
susceptible  de  leur  assurer  une  juste  part  dans  la  production.  Puis, 
le  pouvoir  exécutif  dépendant  d'eux,  des  subventions  de  l'état  per- 
mettront de  créer  des  sociétés  coopératives  de  production,  grâce 
auxquelles  la  participation  égale  des  associés  au  profit  des  entre- 
prises industrielles  remplacera  immédiatement  le  salariat. 

Au  même  moment  où  Schultze-Delitsch  organisait  à  Berlin  les 
banques  populaires  si  utiles  et  si  bienfaisantes  pour  les  artisans  et 
la  petite  industrie,  Lassalle  discutait  avec  son  ami  Ziegler  le  plan 
d'une  grande  association  ouvrière  coopérative,  comme  application 
pratique  de  ses  vues.  Par  cette  association,  formée  par  deux  cent 
mille  adhérens,  versant  dans  la  caisse  une  cotisation  égale  au  pro- 
duit de  deux  journées  de  travail  annuellement,  le  grand  agitateur 
comptait  transformer  à  court  délai  la  condition  de  la  classe  ouvrière 
à  l'intérieur  de  l'Allemagne.  Emporté  par  un  enthousiasme  enivrant. 


LE   SOCIALISME   d'ÉTAT.  J59 

qu'une  appréciation  plus  froide  des  choses  aurait  tempéré,  Lassalle 
croyait  pouvoir  déterminer  dans  l'ordre  économique  un  mouvement 
analogue  au  mouvement  de  réforme  engagé  par  Luther  par  l'affi- 
chage de  ses  thèses  sur  le  portail  de  la  cathédrale  de  Witlemberg. 
Plein  de  confiance  dans  sa  mission,  il  exposa  ses  idées  dans  une 
série  de  conférences  faites  à  Berlin,  lorsque  le  comité  central  de 
l'association  ouvrière  de  Leipzig  vint  lui  demander  son  avis  sur  la 
réunion  d'un  congrès  ouvrier  pour  discuter  les  mesures  à  prendre 
ou  à  demander  au  gouvernement  dans  l'intérêt  des  travailleurs. 
Les  questions  ouvrières  revenaient  à  l'ordre  du  jour,  après  un  si- 
lence de  dix  années  dû  à  la  répression  des  mouvemens  révolution- 
naires socialistes  de  iSh9.  Lassalle  persuada  au  comité  de  Leipzig 
de  renoncer  au  projet  de  congrès,  pour  participer  avec  lui  à  l'orga- 
nisation d'une  association  générale  des  ouvriers  allemands.  V  Allge- 
meine  dcutsche  Arbeitervereinîwt  institué  sous  ces  auspices  à  Leip- 
zig, le  23  mai  1863,  en  présence  d'environ  six  cents  délégués, 
représentant  onze  grandes  villes  d'Allemagne  :  Hambourg,  Hanovi-e, 
Cologne,  Dusseldorf,  Mayence,  Elberfeld,  Barmen,  Solingen,  Leipzig, 
Dresde  et  Francfort.  A  Francfort,  le  promoteur  de  l'association 
parla  d'une  avance  de  100  millons  de  thalers  à  faire  par  l'état,  et 
qui  devait  suffire  pour  assurer  provisoirement  l'application  du  sys- 
tème national  des  associations  coopératives  de  production.  En  même 
temps,  V Arheitcrverein  inscrivit  en  tête  de  ses  statuts  la  revendica- 
tion du  suffrage  universel,  et  Lassalle  reprit  ses  conférences  pour 
agiter  l'idée  de  la  constitution  de  l'unité  nationale  de  l'Allemagne, 
sous  l'égide  de  la  Prusse,  avec  exclusion  de  l'Autriche  de  la  confé- 
dération. Si  ces  dernières  manifestations  trouvèrent  un  écho  au  mi- 
nistère prussien,  le  gouvernement  ne  mit  aucun  empressement  à 
fournir  l'avance  des  100  millions  demandés  pour  l'émancipation 
sociale  du  prolétariat.  Bien  au  contraire,  la  police  dispersa  sou- 
vent les  réunions  du  réformateur,  confisqua  ses  écrits  et  l'amena 
devant  les  tribunaux  sous  l'inculpation  de  haute  trahison.  Au  lieu 
de  cent  mille  adhésions  attendues  pour  la  première  année,  l'asso- 
ciation générale  des  ouvriers  allemands  réunit  à  peine  quelques  cen- 
taines de  membres  payant  cotisation.  Quelques  applaudissemens 
dans  les  réunions  publiques  et  les  acclamations  d'une  foule,  en- 
traînée par  l'éloquence  de  sa  parole,  ne  suffirent  pas  pour  entretenir 
longtemps  chez  Ferdinand  Lassalle  l'illusion  du  succès,  ni  ne  pou- 
vaient remplacer  les  ressources  matérielles.  Encore  avait-il  à  inter- 
venir à  tout  moment  pour  calmer  les  rivalités  et  les  dissensions  de 
ses  lieutenans  dans  les  sections  de  l'association  et  pour  rétablir 
l'ordre  dans  la  caisse,  où  ses  versemens  personnels  tenaient  lieu 
des  contributions  de  ses  prosélytes.  Une  mort  violente  et  préma- 


160  BEVDE   DES    DEUX   MONDESi 

turée,  pleurée  par  les  travailleurs  et  suivie  de  magnifiques  funé- 
railles, mit  fin  inopinément  à  cette  agitation,  sans  arrêter  pourtant 
le  mouvement  engagé  en  vue  de  libérer  l'ouvrier  de  la  loi  d'airain 
du  salaire. 

En  effet,  le  mou^-ement  ouvrier  en  Allemagne,  d'abord  trop  lent 
au  gré  de  ses  initiateurs,  n'a  pas  tardé  à  accélérer  sa  vitesse  et  à 
prendre  des  proportions  énormes.  L'association  générale  des  ou- 
vriers allemands  subit  bien  encore  quelques  crises  et  eut  à  lutter 
contre  des  dissensions  intérieures.  Dix  années  durant,  après  la  mort 
du  maître,  ses  adhérens  se  sont  divisés  pour  aller  au  même  but,  en 
suivant  deux  courans  différens.  D'une  part,  le  groupe  fidèle  de  la 
Tpremiëre  Associati07i  générale ,  s'en  tenant  plus  strictement  au  pro- 
gramme propre  de  Lassalle,  et  formé  surtout  par  les  socialistes  des 
provinces  du  nord,  voulait  borner  son  action  directe  à  l'Allemagne. 
D'un  autre  côté,  les  dissidens  recrutés  en  Saxe  et  dans  les  états  du 
sud,  qui  ont  constitué  le  parti  des  ouvriers  démocrates-socialistes 
sous  l'impulsion  de  M.  Liebknecht,  le  disciple  de  Marx,  adoptèrent 
le  principe  d'une  action  internationale.  En  ordonnant  la  suppres- 
sion de  VAllgemeine  deutsche  Arbeitcrverein,  le  gouvernement  prus- 
sien a  provoqué  la  fusion  des  deux  camps.  A  la  suite  de  quelques 
réunions  des  chefs,  tenues  en  secret,  cette  fusion  s'est  effectuée 
au  congrès  de  Gotha,  en  1875.  Gomme  le  programme  de  Gotha  l'at- 
testet  c'est  la  doctrine  du  socialisme  international  de  Karl  Marx  qui 
a  fini  par  l'emporter,  et  qui  compte  aujourd'hui  près  de  1  million 
de  fidèles,  marchant  aux  élections  avec  une  discipline  parfaite  et 
une  organisation  que  les  mesures  coercitives  les  plus  énergiques 
ne  peuvent  plus  ébranler.  Ne  réussissant  pas  à  arrêter  ce  mouve- 
ment, le  prince  de  Bismarck  cherche  à  le  modérer,  en  lui  opposant 
le  socialisme  d'état  comme  une  mesure  de  salut  pour  l'avenir  de 
l'empire  allemand. 


Charles  Grad. 


LA 


VIE  DE  CHARLES  DARWIN 


Life  and  Letlers  of  Charles  Darwin,  par  Francis  Darwin,  3  vol.  in-S",  ISS*! 


Charles  Darwin  est  un  des  plus  grands  penseurs  qui  aient  encore 
vécu,  un  des  hommes  qui  ont  le  plus  profondément  remué  et  fé- 
condé le  champ  de  la  pensée  humaine.  Il  n'eut  jamais  d'autre  culte 
que  celui  de  la  science,  il  ne  rechercha  ni  gloire,  ni  honneurs,  con- 
tent de  tracer,  dans  une  vie  paisible  et  austère,  son  sillon  large  et 
profond,  sans  crainte,  sans  émoi,  ne  voyant,  n'aimant,  ne  poursui- 
vant que  la  vérité.  Sa  vie  a  un  charme  puissant,  celui  qui  ré- 
sulte de  l'alliance  de  la  grandeur  de  la  pensée  avec  la  simplicité 
du  cœur,  la  modestie  et  le  naturel,  alliance  trop  rare,  et  que  l'on 
prise  doublement  en  raison  de  sa  rareté  même.  A  la  connaître,  on 
éprouve  bientôt  que  l'affection,  la  sympathie,  le  disputent  à  l'ad- 
miration. Et  ce  n'est  pas  là  le  fait  d'un  artifice,  d'une  habileté  du  bio- 
graphe, qui,  dans  le  cas  actuel,  pourrait  être  suspect  en  sa  qualité  de 
fils.  Ce  n'est  en  effet  qu'une  autobiographie  que  cette  vie  de  Dar- 
win, une  autobiographie  écrite  au  jour  le  jour,  composée  de  lettres 
intimes,  adressées  à  des  savans  tels  que  Lyell,  Hooker,  Gray,  Hux- 
ley, à  des  amis  d'enfance,  et  dans  lesquelles  Darwin  se  révèle  en 
toute  simplicité,  avec  tout  son  naturel.  Mais  c'est  aussi  ce  qui 
permet  au  lecteur  de  s'abandonner  en  toute  confiance  à  son  im- 
pression. Il  sait  que  les  pièces  qu'il  a  sous  les  yeux  sont  authen- 
tiques et  que  l'on  ne  cherche  point  à  surprendre  sa  religion. 

La  biographie  que  nous  voulons  analyser  ici  comprend  trois  élé- 

TOME  LXXXIV.  —  1887.  11 


162  REVDE    DES    DEDX    MONDES. 

mens  distincts  :  une  autobiographie  de  quatre-vingts  ou  quatre- 
vingt-dix  pages,  écrite  par  Charles  Darwin  lui-même  pour  ses  en- 
fans  ;  des  souvenirs  personnels, — répartis  en  différens  chapitres, — 
de  ceux-ci  et  de  son  fils  Francis  en  particulier  ;  enfin,  —  et  c'est  la 
partie  laplus  importante, — des  lettres  de  Charles  Darwin, depuis  sa 
dix-neuvième  année  jusqu'à  l'époque  de  sa  mort,  et  que  relie  un 
commentaire  perpétuel  de  F.  Darwin,  commentaire  consistant  soit 
en  explications  que  les  lettres  ne  fournissent  point,  soit  en  extraits 
de  missives  qu'il  a  paru  inutile  de  citer  in  extenso. 

I. 

Charles  Darwin  est  né  le  12  février  1809,  à  Shrewsbury.  Son 
grand-père,  Érasme  Darwin  (né  en  1731,  mort  en  1802),  s'est  fait 
un  nom  dans  les  sciences  par  sa  Zoonomie.  L'on  trouve  dans  cet 
ouvrage  des  aperçus  ingénieux,  intéressans,  et,  chose  curieuse,  le 
germe  de  la  théorie  transformiste,  qui  a  été  l'œuvre  capitale  de 
Charles  Darwin  !  Le  docteur  Waring  Robert  Darwin,  fils  d'Érasme, 
père  de  Charles,  était  un  homme  fort  distingué,  sur  lequel  ce  der- 
nier nous  a  laissé  des  souvenirs  intéressans.  C'était  un  praticien 
très  répandu,  fort  expert,  —  malgré  l'horreur  de  la  vue  du  sang, 
qu'il  conserva  toujours  et  transmit  à  son  fils,  —  et  un  homme 
très  perspicace  au  point  de  vue  psychologique,  que  sa  pénétration 
et  son  attitude  générale  faisaient  assez  redouter.  Robert  Waring 
Darwin  eut  six  enfans,  quatre  filles  et  deux  fils  :  les  deux  fils  furent 
Érasme  junior  et  Charles.  Érasme,  pour  lequel  son  frère  cadet  a 
toujours  conservé  une  vive  et  touchante  affection,  mourut  en  4881, 
un  an  avant  Charles  ;  —  il  était  de  santé  très  débile  et  vécut  inoc- 
cupé. Sur  l'enfance  de  Charles  Darwin,  les  premières  pages  de  l'au- 
tobiographie nous  fournissent  quelques  données  intéressantes  : 

Ma  mère  mourut  en  juillet  1817  ;  j'avais  un  peu  plus  de  huit  ans,  et 
il  est  étrange  que  je  ne  puisse  rien  me  rappeler  à  son  sujet,  si  ce  n'est 
son  lit  de  mort,  sa  robe  de  velours  noir  et  sa  table  à  ouvrage  curieu- 
sement construite.  Dans  le  printemps  de  la  même  année,  je  fus  en- 
voyé comme  élève  externe  à  une  école  de  Shrewsbury,  où  je  restai  un 
an.  J'ai  entendu  dire  que  j'apprenais  beaucoup  plus  lentement  que  ma 
plus  jeune  sœur  Catherine,  et  je  crois  qu'à  divers  points  de  vue  j'étais 
un  méchant  garçon.  A  l'époque  où  j'allai  à  cette  école,  mon  goût  pour 
l'histoire  naturelle,  et  plus  spécialement  pour  les  collections,  était 
bien  développé.  J'essayais  d'apprendre  le  nom  des  plantes,  et  je  col- 
lectionnais toute  sorte  de  choses,  coquilles,  sceaux,  timbres,  mé- 
dailles, minéraux. 

Cet  amour   de  la  collection,  qui  fait  d'un  homme  un  naturaliste 


LA    VIE    DE   CHARLES    DARWIN.  163 

systématique,  à  moius  qu'il  n'en  fasse  un  maniaque  ou  un  avare,  était 
très  profond  en  moi  et  incontestablement  inné,  aucun  de  mes  frères 
ou  sœurs  n'ayant  jamais  possédé  ce  goût. 

Un  petit  fait,  durant  cette  année,  s'est  fortement  gravé  dans  mon 
esprit.  Il  démontrera  combien,  dès  mon  jeune  âge,  j'étais  intéressé 
par  la  variabilité  des  plantes. 

Je  racontai  à  un  autre  petit  garçon  (je  crois  que  c'était  à  Leighton, 
qui  devint  dans  la  suite  un  lichénologue  et  un  botaniste  bien  connu) 
que  je  pouvais  produire  des  polyanihus  et  des  primevères  de  teintes 
diverses  en  les  arrosant  avec  certains  liquides  colorés.  C'était  natu- 
rellement une  fable  monstrueuse,  et  je  n'avais  jamais  expérimenté  la 
chose. 

En  1818,  son  père  lui  fait  suivre  le  cours  de  recelé  de  Shrews- 
bury,  où  il  demeura  sept  ans. 

Je  n'étais  pas  paresseux,  et  sauf  en  ce  qui  concerne  la  versification, 
je  travaillais  consciencieusement  mes  classiques,  sans  traductions  ni 
moyens  factices.  Le  seul  plaisir  que  j'aie  retiré  de  ces  études  m'a  été 
fourni  par  les  odes  d'Horace,  que  j'admirais  beaucoup.  Quand  je  quit- 
tai l'école,  je  n'étais  pour  mon  âge  ni  en  avance  ni  en  retard.  Je  crois 
que  mes  maîtres  et  mon  père  me  considéraient  comme  un  garçon  fort 
ordinaire,'plutôt  au-dessous  du  niveau  intellectuel  moyen.  A  ma  grande 
mortification,  mon  père  me  dit  une  fois  :  «  Vous  ne  vous  souciez  que  de 
la  chasse,  des  chiens,  de  la  chasse  aux  rats,  et  vous  serez  une  honte 
pour  votre  famille  et  vous-même.  »  Mon  père,  qui  était  le  meilleur  des 
hommes  et  dont  la  mémoire  m'est  si  chère,  était  évidemment  en  colère 
et  quelque  peu  injuste  lorsqu'il  prononça  ces  mots. 

Me  remémorant  aussi  bien  que  je  le  puis  mon  caractère  durant  ma 
vie  d'écolier,  les  seules  qualités  pouvant  être  d'un  bon  augure  pour 
l'avenir  étaient  mes  goûts  divers  et  prononcés,  beaucoup  de  zèle  pour 
tout  co  qui  m'intéressait,  et  un  vif  plaisir  en  comprenant  un  sujet  ou 
une  chose  complexe. 

A  la  fin  de  cette  époque,  il  s'exerçait  à  faire  de  la  chimie  avec 
son  frère  Érasme. 

Il  me  permettait  de  l'aider  comme  garçon  de  laboratoire  dans  la 
plupart  de  ses  expériences.  Il  fabriquait  tous  les  gaz  et  beaucoup  de 
corps  composés,  et  je  lus  avec  soin  plusieurs  livres  de  chimie,  tels  que 
le  Chemical  Catechism  de  Henry  et  Parkes.  Le  sujet  m'intéressait  énor- 
mément, et  il  nous  arriva  souvent  de  travailler  jusqu'à  une  heure 
avancée  de  la  nuit. 

Ceci  fut  la  meilleure  partie  de  mon  éducation  scolaire,  car  cela  me 
montra  par  la  pratique  ce  que  signifiaient  les  mots  de  science  expé- 


164  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rimentale.  Nos  études  et  travaux  en  chimie  furent  connus  à  l'école,  et 
comme  ce  fait  était  sans  précédent,  je  fus  surnommé  Gaz.  Je  fus  ré- 
primandé une  fois  en  public  par  le  premier  maître  de  l'école,  le  doc- 
teur Butler,  pour  perdre  ainsi  mon  temps  à  des  sujets  aussi  inutiles, 
et  il  m'appela  injustement  un  poco  curante:  comme  je  ne  comprenais 
pas  ce  qu'il  voulait  dire,  le  reproche  me  paraissait  terrible. 

En  octobre  1825,  le  jeune  Charles  Darwin,  qui  n'est  toujours 
rien  moins  qu'un  enfant  prodige,  est  retiré  de  l'école,  où  il  ne 
fait  rien  de  bon,  et  envoyé  à  Edimbourg  pour  étudier  la  médecine 
avec  son  frère  Érasme.  Il  y  reste  deux  ans;  mais,  avoue-t-il,  il  n'y 
travaille  guère,  s'étant  aperçu  à  divers  signes  que  son  père  lui  laisse- 
rait une  fortune  suffisante  pour  vivre,  sans  avoir  besoin  de  se  livrer 
à  l'exercice  de  la  médecine.  Celle-ci  l'intéresse  médiocrement.  Il  se 
rappelle  avec  un  frisson  rétrospectif  certain  cours  : 

Les  leçons  de  matière  médicale  du  docteur  Duncan  à  huit  heures  du 
matin,  l'hiver,  m'ont  laissé  de  terribles  souvenirs.  Le  docteur  X...  ren- 
dait son  cours  sur  l'anatomie  humaine  aussi  ennuyeux  que  lui-même, 
et  le  sujet  me  dégoûtait.  Cela  a  été  un  des  grands  malheurs  de  ma 
vie  que  je  n'aie  pas  été  astreint  à  disséquer.  J'aurais  vite  surmonté 
mon  dégoût,  et  cet  exercice  eût  été  d'une  valeur  inappréciable  pour 
tout  mon  travail  futur.  Ceci  a  été  un  mal  irréparable,  ainsi  que  mon 
inhabileté  à  dessiner. 

Les  visites  à  l'hôpital  l'intéressent  davantage,  mais  sont  pour  lui  une 
source  d'émotions  désagréables  ;  les  opérations  surtout,  dont  cer- 
taines lui  font  fuir  l'amphithéâtre  et  lui  ont  laissé  un  souvenir  des 
plus  vifs.  C'était  avant  la  découverte  du  chloroforme,  et  la  vue  du 
sang  avec  les  cris  des  patiens  l'impressionnèrent  profondément. 
Cependant,  durant  ses  vacances  à  Shrewsbury,  il  s'occupe  de  la 
médecine,  visitant  les  malades  pauvres  et  conférant  avec  son  père 
sur  le  diagnostic  à  porter  et  le  traitement  à  prescrire. 

Pendant  son  séjour  à  Edimbourg,  Charles  Darwin  donne  quelque 
attention  aux  sciences  naturelles  et  publie  son  premier  travail,  une 
Note  (1826)  sur  les  prétendus  œufs  des  Flustres,  dont  il  démontre  le 
caractère  larvaire.  Il  assiste  aussi  aux  séances  de  la  Royal  Médical 
Society;  il  apprend  à  empailler;  il  suit  les  excursions  géologi- 
gues.  Au  cours  de  ces  dernières,  il  entend  de  singulières  choses, 
qui  le  frappent  d'autant  plus,  rétrospectivement,  qu'il  en  a  pu  me- 
surer toute  l'étrangeté  :  «  Durant  ma  seconde  année  à  Edimbourg, 
je  suivis  des  cours  de  géologie  et  de  zoologie,  mais  ils  étaient  in- 
croyablement ennuyeux  ;  le  seul  effet  qu'ils  produisirent  sur  moi 
fut  que  je  pris  la  détermination  de  ne  jamais  lire  un  livre  de  géolo- 
gie ou  d'étudier  cette  science.  » 


LA    VIE    DE    CHARLES    DARWIN.  165 

Cette  antipathie  bien  naturelle  pour  la  géologie  fait  un  singulier 
contraste  avec  la  passion  qu'il  mettra  à  cultiver  cette  science  quel- 
ques années  plus  tard,  lors  de  son  voyage  autour  du  monde. 

A  cette  époque,  le  jeune  Charles  Darwin  est  déjà  un  chasseur 
ardent,  et  cette  passion  dure  plusieurs  années,  mais  elle  s'éteint 
graduellement  durant  son  voyage.  C'est  pendant  une  de  ses  parties 
de  chasse  à  Maer,  chez  les  Wedgwood,  ses  parens,  que  se  place  un 
souvenir  intéressant.  Sir  J.  Mackintosh,  qui  le  voyait  beaucoup,  dit 
un  jour  :  «  Il  y  a  dans  ce  jeune  homme  quelque  chose  qui  m'inté- 
resse.» —  «  Cette  impression,  dit  Darwin  dans  son  autobiographie, 
doit  avoir  résulté  surtout  de  l'intérêt  profond  avec  lequel  je  l'ai 
écouté  et  dont  il  a  dû  s'apercevoir,  car  j'étais  aussi  ignorant  qu'un 
porc  en  ce  qui  concernait  l'histoire,  la  politique,  la  philosophie  mo- 
rale. S'entendre  louer  par  un  homme  éminent,  bien  que  ce  puisse 
être  une  cause  probable  ou  certaine  de  sentimens  vaniteux,  est  une 
bonne  chose  pour  un  jeune  homme:  cela  l'aide  à  marcher  dans  le 
droit  chemin.  » 

Au  bout  de  deux  années  de  séjour  à  Edimbourg,  son  père  juge 
que  c'en  est  assez,  que  le  jeune  homme  manque  de  dispositions 
pour  les  études  médicales,  et  qu'il  ferait  bien  de  se  diriger  dans 
une  autre  voie.  Cette  voie  est  celle  des  ordres  :  Charles  Darwin  a 
été  destiné  à  devenir  ckrgyman  ;  l'idée  ne  lui  déplaît  pas  : 

Je  demandai  quelque  temps  pour  réfléchir;  d'après  le  peu  que  j'avais 
pu  penser,  ou  entendu  dire  our  la  question,  j'avais  des  scrupules  à 
l'idée  d'affirmer  ma  foi  en  tous  les  dogmes  de  l'église  d'Angleterre. 
Autrement  la  perspective  de  devenir  un  clergyman  de  campagne  me 
plaisait.  Je  lus  avec  soin  On  the  Creeds  de  Pearson,  et  quelques  autres 
livres  de  théologie;  et  comme  je  ne  doutais  pas  alors  de  la  stricte  et 
littérale  vérité  de  chaque  mot  de  la  Bible,  je  me  persuadai  vite  que 
nos  dogmes  devaient  être  intégralement  acceptés. 

En  considérant  l'ardeur  avec  laquelle  les  orthodoxes  m'ont  attaqué, 
il  paraît  risible  que  j'aie  eu,  à  une  époque,  l'intention  de  devenir  un 
clergyman.  Cette  intention  et  le  désir  de  mon  père  ne  furent  jamais 
formellement  abandonnés,  mais  disparurent  sans  qu'il  en  fût  question 
autrement,  lorsque,  en  quittant  Cambridge,  je  rejoignis  le  Deagle  à  titre 
de  naturaliste.  Si  nous  devons  avoir  quelque  foi  dans  le  savoir  des  phré- 
nologues,  j'étais  bien  préparé  pour  faire  un  clergyman,  à  un  point  de  vue 
du  moins,  d'après  eux.  Il  y  a  quelques  années,  les  secrétaires  d'une  so- 
ciété allemande  de  psychologie  me  demandèrent  avec  instances  une  de 
mes  photographies.  Quelque  temps  après,  je  reçus  le  compte-rendu 
d'une  des  réunions,  au  cours  de  laquelle  la  forme  de  ma  tête  semble 
avoir  été  le  sujet  d'une  discussion  publique,  et  un  des  orateurs  déclara 
que  j'avais  la  bosse  de  la  révérence  assez  développée  pour  dix  prêtres! 


166  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Aussitôt^  il  fat  décidé  que  le  jeune  Darwin  irait  faire  ses  liunaa- 
nités  à  Cambridge,  où  il  arriva  à  la  fin  de  1828,  après  avoir  refait 
un  peu  connaissance  avec  le  grec  et  le  latin,  grâce  au  secours  d'un 
précepteur.  Relativement  à  son  séjour  à  Cambridge,  ses  lettres  et 
son  autobiographie  nous  fournissent  des  données  fort  intéressantes. 
Le  genre  de  vie  qu'il  y  mène  est  agréable,  et  ses  souvenirs  de 
Cambridge  ont  toujours  eu  pour  lui  le  plus  grand  charme  ;  mais  ce 
qu'il  regrette  de  Cambridge,  —  dans  ses  lettres,  cela  est  fort  ap- 
parent, —  ce  n'est  point  VAlma  Mater,  ce  qu'il  en  aime,  ce  n'est 
pas  le  lieu  de  travail,  ce  sont  les  plaisirs  et  quelques  amis.  Darwin 
a  toujours  considéré  comme  entièrement  perdu,  au  point  de  vue  du 
travail  et  de  la  discipline  mentale,  le  temps  qu'il  passa  à  Cambridge; 
c'est  un  fait  sur  lequel  il  revient  volontiers,  disant  qu'il  y  a  perdu 
son  temps  aussi  complètement  qu'à  Shrewsbury  ou  à  Edimbourg. 
Non-seulement  Darwin  ne  travaille  guère  à  Cambridge,  —  d'où 
il  sort  pourtant  avec  le  dixième  rang  en  1831,  mais  il  y  mène  une 
vie  assez  dissipée,  —  où  la  chasse,  les  courses  et  les  dîners  fins 
tiennent  une  place  considérable.  «  Par  suite  de  ma  passion  pour  la 
chasse  et  le  tir,  et,  quand  ces  exercices  étaient  impraticables,  pour 
les  courses  à  cheval  à  travers  la  campagne,  je  me  lançai  dans  un 
monde  de  sport  comprenant  quelques  jeunes  gens  dissipés  et  d'ordre 
inférieur.  Nous  dînions  souvent  ensemble  le  soir,  et  bien  que  parfois 
il  se  trouvât  là  des  jeunes  gens  de  caractère  plus  élevé,  nous  bu- 
vions quelquefois  trop,  nous  chantions  et  nous  jouions  aux  cartes 
après  le  repas.  Je  devrais  être  honteux  de  l'emploi  de  ces  jours  et  de 
ces  soirs  écoulés,  mais  quelques-uns  d'entre  mes  amis  d'alors 
étaient  très  agréables,  et  nous  étions  tous  de  si  joyeuse  humeur  que 
je  ne  puis  m'empêcher  de  me  remémorer  cette  époque  avec  un  vif 
plaisir.  » 

Darwin  a  toutefois  des  goûts  plus  relevés,  et  ce  genre  de  vie  ne 
peut  lui  convenir  longtemps.  Ses  goûts  esthétiques,  qui  se  formè- 
rent à  Cambridge,  furent  assez  puissans,  mais  ils  ont  singulière- 
ment diminué  dans  la  suhe  de  sa  vie.  A  Cambridge,  il  allait  sou- 
vent au  musée  Fitz-William  admirer  les  œuvres  d'art;  il  aimait  la 
musique,  allant  à  la  chapelle  pour  entendre  les  chants,  payant  les 
enfans  de  chœur  pour  venir  chanter  chez  lui,  recherchant  les  so- 
ciétés musicales  et  les  concerts.  Avec  cela,  une  oreille  étrangement 
dressée,  incapable  de  percevoir  une  dissonance,  de  sentir  la  me- 
sure :  il  ne  pouvait  fredonner  un  air  correctement.  Pourtant,  la 
musique  lui  causait  un  véritable  plaisir;  il  parle  souvent  des  «  fris- 
sons qui  lui  passent  dans  la  colonne  vertébrale  »  quand  il  entend 
de  belle  musique.  Il  aimait  aussi  la  poésie  et  la  lecture  variées. 

Jusqu'à  l'âge  de  trente  ans  ou  environ,  la  poésie  de  tout  genre,  — 


LA    VIE    DE    CBARLES    DARWIN.  167 

les  œuvres  de  Milton,  Gray,  Byron,  Wordsworth,  Coleridge,  Shelley, 
—  me  procurèrent  un  vif  plaisir.  Shakspeare  fît  mes  délices,  prin- 
cipalement ses  drames  historiques,  lorsque  j'étais  écolier.  J'ai  dit  aussi 
que  la  peinture,  la  musique  surtout,  me  procuraient  d'agréables  sensa- 
tions. Maintenant,  depuis  un  bon  nombre  d'années,  je  ne  puis  sup- 
porter la  lecture  d'une  ligne  de  poésie;  j'ai  essayé  dernièrement  de 
lire  Shakspeare,  et  je  l'ai  trouvé  si  ennuyeux  qu'il  me  dégoûtait. 

J'ai  aussi  presque  perdu  mon  goût  pour  la  peinture  et  la  musique. 
La  musique  me  fait,  en  général,  penser  trop  fortement  au  sujet  que  je 
viens  de  travailler,  au  lieu  de  me  donner  du  plaisir.  J'ai  conservé  quel- 
que goût  pour  les  beaux  paysages,  mais  leur  vue  ne  me  donne  plus  la 
jouissance  exquise  que  j'éprouvais  autrefois. 

D'un  autre  côté,  les  romans  qui  sont  des  œuvres  d'imagination, 
ceux  même  qui  n'ont  rien  de  remarquable,  m'ont  procuré  pendant  des 
années  un  prodigieux  soulagement,  un  grand  plaisir,  et  je  bénis  sou- 
vent tous  les  romanciers.  Un  grand  nombre  de  romans  m'ont  été  lus 
à  haute  voix,  je  les  aime  tous,  même  s'ils  ne  sont  bons  qu'à  demi,  et 
surtout  s'ils  finissent  bien.  Une  loi  devrait  les  empêcher  de  mal  finir. 

Darwin  a  possédé  à  un  haut  degré  encore,  durant  sa  vieillesse, 
l'amour  de  la  lecture  légère,  des  romans  en  particulier;  sur  ce 
point,  il  nous  fait  une  profession  de  foi  singulière  et  intéressante  : 
«  Un  roman,  suivant  mon  goût,  n'est  une  œuvre  de  premier  ordre 
que  s'il  contient  quelque  personnage  que  l'on  puisse  aimer;  et  si 
ce  personnage  est  une  jolie  femme,  tout  est  pour  le  mieux.  »  Cette 
manière  de  voir  n'est  cependant  pas  exceptionnelle,  et  l'on  com- 
prend qu'un  cerveau  dont  le  travail  consiste  à  prendre  corps  à  corps 
les  plus  hauts  problèmes  de  la  science  ne  voie  dans  les  œuvres  lit- 
téraires qu'un  moyen  de  se  détendre  l'esprit,  et  accorde  ses  préfé- 
rences à  celles  qui  y  parviennent  et  qui,  sans  prétention  à  une  psy- 
chologie plus  ou  moins  cherchée,  n'ont  d'autre  but  que  d'amuser 
et  de  reposer  la  pensée  fatiguée,  comme,  une  viande  légère,  un 
estomac  épuisé  par  une  trop  forte  alimentation. 

Parmi  les  livres  sérieux  qui  ont  le  plus  impressionné  l'esprit  de 
Darwin  adolescent,  nous  citerons  deux  œuvres,  de  grande  valeur 
d'ailleurs  :  «  Durant  ma  dernière  année  à  Cambridge,  je  lus  avec 
attention  et  intérêt  les  récits  de  vova?;es  de  iïumboldt.  Cet  ou- 
vrage  et  celui  de  sir  J.  Herschel,  V Introduction  to  tlie  Stiuly  of 
J\alural  Philosophy,  m'inspirèrent  un  zèle  ardent.  Je  voulais  ajouter, 
si  humble  qu'elle  pût  être,  ma  pierre  au  noble  édifice  des  sciences 
naturelles.  Aucun  autre  livre  n'exerça  autant  d'influence  sur  moi 
que  ces  deux  ouvrages.  Je  copiai  dans  Humboldt  de  longs  passages 
relatifs  à  Ténérifle,  et  je  les  lus  à  haute  voix,  pendant  une  des  excur- 


168  REVDE   DES    DEUX    MONDES. 

sions  mentionnées  plus  haut,  à  Henslow,  Ramsay  et  Dawes,  car 
j'avais,  dans  une  excursion  précédente,  parlé  des  beautés  de  Téné- 
rifre,et  quelques-uns  d'entre  nous  avaient  déclaré  qu'ils  tâcheraient 
d'y  aller  ;  mais  je  suppose  qu'ils  ne  parlaient  pas  sérieusement. 
Pour  moi,  j'étais  très  sérieux,  et  j'obtins  une  introduction  pour 
un  négociant  de  Londres,  afin  de  m'informer  au  sujet  des  moyens 
de  transport.  » 

En  dehors  de  ses  camarades  de  plaisir  et  de  chasse ,  il 
sut  se  lier  à  Cambridge  avec  des  amis  plus  sérieux.  Quelques- 
uns  faisaient  partie  du  Club  des  Gourmets  (ou  des  Gloutons?) 
dont  Darwin  était  membre.  Le  club  avait  pour  but  de  faire  des  re- 
cherches expérimentales  sur  des  mets  nouveaux,  et  l'on  essayait 
chaque  semaine  de  quelque  animal  jusque-là  dédaigné  par  le  palais 
humain.  L'on  essaya  du  faucon  et  d'autres  bêtes;  mais  le  zèle  du 
club  mollit  après  l'essai  d'un  vieux  hibou  brun,  «  qui  fut  indescrip- 
tible, »  dit  l'un  des  convives.  —  Darwin  se  lia  beaucoup,  —  plus 
que  cela  n'avait  communément  lieu  entre  élève  et  maître,  —  avec 
Henslow,  professeur  de  botanique.  Cette  amitié  eut  une  influence 
décisive  sur  sa  vie.  Henslow^  était  un  homme  de  savoir  très  étendu, 
ne  se  contentant  pas  de  ses  connaissances  spéciales,  mais  possédant 
à  fond  beaucoup  de  sujets  étrangers  à  la  botanique.  C'était  un 
érudit  de  premier  ordre,  mais  il  n'y  avait  rien  de  pédant  en  lui  ; 
son  cœur  et  sa  bonté  rapprochaient  ceux  que  son  intelligence  eût 
pu  tenir  à  distance,  et  l'on  sentait  en  lui  un  ami,  un  camarade,  et 
non  le  maître. 

Durant  son  séjour  à  Cambridge,  Darwin  ne  travailla  guère,  a-t-il 
été  déjà  dit.  Les  humanités  ne  le  séduisaient  pas,  les  mathémati- 
ques lui  répugnaient.  Il  n'aimait,  en  réalité,  que  la  musique,  la 
chasse  et  la  récolte  des  insectes.  Cette  dernière  occupation  l'inté- 
ressait beaucoup  et  témoignait  du  vif  attrait  qu'avaient  pour  lui 
les  sciences  naturelles.  Non-seulement  il  pratiquait  l'entomologie 
avec  un  zèle  infatigable,  mais  il  inoculait  encore  ce  goût  à  ses 
amis,  les  priant  de  chercher,  durant  les  vacances,  les  insectes  qui 
lui  manquaient  ;  tels  d'entre  eux,  à  quarante  ans  de  distance,  se 
rappellent  encore  des  noms  d'espèces  rares  auxquelles  il  avait 
réussi  à  les  intéresser. 

L'entomologie  faisait  du  tort  au  programme  des  études,  car,  dans 
une  lettre  à  son  ami  intime  et  parent  Fox,  il  écrit  en  18*29  :  «  Gra- 
ham  a  souri  et  m'a  salué  si  pohraent,  quand  il  m'a  dit  qu'il  avait 
été  désigné  pour  faire  partie  des  six  examinateurs,  et  qu'ils  étaient 
décidés  tous  à  rendre  l'examen  tout  différent  de  ce  qu'il  a  été  jus- 
qu'ici, que  je  conclus  de  ceci  que  ce  sera  le  diable  à  passer  pour 
les  paresseux  et  les  entomologistes.  » 


LA    VIE    DE    CHARLES    DARWIN.  169 

Gela  ne  l'empêcha  cependant  pas  de  passer  son  examen,  et  les 
vacances  furent  joyeusement  consacrées  à  la  pêche  et  aux  insectes. 

En  1831,  Darwin  quitta  Cambridge,  ayant  son  grade  de  maître 
es  arts.  Après  une  excursion  géologique  qu'il  fit  avec  Sedgwick 
dans  la  partie  nord  du  pays  de  Galles,  excursion  qui  avait  pour  but 
de  le  familiariser  avec  la  géologie,  à  l'étude  de  laquelle  Henslow  le 
poussait  fort,  il  trouva  à  son  retour,  à  Shrewsbury,  une  lettre  de 
Henslow  contenant  une  intéressante  proposition  qui  cadrait  bien 
avec  les  désirs  de  voyage  du  jeune  naturaliste.  En  avril  1831,  en 
effet,  il  écrivait  à  Fox  :  «  J'ai  en  tête,  —  que  je  parle,  pense  ou 
rêve,  —  un  projet  que  j'ai  presque  amené  à  éclosion,  qui  consiste 
à  aller  aux  îles  Ganaries.  Depuis  longtemps,  je  désire  voir  un  paysage 
et  la  végétation  des  tropiques,  et,  selon  Humboldt,  Ténériffe  est  un 
fort  joli  échantillon.  »  En  mai,  de  nouveau  :  «  Quant  à  mon  projet 
concernant  les  îles  Canaries,  il  est  téméraire  de  me  questionner  ; 
mes  amis  voudraient  m'y  voir,  tant  je  les  harcèle  de  mes  paysages 
tropicaux,  etc.  Eyton  ira  l'été  prochain,  et  j'apprends  l'espagnol.  » 

La  lettre  en  question  informait  Darwin  que  G.  Peacock,  pro- 
fesseur d'astronomie  à  Cambridge,  venait  d'écrire  à  Henslow  pour 
le  prier  de  lui  recommander  quelque  jeune  naturaliste  qui  pût  ac- 
compagner une  expédition  hydrographique  à  la  Terre  de  Feu  et 
dans  l'archipel  Indien  pour  faire  des  études  d'histoire  naturelle,  et 
Henslow  avait  pensé  à  Darwin. 

Peacock  m'a  dt3mandé,  —  il  lira  cette  lettre  et  vous  l'enverra  de 
Londres,  —  de  lui  recommander  un  naturaliste  qui  accompagnerait  le 
capitaine  Fitz-Roy,  chargé  par  le  gouvernement  de  reconnaître  les 
côtes  sud  de  l'Amérique.  J'ai  déclaré  que  je  vous  considérais  comme 
la  personne  la  plus  capable  de  mener  à  bien  cette  lâche. 

Ce  n'est  pas  que  je  vous  considère  comme  un  naturaliste  achevé, 
mais  je  sais  que  vous  pouvez  collectionner,  observer  et  noter  ce  qui 
est  digne  d'être  enregistré  en  histoire  naturelle. 


Henslow  répondit  à  Peacock  que  Darwin  pourrait  lui  convenir,  et 
Peacock  écrivit  bientôt  à  ce  dernier,  lui  donnant  les  détails  de  l'af- 
faire. Darwin  en  référa  à  son  ami  Henslow,  à  son  père  et  à  son 
oncle  Josiah  Wedgwood.  Henslow  l'engageait  vivement  à  accepter. 
Lui-même  sentait  combien  l'offre  était  avantageuse,  mais  le  doc- 
teur Darwin  y  était  opposé  pour  différentes  raisons  :  il  considérait 
que  ce  voyage  enlèverait  à  son  fils  le  goût  des  habitudes  séden- 
taires et  interromprait  bien  inutilement  sa  préparation  aux  ordres. 

Le  jeune  homme  consulta  son  oncle  Wedgwood.  \\  lui  adressa  la 
liste  des  objections  formulées  par  son  père,  en  lui  demandant  son 


170  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avis  sur  la  matière.  Le  docteur  Darwin  avait  grande  confiance  dans 
le  jugement  de  celui-ci,  et  s'en  rapportait  volontiers  à  ce  qu'il 
disait.  La  lettre  de  Josiah  Wedgwood  fut  très  favorable  au  projet. 
Le  docteur  Darwin  se  rendit  aux  raisons  qui  lui  étaient  don- 
nées et  accorda  son  consentement.  Pour  le  décider,  son  fils  lui 
disait,  faisant  allusion  à  ses  dépenses  un  peu  exagérées  à  Cam- 
bridge, «  qu'il  lui  faudrait  être  diablement  habile  pour  dépenser 
plus  que  sa  pension  à  bord  du  Beugle.  »  A  quoi  le  père  riposta, 
avec  un  sourire  d'homme  qui  sait  ce  qu'il  dit  :  «  Mais  l'on  m'assure 
que  vous  êtes  très  habile  sous  ce  rapport.  »  Fort  du  consente- 
ment paternel,  le  jeune  Darwin  écrivit  à  Henslow  pour  lui  an- 
noncer sa  décision,  et  se  rendit  à  Cambridge  pour  savoir  si  la  place 
était  encore  libre,  prendre  ses  arrangemens  pour  le  voyage  et  élu- 
cider un  certain  nombre  de  points  importans.  Il  fit  la  connaissance 
de  Fitz-Roy,  le  commandant  de  l'expédition,  homme  très  jeune  en- 
core, —  il  n'avait  que  vingt-quatre  ans!  —  mais  fort  entreprenant 
et  intelligent,  et  pour  lequel  il  se  prit  d'une  vive  affection. 

11  alla  aussi  voir  le  Beaglc.  C'était  un  fort  petit  vaisseau  de 
242  tonnes,  équipé  en  barque,  portant  six  canons;  on  le  classait 
dans  la  catégorie  dite  des  cercueils,  à  cause  de  la  fâcheuse  ten- 
dance de  cette  sorte  de  navires  à  couler  par  le  gros  temps.  L'es- 
pace y  était  restreint  et  mesuré  avec  une  parcimonie  extrême. 
L'équipement  en  était  excellent  et  l'équipage  choisi  avec  grand 
soin;  plusieurs  des  officiers  arrivèrent  par  la  suite  à  des  positions 
éminentes.  La  mission  du  Beugle  consistait  à  relever  les  côtes  de 
Patagonie  et  de  la  Terre  de  Feu,  du  Chili,  du  Pérou  et  de  quelques 
îles  du  Pacifique,  et  à  faire  une  série  d'observations  chronomé- 
triques  en  vue  de  déterminer  la  longitude  de  divers  points  du  globe. 

Fixé  primitivement  pour  la  fin  de  septembre  1831,  le  départ  du 
Beagle  ne  s'effectua  qu'en  décembre.  La  période  d'hésitations,  d'at- 
tente, de  préparatifs,  fatigua  fort  le  jeune  naturaliste  :  «  Ces  deux 
mois  passés  à  Plymouthont  été  les  plus  malheureux  que  j'aie  vécus, 
bien  que  mes  occupations  y  fussent  très  variées.  J'étais  attristé  par 
la  pensée  de  quitter  toute  ma  famille  et  mes  amis  pendant  une 
aussi  longue  période,  et  le  temps  me  paraissait  inexprimablenient 
lugubre.  Je  souffrais  aussi  de  palpitations  et  de  douleurs  au  cœur; 
et  n'ayant  acquis  qu'un  faible  savoir  médical,  j'étais  convaincu, 
comme  tous  les  ignorans,  que  j'avais  une  maladie  de  cœur.  Je  ne 
voulus  pas  consulter  le  docteur,  craignant  d'entendre  un  verdict 
qui  m'empêcherait  de  partir,  et  j'étais  décidé  à  partir  à  tout  hasard.  » 

Ce  voyage  fut  certainement  pénible  pour  le  jeune  homme;  il 
souffrit  du  mal  de  mer  à  l'excès,  et  l'on  a  souvent  attribué  la  mau- 
vaise santé  de  Darwin  aux  épreuves  que  ce  mal  fit  subir  à  son  orga- 
nisme. Les  amiraux  Mellersh  et  SuUvan,  qui  furent  les  compagnons 


LA    VIE    DE    CHARLES    DARWIN.  171 

de  Darwin  sur  le  Beugle,  où  ils  servaient  en  qualité  d'officiers, 
ont  donné  le  récit  des  souffrances  du  malheureux  naturaliste.  Son 
travail  était  constamment  interrompu,  et  son  énergie  ne  pouvait 
le  soutenir  toujours  ;  il  s'étendait  dans  son  hamac  et  travaillait 
alternativement.   Il  était  installé  fort  à  l'étroit  d'après  Sulivan  r 

L'espace  étroit  au  bout  de  la  table  aux  cartes  était  le  seul  endroit 
où  il  pût  travailler,  s'habiller  et  dormir.  Le  hamac  restait  suspendu 
au-dessus  de  sa  lête  dans  la  journée,  et  lorsque  la  mer  était  mau- 
vaise et  qu'il  ne  pouvait  plus  rester  assis  devant  la  table,  il  s'étendait 
dedans  avec  un  livre. 

Le  seul  endroit  où  il  pût  enfermer  ses  vêtemens  consistait  en 
plusieurs  petits  tiroirs  dans  le  coin,  allant  d'un  pont  à  un  autre.  Le 
tiruir  d'en  haut  était  tiré  lorsque  le  hamac  était  suspendu,  sans  quoi 
il  n'y  aurait  pas  eu  assez  de  longueur,  et  les  crochets  étaient  fixés 
dans  l'emplacement  du  tiroir  du  haut.  Une  petite  cabine  sous  le  gail- 
lard d'avant  était  réservée  à  ses  échantillons. 

Cette  installation  lui  suffisait  cependant,  et  Darwin  soutient 
même  que  l'exiguïté  de  l'espace  dont  il  disposait  lui  fut  très  utile^ 
en  ce  qu'elle  lui  donna  des  habitudes  méthodiques.  Sa  vie  s'écou- 
lait fort  paisible  sur  le  petit  vaisseau  ;  ses  relations  avec  les  offi- 
ciers et  avec  Fitz-Roy  étaient  excellentes.  Tout  le  monde  aimait 
«  le  cher  vieux  philosophe,  »  comme  l'appelaient  les  officiers; 
«  Tattrapeur  de  mouches,  »  selon  la  désignation  des  matelots. 
Mellersh  écrit  :  «  Je  revois  votre  père  en  imagination  avec  au- 
tant de  nietteté  que  si  j'avais  encore  été  avec  lui,  la  semaine  der- 
nière, sur  le  Beugle;  son  sourire  aimable  et  sa  conversation  ne 
peuvent  s'oublier  lorsqu'on  a  vu  l'un  et  entendu  l'autre.  Jamais 
un  mot  n'a  été  prononcé  contre  lui,  et  je  crois  que  c'est  le  seul 
dont  ceci  puisse  être  dit  parmi  ceux  que  j'ai  connus,  et  c'est  beau- 
coup, car  les  personnes  enfermées  ensemble  pendant  cinq  ans,  sur 
un  vaisseau,  sont  exposées  à  s'agacer  mutuellement.  » 

C'est  à  la  Terre  de  Feu  que  Darwin  éprouva  pour  la  première 
fois  la  singulière  et  instructive  sensation  résultant  de  la  contempla- 
tion de  l'homme  sauvage  :  «  Aucun  spectacle  ne  peut  être  plus  inté- 
ressant que  celui  de  l'homme  dans  son  état  de  sauvagerie  primitif. 
On  ne  peut  en  comprendre  tout  l'intérêt  que  lorsqu'on  en  a  fait  l'expé- 
rience. Je  n'oublierai  jamais  les  hurlemens  avec  lesquels  nous  reçut 
un  groupe  de  sauvages  lorsque  nous  pénétrâmes  dans  la  baie  de 
Bon-Succès.  Ils  étaient  assis  sur  une  pointe  de  rochers,  entourée 
d'une  sombre  forêt  de  hêtres  ;  ils  jetaient  leurs  bras  au-dessus  de 
leur  tête,  et  leurs  longs  cheveux  pendans  les  faisaient  ressembler  à 
des  esprits  troublés  d'un  autre  monde.  » 


172  RE7DE    DES    DEUX   MONDES. 

jj  De  la  Terre  de  Feu,  le  Beaglc  remonte  la  côte  du  Chili.  Darwin 

fut  fort  malade  vers  cette  époque,  et  passa  six  semaines  au  lit,  à 
Valparaiso,  atteint  d'une  maladie  dont  le  diagnostic  demeura  tou- 
jours obscur  et  qui  l'affaiblit  beaucoup.  Il  commençait  cependant  à 
souhaiter  le  retour. 

J'aimerais  à  savoir  dans  quel  état  vous  êtes,  moralement  et  physi- 
quement, écrit-il  à  son  ami  Fox.  Quien  sabe?  comme  on  dit  ici  (et  Dieu 
sait  qu'ils  peuvent  le  dire,  car  ils  sont  suffisamment  ignorans!);  peut- 
être  êtes-vous  marié,  et  soignez -vous,  ainsi  que  le  dit  M"«  Austen,  de 
petites  branches  d'olivier,  petits  gages  d'une  mutuelle  affection  ! 

Eh!  eh!  ceci  me  remémore  certaines  visions  d'avenir  où  je  voyais 
du  repos,  des  cottages  verdoyans  et  des  jupons  blancs.  Qu'adviendra- 
t-il  de  moi  après  ceci?  Je  l'ignore.  Je  me  sens  comme  un  homme 
ruiné  qui  ne  sait  ni  ne  se  soucie  de  savoir  comment  il  arrivera  à  se 
dégager. 

Le  retour  s'effectua  par  Sainte-Hélène,  à  la  fin  de  1836,  après 
une  absence  de  cinq  ans. 

L'importance  de  ce  voyage  a  été  capitale  pour  la  destinée  de 
Darwin,  et  c'est  à  juste  raison  qu'il  considérait  la  date  du  départ 
comme  une  nouvelle  naissance.  Les  résultats  de  cette  longue  ab- 
sence ne  sont  pas  seulement  ceux  qu'il  a  consignés  dans  l'inté- 
ressant Voyage  d'un  riatw^ali.ste,  —  résumé  de  ses  notes  et  de  ses 
lettres,  et  dont  divers  fragmens  ont  été  expédiés  comme  lettres  à 
sa  famille,  —  et  dans  les  mémoires  présentés  par  lui,  à  son  re- 
tour, aux  sociétés  savantes.  Ils  sont  principalement  dans  l'expé- 
rience qu'il  acquit  dans  l'étude  des  sciences  naturelles,  dans  les 
observations  de  toute  sorte  qu'il  put  faire,  et  dans  les  réflexions 
que  les  faits  firent  surgir  en  son  esprit.  Ce  voyage  a  été  pour 
Darwin  l'initiation  véritable  à  l'observation,  à  la  méthode,  à  la 
science,  et  il  paraît  certain  qu'il  a  été  pour  le  développement  de 
son  esprit,  de  ses  idées,  l'événement  capital  de  son  existence. 

Au  retour  du  voyage,  il  n'est  plus  question  pour  Darwin  de  de- 
venir un  clergyman.  Il  s'occupe  de  mettre  ses  collections  et  do- 
cumens  en  ordre  pour  en  tirer  parti.  L'idée  de  l'église  est  en- 
tièrement abandonnée,  sans  qu'il  en  ait  été  même  parlé.  Au  cours 
même  de  son  voyage,  Darwin  avait  bien  senti  que  sa  vie  avait 
changé,  et  que  ses  plans  originels  devaient  se  modifier  ;  mais  il  ne 
voyait  guère  en  quel  sens.  A  son  retour,  nulle  hésitation  :  il  sait  ses 
caisses  et  ses  cahiers  de  notes  pleins  d'échantillons  à  décrire,  de 
faits  à  expliquer,  et  il  se  met  au  travail.  «  Je  n'ai  rien  à  désirer,  si 
ce  n'est  une  meilleure  santé,  afin  de  continuer  les  occupations  aux- 
quelles j'ai  joyeusement  décidé  de  consacrer  ma  vie.  »  —  «  Mon 


LA    VIE    DE    CHARLES    DARWIN,  173 

père  espère  à  peine  que  l'état  de  ma  santé  puisse  s'améliorer  avant 
quelques  années.  La  déception  est  amère  pour  moi,  lorsque  j'ar- 
rive à  la  conclusion  que  u  la  course  est  gagnée  par  le  plus  fort,»  et 
que  je  ne  ferai  pas  grand'chose  de  plus  que  de  me  contenter  d'ad- 
mirer les  enjambées  que  font  les  autres  dans  le  domaine  de  la 
science.  »  C'est  ce  fâcheux  état  qui  l'obligea  plus  tard  à  renoncer 
à  la  vie  de  Londres.  Mais  n'anticipons  pas.  A  son  retour,  après  quel- 
que temps  passé  à  Shrewsbury  auprès  de  sa  famille,  il  s'établit  à 
Cambridge,  puis  à  Londres,  pour  étudier  ses  collections,  ses  notes, 
et  en  tirer  différons  travaux.  Son  embarras  est  d'abord  grand  ;  il 
sent  qu'il  ne  pourra  suffire  à  tout:  géologie,  botanique  et  zoologie.  A 
qui  s'adresser  pour  se  charger  de  certaines  parties  de  ses  collec- 
tions, et  pour  que  son  travail  ne  soit  pas  perdu?  Au  début,  l'on  ne 
fait  guère  bon  accueil  au  jeune  naturaliste  :  chacun  a  trop  à  faire 
pour  s'occuper  de  ses  collections,  si  péniblement  réunies.  Les  choses 
finissent  cependant  par  s'arranger  :  les  matériaux  recueillis  par 
Darwin  ne  seront  point  perdus,  grâce  à  quelques  collaborateurs 
de  bonne  volonté  pour  divers  sujets  dont  Darwin  ne  peut  se 
charger  :  il  se  réserve  d'écrire  un  résumé  de  voyage  et  quelques 
monographies.  Peu  de  temps  après,  il  obtient  du  gouvernement 
une  subvention  de  25,000  francs  pour  la  publication  des  résultats 
scientifiques  de  son  voyage. 

Son  Voydgc  l'occupe  fort,  mais  n'avance  que  lentement  à  cause 
des  distractions  de  Cambridge  ;  il  voit  beaucoup  Lyell,  avec  qui  il 
discute  la  géologie  de  l'Amérique.  Durant  l'automne  de  1837,  il  est 
si  fatigué  qu'il  lui  faut  s'arrêter  un  peu  :  ses  palpitations  de  cœur  le 
reprennent,  le  médecin  lui  prescrit  un  repos  complet  de  quelques  se- 
maines. A  la  même  époque,  on  lui  propose  les  fonctions  de  secré- 
taire de  la  Société  géologique,  qui  lui  répugnent  fort  pour  diverses 
raisons,  parmi  lesquelles  son  ignorance  des  langues  étrangères  et 
le  temps  que  cela  lui  prendrait  ;  il  les  accepte  cependant  et  les  con- 
serve de  1838  à  1841.  Entre  temps  et  pour  se  reposer,  il  fait  quel- 
ques excursions  rapides,  durant  lesquelles  il  s'occupe  de  géolo- 
gie :  la  plus  importante  fut  celle  de  Glen-Roy,  dont  il  chercha  à 
expliquer  les  différentes  routes  parallèles  d'origine  glaciaire,  mais 
sans  y  réussir.  Il  se  lia  beaucoup  avec  Lyell,  à  cette  époque,  Lyell, 
qui,  avec  ses  Principles  of  Geology,  venait  de  secouer  de  fond  en 
comble  la  géologie  classique  d'alors,  et  de  lui  fournir  de^nouvelles 
et  solides  bases,  et  qui  était  plein  de  sympathie  pour  le  jeune 
naturaliste.  Dans  plusieurs  de  ses  lettres  de  cette^  époque , 
Darwin  dit  qu'il  paresse  beaucoup,  mais  d'une  façon  particulière  : 
«  J'ai  été  dernièrement  fort  tenté  d'être  paresseux,  en  ce  qui  con- 
cerne la  géologie  pure,  par  suite  du  nombre  étonnant  d'aperçus 
nouveaux   qui  se    présentaient  d'affilée  et    d'une   façon  ]^serrée  à 


174  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mon  esprit  sur  la  classification,  les  affinités,  les  instincts  des  ani- 
maux... 

«  A  propos  de  la  question  des  espèces,  j'ai  rempli  livre  de  notes 
après  livre  de  notes,  de  faits  qui  commencent  à  se  grouper  eux- 
mêmes  et  clairement,  selon  des  lois  secondaires. 

«  Je  suis  charmé  d'avoir  la  preuve  de  votre  bonté,  puisque  vous 
n'avez  pas  oublié  mes  questions  sur  le  croisement  des  animaux. 
C'est  ma  marotte  favorite,  et  je  pense  réellement  qu'un  jour  il  me 
sera  possible  de  faire  quelque  chose  sur  ce  sujet  inextricable  des 
espèces  et  des  variétés.  » 

En  effet,  durant  cette  époque,  —  et  de  nombreuses  allusions  se 
rencontrent  en  d'autres  lettres,  —  Darwin  s'occupe  beaucoup  de 
la  question  des  espèces  ;  mais  nous  reviendrons  là-dessus  plus  loin. 

II. 

En  I8/1O,  Darwin  épouse  sa  cousine,  Emma  AVedgwood,  avec  laquelle 
sa  vie  s'écoulera  désormais  pleine  de  paix  et  de  bonheur  pour  tous 
deux,  grâce  au  dévouement  de  l'une,  à  la  reconnaissance  de  l'autre. 
Après  son  mariage,  Darwin  se  fixe  à  Londres,  où  il  mène  une  vie  fort 
retirée,  évitant  les  réunions  mondaines  et  toute  perte  de  temps.  Il 
travaille  beaucoup,  mais  sa  santé  est  mauvaise  et  l'empêche  d'en  faire 
autant  qu'il  le  voudrait.  Il  s'occupe  de  son  volume  sur  les  Récifs  de 
corail.  Son  Voyage  d'un  naturaliste  est  bien  accueilli  de  ceux  qui 
l'ont  lu,  mais  le  nombre  en  est  restreint.  La  première  édition  fait, 
en  effet,  partie  d'une  publication  volumineuse  :  la  Zoologie  du 
voyage  du  Beagle,  qui  ne  s'adresse  qu'aux  spécialistes  et  dont  le 
gros  public  n'a  cure.  C'est  la  deuxième  édition  qui  seule  pénètre 
réellement  dans  Vingens  pecus  des  lecteurs.  —  Vers  celte  époque 
se  place  la  naissance  de  son  premier  enfant,  dont,  en  vrai  na- 
turaliste, il  fait  aussitôt  un  sujet  d'observations,  et  ses  notes  sur  le 
développement  des  expressions  de  ce  jeune  être  deviennent  le 
germe  de  son  livre  sur  l'Expression  des  émotions.  Mais  sa  santé 
ne  s'accommode  pas  de  la  viede  Londres;  sa  femme,  d'ailleurs,  ne 
se  plaît  que  médiocrement  dans  cette  ville  enfermée  :  tous  deux 
songent  à  habiter  la  campagne. 

En  se  fixant  à  Down,  Darwin  comptait  bien  ne  pas  abandonner 
tout  à  fait  la  vie  de  Londres  :  a  J'espère,  dit-il,  qu'en  allant  à  Lon- 
dres une  fois  tous  les  quinze  jours,  ou  toutes  les  trois  semaines, 
j'entretiendrai  mes  relations  scientifiques  et  mon  zèle,  et  que  je  ne 
deviendrai  pas  tout  à  fait  une  brute  de  province.  » 

Mais,  en  réalité,  à  mesure  que  le  temps  s'écoule,  les  visites  à 
Londres  deviennent  de  plus  en  plus  rares,  en  raison  de  sa  santé 
principalement  et  de  son  travail. 


LA    VIE    DE    CHARLES    DARWIN.  175 

Le  choix  de  Down  fut  le  résultat  du  désespoir  plutôt  que  d'une 
préférence  marquée  :  fatigué  d'avoir  longtemps  cherché  en  vain,  il 
prit  la  première  maison  qui  lui  convînt  tant  soit  peu.  Down  est  un 
village  fort  tranquille  et  retiré,  sur  un  plateau  de  300  mètres  d'al- 
titude, voisin  de  Londres.  La  maison  est  simple,  si  simple  qu'il  faut, 
dès  le  début,  y  faire  des  additions. 

C'estàDow^n  que  s'écoulera  maintenant  et  que  s'achèvera  la  vie  de 
Darwin  ;  il  ne  s'absentera  que  rarement,  à  de  longs  intervalles,  et  pour 
raisons  de  santé  principalement,  ou  pour  faire  des  visites  à  sa  famille 
et  à  ses  amis.  La  vie  y  est  tranquille,  mais  sa  régularité,  sa  méthode 
ont  quelque  chose  de  très  attachant,  et  il  nous  sera  permis  de  nous 
arrêter  un  peu  sur  ce  sujet.  Rappelons  seulement  que  cette  esquisse 
«e  rapporte  plutôt  à  la  vie  de  Darwin,  parvenu  à  l'âge  mûr  et  dans  sa 
vieillesse,  qu'à  celle  qu'il  menait  dans  les  premiers  temps  de  son 
installation.  Les  élémens  nous  en  sont  fournis  par  les  réminiscences 
de  Francis  Darwin,  qui,  dans  un  chapitre  très  intéressant,  nous  a 
donné  tous  ses  souvenirs  personnels  concernant  la  vie  quotidienne 
de  son  père. 

Darwin  était  de  haute  taille,  mais  de  carrure  moyenne,  un  peu 
voûté  dans  sa  vieillesse,  à  mouvemens  plutôt  gauches.  Il  était  mai- 
gre. Son  front,  fort  élevé,  abritait  des  yeux  bleu  gris  enfoncés  sous 
des  sourcils  touffus;  il  portait  une  longue  barbe,  très  fournie, 
mais  devint  chauve.  Son  visage  était  coloré,  même  lorsqu'il  était  le 
plus  souffrant,  et  le  contraste  entre  son  état  intime,  réel,  et  son  ap- 
parence extérieure,  était  souvent  ex,traordinaire.  Son  vêtement  était 
toujours  sombre,  de  forme  aisée  ;  il  portait  un  chapeau  de  paille 
ou  de  feutre  mou,  selon  la  saison,  et,  pour  sortir,  il  jetait  sur  ses 
épaules  un  manteau  court,  sans  manches,  qu'à  l'intérieur  il  rem- 
plaçait par  un  plaid.  Étant  assez  frileux,  il  portait  sur  ses  chaus- 
sures d'intérieur  des  bottes  de  drap  fourré  ;  mais  souvent,  au  cours 
de  son  travail,  on  le  voyait  enlever  ces  additions  au  costume  nor- 
mal :  il  avait  trop  chaud,  et  cela  indiquait  une  lutte  plus  vive  entre 
l'écrivain  et  son  sujet. 

L'emploi  de  la  journée  est  très  méthodique  à  Down  :  Darwin 
se  lève  tôt  et  fait  une  courte  promenade.  Avant  huit  heures,  il 
a  déjeuné;  de  huit  heures  à  neuf  heures  et  demie,  il  travaille;  à  neuf 
heures  et  demie,  il  vient  au  salon  pour  le  courrier  qu'il  lit,  après 
quoi  on  lui  fait  une  lecture  à  haute  voix  jusque  vers  dix  heures  et 
demie.  C'est  toujours  une  lecture  de  roman.  De  dix  heures  et  de- 
mie à  midi,  il  travaille  encore,  et  c'est  généralement  dans  sa  vieil- 
lesse la  fin  du  labeur  quotidien.  Il  sort  alors,  le  plus  souvent  avec 
son  terrier  blanc,  Poli  y,  animal  fort  intelligent  auquel  son  maître 
est  très  attaché.  Polly  est  une  rusée  qui  sait  suivre  ses  avantages. 
Lorsqu'elle  a  faim  et  que  son  maître  vient  à  passer,  la  voilà  qui  se 


17Ô  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

met  à  trembler,  à  geindre,  à  prendre  une  expression  misérable,  sa- 
chant bien  que  son  maître  ira  déclarant  partout  qu'elle  «  meurt  de 
faim,  »  ce  qui  ne  peut  qu'être  profitable  à  ses  intérêts  à  elle,  Polly, 
Cette  promenade  conduit  Darwin  à  la  serre  d'abord,  où  il  va  visiter 
les  plantes  en  expérience,  puis  dans  un  champ  qui  a  été  spéciale- 
ment arrangé  en  promenoir,  ou  encore,  au  dehors,  dans  la  campagne. 
Le  plus  souvent,  c'est  au  promenoir  qu'il  se  rend.  C'est  un  champ 
étroit,  mais  allongé,  planté  de  chênes  et  d'autres  arbres,  entouré 
d'une  haie  basse,  et  d'où  l'on  découvre  une  jolie  vue;  une  allée  cir- 
culaire, sablonneuse,  en  parcourt  les  bords.  Autrefois,  Darwin  en 
faisait  chaque  soir  un  nombre  de  tours  fixé  d'avance  ;  devenu  plus 
vieux,  il  en  fait  ce  que  ses  forces  lui  permettent.  Il  s'arrête  souvent 
pour  observer  les  oiseaux  et  autres  bêtes,  et  son  immobilité  est 
telle  qu'il  arrive  à  de  jeunes  écureuils  de  lui  grimper  sur  les  jambes 
et  le  dos,  tandis  que  leur  mère,  dans  un  arbre,  les  rappelle  avec 
des  cris  d'angoisse.  S'il  ne  va  pas  au  Sand-Walk, —  c'est  le  nom  de 
ce  promenoir  habituel, —  il  se  promène  avec  les  siens  dans  le  jardin, 
examinant  les  fleurs,  pour  lesquelles  il  éprouve  une  admiration  artis- 
tique non  moins  vive  que  son  admiration  de  botaniste  pour  leur 
structure  et  leurs  adaptations  multiples.  Étant  jeune  homme,  il  a 
eu  la  passion  du  cheval,  et,  dans  son  âge  mûr,  il  l'a  pratiqué  sur 
ordonnance  des  médecins  ;  mais  divers  accidens  l'ont  dégoûté  de 
cet  exercice.  Au  retour  de  la  promenade,  il  prend  son  goûter.  Son 
alimentation  est  simple,  et  il  n'est  pas  grand  mangeur.  Il  ne  boit 
que  très  peu  de  vin,  et  il  ne  lui  est  arrivé  qu'une  fois,  étant  étudiant 
à  Cambridge,  de  boire  plus  qu'il  n'eût  dû.  «  Je  me  rappelle,  dit 
Francis  Darwin,  lui  avoir  une  fois  demandé,  dans  mon  innocence 
d'enfant,  s'il  avait  jamais  été  pris  de  vin,  et  il  me  répondit  très  gra- 
vement qu'il  éprouvait  de  la  honte  à  m'avouer  qu'il  avait  une  fois,  à 
Cambridge,  bu  plus  que  de  raison.  »  Il  a  une  passion  pour  les  su- 
creries, passion  malheureuse,  car  elles  lui  sont  défendues.  Il  pro- 
met souvent  de  n'en  pas  prendre,  mais  ne  considère  ses  sermens 
comme  valables  que  s'ils  ont  été  faits  à  haute  voix. —  Après  le  goû- 
ter, il  s'étend  sur  un  divan  du  salon  et  lit  le  journal.  Ses  opinions 
politiques  ne  sont  guère  le  résultat  d'une  profonde  méditation;  il 
se  les  fait  en  passant,  mais  il  lit  avec  soin  les  débats  parlementaires, 
qu'il  trouve  d'ailleurs  démesurément  prolixes  et  dont  il  rit  souvent. 
Après  cette  lecture,  la  seule  qu'il  fasse  jiropria  persona,  car  tout 
le  reste  lui  est  lu  à  haute  voix,  il  s'occupe  de  sa  correspondance, 
qu'il  dicte  le  plus  souvent.  11  est  très  méticuleux  sur  ce  point  :  il  a 
de  vifs  remords  quand  il  laisse  tarder  une  réponse,  si  insignifiante  que 
puisse  être  l'épître  de  celui  qui  lui  a  écrit.  Il  a  pourtant  reçu  beau- 
coup de  lettres  irréfléchies  et  ridicules.  Toutes  ont  eu  leur  réponse 
courtoise  et  bienveillante.  Il  garde  toutes  les  lettres  qu'il  reçoit. 


LA    VIE    DE    CHARLES    DARWIN.  177 

Pour  les  réponses  longues,  il  fait  souvent  un  brouillon  écrit  sur  le 
verso  d'épreuves  ou  de  manuscrits  désormais  inutiles.  11  écrit  avec 
soin,  et,  quand  ce  n'est  pas  lui  qui  tient  la  plume,  il  recommande  à 
son  secrétaire,  un  de  ses  enfans,  d'écrire  avec  soin,  surtout  si  c'est 
à  un  étranger  que  sa  lettre  est  destinée.  Toutes  ses  lettres  sont 
empreintes  d'une  profonde  courtoisie  et  d'une  vive  sympathie.  — 
Après  sa  correspondance,  les  affaires.  Il  lient  ses  comptes  très  exac- 
tement et  avec  un  soin  méticuleux;  il  est  économe,  ayant  à  cœur 
de  laisser  à  ses  enfans  le  plus  qu'il  pourra,  craignant  pour  eux  un 
état  de  santé  qui  les  empêche  de  gagner  leur  vie.  Mais  il  est  plus 
généreux  encore  qu'économe,  et,  à  la  fm  de  l'année,  il  partage  entre 
ses  enfans  le  surplus  de  ses  revenus.  Sa  petite  économie  qui  frappe 
le  plus,  c'est  celle  du  papier.  Il  détache  les  feuilles  blanches  des 
lettres,  il  conserve  tous  les  placards  et  ses  vieux  manuscrits,  qu'il 
utilise  pour  des  notes,  des  brouillons. 

Vers  les  trois  heures,  la  correspondance  étant  achevée,  il  monte 
à  sa  chambre,  s'étend  sur  un  divan,  et,  tandis  qu'il  fume  une  ciga- 
rette, écoute  !a  lecture  d'un  roman.  Il  ne  fume  qu'au  repos;  pen- 
dant qu'il  travaille,  il  prise,  habitude  qui  date  de  Cambridge.  A  un 
moment,  il  avait  renoncé  au  tabac  ;  mais  il  se  sentit  si  «  léthargique, 
stupide  et  mélancolique,  »  qu'il  y  revint  au  bout  d'un  mois.  Sou- 
vent, sous  un  prétexte  quelconque,  —  pour  voir  si  le  feu  de  son 
cabinet  ne  tombe  pas,  dit-il,  —  il  sort  du  salon  ;  mais  si  l'on  offre 
d'y  aller  voir  à  sa  place,  il  se  trouve  qu'il  va  aussi  et  surtout  cher- 
cher une  prise  de  tabac.  Ce  n'est  pas  un  grand  fumeur. 

La  lecture  l'endort  parfois,  ce  qu'il  regrette,  car  la  lacune  qui 
résulte  de  son  sommeil  nécessite  des  explications  pour  l'intelli- 
gence de  l'intrigue.  A  quatre  heures,  il  descend  et  sort  encore  pour 
faire  une  promenade  d'une  demi-heure.  Il  rentre  et  travaille  pen- 
dant une  heure.  Après  quoi,  nouvelle  lecture  à  haute  voix,  avec  une 
cigarette.  Pendant  que  le  reste  de  la  famille  dîne,  il  prend  un  léger 
repas  :  un  œuf,  une  tranche  de  viande.  Après  quoi,  une  partie  de 
tric-trac  avec  sa  femme  et  une  lecture  scientifique  occupent  une 
partie  de  la  soirée.  La  fm  de  celle-ci  est  consacrée  à  un  peu  de  mu- 
sique, —  il  a  quelques  morceaux  favoris,  —  et  à  une  dernière  séance 
de  lecture.  Il  aime  beaucoup  les  romans;  mais,  comme  on  l'a  vu, il 
veut  qu'ils  finissent  bien.  Un  roman  qui  finit  tragiquement  lui  déplaît 
à  coup  sûr.  Ce  qu'il  aime,  c'est  une  intrigue  intéressante,  avec  une 
terminaison  satisfaisante  ;  un  roman  de  pure  psychologie  ne  lui  plaît 
guère.  Ces  lectures  à  haute  voix  le  tiennent  admirablement  au  cou- 
rant de  la  littérature  légère  ;  mais  les  romans  n'en  constituent  pas  le 
seul  fonds  :  on  lui  lit  aussi  des  biographies,  des  livres  de  voyage;  les 
lectures  scientifiques  sont  les  seules  qu'il  fasse  sans  aide.  Il  litdiffici- 
TOME  LXXXIV.  —  1887.  12 


178  REVOE    JDKS    OKOX    MONDES. 

lement  les  langues  étrangères,  l'allemand  surtout,  qu'il  ne  décliifïre 
qu'à  coups  de  dictionnaire,  et  il  maudit  plaisamment  la  prolixité  et 
l'obscurité  des  auteurs  allemands,  qu'il  appelle  les  vtrdammte  (les 
maudits,  les  damnés).  Comme  son  esprit  est  très  ouvert,  il  lit  un 
peu  de  tout.  Il  dit  même  avoir  du  plaisir  à  lire  les  articles  de  revue 
qu'il  ne  comprend  pas.  Une  fois  qu'une  question  a  occupé  son  esprit, 
il  s'y  intéresse  à  tout  jamais  et  en  suit  les  progrès  à  vingt  ou  trente 
ans  de  dislance.  C'est  ainsi  que,  dans  sa  vieillesse,  il  a  plaisir  à 
causer  des  progrès  de  la  géologie  et  de  la  zoologie,  et  particuliè- 
rement des  questions  qui  l'ont  occupé  durant  sa  jeunesse.  Enfin, 
vers  dix  heures,  la  journée  est  finie.  Darwin  n'a  guère  connu  les 
nuits  bienfaisantes  qui  reposent  le  corps  et  l'esprit.  C'est  la  nuit 
qu'il  souffrait  le  plus  de  ses  maux  mystérieux.  Je  dis  mysté- 
rieux, car  il  est  difficile  de  se  rendre  compte  de  leur  nature,  11 
semble  que  son  estomac  fût  très  délicat,  et  peut-être  y  avait-il 
de  la  goutte  dans  son  cas.  Toujours  est-il  qu'il  passait  souvent  des 
nuits  d'insomnie  qui  le  fatiguaient  pour  la  journée  suivante  et  du- 
rant lesquelles  il  se  créait  des  soucis  sans  nombre. 

La  vie  de  Darwin  s'est  ainsi  écoulée  paisible,  retirée,  réglée 
d'avance  heure  par  heure  ;  c'était  la  condition  primordiale  pour 
lui  de  la  santé  relative.  11  s'absente  peu  de  Down;  il  ne  le  quitte 
guère  que  pour  des  cures  d'hydrothérapie  et  des  visites  à  des  pa- 
rens  et  à  des  amis,  ou  pour  se  rendre  à  des  congrès  scientifiques, 
les  visites  à  Londres  et  les  changemens  de  régime  étant  trop  péni- 
bles pour  sa  santé.  Même  dans  ces  cas,  il  s'eiTorce  de  réduire  l'ab- 
sence à  son  minimum  :  il  discute  pour  une  journée  de  plus  ou  de 
moins,  et  dans  les  rares  circonstances  où  il  vient  à  Londres,  c'est 
de  grand  matin,  si  bien  qu'il  arrive  chez  ses  amis  à  l'heure  où  ils 
se  lèvent  à  peine.  Si  sa  santé  ne  l'immobilisait  autant,  Darwin  voya- 
gerait volontiers,  et  les  petites  excursions  qu'il  fait  étant  en  bonne 
santé  lui  laissent  un  souvenir  des  plus  agréables;  il  aime  les  pay- 
sages, et  toute  la  nature  l'intéresse.  Il  a  la  manie  défaire  ses  paquets 
lui-même,  et  commence  cette  opération  la  veille  du  départ,  de  grand 
matin,  accompagné  de  Polly,  qui  prend  un  air  misérable  et  de  circon- 
stance. 

Darwin  est  profondément  aimé  de  ses  enfans,  et  il  les  aime  ten- 
drement. Qu'il  me  soit  permis  de  donner  la  fin  de  quelques  pages 
émues  qu'il  écrivit  au  sujet  de  sa  petite  Anne,  après  la  mort  de 
celle-ci,  à  l'âge  de  dix  ans  : 

J'avais  toujours  pensé  que,  quoi  qu'il  arrivât,  nous  aurions  eu  pour 
notre  vieillesse  au  moins  un  être  aimant  que  rien  n'aurait  pu  chan- 
ger. Ses  uiouvemens  étaient  vigoureux,  actifs  et  extrêmement  gra- 
cieux. Lorsqu'elle  se  promenait  avec  moi  dans  le  Sand-Walk,  bien  que 


LA    VIE    DE    CHARLES    DARWIN.  179 

j'allasse  vite,  elle  marchait  devant  moi,  pirouettant  avec  élégance,  sa 
chère  figure  toujours  illuminée  des  plus  doux  sourires  Quelquefois 
elle  avait  avec  moi  des  attitudes  charmantes,  légèrement  coquettes, 
dont  le  souvenir  m'attendrit.  Elle  employait  souvent  un  langage  exa- 
géré, et  lorsque  je  la  raillais,  en  exagérant  encore  ce  qu'elle  venait 
de  dire,  je  vois  toujours  le  petit  geste  de  tète  et  j'entends  l'exclama- 
tion :  «  Oh  !  papa,  c'est  indigne  à  vous  1  »  Nous  avons  perdu  la  joie  de 
notre  foyer  et  la  consolation  de  notre  vieillesse.  Elle  doit  avoir  su 
combien  nous  l'aimions  tendrement;  plût  à  Dieu  qu'elle  sût  main- 
tenant avec  quelle  tendresse  et  quelle  profondeur  nous  aimions  et 
aimerons  toujours  sa  chère  et  joyeuse  figure!  Que  nos  bénédictions 
l'accompagnent  ! 

C'est  un  père  excellent,  très  afTectiieux,  très  indulgent.  «  Je  ne  crois 
pas,  dit  Francis  Darwin,  qu'il  ait  jaoaais  adressé  un  mot  de  colère 
à  aucun  de  sesenfans.»  Du  moins,  quand  cela  lui  arrive,  il  a  une  fa- 
çon de  s'en  excuser  qui  est  touchante.  Un  de  ses  fils  raconte  qu'une 
fois ,  à  propos  d'une  question  qui  préoccupait  vivement  l'opinion 
publique  en  Angleterre,  il  fit  une  remarque  qui  ne  cadrait  pas  avec 
la  manière  de  voir  de  son  père.  Celui-ci,  dans  un  accès  d'humeur, 
lui  répliqua  assez  vivement.  «  Le  lendemain  matin,  vers  les  sept 
heures,  dit  son  fils,  il  vint  dans  ma  chambre,  s'assit  sur  mon  lit  et  me 
dit  qu'il  n'avait  pu  dormir,  en  pensant  qu'il  avait  été  si  fort  en  co- 
lère contre  moi,  et  il  me  quitta  après  quelques  paroles  afTectueuses.» 

Les  enfans,  à  leur  tour,  l'apprécient  fort  à  tous  égards,  même 
comme  camarade  de  jeux,  et  une  de  ses  filles  raconte  ce  qui  suit  : 
«  Comme  exemple  de  nos  relations  et  comme  preuve  de  la  valeur  que 
nous  lui  reconnaissions  comme  camarade  de  jeux,  je  dirai  qu'un  de 
ses  fils,  âgé  de  quatre  ans,  essaya  de  le  corrompre,  au  moyen  de  l'offre 
de  douze  sous,  pour  le  faire  venir  jouer  avec  nous  à  l'heure  de  son  tra- 
vail. Nous  savions  tous  combien  cette  heure  était  chose  sacrée,  mais 
résister  à  douze  sous  nous  paraissait  chose  impossible  !  »  Les  enfans 
envahissaient  souvent  son  cabinetde  travail  pour  chercher  delà  ficelle, 
des  ciseaux,  un  couteau,  un  marteau  ;  quand  cela  s'était  produit  plu- 
sieurs fois,  il  leur  disait  d'un  air  résigné  :  «  Ne  croyez-vous  pas  que 
vous  pourriez  vous  abstenir  de  revenir?  J'ai  été  dérangé  bien  sou- 
vent, »  Jamais  un  mot  d'impatience  ni  de  colère;  il  était  toujours 
bon  et  affectueux,  plein  de  sympathie  pour  les  occupations  de  ses 
enfans,  que  ce  fussent  leurs  jeux  ou  leurs  travaux.  Avec  ses  invi- 
tés, sa  manière  est  charmante  ;  il  a  une  façon  de  s'en  occuper,  de 
causer  avec  chacun  d'eux  tour  à  tour,  qui  leur  rend  le  séjour  à  Down 
particulièrement  agréable;  aucune  morgue,  aucune  prétention;  bien 
au  contraire,  il  semble  toujours  se  considérer  comme  peu  de  chose 
auprès  de  son  interlocuteur.  Sa  conversation  est  assez  décousue.  Sur 


180  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ses  phrases  se  pressent  des  incidentes,  des  parenthèses,  si  bien  qu'à 
la  fin  il  se  trouve  parfois  fort  loin  de  son  point  de  départ,  ou  encore  il 
passe  de  déduction  en  déduction,  de  telle  sorte  qu'à  la  dernière  con- 
clusion l'interlocuteur  a  entièrement  oublié  les  prémisses.  11  bégaie 
un  peu  quand  sa  pensée  est  hésitante  et  il  s'aide  de  gestes.  Sa  parole 
est  exagérée  ;  il  sent  vivement  et  sa  parole  s'en  ressent.  Même  dans 
les  descriptions,  sa  phrase  l'emporte  ;  c'est  ainsi  que,  dans  V Origine 
des.  Espèces,  il  parle  d'une  larve  de  cirripède  :  «  Avec  six  paires  de 
nageoires  admirablement  constituées,  une  paire  d'yeux  composés 
magnifiques  et  des  antennes  extrêmement  complexes.  »  —  «  Nous 
avons  beaucoup  ri  avec  lui,  dit  son  fils,  de  cette  phrase,  que  nous 
comparions  à  un  boniment.  »  Cette  tendance  à  s'abandonner  à  la 
forme  enthousiaste  de  sa  pensée,  sans  crainte  du  ridicule,  apparaît 
dans  tous  ses  écrits. 

11  connaît  cette  tendance  qu'a  sa  parole  à  l'emporter  au-delà  de 
la  limite  juste,  et  craint  même  d'avoir  à  gronder  un  domestique. 
Et,  de  fait,  il  est  si  rare  que  pareille  occurrence  se  présente, 
que  son  fils  ne  se  rappelle  qu'un  seul  exemple  :  il  lui  souvient 
d'avoir  escaladé  les  escaliers  par  pure  terreur,  un  jour  que  les 
circonstances  exigèrent  une  exécution  domestique,  tant  la  chose  lui 
parut  surprenante.  En  société,  son  attitude  est  animée  et  gaie.  Il 
aime  à  plaisanter,  à  taquiner  parfois;  son  rire  est  sonore  et  libre. 
Il  apprécie  beaucoup  l'esprit  des  autres  et  V humour.  Huxley,  —  l'un 
des  grands  savans  et  des  meilleurs  écrivains  anglais,  en  même  temps 
qu'un  homme  d'un  esprit  très  vif,  —  a  pour  lui  un  grand  charme, 
et  sa  conversation  est  un  régal  qu'il  apprécie  toujours  fort.  Avec 
Lyell  et  Hooker,  la  conversation  est  plutôt  une  controverse  scienti- 
fique. Malgré  sa  santé  précaire,  Darwin  s'occupe  beaucoup  des  af- 
faires de  son  village;  il  participe  à  diverses  institutions  philanthropi- 
ques, auxquelles  il  prend  une  grande  part  avec  son  ami  le  clergyman 
de  Down. 

Sa  manière  de  travailler  peut  intéresser  le  lecteur;  aussi  en  di- 
rons-nous quelques  mots.  Tout  d'abord,  il  ne  perd  jamais  une  mi- 
nute et  s'occupe  toujours;  il  a  appris  la  valeur  du  temps  sur  le 
Beagle,  où  son  travail  devait  nécessairement  être  rapide,  et  il  lui 
répugne  de  le  laisser  s'écouler  sans  en  profiter.  11  est  maladroit  de 
ses  mouvemens  et  admire  fort  les  anatomistes  habiles  ;  quand  il  a 
réussi  à  achever  quelque  dissection  délicate,  il  en  reste  «  muet  d'ad- 
miration. »  Dans  sa  jeunesse,  il  n'emploie  que  le  microscope  simple, 
que  préconisait  tant  Robert  Brown,  et  cet  instrument  lui  a  permis 
de  voir  beaucoup  de  choses  qu'un  naturaliste  moderne  ne  croirait 
pouvoir  apercevoir  qu'avec  des  outils  très  perfectionnés.  Il  aime 
les  méthodes  et  les  instrumens  simples,  et  n'a  pas  besoin  de  l'outil- 
lage compliqué  qui  tend  à  envahir  les  laboratoires  de  nos  jours.  II 


LA    VIE    DE    CHARLES    DARWIN.  181 

improvise  des  appareils  de  toute  sorte,  ou  en  fait  faire  de  grossières 
épreuves  par  le  charpentier  ou  le  serrurier  du  village.  Sa  table  à 
dissection  est  une  planche  épaisse,  et  ses  outils  sont  tout  ce  qu'il 
y  a  de  plus  élémentaire.  Il  travaille  avec  une  ardeur  contenue,  d'une 
façon  très  méticuleuse,  de  manière  à  n'avoir  pas  à  revenir  sur  ses 
pas.  Il  tient  note  de  chaque  expérience ,  quel  qu'en  soit  le  résul- 
tat. Il  distingue  les  différentes  catégories  d'objets  au  moyen  de  fils 
de  couleur,  et  sur  chaque  pot  de  graines  en  germination  une  éti- 
quette en  zinc  indique  la  nature  de  l'expérience.  Il  a  une  tendance 
prononcée  à  personnifier  les  objets  de  son  expérience  :  il  en  parle 
comme  s'ils  avaient  leur  volonté,  leur  idée,  et  semble  les  soupçonner 
de  vouloir  sans  cesse  lui  jouer  des  tours.  «  Je  crois,  dit  son  fils, 
à  propos  de  ses  expériences  sur  la  germination,  qu'il  personni- 
fiait chaque  graine  sous  la  forme  d'un  petit  démon  qui  cherchait  à 
le  tromper  en  sautant  dans  le  tas,  ou  en  se  sauvant  tout  à  fait.  » 

Il  a  une  foi  implicite  dans  ses  outils,  et  reste  saisi  d'étonne- 
ment  en  découvrant  que  ses  deux  micromètres  diffèrent  sensible- 
ment. Sa  balance  est  un  vieil  appareil  qui  date  de  son  séjour  à 
Edimbourg  ;  son  verre  gradué  est  un  verre  d'apothicaire.  Les  expé- 
riences les  plus  invraisemblables,  en  apparence  les  plus  absurdes, 
ne  le  rebutent  jamais.  Il  fait  une  foule  d'expériences  d'imbé- 
cile, —  c'est  son  expression,  —  et  pense  qu'il  ne  faut  jamais  re- 
pousser les  idées  les  plus  étranges.  Avec  cela,  une  persévérance 
rare,  une  obstination  véritable^  dont  il  s'excuse  parfois.  Dès  qu'une 
idée  d'expérience  s'est  présentée  à  son  esprit,  il  faut  qu'il  la  réa- 
lise, et  l'expérimentation  est  son  grand  plaisir:  c'est  une  distraction 
quand  il  a  trop  écrit.  Ses  livres  sont  des  instrumens  de  travail,  rien 
de  plus.  Le  sens  du  bibliophile  lui  est  étranger.  Il  coupe  les  ou- 
vrages volumineux  pour  les  rendre  plus  portatifs  et  commodes  à  la 
main.  Il  déchire  dans  les  brochures  et  collections  tout  ce  qui  ne 
l'intéresse  pas.  A  mesure  que  les  livres  arrivent,  il  les  lit  ou  les  par- 
court, selon  leur  valeur  probable  ;  il  en  fait  à  mesure  des  notes, 
des  résumés,  à  la  fin,  en  guise  de  tables  des  matières,  à  son  usage 
personnel  ;  et  les  notes  et  brochures  sont  ensuite  classées  dans  des 
cartons,  sous  des  rubriques  différentes.  Aussi,  avec  ses  livres  dé- 
chirés, sa  bibliothèque  présente-t-elle  un  aspect  étrange,  peu  élé- 
gant au  sens  du  bibliophile.  Sa  façon  d'écrire  est  simple  :  il  con- 
sulte d'abord  l'ensemble  des  notes  du  portefeuille  se  référant  au 
sujet  qui  l'occupe,  et  fait  une  esquisse  générale  sur  le  verso  de 
placards  d'imprimerie  ou  de  manuscrits.  Ceci  est  recopié  par  le 
maître  d'école  de  Down,  le  copiste  attitré  de  Darwin.  Cette  copie  est 
revue,  corrigée  et  envoyée  à  l'imprimerie.  Avec  les  placards  com- 
mence le  travail  le  plus  désagréable  à  Darwin;  il  revoit  le  style,  — 


182  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ce  qui  lui  déplaît  le  plus,  —  il  ajoute,  il  retranche,  il  allonge,  it 
condense,  il  remanie,  en  deux  fois,  au  crayon,  puis  à  la  plume.  En- 
fin, il  soumet  le  tout  à  différens  membres  de  sa  famille,  quêtant 
les  conseils,  les  critiques.  C'est  M°^^  Darwin  qui  a  revu  les  épreuves 
de  l'Origine  des  Espèces,  et  c'est  une  de  ses  filles  qui  revoit  la 
plupart  de  ses  autres  œuvres. 

Il  écrit  avec  difficulté,  d'une  façon  parfois  obscure,  ce  qui  néces- 
site beaucoup  de  modifications.  Souvent  il  s'arrête  au  milieu  d'une 
phrase  dont  il  ne  peut  sortir,  et  se  dit  :  <(  Maintenant,  que  voulez- 
vous  dire?  »  et  il  formule  sa  réponse  à  haute  voix.  La  partie  litté- 
raire de  son  travail  est  celle  qui  lui  est  le  plus  pénible  et  la  plus 
difficile.  «  Il  me  semble  que  mon  esprit  est  la  proie  d'une  sorte  de 
fatalité  qui  me  fait  établir  en  premier  lieu  mon  exposé  ou  ma  pro- 
position sous  une  forme  défectueuse  ou  maladroite.  Au  début,  j'avais 
l'habitude  de  réfléchir  à  mes  phrases  avant  de  les  écrii*e  ;  depuis  plu- 
sieurs années,  j'ai  constaté  que  je  gagnais  du  temps  à  griffonner 
des  pages  entières,  aussi  vite  que  possible,  abrégeant  les  mots  de 
moitié,  et  à  les  corriger  ensuite  à  loisir.  Les  phrases  ainsi  griffon- 
nées sont  souvent  meilleures  que  celles  que  j'aurais  pu  écrire  avec 
réflexion.  »  Quelques  dessins  qui  accompagnent  ses  œuvres  sont  gé- 
néralement faits  par  ses  enfans,  et  il  a  pour  ces  figures  une  admi- 
ration sans  limites,  se  sentant  incapable  d'en  faire  autant.  Dans  ses 
dernières  années,  il  n'écrit  plus,  il  dicte,  et  c'est  une  chose  singu- 
lière que  sa  façon  d'aller  jusqu'à  la  limite  extrême  de  ses  forces;  il 
s'arrête  tout  à  coup,  disant  :  «  Je  n'en  puis  plus,  il  faut  que  je 
m'arrête.  » 

Sa  façon  de  juger  les  travaux  des  autres  est  toujours  très  bien- 
veillante, même  dans  le  cas  assez  fréquent  où  ceux-ci  n'ont  qu'une 
médiocre  valeur.  Sa  modestie  est  bien  connue;  il  n'a  jamais  été  de 
ces  affamés  de  gloire  qui  cherchent  à  se  la  procurer  par  tous  les- 
moyens  faciles  :  la  réclame,  si  chère  à  quelques  littérateurs  et  à 
quelques  savans,  lui  fait  horreur.  Il  a  certainement  le  désir  de  faire 
œuvre  qui  dure,  il  a  l'ambition  naturelle  à  un  esprit  sain,  mais 
rien  de  plus.  «  Je  suis  sûr,  dit-il,  de  ne  m'ètre  jamais  détourné 
d'un  pouce  de  ma  voie  pour  conquérir  la  renommée.  »  L'on  com- 
prend qu'avec  une  pareille  faconde  penser,  il  n'attache  que  peu  d'im- 
portance aux  discussions  de  priorité,  et  il  le  montre  bien,  comme  nous 
le  verrons  plus  loin,  à  propos  de  sa  théorie  de  l'origine  des  espèces, 
quand  Wallace  lui  envoie  son  mémoire  sur  ce  sujet.  L'on  comprend 
aussi  que  les  controverses  mondaines  ne  l'intéressent  guère  ;  il  ne 
s'est  que  très  peu  occupé  des  critiques  qu'on  lui  a  adressées  ; 
d'ailleurs,  la  plupart  d'entre  elles  ont  été  trop  faibles,  trop  peu 
raisonnées  pour  mériter  cet  honneur.  Pour  la  probité  scientifique 


LA    VIE    DE    CHARLES    DARWIN.  183 

de  Darwin,  elle  est  bien  connue  ;  elle  mérite  de  devenir  prover- 
biale. Jamais  chercheur  ne  fut  plus  consciencieux,  plus  exact,  plus 
scrupuleux. 

Deux  petits  traits  insignifians  en  eux-mêmes  montrent  bien  cette 
préoccupation  de  l'exactitude.  M.  Brodie  Innés,  le  clergyman  de 
Down,  raconte  qu'une  fois,  après  une  réunion  où  les  afl'aires  de  la 
paroisse  avaient  été  discutées,  Darwin  vint  lui  rendre  visite  la  nuit  : 
o  II  venait  pour  dire  qu'en  réfléchissant  à  la  discussion,  et  bien  que 
ce  qu'il  eût  dit  lût  tout  à  fait  correct,  il  pensait  que  j'aurais  pu  en 
tirer  une  conclusion  erronée,  et  ne  voulait  pas  prendre  son  som- 
meil avant  de  s'en  être  expliqué.  Je  suis  convaincu,  ajoute  M.  Brodie 
Innés,  que  si,  un  jour  quelconque,  un  fait  s'était  présenté  à  lui  qui 
contredisait  ses  théories  les  plus  chères,  il  aurait  enregistré  le  fait 
pour  le  publier  avant  de  se  coucher.  »  L'autre  fait  est  rapporté  par 
M.  Romanes,  un  de  ses  disciples  chéris.  Darwin  et  Romanes  avaient 
causé  ensemble  le  soir,  et,  au  cours  de  la  conversation,  Darwin  avait 
incidemment  dit  que  le  plus  émouvant  spectacle  qu'il  eût  rencontré 
était  le  paysage  du  haut  de  la  Cordillière.  11  alla  se  coucher,  tandis 
que  Romanes  resta  au  fumoir  à  causer  avec  l'un  des  fi!s  de  Darwin, 
quand,  vers  une  heure  du  matin,  la  porte  s'ouvrit  et  Darwin  parut. 
Il  s'était  relevé  uniquement  pour  venir  dire  que  sa  mémoire  l'avait 
trompé  ;  il  aurait  dû  parler  d'une  montagne  du  Brésil  et  non  de  la 
Cordillière  ;  après  quoi,  il  se  retira.  Gomme  le  dit  M.  Romanes,  c'est 
là  un  trait  caractéristique  et  qui  hidique  bien  l'extrême  précision 
du  grand  naturaliste.  Pour  conclure,  il  nous  sera  sans  doute  permis 
de  faii-e  une  citation  de  M.  F.  Darwin,  qui  montre  bien  sous  quel 
jour  il  faut  envisager  la  vie  de  Darwin  : 

  l'exception  de  ma  mère,  nul  ne  peut  connaître  l'intensité  exacte 
de  ses  souffrances  ni  le  degré  de  sa  patience  prodigieuse.  Elle  le  pré- 
servaii  de  tout  ennui  susceptible  d'être  détourné,  et  n'omettait  rien 
de  ce  qui  pouvait  lui  épargner  une  peine  quelconque,  ou  l'empêcher 
d'être  fatigué.  Elle  tâchait  d'alléger  pour  lui  les  nombreux  iiiconvé- 
niens  que  sa  maladie  faisait  naître. 

J'hésite  à  parler  librement  d'une  chose  aussi  sacrée  que  le  dévoû- 
meut  de  toute  une  vie,  qui  sut  inspirer  ces  soins  tendres  et  constans. 
Un  des  principaux  traits  de  la  vie  de  mon  père,  je  le  répète,  est  que, 
pendant  quarante  ans,  il  n'eut  jamais  un  seul  jour  de  bonne  santé 
comme  les  autres  hommes  :  sa  vie  fut  un  long  combat  contre  la  fatigue 
et  l'effort  de  la  maladie.  Et  ceci,  je  n'ai  pu  le  dire  sans  parler  aussi 
de  la  condition  unique  qui  l'a  rendu  capable  de  supporter  jusqu'à  la 
fin  cette  lutte  et  de  combattre  jusqu'au  bout. 

Comme  il  est  toujours  intéressant  de  savoir  ce  qu'un  homme  émi- 


184  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

nent  peut  penser  de  lui-même,  ajoutons  un  dernier  passage  de  son 
autobiographie,  passage  un  peu  long,  mais  que  l'on  nous  pardon- 
nera de  rapporter  tel  quel  : 

Je  n'ai  pas  une  grande  rapidité  de  conception  ou  d'esprit,  qualité 
si  remarquable  chez  quelques  hommes  intelligens,  par  exemple  chez 
Huxley.  Je  suis  donc  plutôt  un  critique  médiocre.  Dès  que  j'ai  lu  un 
journal  ou  un  livre,  l'écrit  excite  mon  admiration  ;  ce  n'est  qu'après 
une  réflexion  prolongée  que  j'en  aperçois  les  points  faibles.  La  faculté 
qui  permet  de  suivre  une  longue  et  abstraite  suite  de  pensées  est  chez 
moi  très  limitée  ;  je  n'aurais  jamais  réussi  en  mathématiques  ou  en 
métaphysique.  Ma  mémoire  est  étendue,  mais  brumeuse  :  elle  suffit 
pour  m'aveitir  vaguement  que  j'ai  lu  ou  observé  quelque  chose  d'op- 
posé ou  de  favorable  à  la  conclusion  que  je  tire.  Au  bout  de  quelques 
instans,  je  me  rappelle  où  je  dois  chercher  mes  indications.  Ma  mé- 
moire laisse  tellement  à  désirer,  dans  un  sens,  que  je  n'ai  jamais 
pu  me  rappeler  plus  de  quelques  jours  une  simple  date  ou  une  ligne 
de  poésie. 

Plusieurs  de  mes  critiques  ont  dit  en  parlant  de  moi  :  «  C'est  un 
bon  observateur,  mais  il  n'a  aucune  puissance  de  raisonnement.  »  Je 
ne  pense  pas  que  ceci  soit  exact,  car  VOrigine  des  Espèces,  du  commen- 
cement à  la  fin,  est  un  long  argument  qui  a  réussi  à  convaincre  un 
assez  grand  nombre  d'hommes  très  intelligens.  Personne  n'aurait  pu 
l'écrire  sans  être  doué  de  quelque  puissance  de  raisonnement. 

J'ai  autant  d'invention,  de  sens  commun,  de  jugement  qu'un  homme 
de  loi  ou  un  docteur  de  force  moyenne,  à  ce  que  je  crois,  mais  pas  da- 
vantage. D'un  autre  côté,  je  pense  que  je  suis  supérieur  au  commun 
des  hommes  pur  remarquer  des  choses  qui  échappent  aisément  à  l'at- 
tention et  les  observer  avec  soin.  Mon  ingéniosité  a  été  aussi  considé- 
rable que  possible  dans  l'observation  et  l'accumulation  des  faits.  Et, 
ce  qui  est  plus  important,  mon  amour  des  sciences  naturelles  a  été 
constant  et  ardent. 

Ce  pur  amour  a  été  toutefois  beaucoup  encouragé  par  l'ambition 
d'être  estimé  par  mes  confrères  naturalistes.  Dès  ma  plus  tendre  en- 
fance, j'ai  eu  un  vif  désir  de  comprendre  et  d'expliquer  ce  que  j'avais 
observé,  de  grouper  tous  les  faits  sous  quelques  lois  générales. 

Mes  habitudes  sont  méthodiques,  ce  qui  a  été  nécessaire  à  la  direc- 
tion de  mon  travail.  EnQn,  j'ai  eu  beaucoup  de  loisir,  n'ayant  pas  eu 
à  gagner  mon  pain.  Bien  que  la  maladie  ait  annihilé  plusieurs  an- 
nées de  ma  vie,  elle  m'a  préservé  des  distractions  et  des  amusemens 
de  la  société. 

Mon  succès  comme  homme  de  science,  à  quelque  degré  qu'il  se  soit 
élevé,  a  donc  été  déterminé,  autant  que  je  puis  en  juger,  par  des  qua- 
lités et  conditions  mentales   complexes  et  diverses.  Parmi  celles-ci, 


LA    VIE    DE    CHARLES    DARWIN.  185 

les  plus  importantes  ont  été  :  l'amour  de  la  science,  une  patience 
sans  limites  pour  réfléchir  sur  un  sujet  quelconque,  l'ingéniosité  à 
réunir  les  faits  et  à  les  observer,  une  moyenne  d'invention  aussi  bien 
que  de  sens  commun.  Avec  les  capacités  modérées  que  je  possède, 
il  est  vraiment  surprenant  que  j'aie  pu  influencer  à  un  degré  considé- 
rable l'opinion  des  savans  sur  quelques  points  importans. 

Installé  à  Down,  Darwin  y  travaille  avec  plus  d'ardeur  que  jamais. 
Il  n'est  guère  connu  du  public  encore  ;  en  dehors  de  certains  sa- 
vans qui  l'apprécient  fort,  comme  Lyell,  nul  ne  s'occupe  de  lui. 
Son  volume  sur  les  récifs  de  corail  voit  le  jour  en  18/i2,  et  un 
autre  travail  sur  les  îles  volcaniques  en  W-ih.  Le  volume  sur  les 
récifs  de  corail  présente  un  grand  intérêt.  Cette  œuvre  a  conquis 
pour  Darwin  une  place  éminente  dans  l'histoire  de  la  géologie;  les 
conclusions  en  ont  été  amplement  confirmées,  et  sa  théorie  est  ac- 
ceptée des  géologues  en  général.  De  184*2  à  ISbli,  Darwin  publie 
divers  travaux.  Malgré  sa  mauvaise  santé  pendant  ces  douze  an- 
nées, il  ne  passe  que  quinze  mois  hors  de  Down,  dont  près  de  cinq 
mois  à  Malvern,  à  différentes  reprises,  pour  son  hydrothérapie.  Ses 
autres  excursions  sont  motivées  par  des  visites  à  la  famille  et  des 
congrès  de  sociétés  savantes.  Parmi  ses  œuvres  de  cette  époque,  il  y 
a  divers  travaux  zoologiques  et  géologiques  entre  lesquels  il  con- 
vient de  signaler  un  travail  géologique  pour  une  publication  de 
l'Amirauté,  et  l'ouvrage  sur  les  cirripèdes  vivans  et  fossiles.  Ce 
travail  lui  a  pris  beaucoup  de  temps,  huit  ans,  et  il  se  demande 
souvent  si  le  sujet  en  valait  la  peine.  L'on  apprend,  par  son 
Journal,  combien  de  temps  chaque  partie  de  cet  ouvrage  lui  a 
pris.  Ce  travail  le  fatigue  et  l'ennuie  beaucoup;  il  le  trouve  très 
aride,  et  la  matière  a  été  si  mal  étudiée  qu'il  reste  beaucoup 
à  faire  pour  lui.  Ce  n'est  cependant  pas  da  temps  perdu,  comme 
le  montre  Huxley  dans  une  lettre  à  F.  Darwin  ;  cela  a  été  un  exer- 
cice très  utile,  qui  lui  a  donné  l'habitude  de  l'anatomie  pure, 
et  lui  a  fait  comprendre  les  difficultés  de  l'observation.  Ce  tra- 
vail, qui  l'oblige  à  des  recherches  bibliographiques  étendues,  lui 
suggère  quelques  idées  qu'il  développe  dans  sa  correspondance  avec 
Hooker  et  Strickland,  en  particulier  sur  la  très  fâcheuse  habitude 
qu'ont  les  naturalistes  de  dernier  ordre  de  chercher  à  se  faire  con- 
naître par  des  descriptions  de  genres  nouveaux  ou  par  de  nouvelles 
descriptions  d'êtres  déjà  connus.  Il  est  d'usage,  en  effet,  que  le 
zoologiste  qui  décrit  une  espèce  à  nouveau,  ou  pour  la  première  fois,  la 
baptise  comme  il  lui  convient,  en  accolant  son  nom  à  celui  de  l'ani- 
mal. La  description  reposant  en  général  sur  des  caractères  purement 
extérieurs,  il  en  résulte  que  les  classificateurs,  —  les  coqni'llards, 
selon  l'expression  vulgaire,  qui  provient  de  ce  que  ce  sont  les  araa- 


186  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

teiirs  de  coquilles,  de  mollusques  qui  s'adonnent  le  plus  à  cet  inin- 
telligent exercice, — multiplient  les  descriptions,  qu'ils  font  courtes^ 
rapides,  incomplètes,  en  général,  pour  le  simple  plaisir  de  substi- 
tuer leur  nom  à  celui  de  quelque  autre  zoologiste.  11  y  a  un  abus 
véritable,  qui  ne  profite  à  personne,  et  complique  la  synonymie. 
Darwin  réagit  fortement  contre  cette  tendance,  et  fait  remarquer 
qu'il  est  ridicule  de  laisser  se  perpétuer  une  coutume  qui  n'est 
justifiable  que  dans  le  cas  où  le  travail  du  descripteur  est  appro- 
fondi et  sérieux,  qui  n'existe  ni  ch  z  les  chimistes,  ni  chez  les- 
minéralogistes,  lorsqu'il  arrive  à  ceux-ci  de  découvrir  des  substances 
nouvelles,  et  qui  ne  sert  qu'à  favoriser  une  sotte  vanité  et  l'éclos'^on 
de  mauvais  travaux. 

Parmi  les  lettres  de  18/i2à  1854,  nous  ne  noterons  que  celles  qui 
se  rapportent  à  une  discussion  entamée  avec  Lyell  et  Hooker,  sur 
l'origine  de  la  houille  :  la  théorie  que  propose  Darwin  n'a  pas  été 
acceptée;  il  s'y  attend  bien  d'ailleurs,  d'après  l'accueil  que  lui 
font  ses  deux  amis,  et,  pour  s'amuser,  il  la  soumet  à  deux  autres 
naturalistes.  «  A  ce  propos,  écrit-il,  comme  la  théorie  marine  de 
la  houille  vous  a  rais  si  fort  en  colère,  j'ai  eu  l'idée  d'en  faire  l'ex- 
périence sur  Falconer  et  Biinbury,  et  cela  les  a  rendus  plus  fu- 
rieux encore.  «  D'aussi  infernales  bêtises  devi-aient  être  extirpées 
de  votre  cervelle,  »  m'ont-ils  dit...  Je  sais  maintenant  comment  il 
faut  s'y  prendre  pour  secouer  un  botaniste  et  le  mettre  en  mou- 
vement. Je  me  demande  si  les  géologues  et  les  zoologistes  ont 
aussi  leurs  points  tendres  :  j'aimerais  à  le  savoir.  »  Il  note  en  pas- 
sant une  critique  fort  malveillante,  dans  VAthenœuin,  de  la  réédi- 
tion du  Voyagp.  dédiée  à  sir  Charles  Lyell,  mais  ne  s'en  émeut 
guère  :  il  sait  que  les  sarcasmes  et  les  épithètes  désagréables  d'un 
critique  incompétent  n'ont  jamais  nui  à  une  œuvre  sérieuse. 

A  mesure  que  les  années  se  succèdent,  les  préoccupations  domes- 
tiques augmentent.  A  Fosc,  son  ami,  qui  lui  écrit  pour  annoncer  la 
naissance  de  son  dixième  enfant,  il  répond  en  envoyant  ses  félicitations 
et  ses  condoléances,  ajoutant  que,  si  la  chose  lui  arrive  jamais,  à  lui 
Darwin,  il  sera  inutile  d'envoyer  des  félicitations  :  les  condoléances 
lui  suffiront.  Il  ajoute  que,  chaque  fils  donnant  autant  de  peine  à 
élever  que  trois  filles,  sa  famille  comprend  dix-sept  enfans  (cinq 
fils  et  deux  filles).  L'éducation  des  premiers  le  préoccupe  fort  :  il' 
trouve  l'éducation  classique  mal  adaptée  à  la  lutte  pour  l'exis- 
tence, et  défectueuse  au  point  de  vue  du  développement  de  l'esprit. 
Mais  ce  qu'il  craint  par-dessus  tout,  c'est  une  faiblesse  de  consti- 
tution héréditaire,  et,  en  mainte  lettre,  il  revient  sur  ce  point.  Sa 
santé  à  lui  est  d'ailleurs  fort  mauvaise  à  cette  époque,  et  l'oblige  à 
aller  faire  une  cure  à  Malvern.Son  père  meurt  durant  cette  période, 
et  son  état  ne  lui  permet  même  pas  d'aller  rendre  à  celui-ci  les  der- 


LA    VIE    DE    CHARLES    DARWIN.  187 

îiiers  devoirs  ;  c'est  aussi  vers  cette  époque  que  la  Société  royale 
lui  décerne  une  médaille  pour  le  récompenser  de  ses  travaux. 

III. 

La  grande  œuvre  de  Darwin,  c'est  V Origine  des  Espèces.  Par  son 
importance,  et  par  le  retentissement  qu'elle  a  eu  dans  les  sciences 
qui  traitent  de  l'organisme  vivant,  et  par  la  multiplicité  de  ses  ap- 
plications, les  théories  développées  dans  ce  livre  méritent  que 
nous  nous  y  arrêtions,  non  pour  en  exposer  ou  discuter  les  prin- 
cipes, qui  sont  bien  connus,  mais  pour  en  montrer  le  développe- 
ment et  signaler  l'accueil  qui  lui  fut  fait. 

Cette  œuvre,  mûrie  pendant  plus  de  \ingt  ans,  et  qui  n'aurait 
peut-être  vu  le  jour  qu'après  une  incubation  plus  longue  encore 
sans  un  heureux  accident,  cette  œuvre  a  occupé  l'esprit  de  Darwin 
dès  une  époque  lointaine,  dès  le  milieu  de  la  période  que  remplit 
son  voyage  autour  du  monde.  L'Origine  des  Espèces  procède  direc- 
tement du  voyage,  durant  lequel  Darwin  emmagasine  une  foule  de 
faits  qu'il  ne  peut  expliquer  au  moyen  des  théories  courantes.  Gom- 
ment les  interpréter?  A  son  retour  en  Angleterre,  en  1837,  il 
voit  bien  que  la  théorie  acceptée  de  l'immutabilité  des  espèces  est 
le  point  délicat  des  doctrines  zooiogiques,  et  cela  le  conduit  à 
étudier  les  bases  sur  lesquelles  elle  repose.  Dès  le  mois  de  juillet 
1837,  il  écrit  dans  son  journal  :  «  En  juillet,  commencé  mon  pre- 
mier livre  de  notes  sur  la  mutabilité  des  espèces.  J'avais  été  très 
frappé,  dès  le  mois  de  mars  précédent,  du  caractère  des  fossiles 
de  l'Amérique  du  Sud  et  des  espèces  des  îles  Galapagos.  Ces  faits, 
les  derniers  surtout,  origine  de  toutes  mes  vues.  »  Il  se  mit  à  lire 
tout  ce  qui  se  rapporte  de  près  ou  de  loin  à  la  question,  s'occupant 
beaucoup,  avec  raison,  des  variations  provoquées  par  la  domesti- 
cation, et  notant  tous  les  faits  connus.  11  y  a  certainement,  dans  la 
première  édition  du  Voyage  d'un  nattiralistc,  des  passages  indi- 
quant que  l'idée  de  la  mutabilité  des  espèces  obsédait  déjà  l'esprit 
de  Darwin  durant  son  voyage  ;  mais,  ce  qui  est  plus  intéressant, 
c'est  la  comparaison  des  deux  éditions  de  cette  œuvre  :  on  y  trouve 
des  différences  marcjuées,  et  nombre  de  passages,  que  M.  F.  Darwin 
a  su  bien  choisir  et  mettre  en  relief,  indiquent  combien  cette  idée 
s'est  imposée  à  lai  dans  l'intervalle  qui  les  sépare.  C'est  de  1836 
à  1839,  en  effet,  que  la  théorie  de  l'origine  des  espèces  s'est  dé- 
veloppée et  a  pris  corps  dans  la  pensée  de  Darwin.  Plus  intéres- 
sant encore  est  l'examen  du  Hvre  de  notes  rédigées  de  juillet  1837 
à  février  1838.  La  lecture  en  présente  un  puissant  intérêt;  on  voit, 
par  les  passages  qui  nous  en  ont  été  conservés,  tous  les  progrès  de 


188  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

la  pensée  de  Danvin,  ses  doutes,  ses  hésitations,  et  aussi  la  con- 
viction croissante  :  toute  V Origine  est  là  en  germe. 

En  18 'j2,  puis  en  184/1,  Darwin  rassemble  ces  notes,  ou  plutôt 
les  condense  en  essais  demeurés  inédits,  dont  le  dernier  seul, 
celui  de  18i/i,  existe  encore.  Ce  travail,  de  231  pages  in-folio, 
divisé  en  deux  parties,  coïncide  assez  étroitement  avec  VOî'igine 
des  Espèces  :  la  répartition  seule  des  matières  en  varie  sur  quelques 
points.  Craignant  que  sa  santé  ne  lui  permette  pas  d'achever 
l'œuvre  ébauchée,  Darwin  nous  a  laissé  de  cette  époque  un  docu- 
ment fort  intéressant,  une  sorte  de  lettre-testament  adressée  à  sa 
femme,  et  dans  laquelle  il  la  prie,  au  cas  où  il  viendrait  à  mourir 
sans  avoir  pu  achever  son  œuvre,  de  veiller  à  ce  que  son  esquisse 
soit  publiée  par  les  soins  d'une  personne  compétente,  Lyell,  Hoo- 
ker,  Forbes  ou  Henslow,  par  exemple,  qui  se  chargerait,  moyennant 
un  legs  spécialement  affecté  à  cette  destination,  de  revoir  ce  tra- 
vail, et,  au  besoin,  de  le  compléter  avec  des  documens  non  encore 
utilisés,  mais  classés  et  réunis  par  Darwin.  A  cette  époque  (184/i), 
la  théorie  de  la  variabilité  des  espèces  est  très  nette  dans  son  esprit, 
et  il  ne  veut  pas  que  son  labeur  demeure  inutile. 

J'ai  lu,  écrit-il  à  Hooker,  j'ai  lu  des  monceaux  de  livres  d'agriculture 
et  d'horticulture,  et  je  n'ai  cessé  de  réunir  des  faits.  Des  rayons  de 
lumière  sont  enfin  venus,  et  je  suis  presque  convaincu,  contrairement 
à  l'opinion  que  j'avais  au  début,  que  les  espèces  ne  sont  pas  immua- 
bles (je  me  fais  l'effet  d'avouer  un  meurtre). 

Le  ciel  me  préserve  des  sottes  erreurs  de  Lamarck,  de  sa  a  ten- 
dance à  la  progression  »  et  des  «  adaptations  dues  à  la  volonté  con- 
tinue des  animaux!  etc.  »  Mais  les  conclusions  auxquelles  je  suis 
amené  ne  diffèrent  pas  beaucoup  des  siennes,  bien  que  les  agens  des 
modifications  soient  entièrement  différens.  Je  pense  que  j'ai  trouvé, 
—  c'est  ici  qu'est  la  présomption,  —  la  manière  très  simple  par 
laquelle  les  espèces  s'adaptent  parfaitement  à  des  fins  variées.  Vous 
allez  gémir  et  vous  vous  direz  intérieurement  :  Est-il  possible  que 
j'aie  perdu  mon  temps  à  écrire  à  pareil  homme?  J'aurais  pensé  de 
même  il  y  a  cinq  ans. 

Il  reste  cependant  bien  des  points  à  élucider,  et  la  correspon- 
dance échangée  avec  Hooker,  dès  cette  époque,  jusqu'en  1856, 
est  particulièrement  intéressante  par  la  mention  qui  y  est  faite  des 
observations  et  des  expériences  auxquelles  se  livre  Darwin  pour 
élever  ou  consolider  les  nombreux  arcs-boutans  de  son  édifice,  ici, 
c'est  une  série  de  lettres  qui  se  rapportent  à  la  distribution  géo- 
graphique des  animaux  et  des  plantes,  et  aux  circonstances  qui 


LA    VIE    DE    CHARLES    DARWIN.  189 

peuvent  expliquer  la  répartition  d'espèces  identiques  ou  voisines  en 
des  régions  distantes,  séparées  par  la  mer,  sujet  à  la  fois  de  géo- 
logie, de  zoologie  et  de  botanique,  dans  lequel  Darwin  se  complaît 
à  l'extrême  ;  ailleurs,  il  s'agit  de  l'explication  à  fournir  de  la  dimi- 
nution ou  de  l'extinction  des  espèces,  etc.  Toutes  ces  lettres,  parti- 
culièrement intéressantes  par  la  façon  dont  l'on  voit  Darwin  succes- 
sivement soulever  les  difficultés,  les  discuter,  les  expliquer,  sug- 
gérer des  études  nouvelles,  des  points  de  vue  jusque-là  négligés, 
le  naturaliste  les  lira  avec  le  plus  grand  profit.  Signalons  aussi 
celles  où  il  parle  de  ses  expériences  sur  la  résistance  des  œufs  à 
l'action  de  l'eau  salée,  sur  la  lutte  des  plantes  entre  elles,  sur  le 
transport  des  graines  et  des  œufs. 

Cela  dure  ainsi  de  ISMi  à  1856.  En  1856,  Lyell,  témoin  éclairé 
et  judicieux  de  ses  efforts,  lui  conseille  de  reprendre  son  esquisse 
de  IShli,  de  la  développer  dans  un  grand  ouvrage,  avec  le  secours 
des  faits  nouveaux  dont  il  dispose.  Darwin,  après  quelques  hésita- 
tions, se  décide  à  suivre  ce  conseil.  Ce  travail  devait  être  fort 
étendu  :  réunissant  les  notes  de  Darwin,  le  résultat  de  ses  expé- 
riences et  observations,  des  citations  empruntées  à  une  foule  de 
travaux,  l'ouvrage  devait  former  quatre  volumes  de  la  dimen- 
sion de  celui  que  nous  connaissons  sous  le  titre  d'Origine  des 
Espèces,  et  devait  renfermer  tous  les  faits  connus  pour  et  contre  la 
mutabilité  des  formes  animales.  L'œuvre  est  commencée  en  mai 
1856,  et  poursuivie  jusqu'en  1858,  sans  autres  interruptions  que 
celles  que  nécessite  la  santé  de  Darwin.  Au  début,  il  croit  pouvoir 
faire  bref,  mais  il  s'aperçoit  bientôt  qu'il  lui  faudra  donner  de 
grands  développemens  pour  soumettre  au  lecteur  l'état  complet  de 
la  question.  Le  travail  avance  lentement  :  il  y  a  des  contretemps, 
parfois  des  erreurs  qui  désolent  Darwin,  l'obligeant  à  reprendre 
les  questions  qu'il  croyait  résolues.  «  Je  suis,  écrit-il,  le  chien  le 
plus  misérable,  le  plus  embourbé,  le  plus  stupide  de  toute  la 
Grande-Bretagne,  et  je  suis  prêt  de  pleurer  d'ennui  sur  mon  aveu- 
glement et  ma  présomption.  Il  y  a  de  quoi  me  faire  déchirer  mon 
manuscrit  et  tout  planter  là  en  désespoir  de  cause.  » 

En  revanche,  aussi,  il  a  des  jouissances  profondes,  tant  son  tra- 
vail l'intéresse,  une  fois  les  obstacles  surmontés.  Mais,  en  1858,  un 
incident  se  produit  qui  change  ses  plans.  Wallace,  alors  dans  l'ar- 
chipel Malais,  lui  adresse  un  mémoire  manuscrit  Sur  la  tendance 
des  variétés  à  s'écarter  indéfiniment  du  type  originel.  Ce  mé- 
moire, —  publié  depuis,  —  contient  presque  toute  la  théorie  de 
Darwin,  moins  les  exemples  et  les  applications.  L'ayant  lu,  comme 
Wallace  l'en  prie,  il  écrit  aussitôt  à  Lyell  (18  juin  1858)  : 

Je  n'ai  jamais  vu  de  coïncidence  plus  frappante;  si  Wallace  avait 


190  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

eu  le  manuscrit  de  mon  esquisse  écrite  en  18/i2,  il  n'aurait  pu  en  faire 
un  meilleur  résumé.  Ses  propres  termes  sont  les  titres  de  mes  cha- 
pitres. Je  vous  prie  de  me  renvoyer  le  manuscrit  :  il  ne  me  dit  pas 
qu'il  désire  le  publier,  mais  naturellement  je  lui  écrirai  et  je  lui 
offrirai  de  l'envoyer  à  n'importe  quel  journal.  De  la  sorte,  toute 
mon  originalité,  quelle  qu'elle  puisse  être,  va  se  trouver  anéantie, 
bien  que  mon  livre,  s'il  a  jamais  quelque  valeur,  n'en  doive  aucune- 
ment souffrir,  car  tout  le  travail  consiste  dans  l'application  de  la 
iliéorie.  J'espère  que  vous  approuverez  l'esquisse  de  Wallace  et  que 
je  pourrai  lui  dire  ce  que  vous  en  pensez. 

Cette  lettre  caractérise  Darwin,  et  la  dernière  phrase  est  encore 
bien  de  lui  :  la  question  de  priorité  lui  paraît  secondaire,  l'es- 
sentiel est  que  la  théorie  soit  publiée.  Il  faut  dire,  du  reste,  que 
dans  cette  circonstance,  où  tant  de  savans  se  fussent  disputés  et 
eussent  récriminé  sans  fin,  —  nous  en  avons  chaque  jour  des 
exemples  à  propos  de  découvertes  secondaires,  —  Darwin  et 
Wallace  se  sont  conduits  d'une  façon  particulièrement  noble  et  gé- 
néreuse, comme  il  convient  à  des  esprits  vraiment  élevés.  En  fait, 
tous  deux  étaient  arrivés,  d'une  façon  indépendante,  aux  mêmes 
conclusions  :  Darwin  avait  certainement  la  priorité  réelle,  car  le 
sujet  l'occupait  depuis  plus  de  vingt  ans,  mais  Wallace  le  plaçait 
dans  une  situation  fausse  par  l'envoi  de  ce  manuscrit,  dont  il  ne 
demandait  d'ailleurs  pas  la  publication.  Darwin  pouvait  parfaite- 
ment publier,  soit  son  esquisse  de  ISiù,  soit  un  mémoire  plus 
étendu  :  il  n'y  songe  pas  ;  dès  le  début,  il  pense  à  faire  publier  le 
mémoire  de  Wallace.  Le  cas  est  embarrassant,  et  il  en  écrit  à 
Lyell  une  semaine  après  : 

L'esquisse  de  Wallace  ne  contient  rien  qui  ne  soit  déjà  plus  déve- 
loppé dans  mon  esquisse  copiée  eu  18^,  et  dont  Hooker  a  pris  connais- 
sance il  y  a  une  douzaine  d'années.  Il  y  a  environ  un  an,  j'ai  envoyé  à 
Asa  Gray  un  résumé  de  mes  vues  dont  j'ai  gardé  la  copie  (à  cause  de 
notre  correspondance  sur  plusieurs  poinis),  de  sorte  qu'il  m'est  pos- 
sible d'affirmer  avec  vérité  et  de  prouver  que  je  n'emprunte  rien  à 
Wallace. 

Je  serais  très  heureux  de  publier  maintenant  une  esquisse  de  mes 
vues  générales  en  une  douzaine  de  pages  environ,  mais  je  me  de- 
mande si  je  puis  le  faire  honorablement.  Wallace  ne  parle  pas  de  la 
publication,  et  je  vous  envoie  sa  lettre.  Comme  je  n'avais  aucune  in- 
tention de  publier  une  esquisse,  puis-je  le  faire  honnêtement  main- 
tenant que  Wallace  m'a  envoyé  un  aperçu  de  sa  doctrine?  Mais  il  m'est 
impossible  de  discerner  si  en  publiant  maintenant  je  n'agirais  pas 
d'une  façon  vile  et  mesquine.   Cela  a  été  ma  première  impression,  et 


LA    VIE    DE    CHARLES    DARWIN.  191 

je  me  serais  certainement  guidé  sur  elle,  si  je   n'avais  reçu  votre 
lettre. 

Lyell  lui  conseille  de  publier  tout  de  suite.  Darwin  hésite,  et  il 
se  fait  nombre  d'objections  : 

Wallace  pourrait  dire  :  «  Vous  n'aviez  pas  l'intention  de  publier  un 
résumé  de  votre  théorie  avant  le  moment  où  vous  avez  reçu  ma  com- 
munication. Esl-il  honnête  à  vous  de  retirer  un  avantage  de  ce  que  je 
vous  ai  communiqué  mes  idées  librement,  sans  que  vous  me  les  ayez, 
il  est  vrai,  demandées,  et  de  m'empêcher  ainsi  de  vous  devancer?  » 
L'avantage  que  je  retirerais  serait  d'avoir  été  décidé  à  publier  par  le 
fait  que  je  sais,  d'une  manière  privée,  que  Wallace  est  dans  la  même 
voie  que  moi.  Il  me  semble  dur  d'être  obligé  de  perdre  mon  droit  de 
priorité,  qui  date  de  plusieurs  années  ;  mais,  d'un  autre  côtp,  je  ne  puis 
croire  que  ceci  rende  ma  cause  plus  juste.  Les  premières  impressions 
sont  généralement  les  bonnes,  et,  dès  l'e  début,  j'ai  pensé  qu'il  serait 
peu  honorable  à  moi  de  publier  maintenant. 

Après  consultation  avec  Lyell  et  Hooker,  il  finit  cependant  par  se 
décider,  avec  peine  il  est  vrai,  car,  dit-il  dans  son  autobiogra- 
phie, «  je  pensais  que  M.  Wallace  pouvait  trouver  mon  procédé 
injustifiable  :  je  ne  savais  pas  alors  combien  noble  et  généreux  est 
son  caractère.  » 

Suivant  le  conseil  de  ses  amis,  il  rédige  donc  un  résumé  qui 
accompagne  le  travail  de  Wallace,  et  les  deux  œuvres  sont  présen- 
tées à  la  séance  de  la  Société  Hnnéenne,  du  1^'  juillet  1858.  Cette 
solution  est  la  meilleure  que  l'on  pût  imaginer.  D'une  part,  Darwin 
ne  perd  pas  le  bénéfice  de  son  labeur  acharné,  dont  l'antériorité  est 
bien  établie  par  la  copie  d'une  lettre  par  lui  adressée  à  Asa  Gray  en 
1857, et  parle  résumé  de  184A  que  Hooker  peut  certifier  reconnaître 
pour  l'avoir  lu  à  l'époque.  D'autre  part,  le  travail  de  Wallace  est 
publié  intégralement,  et  porté  à  la  connaissance  du  public,  bien 
qu'il  n'en  ait  aucunement  manifesté  le  désir,  et  Wallace  ne  peut 
considérer  Darwin  comme  ayant  déloyalement  profité  de  la  connais- 
sance qu'a  celui-ci  de  son  manuscrit  pour  prendre  les  devans. 

Le  double  travail  des  deux  naturalistes  est  donc  lu  à  la  Société 
linnéenne,  et  l'impression  produite  est  sérieuse. 

Sir  Joseph  Hooker  écrit  :  «  L'intérêt  provoqué  fut  considérable,  mais 
le  sujet  était  trop  nouveau,  de  trop  mauvais  augure  pour  que  la  vieille 
école  entrât  dans  la  lice  avant  d'avoir  revêtu  son  armure.  Après  la  réu- 
nion, l'on  en  parla  avec  une  émotion  contenue  :  l'approbation  de  Lyell 
et  peut-être  un  peu  celle  que  je  donnais  en  qualité  de  heutenant  de 


192  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Lyell  dans  l'affaire,  en  imposa  aux  membres,  qui  autrement  se  fussent 
insurgés  contre  la  doctrine.  Nous  avions  aussi  l'avantage  d'être  fami- 
liers avec  les  auteurs  et  avec  leur  théorie.  » 

Darwin  a  toujours  gardé  à  ses  amis  Lyell  et  Hooker  une  profonde 
reconnaissance  pour  le  conseil  et  l'appui  qu'ils  lui  ont  donnés  en 
cette  circonstance  ;  ses  lettres  en  sont  un  témoignage  fidèle  :  «  Je 
m'étais  tout  à  fait  résigné,  écrit-il  à  Hooker,  et  j'avais  déjà  écrit  la 
moitié  d'une  lettre  à  Wallace,  où  je  lui  abandonnais  toute  priorité, 
et  je  n'eusse  certes  pas  changé  d'avis  sans  votre  extraordinaire 
bonté,  à  Lyell  et  à  vous.  » 

La  publication  de  Wallace  détermine  Darwin  à  changer  ses  plans. 
Il  cesse  de  travailler  à  l'œuvre  entreprise,  œuvre  qui  devait  être  con- 
sidérable, avons-nous  dit,  et  se  décide  à  faire  un  résumé  de  celle-ci, 
mais  un  résumé  qui,  il  le  voit  bientôt,  devra  former  un  volume  de 
dimensions  assez  considérables.  Ce  résumé,  c'est  V Origine  des  Es- 
pèces. Il  y  travaille  avec  ardeur,  tenant  ses  amis  au  courant  de  ses 
progrès,  trop  lents  à  son  gré,  leur  envoyant  le  manuscrit  des  cha- 
pitres au  fur  et  à  mesure  pour  les  soumettre  à  leur  appréciation, 
continuant  aussi  à  noter,  à  observer,  à  expérimenter.  A  cette 
époque  se  rapporte  une  lettre  qu'il  adresse  à  Wallace,  en  ré- 
ponse à  un  billet  de  celui-ci,  et  qui  indique  bien  le  caractère  parti- 
culièrement droit  et  la  courtoisie  des  deux  hommes  :  u  Permettez- 
moi,  dit-il,  faieant  allusion  à  deux  lettres  de  Wallace,  permettez-moi 
de  vous  dire  combien  j'admire  du  fond  du  cœur  l'esprit  dans  lequel 
elles  sont  conçues...  Je  vous  souhaite  de  tout  cœur  santé  et  entier 
succès  dans  tout  ce  que  vous  entreprendrez,  et  Dieu  sait  que,  si 
un  zèle  admirable  et  l'énergie  méritent  le  succès,  vous  le  méritez 
amplement.  Je  considère  ma  carrière  comme  presque  finie.  Si  je 
puis  publier  mon  résumé  {V Origine  des  Espèces),  et  peut-être  mon 
ouvrage  plus  étendu  sur  la  même  matière,  je  considérerai  ma 
course  comme  fournie.  » 

L'éditeur  Murray,  qui  a  entendu  parler,  —  par  Lyell,  semble-t-il,  — 
du  volume  que  prépare  Darwin,  offre  de  le  publier.  Darwin  accepte, 
à  la  condition  que  Murray  parcoure  d'abord  le  manuscrit,  et  ne  s'en- 
gage point  sans  en  avoir  pris  connaissance  ;  il  craint  que  l'ortho- 
doxie de  l'éditeur  n'en  soit  blessée.  Murray  parcourt  quelques 
chapitres  et  maintient  son  offre,  qui  est  définitivement  acceptée. 
L'impression  est  commencée  aussitôt.  La  correction  des  épreuves  est 
chose  terrible  pour  Darwin.  Il  trouve  son  style  détestable,  souvent 
obscur,  et,  en  raison  du  nombre  des  corrections,  il  offre  à  Murray 
d'en  prendre  une  partie  à  sa  charge.  Ces  épreuves  sont  communi- 
quées à  ses  amis,  qui  lui  donnent  leurs  impressions.  Vers  la  fin, 
Darwin  se  sent  à  tel  point  fatigué  que  force  lui  est  de  se  réfugier 


LA    VIE    DE    CHARLES    DARWIN.  193 

à  llkley,  où  il  subit  un  traitement  hydrothérapique,  tout  en  achevant 
la  correction  des  épreuves.  Enfin,  en  novembre  1859,  VOrigine  des 
Espi^ccs  voit  le  jour. 

Il  n'entre  pas  dans  le  cadre  de  cette  étude  d'analyser  cette  œuvre 
capitale,  dont  divers  écrivains  ont  déjà,  ici  même,  entretenu  nos 
lecteurs ,  à  commencer  par  M.  Laugel.  L'on  se  rappelle  que  Dar- 
win y  propose  une  théorie  nouvelle  de  l'origine  des  espèces,  con- 
traire à  celle  qui  était  jusque-là  classique,  à  celle  des  créations 
spécifiques,  et  que  sa  théorie  repose  sur  la  variabilité  et  la  sélection 
naturelle,  lesquelles  sufiiraient  à  faire  dériver  toutes  les  espèces 
d'un  nombre  très  restreint  de  types  originels,  grâce  à  des  lois  gé- 
nérales constamment  en  action.  11  nous  sera  cependant  permis  de 
nous  arrêter  un  instant  sur  l'accueil  qui  fut  fait  à  ce  livre,  qui 
bouleversa  les  esprits,  non  point  tant  par  ce  qu'il  renfermait  que 
par  l'extension  logiquement  imposée  aux  conclusions  purement  zoo- 
logiques par  l'esprit  des  lecteurs  intelligens.  Les  1,250  exem- 
plaires de  la  première  édition  sont  enlevés  le  jour  de  la  vente, 
et  aussitôt  l'éditeur  Murray  travaille  en  hâte  à  en  tirer  3,000  exem- 
plaires de  plus.  A  ce  point  de  vue,  —  secondaire  d'ailleurs,  —  le 
succès  est  grand,  et  il  indique  de  la  part  du  public  une  ardeur 
considérable,  ce  qui  ne  laisse  pas  de  surprendre  Darwin.  Mais 
ce  qui  intéresse  plus  que  le  succès  de  librairie,  si  significatif  soit-il 
pour  une  œuvre  aussi  spéciale,  c'est  l'impression,  le  jugement  des 
personnes  compétentes.  Darwin  tient  particulièrement  à  l'appro- 
bation de  Lyell,  Hooker,  Gray  et  Huxley,  qui  sont  à  la  tête  des 
sciences  naturelles.  Lyell  se  rallie  dans  une  grande  mesure,  chose 
fort  importante  pour  Darwin,  u  D'autre  part,  Lyell,  jusque-là  le 
pilier  des  antimutabilistes  (qui  le  considérèrent  par  la  suite  comme 
Pallas  Athèné  a  pu  considérer  Diane  après  l'affaire  d'Endymion), 
se  déclara  darwinien,  mais  non  sans  de  sérieuses  réserves,  »  dit 
Huxley  dans  un  très  intéressant  chapitre  par  lui  écrit  pour  l'œuvre 
de  M.  F.  Darwin.  Les  hésitations  de  Lyell  tiennent  surtout  à  l'anti- 
pathie qu'il  a  pour  un  corollaire  nécessaire  de  la  théorie,  l'origine 
simienne  de  l'homme.  Cela  ne  l'empêche  pas,  —  et  c'est  une 
preuve  de  grand  courage  et  de  vigueur  intellectuelle  de  la  part  d'un 
homme  qui  a  passé  sa  vie  à  combattre  les  doctrines,  mal  étayées, 
il  est  vrai,  de  Lamarck,  —  d'abandonner  «  des  idées  anciennes  et 
longuement  chéries,  qui  constituaient  pour  moi  le  charme  de  la 
partie  théorique  de  la  science,  dans  mes  jours  de  jeunesse,  alors 
qu'avec  Pascal  je  croyais  à  la  théorie  de  l'archange  déchu.  » 

Pour  Hooker,  c'est  un  converti,  —  ou  un  «perverti,» —  d'avant  la 
lettre,  et  qui  accepte  les  théories  de  Darwin  bien  avant  qu'elles  ne 
soient  portées  à  la  connaissance  du  public.  Il  publie  dans  le  Garde- 

TOME  LXXXIV.   —  1887.  13 


194  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

lier  S  Chromcle  un  article  fort  élogieux.  Gray,  l'éminent  botaniste 
américain,  est  plus  que  converti  :  c'est  un  adepte  militant  qui  livre 
un  combat  formidable  aux  États-Unis  en  faveur  de  Darwin.  Huxley 
se  rallie  aussi,  et  écrit  à  Darwin  :  «  J'espère  que  vous  ne  vous  lais- 
serez pas  ennuyer  ou  dégoûter  par  les  injures  nombreuses  et  les 
mésinter|)rétations  qui,  si  je  ne  me  trompe  fort,  vous  attendent. 
Soyez  bien  persuadé  que  vous  avez  droit  à  la  reconnaissance  éter- 
nelle de  tous  ceux  qui  pensent.  Quant  aux  roquets  qui  aboieront  et 
grogneront,  rappelez- vous  que  quelques-uns  de  vos  amis,  en  somme, 
sont  doués  d'un  degré  de  combativité  qui,  bien  que  vous  l'ayez 
souvent  et  à  juste  titre  blâmé,  peut  vous  être  d'un  grand  secours. 
J'aiguise  bec  et  ongles  en  prévision  de  l'avenir...  »  Non  content 
de  déclarer  ainsi  sa  foi,  Huxley  la  veut  proclamer  à  tous,  et  publie 
dans  le  Times  un  article  admirable,  —  comme  la  plupart  des  pro- 
ductions du  maître  écrivain  qui  double  l'éminent  savant,  —  tout  en 
faveur  de  Darwin.  A  côté  de  ces  convertis  de  la  première  heure,  il 
faut  ranger  encore  Wallace  naturellement,  qui  s'exprime  en  termes 
chaleureux,  sir  John  Lubbock,  Watson,  Ramsay,  von  Baer,  Ben- 
tham,  M.  Dareste,  le  marquis  de  Saporta,  M.  de  Quatrefages,  à 
l'opinion  duquel  Darwin  attache  une  haute  valeur;  M.  Laugel,  dont 
l'article  publié  ici  même  est  cité  à  diverses  reprises  par  Darwin 
comme  étant  l'un  des  meilleurs.  Les  témoignages  de  sympathie 
venant  de  France  sont  d'autant  plus  agréables  à  Darwin  que  l'Aca- 
démie des  Sciences  est  assez  peu  disposée  en  sa  faveur.  Élie  de 
Beaumont  invente,  pour  V Origine  des  Espères,  le  surnom  de  «  science 
moussante,  »  qui,  selon  Huxley,  «  le  condamne  à  une  notoriété  per- 
pétuelle ;  »  et  Flourens  publie  un  volume  destiné,  dans  sa  pensée, 
à  ne  plus  laisser  debout  un  seul  des  argumens  de  Darwàn.  «  Quel 
jargon  métaphysique  jeté  mal  à  propos  dans  l'hisioire  naturelle, 
qui  tombe  dans  le  galimatias  dès  qu'elle  sort  des  idées  claires,  des 
idées  justes!  Quel  langage  prétentieux  et  vide!  Quelles  personnifi- 
cations puériles  et  surannées!  0  lucidité!  ô  solidité  de  l'esprit  fran- 
çais, que  devenez-vous?  »  Flourens  a  oubhé  d'ajouter  quelles  sont, 
pour  lui,  les  idées  claires  dont  il  parle.  Cette  critique  laisse  Darwin 
assez  froid.  «  Gela  me  fait  plaisir,  dit-il,  car  cela  montre  que  la 
doctrine  se  propage  en  France  :  »  cela  lui  suffit.  Huxley,  moins 
philosophe,  et  que,  d'ailleurs,  la  polémique  est  loin  d'effrayer, 
ajoute  en  guise  de  réflexion  :  «  Étant  privés  de  la  bénédiction  que 
confère  la  possession  d'une  académie,  nous  ne  sommes  pas  habi- 
tués à  voir  traiter  de  la  sorte  nos  hommes  les  plus  éminens,  même 
par  un  secrétaire  perpétuel.  » 

S'il  y  a  des  adeptes  de  la  première  heure,  il  y  a  aussi  des  enne- 
mis acharnés.  H  en  est  qui  ne  comptent  pas  :  c'est  le  grand  nom- 
bre, et  nous  n'en  parlerons  pas.  Parmi  ceux  qui  comptent,  il  faut 


LA    VIE    DE    CHARLES    DARWIN.  195 

réserver  le  premier  rang  à  Agassiz,  le  savant  naturaliste  américain. 
Sa  critique  est  ce  que  doivent  être  les  critiques  de  gens  qui  se  res- 
pectent, solide  dans  le  fond,  courtoise  dans  la  forme.  Sedgvvick,  le 
célèbre  géologue,  est  hostile  aussi,  mais  ses  argumens  sérieux 
sont  amoindris  par  l'adjonction  de  considérations  étrangères  au  dé- 
bat. Harvey,  Wollaston,  ïïenslow,  Jenyns,  sont  hostiles  aussi,  ou 
bien  n'acceptent  qu'une  petite  partie  des  conclusions  de  Darwin. 

Parmi  les  critiques  adverses,  dénuées  de  valeur  scientifique,  il 
nous  faut  en  citer  deux  :  celles  de  deux  dignitaires  de  l'église, 
Haughton  et  Wilberforce.  Celle  de  Flaughton  fut  brève,  dédaigneuse. 
Wilberforce  fut  amusant.  Non-seulement  il  publie,  dans  la  Quar- 
terly  Bevieiv,  un  article  virulent,   rempli,   d'ailleurs,  d'erreurs  de 
toute  sorte  :  il  profite  encore  de  la  réunion  de  l'Association  britan- 
nique pour  faire  une  attaque,  demeurée  mémorable,  contre  l'œuvre 
de  Darwin.  L'agitation  du  public  était  grande  et  la   foule  considé- 
rable pour    écouler   l'évêque   d'Oxford.   Son   discours,    amusant, 
incisif,  mais  vide,  ne  tarda  pas  à  l'entraîner  à  des  personnalités, 
et,  à  un  moment,  il  demanda  à  Huxley  si  c'était  par  son  grand-père 
ou  sa  grand'mère    qu'il  se  rattachait  au  singe.  A  quoi  Huxley  ré- 
pliqua qu'il  n'en   savait  rien,  mais  que  cette  parenté  n'avait  rien 
qui  le  choquât;  qu'il  préférait  pour  aïeul  un  singe  à  un  homme  qui 
se  mêle  de  traiter  les  questions  auxquelles  il  n'entend  rien.  Les 
rieurs  furent  du  côté  de  Huxley,  et  l'évêque  se  retira  battu.  Le  côté 
humoristique  de  cette  critique  amusa  fort  Darwin,  qui,  d'ailleurs,  ne 
pouvait  y  attacher  une  importance  quelconque.  L'attitude  du  cha- 
noine Kingsley  est  particuhèremeni  intéressante.  H  écrit  à  Darwin  : 
((  Depuis  longtemps,  par  l'observation  du  croisement  des  plantes 
et  des  animaux  domestiques,  j'ai  appris  à  ne  plus  croire  au  dogme 
de  la  permanence  des  espèces.  En  second  lieu,  j'ai  appris  graduel- 
lement à  voir  que  c'est  une  aussi  noble  conception  de  la  divinité, 
de  croire  qu'elle  a  créé  des  formes  originelles  susceptibles  de  se 
développer  dans  les  formes  nécessaires,  selon  le  temps  et  le  lieu, 
que  de  penser  qu'il  lui  a  fallu  intervenir  à  nouveau  pour  com- 
bler   les   lacunes  créées   par  elle.   Je   me  demande  même  si  la 
première  conception  n'est  pas  la  plus  élevée.  »  Mais  c'est  là  une  ex- 
ception :  le  clergé  est  généralement  opposé  aux  idées  de  Darwin. 
Son  ami,  le  pasteur  deDown,  M.  Brodie  Innés,  ne  les  accepte  pas; 
d'ailleurs,  ils  ne  discutent  jamais  ces  questions  ensemble;  ils  sont 
habitués  à  ne  pas  s'entendre,  malgré  leur  étroite  amitié.  «  M.  Bro- 
die Innés  et  moi,  dit  Darwin,  avons  été   des  amis  intimes  durant 
trente  ans,  et  nous  ne  nous  sommes  jamais  complètement  entendus 
que  sur  un  seul  sujet,  et,  cette  fois,  nous  nous  sommes  regardés 
fixement,  pensant  que  l'un  de  nous  devait  être  fort  malade.  » 


196  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Pour  conclure,  quelques  passages  de  l'autobiographie,  concernant 
y  Origine  des  Espèces,  pourront  intéresser  le  lecteur  : 

On  a  dit  que  le  succès  de  VOrigine  des  Espèces  prouvait  «  que  le  sujet 
était  dans  l'air,  »  ou  «  que  les  esprits  étaient  préparés.  »  Je  ne  pense 
pas  que  cette  hypothèse  soit  strictement  exacte,  car  j'ai  sondé  à  l'oc- 
casion plusieurs  naturalistes,  et  je  n'en  rencontrai  jamais  qui  parus- 
sent douter  de  la  permanence  des  espèces.  Lyell  et  Hooker  même,  qui 
m'écoutaient  avec  intérêt,  ne  paraissaient  nullement  partager  mon 
opinion.  J'essayai  une  ou  deux  fois  d'expliquer  à  des  hommes  distin- 
tingués  ce  que  j'entendais  par  la  sélection  naturelle,  mais  j'échouai 
d'une  façon  absolue. 

Ce  qui  doit  être  strictement  vrai,  c'est  que  des  faits  innombrables 
et  bien  observés  étaient  enregistrés  dans  l'esprit  des  naturaUstes,  faits 
prêts  à  prendre  leur  place  respective  aussitôt  qu'une  théorie  suffisam- 
ment établie  se  présenterait  pour  les  recevoir.  Un  autre  élément  de 
succès  pour  mon  livre  fut  sa  dimension  modérée,  et  ceci  est  dû  à 
l'essai  de  M.  Wallace.  Si  j'avais  pubhé  mon  livre  tel  que  je  l'avais  com- 
mencé en  1856,  l'ouvrage  aurait  été  quatre  fois  plus  étendu  que  VOri- 
gine, et  bien  peu  auraient  eu  la  patience  de  le  lire. 

Je  gagnai  beaucoup  à  en  retarder  la  publication  de  1839,  époque  où 
ma  théorie  fut  arrêtée  dans  mon  esprit,  à  1859,  etje  ne  perdis  rien  à 
ce  délai,  car  il  m'importait  peu  que  l'on  attribuât  plus  d'originalité  à 
Wallace  qu'à  moi.  11  est  évident  que  son  essai  aida  à  faire  accueillir 
ma  théorie. 

IV. 

Nous  avons  dit  plus  haut  que  les  dernières  épreuves  de  VOrigine 
des  Espèces  furent  corrigées  à  Ilkley,  où  Darwin  était  allé  faire  une 
cure  d'hydrothérapie.  Il  rentre  à  Down  peu  après,  au  moment  où  le 
Uvre  est  publié.  En  même  ten)ps  qu'il  correspond  avec  ses  amis, 
se  tenant  au  courant  de  l'accueil  fait  à  son  œuvre,  il  s'occupe  des 
traductions  qu'on  lui  propose  de  faire,  en  français  et  en  allemand.  La 
traduction  allemande  ne  lui  plaît  qu'à  moitié,  Bronn,  l'auteur  de 
celle-ci,  ayant  pris  la  liberté  d'omettre  les  passages  qui  ne  lui 
conviennent  pas  et  d'ajouter  ses  réflexions  personnelles.  Singulier 
traducteur  ! 

Ces  affaires  secondaires  expédiées,  Darwin  se  remet  à  l'œuvre, 
pour  continuer  son  grand  travail,  celui  auquel  il  travaillait  quand 
les  circonstances  l'obligèrent  à  écrire  l'Origine  des  Espèces;  mais 
il  le  continue  sous  une  forme  modifiée  :  il  se  décide  à  prendre  suc- 
cessivement divers  points  qu'il  développe  avec  détails  et  publiera 
sous  forme  de  livres  isolés.  Le  l*^""  Janvier  1860,  il  commence  son 


LA    VIE    DE    CHARLES    DARWIN.  197 

travail  sur  les  Variations  des  animaux  et  des  plantes  à  l'état  do- 
mestique, œuvre  dans  laquelle  il  note  l'abondance  des  variations 
légères  que  présentent  ces  êtres,  et  montre  le  parti  qu'en  a  tiré  la 
sélection  artificielle,  consciente  ou  inconsciente,  exercée  par  l'homme, 
pour  la  production  de  variétés  nouvelles.  Le  livre  ne  voit  le  jour 
qu'en  186S.  Entre  temps,  Darwin  a  reçu  la  médaille  Gopley,  la 
plus  haute  des  récompenses  dont  la  Société  royale  dispose.  «  C'est 
un  grand  honneur,  écrit-il  à  ce  propos  ;  mais,  à  part  plusieurs  lettres 
affectueuses,  ces  choses  m'importent  peu  :  cela  montre,  toutefois, 
que  la  sélection  naturelle  fait  quelques  progrès  dans  ce  pays,  et  ceci 
me  fait  plaisir.  »  Il  est  à  noter  que  la  Société  royale  récompensait 
en  Darwin,  non  l'auteur  de  l'Origine  des  Espèces,  mais  l'écrivain 
des  Récifs  de  corail,  du  Voyage  d'un  naturaliste,  de  l'ouvrage  sur 
les  cirripèdes,  etc.  Cette  réserve  est  strictement  indiquée  par  le 
discours  qui  accompagna  la  remise  de  la  médaille,  et  elle  indique 
que,  si  les  idées  de  Darwin  étaient  acceptées  d'une  petite  élite, 
elles  étaient  encore  en  suspicion  auprès  de  la  foule  des  savans. 

C'est  vers  cette  époque  qu'il  fait  la  connaissance  de  F.  MûUer,  sa- 
vant pour  lequel  il  professe  la  plus  haute  estime  ;  de  V.  Carus, 
qui  sera  désormais  son  traducteur  attitré  pour  la  langue  allemande  ; 
de  Preyer,  le  physiologiste  d'Iéna,  qui,  dans  son  beau  livre,  l'Ame 
de  l'enfant,  reprend  l'étude  ébauchée  par  Darwin  sur  le  développe- 
ment psychologique  du  nouveau-né,  et  à  qui  il  écrit  :  «  Jusqu'à 
présent,  je  suis  continuellement  honni  et  traité  avec  mépris  par  les 
écrivains  de  mon  pays,  mais  les  jeunes  naturalistes  sont  presque 
tous  avec  moi,  et,  tôt  ou  tard,  le  public  devra  suivre  ceux  qui  font 
des  études  spéciales  sur  la  matière.  Le  dédain  et  les  injures  des  écri- 
vains ignorans  me  touchent  peu.  »  Citons  aussi  M.  A.  Gaudry,  à  qui 
il  fait  remarquer  combien  c'est  chose  étrange  que  la  patrie  de  La- 
marck,  de  Buffon,  de  Geoffroy  Saint-Hilaire,  soit  si  réfractaire  à 
l'adoption  de  ses  vues;  M.  de  Saporta,  dont  l'appui  lui  fait  grand 
plaisir;  Haeckel,  qui  depuis  a  outré  le  darwinisme  de  la  façon  que 
l'on  sait;  Cari  Vogt,  qui  n'hésite  pas  à  prendre  un  rôle  militant  en 
faveur  de  {'Origine  des  Espèces. 

Parmi  les  lettres  de  cette  époque,  il  en  est  une  qui  est  fort  in- 
téressante :  elle  se  rapporte  à  une  question  physiologique  dont  le 
parlement  était  saisi,  celle  des  mariages  entre  cousins  germains.  Dar- 
win arrive  à  la  conclusion ,  formulée  dans  une  lettre  à  sir  John 
Lubbock,  que  l'on  ne  connaît  rien  de  précis  sur  la  matière,  et  que 
l'idée  communément  acceptée  de  l'influence  nuisible  des  unions 
consanguines  repose  sur  des  traditions,  des  préjugés,  et  non  sur 
des  faits.  La  question  n'est  pas  de  celles  que  l'on  résout  aisément, 
car  une  étude  spéciale  amena  un  de  ses  fils,  George  Darwin,  à  con- 
clure (en  1875)  qu'en  l'état  actuel  il  est  impossible  de  se  prononcer. 


168  REVrE    DES    DEDX    MONDEPt 

En  1871  se  place  la  publication  de  la  Descendance  de  l'horutnCy 
où  Darwin  s'attache  à  établir  l'origine  de  l'homme  d'après  les  prin- 
cipes de  l'évolution  et  de  la  sélection;  l'accueil  qui  lui  est  fait  a 
beaucoup  perdu  de  cette  acrimonie  qui  salua  l'apparition  de  VOri- 
gine  des  Espèces.  C'est  en  1871  aussi  que  fut  publiée  l'Expression 
des  émotions.  D'autres  œuvres  suivent  bientôt  :  la  Fertilisation 
des  orchidées,  la  Fécondation  croisée  et  directe^  les  Plantes  grim- 
pantes,\^  Faculté  du  mouvement  chez  les  plantes,  etc.  En  1875,  Dar- 
win est  appelé  devant  la  commission  sur  la  vivisection,  pour  donner 
son  avis.  Sur  ce  point,  il  est  très  catégorique.  Darwin,  l'homme  au 
cœur  tendre  par  excellence,  que  l'esclavage  humain  a  douloureu- 
sement impressionné  au  Brésil,  qui  ne  maltraite  jamais  un  animal, 
et  dont  les  idées  zoophiles  sont  si  bien  connues  dans  les  environs 
de  Down  que  les  cochers  osent  à  peine  fouetter  leurs  chevaux,  dans 
la  crainte  d'une  verte  semonce,  Darwin,  écrivant  à  Ray  Lankester, 
dit  :  «  Vous  me  demandez  mon  opinion  sur  la  vivisection.  Je  suis 
tout  à  fait  d'accord  avec  vous,  et  je  la  trouve  justifiable  quand  il 
s'agit  de  recherches  physiologiques  véritables,  mais  non  quand  il 
s'agit  d'une  simple  curiosité,  à  mon  avis  détestable  et  condamnable. 
C'est  un  sujet  qui  me  rend  malade  d'horreur,  et  je  n'en  parlerai 
plus,  sans  quoi  je  ne  pourrai  fermer  l'œil  de  la  nuit.  »  Sir  ThoTias 
Farrer  a  recueilli  le  même  témoignage,  et  a  dit  que  Darwin  était 
fermement  convaincu  que  l'interdiction  d'expériences  sur  les  ani- 
maux vivans  arrêterait  nos  connaissances  sur  la  maladie  et  les  re- 
mèdes à  lui  opposer.  A  l'appui  de  ses  idées,  il  cite  les  expériences 
et  les  résultats  de  Pasteur,  de  Virchow.  L'opinion  de  Darwin  est 
celle  de  la  majorité  des  personnes  compétentes,  qui  savent,  par 
expérience,  ce  que  la  médecine  doit  à  la  vivisection,  et  reconnais- 
sent cependant  la  déférence  que  l'on  doit  à  ce  sentiment  si  naturel  : 
l'horreur  de  la  souffrance  inutile.  11  est  tant  de  souffrances  et  de 
douleurs  dont  le  but  nous  échappe,  que  c'est  un  crime  que  d'en 
augmenter  sans  nécessité  le  nombre. 

En  1878,  l'Académie  des  Sciences  appelle  Darwin  à  elle,  dans  la 
section  debotanique.il  y  avait  eu,  en  1872,  une  tentative  pour  le  faire 
élire,  tentative  dont  M.  de  Quatrefages,  l'honoré  naturaliste,  avait 
pris  l'initiative,  semble-t-il,  et  à  laquelle  M.  de  Lacaze-Duthiers  s'é- 
tait rallié,  à  la  grande  satisfaction  de  Darwin,  qui  estimait  fort  ses 
nombreux  travaux  ;  mais  cette  tentative  n'aboutit  point.  L'élection 
se  fit  en  1878  ;  il  eut  20  voix  sur  39  (dont  sept  bulletins  blancs)  ;  il 
écrivait  à  Asa  Gray,  élu  en  même  temps  que  lui  :  «  C'est  une  assez 
bonne  plaisanterie  que  j'aie  été  nommé  dans  la  section  dn  botanique, 
étant  donné  que  mes  connaissances  me  permettent  tout  juste  de  sa- 
voir que  la  marguerite  est  une  composée,  et  le  pois  une  légumi- 
neuse.   »  La  même  année,  l'académie  des  sciences  de  Berlin  lui 


LA    VIE   DE    CHARLES    DARWIN.  199 

ouvrit  ses  portes,  et,  en  1879,  celle  de  Turin  lui  décerna  un  prix 
de  12,000  francs,  dont  il  prit  immédiatement  une  partie  pour  en  faire 
don  à  Dohrn  pour  sa  station  zoologique  de  Naples,  qui  a  tant  rendu 
de  services  à  la  science.  Les  honneurs  ne  lui  faisaient  point  oublier 
ses  amis,  car  c'est  à  cette  époque  qu'il  réussit  à  faire  allouer  à 
Wallace,  son  ami  et  rival,  une  pension  gouvernementale. 

INous  n'insisterons  pas  plus  longuement  sur  cette  dernière  pé- 
riode de  la  vie  de  Darwin  :  tout  son  intérêt  réside  dans  les  œuvres 
qu'il  publia,  œuvres  touchant  surtout  à  la  botanique,  et  dont  nous 
ne  pouvons  entreprendre  ici  le  résumé.  Il  est  cependant  un  point 
qu'il  nous  sera  permis  d'effleurer  en  passant:  c'est  la  question  des 
idées   religieuses  du  grand  naturaliste.  Pour  la  grande  majorité 
de  ceux  qui  en  parlent  sans  l'avoir  lu,  —  et  le  nombre  en  est 
grand,  —  Darwin  est  «  un  athée  qui  fait  descendre  l'homme  du 
singe.  »  Athée,  Darwin  ne  l'est  pas  :  il  n'est  pas  chrétien,  mais  il 
n'est  pas  athée.    Sur  ce  point,  son  autobiographie  et  ses  lettres 
sont  formelles.  Pendant  son  enfance  et  sa  jeunesse,  à  l'époque  du 
voyage.  Darwin  était  un  croyant  sincère,  acceptant  tous  les  dogmes 
de  l'église  d'Angleterre, —  au  point  même  d'exciter  l'hilarité  de  ses 
compagnons  de  voyage,  qui  étaient  pourtant  des  croyans.  C'est  de 
1836  à  1839  que  Darwin  a  le  plus  réfléchi  aux  questions  religieuses, 
et  c'est  de  cette  époque  que  date  la  modification  de  ses  idées.  De 
chrétien  il  devint  déiste  :  il  sentait  la  nécessité  d'un  créateur,  étant 
donnée  la  création  ;  d'un  législateur,  en  considérant  les  lois  gran- 
dioses qu'il  déchiiîrait  ;  mais  il  ne  croyait  pas  à  une  intervention 
occasionnelle  de  ce  législateur,  et  estimait  que  les  lois  suivent  tou- 
jours leurs  cours,  sans  intervention  de  celui  qui  les  a  formulées  dès 
le  début.  11  revient  souvent  sur  ce  point,  et  pense  que  la  mort  d'un 
être  particulier  n'est  pas  plus  nécessaire,  à  un  moment  donné,  que 
la  variation   d'un  individu  ou  la  création  d'une  espèce  nouvelle 
n'est  spécialement  voulue.  C'est  un  résultat  des  circonstances  et 
non  d'une  volonté  spéciale.  «  Il  m'a  toujours  paru,  dit-il,  écrivant 
à  une  dame  qui  lui  lait  part  de  ses  inquiétudes,  il  m'a  toujours 
paru  plus  satisfaisant  de  considérer  l'immense  quantité  de  douleur 
et  de  souffrance  qui  existe  dans  ce  monde  comme  le  résultat  iné- 
vitable de  la  suite  naturelle  des  faits,  c'est-à-dire  des  lois  géné- 
rales, plutôt  que  comme  le  résultat  de  l'intervention  directe  de 
Dieu,  bien  que  ceci  ne  soit  point  logique,  —  je  le  sais,  —  quand  il 
s'agit  d'une  divinité  omnisciente.  »  Et  ailleurs  :  «  Je  ne  puis  me 
persuader  qu'un  Dieu  bienfaisant  et  tout-puissant  ait  créé  les  ichneu- 
mons  (animaux  parasitaires  vivant  aux  dépens  des  chenilles  qu'ils 
détruisent)  de  propof   délibéré,   avec  la  volonté  expresse  qu'ils 
vivent  dans  les  corps  des  chenilles,  ni  que  les  souris  doivent  servir 
de  jouet  au  chat.  »  Et  encore  :  «  La  foudre  tue  un  homme  bon  ou 


200  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

mauvais,  par  suite  de  l'action  très  complexe  de  lois  naturelles...  » 
Darwin  ne  croyait  donc  pas  à  l'intervention  de  la  divinité;  pour 
lui,  elle  a  formulé  des  lois  qui  vont  leur  chemin,  sans  s'en  détour- 
ner jamais,  et,  à  ce  titre,  il  ne  peut  être  considéré  comme  chrétien. 
«  Mais  dit-il,  dans  mes  plus  extrêmes  fluctuations,  je  n'ai  jamais  été 
un  athée;  je  n'ai  jamais  nié  l'existence  de  Dieu.  Je  crois  qu'en 
général,  et  surtout  à  mesure  que  je  vieillis  (il  écrit  en  1879),  mais 
non  toujours,  l'agnosticisme  représenterait  le  plus  correctement 
l'état  de  mon  esprit.  »  Écrivant  à  un  jeune  Hollandais,  il  disait  : 
«  L'impossibilité  de  concevoir  que  ce  grand  et  étonnant  univers 
avec  nos  moi  consciens  a  pu  naître  par  hasard  me  paraît  être  le 
principal  argument  pour  l'existence  de  Dieu  ;  »  et  dans  une  autre 
lettre,  il  s'exprimait  ainsi  :  «  Je  crois  que  la  théorie  de  l'évolution 
est  tout  à  fait  compatible  avec  la  croyance  en  Dieu  ;  mais  il  faut  se 
rappeler  que  la  définition  de  ce  que  l'on  entend  par  ce  nom  varie 
selon  les  personnes.  »  Il  y  aurait  bien  des  pages  intéressantes  à 
citerdans  la  correspondance  de  Darwin,  se  rapportant  à  cette  grave 
et  délicate  matière,  mais  nous  devons  nous  contenter  de  ces  cita- 
tions et  indications  sommaires.  Darwin  est  un  déiste,  et  non  un 
athée,  comme  cela  se  répète  couramment. 

Darwin  est  mort  le  19  avril  1882,  d'une  maladie  de  cœur.  Dans 
le  dernier  mois  de  sa  vie,  il  se  plaignait  d'une  faiblesse  assez 
grande  et  de  troubles  du  côté  du  cœur,  troubles  se  manifestant 
par  des  éblouissemens  et  des  vertiges.  II  vit  la  mort  venir  et  ne  la 
craignit  point,  et  expira  au  milieu  des  siens.  Sur  la  proposition  de 
divers  membres  du  parlement,  il  fut  inhumé  à  l'abbaye  de  West- 
minster, entouré  de  ses  pairs  et  de  ses  disciples,  sir  John  Lubbock, 
Hooker,  Huxley,  le  duc  d'ArgylI,  Wallace.  Il  repose  non  loin  de 
Newton,  et  c'est  justice  qu'une  sépulture  royale  ait  été  ouverte  à 
ces  rois  de  la  pensée. 

Les  œuvres  de  Darwin  ont  suscité  des  orages  formidables,  et 
l'apaisement  est  encore  loin  de  régner  dans  le  monde  des  natura- 
listes et  des  philosophes.  Quelle  que  puisse  être  la  portée  de  ces 
œuvres,  quelle  qu'en  doive  être  la  fortune,  il  est  du  moins  un 
point  sur  lequel  tous  devront  être  d'accord ,  surtout  quand  ils 
auront  lu  cette  correspondance,  c'est  la  bonne  foi,  la  sincérité 
profonde  de  Darwin.  Elle  éclate  à  chaque  phrase  avec  une  candeur 
inaltérable.  Si  l'on  joint  à  cela  le  charme,  la  cordialité,  qui  sont 
si  profondément  empreints  dans  le  caractère  de  Darwin,  l'on  com- 
prendra qu'il  soit  peu  de  lectures  aussi  attachantes,  et  que  véri- 
tablement, comme  nous  le  disions,  l'affection  et  la  sympathie  le 
disputent  à  l'admiration.  C'est  un  éloge  rare,  que  peu  parmi  les 
grands  ont  su  mériter. 

Henry  de  Varigny. 


LE 


JUGEMENT   D'UN   NÈGRE 


SUR    LA   RACE    NEGRE 


M.  Edward  Wilmot  Blyden  est  un  nègre  pur  de  tout  mélange,  né  aux 
Antilles,  dans  l'île  danoise  de  Saint-Thomas.  Dès  l'âge  de  dix-sept  ans, 
la  nostalgie  le  prit  ;  il  ressentit  cet  attrait  mystérieux,  irrésistible, 
qu'exerce  le  continent  noir  sur  les  nègres  expatriés,  sur  ceux  mêmes 
qui  ne  l'ont  jamais  vu.  Il  voulut  voir  les  rivages  de  la  Guinée;  il  lui  sem- 
bla que  c'était  le  seul  endroit  du  monde  où  il  pût  vivre. 

Libéria  est,  comme  on  sait,  une  colonie  fondée  par  les  abolition- 
nistes  américains  et  destinée  à  servir  de  refuge  aux  noirs  affranchis 
des  États-Unis.  Elle  s'est  constituée,  il  y  a  quarante  ans,  en  république 
indépendante;  sa  capitale  est  Monrovia.  Ce  fut  à  Monrovia  que  se  fixa 
M.  Blyden.  Après  avoir  été  sous-maître  dans  une  maison  d'éducation 
dirigée  par  un  missionnaire,  il  devint  professeur  dans  le  collège  ré- 
cemment créé  de  Libéria.  En  186/j,  il  fut  nommé  secrétaire  d'état.  En 
1866,  il  faisait  un  voyage  en  Orient,  il  parcourait  l'Egypte  et  la  Syrie. 
En  1871,  le  gouverneur  anglais  de  Sierra-Leone  le  chargeait  d'une 
mission  diplomatique  auprès  de  plusieurs  chefs  de  tribus  de  l'inté- 
rieur. Six  ans  plus  tard,  il  était  ministre  plénipotentiaire  de  la  répu- 
blique de  Libéria  auprès  de  la  cour  de  Saint-James,  et  le  marquis  de 
Salisbury  le  présentait  à  la  reine  Victoria.  11  est  retourné  depuis  dans 
son  pays,  et,  en  1885,  il  était  le  candidat  du  parti, libéral, àil^a  prèfeir 
dence  de  la  république.  .Miuini//  .n-.'i/  .•;;;;;  .,    i .,,./: 


202  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

M.  Blyden  est  un  grand  voyageur,  il  a  visité  quatre  continens,  et  il 
a  de  bons  yeux,  l'oreille  fine,  une  mémoire  qui  retient  tout.  Il  observe, 
il  juge,  il  compare,  et  son  instruction  est  aussi  solide  que  variée.  Les 
têtes  africaines  ressemblent  souvent  à  ces  jardins  créés  par  des  mains 
d'enfans,  et  garnis  de  plantes  arrachées  sans  leurs  racines,  coupées 
au  ras  du  sol;  on  a  beau  les  arroser,  elles  seront  mortes  avant  la  fin 
du  jour.  M.  Blyden  a  découvert  dès  sa  jeunesse  que  les  racines  servent 
non-seulement  à  fixer  la  plante  au  sol,  mais  à  pomper  sa  nourriture, 
et  il  n'attache  de  prix  qu'aux  études  approfondies,  aux  connaissances 
raisonnées.  Il  ne  se  contente  pas  d'enregistrer  les  faits,  il  en  recherche 
les  causes.  Il  a  vécu  dans  les  pays  barbares  comme  dans  les  sociétés 
civilisées;  il  s'est  appliqué  à  en  démêler  le  caractère  et  les  lois.  Ajou- 
tons que,  savant  humaniste,  vrai  lettré,  il  a  étudié  plus  d'une  gram- 
maire, plus  d'une  littérature.  Il  lit  le  Coran  en  arabe,  la  Bible  en  hé- 
breu; il  cite  Homère  en  grec,  Virgile  en  latin,  Shakspeare  en  anglais, 
Dante  en  italien.  Cet  homme,  qui  a  vu  et  appris  beaucoup  de  choses, 
joint  l'agrément  au  savoir,  et  on  comprend  sans  peine  que  lord  Brou- 
■gham,M.  Gladstone,le  doyen  Stanley,  Charles  Dickens,  Charles  Sumner 
aient  goûté  sa  conversation,  entretenu  avec  lui  un  commerce  de  pen- 
sées et  de  lettres. 

Quelle  que  soit  la  supériorité  de  son  esprit,  et  si  fier  qu'il  puisse  être 
de  ses  amitiés,  M.  Blyden  n'a  jamais  songé  à  renier  ses  origines;  il 
craindrait  de  se  manquer  à  lui-même  s'il  méprisait  les  Mandingues,  les 
Achantis  et  les  Foulahs.  Il  se  sent  nègre  et  il  aime  les  nègres;  il  croit  à 
l'avenir  de  l'Afrique,  et  cet  avenir  lui  paraît  intimement  lié  aux  desti- 
nées de  sa  race.  Il  avait  plus  d'une  fois  exposé  ses  idées  à  ce  sujet  dans 
diverses  revues  anglaises  ou  dans  des  discours  prononcés  eu  Angleterre, 
aux  États-Unis,  k  Monrovia.  11  vient  de  réunir  en  volume  ses  conférences 
fit  ses  articles  (1).  M.  Jîljden  est  un  lettré,  il  n'est  pas  un  homme  de 
lettres.  11  ae  s'est  pas  piqué  d'écrire  un  livre;  il  plaide  une  cause  qui 
lui  est  chère,  il  la  défend,  selon  les  cas,  en  avocat  habile,  ingénieux  et 
quelquefois  éloquent,  ou  en  philosophe  persuadé  que  les  injures,  les 
mépris  ne  prouvent  rien,  que  ri.eu  n'est  méprisable  dans  la  nature.  Il 
pense  avec  saint  Augustin  qu'il  n'y  a  point  de  doctrine  si  fausse  qu'elle 
ne  coatienue  quelque  vérité  ;  il  pense  avec  Goethe  que  la  plus  précieuse 
de  nos  facultés  est  (Je  savoir  découvrir  le  diamant  ou  le  cristal  dans 
sa  gangue.  U  rend  justice  à  l'Europe,,  à  notre  civilisation,  quoiqu'il  soit 
trop  Africain  ppur  l'admirer  sans  réserve;  mais  il  nous  demande  à 
notre  tuur  de  ûê  pas  refuser  toute  sympathie  au  nègre,  qu'il  définit 
■  l'hQ/|ia;ie,d#i  i;4ii^uc,^^ç.Ja.soMXft%uçe,,pt4u.<îtiaj^^  (^^ love 

'  ■  (f)  (^lil-\'^îaniiy?ïsiarh'  ah(t  the  Mgro'titicp,  'ïy 'Eaivàrci  W.  'Blyâhi,  -g.  é'!  '-b'.'ijke 
minister  plenipofteutiary  of  Ihe  Repoblic  of  Liberisu  at  tto  Goort  jof, -S;t»J^ine*i 
London,  1887;  W.-B.  Whittingham  et  C».  .yupildoqyi  fii  ùh  ODOOlj 


LE   JUGEMENT   d'uN   NÈGRE.  203 

and  suffering  and  song.  »  Il  nous  invite  à  reconnaître  que  les  noirs  ont 
comme  nous  le  droit  de  respirer,  d'exister  et  de  vivre,  que  comme 
nous  ils  ont  un  rôle  à  jouer  dans  les  destinées  générales  de  notre 
espèce,  qu'ils  sont  une  pièce  essentielle  à  la  grande  machine  du 
monde. 

La  négroplîobie  n'est,  le  plus  souvent,  qu'un  sentiment  instinctif, 
irréfléchi,  irraisonné,  une  affaire  de  nerfs,  l'effet  de  préjugés  acquis 
ou  hérités  :  les  pères  ont  mangé  des  raisins  verts  et  les  dents  des 
enfans  en  sont  agacées.  Un  Américain  d'esprit  fort  distingué  et  de 
sentimens  très   humains  disait   un  jour   à  la  grande   actrice  Sarah 
Kemble  qu'il  n'avait  jamais  plaint  les  malheurs  de  Desdémona,  qu'une 
fille  capable  de  s'amouracher  d'un  nègre  méritait  d'êire  étouffée  sous 
un  coussin.  Un  célèbre  historien   anglais,  M.   Freeman,  qui   a  fait 
un  voyage  aux  Éiats-Unis  oij  l'un  de  ses  fils  était  planteur,  a  déclaré 
qu'il  lui  était  absolument  impossible  de  considérer  un  noir  comme 
un  homme  et,  à  plus  forte  raison,  comme  un  frère.  Il  souhaitait  que 
chaque  Irlandais  établi  dans  la  république  étoilée  tuât  un  nègre  et  fût 
pendu  pour  l'avoir  tué.  C'est  ainsi  que  ce  célèbre  historien,  qui  ne  crai- 
gnait pas  les  plaisanteries  de  cannibale,  proposait  de  résoudre  du  même 
coup  deux  questions  embarrassantes  :  le  problème  de  l'esclavage  et  le 
problème  de   l'irlandais,    qu'il   se  refusait  également   à  considérer 
comme  un  homme  et  comme  un  frère. 

Pourquoi  M.  Freeman  méprisait-il  le  nègre?  La  seule  raison  qu'il 
en  donne,  c'est  que  le  nègre  est  noir  et  que  sa  laideur  lui  paraît  répul- 
sive. Heureusement  pour  lui,  il  n'est  jamais  tombé,  comme  Scarmen- 
tado,  dans  les  mains  d'un  corsaire  né  sur  la  côte  de  Guinée,  qui  lui 
aurait  dit  peut-être  :  «  Vous  avez  le  nez  long  et  nous  l'avons  plat;  vos 
cheveux  sont  tout  droits  et  notre  laine  est  frisée  ;  vous  avez  la  peau 
couleur  de  cendre  et  nous  couleur  d'ébène  ;  par  conséquent,  vous  n'êtes 
pas  des  hommes  et  vous  ne  pouvez  être  nos  frères.  Aussi,  quand  nous 
vous  rencontrons  et  que  nous  sommes  les  plus  forts,  nous  vous  cou- 
pons le  nez  et  les  oreilles.  »  On  peut  être  un  historien  de  mérite  et 
n'être  pas  un  philosophe.  Les  philosophes  savent  que  le  monde  est  à 
la  fois  très  grand  et  très  petit,  que  de  lieu  en  lieu,  chaque  pays  a  son 
esthétique,  que  d'un  degré  de  latitude  à  l'autre,  les  goûts  varient 
comme  les  habitudes.  Stanley  a  raconté  que  lorsqu'il  quitta  l'intérieur 
de  l'Afrique,  où,  durant  deux  ans,  ses  yeux  s'étaient  accoutumés  au 
teint  richement  bronzé  des  indigènes,  les  premiers  Européens  qu'il 
rencontra  sur  la  côte  lui  déplurent,  que  leur  face  pâle  lui  causa  un 
étOîinement  mêlé  d'inquiétude  et  de  répugnance,  qu'ils  lui  apparurent 
comme  des  malades,  comme  des  mourans,  comme  des  fantômes. 

Les  goûts  et  les  dégoûts  de  M.  Freeman  ne  sont  pas  des  raisons. 
Plus  sérieux  est  le  témoignage  de  voyageurs  en  Afrique,  qui  sont  ren- 


204  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

très  chez  eux  médiocrement  édifiés  de  ce  qu'ils  avaient  vu.  Dans  le 
bassin  du  Niger  comme  dans  le  bassin  du  Congo,  ils  avaient  trouvé 
des  peuples  enfans,  paresseux,  insoucians,  à  l'esprit  mou,  aux  mains 
lâches,  ne  connaissant  d'autre  bonheur  qu'une  indolente  quiétude, 
incapables  de  rien  prévoir,  vivant  au  jour  le  jour,  récoltant  tout  juste 
la  quantité  de  grain  nécessaire  à  leur  subsistance,  ne  mettant  rien 
en  réserve  et  mourant  de  faim  dans  les  années  maigres.  Ils  avaient 
trouvé  ailleurs  des  mœurs  farouches,  des  habitudes  invétérées  de  bri- 
gandage, des  tribus  toujours  en  guerre,  n'ayant  ni  foi  ni  loi,  capables 
de  toutes  les  perfidies  comme  de  toutes  les  cruautés.  Quelques-uns 
avaient  assisté  à  des  scènes  de  pillage,  d'incendie  et  d'horreur;  ils 
avaient  vu  de  leurs  yeux  des  attaques  nocturnes,  des  villages  surpris 
dans  leur  sommeil  et  emportés  d'assaut,  les  vieillards  égorgés,  les 
jeunes  filles  et  les  hommes  valides  liés  et  garrottés  pour  être  ensuite 
expédiés  en  hâte  sur  l'un  de  ces  marchés  impurs  où  se  vend  la  chair 
humaine.  Ils  en  ont  conclu  que  le  noir  est  une  race  imbécile,  ou  per- 
verse, ou  féroce,  et  que  les  brutes  sont  faites  pour  avoir  un  maître  qui 
les  gouverne  à  coups  de  fouet. 

Il  est  impossible,  comme  le  remarque  M.  Blyden,  de  pénétrer  dans 
l'Afrique  centrale  ou  tropicale,  soit  par  l'est,  soit  par  l'ouest,  sans  tra- 
verser une  ceinture  de  contrées  malsaines  ou  fiévreuses.  Tout  voya- 
geur européen  en  emporte  avec  lui  des  miasmes  pernicieux,  ses  nerfs 
se  détraquent,  sa  bile  se  dérange,  il  tombe  en  langueur  ou  l'inquié- 
tude le  ronge,  et  le  jugement  qu'il  porte  sur  les  indigènes  se  ressent 
de  l'inguérissable  mélancolie  qu'il  a  dans  le  cœur  et  dans  les  yeux  : 
c'est  Livingstone  lui-même  qui  l'a  dit.  M.  Blyden  remarque  encore  que 
l'Afrique  comprend  une  foule  de  variétés  de  noirs,  très  inégalement 
doués,  différens  d'humeur  et  d'habitudes,  qu'il  n'est  pas  permis  de  les 
englober  tous  dans  la  même  sentence,  de  confondre  les  Foulahs  qui 
habitent  la  région  du  Haut-Niger  avec  les  Nubas  de  la  région  du  Nil, 
les  Mandingues,  les  Housas  avec  les  Achantis,  les  Dahomiens  ou  les 
Yorubas  avec  les  tribus  de  la  Basse-Guinée  et  d'Angola. 

Au  surplus,  les  vices  imputés  aux  noirs  sont  en  partie  notre  ouvrage. 
Pourquoi  certaines  tribus  ont-elles  contracté  des  habitudes  pillardes? 
Pourquoi  préfèrent-elles  à  tout  autre  commerce  les  razzias  d'hommes? 
Parce  que  les  négriers  musulmans  du  Kordofan  ou  du  Darfour  et  les 
négriers  chrétiens  d'Europe  ou  d'Amérique  leur  avaient  enseigné  que 
la  marchandise  qui  se  vend  le  mieux  est  l'homme,  et  que  le  bois 
d'ébène  trouve  toujours  preneur.  Pourquoi  certaines  tribus,  enfoncées 
à  jamais  dans  leur  torpeur,  laissent-elles  leurs  champs  en  friche? 
Parce  que,  pour  travailler,  il  faut  jouir  de  quelque  sécurité,  et  qu'elles 
ne  sont  sûres  de  rien.  Le  docteur  Barth  a  trouvé  dans  le  Bornou  des 
ruines  de  villes  écroulées,  et  il  a  constaté  que  ce  pays  d'épaisses  forêts 


LE    JUGEMENT    d'uN    NÈGRE.  205 

et  de  jungles  impéûétrables,  abandonnées  au  singe,  à  l'éléphant  et 
au  lion,  avait  été  jadis  couvert  de  centaines  de  villages,  entourés  de 
champs  cultivés.  Mais  quoil  les  Caucasiens  avaient  besoin  d'esclaves; 
ils  encouragèrent  les  razzias,  les  Touaregs  envahirent  le  Bornou  et  en 
firent  un  désert.  «  Les  nègres,  disait  Raynal,  sont  bornés,  parce  que 
l'esclavage  brise  tous  les  ressorts  de  l'àme;  ils  sont  méchans,  ils  ne  le 
sont  pas  assez  avec  vous.  » 

M.  Blyden  reproche  aux  ennemis  de  sa  race  leurs  injustices,  la  pré- 
cipitation et  la  témérité  de  leurs  jugemens,  leurs  ignorances  volon- 
taires. Mais  il  préfère  encore  les  négrophobes  les  plus  endurcis  à 
certains  négrophiles  tels  qu'il  en  a  connu  dans  la  Grande-Bretagne  et 
aux  États-Unis,  qui,  mêlant  l'arrogance  à  la  compassion,  le  mépris  à 
la  tendresse,  transportent  dans  la  philanthropie  le  genre  de  sensibi- 
lité qui  convient  aux  sociétés  instituées  pour  la  protection  des  animaux. 
Ces  philanthropes  déclarent  au  nègre,  avec  des  yeux  humides,  avec  un 
sourire  confit  en  douceur  et  en  miséricorde,  qu'ils  le  regardent  comme 
un  frère,  mais  ils  exigent  que,  pour  reconnaître  ce  grand  honneur  qu'ils 
lui  font,  il  confesse  humblement  l'infériorité  de  son  espèce  et  leur 
témoigne  en  toute  rencontre  sa  déférence,  sa  très  sincère  vénération. 
Avant  que  la  guerre  de  sécession  eût  affranchi  les  noirs  des  états  du 
Sud,  la  plupart  des  missionnaires  leur  disaient  :  «  Vous  avez  une  âme 
comme  nous,  et  un  jour  vous  goûterez  les  délices  du  paradis,  où  vous 
serez  traités  comme  nos  égaux.  Pour  mériter  ce  bonheur  qui  vous  est 
promis,  acceptez  vos  chaînes,  votre  servitude,  votre  abjection.  Dieu  a 
fait  des  maîtres  pour  commander  et  des  esclaves  pour  leur  complaire 
en  toute  chose.  Votre  lot  ici-bas  est  le  labeur,  la  pauvreté,  l'obéis- 
sance qui  ne  raisonne  jamais.  Votre  corps  ne  vous  appartient  pas. 
Vous  intlige-t-on  d'injustes  chàtimens,  tenez-les  pour  justes  si  vous 
voulez  plaire  au  Seigneur,  et  souvenez-vous  que  notre  couleur  est  celle  de 
tout  ce  qui  est  beau,  de  tout  ce  qui  est  noble,  de  tout  ce  qui  est  digne  de 
respect  et  d'admiration,  que  la  vôtre  est  le  signe  de  tout  ce  qui  est  bas, 
dégradé  et  méprisable,  que  le  diable  est  noir,  que  Dieu  est  blanc.  » 
Le  nègre  finissait  par  le  croire.  M.  Blyden  a  entendu  un  noir,  admis 
à  jouer  son  petit  rôle  dans  un  meeling  de  prières  à  New- York,  demander 
à  Dieu  «  d'étendre  sur  l'assemblée  ses  mains  blanches  comme  des  lis.  » 
Un  autre  s'écriait  :  «  Frères,  imaginez  un  bel  homme  blanc,  avec  des 
yeux  bleus,  des  joues  roses  et  des  cheveux  blonds;  un  jour  nous  lui 
ressemblerons.  »  M.  Blyden  soutient  avec  quelque  apparence  que  la 
véritable  éducation  consiste  à  développer  dans  l'homme,  quelle  que 
soit  sa  couleur,  le  sentiment  de  sa  dignité,  l'estime,  le  respect  de  lui- 
même,  et  qu'un  nègre  à  qui  ses  maîtres  persuadent  que,  pour  res- 
sembler à  Dieu,  il  devrait  commencer  par  blanchir  sa  peau,  se  voue  à 
l'avilissement  éternel,  qu'en  attendant  de  devenir  un  ange,  il  se  con- 
damne à  n'être  jamais  un  homme. 


206  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

On  s'accommode  plus  facilement  des  indifférens  que  des  faux  amis. 
Quelques-uns  des  philanthropes  qu'il  a  connus  ont  dégoûté  à  jamais 
M.  Blyden  de  leur  philanthropie,  et  leurs  onctueux  sermons  lui  cau- 
sent plus  de  chagrin  que  les  cruels  arrêts  prononcés  par  des  poli- 
tiques au  cœur  dur,  qui  déclarent  froidement  que,  dans  le  grand  com- 
bat pour  l'existence,  les  faibles  doivent  disparaître  devant  les  forts, 
que  les  races  inférieures  et  improgressives  sont  destinées  à  périr, 
qu'un  jour  l'Europe  conquerra  toute  l'Afrique,  et  que  le  nègre  prendra 
place  parmi  les  espèces  perdues.  Ainsi  l'a  décidé  un  Anglais,  M.  Win- 
wood  Reade,  auteur  d'un  livre  sur  l'Afrique  sauvage.  11  affirme  que 
l'Anglo-Saxon  a  reçu  du  ciel  la  mission  de  civiliser  et  d'occuper 
l'Afrique,  et  que  le  résultat  final  sera  l'extermination  des  noirs  ou 
leur  disparition  spontanée,  leur  extinction  graduelle.  «  Mais,  ajoute-t-il 
avec  une  grâce  inûnie,  la  postérité  reconnaissante  chérira  leur  mé- 
moire. Quand  des  hôtels  seront  établis  près  des  sources  du  Nil,  quand 
il  sera  à  la  mode  de  naviguer  en  yacht  sur  les  lacs  du  Grand-Plateau, 
quand  les  cockneijs  de  Timbuctu  auront  leurs  jardins  à  thé  dans  les 
oasis  du  Sahara,  quand  de  parfaits  gentlemen^  bâtissant  des  villas  dans 
l'Afrique  centrale,  auront  des  parcs  à  éléphans  et  des  réservoirs  à 
hippopotames,  de  jeunes  ladies,  installées  sur  des  plians,  à  l'ombre 
des  palmiers,  verseront  quelques  larmes  en  lisant  une  romance  inti- 
tulée :  le  Dernier  des  Nègres,  —  et  le  Niger  deviendra  un  fleuve  aussi 
romantique  que  le  Rhin.  » 

Ces  prédictions  aimables  ne  sont  pas  pour  effrayer  M.  Blyden.  Il  sait 
que  les  lois  de  la  nature  sont  plus  fortes  que  la  malice  des  hommes, 
et  que  son  peuple  de  forte  structure  est  vigoureux  et  résistant.  Il  n'en 
va  pas  du  nègre  comme  du  Peau- Rouge  ou  de  l'Australien  :  le  voisi- 
nage du  blanc  ne  lui  est  pas  mortel,  la  civilisation  européenne  ne  le 
tue  pas,  il  continue  à  se  reproduire  et  à  pulluler  jusque  dans  la  mai- 
son de  son  maître.  Malgré  les  milliers  et  les  millions  d'hommes  que 
lui  a  pris  la  traite,  l'Afrique  est  encore  aussi  populeuse  que  jamais,  et 
l'Afrique  sera  toujours  la  patrie,  le  domicile  du  noir.  L'Européen  peut 
bien  y  créer  des  débouchés  à  son  commerce,  entretenir  des  intelli- 
gences avec  les  tribus,  conclure  avec  leurs  chefs  des  marchés  ou  des 
traités  d'assistance  mutuelle  :  il  ne  colonisera  jamais  la  Nigritie  et  le 
Congo.  La  chaleur  humide  produit  sur  lui  de  funestes  effets  ;  la  fièvre 
le  mine,  ses  forces  s'épuisent  rapidement,  sa  volonté  s'affaisse,  il  s'ex- 
ténue, il  s'étiole,  il  languit,  il  dépérit,  il  a  hâte  de  revoir  l'Europe,  et 
s'il  est  assez  heureux  pour  y  retourner,  la  pâleur  de  son  front  raconte 
l'aventure  qu'il  a  courue  :  son  teint  est  aussi  blême  que  celui  des  pè- 
lerins grecs  qui  avaient  l'audace  d'interroger  les  ombres  dans  la  ca- 
verne de  Trophonius. 

Tout  au  contraire,  le  nègre  expatrié  qui  respire  de  nouveau  l'air 
natal  recouvre  bientôt  la  santé  du  corps  et  de  l'esprit  :  «  11  dépouille 


i 


LE   JUGEMENT    d'uN   NÈGRE.  207 

ses  craintes,  ses  doutes  ;  sa  raison  s'affermit  et  la  foi  lui  revient.  Il 
sent  que  rien  ne  peut  nuire  à  sa  race.  Aussi  loin  qu'il  promène  ses 
regards  et  sa  pensée,  il  est  entouré  de  millions  d'hommes  pareils  à 
lui,  et  il  ne  se  demande  plus,  comme  de  l'autre  côté  de  l'océan,  ce 
qu'il  adviendra  du  nègre.  S'il  a  bon  cœur,  il  s'attendrit  sur  le  sort  de 
l'homme  blanc,  pour  qui  l'Afrique  ne  sera  jamais  une  patrie.  »  En 
vérité,  il  y  a  peu  d'apparence  que  les  prophéties  et  les  souhaits  de 
M.  Reade  s'accomplissent  jamais.  11  est  douteux  que  ses  arrière- 
petits-enfans  aient  des  parcs  à  éléphacs  dans  l'Afrique  centrale,  et 
qu'on  voie  un  jour  de  jeunes  ladies  au  cœur  sensible  verser,  à  l'ombre 
des  palmiers,  des  larmes  charmantes  et  vraiment  anglaises  sur  le 
tombeau  du  dernier  des  nègres. 

M.  Blyden  est  fermement  convaincu,  et  je  suis  disposé  à  l'en  croire, 
que  l'Afrique  n'aura  pas  le  sort  de  l'Amérique,  que  le  blanc  n'y  sup- 
plantera pas  l'indigène,  que  l'avenir  du  continent  noir  est  à  jamais 
lié  aux  destinées  de  la  race  noire.  Quelles  seront  ces  destinées?  Cette 
race  est-elle  condamnée  à  végéter  dans  une  éternelle  enfance  et  la 
sauvagerie  est-elle  sa  loi?  M.  Blyden  ne  le  pense  pas  ;  le  nègre,  selon 
lui,  n'est  pas  un  être  improgressif:  il  est  en  chemin,  un  jour  il  arri- 
vera. Dans  ces  derniers  siècles,  il  a  beaucoup  changé.  Partout  où  il  a 
trouvé  des  maîtres  insiuuans  et  persuasifs,  qui  s'appliquaient  à  per- 
fectionner ses  instincts  sans  les  violenter,  il  s'est  montré  capable 
d'éducation,  de  discipline.  Il  ne  faut  pas  lui  demander  de  blanchir  sa 
peau,  mais  il  a  perdu  quelques-unes  de  ses  superstitions,  il  a  acquis 
des  idées  auxquelles  son  cerveau  semblait  réfractaire.  Faut-il  déses- 
pérer de  voir  l'apprenti  passer  maître  ? 

«Quand  le  soleil  se  couche,  a-t-on  dit,  toute  l'Afrique  danse.  »  On  a 
dit  aussi  que  le  nègre  est  le  seul  homme  capable  de  chanter  quand  il 
est  triste.  L'Afrique  chantera  toujours,  et  je  ne  vois  pas  pourquoi  elle 
se  priverait  du  plaisir  de  danser,  '..ais  elle  renferme  aujourd'hui  des 
centaines  de  milliers  d'hommes  qui  lisent,  écrivent,  raisonnent  bien  ou 
mal,  et  invoquent,  soir  etmalni,  un  grand  être  invisible,  dont  la  puis- 
sance souveraine  a  détrôné  leurs  fétiches.  Qui  a  fait  ce  prodige  ?  Bien 
que  M.  Blyden  estime  qu'il  y  a  dans  la  Bible  «  beaucoup  de  choses 
qu'un  noir  ne  peut  digérer,  et  qui  ne  procurent  à  son  âme  aucune 
nourriture  ni  aucune  joie,  »  il  ne  laisse  pas  d'être  un  bon  chrétien; 
il  pense  qu'un  Dieu  crucifié  est  celui  qui  convient  le  mieux  à  la  race 
que  les  autres  races  ont  cruciûée,  et  il  se  flatte  qu'un  jour  l'Évangile 
régnera  dans  toute  l'Afrique.  Mais  en  homme  de  bon  sens,  qui  ne 
s'insurge  pas  contre  les  faits,  il  convient  que,  jusqu'aujourd'hui,  le 
christianisme,  importé  à  Sierra-Leone  et  à  Libéria,  s'est  montré  im- 
puissant à  s'assimiler  les  indigènes  des  tribus  voisines,  qu'en  vain 
depuis  trois  cents  ans  l'Afrique  occidentale  est  travaillée  par  le  pro- 


208  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

sélytisme  catholique  ou  protestant,  aucun  chef  de  quelque  autorité  ne 
s'est  laissé  convertir,  aucune  tribu  n'est  devenue  chrétienne.  Qui  a 
conquis  l'Afrique  centrale?  C'est  Mahomet.  Au  témoignage  du  cardinal 
Lavigerie,  il  y  a  aujourd'hui  du  Soudan  au  Niger  plus  de  60  millions 
de  musulmans.  «  Entre  Sierra-Leone  et  l'Egypte,  dit  de  son  côté 
M.  Blyden,  l'islamisme  est  la  seule  puissance  intelligente,  morale  et 
commerçante.  11  a  pris  possession  des  tribus  les  mieux  douées,  il  a 
imprimé  sa  marque  à  leur  vie  sociale  et  religieuse.  Ses  adhérens  gou- 
vernent la  politique  et  le  commerce  de  presque  toute  l'Afrique  au  nord 
de  l'équateur.  Des  importantes  cités  qu'ils  ont  fondées  sur  le  Niger  et 
ses  affluens,  ils  dirigent  des  caravanes  sur  tous  les  points  de  l'hori- 
zon, en  Abyssinie  et  en  Egypte,  à  Alger  comme  au  Maroc,  à  Libéria 
comme  dans  la  Gambie  et  jusque  sur  la  côte  du  Cap.  » 

L'active  propagation  et  les  triomphes  de  l'islamisme  ont  excité  les 
plaintes  de  plus  d'un  voyageur  et  de  tous  ceux  qui  voudraient  répandre 
notre  civilisation  sur  l'Afrique.  Consultez  le  général  Borgnis-Desbordes, 
dont  l'intrépidité  et  la  prudence  ont  assuré  le  succès  de  cette  auda- 
cieuse expédition  du  Sénégal  au  Niger  qui  a  fait  tant  d'honneur  à  nos 
armes;  il  vous  dira  que  les  tribus  inconverties  sont  seules  pénétrables 
aux  influences  européennes ,  qu'elles  se  laissent  façonner  par  nous 
comme  une  cire  molle,  que  les  états  musulmans  nous  sont  fermés  et 
hostiles,  qu'en  Afrique  le  fétichisme  est  notre  allié  naturel,  que  le  ma- 
hométisme  sera  notre  éternel  ennemi.  Interrogez  M.  Savorgnan  de 
Brazza;  il  vous  dira  que  le  seul  danger  qu'il  redoute  pour  l'avenir  du 
Congo  français,  c'est  le  missionnaire  musulman,  dont  les  premières 
approches  l'inquiètent  et  le  troublent.  Mais  le  philanthrope  qui,  dé- 
gagé de  toute  préoccupation  politique,  ne  considère  que  l'intérêt  des 
noirs,  doit  confesser  que  Mahomet  leur  a  rendu  plus  d'un  service.  C'est 
par  des  mains  chrétiennes  qu'ils  reçoivent  l'eau-de-vie  qui  les  tue; 
c'est  sous  l'influence  de  l'islamisme  qu'ils  deviennent  des  buveurs  d'eau. 
C'est  l'islamisme  qui  les  guérit  de  leurs  superstitions  sanguinaires,  les 
dégoûte  des  sacrifices  humains,  de  l'anthropophagie,  fait  pénétrer  quel- 
ques idées  dans  des  têtes  qu'on  croyait  incapables  de  penser,  et  initie 
des  sauvages  aux  rudimens  de  la  culture  sociale.  11  leur  inspire,  à  la 
vérité,  un  zèle  fanatique  qu'ils  ne  connaissaient  pas;  mais  un  être 
qui  a  des  haines  et  des  affections  est  assurément  supérieur  à  celui  qui 
n'a  que  des  sensations  et  des  indifférences. 

En  entrant  dans  les  têtes  africaines,  l'islamisme  subit  souvent 
d'étranges  déformations;  c'est  une  lumière  qui  se  brise  et  se  réfracte. 
Tel  noir  ne  se  sert  du  Coran  que  pour  deviner  son  avenir  ;  il  y  cherche 
des  rubriques,  des  exorcismes,  un  moyen  sûr  de  conjurer  les  accidens 
fâcheux  qui  le  menacent;  tel  autre  le  vénère  comme  un  fétiche  de  pa- 
pier, auquel  il  attribue  un  pouvoir  magique,  des  vertus  médicinales. 


LE   JUGEMENT    D  ON    NÈGRE.  209 

On  en  copie  certains  chapitres,  on  en  fait  des  décoctions,  qu'on 
avale  dévotement;  si  on  ne  guérit  pas,  c'est  que  le  diable  s'en  est 
mêlé.  Mais  un  très  grand  nombre  de  nègres  trouvent  un  plaisir  ex- 
quis et  désintéressé  à  réciter  tout  haut  le  saint  livre  des  heures  du- 
rant; c'est  leur  passe-temps  favori,  la  consolation  et  le  réconfort  de 
leur  âme.  Ils  tiennent  à  le  lire  dans  l'original,  ils  apprennent  l'arabe, 
et  cette  langue,  nous  dit  M.  Blyden,  a  pour  eux  «  un  charme  subtil  et 
indéfinissable,  une  beauté  et  une  musique  sans  nom.  »  L'appétit 
vient,  on  lit  d'autres  livres  encore,  on  les  explique,  on  les  commente. 
Le  peu  de  littérature  et  de  science  qui  circule  dans  les  bassins  du  Ni- 
ger et  du  Sénégal  procède  de  l'islam.  Le  docteur  Barth  avait  trouvé 
dans  l'Afrique  centrale  plusieurs  ouvrages  d'Aristote  et  de  Platon,  et 
une  version  arabe  d'Hippocrate,  à  laquelle  on  rendait  de  grands  hon- 
neurs. A  Billeh,  c'est-à  dire  à  soixante  milles  nord-est  de  Freetown, 
M.  Blyden  a  découvert  dans  une  bibliothèque  musulmane  des  traités 
de  dévotion,  de  poésie,  de  rhétorique,  d'histoire,  composés  par  des 
auteurs  foulahs  et  par  des  écrivains  mandingues. 

A  quoi  faut-il  attribuer  l'impuissance  des  catéchistes  chrétiens  en 
Afrique  et  les  étonnans  succès  des  missions  musulmanes  ?  Le  christia- 
nisme, religion  universelle,  qu'une  savante  casuistique  a  adaptée  plus 
particulièrement  à  nos  besoins,  à  notre  tour  d'esprit,  est  devenu  dans 
le  fait  la  religion  propre  à  une  race  qui  est  ou  se  croit  supérieure  à 
toutes  les  autres,  et  qui  promène  partout  avec  elle  dans  le  monde  son 
orgueil,  ses  étonnemens  et  ses  mépris.  Si  doux,  si  humble  de  cœur 
que  soit  un  missionnaire  chrétien,  il  est  le  patron,  le  noble  protec- 
teur de  ses  catéchumènes,  et  il  y  a  une  morgue  cachée  dans  l'indul- 
gence qu'il  leur  témoigne.  Il  croirait  se  dégrader  en  adoptant  leurs 
occupations  et  leurs  plaisirs,  leurs  coutumes,  leur  genre  de  vie;  il 
n'a  rien  à  recevoir,  c'est  lui  qui  donne  tout.  Le  mahométisme  est 
une  religion  vraiment  cosmopolite  ;  il  a  trouvé  accès  chez  les  Mongols 
comme  chez  les  Caucasiens  ;  ses  adhérens,  ses  convertis  se  recrutent 
parmi  les  fils  de  Sem,  de  Japhet  et  de  Cham.  Il  ne  connaît  pas  les 
distinciions  de  races,  il  ne  fait  pas  acception  des  personnes  et  de  la 
couleur  des  visages.  Les  musulmans  ne  méprisent  que  le  mécréant, 
l'infidèle,  qui  se  refuse  à  voir  dans  Mahomet  le  prophète  de  Dieu; 
tout  homme  qui  croit  est  leur  égal,  eût-il  les  cheveux  crépus,  le  nez 
épaté  et  les  lèvres  pendantes. 

Que  le  missionnaire  de  l'islam  arrive  de  Kérouan,  du  Caire  ou  du 
Maroc,  il  pratique  le  précepte  que  le  Christ  donnait  à  ses  douze  disci- 
ples :  «  Quand  vous  irez  annoncer  le  règne  de  Dieu,  n'emportez  avec 
vous  ni  sac,  ni  pain,  ni  argent,  et  n'ayez  pas  deux  habits.  »  11  ne  se 
vante  pas  d'être  un  gentleman,  il  a  épousé  la  sainte  pauvreté,  qui  n'a 
rien  qui  lui  déplaise,  et  il  en  porte  fièrement  la  livrée.  Il  a  pour  tout 
TOME  LXXXIV.  —  1887.  l/i 


210  REVUE    DES  DEDX    MONDES. 

bien  ses  livres,  ses  manuscrits,  la  natte  où  il  s'accroupit;  ses  élèves 
l'accompagnent,  et  en  s'installant  dans  quelque  bourg  fétichiste,  ils 
forment  le  noyau  d'une  école  ou  d'une  congrégation.  Il  vit  comme  on 
vit  autour  de  lui,  il  s'accommode  aux  habitudes,  aux  usages,  aux 
goûts  des  indigènes,  et  il  subsiste  de  la  charité  de  ceux  qu'il  en- 
doctrine. Le  plus  souvent,  il  n'est  lui-même  qu'un  nègre  converti  ; 
mais  fût-il  Arabe  de  naissance,  il  se  souvient  que  le  premier  homme 
auquel  le  Prophète  confia  les  fonctions  de  muezzin  s'appelait  Bilal,  et 
que  Bilal  était  un  nègre.  Il  se  souvient  aussi  qu'un  poète  oriental  du 
x«  siècle  écrivait  :  «  Une  tache  noire  sur  un  visage  blanc  est  un  grain 
de  beauté;  une  tache  blanche  sur  une  joue  noire  l'enlaidit.  »  Se  sen- 
tant partout  chez  lui,  il  n'éprouve  aucune  répugnance  à  se  marier  avec 
quelque  fille  du  continent  noir,  et  les  sangs  se  mêlent,  les  races  se 
croisent.  Est-il  beaucoup  de  missionnaires  anglais  qui  consentissent  à 
en  faire  autant?  Leurs  prèju^^es  leur  sont  aussi  chers  que  leur  foi. 
«  L'Hindou  qui  devient  chrétien,  écrivait  un  ennemi  de  l'islamisme, 
perd  sa  caste  sans  être  admis  dans  la  société  de  ses  maîtres  ;  l'Hindou 
qui  devient  musulman  est  expulsé  de  sa  caste,  mais  il  devient  membre 
de  la  grande  fraternité  de  l'islam.  Si  un  paria  se  fait  musulman,  il 
peut  monter  au  trône;  le  paria  qui  se  fait  chrétien  ne  sera  jamais 
qu'un  paria.  » 

Si  les  missionnaires  chrétiens  de  la  Sierra-Leone  sont  tenus  en 
échec  par  l'islamisme,  si,  jusqu'aujourd'hui,  malgré  leurs  efforts  per- 
sévérans,  ils  n'exercent  aucune  iutluence  sur  les  tribus  de  l'intérieur, 
est-il  permis  de  fonder  de  meilleures  espérances  sur  le  collège  laïque 
créé  récemment  par  la  république  de  Libéria  ?  Oui,  répond  M.  Blyden, 
pourvu  que  les  méthodes  et  les  objets  d'étude  soient  appropriés  à 
l'intelligence  du  nègre.  Cette  maison  d'éducation  est  encore  dans  la 
période  des  tâtonnemens.  Faute  d'argent,  elle  ne  comptait,  il  y  a  quel- 
ques années,  qu'une  cinquantaine  d'élèves;  mais  le  branle  était  donné, 
et  Mandingues,  Foulahs  ou  Bass^as,  des  chefs  importans  de  la  côte  et 
de  l'intérieur,  témoignaient  le  désir  d'y  envoyer  leurs  fils.  On  apprend 
dans  le  collège  de  Libéria  l'anglais,  qui  est  la  langue  ofîicieile  de  la 
république,  l'arabe,  qui  est  la  langue  littéraire  de  l'Afrique  centrale. 
Mais  que  diront  les  ennemis  des  humanités,  trop  nombreux  parmi 
nous,  quand  ils  sauront  qu'après  de  mûres  réflexions  et  plus  d'une 
expérience,  un  nègre  leur  donne  tort  et  les  accuse  de  ne  rien  entenire 
à  l'éducation?  Quoiqu'il  n'eût  aucun  parti-pris  à  cet  égard,  et  sans 
avoir  consulté  d'autre  oracle  que  son  bon  sens,  M.  Blyden  a  acquis  la 
conviction  que,  même  en  Afrique,  en  Nigritie,  il  n'y  a  pas  de  culture 
sérieuse  des  esprits  en  dehors  des  mathématiques,  associées  à  une 
étude  approfondie  des  classiques  grecs  et  latins. 

Il  a  prononcé  à  Monrovia,  le  5  janvier  1881,  un  remarquable  dis- 


LE   JCGEMEM    d'uN   NÈGRE.  211 

œurs  sur  ce  sujet.  Il  y  déclare  que  Tessentiel  est  de  développer  dans 
le  noir  la  faculté  pensante,  de  fortifier  son  cerveau,  d'affermir  sa 
raison  et  de  mettre  son  imagination  même  au  service  de  son  juge- 
ment. Quelque  admiration  qu'il  professe  pour  les  langues  et  les  litté- 
ratures de  l'Europe  moderne,  M.  Blydea  ne  croit  pas  qu'elles  soient 
propres  à  former  l'esprit  de  la  jeunesse  et  des  peuples  enfans.  Le 
noir  ne  réussira  jamais  à  s'assimiler  notre  poésie,  elle  lui  demeurera 
toujours  étrangère  ;  il  ne  peut  se  reconnaître  dans  Hamlet,  dans 
René  ou  dans  Faust;  Ulysse  et  Achille,  Thémistocle  et  Épaminondas, 
Cincinnatus  et  Gaton  parlent  tout  autrement  à  son  cœur,  il  retrouve 
en  eux  l'humanité  telle  qu'il  la  sent  en  lui,  et  Piutarque  seul  peut  lui 
fournir  des  modèles  dignes  de  son  imitation.  M.  Blyden  trouve  notre 
politique  trop  savante  et  trop  compliquée,  notre  morale  trop  abstraite 
ou  trop  subtile,  il  estime  que  le  Gorgias  de  Platon  et  VÉthique  d'Aris- 
tote  sont  plus  accessibles  aux  esprits  simples  ou  neufs;  ces  grands 
penseurs  étaient  plus  près  des  commencemeus.  Les  anciens,  nous 
dit-il,  ont  eu  le  secret  d'unir  aux  vérités  profondes,  à  la  justesse  et  à 
la  vigueur  de  la  pensée  comme  à  la  finesse  de  sentiment,  la  parfaite 
simplicité  de  la  forme.  On  chercherait  en  vain  dans  leurs  écrits  un 
mot,  une  idée,  une  formule  qu'un  nègre  ne  puisse  s'approprier.  Leurs 
narrations  sont  limpides,  leurs  descriptions  sont  vivantes,  ils  ont  tout 
le  charme  d'un  naturel  heureux,  un  air  de  jeunesse,  de  santé,  et  la 
fraîcheur  du  teint. 

M.  Blyden  a  une  autre  raison  de  préférer  les  anciens  aux  modernes: 
«  Le  nègre,  ajoute-t-il,  peut  se  nourrir  des  littératures  antiques,  sans 
risquer  de  s'empoisonner  ou  d'apprendre  à  mépriser  sa  race.  Elles  ne 
fausseront  pas  sa  conscience,  elles  n'imprimeront  aucune  direction 
fâcheuse  à  ses  penchans  naturels...  Daas  l'étude  des  grands  maîtres 
de  la  Grèce  et  de  Rome,  et  des  langues  dans  lesquelles  ils  ont  écrit, 
nous  nous  accoutumerons  à  discipliner  notre  esprit,  sans  rien  perdre 
de  l'estime,  du  respect  que  tout  homme  se  doit  à  lui-même.  De  toutes 
les  connaissances  que  nous  sommes  tenus  d'acquérir  pour  réformer 
notre  caractère  moral,  politique  et  religieux,  il  n'en  est  pas  une  seule 
que  nous  ne  puissions  emprunter  aux  anciens.  »  Si  bon  chrétien  que 
soit  M.  Blyden,  il  sait  gré  à  Mahomet  d'avoir  compté  un  noir  parmi 
ses  plus  chers  disciples.  11  n'est  pas  moins  reconnaissant  à  Homère 
d'avoir  rangé  au  nombre  des  plus  fidèles  compagnons  d'Ulysse  le  hé- 
raut Eurybate,  «  rond  d'épaules,  à  la  peau  noire,  aux  cheveux  cré- 
pus. M  Ulysse,  lisons-nous  dans  VOdijssée,  honorait  ce  nègre  d'une 
estime  particulière,  «  parce  qu'il  retrouvait  en  lui  son  âme  et  ses 
pensées.  » 

Que  tel  Foulah  musulman  arrive  à  comprendre  le  Goran  et  ses  com- 
mentateurs aussi  bien  que  le  plus  habile  théologien  de  Kérouan,  que 


212  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

tel  Mandingue,  qui  aura  étudié  à  Monrovia,  devienne  un  aussi  bon 
humaniste  que  tel  élève  d'Oxford,  cela  n'est  pas  impossible.  Mais 
peut-on  espérer  qu'il  se  crée  tôt  ou  tard  dans  les  forêts  ou  sur  les 
plateaux  de  l'Afrique  des  sociétés  fortement  assises  et  possédant 
toutes  les  conditions  d'un  gouvernement  régulier?  C'est  la  question 
qui  se  pose  quand  on  parle  de  l'avenir  des  peuples  africains.  On  a  vu 
se  former  et  croître  en  un  jour,  sous  l'influence  de  l'islamisme,  des 
empires  aussi  éphémères  qu'imposans,  qui,  fondés  par  un  grand 
homme,  ne  lui  survivaient  pas  :  à  peine  avait-il  fermé  les  yeux,  son 
œuvre  s'écroulait  comme  s'écroule  au  premier  choc  un  mur  de  briques 
sans  ciment.  Dans  les  régions  de  l'Afrique  où  l'islam  n'a  pas  pénétré, 
on  voit  des  tribus  indépendantes,  jalouses  les  unes  des  autres,  guer- 
royant sans  cesse,  et  dont  la  principale  occupation  est  de  mettre  au 
pillage  le  jardin  d'autrui.  En  sera-t-il  toujours  de  même?  M.  Blyden  ne 
le  pense  pas.  Il  est  persuadé  qu'un  jour,  sentant  les  avantages  de  la 
paix,  concluant  des  alliances  ou  formant  des  confédérations,  ces  tribus 
s'appliqueront,  d'un  commun  accord,  à  développer  les  ressources  de 
terres  grasses  qui  ne  demandent  qu'à  produire.  Il  estime,  en  un  mot, 
que  les  Africains  se  civiliseront,  sans  devenir  pour  cela  des  Européens. 

Il  est  porté  à  croire  que  tous  les  maux  de  l'Afrique  lui  sont  venus  du 
dehors.  Il  dirait  volontiers  comme  un  chef  Okanka,  qui  attribuait  une 
épidémie  de  petite  vérole  à  la  présence  et  aux  maléfices  d'un  voyageur 
blanc  :  «  Le  chef  blanc  est  mauvais  et  porte  avec  lui  une  caisse  pleine 
de  maladies.  Lorsqu'il  passe  dans  un  village,  il  ouvre  la  caisse  et  les 
maladies  en  sortent.  »  11  pense  que  les  instincts  de  sa  race  sont  natu- 
rellement bons,  que  les  peuples  caucasiens  représentent  dans  ce  monde 
la  fermeté  du  vouloir  et  la  dureté  du  cœur,  que  l'Africain,  homme  de 
douleur  et  de  chant,  est  plus  femme  que  tout  autre  homme,  et  que  la 
femme  a  un  rôle  à  jouer  dans  l'histoire  de  l'humanité.  Il  n'aime  pas 
les  grandes  villes,  les  grandes  ruches,  les  Babylones;  l'Afrique  ne  les 
connaîtra  jamais.  Elle  n'a  de  vocation  ni  de  talent  que  pour  les  indus- 
tries agricoles,  mais  on  y  verra  fleurir  aussi  des  vertus  douces  et  pa- 
tientes qui  étonneront  l'Europe.  «  11  n'y  aura  jamais  en  Afrique,  nous 
dit-il,  une  Jérusalem,  une  Rome,  une  Athènes,  un  Londres;  mais  à 
l'ombre  des  forêts  grandiront  des  Bethléhem  et  des  Nazareth  noirs, 
et  c'est  dans  les  Nazareth,  dans  les  Bethléhem  que  naissent  les  pro- 
phètes et  les  apôtres...  Je  ne  me  suis  jamais  senti  si  près  de  Dieu 
qu'en  parcourant  les  forêts  africaines.  Les  arbres,  les  oiseaux,  le  ciel 
m'ont  parlé  de  la  grande  œuvre  qui  s'accomplira  dans  ce  continent. 
J'avais  le  cœur  et  le  pied  légers,  je  sentais  qu'un  esprit  souille  dans 
les  bois.  » 

Puisse  ce  rêve  s'accomplir  !  Mais  il  est  difficile  de  croire  que  l'Afrique 
sorte  jamais  de  sa  torpeur,  si  l'Europe  ne  se  charge  de  la  réveiller. 


LE   JUGEMENT    d'uN    NÈGRE.  513 

M.  Blyden  est  sévère  pour  les  établissemens  que  la  France  cherche  à 
créer  dans  les  bassins  du  Niger  et  de  l'Ogoouè.  Il  nous  prête  l'absurde 
intention  de  coloniser  l'Afrique  tropicale.  C'est  un  protectorat  que 
nous  aspirons  à  y  fonder,  et  un  vrai  protecteur  n'est  pas  un  conqué- 
rant; il  remplit  les  fonctions  d'un  juge  de  paix,  qui  conciUe  les  diffé- 
rends, et  l'office  d'un  bon  gendarme,  qui  fait  main  basse  sur  les  mal- 
faiteurs. Nous  désirons  prouver  aux  noirs  que,  si  le  commerce,  compris 
de  certaine  façon,  entretient  l'esclavage,  il  peut  servir  aussi  à  le  dé- 
truire, et  que  le  drapeau  tricolore  est  un  emblème  de  paix  et  de  liberté. 
Il  est  raconté  quelque  part  que  les  arbres  voulurent  un  jour  se  donner 
un  roi.  Ils  s'adressèrent  d'abord  à  l'olivier,  qui  répondit  :  «  Je  ne  quit- 
terai pas  le  soin  de  mon  huile  pour  régner  sur  vous.  »  Le  figuier  dit 
qu'il  piéférait  la  douceur  de  son  fruit  aux  honneurs  du  pouvoir  su- 
prême. La  vigne  déclara  que  son  unique  souci  était  son  bon  vin,  qui 
réjouit  le  cœur  des  hommes  et  des  dieux.  Enfin  on  s'adressa  à  l'épine, 
et  l'épine  répondit  :  «  Je  vous  offre  mon  ombre,  et  si  vous  n'en  voulez 
pas,  le  feu  sortira  du  buisson  et  vous  dévorera.  »  L'Afrique  a  été  trop 
longtemps  gouvernée  par  l'épine,  et  plus  d'une  fois  le  feu  est  sorti  du 
buisson.  L'Europe,  qui  lui  a  fait  tant  de  mal,  lui  offre  aujourd'hui  le 
secours 

De  quelque  dieu  plus  doux  qui  veille  sur  ses  joui's. 

Mais  il  ne  suffit  pas  que  le  protecieur  soit  humain,  il  est  tenu  d'être 
intelligent,  et  il  le  serait  bien  peu  s'il  prétendait  imposer  à  des  Afri- 
caina  ses  lois  et  ses  mœurs,  mouler  leur  âme  sur  la  sienne.  Notre  fa- 
tuité européenne  se  persuade  trop  facilement  qu'il  n'y  a  pas  d'autre 
civilisation,  ni  d'autres  règles  de  conduite,  ni  d'autre  manière  de  bien 
vivre,  ni  d'autre  façon  d'être  heureux,  ni  d'autres  vertus,  ni  d'autres 
bienséances  que  les  nôtres.  M.  de  Brazza  me  disait  un  jour:  «  Chaque 
fois  que  je  retourne  au  Congo,  j'y  laisse  quelques-uns  de  mes  sois 
préjugés.  Fn  y  arrivant,  je  m'imaginais  que  la  moralité  des  indi- 
gènes se  mesure  à  l'ampleur  du  pagne  en  fil  de  palmier  ou  d'ananas 
qui  compose  tout  leur  costume.  J'ai  découvert  que,  tout  au  contraire, 
plus  on  avance  dans  l'intérieur,  plus  le  pagne  se  raccourcit,  et  qu'on 
finit  par  arriver  dans  des  endroits  perdus  où  il  se  réduit  à  un  morceau 
d'étoffe  grand  comme  la  main.  C'est  là  que  les  femmes  sont  le  plus 
fidèles.  » 


G.  Valbert. 


REVUE      LITTÉRAIRE 


LE  CODE  CIVIL  ET  LE  THEATRE 


Le  Code  civil  et  le  Théâtre  contemporain,  par  M.  Félix  Moreau,  agrégé  à  la  faculté 
de  droit  d'Aix.  Paris,  1887  ;  Larose  et  Forcel. 


On  a  fait  des  brochures  sur  la  Langue  et  sur  la  Science  du  droit  dans 
les  comédies  de  Molière,  et,  à  peine  ai-je  besoin  de  le  dire,  on  y  prou- 
vait que  Molière,  éminent  sans  doute  comme  auteur  dramatique, 
ne  le  fut  guère  moins  comme  jurisconsulte  et  comme  praticien. 
Encouragé  par  cet  exemple,  un  jeune  agrégé  de  la  faculté  de  droit 
d'Aix,  M.  Félix  Moreau,  qui  s'excuse  modestement  de  n'avoir  encore 
«  qu'une  douzaine  d'années  d'études  juridiques,  »  vient  d'écrire,  lui, 
tout  un  volume,  de  près  de  trois  cents  pages,  sur  VIgnorance  de  la  loi 
dans  le  théâtre  de  M.  Damas  fils.  A  la  vérité,  ce  n'est  pas  le  titre  de  son 
livre,  et,  en  le  précisant,  nous  le  paraphrasons,  mais  c'en  est  bien  l'es- 
prit et  c'en  est  le  fidèle  résumé.  «J'ai  voulu  rechercher,  nous  dit-il,  quel 
emploi  M.  Dumas  a  ,fait  de  nos  Codes,  ou  plus  exactement  de  notre 
Gode  civil,  et  s'il  n'a  pas  commis  d'erreurs  juridiques.  »  Voilà  la.  pré- 
face et  le  dessin  de  M.  Moreau  ;  et  voici  ses  conclusions  :  «  J'ai  montré 
que  M.  Alexandre  Dumas  n'a  que  les  apparences  d'un  jurisconsulte, ..  que 
Vausthre  science  du  droit  ne  se  laisse  pas  conquérir  d'emblée  par  les  intel- 
ligences les  plus  brillantes,.,  et  que  l'on  ne  peut  accorder  aucun  crédit  à 
un  législateur  dont  la  passion  va  jusqu'à  modifier  et  altérer  les  textes  de 
la  loi  pour  les  besoins  de  sa  critique.  » 


REVUE    LITTÉRAIRE.  215 

Les  trois  premiers  chapitres  du  livre  de  M.  Moreau  en  sont  peut- 
être  les  meilleurs  et  les  plus  amusans.  Il  y  étudie,  non  sans  esprit  ni 
malice  :  dans  le  style  de  M.  Dumas,  les  «  plaisanteries  et  les  méta- 
phores »  tirées  de  la  langue  du  droit;  dans  le  dialogue  de  ses  comédies, 
les  «  allusions  à  la  loi;  »  et  dans  ses  intrigues  enfin,  «les  choses  et  les 
personnes  du  monde  juridique.  »  On  n'en  a  pas  fait  plus  ni  même  au- 
tant pour  Molière;  on  ne  ferait  pas  mieux  pour  un  ancien,  pour  Plante 
ou  pour  Aristophane.  Parmi  les  personnes  du  monde  juridique, il  semble 
donc  que  M,  Dumas  ait  fait  un  grand  emploi  des  notaires,  emploi  neuf, 
au  surplus,  et  flatteur  pour  la  corporation  ;  un  emploi  qui  vengerait  les 
notaires,  s'ils  en  avaient  besoin,  des  mauvaises  plaisanteries  de  l'an- 
cien répertoire.  Incarnation  vivante  de  la  loi,  graves,  impassibles,  in- 
flexibles comme  elle,  les  notaires  de  M.  Dumas  s'étonnent  d'eux-mêmes 
quand  par  hasard  ils  se  déiident  ou  qu'ils  s'attendrissent.  «  Un  an- 
cien notaire  et  les  larmes,  ça  a  l'air  de  ne  pas  aller  ensemble,»  dit  Canta- 
gnac  dans  la  Femme  de  Claude.  Dépositaires,  non-seulement  des  fortunes, 
mais  aussi  des  secrets  des  familles,  hommes  d'expérience  et  de  bon  con- 
seil, «  méthodiques»  et  «prosaïques,  »  plus  boutonnés  qu'un  diplomate, 
et  plus  discrets  qu'un  confe-seur,  on  comprend  aisément  que  les  no- 
taires de  M.  Dumas,  appelés,  consultés  et  crus  en  toute  occasion,  fas- 
sent toujours  dans  son  théâtre  des  personnages  considérables,  et 
même  quelquefois  ceux  qui  tiennent,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  les  ficelles 
des  autres.  Les  p^us  achevés  en  ce  genre  sont  le  notaire  Galanson, 
dans  la  Princesse  George,  et,  dans  le  Fils  naturel,  Aristide  Fressard.  Mais 
le  rôle  que  M.  Dumas  préfère  encore  pour  eux,  c'est  celui  de  raisonneur 
ou  de  moraliste.  Le  notaire  est  décidément  le  Gléante  ou  l'Ariste  de  son 
répertoire;  et  il  arrive  bien,  dans  quelques  pièces, comme  dans  la  Prin- 
cesse de  Bagdad,  que  V avoué  le  remplace,  ou  le  professeur  du  Collège 
de  France,  comme  dans  V Étrangère;  mais  ce  n'est  plus  la  même  chose, 
et  ces  litres,  évidemment,  n'inspirent  point  à  M.  Dumas  le  même  res- 
pect ou  la  même  confiance.  Quant  aux  auoca^s, dans  le  théâtre  de  M.  Du- 
mas, presque  en  toute  occasion ,  ils  ne  sont  guère  «  envisagés, 
nous  dit  M.  Moreau,  que  comme  faisant  métier  de  dire  des  choses 
désagréables  à  la  partie  adverse,  »  ou  de  rendre  à  la  société  les  fri- 
pons qu'une  méprise  de  la  justice  nous  avait  momentanément  enlevés. 
Plaisanteries  «  un  peu  vieillottes,  »  imputations  banales  et  quasi  ca- 
lomnieuses, qu'il  n'eût  tenu  qu'à  M.  Félix  Moreau  de  réduire  à  néant. 
Les  avocats,  tout  le  monde  l*^  sait,  ne  font  pas  métier  «  de  dire  des 
choses  désagréables  »  à  la  partie  adverse  ;  ils  en  font  seulement  quel- 
quefois marchandise. 

De  la  présence  de  tant  d'avoués  et  de  tant  de  notaires  dans  les  comé- 
dies de  M.  Dumas,  de  tous  ces  habits  noirs  et  de  toutes  ces  cravates 
blanches, il  «  appert,»  comme  on  dit  en  style  de  palais,  que  M. Dumas 


216  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

aime  à  mettre  au  théâtre  les  questions  où  se  trouvent  communément  mê- 
lés ces  officiers  ministériels;  et  c'est  ce  que  confirme  l'examen  du  détail 
de  son  style.  Pouravoiremployécorrectementquelquestermesde  droit, — 
dans  Pourceaugnac  ou  dans  le  Malade  imaginaire,  par  exemple, —  si  l'on  a 
donc  pu  prétendre  que  Molière  devait  être  avocat,  c'est  au  moins  un  Cu- 
jas  ou  un  Pothier  parmi  nous,  c'est  un  Demolombe  ou  un  Touiller,  que 
l'auteur  du  Demi-Monde,  vu  l'abondance  des  métaphores,  des  compa- 
raisons, et  des  images  qu'il  tire  du  vocabulaire  de  la  procédure  et  de  la 
jurisprudence.  M.  Félix  Moreau  s'est  complu  à  en  rassembler  dans  son 
livre  de  nombreux  exemples,  et  nous  y  renvoyons.  L'un  des  plus  cu- 
rieux est  sans  doute  ce  passage  de  la  Préface  de  la  Femme  de  Claude,  où 
M.  Dumas  interprète  à  sa  façon,  qui  n'est  point  celle  de  M.  Renan, 
la  parabole  de  la  femme  adultère.  «  On  déclare  que  Jésus  a  pardonné 
à  la  femme  adultère, ce  qui  est  absolument  faux... Ce  n'est  pas  un  par- 
don, ce  n'est  même  pas  un  acquittement,  ce  n'est  qu'une  ordonnance 
de  non-lieu,  motivée  par  Vincompétence  du  tribunal,  qui  s'était  cru  en 
droit  de  juger  et  de  condamner  cette  femme.  »  Il  est  vrai  qu'ici,  à  en 
croire  du  moins  M.  Félix  Moreau,  cette  apparente  précision  de  termes 
ne  dissimulerait  qu'aux  seuls  yeux  des  profanes  une  grande  ignorance 
des  usages  de  l'instruction  et  de  la  procédure  criminelles.  Mais  il  ne 
s'agit  pour  le  moment  que  de  l'obsession,  de  la  monomanie,  de  la 
hantise  juridique ,  —  je  me  sers  des  mots  de  M.  Moreau ,  —  dont 
M.  Dumas  serait  victime.  Et  quoique  ce  soient  de  gros  mots,  ou  de 
grands  mots,  il  faut  bien  accorder  que  M.  Dumas  en  tient.  De  certaines 
de  ses  pages,  il  se  dégage  comme  «  une  vague  odeur  de  papier  tim- 
bré; »  cela  sent  l'étude  ou  le  greffe;  et  dans  quelque  deux  ou  trois 
cents  ans  de  nous,  si  les  commentateurs  en  tirent  cette  conséquence 
que  M.  Dumas  avait,  aussi  lui,  fait  son  droit,  comme  Molière,  ils  se 
tromperont,  mais  non  pas  s'ils  supposent  que  certaines  questions  de 
droit  ont  de  tout  temps  et  vivement  intéressé  l'auteur  du  Fils  natu- 
rel et  de  la  Femme  de  Claude. 

C'est  précisément  là  ce  qui  choque  M.  Moreau,  avec  «  ses  douze 
années  d'études  juridiques.  »  —  «  Je  ne  sais,  dit-il,  tout  au  début  de 
son  livre,  s'il  y  eut,  s'il  y  aura  jamais  époque  mieux  pourvue  que  la 
nôtre  en  critiques  es  lois  et  fabricans  en  législation,  ne  tenant  les  uns 
et  les  autres  leur  mandat  que  d'eux-mêmes.  »  Et  cela  lui  déplaît,  que 
sans  en  avoir  seulement  sollicité  la  licence,  on  critique,  on  enseigne, 
que  l'on  prêche  ou  que  l'on  patrocine,  mais  encore  bien  plus,  si  l'on 
croit  avoir  découvert  dans  le  Code  civil  une  disposition  fâcheuse,  que 
l'on  prenne  sur  soi  de  la  dénoncer  et  d'en  proposer  le  remède,  puisque, 
en  effet,  plusieurs  sortes  d'hommes  sont  diplômés,  qualifiés  et  même 
appointés  pour  cela.  Oh!  sans  doute,  il  distingue,  ou  du  moins  il  s'en 
donne  l'air.  Critique  impartial,  et  même  libéral,  il  n'en  a  pas  aux  su- 


REVUE    LITïÉRAIht;.  217 

jets  ordinaires  OU  favoris  de  M.  Dumas,  mais  à  ses  «  erreurs  juridi- 
ques »  seulement,  et  il  essaie  de  nous  prouver  qu'elles  seraient  en 
effet  de  la  dernière  conséquence.  C'est  à  cette  science  ou  demi-science, 
puisée  «  dans  la  lecture  superficielle  d'un  Code  bon  garçon,  »  qu'il  fait 
ou  qu'il  voudrait  bien  avoir  l'air  de  faire  uniquement  le  procès.  Et  il 
ne  reproche  pas  enfin  le  «  manque  de  titres  »  à  M.  Dumas,  mais  le 
«  manque  de  connaissances,  »  et  cette  présomption  commune  que, 
puisque  nul  en  France  n'est  censé  ignorer  la  loi,  c'est  exactement 
comme  si  tout  le  monde  la  connaissait.  Mais,  au  fond  et  en  réalité, 
sous  toutes  ces  précautions,  et  au  travers  de  tous  ces  déguisemens, 
c'est  à  M.  Dumas  lui-même,  c'est  au  théâtre  contemporain  qu'il  s'en 
prend,  c'est  à  leur  prétention  de  traiter  au  grand  jour  des  sujets  qui  ne 
se  traiteraient  convenablement  et  utilement,  d'après  lui,  que  dans  les 
cabinets  des  jurisconsultes  ou  dans  les  amphithéâtres  des  profes- 
seurs de  droit.  «  Nos  auteurs  dramatiques  semblent  s'être  proposé  un 
but  plus  pratique,  donné  une  mission  plus  sociale  que  l'analyse  des 
caractères  et  la  peinture  des  passions,  qui,  jusqu'à  nos  jours,  avaient 
fait  a  peu  près  tous  les  frais  du  théâtre.  »  Voilà  le  vrai  point  du  débat, 
et  j'ajoute  :  voilà  le  véritable  intérêt  du  livre  de  M.  Félix  Moreau.  C'est 
la  question  de  la  thèse  au  théâtre,  ou  plus  généralement  dans  l'art, 
qu'il  nous  invite  à  examiner  de  nouveau.  En  montrant  que  M.  Dumas 
M  avait  rarement  emprunté  au  Code,  sans  en  dénaturer,  sciemment 
ou  inconsciemment,  les  dispositions,  »  il  a  voulu  montrer  qu'il  n'ap- 
partenait pas  à  l'auteur  dramatique  de  discuter  les  questions  de  droit. 
Et,  ne  demandant  lui-même  au  théâtre  que  «  les  plus  agréables 
émotions  et  les  plus  vives  jouissances  de  l'esprit,  »  M.  Félix  Moreau, 
semblable  à  beaucoup  de  professeurs  en  ce  point,  n'est  pas  content, 
le  soir,  quand  il  ouvre  le  Théâtre  complet  de  M.  Dumas,  d'y  retrouver 
la  matière  de  sa  leçon  du  matin. 

N'est-ce  pas  le  moment  de  se  souvenir  qu'il  y  a  tantôt  une  quinzaine 
d'années,  l'honorable  M.  Cuvillier-Fleury,  dans  le  Journal  des  Débats,  et 
à  propos  de  la  Femme  de  Claude,  avait  fait  déjà  le  même  procès  ou  sus- 
cité la  même  querelle  à  M.  Alexandre  Dumas  ?  «  A-t-il  droit  au  crédit  dans 
l'ordre  philosophique?  demandait-il,  aussi  lui,  commeM.FélixMoreau; 
le  crédit  du  prédicateur  public,  du  législateur  à  mandat,  du  magistrat 
sur  son  siège,  de  tous  ceux,  en  un  mot,  qui  ont  reçu  de  la  Société  mis- 
sion de  l'édifier,  de  régler  sa  vie  et  d'apprécier  ses  actes?  »  et,  lui 
aussi,  il  concluait  que  non.  Mais  il  était  trop  facile  à  M.  Dumas  de 
répondre  que  ni  les  Voltaire  ni  les  Rousseau  non  plus  n'avaient  reçu 
mission  d'écrire  le  Contrat  social  ou  le  Dictionnaire  philosophique;  et 
qu'ils  l'ont  écrit  tout  de  même;  et  que  les  prédicateurs  publics,  les 
législateurs  à  mandat,  les  magistrats  sur  leur  siège  en  avaient  été  ren- 
versés, et  leur  Société  avec  eux.  Et,  en  effet,  la  vérité,  c'est  que  nous 


218  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

avoDS  tous  reçu  «  mandat  »  ou  «  mission,  »  comme  l'on  voudra,  nous 
tous  qui  tenons  une  plume,  de  nous  en  servir  pour  écrire,  à  nos  ris- 
ques et  périls,  ce  qui  nous  paraît  utile,  juste  et  bon.  S'il  plaît  à  l'au- 
teur dramatique  ou  au  romancier  d'agiter  des  questions  «  juridiques  » 
ou  «  sociales,  »  ils  en  ont  aussi  bien  le  droit  qu'un  procureur-général 
celui  d'écrire  des  romans  ou  des  drames.  A  moins  cependant  que  l'on 
ne  déclare  que  l'opinion  de  M.  Dumas  sur  les  hommes  et  les  choses  de 
son  temps  ne  saurait  valoir,  a  priori,  celle  d'un  père  dominicain  ou 
d'un  député,  voire  d'un  sénateur.  Peut-être  était-ce  bien  l'idée  de 
M.  Cuvillier-Fleury;  c'est  celle  aussi  malheureusement  de  beaucoup 
d'honnêtes  gens  en  France,  qui  ne  regardent  guère  à  la  valeur  des 
choses  que  l'on  leur  dit,  mais  à  la  qualité,  ou  plutôt  à  l'estampille 
de  celai  qui  les  dit.  Je  crains  un  peu  pour  lui  que  ce  ne  soit  celle  aussi 
de  M.  Félix  Moreau. 

Je  ne  doute  pas,  en  effet,  qu'en  demandant  au  théâtre  «  les  plus 
agréables  émotions  et  les  plus  vives  jouissances  de  l'esprit,  »  M.  Fé- 
lix Moreau  ne  croie  lui  faire  encore  beaucoup  d'honneur.  Mais  s'est-il 
aperçu  qu'en  lui  refusant  le  droit  de  poser  seulement  certaines  ques- 
tions, il  demandait  au  théâtre  en  général,  et  à  M.  Dumas  particu- 
lièrement, pour  le  mieux  amuser,  lui,  Félix  Moreau,  de  se  bien  gar- 
der de  le  faire  penser?  Car  de  quelles  «  émotions  »  parle-t-il?  et 
quelles  sont  ces  «  jouissances  d'esprit  ?  »  celles  du  mélodrame  ou  celles 
du  vaudeville?  les  «  émotions  »  que  M,  Dennery  nous  procure?  ou  les 
((  jouissances  d'esprit  »  que  nous  devons  à  M.  Valabrègue?  Mais  en  lit- 
térature, comme  en  droit,  j'ose  l'assurer  à  M.  Moreau,  la  parole  n'est 
qu'un  baladinage  quand  elle  ne  sert  pas  à  l'expression  de  la  pensée; 
et  la  pensée,  au  théâtre  comme  dans  le  roman,  c'est  une  certaine 
conception  de  la  vie,  de  l'homme  et  de  la  société,  qui  implique  né- 
cessairement l'obligation  d'y  avoir  réfléchi.  Sans  la  pensée,  il  n'y  a  pas 
de  poésie,  si  «  plastique  »  soit-elle,  qui  vaille  un  marbre  pour  parler 
aux  yeux,  pas  de  description  qui  vaille  un  paysage,  pns  de  cadence 
ou  d'harmonie  qui  procure  à  l'oreille  les  sensations  de  la  musique,  et 
généralement,  sans  la  pensée,  il  n'y  a  pas  d'art  dont  les  effets  sensibles 
ou  sensuels  ne  soient  supérieurs  à  ceux  de  la  parole,  les  jouissances 
plus  vives,  et  les  émotions  plus  intenses.  Les  théoriciens  de  l'art  pour 
l'art,  en  notre  temps,  ne  l'ont-ils  pas  trop  oublié?  et,  au-dessous  d'trux, 
cette  foule  confuse,  dans  laquelle  je  suis  fâché  de  ranger  M.  Moreau, 
qui  ne  demande  à  l'écrivain  que  de  la  divertir  ou  de  la  délasser  de  ses 
occupations  importantes  et  graves,  comme  de  faire  de  la  politique  ou 
d'approfondir  les  Pandectesl  Le  théâtre  les  aide  à  digérer;  et,  quand 
ils  n'ont  rien  de  mieux  ni  de  plus  urgent  à  faire,  qu'il  pleut  et  qu'ils 
n'ont  pas  de  visites  à  rendre,  pas  de  lettres  à  écrire  ou  de  procès  à 
solliciter,  ils  ouvrent  volontiers  un  roman. 


REVUE    LITTÉRAIRE.  219 

Mais  au  contraire,  et  non-seulement  dans  l'histoire  ou  dans  la  cri- 
tique, cela  va  sans  dire,  mais  dans  la  poésie  même  peut-être,  mais 
dans  le  roman,  et  surtout  au  théâtre,  je  ne  connais  pas  d'écrivain 
vraiment  digne  de  ce  nom  qui  ne  se  soit  plus  ou  moins  proposé  de 
«  prouver  »  quelque  chose,  et  qui  n'ait  soutenu,  par  conséquent,  avec 
une  fortune  plus  ou  moins  heureuse,  ce  que  l'on  appelle  une  «  thèse.  » 
Laissez  de  côté  la   tragédie,  si  vous  le  voulez,  quoique  sans  doute 
l'auteur  d^Horace,  et  celui  de  3Iahomet,  et  celui  de  Ruy  Blas,  —  que  je 
nomme  ici  sans  les  comparer  et  surtout  sans  les  égaler,  —  aient  voulu 
plus  d'une  fois  démontrer,  eux  aussi,  quelque  chose.  Et  si  l'auteur  d'in- 
dromaque  et  de  Britannicus  a  l'air  d'abord  de  faire  exception,  c'est 
que  l'aventure  tragique,  empruntée  à  l'histoire,  et  forte,  si  l'on  peut 
ainsi  dire,  d'être  effectivement  arrivée,  enveloppe  en   soi,   comme 
l'histoire  même,  sa  moralité,  son  conseil,  et  son  enseignement.  Mais 
VÉcole  des  femmes  est  une  thèse,  mais  Tartufe  est  une  thèse,  mais  le 
Misanthrope  est  une  thèse,  mais  les  Femmes  savantes  sont  une  thèse, 
et,  à  moins  de  trouver  Molière  plus  grand  dans  l'Amour  médecin  ou  dans 
Monsieur  de  Pourceaugnac,  il  faut  bien  convenir  qu'il  n'a  pas  nui  à  sa 
gloire  d'avoir  discuté  sur  la  scène  la  délicate  question  de  l'éducation 
des  tilles  ou  celle  plus  délicate  encore  des  dangers  de  la  dévotion.  Mieux 
que  cela  :  de  ces  intrigues,  si  adroitement  conduites,  mais  si  négligem- 
ment nouées,  et  plus  négligemment  dénouées,  par  des  «  moyens  de  co- 
médie »  s'il  en  fut;  de  ce  style,  dont  on  a  pu  faire  et  dont  on  a  fait  depuis 
Boileau  jusqu'à  nos  jours  tant  et  de  si  justes  critiques,  on  pourrait  pres- 
que prétendre  que  la  thèse  est  le  support  même,  et  que,  moins  amu- 
santes que  celles  de  Scarron,  moins  bien  écrites  que  celles  de  Regnard, 
c'est  la  thèse  ou  la  pensée  qui  mettent  si  haut  au-dessus  des  leurs 
les  grandes  comédies  de  Molière. 

Car  inversement,  voyez  ce  même  Regnard,  ou,  de  nos  jours,  voyez 
Scribe.  En  vers,  et  dans  le  goût  classique,  on  n'a  pas  mieux  écrit  que 
Regnard,  on  n'a  pas  eu  plus  d'esprit,  ni  plus  d'aisance,  plus  d'agilité 
ni  de  belle  humeur;  et,  qui  a  mieux  connu  «  le  théâtre»  que  Scribe? 
C'est  un  honneur  que  M.  Dumas  lui-même  n'a  pas  revendiqué  sur 
l'auteur  du  Verre  d'eau  ou  d^Adrienne  Lecouvreiir  pour  celui  de  la  Tour 
de  Nesle,  —  dont  on  sait  s'il  défend  hlialement  la  mémoire.  Faute 
cependant  d'avoir  soutenu  des  thèses,  c'est-à-dire,  en  bon  français, 
d'avoir  eu  des  idées,  ou  de  les  avoir  montrées;  faute  d'avoir  agité 
des  questions;  et,  contons  de  nous  faire  rire,  faute  d'avoir  essayé 
de  nous  faire  penser,  comptez  ce  qui  survit  aujourd'hui  du  premier, 
et  voyez  en  quelle  petite  estime  les  gens  même  de  théâtre  tiennent 
déjà  le  second.  S'il  ne  suffit  sans  doute  pas  d'introduire  une  thèse  dans 
une  comédie  pour  que  la  comédie  soit  bonne,  je  ne  crois  pas,  d'autre 
part,  que  l'on  trouvât  une  seule  grande  comédie  qui  ne  contienne  au 


220  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

moins  une  thèse.  Et  comment,  à  vrai  dire,  la  comédie  pourrait-elle 
aller  autrement  à  son  but,  en  admettant  qu'il  fût,  non  pas  même  de 
corriger,  mais  seulement  de  peindre  les  mœurs  ?  si  les  mœurs  ne  sont 
en  effet  que  la  perpétuelle  et  changeante  accommodation  de  la  faiblesse 
humaine  aux  nécessités  de  la  vie  sociale  et  aux  prescriptions  de  la 
morale  théorique?  c'est-à-dire  l'occasion, ou  la  matière  même,  de  tous 
les  cas  de  conscience  et  de  tous  les  conflits  juridiques. 

Ce  qui  était  vrai  déjà  du  temps  de  Molière  l'est  bien  plus  encore  de 
nos  jours;  et  nous  ne  sommes  pas  devenus  plus  sérieux,  mais  plus 
curieux,  et  pour  cause,  de  beaucoup  de  questions  dont  nos  pères  ne  se 
souciaient  guère.  Nous  n'admettons  pas  encore  que  le  théâtre  soit  une 
école,  une  tribune,  ou  une  chaire.  Si  nous  n'avons  que  des  notions 
vagues  sur  les  droits  du  conjoint  survivant  ou  sur  la  réserve  de  l'en- 
fant naturel,  nous  ne  louons  pas,  pour  nous  en  éclaircir,  un  fauteuil 
d'orchestre.  Et,  au  théâtre  comme  dans  le  roman,  nous  voulons  tou- 
jours que  la  leçon  ne  se  sépare  pas  du  divertissement.  Il  n'est  pas 
moins  certain  que,  si  les  romanciers  et  les  auteurs  dramatiques  ont 
pu  jadis  demeurer  étrangers  à  tout  ce  qui  n'était  pas  leur  art,  ils  ne 
le  peuvent  plus  désormais,  et  que  leur  art  même  s'en  est  corrompu, 
ou  altéré,  si  l'on  veut,  mais  aussi  élargi  d'autant.  Cette  belle  indiffé- 
rence dont  on  a  tant  loué  le  malheureux  Flaubert  est  d'un  sot,  en  trois 
lettres,  et  nous  ne  la  permettons  plus  qu'aux  artistes  dont  nous  savons 
bien  que  tout  le  talent  se  réduit  à  enfiler  des  mots.  Nous  aimons  que 
l'on  nous  irrite,  et  au  besoin  que  l'on  nous  exaspère,  en  nous  inquié- 
tant sur  les  opinions  que  nous  croyons  avoir  :  nous  nous  sentons  vivre 
en  effet  alors  d'une  vie  moins  égoïste  que  la  vie  quotidienne.  Nous  de- 
mandons encore  que  l'on  fasse  pour  nous,  qui  n'en  avons  pas  le  loi- 
sir, cette  espèce  d'enquête  sociale  dont  nous  éprouvons  l'intérêt  et 
l'utilité  tous  les  jours,  s'il  est  vrai,  comme  on  l'a  dit,  qu'il  n'y  ait  rien 
de  plus  important  pour  l'homme  que  de  connaître  l'homme.  Nous  vou- 
lons enfin  qu'en  nous  divertissant,  ou  quelquefois  en  nous  attristant, 
l'art  achève  et  complète  en  nous  l'éducation  commencée  par  l'expé- 
rience et  par  la  vie.  Et  c'est  une  autre  manière  d'aimer  ou  de  com- 
prendre l'art,  c'en  est  une  pourtant  ;  et  c'est  un  autre  art,  plus  utilitaire, 
en  un  certain  sens,  et  moins  pur,  moins  élevé  comme  tel,  mais  c'est 
toujours  de  l'art  ;  et  plus  nous  irons,  plus  on  peut  croire  que  si  l'art 
de  l'auteur  dramatique  et  du  romancier  continue  de  se  modifier,  ce 
sera  dans  ce  sens. 

Que  pensera- t-on  alors  du  théâtre  de  M.  Dumas?  de  V Étrangère  et 
de  La  Femme  de  Claude?  ou  de  VAmi  des  femmes  et  du  Fils  naturel? 
Peut-être  le  contraire  de  ce  que  l'on  en  pense  aujourd'hui,  quand  on 
en  loue,  je  ne  dis  pas  plus  que  de  raison,  mais  non  pas  sans  quelque 
perfidie,  les  rares  qualités  dramatiques;  —  pour  en  attaquer  d'autant 


REVUE   LITTÉRAIRE.  221 

plus  vivement  l'esprit  et  les  tendances.  Assurément,  M.  Dumas  est  un 
«  auteur  dramatique  »  et  un  «  homme  de  théâtre.  »  Il  l'a  prouvé  de 
plusieurs  manières  :  en  rendant  dramatiques  des  sujets  qui  ne  l'étaient 
pas  avant  lui,  comme  son  Fils  naturel  ou  comme  sa  Question  d'argent; 
et  surtout  en  nous  donnant  ce  qui  nous  manquait  depuis  si  long- 
temps :  un  théâtre  émancipé  de  l'imitation  des  modèles,  un  théâtre 
tout  neuf  et  complètement  original,  dans  la  forme  comme  dans  le 
fond,  un  théâtre  où  tout  est  invention,  innovation,  création,  les  sujets 
d'abord  et  les  moyens  ensuite.  Mais,  quand  les  parties  de  métier, 
dans  ce  théâtre,  seraient  supérieures  encore  à  ce  qu'elles  y  sont,  le 
mérite  éminent  de  M.  Dumas,  et  sa  plus  durable  originalité,  ce  sera 
toujours,  comme  il  le  dit  lui-même,  «  d'avoir  rendu  par  le  théâtre 
plus  que  la  peinture  des  mœurs,  des  caractères,  des  ridicules  et  des 
passions.  »  Même  s'il  vient  un  temps  où  l'on  ne  jouera  plus  que  deux 
ou  trois  de  ses  comédies,  on  le  louera  encore  de  ne  pas  s'être  borné 
au  rôle  d'amuseur  public,  et,  puisqu'il  avait  quelque  chose  à  dire,  de 
l'avoir  dit.  En  le  lisant,  on  admirera  qu'ayant  mis  tant  de  questions  à 
la  scène,  il  ait  trouvé  si  souvent  le  moyen  de  les  traduire  en  action, 
de  les  faire  débattre  entre  tant  de  personnages  si  vivans  et  si  contem- 
porains. Mais  ce  que  sûrement  on  lui  reprochera  le  moins,  ce  sera  de 
n'avoir  pas  toujours  donné  «son  sens  exact  à  maint  article  du  Code;  » 
et  ce  qu'on  ne  lui  reprochera  pas  du  tout,  ce  sera  d'avoir  attiré  l'at- 
tention publique  sur  ce  qu'il  croyait  lire  dans  la  loi  de  fâcheux,  d'in- 
humain et  d'inique. 

Parce  qu'ils  tiennent  un  bout  de  certaines  questions,  les  juriscon- 
sultes s'imaginent  assez  volontiers  qu'elles  leur  appartiennent  tout 
entières  ;  et  ils  parlent  couramment  de  «  leur  science,  »  comme  fait 
de  la  sienne  un  physiologiste  ou  un  astronoine.  il  y  a  toutefois  une 
différence,  et  elle  n'est  pas  petite.  Si  j'ignore  les  élémens  mêmes 
de  l'astronomie  ou  de  la  physiologie,  c'est  avec  raison  que  l'on  me 
dénie  le  droit  d'en  parler,  attendu  qu'après  tout,  ni  mon  état,  ni 
ma  fortune  ou  ma  sécurité,  ni  mon  honneur  ne  dépendent  de  con- 
naître la  théorie  de  la  circulation,  et  bien  moins  encore,  je  pense, 
de  la  conjonction  de  Vénus  avec  le  Soleil.  Mais  si  je  me  trompe  sur  la 
matière  du  droit,  on  me  le  prouve,  en  fait,  chèrement  ou  durement; 
il  y  va  de  tous  mes  intérêts,  voilà  pour  la  pratique;  et,  en  théorie, 
conséquemment,  tout  ce  que  l'on  peut  faire,  c'est  de  me  montrer  mon 
erreur,  et  de  ruiner  du  même  coup  ma  critique,  mais  non  pas  simple- 
ment et  dédaigneusement  me  renvoyer  à  l'école. 

Formalistes  qu'ils  sont,  par  étude  et  par  profession,  on  ne  saurait 
trop  rappeler  aux  jurisconsultes  que  les  formes  n'existent  pas  en  elles- 
mêmes  ni  pour  elles-mêmes,  mais  seulement,  et  à  la  manière  des  cé- 
rémonies ou  des  observances  du  culte,  comme  conservatoires  du  fond. 


222  FuEYDE   DES    DEUX    MONDES. 

«  Comment  prendre  au  sérieux  les  doléances  de  M.  Dumas  sur  la 
condition  des  enfans  naturels,  s'écrient-ils  très  éloquemment,  après 
avoir  constaté  qu'il  ne  sait  pas  ce  qu'il  faut  entendre  par  des  alimens, 
qu'il  ignore  les  règles  de  la  recherche  de  la  maternité,  enfin  qu'il 
applique  aux  enfans  naturels  des  textes  qui  s'occupent  expressément 
des  enfans  incestueux  ou  adultérins!  »  Mais  quelles  vétilles!  ô  grands 
jurisconsultes  !  et  de  quel  intérêt  sont-elles  à  la  question  capitale,  à  la 
seule  que  M.  Dumas  ait  jamais  disculée,  qui  est  de  savoir,  oui  ou 
non,  s'il  y  a  lieu  d'inscrire  dans  nos  lois  la  recherche  de  la  paternité? 
Voilà  le  motif  et  la  raison  des  «  doléances  »  de  M.  Dumas  sur  la  con- 
dition des  enfans  naturels.  Il  lui  paraît  inique,  et  en  tout  cas  fâcheux, 
que  l'enfant  soit  châtié  d'une  faute  qui  n'a  jamais  été  la  sienne.  Qu'im- 
porte à  cela  qu'il  se  trompe  sur  un  détail,  et  même  qu'il  confonde 
l'enfant  de  l'iDceste  ou  de  l'adultère  avec  celui  du  hasard  ou  de  la 
séduction?  Par-delà  la  question  juridique,  dont  ses  contradicteurs 
s'occupent  seule,  il  y  a  une  question  sociale,  et  il  y  a  une  question 
d'humanité.  Dans  la  question  d'humanité,  tout  le  monde  peut-être 
est  plus  compétent  qu'un  vieux  juge  ou  qu'un  jurisconsulte.  Sur  la 
question  sociale,  on  ne  saurait  répondre  à  M.  Dumas  qu'en  montrant, 
si  l'on  le  peut,  que  la  recherche  de  la  paternité,  pour  un  inti^rêt  so- 
cial qu'elle  garantirait  peut-être,  en  compromettrait  plusieurs  autres 
et  de  plus  graves.  Mais  pour  la  question  juridique,  je  ne  doute  pas  qu'il 
l'abandonnât  de  grand  cœur  aux  cavillations  des  jurisconsultes:  elle 
n'a  pas  d'importance  à  ses  yeux,  et  elle  n'en  a  guère  davantage  aux 
yeux  de  ceux  qui  croient  avec  lui  que  les  lois  positives  ou  même  les 
coutumes  sont  ou  doivent  être  censées  avoir  l'équité  naturelle  pour 
base,  pour  mesure,  et  pour  justification. 

Ou  plutôt,  si;  elle  a  son  importance,  mais  cette  importance  est  autre, 
et  d'une  autre  nature  que  ne  le  croient  peut-être  les  jurisconsultes. 
Puisqu'^  nous  les  voyons  disputer  entre  eux  de  leur  science,  elle  est 
donc  moins  sijre,  moins  faite,  moins  réelle  qu'ils  ne  le  disent,  elle 
est  donc  plus  conjecturale,  plus  incertaine,  ou  plus  verbale ,  elle  est 
surtout  plus  arbitraire.  «  Les  bévues  de  M.  Dumas,  nous  dit  en  effet 
M.  Moreau,  dans  sa  Conclusion,  seraient,  si  les  jurisconsultes  se  ven- 
geaient, la  vengeance,  —  non  pas  de  l'auteur  obscur  de  ces  pages  qui 
ne  compte  guère  que  douze  années  d'études  juridiques,  —  mais  des 
maîtres  de  la  science  du  droit,  qui,  après  une  vie  tout  entière  consacrée 
à  ce  labeur  sans  fin,  après  une  carrière  marquée  par  tous  les  succès  et 
couionnéepar  tous  les  lauriers,  constatent  modestement  leur /pnomnce, 
et  n'Osent  qu'à  peine  et  à  regret  formuler  des  critiques,  proposer  des 
réformes,  que  d'autres  proposent  et  formulent  avec  la  belle  ardeur  de 
l'ignorance  qui  ose  tout,  parce  qu'elle  ne  sait  rien.»  Quoi  !  vraiment,  nous 
en  serions  là!  Le  Gode,  ce  monument  auquel  on  n'oserait  toucher  que 


I 


REVUE    LITTÉRAIRE.  223 

d'une  main  pieuse  et  tremblante,  les  dédales  en  seraient  si  tortueux 
que,  pour  apprendre  seulement  à  ne  s'y  pas  égarer,  ce  serait  trop 
peu  qu'une  «vie tout  entière!  »  Ces  textes  de  loi,  —  qui  pénètrent  et 
qui  enveloppent  la  vie  tout  entière,  qui  régissent  l'organisation  de  la 
famille  et  de  la  propriété,  la  matière  du  mariage  et  celle  de  la  filiation, 
qui  déterminent  la  forme  et  qui  sont  le  lien  de  la  socié'é  civile,  qui 
font  eux  seuls  toute  la  validité  des  contrats  et  des  obligations,  qui 
nous  saisissent  à  la  naissance,  et  qui  même  à  la  mort  ne  nous  lâchent 
pas  encore  tout  à  fait,  —  ils  seraient  i^i  obscurs,  ou  plutôt  si  douteux, 
que  les  «intelligences  les  plus  brillantes,  »  sans  une  longue  initiation, 
n'en  sauraient  d'elles-mêmes  entendre  le  sens  et  pénétrer  la  profon- 
deur cachée  !  Tant  pis  alors  pour  le  Code,  et  tant  pis  pour  la  loi  !  Car 
ce  serait  avouer  que  ce  qui  nous  importe  le  plus  nous  est  le  plus  diffi- 
cile à  comprendre,  et  par  suite  nous  doit  demeurer  le  plus  étranger. 
Ce  serait  donner  raison  à  tous  ceux  qui  se  plaignent  qu'au  lieu  que  les 
jurisconsultes  aient  été  inventés  pour  interpréter  les  lois,  ce  sont  les 
lois  qu'il  semble  que  l'on  ait  inventées  pour  «  ouvrir  une  carrière  »  à 
l'esprit  subtil  et  contentieux  de  nos  jurisconsultes.  Ce  serait  enfin  nous 
rendre,  si  jamais  nous  l'avions  abdiqué  ou  perdu,  le  droit  d'y  vouloir 
voir  clair,  et,  du  milieu  de  cette  végétation  parasite  qui  les  enlace  et 
qui  les  éto  iffe,  le  droit  de  dégager,  chacun  pour  notre  part,  la  justice 
et  l'humanité. 

Je  sais  ce  que  l'on  peut  répondre,  qu'il  en  est  du  droit  comme  de 
la  morale  même,  que  les  prescripiions  n'en  ont  pu  tout  prévoir  et  ré- 
gler par  avance,  que  la  jurisprudence,  ayant  une  même  origine,  a  le 
même  fondement  que  la  casuistique.  Oui,  la  réalité,  féconde  en  com- 
binaisons imprévues,  crée  tous  les  jours,  pour  ainsi  dire,  de  nouvelles 
espèces,  auxquelles  il  faut  bien,  si  l'on  ne  veut  laisser  l'arbitraire  s'in- 
troduire dans  la  loi,  que  l'on  applique,  en  les  combinant  eux-mêmes 
d'une  manière  nouvelle  et  adroite,  les  principes  anciens.  Je  sais  éga- 
lement que,  si  la  loi  morale  n'ett  pas  toujours  très  claire,  à  plus  forte 
rais(m  le  <loit-on  avouer  de  la  loi  positive.  Comme  il  y  a  d'ailleurs  des 
devoirs  mêmes  qui  se  combattent,  et  dont  on  se  demande  1-quel  des 
deux  doit  l'emporter  sur  l'autre,  il  y  a  des  lois  aussi  qui  se  rencon- 
trent, il  y  a  des  textes  qui  se  heurtent,  il  y  a  des  dispositions  qui  s'op- 
posent et  qui  se  contredisent.  Dans  une  société  un  peu  civilis  e,  où  les 
relations  se  compliquent  à  mesure  qu'el'es  s'étendent,  et  où  les  inté- 
rêts ne  se  superposent  pas,  mais  s'entre-croisent,  la  science  du  juris- 
consulte est  donc  aussi  nécessaire  que  l'est  celle  du  casuisie  aux  âmes 
délicates,  qui  voudraientconcilier  des  obligations  également  imppratives, 
quoique  d'ailleurs  contradictoires.  Mais,  comme  il  y  a  toujours  quel- 
ques principes  de  morale  dont  la  casuistique,  sous  peine  de  mériter 
tout  le  mal  que  l'on  en  a  dit,  doit  avoir  le  plus  grand  soin  de  ne  pas 


22/l  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

obscurcir  la  naturelle  et  simple  clarté,  de  même  il  faut  qu'il  y  ait  quel- 
ques principes  d'équité  qui  subsistent,  universels  et  inébranlables, 
sous  tous  les  raffinemens  de  la  jurisprudence, On  peut  admettre,  à  la 
rigueur,  que  les  jurisconsultes  soient  les  seuls  compétens,  en  matière 
de  contrats  ou  d'obligations,  de  commodat  et  d'antichrèse;  on  ne  peut 
pas  admettre  que  la  matière  du  mariage  ou  celle  de  la  filiation  échappe 
à  l'intelligence  d'un  homme  de  bonne  volonté.  Là  est  le  point.  Avant 
d'appartenir  à  l'austère  science  du  droit,  il  y  a  des  questions  qui  relè- 
vent de  tous  ceux  qui  y  ont  intérêt,  comme  avant  de  dépendre  de  San- 
chez  ou  d'Escobar,  il  y  a  des  cas  de  conscience,  au  moins  depuis 
Pascal,  qu'un  honnête  homme  a  tout  ce  qu'il  faut  de  lumières  pour 
examiner  et  résoudre. 

Est-ce  peut-être  pour  cette  raison  que  toutes  les  réformes,  ou  presque 
toutes,  si  l'on  ne  peut  pas  dire  précisément  qu'elles  se  soient  faites 
contre  les  jurisconsultes,  se  sont  faites  ou  se  font  tous  les  jours  en 
dépit  et  comme  en  dehors  d'eux?  Institués  pour  conserver  le  dépôt  de 
la  tradition  et  pour  maintenir  à  la  loi  ce  caractère  d'immutabilité 
«  sans  lequel  la  loi  ne  serait  pas  tout  à  fait  loi,  »  ils  ont  rarement  osé 
critiquer  les  textes  dont  ils  sont  les  respectueux  et  dévots  interprètes. 
Mais  si  les  lois  ne  sont  pas  parfaites,  ne  descendant  plus  aujourd'hui 
du  ciel,  il  faut  bien  que  ces  écrivains,  dont  ils  récusent  l'incompé- 
tence, prennent  quelquefois  sur  eux  d'en  demander  la  réforme  ou 
l'amélioration.  Les  exemples  fameux  qu'on  en  pourrait  citer,  M.  Mo- 
reau  les  connaît  mieux  que  nous.  Il  en  est  un  pourtant  qu'il  nous 
permettra  de  lui  rappeler  parmi  les  plus  mémorables,  et  dont  les 
jurisconsultes  ne  sauraient  trop  méditer  la  leçon. 

En  1780,  après  Voltaire  et  après  Rousseau,  sous  le  règne  hu- 
main de  Louis  XVI,  et  à  dix  ans  de  la  révolution,  un  conseiller 
au  grand  conseil,  qui  s'appelait  Muyart  de  Vouglans,  publiait  sur 
les  Lois  criminelles  de  France  dans  leur  ordre  naturel,  un  long  et  re- 
marquable traité,  dans  lequel,  contre  les  philosophes  de  son  temps, 
et  particulièrement  contre  l'auteur  du  Traité  des  délits  et  des  peines,  il 
défendait,  soutenait,  et  jusiiQait  toute  la  barbarie  de  l'ancien  droit. 
Dirai-je  que  M.  Félix  Moreau  contre  M,  Dumas  m'a  fait  quelquefois 
songer  à  Muyart  de  Vouglans  contre  Beccaria  ?  Lui  aussi,  comme 
l'agrégé  de  la  faculté  d'Aix,  il  reprochait  à  Beccaria  son  igno- 
rance du  droit,  le  conseiller  au  grand  conseil  !  Que  l'on  osât  attaquer 
la  confiscalion  et  la  torture,  il  s'en  étonnait,  ou  plutôt  il  s'en  indignait 
comme  d'une  déclamation  sacrilège,  et,  triomphalement,  il  montrait 
au  publiciste  italien  la  torture  et  la  confiscation  également  approuvées 
des  plus  savans  criminalistes  et  des  meilleurs  auteurs.  «  On  pourrait 
écar[er  d'un  seul  mot  tout  ce  que  dit  l'auteur  sur  ce  sujet  de  la  torture, 
disait-il,  en  observant  qu'il  ne  fait  que  répéter  ce  qui  a  été  dit  par 


REVUE   LITTERAIRE.  255 

plusieurs  autres  auteurs  qui  se  sont  déchaînés  comme  lui  contre 
cet  usage,  sans  avoir  pu  empêcher  qu'il  ne  se  soit  perpétue  jusqu'à 
nos  jours.  »  Il  daignait  toutefois  entrer  en  discussion,  il  appre- 
nait à  cet  ignorant  l'utilité  de  la  torture,  il  en  énuraérait  les  nom- 
breux avantages,  et  il  finissait  par  ce  trait  inoubliable,  qu'à  déf^aut 
de  tout  autre  c'était  encore  assez  pour  «justifier  »  la  torture  de  «  l'in- 
térêt particulier  qu'y  avait  l'accusé  lui-même.  »  Je  le  demande 
à  M.  Moreau  :  si  nous  n'avions  eu,  pour  améliorer  la  matière  de 
l'instruction  criminelle,  que  des  Muyart  de  Vouglans,  oserait- il 
m'assurer  que  la  torture  n'existerait  pas  encore?  Mais,  d'autre  part, 
qui  ne  voit  que  ce  conseiller  n'aurait  jamais  songé  seulement  à  en 
«  justifier  l'utilité,  »  si  quelques  auteurs  «  ne  s'étaient  décharnés  contre 
cet  usage?  »  et  qui  ne  saura  gré  à  ces  publicistes  ignorans  et  incom- 
pétens  de  l'y  avoir  obligé?  Quand  «  l'omniscience  présomptueuse  » 
de  nos  auteurs  dramatiques  ne  ferait  ainsi  qu'inquiéter  nos  juris- 
consultes sur  la  solidité  de  leurs  positions,  ce  serait  bien  quelque 
chose,  et  dont  il  faudrait  avoir  déjà  quelque  reconnaissance.  Mais  elle 
fait  mieux  encore  que  cela,  en  reprenant  à  sa  manière,  qui  est  quel- 
quefois la  bonne,  quelques-unes  de  ces  mêmes  questions  qu'ils  ne 
savent,  eux,  traiter  qu'avec  leur  méthode  et  leur  esprit  juridique. 
Elle  les  renouvelle,  en  effet,  en  remontant,  à  travers  les  commen- 
taires et  par-delà  les  traditions,  jusqu'à  l'origine  même  et  à  la  source 
du  droit;  et  puisqu'il  lui  est  arrivé  de  rendre  à  l'humanité  quelques 
services,  —  d'une  autre  nature,  à  la  vérité,  mais  non  pas  moins  utiles 
que  ceux  des  jurisconsultes,  —  on  peut  espérer  qu'elle  en  rendra  d'au- 
tres encore. 


F.  Bruketière. 


TOME  LXXXIV.   —  1887.  15 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  octobre. 

Ce  n'est  point,  il  faut  l'avouer,  sous  de  rians  auspices  et  dans  les 
conditions  les  plus  heureuses  que  s'ouvre  la  session  nouvelle  de  notre 
parlement.  Elle  commence  à  peine,  cette  courte  session,  qui  ne  peut 
être  que  de  quelques  semaines,  qui  est  réservée  d'habitude  à  l'expé- 
dition tardive  et  sommaire  d'un  budget  de  plus  de  trois  milliards,  et 
déjà  elle  menace  de  mériter  autrement  qu'on  ne  le  voudrait  son  nom 
de  session  extraordinaire.  Gouvernement  et  chambres  se  retrouvent 
en  présence  à  une  heure  assez  trouble  où  s'élèvent  toute  sorte  de 
nuages,  toute  sorte  de  difficultés,  dans  un  moment  où  se  manifeste 
partout,  sous  toutes  les  formes,  le  sentiment  inquiet  et  maladif  d'une 
situation  profondément  altérée  et  ébranlée. 

On  aurait  beau  chercher,  rien  n'est  clair,  rien  n'est  stable  ;  tout  est 
obscur,  tout  se  ressent  d'une  indéfinissable  faiblesse  des  choses  et  des 
hommes.  Le  ministère  n'a  pas  été  sans  doute  emporté  du  premier 
coup  dans  une  bourrasque  parlementaire,  comme  on  l'en  menaçait;  il 
n'en  est  peut-être  pas  beaucoup  plus  solide.  Il  vit  évidemment  d'une 
vie  précaire,  ne  sachant  sur  qui  s'appuyer  et  où  trouver  une  majorité, 
évitant  de  se  compromettre  et  s'attendant  à  tout,  restant  provisoire- 
ment avec  ses  bonnes  intentions,  malheureusement  assez  vagues  et 
souvent  trahies.  11  n'a  pas,  on  le  sent,  l'autorité  et  la  force  d'un  pou- 
voir conûant  et  résolu,  fait  pour  donner  une  impulsion  et  diriger  la 
marche  :  il  l'a  montré  dès  le  premier  jour  par  son  attitude  effacée.  Les 
partis  extrêmes,  de  leur  côté,  ne  demanderaient  pas  mieux  assuré- 
ment que  de  renverser  ce  ministère  à  qui  M.  Clemenceau  déclarait  ré- 
cemment encore  la  guerre  à  Toulon.  Ils  supportent  impatiemment  un 
cabinet  qui  a  pu  naître  et  vivre  sans  eux,  même  malgré  eux.  Ils  hési- 
tent cependant,  ils  sont  revenus  un  peu  ahuris  ou  refroidis  au  Palais- 
Bourbon,  après  tous  leurs  discours,  leurs  manifestes  et  leurs  menaces 
des  réunions  publiques  de  ces  dernières  vacances.  Ils  ne  sont  pas  sûrs 
du  succès  avec  leur  programme,  dont  les  premiers  articles  sont  l'impôt 


REVDE.    —    CHRONIQUE.  227 

progressif,  la  séparation  de  l'église  et  de  l'état.  Ils  sentent  qu'à  s'en- 
gager à  outrance,  ils  risqueraient  d'assurer  au  gouvernement  l'appui 
de  tous  les  modérés,  même  des  conservateurs  de  la  droite.  Toujours 
assez  anarchiques  pour  ne  pouvoir  ni  donner  ni  subir  une  direction, 
les  radicaux  se  retranchent  visiblement  dans  une  expectative  gron- 
deuse, attendant  une  occasion  qui  sera  peut-être  le  budget  ou  quelque 
incident  imprévu. 

En  réalité,  l'incertitude  est  dans  tous  les  camps,  et  comme  si  ce 
n'était  pas  assez  des  faiblesses  de  cette  situation,  voici  une  compli- 
cation de  plus  avec  toutes  ces  affaires  de  scandaleuses  révélations, 
qui  sont  venues  tout  aggraver,  tout  envenimer.  Cette  triste  cam- 
pagne de  délation  universelle,  que  le  ministère  n'a  pas  pu  ou  n'a 
pas  su  détourner,  qui  est  déjà  fertile  en  péripéties,  elle  a  fini  par 
prendre  d'étranges  proportions  et  par  ne  plus  même  respecter  l'Ely- 
sée. Elle  n'a  pas  sans  doute  éclaboussé  M.  le  président  de  la  répu- 
blique; elle  a  tout  au  moins  atteint  son  gendre,  M.  Wilson,  qui  s'est 
trouvé  accusé  d'avoir  commis  toute  sorte  de  méfaits,  d'avoir  abusé  de 
sa  position  et  de  son  influence.  C'était  déjà  singulièrement  délicat.  La 
chambre,  qui  se  réunissait  en  ce  moment,  n'a  point  certes  simplifié 
l'affaire  en  cédant  à  la  tentation  de  nommer  précipitamment  une  com- 
mission chargée  d'examiner  s'il  n'y  aurait  pas  là  une  belle  occasion 
d'enquête  parlementaire.  Peut-être  le  ministère  ne  s'est-il  pas  du  pre- 
mier coup  rendu  compte  de  la  portée  de  cet  acte  un  peu  extraordinaire; 
il  semble  avoir  été  surpris,  il  n'a  fait  du  moins  que  quelques  objec- 
tions assez  faibles,  assez  molles,  qui  n'ont  pas  arrêté  la  chambre, —  et 
la  commission  s'est  trouvée  instituée,  improvisée,  si  l'on  veuti  Ce  n'est 
encore,  il  est  vrai,  qu'un  préliminaire,  rien  n'est  irréparablement  dé- 
cidé. Seulement,  M.  le  président  de  la  république  paraît  s'être  ému 
de  cette  intervention  parlementaire,  de  cette  espèce  de  manifestation 
plus  ou  moins  indirecte  de  suspicion,  et  dans  un  premier  mouvement 
il  n'aurait  parlé  de  rien  moins  que  d'abdiquer  son  titre  de  chef  de 
l'état,  de  quitter  lui-même  l'Elysée.  M.  le  président  Grévy  a  pu  parler 
d'une  démission  éventuelle,  il  aura  réfléchi  sans  doute;  ii  a  certaine- 
ment, dans  tous  les  cas,  trop  de  prudence  pour  céder  à  une  impatience 
de  susceptibilité,  pour  ne  pas  attendre  ce  qui  sera  fait.  De  sorte  que 
les  choses  sont  ainsi  à  l'heure  qu'il  est  :  si  la  chambre,  par  une  sa- 
gesse tardive,  par  une  déférence  de  la  dernière  heure,  renonce  à  l'en- 
quête qu'elle  a  méditée,  elle  fait  elle-même  l'aveu  de  son  irréflexion 
et  de  son  imprévoyance,  elle  humilie  son  pouvoir  diminué  devant  une 
nécessité  dont  elle  se  sent  blessée.  Si  par  une  de  ces  obstinations 
d'orgueil  qui  emportent  souvent  les  assemblées,  elle  veut  aller  jus- 
qu'au bout,  elle  risque  de  se  heurter  contre  le  chef  constitutionnel  de 
l'état, — età  une  crise  ministérielle  toujours  possible  vient  se  joindre  la 
chance  d'une  crise  présidentielle.  Il  ne  manquerait  plus  que  cela  pour 


228  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

couronner  cette  campagne,  où  à  un  sentiment  vague  de  moralité  pu- 
blique offensée  se  mêlent  tant  d'étourderies  violentes,  pour  éclaircir 
et  simplifier  les  affaires  de  la  France! 

La  vérité  est  que  tout  ce  qui  arrive  aujourd'hui  est  la  suite  ou  si 
l'on  veut  la  liquidation  pénible  d'une  situation  poussée  à  bout,  et  qu'il 
y  a  partout  ce  sentiment  que  cela  ne  peut  pas  durer,  qu'au  moindre 
incident  peut  éclater  une  crise  dont  on  ne  saurait  prévoir  l'issue.  De- 
puis près  de  dix  ans,  la  France  est  la  spectatrice  et  la  victime  d'une 
expérience  dont  on  a  maintenant  sous  les  yeux  les  tristes  fruits,  qui 
finit  par  une  sorte  d'impuissance  devant  toutes  les  difficultés  accumu- 
lées d'année  en  année,  de  ministère  en  ministère,  de  session  en  ses- 
sion. On  a  beau  se  faire  illusion, c'est  la  vérité  cruelle  :  on  recueille  ce 
qu'on  a  semé. 

S'il  est  si  difficile  aujourd'hui  d'avoir  un  ministère  sérieux,  à  demi 
durable,  c'est  qu'on  a  laissé  s'altérer  toutes  les  conditions  de  gouver- 
nement, c'est  qu'on  a  livré  successivement  toutes  les  forces  de  l'état, 
toutes  les  garanties  politiques  et  administratives,  tout  ce  qui  est  l'es- 
sence du  pouvoir  sous  la  république  comme  sous  la  monarchie.  —  Si,  au 
moment  même  où  nous  sommes,  on  est  réduit  à  se  débattre  au  milieu 
des  déficits,  à  chercher  des  expédiens  pour  rétablir  tant  bien  que  mal 
une  apparence  d'équilibre  et  d'ordre  dans  les  finances,  c'est  que,  de- 
puis dix  ans,  dans  un  intérêt  de  vaine  popularité,  par  des  calculs  de 
parti  et  une  tactique  de  captation  électorale,  on  a  gaspillé  la  fortune 
publique;  on  a  voulu  éblouir  par  des  travaux  somptueux,  par  des  pa- 
lais scolaires,  on  a  prodigué  les  dépenses,  les  emprunts  sans  compter; 
on  a  mis  dans  le  budget  cette  détresse  à  laquelle  M.  le  président  du 
conseil  s'efforce  de  subvenir  aujourd'hui  par  ses  combinaisons  plus  ou 
moins  ingénieuses,  par  la  conversion  d'une  partie  de  la  dette. — Si,  à 
l'heure  qu'il  est,  il  y  a  ces  abus,  ces  désordres  dont  on  se  plaint  avec 
une  indignation  trop  bruyante  pour  n'être  pas  un  peu  factice,  c'est 
qu'en  vérité  il  est  admis  depuis  longtemps  que  les  faveurs,  les  em- 
plois, les  distinctions  sont  un  butin  à  la  disposition  des  républicains. 
On  ne  veut  pas  même  nommer  un  buraliste,  un  porteur  de  dépêches, 
s'il  n'est  républicain  :  c'est  une  monnaie  comme  une  autre  qu'on  dis- 
tribue en  famille,  et  la  vertu  républicaine  s'effarouche  un  peu  tard.  — 
Si  le  respect  du  droit,  de  la  loi,  des  garanties  les  plus  simples  semble 
partout  si  complètement  absent,  c'est  que  les  pouvoirs  publics  eux- 
mêmes  donnent  l'exemple  du  bon  plaisir  le  plus  hardi,  de  l'arbitraire 
le  plus  libre  et  le  plus  étrange.  Sans  aller  plus  loin,  à  l'instant  même, 
il  y  a  une  commission  du  budget;  elle  ne  fait,  si  l'on  veut,  qu'imiter 
ce  qu'ont  fait  les  commissions  qui  l'ont  précédée.  11  n'est  pas  moins 
vrai  qu'elle  se  croit  permis  de  désorganiser  les  services  publics,  de 
supprimer  ce  que  des  lois  ont  institué,  de  proposer  même  l'abroga- 
tion d'un  traité  diplomatique  comme  le  concordat  par  un  simple  ar- 


RETUE.    —    CHRONIQUE.  229 

ticle  du  budget.  C'est  l'arbitraire  érigé  en  système  1  Que  lésulte-t-il  de 
ce  régime  un  peu  prolongé?  la  conséquence  est  claire  :  c'est  cette  si- 
tuation où  l'on  se  débat,  où  tout  est  confondu  et  aiïaibli,  où  le  senti- 
ment des  conditions  justes  et  vraies  de  la  vie  publique  s'émousse,  et 
où  de  l'instabilité,  de  l'impossibilité  des  gouvernemens  naît  le  ma- 
laise dans  le  pays. 

Que  le  ministère,  qui  existe  encore  aujourd'hui,  ait  senti  plus  ou 
moins  distinctement  le  besoin  de  réagir  contre  ces  courans  mortels, 
et  qu'il  ait  semblé,  un  instant,  vouloir  se  donner  le  programme  d'un 
gouvernement  dégagé  des  plus  malfaisantes  mtluences  du  radica- 
lisme, c'est  bien  sans  doute  ce  qui  est  apparu.  Pourra-l-il,  ce  minis- 
tère, résister  longtemps  à  la  pression  des  partis,  qui  en  sont  à  épier 
chacune  de  ses  paroles,  chacune  de  ses  actions,  qui  veulent  lui  impo- 
ser, sous  prétexte  de  réformes  toujours  nouvelles,  toujours  plus  néces- 
saires, une  prétendue  politique  républicaine?  Ce  qui  est  certain,  c'est 
qu'il  est  serré  de  près  comme  les  autres,  plus  que  les  autres,  et  que 
les  derniers  iucideus  ne  lui  font  pas  une  position  plus  facile.  11  est 
déjà  assailli  de  toutes  parts.  On  lui  demande  des  réformes  d'impôts, 
des  reformes  d'administration  ;  on  lui  demande  aussi  des  réformes  de 
personnel;  on  lui  demande  surtout  sa  complicité  dans  ce  qu'on  mé- 
dite contre  le  service  des  cultes,  contre  l'ambassade  auprès  du  Vati- 
can. Les  radicaux  sont  dévorés  du  besoin  de  réformer,  c'est-à-dire  de 
désorganiser,  en  renversant,  chemin  faisant,  quelque  ministère.  Et 
comme  on  ne  s'arrête  plus  dans  la  voie  de  la  désorganisation,  ou  en 
vient  à  proposer  une  bien  autre  aventure,  à  mettre  le  siège  devant 
une  institution  jusqu'ici  à  demi  respectée,  l'institution  du  ministère 
de  la  guerre.  11  ne  s'agirait  de  rien  moins  que  de  créer  un  ministre 
«  civil  »  de  la  guerre  ! 

Chose  singuUère!  cette  idée  assez  étrange  par  elle-même  de  donner 
un  chef  civil  à  l'armée  se  présente  sous  une  apparence  spécieuse  :  ce 
serait,  dit-on,  un  moyen  de  bannir  la  politique  des  atïaires  militaires, 
de  soustraire,  par  la  division  des  fonctions,  la  direction  technique  de 
l'armée  aux  instabilités  parlementaires.  Il  y  aurait  un  ministre  civil 
qui  adminibiieiait,  qui  serait  l'homme  du  parlement,  qui  partagerait 
la  fortune  de  ses  collègues;  il  y  aurait  auprès  de  lui  un  chef  d'état- 
major  à  peu  près  permanent,  placé  en  dehors  des  fluctuations  de  la 
politique,  représentant  la  tradition,  dépositaire  des  secrets  de  comman- 
dement, des  plans  de  mobilisation.  La  combinaison  peut  sembler  ingé- 
nieuse. Il  n'y  a  qu'un  malheur,  on  aurait  vraisemblablement  organisé 
l'anarchie,  il  y  a  eu  sans  doute  des  temps  où  il  y  avait  deux  ministres, 
l'un  chargé  de  l'administration  de  l'armée,  l'autre  chargé  de  la  partie 
miUtaire,  du  personnel,  des  préparations  de  guerre;  mais  au-dessus  de 
ces  deux  ministres,  il  y  avait  le  vrai  ministre,  le  grand  chef,  Napo- 
léon, qui  rétablissait  l'unité  par  sou  action,  qui  conduisait  tout,  qui 


230  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

voyait  tout  et  faisait  tout.  Que  seraient  aujourd'hui  ce  ministre  civil  et 
ce  chef  d'état-major  juxtaposés?  Ce  serait  une  étrange  illusion  de  croire 
que  le  ministre  civil  se  résignerait  modestement  à  administrer.  Il  in- 
terviendrait nécessairement  en  tout  par  son  autorité  sur  le  chef  d'état- 
major,  par  les  choix  de  personnel,  par  les  crédits  dont  il  disposerait.  Sup- 
posez que  le  ministre  désigné  fût  un  homme  qui  a  déjà  joué  ce  rôle  : 
il  recommencerait  ce  qu'il  a  fait,  il  prétendrait  même  imposer  aux 
généraux  des  plans  de  campagne!  Et  si  par  hasard  le  chef  d'état-major 
échappait  à  cette  action  incessante,  s'il  réussissait  à  se  créer  une  sorte 
d'indépendance,  d'inamovibilité,  c'est  lui  qui  serait  le  puissant,  l'om- 
nipotent, qui  disposerait  réellement  de  la  force  militaire.  Le  plus  clair 
est  qu'on  n'aurait  réussi  qu'à  organiser  les  conflits,  à  introduire  plus 
que  jamais  la  politique  et  l'instabilité  dans  les  affaires  de  l'armée.  Au 
fond,  ce  qu'il  y  a  dans  tout  cela,  c'est  la  vieille  jalousie  républicaine, 
la  crainte  secrète,  la  suspicion  de  l'esprit  militaire,  et  peut-être  aussi, 
de  la  part  de  quelques-uns  des  partisans  du  ministre  civil,  la  bonne 
envie  de  se  débarrasser  du  ministre  de  la  guerre  d'aujourd'hui.  Seule- 
ment, on  ne  voit  pas  que  le  moment  est  singulièrement  choisi  pour  ces 
hasardeuses  expériences,  que  toucher  à  l'heure  qu'il  est  à  l'organisa- 
tion militaire  qui  existe,  à  l'esprit  militaire,  c'est  toucher  aux  pre- 
miers ressorts  de  la  puissance  française,  c'est  affaiblir  la  défense  na- 
tionale elle-même  sans  savoir  oii  on  en  sera  demain. 

Au  lieu  de  se  livrer  à  tous  les  jeux  parlementaires  qui  ne  font  qu'ac- 
croître la  confusion,  ou  de  s'essayer  à  des  réformes  chimériques,  à  des 
économies  qui  ne  sont  que  puériles  quand  elles  ne  sont  pas  de  la  désor- 
ganisation, il  serait  bien  plus  simple,  on  en  conviendra,  de  songer  aux 
choses  sérieuses,  honnêtes  et  utiles  qu'on  pourrait  faire.  Au  lieu  de 
perdre  son  temps  à  renverser  des  ministères,  à  chercher  le  moyen  de 
faire  de  l'ordre  avec  du  désordre,  à  imaginer  des  projets  et  des  pro- 
grammes, mieux  vaudrait  assurément  s'attacher  à  des  réformes  vraies 
et  pratiques  qui  sont  tout  indiquées.  En  voilà  une  qu'on  n'a  pas  à  al- 
ler chercher  bien  loin,  qui  aurait  l'avantage  d'être  tout  à  la  fois  un 
grand  progrès  moral  et  un  précieux  secours  pour  le  budget,  qui  dis- 
penserait même  de  nouveaux  impôts  :  c'est  la  réforme  du  régime  de 
l'alcool  en  France.  M.  le  président  du  conseil,  qui,  en  sa  qualité  de  mi- 
nistre des  finances,  est  tenu  de  compter  avec  la  réalité,  a  nommé  une 
commission  que  préside  M.  Léon  Say,  et  qui  se  réunit  encore,  qui  aura 
sans  doute  ses  propositions  à  faire  au  gouvernement;  mais  avant  cette 
commission,  il  y  a  eu  au  sénat  une  enquête  des  plus  sérieuses,  dont 
les  résultats  ont  été  résumés  et  restent  inscrits  dans  un  rapport  de 
M.  Claude  (des  Vosges).  On  dit  souvent  que  le  sénat  ne  fait  rien,  qu'il 
est  inutile;  s'il  ne  fait  pas  toujours  assez,  il  produit  du  moins  parfois 
des  travaux  comme  cette  enquête,  comme  ce  rapport  qui  en  est  le  cou- 
ronnement :  œuvre  d'expérience,  de  savoir,  de  raison  courageuse,  qui 


REYCE.    —    CHRONIQUE.  231 

montre  en  traits  saisissans  les  effrayans  progrès  de  la  consommation  de 
l'alcool,  l'influence  de  cette  consommation  croissante  sur  la  santé  po- 
pulaire comme  sur  la  moralité  publique,  le  rôle  de  la  fraude  dans  cette 
industrie  corruptrice,  la  ruine  du  fisc  dépouillé  par  la  ruse. Tout  y  est, 
tout  est  résumé  en  chiffres  pleins  d'éloquence  :  le  réformateur  peut  se 
mettre  à  l'œuvre,  s'il  le  veut! 

L'alcool,  oui,  vraiment,  le  rapporteur  du  sénat  a  raison  de  le  dire, 
c'est  l'ennemi,  —  l'ennemi  du  travail,  du  foyer  domestique,  delà  vie 
honnête,  de  la  santé  morale  et  de  la  santé  physique  des  populations. 
Qu'on  songe  bien,  en  effet,  qu'avec  les  années  le  nombre  des  débits 
de  boissons  alcooliques  s'est  rapidement  et  démesurément  accru, 
qu'il  est  aujourd'hui  de  400,000,  sans  y  comprendre  30,000  débits  qui 
sont  à  Paris,  qu'il  est  des  régions  oîi  il  y  a  un  débit  par  50,  /;0  et  même 
30  habiians.  La  consommation  par  tête  s'est  nécessairement  accrue  dans 
la  même  proportion,  et  le  budget  de  l'alcool  consommé  n'est  pas  au- 
jourd'hui de  moins  de  1,600  millions,  auxquels  il  faut  ajouter  près  de 
1  milliard  de  journées  et  de  salaires  perdus  au  cabaret  et  par  le  caba- 
ret. Quelle  en  est  la  conséquence? Elle  est  malheureusement  évidente 
et  inexorable.  L'alcoolisuie  produit  des  populations  rachitiques,qui  ne 
donnent  plus  même  des  soldats.  L'alcoolisme  peuple  les  maisons 
d'aliénés,  les  hôpitaux,  les  asiles;  il  peuple  aussi  les  prisons  par  l'aug- 
mentation de  la  criminalité.  C'est  là  un  des  côtés  de  cette  question 
de  l'alcool  ;  il  y  a  un  autre  côté  qui  n'est  pas  moins  caractéristique 
et  moins  étrange,  c'est  le  rôle  de  la  fraude  intervenant  comme  pour 
accélérer  les  effets  meurtriers  de  la  coupable  industrie,  en  empoison- 
nant à  bon  marché  les  populations  à  la  faveur  d'une  tolérance  abusive 
et  souvent  intéressée.  Lorsque  l'assemblée  nationale,  aux  derniers 
temps  de  sa  vie,  en  1875,  faisait  une  loi  de  privilège  sur  ce  qu'on  ap- 
pelait les  «  bouilleurs  de  cru,  »  elle  voulait  encourager  l'industrie  ru- 
rale, en  dispensant  de  tout  droit,  de  l'exercice,  les  propriétaires  qui 
distilleraient  les  produits  de  leur  propre  récolte,  ces  produits  seule- 
ment. Elle  le  croyait  ainsi.  En  réalité,  c'est  la  fissure  par  où  la  fraude 
a  pénétré  et  a  envahi  l'industrie.  Les  distillateurs  favorisés  comme 
propriétaires  sont  devenus  subrepticement  des  distillateurs  de  profes- 
sion, livrant  à  la  consommation  toute  sorte  de  produits  le  plus  souvent 
nuisibles,  abusant  de  leur  {.rivilège  pour  échapper  à  toute  surveillance, 
à  toute  redevance,  et  il  s'est  formé  un  immense  réseau  de  fraude  au 
détriment  du  fisc.  M.  Claude  n'hésite  point  à  déclarer  que  «  la  fraude 
enlève  au  trésor  une  somme  égale  à  celle  que  le  trésor  perçoit.  »  La 
somme  retrouvée  par  une  simple  application  des  lois  ne  fût-elle  que 
de  130  ou  150  millions,  elle  mettrait  certainement  fort  à  l'aise  M.  le 
ministre  des  finances,  et  la  répression  de  la  fraude  serait  un  bienfait 
pour  les  populations:  de  sorte  que  M.  Claude,  en  soulevant,  en  pré- 


232 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


cisant  cette  question  de  l'alcool,  propose  à  la  fois  une  bonne  action 
morale  et  une  opération  fructueuse  pour  le  trésor. 

Que  fera-t-on  maintenant  que  la  question  est  posée?  Au  premier 
abord,  rien  ne  serait  plus  simple.  On  a  besoin  d'argent,  on  a  là  un 
moyen  de  rendre  au  budget  une  précieuse  ressource,  sans  infliger  à  la 
masse  laborieuse  et  sobre  des  charges  nouvelles.  Oui,  sans  doute, 
c'est  assez  simple  ;  mais  c'est  ici  que  l'esprit  de  parti  reprend  son 
rôle.  Ces  innombrables  débits  qui  couvrent  la  France,  qui  empoi- 
sonnent le  peuple,  si  on  veut  les  taxer  ou  les  surveiller  de  plus  près, 
on  risque  de  s'aliéner  toute  une  clientèle  républicaine.  Les  chefs  du 
parti  ont  besoin  des  petits  débitans.  Ces  producteurs  et  ces  distribu- 
teurs d'un  alcool  frelaté,  qu'on  parle  de  réprimer  aujourd'hui,  ces 
fraudeurs  sont  aussi,  le  plus  souvent,  de  grands  électeurs,  et  la  poli- 
tique se  fait  leur  complice  ou  leur  protectrice,  M.  Claude  a  eu  le  cou- 
rage de  le  dire.  La  politique  agit  à  leur  égard  de  deux  façons  :  elle 
décourage  les  petits  agens  du  fisc,  qui  craignent  toujours  de  s'attirer 
de  mauvaises  affaires,  de  se  créer  des  embarras  par  une  répression 
trop  zélée  ou  trop  sévère  ;  elle  se  fait  aussi  la  patronne  des  fraudeurs, 
en  faveur  de  qui  elle  intervient  auprès  de  l'administration  supérieure 
pour  obtenir  «  des  transactions,  des  remises  de  peines,  des  diminu- 
tions d'amendes.  »  Ce  sont  des  sénateurs  et  des  députés,  M.  Claude 
ne  craint  pas  de  l'avouer,  qui  sont  les  négociateurs  de  ces  transac- 
tions, de  ces  restitutions  d'amendes  dans  un  intérêt  électoral.  Et  voilà 
pourquoi,  vraisemblablement,  on  ne  fera  rien!  Toucher  aux  débitans 
et  aux  fraudeurs  d'alcool,  même  avec  la  chance  de  reconquérir  150  mil- 
lions pour  un  budget  en  détresse,  c'est  trop  dangereux! 

11  est  bien  plus  simple  de  faire  des  économies  sur  les  traitemens  de 
malheureux  employés  ou  de  quelque  vieux  prêtre,  sur  les  élèves  de  la 
Légion  d'honneur  dont  on  fermera  les  glorieux  asiles  et  qu'on  utilisera 
pour  peupler  les  nouveaux  lycées  de  filles.  Il  est  bien  plus  facile  de 
s'attaquer,  comme  le  propose  encore  une  fois  la  commission  du  bud- 
get, à  la  dotation  des  cultes,  sans  se  préoccuper  de  la  commotion  qui 
peut  en  résulter  dans  le  pays.  On  économisera,  on  épargnera,  on  lési- 
nera sur  tout,  sur  les  services  de  l'état,  sur  les  monumens,  sur  les  arts, 
ne  fût-ce  que  pour  pouvoir  donner  à  de  prétendues  victimes  du  24  fé- 
vrier 1848  ces  «  récompenses  nationales,  »  ces  subventions  rétrospec- 
tives qu'un  député  conservateur,  M.  Lefèvre-Pontalis,  appelait  juste- 
ment et  spirituellement  l'autre  jour  au  Palais-Bourbon  une  prime  à 
l'insurrection.  Désorganiser  au  besoin  les  services  publics  par  des 
économies  mal  entendues,  et  tout  prodiguer,  tout  permettre  à  ceux  qui 
votent  bien,  c'est  le  dernier  mot  du  système.  On  ne  continuera  pas 
moins  à  parler  des  grandes  réformes  qu'on  veut  toujours  accomplir  et 
auxquelles  le  gouvernement  se  refuse,  que  le  sénat  surtout  arrête  au 


REVUE.    —    CHRONIQUE,  233 

passage  !  Seulement,  la  comédie  commence  à  ne  plus  amuser  ni  abu- 
ser le  pays,  lassé  de  voir  ses  aÉTaires  sans  cesse  sacrifiées  à  tous  les 
calculs  et  à  toutes  les  fantaisies  de  parti. 

Le  monde  européen  passe  quelquefois  assez  brusquement  des  sur- 
prises, des  agitations,  à  une  certaine  monotonie.  Un  jour  il  est  remué 
et  mis  tout  à  coup  en  éveil  par  l'imprévu,  par  les  incidens  bruyans, 
périlleux,  qui  se  pressent  et  se  succèdent;  le  lendemain  il  retombe  dans 
un  de  ces  états  indéfinissables,  à  demi  obscurs,  où  tout  semble  provi- 
soirement au  repos.  11  y  a  un  peu  de  ralentissement  aujourd'hui,  on  le 
sent.  Les  incidens  des  dernières  semaines  eont  déjà  presque  oubliés. 
Les  négociations,  s'i!  y  en  a,  paraissent  suspendues  ou  s'enveloppent 
de  mystère.  Les  événemens  ne  se  hâtent  pas.  On  sent  bien  aussi  ce- 
pendant que  ce  n'est  qu'une  halte  entre  deux  crises,  que  rien  n'est 
fini  pas  plus  à  l'orient  qu'à  l'occident  de  l'Europe,  4ue  la  Russie  n'a 
pas  dit  son  dernier  mot  dans  les  affaires  bulgares,  qu'il  y  a  des  énigmes 
dans  les  rapports  des  gouvernemens,  que  la  situation,  en  un  mot,  reste 
incertaine  et  précaire.  Qui  éclaircira  les  mystères,  les  contradictions  de 
la  politique  européenne?  Qui  est  en  position  d'exercer  une  influence 
décisive,  ou  tout  au  moins  de  jeter  un  peu  de  lumière  sur  tant  de  pro- 
blèmes qui  restent  obscurs,  qui  tiennent  tous  les  pays  dans  une  aitente 
un  peu  inquiète?  Avec  le  retour  prochain  des  parlemens  à  Berlin,  à 
Vienne  ou  à  Pesth,  peut-être  aura-t-on  les  éclaircissemens  qu'on  ne 
serait  pas  fâché  d'obtenir  sur  la  situation  diplomatique  de  l'Europe, 
sur  ce  qu'on  veut  faire  dans  les  Balkans.  Peut-être  M.  de  Bismarck,  le 
grand  solitaire  de  Friedrichsruhe  ou  de  Varzin,  voudra-t-il  saisir  l'oc- 
casion de  quelque  débat  devant  le  Reictistag  pour  s'expliquer  avec  cetie 
franchise  audacieuse   et  calculée  qui  est  une  de  ses  forces.  Le  chan- 
celier de  l'empereur  François-Joseph,  le  comte  Kalnoki,  va  sans  doute, 
lui  aussi,  être  obligé  de  répondre  à  quelque  interpellation  devant  les 
délégations  autrichiennes,  et  de  préciser  les  vues  du  cabinet  devienne. 
Eu   attendant,  c'est  l'heureux  allié  de  l'Allemagne  et  de  l'Autriche, 
c'est  le  président  du  conseil  d'Italie,  M.  Crispi,  qui  a  tenu  à  donner  le 
premier  bcs  explications.  Après  son  retour  de  Friedrichsruhe,  M.  Crispi 
ne  pouvait  faire  moins  que  de  parler,  dût-il  ne  prononcer  un  discours 
que  pour   avoir   à  témoigner   sa  satisfaction  complète  de  son  rôle 
parmi  les  puissans  du  jour. 

Tout  avait  été  d'ailleurs  préparé  avec  art  pour  cette  manifestation 
qui  était  annoncée  depuis  quelque  temps  déjà,  qui  a  eu  lieu  effective- 
ment dans  la  vieille  capitale  piémontaise  à  Turin, —  à  laquelle  se  sont 
asbociés  nombre  de  sénateurs  et  de  députés  accourus  pour  écouter, 
pour  fêter  le  chancelier  italien.  L'heureux  héros  de  l'entrevue  de  Frie- 
drichsruhe a  parlé  de  tout,  de  la  politique  extérieure  aussi  bien  que 
de  la  politique  intérieure  de  l'Italie,  dans  le  discours  par  lequel  il  a 
couronné  le  banquet  de  Turin.  11  a  certainement  parlé  avec  habileté  et 


23A 


REVUE    DES    DEUX    MONDES^ 


même  avec  mesure;  il  a  passé  avec  art  à  travers  les  difficultés.  Mal- 
heureusement, en  dépit  de  toutes  les  protestations  de  franchise,  ses 
explications  n'expliquent  rien.  Tout  ce  qu'il  dit,  on  le  savait  d'avance. 
M.  Crispi  s'est  étudié  à  démontrer  que  l'Italie,  en  s'alliant  intimement 
avec  les  deux  empires  du  centre  de  l'Europe,  n'avait  d'autrs  souci 
que  la  paix,  que,  s'il  y  avait  eu  conspiration  à  Friedrichsruhe,  on  n'avait 
conspiré  que  pour  la  paix;  il  a  même  ajouté,  —  c'est  la  seule  indis- 
crétion qu'il  s'est  permise,  —  que  M.  de  Bismarck,  en  le  quittant,  lui 
avait  dit  en  confidence  qu'à  eux  deux  ils  venaient  de  rendre  un  grand 
service  à  l'Europe  I  On  n'en  peut  pas  douter,  puisque  M.  de  Bismarck 
l'a  dit, —  et  voilà  d'un  seul  coup  M.  Crispi  transformé  en  conservateur 
de  l'ordre  et  de  la  paix  en  Europe  !  Seulement,  après  comme  avant 
l'entrevue  de  Friedrichsruhe  et  le  banquet  de  Turin,  aujourd'hui  comme 
hier,  on  est  toujours  réduit  à  se  demander  qui  menace  la  paix,  contre 
qui  l'Italie  particulièrement  se  croit  obligée  pour  sa  défense  de  re- 
courir à  de  si  puissantes  combinaisons.  C'est  un  point  toujours  obscur 
que  le  discours  de  Turin  a  oublié  d'éclaircir.  M.  Crispi  s'est  efforcé, 
nous  en  convenons,  d'atténuer  l'effet  de  ses  voyages  en  Allemagne  et 
de  ses  vastes  conceptions  diplomatiques  par  des  protestations  de  la 
plus  sympathique  cordialité  pour  la  France.  Il  a  bien  voulu  nous  as- 
surer qu'il  n'avait  que  de  bons  sentimens  pour  notre  pays,  que  jamais 
il  ne  se  permettrait  une  offense  envers  un  peuple  ami,  «  lié  à  l'Italie 
par  l'analogie  de  race,  par  les  traditions  et  la  civilisation;  »  il  a  bien 
voulu  ajouter  que  personne  ne  pouvait  désirer  la  guerre  entre  l'Italie 
et  la  France,  que  l'issue,  quelle  qu'elle  fût,  serait  funeste  pour  les 
deux  pays,  aussi  bien  que  pour  l'équilibre  européen.  Le  président  du 
conseil  du  roi  Humbert,  en  un  mot,  s'est  ingénié  par  son  langage  à 
apaiser  les  susceptibilités  françaises. 

C'est  à  merveille  1  Malheureusement  ici  encore  les  paroles  sont  des 
paroles,  et  les  faits  sont  des  faits.  La  réalité  est  que  M.  Crispi  est 
l'ami  de  la  France,  mais  qu'il  est  encore  plus  l'ami  de  M,  de  Bismarck, 
et  que  dans  le  cas  oij  surviendraient  des  événemens  que  personne  ne 
dé&ire,  qui  sont  néanmoins  toujours  possibles,  il  a  fait  son  choix,  il 
est  allé  porter  d'avance  à  Friedrichsruhe  ses  préférences,  ses  engage- 
mens,  ses  ambitions.  11  ne  le  dit  pas  explicitement,  les  faits  le  disent 
d'une  manière  plus  significative  pour  lui.  Il  reste  à  savoir  ce  que  l'Ita- 
lie aura  gagné  à  s'enchaîner  à  des  combinaisons  dont  elle  n'est  pas 
maîtresse,  à  se  jeter  dans  une  carrière  où  tout  est  hasard.  Au  fond, 
l'intérêt  le  plus  vrai  de  l'Italie  serait  justement  de  se  tenir  en  dehors 
de  ces  grands  mouvemens,  où  elle  ne  peut  que  se  compromettre,  de 
garder  la  liberté  de  ses  résolutions.  Elle  délire  la  paix,  la  paix  avec 
la  France  comme  avec  tous  les  autres  pays,  c'est  le  vœu  le  plus  géné- 
ral au-delà  des  Alpes,  nous  n'en  doutons  pas.  Pourquoi  alors  se  pré- 
cipiter avec  une  sorte  d'impatience  fébrile  dans  des  alUances  qui  ne 


BEVUE.    —    CHRONIQUEi  235 

font  qu'asservir  l'Italie  à  des  desseins  étrangers,  qui  peuvent  l'en- 
traîner dans  des  aventures  périlleuses,  sur  la  foi  de  faux  calculs  et  de 
promesses  assez  décevantes.  L'Italie  se  sent  flattée  d'être  en  tiers,  à 
la  place  de  la  Russie,  dans  la  triple  alliance,  c'est  possible.  C'est  peut- 
être  aussi  une  politique  assez  vaine.  Le  jour  où  la  nation  italienne  se 
réveillera  de  cette  hallucination  des  grandes  alliances,  elle  reviendra 
tout  simplement  à  la  seule  politique  qui  lui  convienne,  à  une  politique 
d'indépendance  et  de  libéralisme  qui  ne  la  conduirait  peut-être  pas  à 
Friedrichsruhe,  qui  ne  lui  a  cependant  pas  fait  tort,  puisque  c'est  par 
cette  politique  qu'elle  existe. 

On  parle  toujours  de  la  paix,  et  on  a  certes  raison  d'en  parler.  Le 
meilleur  moyen  de  maintenir,  de  préserver  la  paix,  ce  n'est  pas  d'ima- 
giner sans  cesse  de  vastes  combinaisons  qui  ne  sont  souvent  qu'une 
menace  de  plus,  c'est  de  mettre  une  bonne  volonté  sérieuse  et  sincère 
à  dénouer  pas  à  pas  toutes  les  questions  qui  peuvent  la  compromettre, 
qui  sont  au  moins  un  embarras  dans  des  situations  déjà  assez  diffi- 
ciles. A  défaut  de  mérite  plus  éclatant,  c'est  l'intérêt  de  ces  récentes' 
conventions  par  lesquelles  la  France  et  l'Angleterre  viennent  de  ré- 
gler de  vieilles  contestations,  de  vieux  litiges  qui  traînaient  dans  leurs 
affaires,  qui  ont  quelquefois  compliqué  leurs  rapports  dans  ces  der-| 
nières  années  et  ont  même  soulevé  de  violentes  polémiques.  | 

Il  n'y  a  que  quelques  jours  encore,  lord  Rosebery,  qui  a  été  chef  du 
/bm^n-o/^ce,  qui  le  redeviendra  sûrement,  s'escrimait  en  Ecosse  contre 
le  ministère,  contre  lord  Salisbury,  dont  il  accusait  la  faiblesse  dans 
cette  affaire  des  Hébrides  qui  a  excité  les  plus  vives  passions  en  Aus- 
tralie. Au  moment  où  il  parlait,  l'affaire  était  à  peu  près  réglée.  L'An- 
gleterre et  la  France,  par  une  diplomatie  bien  entendue  et  utilement 
pratique,  se  sont  accordées  pour  mettre  fin  à  de  perpétuels  conflits, 
à  des  compétitions  de  suzeraineté  ou  de  protectorat  sur  cet  archipel 
lointain  des  Hébrides.  Les  deux  nations,  en  reconnaissant  l'indépen- 
dance des  Hébrides,  se  sont  réservé  le  droit  de  faire  concurremment, 
dans  des  conditions  d'égalité,  la  police  de  ces  îles  pour  la  protection 
de  leurs  intérêts  et  de  leurs  nationaux.  Elles  ne  font  en  cela  que  don- 
ner une  forme  plus  précise,  définitive,  à  d'anciens  engagemens  tombés 
en  désuétude  ou  mal  interprétés,  qui  revivent  aujourd'hui.  La  France 
a  fait  quelques  concessions  à  l'Angleterre  au  sujet  des  Hébrides; 
l'Angleterre,  à  son  tour,  n'a  point  hésité  à  reconnaître  les  droits 
jusqu'ici  quelque  peu  contestés  de  la  France  sur  le  groupe  dit  des 
«  lles-sous-le-Vent,  »  qui  se  rattache  plus  particulièrement  à  Taïti. 
C'est  un  nid  de  querelles  lointaines  supprimé  par  l'arrangement 
nouveau;  mais  de  ces  conventions  récentes  conclues  entre  la  France 
et  l'Angleterre,  la  plus  importante,  la  plus  caractéristique  sans  nul 
doute,  est  celle  qui,  en  consacrant  la  neutralisation  de  l'isthme  de 
Suez,  rétablit  un  certain  accord  des  deux  puissances  dans  les  affaires 


236  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'Egypte.  La  liberté  de  circulation  par  le  canal  de  Suez  est  désormais 
reconnuii'en  temps  de  guerre  comme  en  temps  de  paix;  elle  devient  un 
principe  de  droit  international,  elle  est  placée  sous  la  garantie  de  tous 
les  états  européens  appelés  maintenant  à  sanctionner  l'œuvre  des  deux 
puissances  qui  ont  pris  l'initiative  de  cette  transaction,  qui  réalisent 
ce  qu'une  conférence  a  laissé  inachevé  il  y  a  quelques  années.  Les 
journaux  anglais  se  sont  hâtés,  il  est  vrai,  de  nous  prévenir  qu'il  ne 
fallait  pas  aller  trop  vite  et  trop  échauffer  notre  imagination,  que  la 
neutralisation  acceptée  et  proclamée  de  l'isthme  de  Suez  ne  décidait 
pas  l'abandon  de  l'Egypte  par  l'Angleterre,  que  la  retraite  des  forces 
britanniques  restait  subordonnée  à  d'autres  conditidns.  C'est  possible  : 
ce  n'est  pas  une  solution  complète  et  définitive,  c'est  du  moins  un 
commencement  de  solution,  un  acheminement  à  un  état  plus  régulier 
dans  la  vallée  du  Nil.  C'est  aussi  pour  la  France  une  sorte  de  rentrée 
simple  et  honorable  dans  les  afTaires  d'Egypte,  une  réparation  des 
imprévoyances  des  cabinets  français  dans  ces  dernières  années,  et 
c'est  le  mérite  de  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  Flourens 
d'avoir  conduit  avec  autant  de  tact  que  d'esprit  de  suite  cette  bérieuse 
et  profitable  négociation. 

Certainement,  il  n'y  a  rien  à  exagérer,  les  bons  journaux  anglais, 
qui  ont  toujours  une  si  ample  provision  de  modestie  et  de  conseils 
pour  les  autres,  n'ont  pas  besoin  de  nous  le  rappeler.  Ces  dernières 
conventions,  par  elles-mêmes,  ne  sont  qu'une  œuvre  partielle,  limitée 
à  des  faits  spéciaux,  à  des  intérêts  d'un  ordre  spécial;  mais,  en  dehors 
même  des  questions  qu'elles  sont  destinées  à  résoudre,  elles  ont  peut- 
être  une  signification  plus  sérieuse,  plus  digne  d'attention.  Elles  prou- 
vent la  bonne  volonté  de  traiter  d'intelhgence  les  affaires  d'intérêt 
commun  entre  les  deux  pays,  un  certain  retour  à  une  politique  de 
libre  et  virile  conciliation.  Depuis  quelques  années,  sous  l'influence 
de  bien  des  causes  accidentelles,  en  partie  sans  doute  par  la  faute  de 
ces  malheureuses  affaires  d'Egypte,  si  médiocrement  conduites  en 
France,  il  s'était  introduit  dans  les  rapports  des  deux  peuples  des  acri- 
monies, des  animosités,  des  jalousies  que  les  journaux  se  sont  char- 
gés trop  souvent  d'envenimer.  A  quoi  servent  ces  mésintelligences 
nées  d'une  mauvaise  humeur  factice  plus  que  du  sentiment  profond 
des  intérêts  des  deux  pays?  On  peut  sans  doute  dire  du  mal  des  Fran- 
çais en  Angleterre,  de  même  qu'en  France  on  peut  trouver  parfois 
que  les  Anglais  sont  des  alUés  peu  comuiodes,  égoïstes,  âpres  à  la 
défense  de  leurs  intérêts.  Tout  cela  est  possible.  En  réalité,  cepen- 
dant, de  toutes  les  alliances,  la  plus  vraie,  la  plus  naturelle,  la  plus 
sérieusement  efficace,  est  celle  des  deux  grandes  puissances  de  l'Occi- 
dent, des  deux  nations  libérales.  Leurs  divisions  sont  toujours  une 
faiblesse  pour  le  monde;  leur  accord  pourrait  être  la  plus  sûre  garantie 
pour  la  liberté  de  l'Europe.  Gh.  de  Mazade. 


REVUE.    —    CHRONIQDE.  237 


I^  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


Les  incidens  politiques  n'ont  certes  point  fait  défaut  pendant  la  se- 
conde quinzaine  d'octobre.  L'aftaire  CafTarel  qui,  pendant  sa  première 
phase,  avait  un  caractère  exclusivement  judiciaire,  a  pris  une  impor- 
tance politique  lorsque  sur  ce  premier  scandale  sont  venus  se  greffer 
d'abord  un  incident  Boulanger,  puis  une  question  Wilson. 

Si  l'on  ajoute  à  ces  motifs  de  trouble  et  d'inquiétude  le  fait  que 
le  jour  même  de  la  rentrée  des  chambres  le  ministre  des  finances  dépo- 
sait un  projet  de  conversion  du/i  1/2  ancien  en  3  pour  100,  impliquant 
la  création  de  nouvelles  inscriptions  de  rente  perpétuelle  pour  plus 
de  1  milliard,  on  ne  peut  qu'admirer  la  fermeté  dont  le  marché  de 
nos  fonds  publics  n'a  cessé  de  faire  preuve  pendant  une  période  aussi 
agitée. 

Le  3  pour  100,  le  fonds  principal  de  spéculation  et  qui  devait  être  le 
plus  sensible  à  l'influence,  soit  des  incidens  politiques,  soit  de  l'im- 
minence d'une  grande  opération  financière,  n'a  subi  que  d'insigni- 
fiantes variations  de  cours.  Pendant  la  première  partie  du  mois,  il 
s'était  tenu  à  quelques  centimes  au-dessus  de  82.  Pendant  la  seconde, 
il  ne  s'est  écarté  parfois  du  cours  rond  en  réaction  que  pour  s'en  rap- 
procher rapidement,  n'ayant  point  reculé  plus  bas  que  81.77,  et  con- 
stamment ramené  par  des  spéculateurs  résolus  et  maîtres  du  marché 
aux  environs  de  82  francs.  C'est  à  ce  cours  qu'il  reste,  en  reprise  de 
0  fr.  15  sur  la  clôture  de  la  quinzaine  précédente.  L'amorti?sab!e  et  le 
k  1/2  sont  demeurés  à  peu  près  immobiles.  Le  k  1/2  ancien  qui  va  être 
converti  se  tient  au  comptant  à  102.60. 

Le  projet  de  conversion,  déposé  par  M.  Rouvier,  a  un  double  objet  : 
1°  la  disparition  de  l'ancien  fonds  k  1/2  pour  100  (37,433,505  francs 
en  rente  et  833  millions  en  capital  ne  uinal)  et  du  solde  de  la  rente 
U  pour  100  (/j/t6,000  francs  en  rente  et  11  millions  en  capital),  et  leur 
remplacement  par  une  rente  3  pour  100;  2°  un  emprunt  d'environ 
155  millions  en  rente  3  pour  100,  avec  privilège  de  souscription  à 
cet  emprunt  pour  les  porteurs  des  titres  convertis.  Les  porteurs 
de  rente  k  1/2  (ancien  fonds)  et  k  pour  100  auront  le  choix  entre  trois 
partis  :  1°  soit  réclamer  le  remboursement  de  leurs  rentes  au  pair,  en 
espèces,  c'est-à-dire  100  francs  par  k  fr.  50  de  rente  k  1/2  pour  100 


288  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

et  par /;  francs  de  rente  k  pour  100;  2°  soit  recevoir  ce  remboursement 
60  rentes  nouvelles  3  pour  100,  calculées  au  cours  qui  sera  ultérieu- 
rement fixé  par  décret  (probablement  80  francs)  ;  3°  soit  s'assurer  le 
maintien  de  leurs  arrérages  actuels  moyennant,  d'une  part,  l'échange 
de  leurs  titres,  comme  dans  le  cas  précédent,  et,  d'autre  part,  le  paie- 
ment du  supplément  de  rentes  3  pour  100  destiné  à  parfaire  leur  an- 
cien revenu,  paiement  qui  sera  échelonné  de  façon  à  donner  aux 
souscripteurs  toutes  facilités  pour  se  libérer. 

Le  produit  de  l'opération  sera  de  150  à  160  millions,  alors  que  le 
montant  des  crédits  à  ouvrir  au  budget  extraordinaire  de  1888  (guerre 
et  marine)  est  seulement  de  100  millions.  Le  surplus  restera  dispo- 
nible, et  M.  Rouvier  propose  de  l'appliquer  au  budget  extraordinaire 
de  1889.  La  commission  financière  de  la  chambre  a  adopté  à  l'unani- 
mité la  proposition  de  conversion,  mais  en  réduisant  à  2  millions  les 
frais  de  l'opération,  que  M.  Rouvier  avait  portés  d'abord  à  k  mil- 
lions. 

La  conversion  ne  pourrait  être  une  cause  de  baisse  sur  les  rentes 
que  si  l'on  pouvait  redouter  de  la  voir  provoquer  la  venue  d'un  grand 
nombre  d'inscriptions  sur  le  marché.  Mais,  d'une  part,  les  fonds  à  con- 
vertir sont  admirablement  classés  ;  les  intéressés  accepteront  en  très 
grande  majorité  la  réduction  de  revenu  et  garderont  en  portefeuille 
laurs  nouveaux  titres.  D'autre  part,  l'emprunt  ne  porte  que  sur  un 
capital  de  155  millions,  soit  environ  6  millions  de  rént  ',  et  il  e  < 
certain  que  la  plus  grande  partie  en  sera  prise  par  les  déienteurs 
des  anciens  fonds,  usant  du  privilège  de  préemption  qui  leur  est  ré- 
servé. 

Les  fonds  étrangers  sont,  pour  la  plupart,  en  reprise.  A  Londres, 
malgré  les  manifestations  tumultueuses  des  ouvriers  sans  travail,  les 
Consolidés  ont  dépassé  le  cours  de  103.  Des  deux  côtés  de  la  Manchf, 
l'opinion  publique  a  fait  un  excellent  accueil  à  l'heureuse  conclusion 
des  négociations  engagées  entre  l'Angleterre  et  la  France  pour  la  neu- 
tralisation du  canal  de  Suez.  Le  2k  courant  ont  été  signées,  au  minis- 
tère des  affaires  étrangères,  les  conventions  qui  établissent  la  neutra- 
lité du  Canal  et  l'abandon  des  postes  occupés  par  nos  troupes  dans  les 
Nouvelles-Hébrides,  en  retour  de  la  reconnaissance  par  l'Angleterre  de 
notre  protectorat  sur  les  Iles-sous-le-Vent,  voisines  de  nos  possessions 
à  Taïti. 

La  signature  de  ces  conventions  et  les  déclarations  pacifiques  faites 
à  Turin  par  M.  Crispi  au  sujet  de  sa  visite  à  Friedrichsruhe  auraient, 
selon  toute  vraisemblance,  déterminé  un  mouvement  de  reprise  sur 
nos  fonds  publics,  si  les  préoccupations  d'ordre  intérieur  n'eussent 
rendu  la  spéculation,  sinon  inquiète,  du  moins  circonspecte. 

Le  bruit  d'un  échec  des  Italiens  à  Massaouah  a  été  répandu  à  plu- 


REVUE.    —    CHRONIQUE,  239 

sieurs  reprises  et  n'a  pas  été  officiellement  démenti.  Les  envois  de 
troupes  dans  la  Mer-Rouge  se  continuent.  Le  gouvernement  italien 
s'est  lancé  dans  une  entreprise  qui  pèsera  sérieusement  sur  les 
finances  du  royaume.  On  comprend  que  les  acheteurs  hésitent  à  faire 
franchir  à  ce  fonds  le  cours  rond  de  99  francs. 

La  question  du  Maroc,  soulevée  par  la  nouvelle  de  la  maladie  du 
sultan,  a  perdu  déjà  de  son  acuité.  Les  préparatifs  militaires  de  l'Es- 
pagne n'ont  pas  pris  une  extension  inquiétante,  et  la  rente  Extérieure 
a  pu  se  maintenir  aux  environs  de  68  francs.  La  spéculation  vise  la 
conquête  à  bref  délai  du  cours  de  70  francs,  et  cette  ambition  ne 
paraît  point  démesurée. 

Les  4  pour  100  or  hongrois  et  autrichien  ont  bien  supporté  l'épreuve 
de  la  présentation  des  deux  budgets.  D'un  côté  de  la  Leitha  comme  de 
l'autre,  c'est  encore  par  un  déficit  que  se  terminent  les  comptes  éta- 
blis pour  1888;  déficit  de  21  millions  pour  l'Autriche,  de  18  millions 
pour  la  Hongrie.  MM.  Dunajewski  et  Tisza  ont  annoncé  à  Vienne  et  à 
Pest  le  dépôt  prochain  de  projets  de  loi  portant  augmentation  des 
impôts  sur  le  sucre  et  sur  Talcool.  Le  ministre  hongrois  a  déclaré  aux 
députés  à  Pest  que  le  déficit  aura  disparu  en  1890  pour  faire  place  à 
un  excédent.  Les  députés  ont  applaudi  chaleureusement  à  cette  pré- 
diction, mais  la  Bourse  de  Vienne  s'est  montrée  sceptique.  Le  Hon- 
grois 4  pour  100  or  n'en  a  pas  moins  monté  d'une  demi-uniié  pen- 
dant cette  quinzaine. 

Les  fonds  russes  ont  été  très  fermes  à  Berlin,  où  se  trouve  leur  prin- 
cipal marché.  La  politique  résolument  pacifique  du  tsar  et  les  efforts 
persévérans  du  ministre  des  finances  pour  améliorer  la  situation  bud- 
gétaire auront  raison  du  mauvais  vouloir  persistant  d'une  partie  de  la 
spéculation  allemande  à  l'égard  du  crédit  de  la  Russie. 

L'Unifiée  d'Egypte  s'est  élevée  de  383  à  386  ;  le  Turc  a  dépassé  de 
nouveau  14  francs:  on  ne  saurait  dire  pour  quel  motif  sérieux. 

Les  actions  des  sociétés  de  crédit  ont  donné  lieu  à  très  peu  de 
transactions,  et  leurs  oscillations  de  prix  sont  restées  peu  sensi- 
bles. Le  Crédit  foncier  a  tour  à  tour  atteint,  puis  reperdu  le  cours  de 
1,400  francs,  qu'il  dépassera  à  la  première  éclaircie.  Calme  complet 
sur  le  marché  de  la  Banque  de  Paris,  du  Crédit  lyonnais,  de  la  Société 
générale.  La  Banque  transatlantique  et  d'autres  établissemens  atten- 
dent avec  impatience  que  les  questions  politiques  n'opposent  plus  de 
retard  à  l'autorisation  sollicitée  pour  la  création  d'une  Banque  beyli- 
cale  de  la  Tunisie. 

Les  titres  des  compagnies  immobilières  sont  bien  tenus.  H  est 
question  d'une  fusion  entre  plusieurs  d'entre  elles.  La  Banque  pari- 
sienne a  réuni  ses  actionnaires  en  assemblée  générale  ;  un  dividende 
de  15  francs  a  été  volé.  Les  affaires  se  restreignent  de  plus  en  plus  sur 


2/iO  REVCE    DES    DEDX    MONDES, 

les  valeurs  de  crédit  étrangères,  Banque  des  Pays  autrichiens,  Banque 
des  Pays  hongrois,  Crédit  foncier  d'Autriche,  Banque  ottomane. 

L'immobilité  est  presque  absolue  sur  les  actions  des  chemins  de 
fer,  tant  français  qu'étrangers.  Les  recettes  sont  stationnaires.  La 
spéculation  délaisse  provisoirement  ces  valeurs,  qui  ne  sont  plus  l'ob- 
jet que  de  rares  transactions  au  comptant. 

L'action  Suez  s'est  relevée  à  2,020,  sur  le  fait  accompli  de  la  neutra- 
lisation du  canal.  Les  porteurs  d'actions  de  Panama,  cotées  355, 
attendent  les  communications  que  leur  a  promises  récemment  M.  de 
Lesseps  sur  les  mesures  à  prendre  en  vue  d'assurer  le  passage  des 
navires  d'une  mer  à  l'autre,  même  avant  l'achèvement  complet  du 
canaL 

La  ('compagnie  générale  transatlantique  a  procédé,  le  25  courant,  à 
l'émission  de  300,000  obligations  3  pour  100,  rapportant  15  francs  par 
an,  remboursables  à  500  francs,  en  soixante-quinze  années  (ce  qui 
atténue  dans  une  large  mesure  le  bénéfice  de  la  prime  de  rembour- 
sement), et  offertes  au  public,  ainsi  qu'aux  porteurs  des  obligations 
anciennes,  au  prix  de  347  fr.  50,  les  obligations  5  pour  100  étant 
reçues  en  paiement  à  raison  de  512  fr.  50  chacune.  Oa  ne  connaît  pas 
encore  les  résultats  définitifs  de  cette  opération,  qui  paraît  toutefois 
avoir  répondu  aux  espérances  des  administrateurs  de  la  compagnie. 

Les  Voitures,  les  Messageries,  les  Magasins-généraux  et  la  plupart 
des  valeurs  industrielles  cotées  à  terme  ont  été  fermes,  sans  beau- 
coup d'affaires.  L'approche  de  l'hiver  et  la  pensée  d'augmentations 
probables  de  recettes  ont  provoqué  des  rachats  sur  l'action  du  Gaz, 
qui  s'est  relevée  de  1,290  à  1,317. 

Au  comptant,  sur  le  marché  de  certaines  valeurs,  règne  une  véri- 
table fièvre  de  hausse.  Citons  notamment  les  Sociétés  de  Diamans,  le 
Nickel,  la  Compagnie  Edison.  Certaines  compagnies  minières,  comme 
le  Rio-Tinto  et  le  Zinc  Vieille-Montagne,  ont  été  vivement  poussées.  La 
Compagnie  franco-algérienne  a  soumis,  le  27,  à  l'approbation  de  ses 
actionnaires  deux  traités  comportant,  l'un  la  cession  du  domaine  de 
l'Habra  à  une  nouvelle  société,  l'autre  le  transfert  à  la  Compagnie  de 
l'Ouest  algérien  de  l'exploitation  des  voies  ferrées  de  la  Compagnie 
franco-algérienne.  Les  deux  traités  ont  été  approuvés.  Il  serait  diffi- 
cile de  dire  qu'ils  sont  très  favorables  à  la  société,  qui  a  dû,  pour  se 
tirer  de  grosses  difficultés,  se  résoudre  à  des  combinaisons  forcément 
onéreuses.  Du  moins  ils  allègent  une  situation  qu'il  devenait  malaisé 
de  soutenir. 


Le  directeur-gérant  :  G.  Bbloz. 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES 


LA   SECONDE   LUTTE    DE    FRÉDÉRIC   II  ET  DE  MARIE-THÉRÉSE,  D'APRES  DES 

DOCUMENS    INÉDITS. 


CAMPAGNE  DE  FRÉDÉRIC  EN  SAXE  ET  PRISE  DE  DRESDE. 


I. 

Pendant  que  le  roi  de  Prusse  faisait  retour  dans  sa  capitale  avec 
l'espoir  d'y  prendre  un  peu  de  repos,  l'impératrice-reine  rentrait 
également  dans  la  sienne,  mais  pour  y  jouir  moins  paisiblement 
de  sa  nouvelle  grandeur.  A  la  porte  de  son  palais  de  Schœnbrunn, 
elle  trouvait  le  ministre  anglais  montant  en  quelque  sorte  la  garde 
pour  l'attendre,  et  muni  de  nouvelles  instructions  de  son  gouver- 
nement, plus  impérieuses  et  plus  menaçantes  encore  que  les  pré- 
cédentes. Il  avait  ordre  d'adresser  à  la  princesse,  dès  son  arrivée, 
une  dernière  sommation  pour  obtenir,  ou  plutôt  pour  arracher 
d'elle  son  adhésion  à  l'acte  préparé  en  son  nom  et  à  son  insu,  et  où 

(I)  Voyez  la  Revue  du  15  avril,  des  \"  et  15  mai,  des  f''  et  15  juin,  du  l"''  août, 
-du  l"  septembre  et  du  l"'""  octobre. 

TOME   LXXXIV.    —    15   NOVEMBRE    1887.  16 


2Û2  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

sa  signature  manquait  encore.  En  cas  de  nouveau  refus  ou  de  non- 
veaux  délais,  c'était  la  suppression,  cette  fois  définitive,  de  tout 
concours  pécuniaire  ou  militaire  de  la  part  de  l'Angleterre,  et  la 
rupture  consommée  avec  les  deux  puissances  maritimes. 

11  paraîtra  sans  doute  assez  étrange  de  voir  le  cabinet  britannique 
tenter  une  foisdeplus  auprès  de  Marie-Thérèse,  dontlafermeté,  pour 
ne  pas  dire  l'obstination,  était  connue,  une  démarche  qui  venait 
d'être  si  récemment,  à  deux  reprises,  repoussée  avec  dédain. 
On  ne  voit  pas  trop  de  quelle  espérance  le  triste  Robinson  pouvait 
se  flatter  en  revenant  sitôt  à  la  charge  ;  aussi  ne  peut-on  s'expli- 
quer cette  insistance  que  comme  l'efïbrt  désespéré  d'un  gouverne- 
ment placé  dans  le  plus  cruel  des  embarras,  et  se  rattachant  à  tous 
les  moyens  de  salut,  de  même  qu'un  nageur,  qui  sent  que  le  flot 
le  gagne,  saisit  toutes  les  branches  qu'il  trouve  à  sa  portée,  sans 
regarder  si  elles  sont  assez  fortes  pour  le  soutenir,  et  si  ce  n'est 
pas  son  étreinte  même  qui  les  fera  rompre. 

Effectivement,  pendant  les  dernières  semaines  qui  venaient  de 
s'écouler,  la  situation  du  gouvernement  anglais,  déjà  très  alar- 
mante au  moment  où  avait  été  signée  la  convention  de  Hanovre, 
s'était  singulièrement  aggravée.  Jamais,  depuis  son  avènement,  la 
dynastie  de  Brunswick  n'avait  été  mise  à  pareille  épreuve.  La  ré- 
bellion d'Ecosse  continuait  à  se  propager  avec  une  elfrayante  rapi- 
dité, et  Charles-Edouard,  dans  sa  marche  sur  Edimbourg,  ne  ren- 
contrait aucun  obstacle  sérieux.  Les  troupes  anglaises,  commandées 
par  un  très  médiocre  général  (sir  John  Gope)  et  intimidées  par 
l'hostilité  visible  des  populations,  hésitaient  et  reculaient  au  mo- 
ment d'engager  la  lutte.  Le  17  septembre,  l'héritier  des  Stuarts 
était  reçu  en  triomphe  dans  la  capitale  et  prenait  possession,  au 
nom  de  son  père,  du  royaume  de  ses  aïeux.  Trois  jours  après, 
c'était  lui  qui  venait  relancer  les  Anglais  dans  la  retraite  qu'ils 
avaient  choisie.  Un  brouillard  épais,  tel  que  l'automne  en  amène 
souvent  dans  cette  contrée  brumeuse,  favorisa  l'attaque  des  Écos- 
sais, qui,  connaissant  tous  les  accidens  du  terrain,  vinrent  facile- 
ment à  bout  d'adversaires  réduits  à  combattre  à  l'aveugle  et  dans 
l'obscurité.  Cope  dut  se  retirer  en  pleine  déroute.  La  victoire  de 
Preston-Pans  livrait  à  Edouard  l'Ecosse  entière  et  lui  ouvrait  l'entrée 
de  l'Angleterre. 

Là,  sans  doute,  iJ  n'avait  plus  à  compter  sur  la  faveur  populaire, 
et  il  devait  s'attendre,  de  la  part  de  l'esprit  britannique  et  protes- 
tant, à  une  résistance  plus  énergique.  Il  était  même  douteux  qu'il 
pût  conduire  bien  loin,  sur  la  route  de  Londres,  ses  braves  high- 
landers,  troupe  aussi  indisciplinée  que  fougueuse,  très  forte  dans 
ses  montagnes  et   sur  son  terrain,  dépaysée  et  mal  à  l'aise  dès 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  2Zl3 

qu'on  l'en  faisait  sortir.  Mais  ces  premiers  succès  lui  permettaient 
d'attendre  et  même  de  réclamer  du  dehors  un  concours  plus  effi- 
cace. Cette  invasion  française,  dont  le  public  anglais  s'était  inquiété, 
je  l'ai  dit,  quand  on  y  songeait  à  peine  à  Paris  (et  dont,  en  réalité, 
aucun  gouvernement  anglais  n'aura  rien  à  craindre  tant  qu'il  sera 
maître  de  tous  ses  ports  et  de  toutes  ses  côtes),  devenait  une  éven- 
tualité beaucoup  moins  difficile  à  réaliser  quand  une  armée  de 
débarquement  pouvait  trouver  dans  l'Ecosse,  déjà  soulevée,  un  ac- 
cueil tout  préparé  d'avance  et  une  base  d'opérations.  La  témérité 
du  jeune  prince  venait  d'ailleurs  en  aide,  d'une  foçon  imprévue  et 
des  plus  heureuses,  à  la  lutte  que  la  France  avait  à  soutenir  sur 
le  continent.  Il  devenait  donc  plus  intéressant,  pour  le  cabinet  de 
Louis  XV,  d'entretenir  cette  diversion,  et  la  reconnaissance  faisait 
presque  un  devoir  de  ne  pas  laisser  succomber  cet  auxiliaire  inat- 
tendu; aussi  le  projet  d'envoyer  en  Ecosse  un  secours  effectif, — 
idée  que  le  cardinal  de  Tencin  était,  la  veille  encore,  presque  seul 
à  recommander  à  ses  collègues,  — prit  devant  cet  appel  de  la  for- 
tune une  consistance  tout  à  fait  sérieuse,  et  compta  à  Versailles 
des  partisans  parmi  ceux  qui  s'y  étaient  jusque-là  dédaigneuse- 
ment refusés.  Puis,  l'imagination  française,  si  facile  à  exalter,  et 
qui  exerçait  alors  à  la  cour  autant  d'empire  qu'aujourd'hui  dans 
nos  chambres  et  dans  la  presse,  était  singulièrement  séduite 
par  le  caractère  romanesque  d'un  exploit  qui  rappelait  les  beaux 
temps  de  la  chevalerie.  D'Argenson,  dont  la  nature  généreuse 
mêlait  volontiers  le  sentiment  à  la  politique,  ne  fut  pas  le  der- 
nier à  partager  cet  entraînement.  Il  avait  résisté,  je  l'ai  dit,  à 
la  pensée  d'imposer  par  la  force,  à  une  nation  libre,  un  gouverne- 
ment qu'elle  aurait  repoussé  ;  mais  une  fois  sa  conscience  philoso 
phique  mise  en  repos  par  l'élan  spontané  qui  semblait  ramener 
l'Ecosse  sous  la  main  de  ses  anciens  rois,  il  cédait  volontiers  à  cet 
attrait  d'aventures  et  de  nouveautés,  qui  n'était  pas  le  côté  le  moins 
original  de  son  esprit,  et  au  désir  d'associer  son  nom  au  souvenir 
d'une  entreprise  héroïque. 

Aussi,  quinze  jours  après  la  prise  d'Edimbourg,  deux  bâtimens 
partaient-ils  déjà  de  Dunkerque,  chargés  d'armes,  de  poudre  et  d'ar- 
gent, et  comptant,  au  nombre  de  leurs  passagers,  un  agent  secret, 
choisi  par  le  ministre  lui-même  parmi  ses  amis  personnels.  C'était 
un  jeune  président  de  chambre  du  parlement  d'Aix,  le  marquis 
d'Éguilles,  qui  faisait  partie  d'un  petit  cénacle  littéraire  dont  d'Ar- 
genson  était  un  des  habitués.  Quel  est  le  lecteur  des  œuvres  de  Vol- 
taire qui  ne  connaît  les  noms  de  MM.  de  Pont  de  Veyle  et  d'Ar- 
gental,  ces  correspondans  familiers,  dévoués,  presque  dévots  du 
grand  poète?  D'Éguilles  était  leur  neveu,  élevé  sous  leurs  yeux.  Il 


2 M  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

était,  de  plus,  le  frère  de  ce  marquis  d'Argens,  célèbre  dans  tous 
les  écrits  du  temps,  et  qui,  obligé  de  quitter  la  France  par  suite 
des  écarts  d'une  jeunesse  orageuse,  était  allé  s'établir  à  Berlin, 
pour  y  devenir  chambellan  du  roi  de  Prusse,  dont  il  devait  demeu- 
rer, jusqu'à  la  mort,  le  plus  humble,  le  plus  soumis  et  souvent  le 
plus  maltraité  des  serviteurs.  Était-ce  cette  double  parenté  et  la  na- 
ture des  relations  et  des  sentimens  qui  devaient  en  résulter,  qui 
valurent  à  d'Éguilles  la  confiance  de  d'Argenson?  Je  ne  sais,  mais 
toujours  est-il  que  le  jeune  magistrat  dut  partir,  chargé  d'aller 
trouver  Charles-Edouard  pour  s'enquérir  de  l'état  des  forces  de  l'in- 
surrection et  de  la  nature  comme  de  l'importance  du  secours  qui 
pouvait  en  assurer  le  succès.  Ce  n'était  qu'au  prince  seul  qu'il  de- 
vait révéler  sa  mission;  pour  tout  autre,  même  pour  l'entourage  le 
plus  intime,  il  ne  devait  être  qu'un  généreux  volontaire,  en  quête 
de  prouesses  pour  se  distinguer,  et  venant  s'attacher  pour  l'amour 
de  la  vaillance  à  la  fortune  d'un  héros  (1). 

De  pareils  secrets  sont  rarement  gardés  :  la  présence  sur  les 
côtes  d'Ecosse  de  deux  bâtimens  sous  pavillon  français,  débarquant 
des  armes  et  des  munitions,  et  portant  à  leur  bord  un  personnage 
de  distinction  dont  la  qualité  était  enveloppée  de  mystère,  n'aurait 
pu  être  longtemps  ignorée.  Un  incident  vint  rendre  tout  déguise- 
ment inutile.  La  petite  escadre  fut  assaillie  en  mer  par  une  forte 
tempête  et  portée  sous  le  vent  d'une  croisière  anglaise  ;  pour  lui 
échapper,  il  fallut  se  hâter  de  venir  mouiller  dans  un  petit  port 
attenant  à  la  ville  de  Montrose,  qui  se  trouva  être  du  petit  nombre 
de  celles  qui  n'avaient  pas  encore  pris  parti  pour  le  prétendant. 
D'Eguilles,  alors,  payant  d'audace,  fit  débarquer  les  quarante-deux 
hommes  qui  composaient  l'équipage  de  ses  deux  bâtimens  et,  se 
mettant  à  leur  tête,  entra  à  main  armée  dans  la  ville.  La  popula- 
tion, entraînée  par  son  ardeur  communicative,  se  déclara  en  sa 
faveur,  et  les  magistrats  royaux  n'essayèrent  même  qu'un  simulacre 
de  résistance.  Mais  un  tel  éclat  suffisait  pour  déchirer  tous  les 
voiles  :  c'était  la  certitude  que  la  France  allait  cette  fois  se  mettre 
décidément  de  la  partie. 

On  eut  bientôt  la  confirmation  du  fait,  par  un  aveu  en  quelque 
sorte  officiel.  En  vertu  d'un  ancien  traité,  la  Hollande  était  tenue, 
en  cas  que  la  succession  protestante  fût  menacée  en  Angleterre, 

(1)  Miuistère  des  affaires  étrangères.  —  Correspondance  relative  aux  prétendans, 
vol.  StuartSy  27  septembre  1745.  —  Le  récit  de  la  mission  du  marquis  d'Éguilles  et 
sa  correspondance  inédite  viennent  d'être  publiés  par  M.  Paul  Cottin,dans  un  volume 
intéressant,  intitulé  :  Un  Protégé  de  Bnchaumont.  Ces  pièces  sont  tirées  de  la  Biblio- 
thèque de  l'Arsenal.  (Voir  aussi,  dans  l'Annale  de  l'École  des  sciences  politiques  du 
15  avril  1887,  le  travail  fait  sur  le  même  sujet  par  M.  Germain  LefèvrePontalis.) 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  2Û5 

de  fournir  pour  sa  défense  un  secours  de  trois  bataillons,  formant 
un  effectif  d'environ  6,000  hommes.  Le  cabinet  anglais,  à  la  sur- 
prise générale,  fit  savoir  aux  états-généraux  que  le  temps  était 
venu  de  remplir  leur  engagement.  La  réclamation  pouvait  paraître 
étrangement  rigoureuse  dans  un  moment  où,  pour  résister  aux  me- 
naces d'une  invasion  française,  la  Hollande  ne  disposait  pas  de 
forces  superflues;  mais  la  singularité  s'expliqua  quand  on  apprit  que, 
pour  l'envoi  qu'ils  avaient  à  faire,  les  états-généraux  désignaient 
les  bataillons  mêmes  qui,  assiégés  l'été  précédent  dans  Tournay  et 
dans  Dendermonde,  en  étaient  sortis  par  capitulation,  avec  pro- 
messe de  ne  plus  porter  les  armes  contre  la  France.  C'était  donc, 
tout  simplement,  un  artifice  convenu  d'avance  entre  les  deux  puis- 
sances alliées  pour  faire  servir,  par  un  détour,  à  la  défense  com- 
mune, les  soldats  que  leur  serment  condamnait  à  l'inaction. 

Dès  que  cette  résolution  fut  connue,  le  chargé  d'affaires  de  France, 
La  Ville,  se  bâta  de  protester  contre  ce  qu'il  regardait,  non  sans 
quelque  raison,  comme  une  violation  indirecte  de  la  foi  jurée.  Les 
Hollandais  répliquèrent  qu'une  bande  de  rebelles  écossais  ne  faisait 
nullement  partie  des  troupes  françaises  et  n'avait  pu  être  comprise 
dans  la  défense  prévue.  Une  polémique  très  vive  s'ensuivit,  dans 
laquelle  d'Argenson,  généreusement  courroucé  contre  une  subti- 
lité déloyale,  déploya  une  vigueur  inaccoutumée.  Son  irritation  fut 
d'autant  plus  grande  qu'il  avait  tout  fait,  on  l'a  vu,  pour  ramener 
les  états-généraux  à  des  sentimens  pacifiques,  jusqu'à  leur  proposer 
d'être  les  hôtes  d'un  congrès  et  les  garans  d'un  armistice.  Cette 
manière  de  répondre  à  ses  avances  par  un  parjure  l'exaspéra,  et 
la  Hollande  étant  un  théâtre  où  on  pouvait  parler  en  public,  il  fit 
ouvertement  appel  à  la  presse  pour  défendre  la  cause  de  la  bonne 
foi  et  de  la  justice.  Plus  d'un  mémoire  expédié  par  lui  parut  dans 
les  gazettes,  entre  autres  une  adresse  confiée  à  la  plume  éloquente 
de  Voltaire  et  qui  figure  encore  dans  ses  œuvres.  En  définitive,  la 
Hollande  tint  bon,  et  le  chargé  d'affaires  de  France  dut  quitter  La 
Haye,  laissant  à  un  simple  secrétaire  le  soin  de  la  correspondance. 
L'Angleterre  eut  donc  les  auxiliaires  qu'elle  attendait,  mais  il  resta 
avéré,  par  les  paroles  mêmes  que  d'Argenson  avait  mises  dans  la 
bouche  de  son  agent  et  l'ardeur  qu'il  avait  portée  dans  ses  pro- 
testations, que  Charles-Edouard  était  traité  par  Louis  XV  comme 
une  puissance  alliée,  et  ceux  qui  se  présenteraient  pour  combattre 
contre  lui  devaient  désormais  s'attendre  à  retrouver  en  face  d'eux 
les  armes  et  le  drapeau  de  la  France. 

Devant  le  danger,  cette  fois  réel  et  menaçant,  l'émotion,  déjà  très 
vive  quand  il  n'était  qu'imaginaire,  fut  naturellement  portée  au 
comble.  Pour  le  gouvernement  britannique,la  perplexité  était  grande. 


246  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  première  chose  à  faire,  en  effet,  dans  une  telle  extrémité,  c'était 
de  rappeler  à  soi  (jusqu'au  dernier  homme  s'il  le  fallait)  ce  qui  res- 
tait de  troupes  anglaises  portant  les  armes  sur  le  continent.  Mais  quel 
remède  héroïque  !  Évacuer  ainsi  complètement  les  Pays-Bas,  au  risque 
délaisser  le  champ  libre  à  Maurice  de  Saxe,  pour  pénétrer,  peut-être 
sans  résistance,  jusqu'au  cœur  de  la  Hollande,  c'était  abandonner 
toutes  les  traditions  que  la  politique  de  l'Angleterre  avait  suivies  de- 
puis Elisabeth,  et  ruiner  peut-être  sans  retour  son  crédit  en  Europe  ! 
Douloureuse  alternative  dont  l'Autriche  seule,  je  l'ai  déjà  fait  com- 
prendre ,  pouvait  tirer  son  alliée  en  venant  pourvoir  elle-même, 
comme  c'était  sa  tà,che  naturelle,  à  la  défense  de  ses  possessions  fla- 
mandes. Mais  il  était  toujours  clair  qu'elle  ne  pourrait  s'acquitter  de  ce 
devoir  tant  que,  par  son  obstination  à  lutter  contre  Frédéric,  la  moitié 
de  ses  forces  serait  occupée  en  Silésie  et  en  Bohême.  De  là  la  nécessité 
d'insister  encore  auprès  de  Marie-Thérèse  pour  obtenir  d'elle ,  par 
menaces  ou  par  prières,  au  nom  de  la  reconnaissance  et  du  péril  de 
la  cause  commune,  qu'en  acceptant  la  paix  en  Allemagne,  telle  que 
la  convention  de  Hanovre  la  rétablissait,  elle  se  mît  en  mesure  de 
pouvoir  ramener  toutes  ses  forces  sur  le  Rhin  et  sur  l'Escaut. 

Quant  au  public  anglais,  dans  le  trouble  où  il  était  plongé,  il  ne 
portait  peut-être  pas  ses  vues  si  loin;  une  seule  chose  le  touchait  :  la 
succession  protestante  menacée  et  le  retour  du  papisme  triomphant. 
Devant  l'imminence  d'un  tel  péril ,  tous  les  intérêts  plus  éloignés 
étaient  oubliés.  A  tout  prix  surtout,  il  fallait  terminer  cette  guerre 
d'Allemagne,  qui,  d'ailleurs,  depuis  cinq  ans  qu'elle  durait,  coûtait 
bien  cher,  et  profitait  plus  à  l'électorat  de  George  qu'à  son  royaume. 
Puisque  la  convention  de  Hanovre  donnait  le  moyen  de  s'en  retirer, 
qu'on  se  hâtât  donc  de  la  mettre  en  œuvre  et,  bon  gré  mal  gré,  de 
l'imposer  à  Marie-Thérèse. 

On  sait  avec  quelle  conviction,  d'une  sincérité  parfois  naïve,  l'An- 
gleterre, persuadée  qu'elle  représente  le  droit  incarné,  considère  faci- 
lement tout  ce  qui  contrarie  ses  desseins  ou  ses  désirs  comme  une 
contravention  à  la  morale  et  à  la  justice.  Marie-Thérèse,  défendant  na- 
guère ses  droits  héréditaires,  quand  l'Angleterre  trouvait  intérêt  à  les 
faire  prévaloir,  avait  été  portée  aux  nues;  Marie-Thérèse,  hésitant  à 
contresigner  une  convention  où  l'intérêt  anglais  trouvait  son  avan- 
tage, perdit  à  l'instant  le  prestige  de  sa  popularité.  Peu  s'en  fallut  que 
sa  résistance  ne  lui  fût  imputée  à  trahison,  et  qu'on  ne  vît  plus  en  elle 
qu'une  dévote  fanatique,  heureuse,  au  fond  de  l'âme,  de  voir  remon- 
ter sur  le  trône  de  l'Angleterre  un  prince  catholique.  Frédéric,  au 
contraire,  redevenait  le  défenseur  du  protestantisme,  intéressé  qu'il 
était  à  maintenir  un  ordre  de  succession  auquel  lui-même  pouvait 
être  appelé.  Ce  fut  au  point  que,  quand  la  bataille  de  Sohr  fut  con- 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  ^hl 

nue,  on  applaudit,  dans  les  tavernes  de  Londres,  à  la  victoire  prus- 
sienne, comme  si  les  rôles  eussent  déjà  été  changés  et  que  le  vain- 
queur ne  fût  plus  nominalement  l'ennemi,  et  le  vaincu  l'allié  de 
l'Angleterre. 

«  La  reine  de  Hongrie,  écrit  Horace  Walpole,  par  sa  bigoterie,  se 
réjouit  de  tout  ce  qui  devrait  contrarier  ses  vœux...  Je  ne  puis 
dire  combien  je  suis  heureux  de  la  nouvelle  que  nous  avons 
reçue,  il  y  a  deux  jours,  que  le  roi  de  Prusse  a  battu  le  prince 
Cbai'les,  qui  l'avait  attaqué  juste  au  moment  où  nous  venions  d'obte- 
nir la  paix  pour  lui...  Quelle  odieuse  maison  que  celle  d'Autriche!  » 

—  «  La  reine  de  Hongrie,  écrit  le  ministre  Pelham  à  l'envoyé  anglais 
en  Hollande,  a  certainement  perdu  l'affection  du  peuple,  et  je  ne 
puis  dire  qu'elle  ne  l'ait  pas  mérité.  On  ne  voit  pas  quand  on  fmira 
de  crier:  «  Soutenons  la  maison  d'Autriche!  »  et  cette  maison  né- 
glige entièrement  l'intérêt  général  en  vue  duquel  tout  honnête 
homme  lui  accordait  son  affection.  »  Le  sentiment  public,  en  un 
mot,  devint  tel  que,  quand  le  roi  ouvrit  le  parlement  le  16  octobre, 
tout  ce  qu'il  put  faire  pour  ne  pas  provoquer  une  expression  trop 
compromettante  du  vœu  national,  ce  fut,  dans  le  discours  qu'il  pro- 
nonça, de  ne  parler  que  des  dangers  intérieurs,  sans  la  moindre 
allusion  aux  affaires  du  dehors  (1). 

C'est  l'écho  de  ce  mélange  d'alarmes  et  de  colère  que  Piobinson 
était  chargé  de  porter  aux  oreilles  de  l'impératrice,  en  forçant  ime 
fois  de  plus  l'entrée  de  son  conseil.  Si,  pour  s'encourager  à  reprendre 
sur  nouveaux  frais  cette  tâche  ingrate,  Robinson  avait  nourri  quelque 
vague  espoir  de  trouver  l'orgueil  autrichien  abattu  par  le  résultat 
malheureux  de  la  journée  de  Sohr,  il  ne  tarda  pas  à  être  détrompé. 

—  «  Je  vis  tout  de  suite,  écrit-il,  que  l'air  de  Francfort  n'avait  pas 
contribué  à  rafraîchir  la  chaleur  des  impressions  qui  régnent  ici.  » 

—  Effectivement,  dans  l'entourage  même  de  l'impératrice,  minis- 
tres et  courtisans,  exaltés  par  la  promenade  triomphale  qu'ils  ve- 
naient de  faire  dans  tout  le  midi  de  l'Allemagne,  étaient  aussi  montés 
qu'elle.  La  commission  dont  Fiobinson  était  chargé  n'était  un  mystère 
pour  personne;  on  lui  demandait,  sur  un  ton  provoquant,  si  l'An- 
gleterre avait  donc  pris  son  parti  de  substituer  la  maison  de  Bran- 
debourg à  celle  d'Autriche,  et  si  on  allait  voir  la  seconde  édition 
du  traité  d'Utrecht,  par  lequel  la  reine  Anne,  faussant  compagnie  à 
Charles  VI ,  l'avait  laissé  en  tête-à-tête  avec  la  France.  —  «  xMais, 
détrompez-vous,  ajoutait-on,  ce  n'est  pas  la  Prusse  que  vous  sépa- 


(1)  Correspondance  de  La  Touche,  agent  secret  à  Londres.  —  Ministère  des  affaires 
étrangères,  16,  26  octobre  1745;  —  Horace  Walpole  à  Horace  Mann,  4  octobre  1745.— 
Coxe,  The  Pelhams,  chap.  ix,  t.  i,  p.  282. 


2Û8  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

rerez  de  la  France ,  c'est  nous  qui  saurons  bien  nous  séparer  de 
vous.  »  —  Le  seul  qui,  dans  ce  milieu  si  animé,  parut  garder  un 
peu  son  sang-froid,  c'était  le  nouvel  empereur,  qui,  quoique  très  en- 
nemi de  la  Prusse,  l'était  au  fond  encore  plus  de  la  France,  et  plus 
soucieux  de  reprendre  la  Lorraine  que  la  Silésie.  Aussi  ne  fut-ce 
qu'auprès  de  lui  que  Robinson  trouva  un  accueil  qui  lui  permit  de 
se  faire  entendre  jusqu'au  bout,  «  le  prince  s'exprimant,  dit-il,  dans 
les  termes  les  plus  doux  et  même  les  plus  tendres  sur  le  compte  du 
roi  d'Angleterre.  Mais  lui-même  ne  se  faisait  pas  l'illusion  de  croire 
qu'un  titre  changeât  la  réalité,  et  que  sa  dignité  nominale  ajoutât  rien 
à  son  autorité  réelle  (1).  » 

Aussi,  le  langage  des  serviteurs  faisant  pressentir  ce  qu'on  de- 
vait attendre  de  leur  maîtresse,  Robinson  se  borna-t-il  à  demander 
la  permission  de  remettre  un  mémoire  écrit.  —  «  J'aurais  craint, 
dit-il,  que,  dans  le  cours  d'une  discussion,  un  éclat  de  colère  ne 
fît  échapper  de  la  bouche  de  l'impératrice  un  non  fatal,  et  qu'ainsi 
l'Europe  fût  perdue  par  un  monosyllabe  trop  vite  prononcé.  »  — 
Moyennant  ces  précautions,  l'audience,  se  bornant  à  la  remise  d'un 
document,  fut  assez  courte  et  assez  paisible.  L'impératrice  sembla 
seulement  se  donner  le  malicieux  plaisir  de  faire  voir  au  ministre 
anglais  qu'elle  en  savait,  sur  les  relations  de  sa  cour  avec  le  roi  de 
Prusse,  plus  long  que  lui-même  ne  pouvait  lui  en  apprendre;  car, 
dès  qu'il  eut  exposé  en  quelques  mots  la  nature  déjà  suffisamment 
connue  de  la  communication  qu'il  apportait  :  —  «  Le  roi  de  Prusse, 
dit-elle,  vous  a-t-il  promis  de  donner  des  troupes  pour  combattre 
la  France?  »  —  Et  Robinson  étant  obligé  de  convenir  que  les  en- 
gagemens  de  Frédéric  n'allaient  pas  jusque-là  :  —  «  Ce  serait  pour- 
tant, reprit-elle,  le  meilleur  gage  qu'il  pourrait  vous  donner  de  sa 
sincérité,  »  —  a  Et  elle  se  mit  alors,  ajoute  Robinson,  à  me  donner 
connaissance  de  la  teneur  d'une  certaine  lettre  écrite  par  le  roi  de 
Prusse  à  son  ministre  à  La  Haye,  où  il  lui  faisait  savoir  que  les  in- 
tentions des  Anglais  étaient  sûrement  de  tirer  de  lui  un  envoi  de 
troupes,  mais  qu'il  se  donnerait  bien  de  garde  de  leur  prêter  jamais 
un  seul  homme.  »  —  Robinson  dut  éprouver,  en  voyant  la  princesse 
si  bien  instruite,  une  surprise  que  nous  ne  partagerons  pas;  nul 
doute,  en  effet,  que  la  pièce  qu'elle  tenait  à  la  main  ne  fût  une  de 
celles  que  les  Pandours  avaient  saisies  dans  le  camp  prussien,  à  Sohr, 
et  qu'on  avait  réussi  à  tirer,  bien  qu'en  si  mauvais  état,  de  leurs  mains. 

L'Anglais  ne  perdit  pourtant  pas  contenance  :  —  «  Patience,  re- 


(i)  Robinson  à  Harrington,  30  octobre  1745.  1  perceivcd  that  the  air  of  Francfort 
had  very  little  contributed  to  the  cooling  of  bis  rcQections...  —  [Correspondance  de 
Vienne.  Record  ofllce.) 


ÉTUDES    DIPLOMATIQLES.  249 

prit-il,  un  pas  mène  à  l'autre  ;  brouillons-le  seulement  une  fois  à  fond 
[thoroughly)  avec  la  France,  et  le  reste  pourra  suivre.»  —  Puis  il  se 
permit  de  rappeler  que,  dans  l'entretien  précédent,  l'impératrice  elle- 
même  lui  avait  promis  qu'en  octobre  on  ferait  ce  qu'on  voudrait. 

—  «  Je  n'ai  pas  dit  cela,  reprit-elle  vivement;  j'ai  dit  qu'en  octobre 
on  verrait  ce  qu'il  y  aurait  à  faire.  —  Eh  bien!  c'est  tout  vu,  Ma- 
dame :  voir  et  consentir  doivent  être  aujourd'hui  la  même  chose  (1).  » 

La  réponse  arriva  sans  tarder,  telle  qu'on  pouvait  l'attendre: 
négative  cette  fois  encore  sur  tous  les  points.  Pas  plus  en  octobre 
qu'en  août  et  en  septembre,  l'impératrice  ne  voulait  se  laisser  par- 
ler d'une  paix  plâtrée.  Ce  refus,  transmis  en  termes  impérieux  et 
brefs  à  Robinson,  était  accompagné  de  deux  autres  communications 
qui  en  aggravaient  encore  le  caractère,  et  dont  on  l'autorisait  à 
informer  son  gouvernement.  On  lui  remettait  en  main  le  texte  même 
des  engagemens  qui  obligeaient  l'Autriche  à  porter  secours  à  la 
Saxe  en  cas  d'agression  du  roi  de  Prusse,  engagemens  renouvelés 
en  termes  plus  exprès  que  jamais,  à  la  date  même  où  avait  paru  le 
manifeste  menaçant  de  Frédéric  contre  Auguste  et  son  ministre  (*2). 
Puis,  on  lui  faisait  part  des  mesures  déjà  prises  pour  remplir  cette 
promesse,  à  savoir  :  le  rappel  d'une  partie  des  troupes  autrichiennes 
stationnant  encore  sur  le  Rhin  et  aux  environs  de  Francfort,  et  qui 
allaient  venir,  sous  les  ordres  du  général  Griin,  traversera  Bohême, 
pour  se  rapprocher  de  la  frontière  saxonne.  En  même  temps,  le 
prince  de  Lorraine,  se  mettant  en  mouvement  du  côté  opposé  avec 
son  corps  d'armée,  entrerait  sur  le  territoire  même  de  l'électorat 
par  la  province  de  Lusace.  On  ne  pouvait  déclarer  au  cabinet  an- 
glais, sous  une  forme  plus  catégorique  et  ressemblant  plus  à  un 
défi,  la  résolution  de  faire  directement  et  immédiatement  le  con- 
traire de  ce  qu'il  demandait  (3). 

En  transmettant  ces  pièces,  Robinson  ne  put  s'empêcher  de  faire 
remarquer  que  leur  contenu  donnait  beaucoup  à  réfléchir.  D'où 
venait  cet  excès,  ce  redoublement  même  de  confiance  chez  l'im- 
pératrice ?  Que  signifiaient  ces  mouvemens  militaires  inattendus,  à 
cette  saison  de  l'année?  Aurait-on  par  hasard  l'intention  de  faire  de 

(1)  Robinson  à  Harrington,  30,  31  octobre  1745.—  One  fatal  no  bursting  out  through 
the  impérial  vivacity,  during  the  altercation  of  a  long  audience  might,  I  apprehend,  be 
irrévocable  and  Europe  lost  for  one  hasty  monosyllable.  {Correspondance  de  Vienne. 

—  Record  office.) 

(2)  La  pièce  relative  aux  engagemens  de  l'Autriche  et  de  la  Saxe  est  un  véritable 
traité  servant  d'addition  et  de  complément  au  traité  de  Varsovie  du  25  mai  :  il  porte 
la  date  du  20  août,  par  conséquent  du  lendemain  du  traité  de  Hanovre. 

(3)  Le  lecteur  n'oubliera  pas,  dans  tout  le  récit  qui  va  suivre,  que  la  plus  grande 
partie  de  la  province  de  Lusace,  actuollemcnt  annexée  à  la  Prusse,  faisait  alors  partie 
de  l'électorat  de  Saxe. 


250  REVDE    DES    DEDX    MONDES. 

la  Saxe  le  théâtre  d'une  campagne  cVliiver?  Puis  comment  expli- 
quer cet  empressement  à  dégarnir  la  ligne  du  Rhin,  quand  une 
armée  française,  toujours  campée  sur  la  rive  gauche  du  fleuve,  pou- 
vait, si  elle  ne  voyait  plus  rien  devant  elle,  être  tentée  de  repa- 
raître sur  la  droite?  Était-ce  imprudence?  N'était-ce  pas  plutôt 
l'indice  d'un  traité  déjà  conclu  ou  au  moins  négocié  avec  la  France, 
qui  préservait  de  ce  côté  de  toute  inquiétude?  Tous  les  soupçons 
étaient  permis  (I). 

Disons  tout  de  suite  que  presque  tous  étaient  fondés.  La  résis- 
tance de  Marie-Thérèse,  en  effet,  ne  partait  pas,  cette  fois,  d'une 
Yaine  obstination  de  femme,  s'acharnani  contre  vents  et  marée  dans 
une  entreprise  impossible.  C'était  au  contraire  la  suite  d'un  plan  tout 
à  fait  nouveau  et  très  pratique,  combiné  avec  un  mélange  d'habi- 
leté et  d'énergie  qui  aurait  fait  honneur  au  coup  d'œil  d'un  véritable 
homme  de  guerre,  et  qui  attestait  en  même  temps  la  puissance  de 
conception  d'un  esprit  vraiment  politique.  Le  fond  de  ce  dessein, 
encore  mystérieux,  consistait  à  laisser  de  côté  la  Silésie,  abordée 
déjà  deux  fois  sans  succès,  et  à  aller,  au  contraire,  en  traversant 
rapidement  la  Saxe,  chercher  Frédéric  dans  ses  foyers,  porter  le 
fer  et  le  feu  dans  les  provinces  héréditaires  de  la  maison  de  Bran- 
debourg et  marcher  droit  sur  Berlin.  L'intention  était  bien  de 
procéder  immédiatement  à  une  opération  si  hardie,  malgré  l'état 
avancé  de  la  saison  et  contrairement  à  toutes  les  habitudes  du 
temps,  afin  d'enlever  le  succès  par  surprise.  C'était  là  ce  que  si- 
gnifiait ce  mouvement  combiné  du  général  Grûn  et  du  prince  de 
Lorraine,  qui,  entrant  en  Saxe  par  deux  points  opposés,  et  traver- 
sant l'un  et  l'autre  l'électorat  dans  toute  sa  largeur,  devaient  fran- 
chir au  même  moment  la  frontière  prussienne,  puis  converger  sur 
Berlin,  l'un  en  prenant  à  gauche  par  Halle  et  Magdebourg,  et 
l'autre  à  droite  par  Francfort  sur  l'Oder,  après  avoir  ramassé  sur 
leur  route  toutes  les  troupes  d'Auguste  III  (2j. 

Tel  était  le  projet  audacieux  concerté  par  Marie-Thérèse,  à  Franc- 
fort, avec  le  ministre  d'Auguste  III,  le  comte  Saul,  l'agent  saxon 
qui,  comme  on  l'a  vu,  Ud  servait  aussi  d'intermédiaire  pour  suivre 
sa  négociation  avec  la  France.  A  dire  vrai,  cette  négociation  elle- 
même,  ainsi  que  deux  autres  poursuivies  au  même  moment  sur  des 
théâtres  différens,  n'étaient,  dans  la  pensée  de  l'impératrice,  que 

(1)  Post-scriptum  de  la  dépèche  de  Robinson  à  Ilarringlon,  31  octobre  174j.—  Il  dit 
formoUemeat  :  «  I  must...  humbly  leave  to  your  suporior  judgment,  wheiher  there 
js  not  equally  to  be  tbund  in  tiie  said  paper  one  indicatiou  if  not  of  making  up  with 
France,  at  least  of  their  holdino:  singly  out...  » 

{•!)  Frédéric,  Histoire  de  mon  temps,  cliap.  xiv.  —  Droysen,  t.  ii,  p.  571-578.  — 
Arneth,  t.  m,  p.  139. 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  251 

des  moyens  d'apporter  l'appui  d'une  habile  action  diplomatique  à 
la  grande  action  militaire  qu'elle  méditait. 

Plusieurs  choses,  eu  effet,  étaient  à  redouter  dans  l'exécution  de 
ce  grand  coup  de  main  :  plus  d'une  mauvaise  chance  était  à  pré- 
voir et  à  prévenir.  On  pouvait  craindre  en  premier  lieu  que,  malgré 
toutes  les  précautions  prises  pour  dissimuler  d'abord  et  liàter  en- 
suite le  passage  des  troupes  autrichiennes  à  travers  la  Saxe,  Fré- 
déric, dont  la  vigilance  était  rarement  prise  à  délaut,  ne  lut  averti 
assez  à  temps  de  leur  présence  pour  venir  à  leur  rencontre,  ou  les 
devancer  même  chez  son  voisin,  au  lieu  de  les  attendre  chez  lui.  II 
ne  ferait  ainsi  que  mettre  à  exécution  ce  dessein  d'envahir  lui- 
même  la  Saxe,  si  souvent  annoncé  pendant  l'été,  et  auquel  il  n'avait 
renoncé  que  dans  la  confiance  inspirée  par  sa  victoire  de  Solir.  La 
Saxe  alors,  au  lieu  de  servir  simplement  de  passage  aux  troupes  au- 
trichiennes pour  se  rendre  en  Prusse,  deviendrait,  au  grand  déses- 
poir d'Auguste  III,  le  théâtre  d'une  lutte  sanglante.  D'autre  part, 
du  côté  de  la  France,  Frédéric  pouvait  obtenir,  sinon  un  secours 
immédiat,  au  moins  une  diversion  utile  :  supposé  que  le  prince  de 
Gonti,  voyant  se  dissiper  par  le  détachement  du  corps  du  général 
Grun  l'agglomération  de  forces  qui  l'avait  fait  reculer,  reprît  cou- 
rage, repassât  le  Rhin  et  vînt  menacer  quelque  point  des  posses- 
sions méridionales  de  l'Autriche.  C'était  peu  vraisemblable,  étant 
donné  l'état  connu  de  l'opinion  française  à  l'égard  des  expéditions 
allemandes  ;  mais  enfin  c'était  possible,  et,  pour  ne  rien  négliger, 
il  y  avait  de  ce  côté  une  précaution  à  prendre.  Enfin  l'irritation 
qu'éprouverait  l'Angleterre  à  voir  son  indocile  alliée  se  refuser 
à  ses  instances  et  braver  ses  menaces,  suite  à  peu  près  iné- 
vitable de  l'attitude  provocante  que  l'Autriche  et  la  Saxe  allaient 
prendre  en  commun,  avait  ses  périls  qu'il  fallait  conjurer.  La 
conséquence  pouvait  être  d'établir  promptement,  entre  les  puis- 
sances maritimes  et  la  Prusse,  une  alliance  beaucoup  plus  in- 
time que  celle  que  la  convention  de  Hanovre  venait  de  stipuler.  Le 
cabinet  anglais,  quels  que  fussent  ses  embarras  intérieurs,  avait 
encore  à  sa  disposition  des  ressources  pécuniaires  qui  pouvaient 
fournir  un  utile  supplément  au  trésor  épuisé  de  Frédéric,  et  lui  per- 
mettre, même  vaincu,  même  menacé  et  poursuivi  dans  Berlin,  de 
continuer  la  lutte  et  de  donner  à  la  fortune  le  temps  de  se  re- 
tourner. 

Marie-Thérèse  avait  tout  prévu  et  pourvu  à  tout.  Contre  le 
premier  et  le  plus  grave  de  ces  périls,  elle  avait  eu  soin  de  se 
prémunir,  en  faisant  apparaître  à  l'horizon  cette  intervention  de 
la  Russie,  tenue,  depuis  le  commencement  de  la  guerre,  comme 
une  épée  sur  la  tête  de  Frédéric,  et  qui  avait  le  don  de  troubler  le 


2'->'2  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

su.nmeil  de  ses  ministres.  Les  instances  de  l'envoyé  autrichien  à 
Saint-Pétersbourg  venaient  enfin  de  déterminer  l'inconstante  tsarine 
à  faire  un  pas  décisif,  et  Frédéric,  à  peine  de  retour  à  Berlin,  allait 
recevoir  d'elle  la  déclaration  tant  de  fois  attendue  que,  pour  peu 
que  la  moindre  atteinte  fût  portée  à  la  personne  d'Auguste  ou  à 
l'intégrité  de  ses  états,  un  corps  de  douze  mille  Russes  était  prêt 
à  marcher  à  sa  défense.  Devant  cette  injonction  menaçante,  Frédé- 
ric y  réfléchirait  sans  doute  avant  de  prendre  une  initiative  qui 
l'exposerait  au  péril  d'être  placé  entre  deux  feux,  et  le  territoire 
saxon  se  trouverait  ainsi  rendu  inviolable,  par  la  garantie  russe, 
tout  le  temps  nécessaire  pour  que  Grïm  et  le  prince  de  Lorraine 
pussent  venir  discrètement  y  chercher  le  point  d'appui  et  le  point 
de  départ  de  l'attaque  qu'ils  comptaient  porter  au  cœur  même  de 
la  monarchie  prussienne  (1). 

La  négociation  en  cours  avec  la  France  (quel  qu'en  dût  être  le 
succès)  avait  un  effet  analogue,  celui  de  prévenir  toute  chance  de 
retour  offensif  de  la  part  de  l'armée  de  Gonti.  Non  que  ce  fût  là 
le  but  unique,  ni  même  principal,  que  l'impératrice  se  fût  proposé 
en  engageant  ces  pourparlers,  et  qu'elle  n'eût  d'autre  pensée  que 
d'endormir  le  cabinet  français  par  de  fausses  espérances.  On  a  vu, 
au  contraire,  que  rien  n'était  plus  sérieux  et  même  plus  ardent  que 
son  désir  d'échapper  par  une  alliance  nouvelle  aux  sacrihces  exigés 
d'elle  par  l'impérieuse  amitié  de  l'Angleterre.  Mais,  en  attendant 
cette  délivrance  (qu'elle  était  prête  à  payer  même  d'un  prix  assez 
élevé),  c'était  encore  un  avantage  plus  modeste  et  nullement  à  dé- 
daigner de  pouvoir  imposer  à  l'allié,  encore  nominal,  de  Frédéric 
des  ménagemens  qui,  dans  la  crise  prête  à  éclater,  ne  laisseraient 
rien  de  grave  à  craindre  de  sa  part.  Or,  il  était  clair  que,  tant 
qu'on  espérerait  pouvoir  négocier  à  Versailles,  on  n'enverrait  pas 
à  l'armée  de  Gonti  l'ordre  de  reprendre  les  hostilités  sur  le  Rhin. 
Aussi,  loin  de  se  laisser  décourager  par  le  résultat  imparfait  de  la 
transaction  si  languissamment  conduite  à  Francfort  par   Barten- 
stein,  l'impératrice  se  décidait-elle  à  envoyer  à  Dresde  pour  reprendre 
la  conversation  avec  la  France,  —  pour  la  mener  à  fin,  s'il  était 
possible,  et,  en  tout  cas,  pour  la  prolonger  et  l'entretenir,  —  un  des 
fonctionnaires  les  plus  importans  de  sa  cour,  le  comte  d'Harrach, 
grand-chancelier  de  Bohême,  avec  les  pouvoirs  les  plus  étendus. 
Le  choix  seul  du  négociateur  devait  inspirer  confiance  dans  le  ca- 
ractère sérieux  de  la  mission  dont  il  était  chargé  ;  car  d'Harrach 
appartenait  à  cette  partie  fidèle  de  la  noblesse  de  Bohême  dont  les 
chefs  avaient  si  cruellement  souffert  dans  leurs  affections,  dans  leur 

(1)  D'Arneth,  t.  m,  p.  130-138. 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  253 

personne  et  dans  leurs  biens  pendant  les  deux  épreuves  successives 
que  l'ambition  de  Frédéric  avait  imposées  à  leur  patrie.  C'était  un 
ennemi  intéressé  à  faire  réussir  tout  ce  qui  pourrait  déplaire  ou 
nuire  à  l'auteur  de  tant  de  maux. 

Avec  l'Angleterre,  la  situation  était  plus  délicate  :  là,  il  n'y  avait 
évidemment  aucun  moyen  de  prévenir  le  ressentiment  d'un  cabinet 
auquel  on  lançait  un  défi  en  plein  visage.  Mais  Marie-Thérèse 
n'ignorait  pas  avec  quelle  répugnance  le  roi  avait  subi  les  conven- 
tions dont  il  avait  fallu,  en  quelque  sorte,  lui  arracher  la  signa- 
ture, et  des  révélations  récemment  sorties  des  archives  de  Hanovre 
nous  apprennent  qu'elle  s'en  souvenait  assez  pour  espérer  encore 
d'en  tirer  parti.  Par  l'intermédiaire  du  ministère  hanovrien,  qui  lui 
était  toujours  dévoué,  elle  faisait  avertir  George  qu'elle  préparait 
un  coup  de  partie  décisif,  qui,  en  mettant  à  néant  la  puissance  de 
Frédéric,  le  délivrerait  lui-même  des  obligations  auxquelles  il  avait 
souscrit  avec  tant  de  regrets.  L'odieux  traité  qu'on  vous  impose, 
lui  disait  en  son  nom  son  secret  porteur  de  paroles,  vous  force  à 
nourrir  dans  l'empire  un  serpent  qui  vous  dévorera.  Qu'on  me 
laisse  faire,  qu'on  me  laisse  le  temps  et  la  liberté  d'agir,  et  je  pro- 
mets de  vous  en  affranchir.  Et  George,  bien  que  très  intimidé  par 
l'état  de  l'opinion  anglaise,  et  craignant  à  tout  moment  d'être  pris 
en  faute  par  Pelham  ou  par  Harrington,  trouvait  moyen  de  lui  faire 
répondre  tout  bas  que,  pourvu  qu'on  ne  le  compromît  pas  par  des 
paroles  imprudentes,  il  promettait  de  faire  son  possible  afin  de 
déjouer  les  mauvaises  intentions  [ilble  intentionen)  de  ses  mi- 
nistres (1). 

On  voit  avec  quel  art  était  préparé,  par  les  soins  de  Marie-Thérèse, 
l'orage  qui,  suivant  l'expression  de  l'historien  Droysen,  allait  fondre 
à  l'improviste  sur  la  tête  de  Frédéric  à  cette  heure  suprême  où, 
échappé  à  tant  de  périls,  il  croyait  déjà  tenir  une  paix  victorieuse 
dans  ses  mains.  Quelques  jours  de  plus,  et,  tiré  brusquement  de 
cette  confiance  un  peu  aveugle,  il  allait  se  réveiller  en  face  du 
plus  grand  péril  qu'il  eût  encore  connu  :  assailli  par  deux  armées 
sur  la  frontière  la  moins  bien  gardée  de  son  royaume,  et  me- 
nacé d'en  voir  apparaître  une  troisième  sur  ses  derrières;  laissé 
en  même  temps,  par  l'abandon  de  la  France,  absolument  seul  de- 
vant l'Allemagne  et  devant  l'Europe.  Aucun  incident  de  celte 
longue  lutte  ne  fait  mieux  voir  combien  les  deux  adversaires  en 

(1)  Ces  pourparlers  secrets,  entretenus  entre  Marie-Thérèse  et  George  II  par  l'inter- 
médiaire du  minibtcre  hanovrien,  sont  racontés  avec  détail  dans  une  publication  ré- 
cente faite  à  Berlin,  d'après  des  documens  tirés  des  archives  de  Hanovre,  sous  ce  titre  : 
Die  Englische  Friedens-vermUtelung  im  Jahte,  17  io,  par  Ernest  BorKowski Consul- 
ter en  particulier  chap.  ii,  p.  30-46. 


254  REVUE   DES    DEIX   MONDES. 

présence  étaient  dignes  l'un  de  l'autre.  On  peut  se  convaincre  qu'il 
ne  manqua  à  la  rivale  de  Frédéric,  pour  l'égaler  en  tout  genre,  que 
de  pouvoir,  coname  lui,  joindre  l'action  à  la  pensée,  et  exécuter  de 
sa  propre  main  ce  que  son  esprit  savait  concevoir.  C'était  par  l'exé- 
cution, en  effet,  qu'allait  manquer  ce  grand  dessein,  dont  une 
femme  de  génie,  reléguée  au  fond  d'un  palais  par  ses  devoirs 
d'épouse  et  de  mère,  était  forcée  de  confier  l'accomplissement  à  des 
instrumens  incapables,  non-seulement  d'en  assurer  le  succès,  mais 
même  de  le  bien  comprendre. 


IL 


C'était  tout  de  suite,  d'ailleurs,  que  la  partie  demandait  à  être 
jouée  avec  autant  de  résolution  et  d'intelligence  qu'il  en  avait  fallu 
pour  en  faire  le  plan;  car  Frédéric  n'était  pas  de  ceux  qu'on 
peut  endormir  ni  tromper  bien  longtemps.  Un  premier  soupçon  du 
péril  nouveau  qui  grondait  contre  lui  à  l'horizon  lui  fut  donné  par 
l'empressement  du  ministre  russe  à  lui  apporter,  dès  son  arrivée, 
la  déclaration  hostile  concertée  entre  Vienne  et  Pétersbourg.  Cette 
hâte  lui  parut  suspecte,  puisque,  toute  idée  d'agression  en  Saxe 
étant  de  sa  part  indéfiniment  ajournée,  rien  ne  la  rendait  immédia- 
tement nécessaire.  —  «  Mon  cher  Podewils,  écrit-il  sur-le-champ, 
ne  voi!à-t-il  pas  de  ces  maudits  incidens  qui  gâtent  tout?  »  —  A  la 
réflexion,  cependant,  on  voit  qu'il  en  vient  encore  à  se  rassurer  :  la 
Russie  est  bien  éloignée,  pense-t-il,  et  il  y  a  loin  encore  d'une  me- 
nace à  une  exécution  :  «  Tous  les  chiens  qui  aboient  ne  mordent 
pas.  »  Puis,  à  changer  l'appui  de  l'Angleterre  contre  celui  de  la 
Russie,  il  n'est  pas  sûr  que  l'Autriche  ait  fait  un  troc  à  son  avan- 
tage. —  «  On  a  plus  besoin,  à  Vienne  et  à  Dresde,  d'argent  que 
de  paroles  :  les  Anglais  donnent  l'un,  les  Russes  l'autre,  et,  dans 
la  nécessité  de  ce  précieux  métal,  on  sera  obligé  de  faire  plier  l'or- 
gueil sous  la  force  de  l'intérêt.  » 

Mais  le  lendemain,  nouvelle,  et,  cette  fois,  tout  à  fait  grave  alerte. 
Un  avis  certain  arrive  du  mouvement  inexplicable  du  prince  Charles 
vers  la  frontière  de  Lusace.  Qu'est-ce  là?  N'est-ce  point  un  piège? 
Veut-on  l'entraîner  à  se  mettre  en  prise  lui-même,  en  ftiisant  naître 
le  cas  prévu  de  l'intervention  russe? —  «  Ne  serait-ce  point,  écrit-il 
encore,  pour  nous  attaquer  par  cette  lisière,  et,  en  cas  qu'ils  soient 
battus  et  poursuivis  dans  la  Lusace,  que  ces  gens-là  fissent  exprès 
pour  nous  mettre  aux  mains  avec  la  Russie?  Je  ne  sais  ce  que  j'en 
dois  penser,  mais  il  me  semble  qu'il  y  a  quelque  projet  caché  de 
la  part  des  ennemis,  et  l'idée  que  je  leur  prête  ne  serait  pas  trop 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  255 

mal  imaginée.  »  Quel  mystère  donc  et  quelle  énigme  !  «  En  yérité, 
cela  ne  s'appelle  pas  ^ivre,  mais  mourir  mille  fois,  que  de  passer 
ainsi  toute  sa  vie  dans  des  inquiétudes  et  dans  une  crise  de  dix- 
huit  mois  (1).  » 

Deux  jours  se  passent  encore,  et  une  révélation  inattendue  vient 
dissiper  ce  que  le  doute  ajoutait  de  tourment  à  l'inquiétude.  Le 
11  novembre,  jour  où  l'on  suspendait  dans  la  principale  église  de 
Berlin  les  trophées  de  Friedberg  et  de  Sohr,  le  ministre  de  Suède, 
Rudenschold,  s'approche  du  roi,  pendant  la  cérémonie,  et  l'avertit 
à  l'oreille  qu'il  a  une  communication  importante  à  lui  faire  de  la 
part  de  son  collègue  résidant  à  Dresde.  Il  faut  se  rappeler  que,  de- 
puis le  mariage  de  la  princesse  Ulrique  avec  l'héritier  de  la  cou- 
ronne de  Charles  XII,  l'heureuse  influence  de  cette  charmante  jeune 
femme  avait  établi  les  plus  affectueux  rapports  entre  son  frère 
et  son  époux  ;  toutes  les  légations  suédoises  devenaient  par  là 
presque  des  ambassades  de  famille.  Or,  voici  ce  qu'écrivait  Wol- 
fenstiern,  le  ministre  de  Suède  accrédité  auprès  d'Auguste  III  : 
Pendant  un  dîner  auquel  il  assistait,  le  comte  de  Brùhl  s'était 
emporté,  après  boire,  en  paroles  violentes  contre  Frédéric,  et,  piqué 
d'être  contredit,  s'était  laissé  aller  à  déclarer  qu'on  aurait  fmi  bien- 
tôt avec  cet  insulteur  public  et  ce  perturbateur  du  repos  de  l'Al- 
lemagne. En  le  pressant  alors  de  questions  insidieuses,  on  avait  pu 
tirer  de  lui,  sans  presque  qu'il  s'en  rendît  compte,  tout  le  secret 
de  la  campagne  qui  allait  s'ouvrir,  et  la  soirée  n'était  pas  finie 
qu'un  courrier  emportait  le  récit  à  Berlin  (2). 

La  mèche  était  ainsi  éventée,  dès  le  premier  jour,  par  l'incroyable 
légèreté  du  ministre  saxon  ;  et,  pour  Frédéric,  connaître  un  péril, 
c'était  déjà  l'avoir  à  moitié  conjuré.  Malgré  la  surprise  où  devait  le 
jeter  une  découverte  à  laquelle  il  était  loin  de  s'attendre,  et  quoi- 
qu'il eût  peine  à  en  croire  ses  oreilles,  son  plan  fut  fait  à  l'instant. 
11  résolut  de  placer  un  corps  d'armée  en  observation  autour  de 
Halle,  en  face  de  Leipzig,  sur  le  point  du  territoire  de  la  vieille 
Prusse  où  on  lui  annonçait  que  devait  déboucher  le  général  Grun, 
tandis  que  lui-même,  avec  un  autre,  suivant  la  lisière  de  la  fron- 
tière qui  sépare  la  Silésie  de  la  Lusace,  s'attacherait  sans  bruit  aux 
pas  du  prince  de  Lorraine  pour  fondre  à  l'improviste  sur  lui,  en  le 
prenant,  soit  en  front,  soit  à  revers,  suivant  qu'il  trouverait  l'occa- 
sion plus  favorable.  Il  faisait  ainsi  tace  à  la  double  attaque  dont  il 
était  menacé,  sans  pourtant,  par  une  entrée  trop  précipitée  sur  le 


(1)  Frédéric  à  Podewils,  6  et  7  novembre  17  i5.  —  Pol.  Corr.,  t.  iv,  p.  526-527. 

(2)  Frédéric,  Histoire  de  mon  temps.  —  Droysen,  t.  u,  p.  589;  —  Carlyle,  Ilistonj 
of  Frédéric  the  yreat,  t.  iv,  p.  195.  —  Pol.  Corr.,  t.  iv,  p.  337-395. 


256  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

territoire  saxon,  fournir  de  prétexte  à  l'intervention  de  la  Russie. 
Le  cas,  pourtant,  était  à  la  fois  si  pressant  et  si  étrange,  que,  con- 
trairement à  ses  habitudes,  il  crut  devoir,  avant  d'agir,  réunir  un 
petit  conseil  de  guerre  composé  de  quelques  généraux  et  de  plu- 
sieurs de  ses  ministres.  Mais  quand  il  leur  eut  fait  part  de  la  nou- 
velle qu'il  avait  reçue,  l'incrédulité  fut  générale  ;  on  ne  voulait  voir, 
dans  la  prétendue  indiscrétion  du  comte  de  Bruhl,  qu'une  ruse  dont 
le  ministre  suédois  avait  été  dupe.  Personne  ne  consentait  à  croire 
qu'Auguste  JII  et  son  ministre  Brûhl  eussent  l'audace  d'appeler 
chez  eux  tous  les  maux  de  la  guerre  et  de  faire  entrer  dans  leur 
cher  électoral  quatre  armées  «  qui  le  mangeraient  et  le  ruineraient  à 
discrétion.  »  Le  vieux  prince  d'Anhalt  surtout,  à  qui  était  réservé  le 
commandement  du  corps  qui  devait  se  réunir  à  Halle  pour  veiller  à 
la  défense  de  la  frontière  prussienne,   se  refusait  presque  à  se 
charger  d'une  tâche  qu'il  regardait  comme  ridiculement  superflue. 
—  «  Cela  n'est  pas  vrai,  cela  n'est  pas  possible,  disait-il  sèche- 
ment. ))  —  «  Je  vis  clairement,  dit  Frédéric  dans  son  Histoire,  qu'il 
me  prenait  en  pitié,  comme  un  étourdi  emporté  par  la  vivacité  de 
son  tempérament.  11  est  vrai,  ajoute-t-il,  qu'il  est  de  ces  gens  qui 
sont  les  Narcisses  de  leurs  opinions  et  abondent  toujours  dans  leur 
propre  sens.  »  —  Quant  à  Podewils,  qui  était  aussi  présent,  ce 
n'était  pas  lui,  avec  la  timidité  qu'on  lui  connaît,  qui,  dans  le  doute, 
devait  opiner  pour  le  parti  le  plus  résolu.  De  plus,  il  avait,  dit  en- 
core Frédéric,  quelques  fonds  placés  dans  la  banque  de  Leipzig, 
et  se  refusait  à  penser  que  Brûhl,  qui  y  était  aussi  intéressé,  voulût 
provoquer  une  secousse  d'où  la  ruine  de  cet  établissement  pouvait 
sortir.  Frédéric  tint  bon  et  fit  comprendre  qu'il  entendait  être  obéi, 
puis  il  leva  la  séance,  en  se  repentant  peut-être  intérieurement 
d'avoir,  pour  la  première  et  dernière  fois  de  sa  vie,  demandé  un 
conseil  (1). 

C'était  bien  de  songer  à  la  Prusse,  mais  il  fallait  aussi  regarder, 
comme  avait  fait  Marie-Thérèse,  de  tous  les  côtés  de  l'horizon  d'où 
on  pouvait  craindre  quelque  menace  ou  attendre  quelque  secours. 
En  premier  lieu,  il  fallait  répondre  à  la  Russie,  et  c'est  ce  que  Fré- 
déric ne  crut  pouvoir  mieux  faire  qu'en  autorisant  son  ministre  à 
Saint-Pétersbourg  à  donner  connaissance  du  texte  même  de  la  con- 
vention qu'il  avait  signée  à  Hanovre.  Comme  un  des  articles  de 
cette  convention  assurait,  en  termes  exprès,  à  Auguste  HI  une  ga- 
rantie pour  la  totalité  de  ses  états,  on  ne  pouvait  donner,  sem- 

(1)  Frédéric, /yis<oire  de  mon  temps,  rédaction  de  1746,  publiée  à  Leipzig  en  1879, 
p.  406-407.  —  Le  même  récit  est  fait,  mais  sous  une  forme  plus  abrégée  et  beau- 
coup moins  vive,  dans  la  seconde  rédaction  faite  plus  tard  et  qui  figure  dans  les 
œuvres  complètes  du  roi. 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  257 

blait-il,  de  témoignage  plus  éclatant  des  intentions  pacifiques  de  la 
Prusse  et  de  sa  résolution  de  respecter  les  droits  de  ses  voisins. 
Une  promesse  de  100,000  écus,  glissée  à  l'oreille  du  chancelier 
Bestuchef  pour  l'engager,  quoi  qu'il  arrivât,  à  retarder  et  à  entraver 
la  marche  des  troupes  russes,  devait  ajouter  encore  à  la  clarté  et  à 
l'efficacité  de  cette  démonstration  (1). 

Il  n'était  pas  moins  intéressant  de  savoir,  au  plus  tôt,  ce  que 
penserait  l'Angleterre  du  dédain  témoigné  à  Vienne  et  à  Dresde 
pour  les  promesses  et  les  engagemens  dont  le  roi  George  et  son 
ministère  tout  entier  s'étaient  fait  fort  d'obtenir  la  ratification. 
Ordre  fut  donc  expédié  sans  délai  à  l'envoyé  de  Prusse  à  Londres 
de  faire  connaître  l'attaque  audacieuse  dont  le  secret  venait  d'être 
révélé,  et  de  mettre  catégoriquement  le  cabinet  anglais  en  demeure 
de  faire  respecter  sa  signature,  si  injurieusement  foulée  aux  pieds. 
—  H  Vous  vous  souviendrez,  lui  était-il  dit,  de  toutes  les  assurances 
les  plus  fortes  que  le  roi  de  la  Grande-Bretagne  et  ses  ministres 
vous  ont  données,  qu'ils  soutiendraient  par  les  moyens  les  plus 
efficaces  et  même  par  la  pointe  de  l'épée  ce  dont  ils  étaient  con- 
venus avec  moi  par  la  convention  de  Hanovre,  et  qu'ils  ne  se  laisse- 
raient point  impunément  mépriser  de  la  reine  de  Hongrie  et  do 
son  alliée  la  Saxe.  Voilà  le  cas  présent,  et  ma  volonté  est  que  vous 
deviez  représenter,  sans  le  moindre  délai,  tout  ce  que  je  viens  de 
vous  dire,  de  la  manière  la  plus  forte  et  la  plus  énergique,  à  lord 
Harrington,  bien  que  sans  aigreur  et  dans  des  expressions  hon- 
nêtes... Vous  lui  direz  que  c'est  à  présent  qu'il  fallait  tout  faire  ou 
rien,  qu'avec  l'assistance  du  bon  Dieu  on  ne  m'attaquera  pas 
impunément,  et  que,  si  l'Angleterre  ne  prenait  pas  de  vigou- 
reuses résolutions,  je  ne  saurais  pas  me  laisser  prévenir.  »  La 
dépêche  se  terminait  par  ces  paroles  significatives  :  —  «  Que 
si  l'Angleterre  voulait  soutenir  ses  engagemens,  il  était  absolument 
nécessaire  que  le  ministère  de  Hanovre  fût  instruit  bien  sérieuse- 
ment de  tirer  la  même  corde  là-dessus  avec  celui  d'Angleterre,  et 
qu'il  n'agît  pas  dans  l'empire  diamétralement  avec  tout  ce  dont 
j'étais  convenu  avec  l'Angleterre;  que,  sans  cela,  il  y  aurait  un  con- 
traste fort  pernicieux,  et  que  les  choses  prendraient  un  mauvais 
pli.  » 

Ne  dirait-on  pas  qu'avec  sa  merveilleuse  perspicacité,  Frédéric 
avait  vu  clair  dans  le  jeu  de  diplomatie  secrète  qui  s'agitait  autour 
de  George,   et  dont  les  archives  hanovriennes  viennent  de  nous 

(1)  Frédéric  à  Mardefeld,  ministre  de  Prusse  à  Saint-Pétersbourg,  8  novembre  1745. 
Pol.  Corr.,  t.  IV,  p.  335-339.  —  Droysen,  t.  ii,  p.  596.  —  D'Aillon,  minisire  de 
France  à  Saint-Pétersbourg-,  àd'Argenson,  li  décembre  1745.  (Correspondance  de  Rus- 
sie. —  Ministère  des  allairos  étrangères.; 

TOME  LXXXIV.    —   1887.  17 


£58  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

donner  le  secret?  En  ce  cas,  l'avis  était  bien  donné,  et  Harrington, 
s'il  se  sentait  sourdement  contrecarré  par  son  maître,  était  en  me- 
sure d'en  profiter  (1). 

Mais  quelle  attitude  prendre  envers  la  France?  Le  cas,  en  vérité, 
était  plus  difficile.  11  était  dur,  en  effet,  après  l'avoir  pris  de  ton 
si  haut  avec  cette  alliée  et  l'avoir  congédiée  d'un  ton  railleur  en 
annonçant  si  cavalièrement  qu'on  saurait  bien  faire  ses  affaires  sans 
elle,  de  venir  maintenant,  l'oreille  basse  et  la  conscience  chargée, 
lui  faire  part  de  ses  embarras  et  lui  demander  aide  pour  en  sortir. 
A  la  négliger  tout  à  fait  cependant,  on  courait  risque  de  blesser  au 
vif  la  vanité  de  Louis  XV,  de  le  mettre  à  l'aise  pour  se  désintéresser 
ouvertement  de  la  lutte.  Par  là  on  ferait  prendre  une  véritable  con- 
sistance aux  bruits,  déjà  très  répandus,  d'une  entente  secrètement 
négociée  entre  Versailles  et  Vienne.  Puis,  à  défaut  de  troupes  qui 
n'arriveraient  pas  à  temps,  la  France  pouvait  toujours  envoyer 
quelque  argent,  et  le  mesquin  subside,  repoussé  naguère  avec  tant 
de  dédain,  serait  maintenant  venu  assez  à  propos  pour  subvenir 
aux  frais  impérieux  d'une  campagne  d'hiver.  Avec  un  trésor  telle- 
ment à  sec  que,  pour  le  remplir,  il  fallait  fondre  la  vaisselle  des  pa- 
lais royaux,  500,000  livres  versées  régulièrement  chaque  mois 
n'étaient  plus  de  refus.  Aussi  Podevvils,  tout  entier  au  péril  présent 
et  à  la  misère  pressanie,  n'hésitaii-il  pas  à  courir  après  ses  paroles 
et  presque  à  demander  grâce.  11  faisait  venir  Valori  pour  reprendre 
avec  lui,  article  par  article,  la  convention  de  Hanovre,  en  justifier 
les  intentions,  en  démontrer  l'innocence  et  presque  les  avantages. 
—  u  Le  roi  de  Prusse,  écrit  Valori,  est  entièrement  retourné  vers 
nous  par  ses  grands  besoins  d'argent...  M.  de  Ghambrier  a  ordre 
de  tout  dire  et  de  représenter  les  besoins  du  roi  aussi  pathétique- 
ment qu'il  le  pourrait  (2).  » 

La  lettre  que  Frédéric  se  décida  à  écrire  lui-même  à  Louis  XV 
ne  se  ressent  nullement,  il  faut  en  convenir,  de  cette  excessive 
émotion.  Il  eût  été  impossible,  au  contraire,  de  "mettre  plus 
de  dignité  et  de  convenance  dans  une  démarche  dont  l'or- 
gueil avait  tant  à  souffrir.  Après  quelques  mots  de  retour  sur 
le  passé  et  d'explications  déjà  plusieurs  fois  données  sur  les 
causes  qui  l'avaient  conduit  à  traiter  seul  avec  l'Angleterre  : 
«  Je  jouirais  encore  du  bien  de  la  paix,  dit  le  roi,  si  les  intérêts 
de  Votre  Majesté  ne  m'avaient  engagé  dans  la  guerre  présente.  Ses 
ennemis  et  les  miens,  réunis  par  l'ambition,  la  haine  et  la  vengeance, 

(1)  Frédéric  à  Andrié,  ministre  à  Londres,  12  novembre  1745.  —  Pol.  Corr.,  t.  iv, 
p.  327. 

(2)  Valori  à  d'Argenson,  13  novembre  1745.  {Correspondance  de  P7'usse.  —  Minis- 
tère des  affaires  étrangères.) 


ÉTt'DES    DIPLOMATIQUES.  259 

conjurent  contre  moi  toutes  les  puissances  de  l'Europe,  et  travail- 
lent avec  autant  d'acharnement  à  aliéner  mes  amis  par  leurs  arti- 
fices qu'à  séduire  mes  voisins  par  leur  corruption.  Je  touche  au 
moment  que  le  prince  de  Lorraine  va  tenter  une  invasion  en  Silésie 
pour  où  je  pars  incessamment;  les  Saxons,  renforcés  d'un  détache- 
ment fait  de  l'armée  du  Rhin,  vont  m'attaquer  dans  le  pays  de 
i^lagdebourg,  tandis  que  l'impératrice  de  Russie  fait  marcher  un 
corps  auxiliaire  de  12,000  hommes,  qui  s'approchent  actuellement 
des  frontières  de  la  Prusse.  J'attends  de  l'amitié  et  de  la  bonté  de 
Votre  Majesté  des  conseils  dans  un  cas  si  épineux,  et  si  Elle  pourra 
se  résoudre  d'abandonner  dans  ce  danger  le  dernier  allié  qui  lui 
reste  en  Allemagne.  Je  ne  puis  me  dispenser  de  lui  dire  que  le  cas 
est  pressant,  et  que  je  fais  un  si  grand  fonds  sur  son  caractère,  son 
amitié  et  l'étendue  de  ses  lumières,  que  je  me  promets  tout  de  son 
assistance  (1).  » 

«  Je  n'attendais  rien  de  cette  lettre,  écrivait  Frédéric  dans  VNis- 
toire  de  mon  temps,  bien  des  années  plus  tard  ;  elle  n'était  que  pour 
la  forme.  »  Un  secours  militaire,  non,  assurément,  il  ne  l'atten- 
dait pas;  mais  un  secours  pécuniaire,  c'est  moins  sûr;  et,  de  toutes 
les  manières  de  le  solliciter  sans  en  convenir  ouvertement,  la  de- 
mande d'un  conseil  était  certainement  la  moins  compromettante  et 
la  plus  ingénieuse  (2). 

Tous  ces  points  réglés  avec  un  calme  parfait,  malgré  l'inquiétude 
générale  qui  régnait  autour  de  lui,  Frédéric  se  mit  en  route  pour 
rejoindre  la  partie  de  ses  troupes  qui  avait  déjà  pris  ses  quartiers 
d'hiver  en  Silésie.  Il  les  remit  aussitôt  sur  le  pied  de  campagne  et 
les  concentra  autour  de  Liegnitz,sur  la  frontière  même  de  la  Lusace, 
dans  un  triangle  formé  par  trois  petites  rivières  :  la  Neiss,  laQueiss 
et  le  Bober.  Cette  opération  fut  faite  sans  bruit,  toutes  les  précau- 
tions étant  soigneusement  prises  pour  éviter  de  donner  de  son  côté 
l'éveil  à  l'ennemi,  et  de  laisser  apercevoir  que  le  roi  était  présent, 
averti  et  sur  ses  gardes.  —  «  Tout  ce  qui  venait  de  la  Lusace,  dit-il, 
dans  son  Histoire,  •à.wûi  le  passage  libre  ;  mais  il  était  interdit  à  tous 
ceux  qui  voulaient  passer  les  rivières  pour  aller  en  Saxe,  de  sorte 
qu'on  se  procurait  des  nouvelles  et  qu'on  empêchait  l'ennemi  d'en 
avoir.  »  Ainsi  posté  et  pour  ainsi  dire  caché,  il  attendait  que  le  prince 
de  Lorraine  eût  passé  la  limite  du  territoire  saxon  pour  y  pénétrer 
lui-même.  11  lui  importait  de  bien  établir  qu'il  n'entrait  chez  son 

(1)  Frédéric  à  Louis  XV,  15  novembre  17  i5.  —  Pol.  Corr.,  t.  iv,  p.  338. 

(2)  La  phrase  que  je  cite  ne  se  trouve  pas  dans  lo  manuscrit  de  Vllistoire  de  mon 
temps,  de  1740.  Ici  comme  au  lendemain  de  la  l)ataille  de  Fontenoy,  la  réalité  de  la 
situation  était  encore  trop  présente  à  l'esprit  des  contemporains  pour  qu'on  pût 
essayer  de  la  dissimuler. 


260  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

voisin  que  contraint  par  une  nécessité  de  défense  personnelle.  La 
présence  des  Autrichiens  sur  un  domaine  qui  ne  leur  appartenait 
pas  ne  pouvant  s'expliquer  que  comme  le  premier  acte  d'une  agres- 
sion manifestement  dirigée  contre  lui,  de  concert  avec  le  maître  du 
lieu,  personne,  quand  l'Autriche  aurait  pris  l'initiative  de  faire  en- 
trer ses  troupes  en  Saxe,  ne  pourrait  reprocher  à  ses  adversaires  de 
répondre  par  une  juste  représaille  à  une  véritable  provocation. 

A  sa  grande  surprise,  plusieurs  jours  s'écoulèrent  sans  que  cette 
apparition  des  Autrichiens,  toujours  attendue,  toujours  annoncée, 
lui  fût  signalée.  On  apercevait  bien  des  troupes  légères  circulant  sur 
la  lisière  de  la  Bohême  et  de  la  Saxe,  mais  sans  franchir  la  frontière  ; 
on  signalait  bien  autour  de  Zittau  une  agglomération  de  troupes 
saxonnes,  mais,  ces  troupes  étant  là  chez  elles,  il  n'y  avait  encore 
rien  à  dire.  Ce  retard  confondait  Frédéric  :  —  «  Rien  encore  de  Lu- 
sace,  écrivait-il  le  21  novembre  à  Podewils  :  ou  ils  attendent  quelque 
chose,  ou  ils  ont  changé  de  dessein,  ou  je  n'y  comprends  rien.  » 

Il  ne  se  trompait  pas  :  c'était  bien  un  changement  de  dessein  sur- 
venu à  la  dernière  heure,  ou  plutôt  une  déplorable  défaillance.  Le 
lA,  tout  était  encore  prêt  et  réglé  à  Dresde  pour  le  plan  concerté 
à  Vienne.  Le  général  Grûn  était  arrivé  à  point  nommé  au  rendez- 
vous  avec  son  monde  ;  il  tenait  conseil  sous  les  yeux  du  roi  de  Po- 
logne, avec  le  général  des  troupes  saxonnes,  Rustowski,  en  pré- 
sence du  comte  de  Bruhl  et  de  son  inévitable  acolyte,  le  confesseur 
Guarini.  Auguste  paraissait  si  résolu  et  si  peu  intimidé,  qu'il  récla- 
mait l'honneur,  pour  son  général,  de  commander,  et  pour  ses 
troupes,  d'ouvrir  la  marche  dirigée  par  Leipzig  contre  le  Brande- 
bourg. Une  notification  imprévue  du  ministre  russe  vint  subitement 
remettre  tout  en  question. 

Par  ce  nouveau  message,  qui  atténuait  les  communications  pré- 
cédentes, sous  prétexte  de  les  expliquer,  la  tsarine  maintenait  bien 
à  Auguste  m  la  protection  qu'elle  lui  avait  promise,  et  qu'elle  était 
toujours  prête  à  appuyer  par  l'envoi  d'un  corps  d'armée,  mais  elle 
bornait  ses  engagemens  au  cas  seulement  où  il  serait  menacé  d'une 
attaque  de  la  part  du  roi  de  Prusse.  Elle  ne  promettait  rien  s'il 
prenait  l'initiative  de  se  rendre  lui-même  l'agresseur.  De  plus,  elle 
avaitpu,  disait-elle,  elle  pouvait  encore  admettre  à  la  rigueur  que  les 
troupes  saxonnes  vinssent,  en  qualité  d'auxiliaires,  aider  l'Autriche 
à  remettre  la  main  sur  la  Silésie,  la  Silésie  étant  une  conquête  de 
fraîche  date,  cédée  seulement  par  une  convention  ré'cente  que  Fré- 
déric venait  lui-même  de  violer.  Mais  une  atteinte  portée  au  pa- 
trimoine antique  de  la  couronne  de  Prusse  jetterait  le  trouble  dans 
un  état  de  choses  garanti  par  des  traités  que  la  Russie  était  tenue  de 
respecter  :  la  Russie  ne  pouvait  donc  prêter  son  concours  pour  les 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  261 

ébranler.  Du  reste,  elle  eût  été  heureuse  de  prévenir  un  conflit  qu'elle 
regrettait,  et  elle  offrait  ses  bons  offices  pour  amener  entre  les  com- 
battans  une  transaction  équitable. 

La  distinction  entre  les  vieilles  et  les  nouvelles  possessions  prus- 
siennes pouvait  être  fondée,  mais  on  s'en  avisait  tardivement,  car 
il  serait  difficile  de  croire  que  Marie-Thérèse,  sollicitant  l'interven- 
tion d'Elisabeth,  lui  eût  laissé  ignorer  en  vue  de  quel  dessein  elle 
la  réclamait.  D'où  venaient  doncàPétersbourg  cette  demi-retraite  et 
ce  changement  d'attitude?  Était-ce  la  suite  des  explications  chaleu- 
reuses envoyées  par  Frédéric?  Le  rapprochement  des  dates  ne  per- 
met guère  cette  supposition.  Il  ne  faut  donc  voir  laque  l'effet  d'un  des 
caprices  habituels  à  une  femme  indécise,  peut-être  aussi  la  préten- 
tion orgueilleuse  d'une  souveraine  encore  à  moitié  sauvage,  et  qui, 
admise  pour  la  première  fois  dans  la  famille  des  monarchies  eu- 
ropéennes, était  flattée  d'y  entrer  en  arbitre  suprême,  iaisant  la 
part  de  chacun ,  et  tenant  entre  les  parties  adverses  la  balance 
égale. 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  peut  hardiment  affirmer  que,  si  Marie-Thé- 
rèse eût  été  présente  au  conseil  de  guerre  auquel  fut  remise  la 
signification  russe,  elle  n'eût  souffert  ni  qu'on  en  tînt  compte  ni 
qu'on  hésitât  à  passer  outre.  Le  principal  effet  qu'elle  s'était  pro- 
mis de  l'appui  de  Saint-Pétersbourg  était  produit,  puisque  le  ter- 
ritoire saxon  était  resté  librement  ouvert  au  passage  des  troupes 
autrichiennes,  et  que  Frédéric,  intimidé,  n'avait  pas  songé  à  pren- 
dre les  devans  pour  le  leur  interdire.  Ce  grand  résultat  moral  était 
l'important;  quant  au  secours  matériel  que  devaient  apporter  les 
12,000  Russes  annoncés,  on  n'avait  jamais  pu  espérer  qu'ils  arrive- 
raient à  temps  pour  prendre  part  aux  premières  luttes,  et  il  serait 
temps  d'y  songer  en  présence  des  faits  accomplis  et  quand  les  alliés 
seraient  arrivés  victorieux  aux  portes  de  Berlin.  La  seule  réponse  à 
faire  au  ministre  russe  était  donc  une  marche  en  avant  résolument 
et  victorieusement  conduite. 

Mais  l'âme  virile  était  à  Vienne  :  il  n'y  avait  à  Dresde  que  des 
cœurs  faibles  et  des  esprits  bornés.  Auguste  et  Brïihl,  saisis  de  peur 
et  perdant  la  tête,  n'eurent  plus  qu'une  pensée,  c'était  de  tout  faire 
pour  complaire  à  la  tsarine,  et  de  rentrer  strictement  et  à  tout  prix 
dans  le  programme  qu'elle  leur  traçait.  Dès  lors,  il  ne  fut. plus 
question  pour  les  Saxons  de  partir  en  guerre  et  d'entrer  en  Prusse 
par  le  territoire  de  Magdebourg.  On  ne  songea  plus  à  menacer  Ber- 
lin de  deux  côtés  à  la  fois  ;  on  se  borna  à  laisser  à  Leipzig  un  faible 
corps  d'observation,  auquel  tout  mouvement  en  avant  lut  interdit, 
tandis  que  le  gros  des  troupes  autrichiennes  était  mis  sous  les  or- 
dres du  prince  de  Lorraine  pour  le  seconder  dans  sa  marche  sur 


2(fi2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Francfort.  Quant  aux  troupes  saxonnes,  réduites  au  rôle  de  simples 
auxiliaires,  toute  leur  tâche  dut  consister  à  se  porter  sur  la  Silésie 
pour  interrompre  la  communication  de  cette  province  avec  la  capi- 
tale. De  cette  sorte,  l'Autriche  seule  aurait  la  responsabilité  de 
l'agression  faite  sur  les  vieilles  possessions  prussiennes,  et  la  Saxe 
"ne  s'en  mêlant  pas,  Elisabeth  n'avait  plus  rien  à  dire  (1). 

Ce  n'était  pas  moins  un  bouleversement  complet  des  desseins 
convenus  ;  quelques  jours  au  moins  étaient  nécessaires  pour  infor- 
mer du  changement  le  prince  de  Lorraine  et  lui  laisser  le  temps  de 
modifier  lui-même  toutes  les  dispositions  qu'il  avait  déjà  prises  ; 
c'était  la  cause  du  retard  dont  s'étonnait  Frédéric. 

Le  '22  novembre,  cependant,  le  prince  se  mit  en  mouvement  ; 
mais  avec  quelle  indécision  et  quelle  mollesse!  Ignorant  la  sur- 
veillance dont  il  était  l'objet,  il  s'avançait  tout  à  son  aise,  disper- 
sant ses  troupes  pour  les  mieux  Tiourrir  et  les  loger  plus  commo- 
dément. Frédéric,  au  contraire,  informé  régulièrement  de  tous  ses 
.pas,  n'attendait  qu'un  signal.  Dès  qu'il  sut  que  la  frontière  saxonne 
était  francliie,  passant  l'a  rivière  de  Queiss  sur  quatre  ponts  déjà 
tout  préparés,  il  s'y  présenta  de  son  côté.  Quelque  mauvaise  opi- 
nion qu'il  eût  de  la  diligence  du  prince  de  Lorraine,  la  lenteur  des 
mouvemens  de  l'armée  autrichienne  dépassa  tellement  son  attente, 
qu'il  comptait  la  prendre  à  dos,  tandis  qu'il  ne  rencontra  dans  le 
petit  village  deHennersdorf  que  l'avam-garde  composée  de  deux  ba- 
taillons et  six  escadrons  saxons.  Les  attaquer  et  les  mettre  en  dé- 
route fut  l'affaire  de  deux  heures.  Le  lendemain,  il  s'attendait  à  être 
rejoint  et  pris  à  partie  par  le  prince  de  Lorraine,  et  se  tint  prêt  à 
le  recevoir  ;  puis,  le  jour  suivant,  ne  le  voyant  pas  venir,  il  allait 
partir  pour  marcher  à  sa  rencontre  :  quel  ne  fut  pas  son  joyeux 
étonnement  d'apprendre  que  son  ennemi,  loin  de  le  chercher  ou 
de  l'attendre,  reculait  et  s'évanouissait  devant  lui! 

Effectivement,  le  prince  de  Lorraine,  confondu  de  trouver  un 
obstacle  sur  un  chemin  qu'il  croyait  libre,  prenait  le  parti  de 
s'en  aller  au  plus  vite  en  Bohême  pour  réfléchir  sur  l'explica- 
tion du  fait  imprévu  qui  causait  sa  surprise.  —  «  Jamais,  écri- 
vait-il à  son  frère  l'empereur,  je  n'ai  éprouvé  pareil  embarras  de 
ma  vie.  »  —  Cette  retraite,  qui  se  ressentait  de  l'émotion  excessive 
du  général,  ou  plutôt  cette  fuite,  sans  avoir  combattu,  donna  le 
pilus  honteux  spectacle  de  trouble  et  de  désordre,  au  grand  diver- 
tissement des  populations  qui,  efirayées  de  l'aspect  farouche  et  des 


(1)  D'Arniilh,  t.  m,  p.  142-143.  —  Droysen  ,  t.  ii,  [>.  597-508.  —  Frédéric,  dans 
Vllistoire  de  mon  temps,  no  parait  pas  avoir  compris  le  changemenl  survenu  à  la 
dernière  heure  dans  le  conseil  des  alliés. 


VJ 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  263 

allures  pillardes  des  Pandours,  étaient  charmées  de  les  voir  partir 
en  si  piteux  état.  —  «  La  consternation  des  généraux  autrichiens, 
écrivait  Frédéric,  doit  être  telle,  qu'ils  font  raarcher  les  troupes  sans 
disposition,  —  aille  comme  il  peut,  —  de  façon  que  le  soldat  com- 
mun s'en  aperçoit  très  bien  et  en  parle  sans  réserve...  On  laisse  en 
arrière  chariots,  bagages  et  tentes...  Ainsi  j'ai  sauvé  ma  patrie  du 
plus  cruel  des  malheurs,  et  toute  mon  expédition  ne  me  coûte  que 
trente  morts  tout  au  plus  et  soixante-dix  blessés.  Dieu  soit  loué! 
nos  ennemis  sont  battus  sans  que  j'aie  pu  les  atteindre  (1).  » 

Un  succès  si  facilement  obtenu  demandait,  pour  être  complété, 
à  être  aussi  rapidement  poursuivi.  C'est  à  quoi  Frédéric  s'appliqua 
sans  perdre  une  heure,  avec  un  rare  mélange  d'énergie  et  de  pru- 
dence, par  deux  mesures  prises  en  même  temps,  dont  l'effet  devait 
être  d'entermer  Auguste  lll  dans  une  poignante  alternative.  D'une 
part,  il  lui  fit  offrir  la  cessation  immédiate  de  toute  hostilité  et  la 
paix,  sous  la  seule  condition  d'adhérer  à  la  convention  de  Hanovre 
et  de  ne  pas  laisser  les  troupes  de  Marie-Thérèse  rentrer  dans 
l'électorat  qu'elles  venaient  de  quitter.  Puis,  au  même  moment,  il 
enjoignit  au  prince  d'Anhalt  (qui,  après  quelque  hésitation,  avait 
pris  le  commandement  des  troupes  mises  en  position  autour  de 
Halle)  de  marcher  droit  sur  Leipzig  et  sur  Dresde,  en  traitant  les 
populations  saxonnes  comme  des  ennemis  déclarés,  avec  toutes 
les  rigueurs  de  la  guerre  et  en  n'usant  d'aucun  ménagement.  Les 
deux  ordres  furent  exécutés  avec  autant  de  célérité  et  de  préci- 
sion qu'ils  avaient  été  transmis.  Ce  fut  le  ministre  anglais  à  Dresde, 
M.  Villiers,  qui  se  chargea  de  faire  à  Auguste  la  communication 
pacifique,  tandis  que  le  prince  d'Anhalt,  balayant  devant  lui  le  pe- 
tit corps  d'observation  saxon  qui  stationnait  devant  Leipzig,  entrait 
dans  cette  ville  tambour  battant  et  sans  rencontrer  de  résistance. 
Ainsi,  on  laissait  à  Auguste  le  choix  ou  d'apposer  sa  signature  à 
un  acte  déjà  tout  préparé,  qui  lui  assurait  l'intégrité  de  sa  situation 
royale,  ou  d'attendre  qu'un  vainqueur  armé  vînt  dans  son  palais 
mettre  la  main  sur  sa  personne.  Frédéric  avait  calculé  que  le  di- 
lemme mettrait  à  une  bien  forte  épreuve  une  âme  d'une  bien  faible 
trempe. 

Aussi,  si  Auguste  avait  été  réellement  maître  de  ses  actions, 
l'hésitation  n'eût  pas  été  longue,  et  le  parti  de  la  sagesse  comme 
de  la  timidité  eût  bientôt  prévalu.  D'autant  plus  que  l'irritation 
était  grande  dans  son  entourage  contre  l'indigne  conduite  des  Au- 
trichiens, et  qu'on  lui  disait  hautement  qu'en  les  abandonnant  il 
ne  ferait  que  leur  rendre  la  pareille.  Mais  il  avait  auprès  de  lui  un 

(l;  D'Arneth,  t.  ii,  p.  142.  —  Pol.  Corr.  t.  iv,  p.  318  350. 


264  REVUE    DES   DEUX  MONDES. 

ministre  plus  occupé  de  sa  situation  personnelle  que  de  tout  autre 
intérêt,  et  qui  la  voyait  gravement  compromise,  si  une  entreprise 
qu'il  se  vantait  d'avoir  conçue  et  qu'il  avait  au  moins  fortement 
conseillée  tournait,  par  cette  triste  fm,  à  n'être  plus  qu'une  ridicule 
aventure.  Avant  de  se  résigner  à  ce  piteux  dévoûment,  Brûhl  vou- 
lut encore  tenter  un  dernier  effort.  Après  tout,  rien  n'était  définiti- 
vement perdu,  puisque  l'armée  autrichienne,  ne  s' étant  pas  enga- 
gée, était  encore  intacte,  et  que  l'armée  saxonne  n'avait  perdu  que 
de  faibles  détachemens.  On  pouvait  attendre  une  reprise  d'action  et 
d'énergie  du  prince  de  Lorraine,  quand  il  recevrait  (ce  qui  ne  pou- 
vait manquer  de  lui  arriver)  le  blâme  et  les  ordres  indignés  de 
Marie-Thérèse.  L'essentiel  parut  donc  de  gagner  encore  quelques 
jours,  sans  exposer  la  personne  royale  à  des  périls  qu'elle  n'avait 
aucun  goût  à  braver.  Bruhl  conseilla  à  son  maître  de  faire  à  l'en- 
voyé de  Frédéric  une  réponse  évasive,  en  même  temps  qu'il  quit- 
terait lui-même  sa  capitale  pour  se  mettre  à  l'abri  d'un  coup  de 
main.  L'avis,  fait  pour  ménager  à  la  fois  l'orgueil  et  la  timidité  du 
-roi,  fut  goûté.  En  conséquence,  Villiers  fut  chargé  de  faire  savoir 
au  roi  de  Prusse  que  le  roi  de  Pologne  néuiit  pas  éloigné  d'adhérer 
à  la  convention  de  Hanovre,  mais  qu'il  devait  auparavant  s'entendre 
avec  la  cour  de  Vienne,  appelée  aussi  à  prendre  part  à  cet  acte,  et 
qu'en  attendant,  il  était  prêt  à  interdire  aux  troupes  autrichiennes 
l'entrée  du  territoire  saxon,  pourvu  que  les  troupes  prussiennes  se 
missent  en  devoir  de  l'évacuer  de  leur  côté.  Puis,  les  équipages 
royaux  furent  commandés,  on  passa  toute  une  nuit  à  emballer  les 
objets  et  les  meubles  précieux  du  palais,  et  le  lendemain,  en  plein 
jour,  aux  yeux  du  peuple  assemblé,  le  roi  et  sa  famille  montèrent 
dans  une  voiture  découverte  pour  se  rendre  à  Prague,  où  un  asile 
leur  était  préparé.  La  violence  publiquement  constatée  privait  de 
toute  valeur  réelle  même  le  consentement  imparfait  qui  était  donné 
aux  exigences  du  vainqueur.  Frédéric  n'était  pas  d'humeur  à  se 
contenter  de  cette  soumission  apparente.  Il  lui  restait  donc  un  der- 
nier coup  à  frapper  pour  achever  sa  victoire.  C'est  à  Dresde  même 
qu'il  allait  le  porter  (1). 

Duc  DE  Broglie. 


(1)  Frédéric,  Histoire  de  mon  temps,  chap.  xiv  et  appendice.  —  Vaulgrcnant  à  d'Ar- 
genson,  2  décembre  1745.  {Correspondance  de  Prusse.  —  Ministère  des  affaires  étran- 
gères.) 


THÉ  RÉSINE 


TROISIÈME     PARTIE     (1). 


I 


XIII. 

Peu  de  salons  sont  d'accès  aussi  difficile  que  celui  de  la  duchesse 
de  Senozan.  Veuve  d'un  gentilhomme  allié  aux  premières  maisons 
de  France,  née  elle-même  dans  un  rang  illustre,  elle  représentait 
bien  la  grande  dame  d'aujourd'hui.  Belle  d'une  beauté  brune  tou- 
jours admirée,  la  duchesse  ne  prêtait  à  la  médisance  ni  par  ses 
actes  ni  par  ses  paroles.  Indulgente  aux  fautes  de  son  prochain, 
parce  qu'elle  se  savait  inattaquable  ;  bonne  d'instinct,  parce  que 
son  esprit  vif  lui  permettait  la  bienveillance,  elle  exerçait  une  vé- 
ritable royauté.  Paris  est  assez  long  d'habitude  à  saluer  ces 
royautés-là.  Il  lui  faut  du  temps  pour  s'apercevoir  de  la  supériorité 
d'une  femme.  Il  est  vrai  que  cette  souveraineté  est  immuable.  A 
soixante  ans,  on  est  encore  la  belle  M""*  X...  M"'®  de  Senozan  exer- 
çait son  empire  depuis  son  entrée  dans  le  monde.  On  la  savait  in- 
dulgente, et  cependant  nul  n'aurait  voulu  la  tromper  ;  on  la  savait 
très  riche  :  tous  en  profitaient,  les  malheureux  comme  les  heu- 
reux d'ici-bas.  Elle  faisait  aux  uns  des  libéralités  aussi  larges  que 
discrètes  ;  aux  autres  elle  donnait  des  fêtes  superbes  dont  on  par- 
lait pendant  huit  jours.  «  Être  reçu  chez  la  duchesse  »  classait  un 
homme,  comme,  dans  un  certain  monde,  «  être  de  tel  cercle  » 
plutôt  que  de  tel  autre.   Que  de  mariages   manques   parce  que 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  15  octobre  et  du  l'^'"  novembre. 


266  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  futur  n'appartenait  pas  au  Jockey  !  A  mesure  que  la  brutale  démo- 
cratie abolit  les  hautes  distinctions  sociales,  il  s'en  forme  d'autres 
plus  minces,  mais  aussi  légitimes.  Un  peuple  ne  peut  pas  vivre  sans 
aristocratie  :   trop  heureux  s'il  a  plutôt  le  respect  du  grand  nom 
que  de  la  grande  fortune  ! 

En  cet  après-midi  de  février,  d'élégans  équipages  s'arrêtaient 
devant  l'hôtel  de  M'"^  de  Senozan,  rue  de  Verneuil.  La  duchesse 
réunissait  chez  elle  les  dames  patronnesses  de  la  Société  de  secours 
aux  blessés  citnls  dont  elle  était  présidente.  Toutes  de  noble  fa- 
mille :  à  peine  deux  ou  trois  roturières  acceptées  par  esprit  politique. 
Ce  jour-là,  on  causait  avec  animation. 

—  Alors,  vous  l'avez  admise  tout  de  suite  ? 

—  Pouvais-je  refuser?  Notre  ami,  M^""  Hyacinthe,  insistait  vive- 
ment pour  qu'elle  fût  des  nôtres. 

—  Et  belle  ?  et  riche  ?  et  distinguée  ? 

Les  questions  volaient,  se  heurtant  au  passage  comme  des  pa- 
pillons légers  ;  et  la  curiosité  s'éveillait  sur  les  jolis  visages  qui  se 
tournaient  vers  la  duchesse. 

—  Parfaitement.  Même  très  riche,  très  belle,  très  distinguée. 
C'est  une  Américaine. 

—  Encore  une  fille  de  Yankee,  riposta  M""^  de  Clérac,  dont  le 
père  aura  découvert  une  mine  de  pétrole  ou  vendu  du  porc  salé  à 
('hicago  !  Si  cette  mode  continue,  Paris  sera  bientôt  envahi  par 
tous  les  épiciers  et  les  charcutiers  du  Nouveau-Monde  ! 

—  Pourquoi  pas?  ajouta  en  riant  M'"*'  de  l'ArbresIe.  Est-ce  que 
Robin,  l'épicier  fameux,  ne  disait  pas  gravement  l'autre  jour  :  «  Je 
donne  quatre  millions  Je  dot  à  ma  fille.  Je  veux  qu'elle  se  paie  un 
duc  français  1  » 

—  Donc,  c'est  une  Américaine,  continua  M""^  de  Sauve  avec  une 
nuance  de  dédain.  Elle  fera  concurrence  aux  autres! 

—  Yoilà  qui  vous  trompe,  ma  chère,  interrompit  la  duchesse  en 
souriant,  et  j'arrête  net  les  médisances.  J'ai  vu  cette  mystérieuse 
inconnue,  car  l'évêque  me  l'a  présentée,  ici  même.  Ce  n'est  pas  une 
Yankee,  mais  une  créole.  Sa  fortune  ne  vient  ni  du  pétrole  ni  du 
porc  salé  :  pas  même  d'une  pauvre  mine  d'argent.  Son  mari  appar- 
tenait à  l'une  des  très  bonnes  familles  de  la  Louisiane.  Elle  est 
riche  parce  qu'elle  possédait  una  plantation  de  coton,  voilà  tout. 
Et  remarquez  bien  que  ce  ne  sont  point  des  propos  en  l'air,  mais 
une  certitude.  M^^'  Hyacinthe  a  connu  M.  Phineas  Dawitt;  il  a.été 
reçu  chez  lui.  C'est  même  sur  les  conseils  de  notre  évêque  que 
cette  jeune  femme  a  pris  le  parti  de  vendre  ses  propriétés  et  de 
venir  en  France.  Mais  est-ce  que  votre  ami  le  capitaine  ne  vous  a 
point  déjà  parlé  d'elle,  ma  chère  Hélène? 


THÉRESINE.  267 

Et  la  duchesse  se  tournait  vers  une  jeune  femme  blonde,  M""^  de 
Grissac,  qui  causait  avec  M™®  de  l'Ârbresle. 

—  Le  capitaine?  Attendez...  est-ce  qu'il  m'a  parlé  d'elle?...  Quel 
capitaine,  d'abord?  J'en  connais  tant!  M.  de  Grissac  m'amène  tous 
les  officiers  de  son  escadron,  les  uns  après  les  autres  ! 

La  duchesse  se  mit  à  rire.     . 

—  Je  parle  du  capitaine  qui  est  votre  ami. 

—  Ils  sont  tous  mes  amis  ! 

—  Dieu  !  que  vous  êtes  agaçante  !  Nous  n'ignorons  pas  que  vous 
êtes  «  officier  »  jusqu'au  bout  des  ongles.  Je  parle  du  capitaine 
Clavière,  le  frère  de  l'évêque. 

—  Parfaitement  !  Il  a  pour  M™®  Dawitt  le  même  enthousiasme 
que  vous.  C'est  ce  qui  m'a  rendue  méfiante.  Avec  les  hommes,  on 
ne  sait  jamais, 

—  M""®  Phineas  Dawitt  I  annonça  le  valet  de  pied  d'une  voix  so- 
nore. 

Thérèse  entra  dans  le  salon  vaste  et  bien  éclairé  par  les  lueurs 
gaies  qui  montaient  du  jardin.  Elle  portait  une  toilette  un  peu 
sombre  qui  accommodait  son  veuvage,  vieux  déjà  de  deux  années, 
au  bon  goût  d'une  présentation  dans  le  monde  parisien.  Une 
femme  extrêmement  belle  suscite  toujours,  parmi  les  autres  femmes, 
des  antipathies  nuancées  de  sourires.  Mais  Thérèse  inspirait  une 
vague  déférence,  à  première  vue,  tant  elle  paraissait  à  la  fois  fière 
et  modeste.  On  ne  lisait  ni  timidité  ni  audace  sur  ce  visage  calme 
où  se  reflétait  le  repos  d'une  conscience  paisible  et  la  sérénité 
d'une  âme  très  haute.  Au  lieu  de  déplaire  ou  de  choquer  les  petites 
vanités  toujours  en  éveil,  la  beauté  de  Thérèse  frappa  beaucoup  les 
amies  de  la  duchesse,  La  jeune  femme  remercia  les  dames  patron- 
nesses  de  vouloir  bien  l'accueillir  si  bienveillamment,  elle,  une 
étrangère,  qui  ne  possédait  point  de  relations  dans  la  société  pari- 
siemie, 

—  C'est  aux  États-Unis  que  vous  avez  connu  M""^  Hyacinthe? 
demanda  M""^  de  l'Arbresle. 

—  Oui,  madame. 

Et  de  sa  voix  chaude,  mais  avec  une  simplicité  émue,  elle  racon- 
tait la  grandeur  de  la  mission  accomplie  par  le  prélat  ;  comment  il 
était  arrivé  au  Texas  pour  se  dévouer  corps  et  âme  à  son  œuvre,  et 
quel  dévoûment  superbe  il  avait  eu  pendant  la  terrible  épidémie. 

—  Vous  vantez  l'héroïsme  de  l'évêque,  madame,  interrompit 
M"'''  de  Senozan  ;  lui  m'a  vanté  le  vôtre. 

—  Ce  que  j'ai  fait  ne  compte  pas,  madame.  Qu'aurais-je  pu  sans 
monseigneur  ? 

On  l'interrogeait  sur  la  Louisiane,  et  M"'''  de  Grissac,  se  rappe- 
lant tout  à  coup   les  descriptions  colorées  du  capitaine  Clavière, 


268  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

questionnait  curieusement  Thérèse,  ne  cachant  pas  qu'elle  accu- 
sait le  voyageur  d'un  peu  d'exagération.  M°^°  Dawitt  redevenait 
grave,  et  sa  pensée  évoquait  la  Maison-Rouge,  le  lac  des  Eaux- 
Glaires  et  ces  merveilleux  paysages  dont  la  poésie  mystérieuse  im- 
prégnait de  souvenirs  son  âme  et  son  esprit.  Elle  s'animait  lente- 
ment, à  mesure  que  sa  parole  vibrante  faisait  revivre  les  fleurs 
embaumées,  les  oiseaux  féeriques,  les  ciels  profonds  et  lumineux. 
Ces  Parisiennes  alertes  et  vives,  si  promptes  à  la  raillerie,  se  lais- 
saient gagner  malgré  elles  par  le  charme  de  ces  contrées  magi- 
ques. Et  quand  la  jeune  femme  se  tut,  il  y  eut  un  silence,  comme 
si  chacune  d'elles  restait  captivée  par  le  récit  qu'on  venait  de  leur 
faire.  Thérèse  se  sentit  un  peu  confuse  ;  les  regards  qui  la  dévisa- 
geaient gênaient  sa  modestie  vaguement  craintive.  A  son  insu,  elle 
avait  parlé  plus  en  poète  qu'en  femme  du  monde,  révélant  par  un 
mot,  par  une  phrase,  par  une  comparaison,  la  souplesse  de  son 
esprit  et  la  grandeur  de  son  intelligence.  Il  suffisait  de  l'entendre 
pour  comprendre  qu'elle  avait  beaucoup  lu  et  que  rien  ne  lui  de- 
meurait étranger.  Elle  se  leva,  et,  après  un  remercîment  très 
simple,  se  retira,  suivie  du  regard  à  demi  étonné  des  amies  de  la 
duchesse.  C'est  qu'elle  ne  ressemblait  à  personne,  cette  étrangère  ; 
elle  était  bien  «  elle-même.  »  Dès  qu'elle  eut  disparu,  chacune 
émit  son  opinion  ;  et,  si  le  diable  espérait  des  médisances,  il  en 
fut  pour  ses  frais  de  tentation.  M™^  de  Clérac  avoua  qu'on  pouvait 
être  Américaine  et  en  même  temps  d'une  distinction  rare  ;  M"**^  de 
l'Arbresle  se  déclara  enthousiaste  :  «  Quelle  beauté  fière  !  quels 
yeux  superbes  I  »  M'^''  de  Grissac  avait  surtout  remarqué  la  toilette  ; 
M™®  de  Sauve,  qui  recevait  des  écrivains  et  des  artistes,  confessa 
que  M""®  Dawitt  posséderait  avant  peu  un  salon  littéraire  de  pre- 
mier ordre. 

—  Il  ne  peut  pas  en  être  autrement,  ma  chère!  Elle  sait  tout. 
M^'  Hyacinthe  est  infaillible.  Il  n'y  a  que  les  filles  bien  nées  pour 
être  éduquées  de  cette  façon -là! 

Les  femmes  du  monde  ont  de  grandes  ressemblances  avec  les 
comédiennes.  Rien  de  plus  facile  qu'un  début!  Tout  le  monde  est 
d'accord  pour  louer:  au  commencement,  on  ne  voit  que  les  qualités. 
Les  jalousies  ne  sont  pas  encore  éveillées,  et  il  ne  se  trouve  pas 
une  voix  discordante  au  milieu  du  chœur  des  admiratrices.  Thé- 
rèse avait  charmé  les  plus  sévères  de  toutes  les  femmes,  celles 
que  la  naissance  et  l'éducation  mettent  au  premier  rang.  A  vrai 
dire,  elle  montrait  tant  de  modestie  et  de  simplicité  que  pas  une 
de  ces  mondaines  ne  redoutait  une  rivale. 

Et,  pendant  qu'on  détaillait  sa  toilette,  son  esprit  et  son  visage, 
elle  rentrait  à  son  hôtel  de  la  rue  de  Lille,  qui  n'allait  point  tarder 
à  devenir  célèbre.  Tous  les  Parisiens  ont  connu  M.  de  Courtival,  ce 


I 


THÉRÉSINE.  269 

gentilhomme  de  haute  race,  qui,  lors  de  la  guerre,  s'engagea  mal- 
gré ses  soixante  ans  dans  les  zouaves  pontificaux  de  Gharette.  A  la 
bataille  de  Patay,  voyant  une  grêle  de  balles  et  d'obus  décimer  son 
héroïque  brigade,  le  général  ordonna  que  ses  hommes  s'étendissent 
à  plat  ventre.  Seul,  M.  de  Courtival  demeurait  debout.  Et  comme  le 
général  passait  au  petit  galop  : 

—  Eh  !  monsieur,  cria-t-il,  n'avez-vous  pas  entendu  la  consigne? 

—  Si  fait,  mon  général.  Mais  à  mon  âge,  quand  on  se  couche, 
c'est  pour  ne  plus  se  relever  1 

Le  magnifique  vieillard  mourut  subitement,  en  1883,  de  la  rup- 
ture d'un  anévrisme.  Sans  héritier  direct,  il  laissait  toute  sa  fortune 
à  des  collatéraux  épars  à  travers  la  province  ;  si  bien  que  son  splen- 
dide  hôtel  restait  fermé,  ne  rencontrant  pas  d'acheteur.  Où  trouver 
maintenant  des  fortunes  assez  grandes,  dans  l'aristocratie,  pour 
supporter  une  pareille  charge?  Depuis  le  krack,  chacun  est  éco- 
nome. Quant  aux  nouveaux  riches,  juifs  ou  chrétiens  de  tous  pays, 
ils  ne  se  soucient  guère  d'habiter  le  faubourg  Saint-Germain.  Avertie 
par  son  banquier,  lors  de  son  arrivée  à  Paris,  Thérèse  s'était  em- 
pressée d'acquérir  l'hôtel  de  Gourtival,  bâti  entre  une  cour  énorme 
et  un  jardin  qui  va  jusqu'au  quai. 

Derrière  trois  portes  de  vieux  chêne,  cette  cour,  aux  larges  dalles, 
s'étale  majestueusement,  festonnée  de  chaînes  énormes  accrochées 
à  de  hautes  bornes.  De  chaque  côté,  les  communs,  vastes  à  caser- 
ner  les  deux  régimens  du  maréchal  de  Saxe  !  Tout  au  fond,  l'hôtel, 
avec  son  corps  central,  un  peu  en  retrait,  et  flanqué  de  deux  pa- 
villons. On  y  monte  par  une  quadruple  rangée  de  marches  dont  des 
sphinx  troublans  et  méditatifs  supportent  les  balustres.  Deux  étages 
seulement  :  le  toit  aux  lourdes  poivrières  indique  le  caractère  par- 
ticulier d'une  demeure  assez  riche  pour  se  donner  en  étendue  ce 
qu'elle  perd  en  élévation.  Derrière  l'hôtel,  les  arbres  séculaires 
lancent  leurs  branches  énormes  ;  quand  le  soleil  descend,  dorant 
la  masse  du  Trocadéro,  des  vols  de  ramiers  s'enlèvent  des  Tuile- 
ries, et,  après  un  lent  tournoiement,  traversent  la  Seine,  dessinant 
leur  ombre  sur  les  ruines  de  la  Gour  des  comptes  ;  puis  ils  vont 
s'abattre,  pour  leur  nuitée,  dans  les  frondaisons  épaisses  des  ormes 
et  des  hêtres  que  planta,  sous  Louis  XV,  Jarris  de  Gourtival,  ma- 
réchal de  France.  La  quiétude  de  cette  demeure  séduisait  Théré- 
sine  de  même  qu'elle  attirait  le  ramier  voyageur.  La  grave  solen- 
nité des  grands  espaces  vides  convenait  à  la  tristesse  de  son  âme  ; 
et  elle  sut  donner  bientôt  à  l'ancien  hôtel  de  Gourtival  cette  dis- 
tinction et  cette  élégance  qui  sont  innées  chez  la  femme.  Elle  ré- 
forma d'abord  le  mobilier  et  la  disposition  intérieure  :  le  bon  goût 
a  subi  tant  de  vicissitudes  depuis  le  commencement  du  siècle  ! 

Le  vestibule,  très  haut,  aux  dalles  alternées  de  marbre  blanc  et 


270  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

de  serpentine,  était  entièrement  tendu  de  drap  d'argent,  reflété  par 
de  belles  glaces  de  Venise,  qui  renvoyaient  à  l'infini  les  blancheurs 
givrées  de  l'étoffe.  Quatre  salons  tournaient  autour  d'une  galerie  et 
d'un  jardin  d'hiver.  Des  bandes  de  satin  jaune,  brodé  d'étranges  chi- 
mères en  velours  noir,  déployant  des  banderoles,  couvraient  les 
murs  de  la  galerie.  Des  meubles  portugais,  constellés  de  cuivre, 
supportaient  de  merveilleuses  porcelaines  et  des  bronzes  japonais. 
Le  premier  salon,  tout  en  peluche  rouge,  était  orné  de  quatre  Dela- 
croix. Thérèse  aimait  ce  maître  à  l'impression  franche  jusqu'à  la 
brutalité.  Elle  sentait  profondément  tout  ce  que  cachait  d'efforts 
douloureux  la  volonté  de  cet  incomplet  de  génie.  A  droite  s'ou- 
vrait le  salon  chinois,  avec  un  fouillis  de  laques  rouges,  d'émaux 
cloisonnés,  de  larges  bandes  de  soie,  où  des  hérons,  au  col  tendu, 
traversaient  des  roseaux  fléchissans  et  des  gerbes  d'iris  violets.  Le 
troisième  salon,  de  style  Louis  XVI,  était  en  satin  bleu  pâle,  broché 
de  légers  bouquets  de  roses.  Le  lustre,  la  garniture  de  cheminée  et 
les  girandoles  en  porcelaine  de  Saxe,  jetaient  des  gaîtés  claires;  et 
les  bergers  coquets,  les  accortes  déesses  de  la  fabrique  de  Meinin- 
gen  semblai'^-nt  sourire  et  tressaillir  d'aise  dans  la  lumière  douce, 
tamisée  par  les  stores  de  soie  abaissés  sur  les  hautes  fenêtres.  Au 
milieu  de  tout  ce  luxe  et  de  toutes  ces  richesses,  la  chambre  de  la 
jeune  femme  gardait  une  extrême  simplicité.  Les  murs  étaient  uni- 
quement revêtus  de  sapin  verni,  et  les  tentures,  les  portières,  faites 
en  gros  drap  bleu.  Au-dessous  d'un  Christ,  pâlissant  d'amertume  et 
d'angoisse,  le  portrait  de  Phineas,  dans  un  cadre  d'ébène  ;  eu  face 
et  placés  en  pendans,  une  madone  de  Francesco  Gapelli  et  une  copie 
de  V Homme  ronge  de  Ghirlandajo,  qui  est  au  Louvre,  exécutée  par 
Granacci,  le  seul  de  ses  élèves  qui  ait  conquis  une  gloire.  A  côté  de 
la  chambre,  communiquant  par  une  large  baie  où  retombait  une 
portière  de  soie  rouge  brodée,  une  pièce  éclairée  par  un  jour  d'en 
haut,  comme  un  atelier.  C'était  la  bibliothèque,  avec  ses  rayons  en 
bois  d'érable  incrusté  d'ornemens  de  platine,  où  dormaient  des  livres 
reliés  en  maroquin  écrasé  de  couleurs  variées.  Des  rideaux  et  des 
portières,  en  velours  de  Gênes  jaune  et  rouge,  éteignaient  la  crudité 
du  jour,  et  un  tapis  persan  très  épais,  bleu  et  grenat,  assourdissait 
le  bruit  des  pas.  Des  tables  et  des  sièges  de  toutes  formes  erraient 
à  droite  et  à  gauche;  au  fond,  un  très  haut  pupitre  en  bois  d'érable. 
Et  sur  les  murs ,  les  peintres  anciens  associés  aux  peintres  mo- 
dernes ;  une  nature  morte  de  Gilles  Smeyers  à  côté  d'un  troupeau 
de  moutons  de  Troyon  marchant  dans  le  plein  air  ;  un  échevin  fla- 
mand, à  la  collerette  empesée,  de  David  Rickaert,  près  d'une  Judith 
de  Luc-Olivier  Merson  ;  un  délicieux  Goysevox  coudoyait  un  buste 
de  Chapu,  pendant  que  le  Vœ  victis  étendait  ses  bras  de  marbre 
au-dessus  d'une  cire  délicate. 


THERESINE. 


271 


Mais  le  plus  grand  luxe  de  l'hôtel  de  Thérèse,  c'étaient  les  écuries. 
Déjà,  à  la  Maison-Rouge,  elle  aimait  passionnément  les  chevaux.  Ce 
goût  vif  la  reprenait  en  pleine  vie  parisienne.  C'était  la  seule  dis- 
traction qu'elle  goûtât  dans  son  existence  sérieuse  et  solitaire. 
Chaque  matin,  elle  parcourait  les  boxes  éclatans,  garnis  de  paille 
fraîche,  aux  cuivres  étincelans,  aux  mangeoires  de  marbre;  puis 
elle  traversait  les  remises,  semées  de  sable  fin,  où  étaient  tracées 
des  mosaïques  de  terres  de  couleur.  Toutes  les  formes,  toutes  les 
dimensions  de  voitures  s'y  trouvaient,  depuis  le  raail-coach  jusqu'au 
village-cart.  L'inspection  finie,  Thérèse  décidait  quel  cheval  elle  vou- 
lait monter,  quel  genre  d'attelage  elle  choisissait  pour  l'après-midi. 
A  côté  de  l'écurie  s'ouvrait  une  belle  sellerie,  un  véritable  boudoir 
hippique,  au  milieu  duquel  des  gerbes  de  roses,  renouvelées  tous 
les  jours,  s'épanouissaient  dans  un  traîneau  ancien,  décoré  de  vernis 
Martin. 

Le  bruit  s'était  vite  répandu  qu'une  Américaine  millionnaire  s'in- 
stallait à  Paris,  et  qu'elle  transformait  en  un  palais  enchanté  l'ancien 
hôtel  de  Courtival.  On  sut  bientôt  que  cette  M™^  Phineas  Dawitt, 
dont  chacun  parlait  discrètement,  se  présentait  dans  le  monde  sous 
le  patronage  de  M"'"  Hyacinthe  et  de  la  duchesse  de  Senozan.  Et 
quelle  beauté!  Quelle  fortune!  Quelle  distinction!  Quel  esprit!  Une 
autre  aurait  succombé  sous  tant  d'admirations,  voilées  de  tant  de 
jalousies.  Mais  Thérèse  avait  un  tact  parfait.  Elle  gardait  une  ré- 
serve très  grande,  affable  et  gracieuse  avec  tout  le  monde,  empres- 
sée auprès  des  femmes  âgées,  pour  qui  elle  se  montrait  délicate- 
ment airectueuse.  La  plus  habile  tacticienne  n'eût  pas  autrement 
opéré.  M'"^  Dawitt  ne  cherchait  pas  si  loin.  N'ayant  pas  l'habitude 
du  monde,  elle  faisait  ce  qu'elle  croyait  devoir  faire,  d'instinct,  sans 
calculs  ni  préméditation.  Puis  M™®  de  Senozan  s'intéressait  réelle- 
ment à  sa  protégée.  Elle  se  plaisait  à  la  guider,  à  la  conseiller,  lui 
expliquant  par  le  menu,  avec  son  esprit  alerte,  les  dessous  de  cette 
haute  vie  parisienne  qui  reste,  pour  les  non-initiés,  un  problème  in- 
compréhensible. 

La  première  fois  qu'elle  revit  Robert  Clavière,  ce  fut  dans  un 
dîner  chez  W^^  de  Crissac.  Il  causait,  debout,  à  demi  caché  dans 
une  portière,  quand  elle  entra  paisible  et  souriante.  Il  pâlit  en 
l'apercevant,  et  sentit  que  son  cœur  battait  à  se  rompre.  Quand  il 
fut  un  peu  plus  maître  de  lui,  il  s'approcha  d'elle,  assez  calme  en 
apparence,  mais  remué  par  une  violente  émotion. 

—  Je  ne  m'attendais  pas  à  vous  retrouver  en  plein  Paris,  ma- 
dame, dit-il.  La  vie  éloigne  et  le  hasard  rapproche  ! 

Une  joie  franche  éclaira  le  visage  de  Thérèse,  et  tendant  vivement 
la  main  au  capitaine  : 

—  Je  suis  bien  heureuse  de  vous  rencontrer!.. 


272  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

Oui,  elle  était  heureuse  et  ne  le  cachait  pas.  Une  flamme  s'allu- 
mait dans  ses  grands  yeux  limpides,  et  le  ressouvenir  lui  venait  de 
l'habitation,  des  jours  éclatans,  des  nuits  parfumées,  de  cette  chasse 
dans  la  forêt  vierge,  de  la  grande  cyprière  jetant  sur  l'onde  argen- 
tée du  lac  ses  ombres  bleues  et  vertes. 

—  Il  faut  que  je  vous  gronde,  reprit-elle.  Vous  n'êtes  pas  encore 
venu  me  voir!  Et  cependant  n'êtes-vous  pas  presque  un  ami  ancien, 
le  frère  d'un  des  deux  hommes  que  j'aime  le  plus  au  monde?  Oh! 
je  sais  ce  que  vous  allez  me  répondre  !  Vous  m'avez  mis  votre  carte... 
Une  carte,  à  moi,  la  veuve  de  votre  camarade  d'enfance,  à  moi  qui 
ai  eu  le  plaisir  de  vous  recevoir  dans  ma  maison... 

Elle  parlait  avec  une  vivacité  gracieuse  qui  témoignait  à  Robert 
de  son  plaisir  réel.  Alors,  il  lui  racontait  combien  Paris  s'occupait 
d'elle,  et  l'admiration  qu'elle  excitait.  Ne  la  voyait-on  pas  affable 
sans  familiarité  et  pieuse  sans  bigoterie?  Jusqu'à  présent,  elle 
n'usait  de  son  immense  fortune  que  pour  le  bien.  A  peine  admise 
comme  dame  patronnessedela  Société  des  secours  aux  blessés  civils, 
elle  déployait  un  zèle  plus  actif  que  bruyant,  visitant  les  malheu- 
reux, ne  reculant  devant  aucune  misère,  et  sortant  toujours  les 
mains  vides  des  maisons  pauvres,  après  y  être  entrée  l'escarcelle 
pleine.  Le  curé  de  Sainte-Glotilde,  sa  paroisse,  vantait  avec  émo- 
tion l'assiduité  de  M""^  Dawitt  aux  offices,  et  ses  largesses  qu'on 
n'apprenait  que  par  les  autres.  Thérèse  paraissait  fort  étonnée  en 
entendant  le  capitaine  lui  répéter  tout  cela  :  cette  conduite  lui  sem- 
blait si  naturelle  !  M"'^  de  Grissac  vint  rompre  leur  tête-à-tête. 

—  Vous  savez,  dit-elle  en  riant,  je  ne  le  tolère  qu'à  cause  de  son 
frère  l'évêque.  S'il  vous  ennuie,  envoyez-le  à  M""^  de  l'Arbresle! 

Le  dîner  était  amusant  et  bien  composé  :  un  de  ces  dîners  pari- 
siens où  l'on  se  comprend  à  demi-mot.  On  effleure  tous  les  sujets 
avec  une  grâce  facile,  et  les  égratignures  ne  vont  jamais  plus  loin 
que  l'épiderme.  La  conversation  devenait  même  un  peu  leste,  grâce 
à  la  facilité  des  mœurs,  à  la  mode  depuis  une  quinzaine  d'années. 
Qu'est-ce  que  les  honnêtes  femmes  ne  laissent  pas  raconter  devant 
elles,  aujourd'hui?  M.  de  Merens,  un  mondain  assez  spirituel,  expli- 
quait à  mots  couverts  la  mésaventure  survenue,  la  semaine  précé- 
dente, à  un  cluhman  fort  connu.  Très  jaloux,  il  suspectait  depuis 
longtemps  la  fidélité  de  sa  femme  ;  ne  sachant  comment  acquérir 
une  preuve,  il  imagina  de  faire  suivre  sa  volage  moitié  par  une  de 
ces  agences  dont  les  prospectus  fallacieux  promettent  à  leurs  cliens 
autant  de  célérité  que  de  discrétion.  Malheureux  époux  !  La  dame 
n'avait  pas  un...  ami,  mais  quatre  !  Et  quatre  rapports  détaillés  cer- 
tifiaient au  quadruple  trompé  les  quatre  rendez-vous  auxquels  sa 
douce  compagne  se  rendait  à  jours  fixes  1 

Pendant  la  soirée,  Robert  trouva  le  moyen  de  se  rapprocher  de 


THERÉSINE.  273 

M""^  Dawitt  et  de  pas?er  presque  tout  son  temps  auprès  d'elle.  Le 
charme  ancien  le  ressaisissait  aussi  puissant  qu'à  la  première  heure. 
Il  revivait  ce  jour  délicieux  où,  sous  la  vérandah,  il  contait  à  la 
jeune  femme  son  mélancolique  et  simple  roman  d'amour.  Ltait-ce 
une  illusion  de  ses  yeux  abusés  par  son  cœur?  E'ie  lui  paraissait 
maintenant  plus  belle  encore  qu'autrefois;  plus  fièreet  plus  paisible 
surtout.  Il  ignorait  que  les  orages  de  cette  conscience  s'étaient 
apaisés.  Et  quand  elle  lui  fit  promettre  d'aller  lavoir  souvent: 

—  Souvent?  répliqua-t-il  avec  un  sourire  un  peu  triste. 

—  Oui,  souvent;  pourquoi  pas? 

—  Peut-être,  un  jour,  me  direz-vous  que  je  vous  importune! 

—  Commencez  d'abord  par  venir! 

En  rentrant  chez  lui,  rue  de  Babylone,  Robert  se  demandait  pour- 
quoi elle  ne  l'aimerait  pas.  Sa  piété?  Il  ne  lui  offrait  pas  une  liaison 
plus  ou  moins  passagère,  mais  une  perpétuelle  union,  mais  son  nom 
honorable  et  honoré.  Et  puis,  est-ce  que  son  frère,  M^  Hyacinthe, 
ne  serait  pas  le  premier  à  user  en  sa  faveur  de  l'influence  qu'il 
exerçait  sur  M™''  Dawitt?  Sans  doute,  elle  possédait  une  fortune 
con^iidérable ,  et  il  est  toujours  malséant  d'épouser  une  femme  trop 
riche.  Après  tout,  quand  on  a  soi-même  deux  millions,  on  est 
un  parti  acceptable!  Enfin,  il  l'aimait,  il  l'avait  aimée  dès  leur 
première  rencontre,  dès  leur  premier  regard  échangé  ;  et  cette  rai- 
son dominait  toutes  les  autres  chez  cet  être  rêveur  et  passionné. 
Depuis  le  deuil  qu'il  conservait  enseveli  pieusement  dans  sa  mé- 
moire, et  qui  avait  meurtri  sa  vingt-cinquième  année,  il  n'avait 
jamais  eu  de  liaison  sérieuse.  Son  cœur  restait  pur  et  fier,  non 
encore  usé  par  les  aventures  banales  ou  malpropres  de  la  vie.  Et  à 
quoi  bon  tant  de  discussions  avec  lui-même?  11  éprouvait  pour  Thé- 
rèse, depuis  leur  rencontre  à  la  Maison-Rouge,  une  invincible  pas- 
sion. Phineas  l'avait  aimée  avec  ses  sens,  Nathaniel  avec  sa  tête  : 
lui  l'aimait  avec  son  cœur. 

XIY. 

Avril  s'était  écoulé,  et  les  tiédeurs  du  printemps  égayaient  les 
grands  arbres  de  l'hôtel  de  Courtival.  Thérèse  recevait  le  jeudi,  et 
maintenant  son  «  jour  »  attirait  beaucoup  de  monde ,  la  duchesse 
et  les  amies  de  la  duchesse,  qui  trouvaient  que  décidément  «  cette 
petite  Américaine  était  une  femme  comme  il  faut.  »  Le  patronage 
de  M"""  Hyacinthe  restait  pour  M™®  Diwitt  la  plus  haute  des  recom- 
mandations. En  fait  d'étrangers,  Paris  est  devenu  méfiant.  Il 
a  vu  tant  de  farceurs  demander  à  sa  large  hospitalité  l'oubli  de 
leurs  antécédens  fâcheux!  Thérèse  ne  cherchait  aucune  relation; 

TOME   LXXXIV.    —    1887.  18 


'27 li  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

elle  n'usait  pas  de  ce  procédé  commode  qui  consiste  à  solliciter 
d'adroites  présentations,  et  à  quémander  incessamment  des  aœji- 
tiés  nouvelles.  Elle  ne  déployait  d'activité  que  pour  les  bonnes 
œuvres  où  l'on  avait  besoin  d'elle  ;  et  là,  toujours  présente,  tou- 
jours généreuse,  elle  achevait  de  conquérir  les  femmes  qui  lui 
demeuraient  encore  hostiles. 

—  J'ai  rarement  vu  un  succès  si  prompt  et  une  réussite  si  com- 
plète, disait  M'"'=  de  Sauve. 

Thérèse,  elle-même,  s'en   étonnait  parfois,  et  elle   écrivait  ses 
surprises  à  Nathaniel  Béryot,  retiré  à  Fresnoy,  son  village  natal 
perdu  au  fond  de  la  Gôte-d'Or.  Le  normalien  lui  répondait  exacte- 
ment, la  conseillant,  dirigeant  de  loin  ses  actions,  et  gardant  sur 
son  esprit  la  même  influence  que  jadis.  En  réalité,  il  s'enorgueillis- 
sait de  son  œuvre,  et  ne  songeait  pas  sans  fierté  que  cette  Pari- 
sienne était  la  création  de  son  intelligence.  Combien  s'en  fussent 
peut-être  scandalisés  les  beaux  messieurs  et  les  belles  dames  qui 
se  pressaient  en  l'hôtel  de  Courtival  ! 
.  Robert   avait   commencé   par  venir   seulement  le  jeudi.  Puis, 
invité  à  dîner,  il  se  risquait  à  se  présenter  pendant  la  semaine; 
et,  toujours  accueilli  avec  plaisir,  il  arrivait  maintenant  presque 
chaque  jour  au  five  o'dork  de  Thérèse.   Qiielquerois  elle  le  gar- 
dait à  dîner  lorsque  M^''  Hyacinthe,  de  passage  à  Paris,  se  trou- 
vait en  tiers  avec  les  jeunes  gens.  Cet  homme  connaissait  trop  le 
cœur  humain  pour  n'avoir  pas  aussitôt  deviné  la  passion  de  son 
frère.  Pourquoi   lui  aurait-elle  déplu?   M"^*"  Phineas  Dawitt  était 
veuve,  libre,  très  riche.   Il  estimait  son  caractère  et  admirait  son 
intelligence;  toutes  raisons  pour  qu'il  vît  d'un  œil  favorable  la 
chaste  liaison  qui,  nouée  entre  Thérèse  et  Robert,  finirait  un  matin 
par  le  mariage.  L'imagination  de  la  jeune  femme  ne  marchait  pas 
aussi  vite.  Sans  doute,   elle  s'apercevait  de  la  profonde  impres- 
sion qu'elle  produisait  sur  le  capitaine.  Mais  il  lui  semblait  que 
cette  passion  resterait  toujours  dans  les  bornes  d'un  platonisme 
très  doux.  Quand  une  créature  un  peu  supérieure  se  sent  aimée, 
elle  jouit  avec  délices  d'une  adoration  contenue  par  le  respect.  Elle 
ne  conçoit  pas  tout  d'abord  que  le  sentiment  qu'elle  inspire  puisse 
revêtir  une  forme  plus  ardente,  et  même  il  lui  déplaît  d'entrevoir 
ou  de  supposer  un  «  au-delà  »  moins  immatériel. 

.lusqu'aux  premiers  jours  de  mai,  Thérèse  vécut  dans  cette  demi- 
quiétude  d'une  femme  qui  est  bercée  par  une  adoration  à  la  fois 
éloquente  et  muette.  Robert,  à  présent,  venait  tous  les  jours  assez 
tard.  Ils  passaient  la  soirée  ensemble,  quand  ils  étaient  libres  l'un 
et  l'autre.  Fréquemment,  M""®  de  l'Arbresle,  ou  M™"  de  Glérac,  ou 
M.  de  Merens,  ou  M"^®  de  Senozan,  acceptait  de  dîner  aussi  ou  de 
passer  la  soirée  [à  l'hôtel  de  Courtival.  Bientôt  ce  ne  fut  plus  un 


THÉRÉSINE.  275 

mystère  pour  personne  que  Robert  Clavière  adorait  la  belle  étran- 
gère. Pourquoi  s'en  fCit-on  choqué?  Chacun  faisait  le  même  raison- 
nement que  révêque.  D'ailleurs,  les  belles  amies  du  prélat  accep- 
taient ce  projet  de  mariage  avec  une  complaisance  inavouée.  Les 
millions  créoles  auraient  une  fin  heureuse;  ils  tomberaient  dans 
une  farailie  catholique,  acquise  à  la  bonne  cause,  et  de  laquelle  on 
était  sûr. 

Il  fallait  bien  que  cette  idée  se  présentât  aussi  à  l'esprit  de  Thé- 
rèse, puisque  tout  le  monde  en  causait  autour  d'elle.  Elle  s'étudia 
librement  et  loyalement.  Elle  gardait  un  culte  pieux  pour  la  mé- 
moire de  Phineas,  une  reconnaissance  attendrie  envers  cet  ami  des 
mauvais  jours,  à  qui  elle  devait  tout.  Mais  se  trouvait-elle  libre,  si 
elle  ne  consultait  que  sa  conscience?  Et  pourquoi  pas?  Encore 
quelques  mois,  et  elle  serait  veuve  depuis  trois  ans.  Est-ce  qu'elle 
n'était  pas  seule  dans  la  vie?  N'avait-eile  pas  besoin  d'un  ami  qui 
fût  à  là  fois  un  époux  et  un  protecteur?  La  seule  objection 
qu'elle  aurait  pu  se  faire  n'entrait  pas  même  dans  son  cerveau. 
Elle  ne  se  disait  pas  qu'ayant  le  droit  de  cacher  au  monde  son 
existence  passée,  elle  avait  le  devoir  de  ne  la  point  celer  à  celui 
qui  lui  offrirait  son  nom.  D'abord,  depuis  son  rude  et  courageux 
apostolat  de  Galveston,  elle  se  croyait  entièrement  réhabilitée;  en- 
suite, on  subit  malgré  soi  l'influence  du  milieu  où  l'on  vit.  Dix 
années  la  séparaient,  en  somme,  de  ce  temps  maudit  :  il  n'en  res- 
tait plus  rien.  Elle  en  était  là  lorsqu'un  soir  elle  vit  arriver  jRobert 
un  peu  plus  tard  que  d'habitude,  vers  sept  heures. 

—  Est-ce  que  vous  venez  me  demander  à  dîner?  lui  dit-elle. 

—  Vous  voulez  bien  ? 
— -  Certainement. 

—  Vous  êtes  mille  fois  gracieuse. 

—  J'ai  M'»^  de  Glérac,  .M°^^  d'Harbran  et  xM.  de  Charlepont.  Allez- 
vous  à  rOnéra,  ce  soir? 

—  Non.  Je  me  suis  excusé  chez  la  princesse  de  ***,  oh  je  de- 
vais dîner.  Je  comptais  aller  au  cercle,  et  de  là  achever  ma.  soirée 
chez  M""^  de  Sénozan,  qui  a  les  frères  de  Reszké  et  Dudiay. 

—  Voilà  qui  est  dit.  Vous  restez. 

On  les  laissa  seuls  de  très  bonne  heure.  A  dix  heures  et  demie, 
M.  de  Charlepont  partit  avec  les  deux  jeunes  femmes.  Ils  allaient  à 
la  même  soirée. 

—  Voulez-vous  que  nous  passions  dans  la  bibliothèque?  de- 
manda M"'^  Dawitt. 

Elle  avait  reçu  ses  hôtes  dans  le  jardin  d'hiver  et  le  salon  chi- 
nois. Mais,  par  une  convention  tacite,  la  bibliothèque  semblait 
appartenir  de  droit  au  capitaine.  Dès  qu'elle  était  seule,  Thérèse 
s'y  retirait,  à  l'aise  et  tout  heureuse,  au  milieu  de  ses  tableaux  et 


27(5  REVUE    DES    DEUX    MONOt;?. 

de  ses  livres.  Y  admettre  Robert,  c'était  le  faire  entrer  dans  l'inti- 
tnité.  Aussi  aimait-il  cette  haute  et  large  pièce,  où  ils  vivaient  de  si 
bonnes  heures.  Les  toiles  qu'il  admirait,  Thérèse  les  admirait  aussi  ; 
les  livres  qu'il  prenait  délicatement  dans  leurs  rayons,  la  main  frêle 
de  la  jeune  femme  les  avait  feuilletés.  Et  quand  elle  fut  assise  sur 
le  divan  bas,  en  face  du  feu  clair  qui  flambait,  malgré  la  saison, 
dans  la  grande  cheminée  : 

—  Eh  bien  !  reprit-elle  en  souriant,  voilà  tout  ce  que  vous  trou- 
vez à  me  dire? 

Il  se  taisait  toujours,  la  dévorant  des  yeux.  Les  pensées  qui  char- 
maient son  cœur  montaient  à  ses  lèvres.  Non,  il  ne  pouvait  plus 
contenir  son  ardente  passion.  Il  prit  la  main  de  la  jeune  femme  : 

—  Je  vous  aime,  dit-il. 

Et  comme  elle  relirait  doucement  cette  main  qu'il  venait  de 
saisir  : 

—  Je  vous  aime  depuis  le  premier  jour  où  je  vous  ai  vue,  de- 
puis la  première  parole  que  vous  m'avez  dite.  Ainsi,  vous  ne  vous 
étiez  aperçue  de  rien?  Il  me  semblait  impossible  que  vous  ne  lus- 
siez pas  dans  mes  yeux  le  secret  que  je  voulais  cacher!  Et  cepen- 
dant j'aurais  été  bien  malheureux  si  vous  m'aviez  deviné  lorsque 
vous  n'étiez  point  libre.  Vous  souvenez-vous  de  ce  jour  où  vous 
m'avez  interrogé  sous  la  vérandah?  Ah!  curieuse,  curieuse!  et 
comme  la  meilleure  d'entre  vous  a  ses  faiblesses  par  où  elle  res- 
semble à  la  pire!  Vous  vouliez  savoir  si  j'avais  aimé  et  souffert 
comme  les  autres...  Et  je  vous  ai  conté  la  pauvre  et  douce  his- 
toire d'amour  que  ma  jeunesse  a  vécue.  Avez-vous  compris?  Et  sen- 
tiez-vous  dans  ce  récit  mon  irrésistible  émotion?  En  parlant  de  ma 
tendresse  pour  celle  qui  n'était  plus,  je  pensais  à  \ous  qui  me 
regardiez  et  m'écoutiez...  Et  depuis  que  je  vous  ai  revue,  à  Paris... 
Oh!  tenez,  laissez-moi  vous  l'avouer,  il  n'y  a  pas  un  jour,  pas  une 
heure  où  je  n'aie  pensé  à  vous,  où  je  n'aie  songé  combien  il  serait 
délicieux  d'être  le  mari  d'une  adorable  créature  telle  que  vous... 
Vous  croyez  que  je  vous  aime  pour  votre  beauté,  pour  tout  ce  qui 
fait  devons  la  plus  séduisante  des  créatures?  Non,.,  je  vous  aime 
surtout  pour  votre  bonté,  pour  votre  esprit,  pour  votre  intelli- 
gence. Il  n'y  a  pas  de  femme  aussi  accomplie  que  vous;  je  n'en  ai 
jamais  rencontré  une  seule  qui  possédât  votre  charme  irrésistible. 
Vous  me  répondriez  :  a  Je  vous  aime,  mais  je  ne  vous  appartien- 
drai jamais;..  »  je  pourrais  en  souffrir,  mais  je  me  contenterais 
de  l'aveu  que  vous  m'auriez  fait.  Être  l'élu  de  votre  cœur!  Savoir 
que  vous  pensez  à  moi,  que  vous  vous  occupez  de  moi  !  Oh  !  chère. 
où  trouver  des  mots  pour  traduire  exactement  ce  que  j'éprouve? 
Quand  je  dis  «  amour  »  en  songeant  à  vous,  ma  pensée  est  trahie  ! 
Ce  que  je  ressens  est  plus  haut,  plus  profond,  plus  lumineux  que 


THÉRÉSINE.  277 

de  l'amour.  C'est  une  possession  de  mon  moi  que  nulle  expres- 
sion n'est  capable  de  rendre.  Tenez,  il  vous  est  arrivé,  dans  votre 
vie,  d'avoir  très  froid,  et  de  vous  trouver  transportée  soudainement 
dans  une  exquise  tiédeur,  qui  vous  pénétrait  comme  une  caresse 
invisible?  Eh  bien!  j'éprouve  la  même  sensation  lorsque  je  suis 
auprès  de  vous.  J'arrive,  le  cœur  glacé,  et  votre  seule  présence 
opère  le  miracle  espéré... 

Il  parlait  presque  à  voix  basse;  elle  écoutait,  les  yeux  mi-clos, 
bercée  par  ce  chant  d'amour  qui  la  ravissait. 

—  Si  je  vous  disais  !...  Oh!  je  peux  bien  me  confesser  à  vous,  à 
vous  qui  êtes  si  supérieure  à  toutes  les  autres.  Il  ne  montera  pas 
une  seule  raillerie  à  vos  lèvres,  j'ensuis  sûr!  Quand  je  suis 
rentré  en  France,  après  avoir  quitté  la  Maison-Rouge  et  Galveston, 
je  vous  emportais  toute  vivante  dans  mon  souvenir  et  dans  mon 
cœur.  Il  me  suffisait  de  fermer  les  yeux,  et  je  vous  revoyais  comme 
vous  étiez  là-bas,  au  milieu  de  cette  magique  nature  qui  semblait 
créée  pour  vous.  Est-ce  que  j'ai  souffert?  Oui,  mais  pas  comme  vous 
pourriez  le  croire.  Il  me  paraissait  impossible  que  je  ne  vous  revisse 
pas, que  le  lien  subitement  et  mystérieusement  noué  entre  nous  ne 
se  renouât  pas  un  jour.  Je  ne  vous  dédirais,  pas  au  sens  matériel  du 
mot,  mais  dans  ce  qu'il  a  de  plus  pur  et  de  plus  élevé.  J'ai  tou- 
jours cru  que  les  êtres  qui  s'aimaient  réellement  devaient  s'aimer. 
Ils  ne  peuvent  pas  plus  échapper  à  la  fatalité  qui  les  réunit  qu'on 
n'échappe  aux  autres  fatalités  de  l'existence... 

Elle  se  taisait  toujours  ;  alors,  il  se  mit  à  genoux  devant  elle,  et 
lui  prenant  à  nouveau  les  mains,  qu'il  couvrait  de  baisers  : 

—  Pourquoi  ne  me  répondez-vous  rien?  Refusez- vous  d'être  ma 
femme,  de  porter  mon  nom,  d'être  la  compagne  de  ma  vie?  Pour- 
quoi ne  me  répondez-vous  rien? 

—  Parce  que  je  suis  très  heureuse... 

—  Thérèse  ! 

—  Oh!  laissez-moi,  laissez-moi  toute  seule,  revenez,  revenez  de- 
main, voulez-vous?..  J'ai  besoin  d'être  seule,  de  me  répéter  à  moi- 
même  ce  que  je  viens  d'entendr;^,.. 

—  Je  vous  aime  !  M'aimez- vous  ? 

—  Je  suis  très  heureuse... 

Lille  prononçait  ces  quatre  mots  avec  une  infinie  douceur.  Robert 
crut  qu'une  pudeur  suprême  l'empêchait  de  faire  tout  son  aveu.  Il 
lisait  une  vraie  tendresse  dans  les  yeux  de  la  jeune  femme! 

—  Je  reviendrai  demain,  et  vous  me  direz... 

—  Oui,  oui... 

11  s'enfuit,  ayant  du  bonheur  plein  son  âme.  Elle  l'aimait! 
Elle  l'aimait!  C'est  ce  que  signifiaient  ses  paroles,  et  son  trouble, 
et  sa  réponse.  Thérèse  restait  seule.  Alors  elle  lerma  les  veux  ;  un 


278  FEVDE    DES    DEUX    MONDES, 

sourire  flottait  sur  sa  lèvre.  Oh!  oui,  elle  était  heureuse,  bien  heu- 
reuse! Enfin,  on  pouvait  aimer  en  elle  autre  chose  que  ce  corps  qui 
avait  allumé  l'ivresse  des  sens!  On  pouvait  donc  l'aimer  avec  autre 
chose  que  la  bestialité  brutale,  qui  mêle  le  sentiment  et  la  sensation, 
et  si  confusément,  que  dans  les  âpres  baisers  le  désir  seul  semble 
psrler  et  le  cœur  rester  muet?  On  l'adorait  sans  uniquement  la  dé- 
sirer! Quelques  heures  avant,  elle  songeait,  avec  un  vague  plaisir, 
à  Robert  qu'elle  voyait  violemment  épris  d'elle.  Maintenant  elle  était 
toute  prête  à  l'aimer  aussi,  tant  elle  lui  avait  de  reconnaissance 
de  la  deviner,  de  comprendre  l'idéal  qu'elle  caressait  au  fond  de 
son  cœur.  Elle  n'avait  jamais  connu  que  la  passion  inspirée  par  le 
désir.  A  présent  elle  connaissait  la  passion  inspirée  par  le  besoin 
d'infini  que  toute  créature  un  peu  noble  porte  en  elle.  Elle  se  redi- 
sait, tout  bas,  les  paroles  de  Robert,  pareilles  à  une  très  douce  can- 
tilène  ;  et  elle  fermait  à  nouveau  les  yeux  comme  si  leur  sonorité 
musicale  chantait  dans  sa  mémoire  ainsi  que  des  grelots  d'or.  Sa 
femme!  Et  pourquoi  pas?  Rien  ne  s'y  opposait;  rien,  pas  même  sa 
volonté,  car  elle  la  sentait  plier  lenternent.  Elle  se  coucha,  bercée  par 
son  rêve,  et  s'endormit  calme  et  souriante. 

Le  lendemain,  à  son  réveil,  un  gai  soleil  illuminait  les  arbres 
touffus  du  jardin.  Des  oiseaux  glissaient  dans  les  massifs  avec  un 
joyeux  sautillement.  Thérèse  aurait  voulu  que  toute  la  nature,  les 
hommes,  les  animaux  et  les  choses  pussent  partager  sa  joie.  Son 
cœur  se  gonflait  d'allégresse.  Oh!  qu'il  faisait  bon  vivre!  Oh!  que 
le  ciel  était  bleu  !  Si  elle  n'aimait  pas  Robert  comme  Robert  l'aimait 
lui-même,  elle  en  était  bien  près,  grâce  à  la  mystérieuse  influence 
d'un  sentiment  vrai.  Et,  tout  de  suite,  elle  arrêta  le  plan  de  sa  ma- 
tinée ;  car,  sans  doute,  Robert  viendrait  de  bonne  heure,  sitôt  après 
son  déjeuner.  La  joie  qu'elle  éprouvait,  serait-elle  donc  seule  à  la 
connaître?  Précisément,  quelques  jours  auparavant,  on  lui  avait  re- 
commandé de  braves  gens,  qu'une  longue  maladie  du  chef  de  la 
famille  réduisait  à  la  misère.  Déjà,  l'avant-veille,  elle  avait  envoyé 
un  premier  secours  à  ces  pauvres  diables  ;  mais,  à  présent,  elle  se 
reprochait  de  n'être  pas  allée  les  voir.  Elle  savait  si  bien  que  la 
présence  d'une  heureuse  de  ce  monde  agit  sur  le  moral  des  indi- 
gens!  Thérèse  commanda  la  Victoria  et  partit,  souriant  à  la  brise 
fraîche  qui  fouettait  son  visage.  Jamais  elle  ne  mit  tant  d'ardeur  à 
secourir  les  autres;  jamais  la  charité  ne  lui  parut  plus  douce  ni 
meilleure  à  exercer;  elle  aurait  voulu  trouver  une  façon  nou- 
velle d'aider  ceux  qui  avaient  besoin  d'elle.  Ces  pauvres  gens 
demeuraient  fort  loin,  dans  une  rue  étroite  et  obscure  de  Mont- 
martre. Lorsqu'elle  les  quitta,  il  lui  semblait  avoir  acquis  le  droit 
de  goûter  à  pleines  lèvres  le  bonheur  qui  s'ofl'rait.  Aimer  et  être 
aimée  de  cette  façon-là!   Cette  pensée  revenait  toujours  en  elle, 


THERÉSINE.  279 

très  persistante  ;  elle  jouissait  avec  tout  son  être  de  cette  sensa- 
tion nouvelle.  Au  boulevard,  la  victoria  s'arrêta.  Thérèse  était 
si  absorbée  qu'elle  ne  s'en  aperçut  pas  tout  d'abord;  puis,  voyant 
un  embarras  de  voitures,  elle  ordonna  à  son  cocher  de  la  déposer 
au  coin  de  l'avenue  de  l'Opéra.  Le  soleil  luisait  si  gaîment  qu'elle 
voulait  marcher  un  peu,  rentrer  à  pied,  se  mêler  à  la  foule  joyeuse 
qui  se  pressait  à  droite  et  à  gauche,  comme  si  on  eût  été  dans  un 
jour  de  fête.  En  arrivant  aux  Tuileries,  elle  s'arrêta  une  minute 
pour  sourire  à  des  enfans  qui  s'ébattaient  au  milieu  d'une 
allée.  Et  comme  les  feuilles  étaient  d'un  beau  vert,  lumineux  et 
doux  !  Elle  s'éloignait  un  peu  de  son  chemin  pour  passer  sous  les 
arbres.  En  face  d'elle,  et  venant  à  ?a  rencontre,  marchait  un  homme 
d'une  quarantaine  d'années  ;  il  paraissait  beaucoup  plus  vieux  que 
son  âge;  Thérèse  ne  le  remarqua  même  point;  elle  ne  vit  pas  cet 
inconnu  s'arrêter  et  la  regarder  avec  stupeur.  Puis,  soudain, 
jetant  un  cri  bien  vite  étouffé,  il  la  contempla  de  ses  yeux  écar- 
quillés. 

—  Thérésine  !  dit-il. 

Le  cri  l'atteignit  en  plein  cœur.  Elle  se  retourna  violemment, 
comme  si  on  lui  eût  jeté  une  grossière  insulte  au  visage.  Qui  la 
connaissait?  qui  l'appelait?  Elle  ne  vit  rien.  La  bande  des  enfans 
continuait  à  jouer  gaîment  sous  les  allées;  rien  qu'un  individu, 
assez  âgé  déjà,  voûté,  mal  vêtu,  avec  des  cheveux  grisonnans  sous 
un  chapeau  lustré,  et  une  redingote  brillante  et  usée,  qui  tournait 
le  dos  et  s'éloignait  lentement.  Ce  ne  pouvait  être  lui.  «  Thérésine!» 
Elle  avait  bien  entendu,  cependant;  elle  ne  rêvait  pas.  Ce  n'était 
pas  une  hallucination  brusque,  un  coup  de  folie.  Thérésine! 
quelqu'un  possédait  le  droit  de  l'appeler  Thérésine,  elle,  M"^  Thé- 
rèse DawitL!  Elle  revint  sur  ses  pas,  épiant,  cherchant.  Plusieurs 
hommes,  une  dizaine,  étaient  là.  Celui-ci  se  promenait;  celui  là 
marchait  hâtivement;  un  troisième,  assis  sur  un  banc,  lisait  un 
feuilleton  de  journal.  Lequel?  Lequel  d'entre  eux  avait  lancé  ces 
trois  syllabes  maudites?  Elle  allait,  le  front  plissé,  les  dents  ser- 
rées. Jamais  lionne  traquée  n'eut  des  mouvemens  plus  hau- 
tains et  plus  fiers.  Elle  sentait  moins  de  crainte  que  de  co- 
lère. Thérésine!  Qui  osait  l'appeler  ainsi?  Qui  osait,  avec  ces 
trois  syllabes  détestées,  ressusciter  le  passé  mort,  et  la  fouetter 
devant  tous  avec  ses  ignominies  oubliées?  Elle  ne  trouvait  pas, elle 
ne  trouvait  pas  ! 

Dans  sa  marche  brusque,  elle  dépassa  l'homme  qu'elle  avait  re- 
marqué déjà.  Il  semblait  n'avoir  plus  d'âge.  Des  rides  profondes 
couluraient  sa  figure  vieillotte,  fatiguée,  usée.  Elle  le  dévisagea  : 
vainement.  Ces  traits  inconnus  ne  disaient  rien  à  son  souvenir.  Elle 
ne  connaissait  pas  plus  celui-là  qu'elle  ne  connaissait  les  autres. 


280  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

le  promeneur  béat,  le  passant  attardé,  le  lecteur  tranquille.  Alors 
qui,  grand  Dieu  !  qui  l'avait  appelée  par  son  nom  d'autrefois?  La 
terreur  remplaçait  la  colère  maintenant.  Un  danger  qu'on  peut  at- 
teindre, eh  bien!  on  le  combat,  on  le  saisit  corps  à  corps,  on  tâche 
de  le  dominer,  si  on  ne  peut  pas  le  fuir.  Mais  un  danger  qu'on  sent 
et  qu'on  ne  voit  pas,  si  bien  qu'il  est  impossible  d'aller  au-devant, 
comme  on  va  bravement  à  l'ennemi  !  Elle  rentra  chez  elle  affolée. 
Adieu  l'amour,  adieu  les  joies  qu'elle  se  promettait,  adieu  tout  le 
bonheur  qui  enorgueillissait  son  âme!  Une  seconde  suffisait  pour 
détruire  tout  cela.  Pâle,  nerveuse,  elle  marchait  à  travers  sa  cham- 
bre, comme  une  bête  blessée.  Elle  interrogeait  sa  mémoire  ;  sa  mé- 
moire ne  lui  disait  rien.  Il  lui  était  impossible  de  vivre  ainsi,  avec 
la  certitude  que  quelqu'un  possédait  son  secret.  Et  elle  se  répétait 
encore  :  «  Qui,  grand  Dieu!  qui  est-ce?  »  0  les  déchiremens  d'un 
cœur  !  Comme  elle  les  comprenait  maintenant  qu'un  grand  vide  se 
creusait  en  elle,  et  qu'elle  pleurait,  et  qu'elle  souffrait  à  crier!  Les 
larmes  mêmes  ne  purent  la  soulager.  Et  personne  à  qui  se  confier; 
non,  personne!  Comme  elle  se  sentait  seule  dans  cette  grande  ville 
où  tant  de  gens  se  disaient  ses  amis!  Et  elle  se  répétait  toujours  : 
«  Qui,  grand  Dieu  !  qui  est-ce?  »  Une  angoisse  inexprimable  l'étrei- 
gnait.  Elle  songeait  que,  dans  quelques  heures,  Robert  allait  venir, 
et  que  jamais  elle  n'oserait  le  regarder  en  face.  Elle  s'imaginait 
que  maintenant  il  suffisait  de  jeter  les  yeux  sur  elle  pour  y  lire 
toute  la  vérité. 

Et  pendant  qu'elle  se  torturait  l'esprit,  pas  une  fois  il  ne  lui  vint 
à  l'idée  de  se  rappeler  le  premier  jour  où  elle  avait  rencontré  Phi- 
neas  ;  et  ce  Jacques  de  Vaulcomte,  ce  joueur  insolent  et  mal  élevé, 
qui  la  traitait  si  dédaigneusement,  elle,  la  petite  chanteuse  de 
café-concert,  ramassée  par  un  caprice  sensuel,  en  une  heure  de  cu- 
rieuse dépravation. 

XV. 

Un  joueur  est  un  homme  perdu.  L'échéance  peut  être  reculée, 
mais  elle  est  fatale.  Pour  M.  de  Vaulcomte,  la  dégringolade  avait 
été  lente.  Monte-Carlo  et  les  tripots  divers  qui  honorent  Paris  en- 
gloutissaient chaque  année  une  partie  de  son  patrimoine.  La  lutte 
dura  dix  ans,  pendant  lesquels  Jacques  combattit  rageusement  la 
déveine. 

Le  malheureux  en  vint  à  épuiser  ses  dernières  ressources.  Pen- 
dant un  an  ou  dix-huit  mois,  il  se  soutint  encore  avec  sa  réputation 
passée.  Ses  fournisseurs  lui  accordaient  du  crédit.  Quand  on  a  été 
riche,  on  possède  un  vague  prestige  qui  commande  le  respect,  sinon 
la  confiance.   Bientôt  il  lui  fut  impossible  de  rester  membre  du 


THERESINE.  2hl 

«  grand  cercle  »  dont  il  faisait  partie.  Il  donna  sa  démission,  pour 
ne  pas  subir  la  honte  de  l'affichage. 

Alors  il  plongea.  Le  spectacle  d'un  homme  qui  se  déclasse  est 
lamentable  à  voir,  et  ressemble  à  l'éparpillement  d'un  vaisseau 
échoué,  sous  l'action  irrésistible  de  la  mer.  Le  bâtiment  crie  et 
s'indigne,  comme  si  l'âme  du  vieux  chêne  se  révoltait  contre  les 
outrages  subis.  Chaque  lame  nouvelle  arrache  un  débris  nouveau  ; 
et  toujours  une  plainte  sourde  se  mêle  au  gémissement  rythmé  de 
la  vague  régulière.  L'épave  résiste,  elle  essaie  de  lutter  contre  cette 
force  implacable  et  tranquille  qui  la  ronge  morceau  par  morceau  ; 
tous  les  jours  le  combat  recommence,  et  tous  les  jours  un  fragment 
s'engloutit  dans  l'abîme.  Bientôt,  il  n'apparaît  presque  plus  rien  à 
fleur  d'eau  qu'un  débris  informe  ;  l'Océan  avide  a  tout  dévoré.  Où 
est-il,  le  navire  fier  et  léger  qui  riait  des  Ilots  grondans  et  se  jouait 
dans  la  tempête  comme  se  joue  l'albatros  dans  les  tourbillons  d'air? 
Noyé,  anéanti  ;  et  la  mer  indifférente  n'a  pas  même  gardé  son 
souvenir.  Ainsi  pour  un  homme  du  monde  qui  cesse  d'appartenir  au 
monde.  Lui  aussi  veut  résister  et  lutter;  il  se  raccroche  à  toutes 
les  espérances.  Elles  lui  échappent  les  unes  après  les  autres,  et  la 
malheureuse  épave  humaine  assiste  à  l'émiettement  de  sa  réputa- 
tion et  de  son  honneur.  Paris  est  semblable  à  l'Océan  :  il  a  ses  flux 
et  ses  reflux  ;  il  a  ses  vagues  inclémentes  qui  submergent  violem- 
ment le  déclassé.  L'infortuné  se  révolte  comme  le  vaisseau  échoué, 
et  comme  lui  vainement.  Celui-ci  ne  le  salue  plus,  celui-là  l'évite  ou 
ftint  de  ne  pas  l'apercevoir;  un  troisième  ébauche  ce  dédaigneux 
sourire  qui  atteste  autant  de  mépris  que  d'indifférence.  Puis  les  re- 
lations changent,  et  le  niveau  des  camaraderies  s'abaisse.  On  ne  fait 
plus  partie  d'un  cercle,  mais  d'un  tripot;  on  est  lié  avec  les  écu- 
meurs  de  toutes  les  professions  et  les  forbans  de  tous  les  métiers. 
On  vit  sur  le  boulevard  et  par  le  boulevard,  riche  un  jour,  pauvre 
le  lendemain,  selon  qu'un  banquier  heureux,  un  ponte  millionnaire 
ou  un  garçon  de  jeux  imprévoyant,  aura  fait  au  déclassé  l'humble 
cadeau  de  quelques  louis. 

Toutes  ces  gorgées  de  honte,  Jacques  les  avait  bues  une  à  une. 
D'abord,  il  usait  la  générosité  de  sa  famille,  ensuite  la  générosité 
de  ses  amis  ;  puis  il  en  venait  à  lasser  les  uns  et  les  autres.  Quand 
il  rencontra  Thérèse,  il  était  à  la  côte.  Traqué  par  ses  créanciers, 
mal  vu  même  au  tripot,  n'ayant  de  crédit  imlle  part,  il  ne  savait 
plus  que  faire,  où  se  réfugier,  à  qui  mendier.  En  apercevant Ja 
jeune  femme,  il  songea  soudainement  à  Phineas  Davvitt,  ce  cama- 
rade d'enfance  prodigue  et  riche  comme  un  nabab.  Comment 
n'avait-il  pas  encore  pensé  à  lui?  Certes,  il  ne  se  doutait  pas  de  la 
vérité,  mais  un  vague  instinct  lui  disait  que  des  relations  avaient 
dû  s'établir  entre  celte  fille  et  le  créole.  Lui  écrire?  il  fallait  con- 


282  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

naître  son  adresse,  et  la  meilleure  manière  de  se  la  procurer  était 
encore  de  la  demander  à  cette  Thérèse  qui  paraissait  devenue  riche. 
Après  tout,  s'il  se  trompait,  si  aucun  lien  n'existait  entre  elle  et 
Dawitt,  il  irait  chez  elle,  il  lui  rappellerait  leur  rencontre  à  Cannes 
autrefois  :  et  qui  sait  s'il  ne  tirerait  pas  plume  ou  aile  de  cette 
créature  tant  méprisée  jadis?  A  tout  hasard,  il  la  suivrait.  Oh!  pru- 
demment! 11  s'apercevait  bien  de  son  trouble  en  s'entendant  ap- 
peler, en  se  voyant  reconnue;  chasseur  adroit,  il  ne  voulait  pas 
effrayer  à  l'avance  ce  gibier  qu'il  comptait  conduire  jusqu'à  son 

gîte. 

Dès  que  Thérèse  s'éloigna,  il  fit  volte-face,  et,  se  tenant  à  une 
dizaine  de  mètres  derrière  elle,  ne  la  perdit  pas  des  yeux.  La  jeune 
femme  marchait  assez  rapidement,  d'une  allure  saccadée;  Jacques 
rasait  la  devanture  des  maisons,  se  dissimulant  de  temps  à  autre 
sous  une  porte  cochère.  Inutile  prudence!  La  terreur  hantait  l'es- 
prit de  Thérèse;  elle  ne  pensait  pas  à  retourner  la  tête.  Quand  elle 
entra  dans  la  cour  du  somptueux  hôtel  de  la  rue  de  Lille,  M.  de 
Vaulcomte  eut  un  mouvement  de  stupeur.  Quoi!  l'ancienne  petite 
chanteuse  habitait  le  palais  des  Gourtival  !  Toujours  possédé  de  son 
idée  première,  il  pensa  qu'elle  avait  fait  fortune,  ou  que  plutôt 
elle  était  la  maîtresse  d'un  millionnaire  quelconque,  paisible  suc- 
cesseur de  l'héroïque  marquis.  Dix  minutes  après,  un  honnête  com- 
missionnaire, heureux  de  boire  une  bouteille  marquée  avec  un  bon 
camarade,  donnait  à  Jacques  tous  les  renseignemens  désirables. 
L'hôtel  de  Gourtival  appartenait  à  M™""  Phineas  J)awitt,  une  très  riche 
étrangère.  Et  quel  luxe  d'ameublemens!  quels  chevaux  superbes! 
quelles  voitures  magnifiques  !  Tout  cela  narré  avec  les  hyperboles 
chères  aux  gens  du  peuple.  Dans  le  récit  du  naïf  commissioimaire, 
la  vie  de  Thérèse  se  changeait  en  un  chapitre  des  Mille  et  une 
Nuits;  à  croire  ce  brave  homme,  cette  fortune  américaine  ressem- 
blait aux  trésors  fabuleux  que  la  belle  Shéhérazade  prêle  aux  héros 
de  ses  contes. 

Jacques  de  Vaulcomte,  en  revenant  vers  son  tripot,  restait 
fort  perplexe.  11  cherchait  à  démêler  le  vrai  du  faux  dans  ce 
féerique  et  long  rapport.  Un  fait  dominait  tous  les  autres  :  c'est 
que  maintenant  Thérésine  se  nommait  M'"^  Phineas  Da-wilt. 
Alors,  il  se  rappela  tous  les  incidens  de  leur  première  ren- 
contre, dix  ans  auparavant,  et  le  caprice  soudainement  allumé  du 
créole,  et  ses  plaisanteries  dédaigneuses,  à  lui  Jacques,  qui  trou- 
vait malséant  de  souper  avec  cette  fille.  Aussitôt,  le  passé  presque 
oublié  s'éclairait  d'une  lueur  vive,  et  le  Parisien  alerte,  à  l'imagi- 
nation dégourdie,  commençait  à  reconstruire  le  roman, de  Tnéré- 
sine.  Évidemment  le  créole  la  revoyait,  jadis,  et  à  leur  première 
rencontre  avaient  succédé  bien  d'autres  nuits  d'amour.  Pais  Dawitt 


THÉRESINE.  283 

repartait  pour  la  Louisiane,  et,  content  de  sa  maîtresse  passagère, 
lui  laissait  une  grosse  somme  d'argent,  avec  laquelle  Thérésine 
commençait  sa  fortune  !  II  faut  si  peu  de  chose  à  ces  femmes  pour 
se  hisser  tout  en  haut  !  L'ne  fois  le  tremplin  trouvé,  elles  ont  tôt 
fait  de  rebondir  ;  et  le  tremplin,  c'est  le  premier  niais  qu'on  ruine, 
le  second  qu'on  affole  et  le  troisième  qu'on  déshonore.  Donc 
Thérésine  était  riche,  très  riche  même,  puisqu'elle  possédait 
l'hôtel  de  Courtival.  Rien  d'étonnant.  Elle  n'était  ni  la  première  ni 
la  dernière  courtisane  qui  ramassait  des  millions  dans  l'alcôve.  La 
fille  d'aujourd'hui  ne  ressemble  guère  à  celle  d'autrefois  ;  naguère 
elle  crevait  à  l'hôpital,  maintenant  elle  meuitdans  un  palais.  A  pré- 
sent Manon  Lescaut  offrirait  à  dîner,  et  donnerait  des  nasardes'aux 
agens  effrontés  qui  la  voudraient  mener  à  Saint-Lazare. 

M.  de  Vaulcoaite  déduisait  fort  bien  ces  raisonnemens  les  uns 
des  autres,  et,  à  vrai  dire,  ils  ne  manquaient  ni  de  logique  ni  de 
vraisemljlance.  Seulement,  pourquoi  s'appelait-elle  M""^  Phineas 
Dawitt?  Là,  les  idées  du  joueur  s'embrouillaient;  car  pas  un  instant 
il  ne  se  serait  avisé  de  crou-e  que  son  ami  eût  épousé  la  petite 
chanteuse.  Il  cherchait  une  explication  plus  simple  et  plus  natu- 
relle. Est-ce  que  très  souvent  une  fille  rangée  n'emprunte  pas  le 
nom  d'un  de  ses  anciens  amans  ?  Gela  s'est  vu  vingt  fois,  cent  fois. 
Mais  alors  comment  admettre  que  dans  la  longue  liste  de  ses  con- 
quêtes, Thérésine  se  fût  souvenue  du  créole?  Précisément  parce 
que  Phineas  était  Américain,  parce  qu'il  demeurait  dans  un  pays 
perdu  au  fond  de  la  Louisiane.  Elle  choisissait  ce  nom  parce  que 
Dawitt  devait  ignorer  la  fraude.  M.  de  Vaulcomte  commençait  à  voir 
clair  dans  ce  qui  lui  semblait  obscur.  Quand  il  entra,  le  front  haut 
et  l'œil  brillant,  dans  la  salle  du  déjeuner,  les  valets  de  pied  ne  re- 
connurent pas  le  joueur  décavé  dont  la  mine  rogue  «  collait  la 
déveine  à  la  partie,  »  à  ce  qu'affirmaient  les  pontes  superstitieux. 
C'est  qu'une  lueur  d'espérance  filtrait  dans  le  cœur  de  ce  décou- 
ragé. 

En  dehors  des  grands  cercles ,  oti  l'on  n'est  admis  qu'avec 
une  certaine  difficulté,  il  existe  d'autres  cercles  honorables,  plus 
accessibles  aux  petites  bourses;  et  tout  en  bas,  dans  les  fonds 
louches  du  Paris  vicieux,  flambent  pompeusement  les  lampes 
des  tripots.  Riches  de  l'argent  que  dévore  la  cagnotte,  ils  en- 
gloutissent la  fortune  et  l'honneur  des  malheureux  qui  s'y  acoqui- 
nent. Tout  est  bon  au  croupier  enrichi  qui  veut  fonder  un  de  ces 
établissemens  suspects;  il  sème  l'argent  et  les  promesses  pour  ob- 
tenir la  permission  d'ouvrir  ses  salons.  Les  salons  ouverts,  on 
donne  presque  pour  rien  le  déjeuner  et  le  dîner;  d'anciens  joueurs 
ruinés  sont  lancés  en  racoleurs  et  se  chargent  de  recruter  les  étran- 
gers ignorans  ou  les  millionnaires  naïfs.   Celui  où  Jacques  élisait 


28/i  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

domicile  possédait  un  nom  officiel  et  un  surnom.  Pour  la  préfec- 
ture de  police,  il  s'intitulait  le  cercle  des  Arts-Réunis  ;  pour  les 
habitués,  la  Grande-Grèce.  M.  de  Vaulcomte  campait  là  depuis 
cinq  ans.  A  midi,  tous  les  jours,  il  arrivait  pour  le  déjeuner.  Lors- 
qu'il avait  un  louis,  il  s'asseyait  autour  d'une  table  de  baccara,  en 
lâchant  de  doubler  cette  mise  modeste.  C'est  ce  qu'en  leur  langage 
bizarre,  les  décavés  appellent  de  cette  expression  pittoresque  : 
«  Gagner  sa  matérielle.  »  Quand  Jacques  n'avait  pas  ce  louis  sau- 
veur, il  employait  son  après-midi  à  le  trouver  ;  un  vieil  ami  qu'on 
apitoie,  un  ancien  fournisseur  qu'on  rencontre,  refusent  rarement 
une  maigre  aumône.  Puis,  souvent,  le  gentilhomme  se  sentait  en 
veine,  reprenait  confiance  en  son  étoile,  et,  se  risquant  avec  har- 
diesse, amassait  rapidement  une  grosse  somme.  Et,  précisément, 
ce  jour-là,  Jacques  croyait  en  lui  ;  il  voyait  l'avenir  moins  sombre 
que  son  présent.  Thérésine  évoquait  le  souvenir  du  passé,  du 
temps  où  il  jouissait  encore  de  la  moitié  de  son  patrimoine.  11  dé- 
jeuna de  bon  appétit,  et,  en  se  levant  de  table,  compta  sa  fortune  : 
trente,  francs  environ.  Bien  peu  de  chose  !  Mais  X***,  le  fameux 
croupier,  était  devenu  millionnaire  avec  moins  que  cela.  La.  partie 
paraissait  animée;  M.  de  Vaulcomte  s'approcha  du  tapis  vert,  ré- 
solu à  jouer  prudemment  jusqu'à  ce  qu'il  eût  une  certaine  somme 
qui  lui  permît  de  faire  figure  :  ensuite  il  ouvrirait  les  hostilités 
contre  cette  fille  impudente  qui  osait  s'affubler  du  nom  de  son 
ami!  Eh  !  certes  oui  !  il  était  en  veine  !  Une  heure  après,  les  jetons 
de  nacre  et  les  louis  s'empilaient  devant  l'heureux  vainqueur  :  il 
enlevait  ainsi  au  banquier  un  peu  plus  de  deux  mille  francs.  La 
tentation  lui  vint  de  profiter  de  la  chance  et  d'user  de  son  bon- 
heur retrouvé.  Pendant  quelques  minutes,  il  resta  hésitant,  autour 
du  tapis  vert,  talonné  par  ce  désir,  presque  invincible,  qui  aiguise 
les  nerfs  et  brise  les  volontés  robustes.  Pour  la  première  fois  de  sa 
vie,  peut-être,  Jacques  eut  une  lueur  de  raison  et  laissa  le  bon  sens 
l'emporter  sur  la  folie.  Violemment  il  s'arracha  à  la  tentation,  et 
prit  la  fuite,  en  serrant  d'une  main  fiévreuse  le  gain  conquis.  Enfin, 
il  pourrait  donc  s'habiller  comme  autrefois  et  redevenir,  d'appa- 
rence au  moins,  un  homme  du  monde! 

Pendant  deux  jours,  enfermé  dans  la  petite  chambre  d'hôtel  meu- 
blé où  il  gîtait,  il  résuma  ses  idées  et  construisit  son  plan.  Donc 
Thérésine  était  riche  et  portait  le  nom  d'un  de  ses  anciens  amans. 
Eh  bien  !  il  irait  chez  elle,  se  ferait  reconnaître,  et  qui  sait?..  Quand 
on  a  bu  beaucoup  de  honte,  qu'importe  une  gorgée  de  plus!  Cela 
ne  donne  pas  même  la  nausée.  Thérésine  enrichie  ne  devait  pas 
tenir  beaucoup  à  ce  qu'on  connût  par  le  détail  son  passé  et  l'infimité 
de  ses  débuts.  11  y  aurait  moyen  de  s'entendre  avec  une  femme  in- 
telligente. Puis  elle  serait  heure  use,  sans  doute,  de  jeter  aux  orties  sa 


THÉRÉSINE.  285 

défroque  menteuse.  Pourquoi  ne  lui  offrirait-il  pas  aide  et  protee- 
tion,  et  même  son  nom  de  gentilhomme,  en  échange  de  «  la  forte 
somme  »  et  d'une  pension  viagère?  Le  cerveau  va  vite.  Plus  on  a 
roulé  bas,  plus  on  éprouve  le  besoin  de  remonter,  et  l'imagination 
du  déclassé,  excitée  par  l'espérance  se  montrait  singulièrement  ac- 
tive. Tout  à  coup,  Jacques  se  heurta  contre  une  invraisemblance. 
Certes,  beaucoup  de  filles  prennent  pour  s'en  parer  le  nom  d'ai- 
de leurs  anciens  amans;  mais  enfin  elles  choisissent  de  coutume  celui 
qu'elles  ont  connu  le  plus  longtemps.  Et  dans  le  système  inventé 
par  Jacques ,  les  relations  de  Phineas  et  de  Thérésine  ne  duraient 
que  peu  de  semaines,  deux  ou  trois  mois  au  plus.  Alors,  comment 
admettre  que  la  courtisane  allât  chercher  si  loin  dans  son  passé? 
M. de  Vaulcomte  se  buta  à  cette  objection  qu'il  se  faisait  à  lui-même  : 
elle  méritait  en  effet  qu'on  s'y  arrêtât.  Est-ce  que  par  hasard?..  Et 
déjà  il  combinait  de  nouvelles  aventures.  En  quelle  année  Phineas 
Dawitt  avait- il  passé  à  Cannes?  En  1876.  La  mémoire  de  Jacques 
demeurait  très  nette  et  très  précise.  Cette  même  année,  quelques 
mois  après  le  départ  de  son  ami,  l'habitué  de  Monte-Carlo  avait  fait 
sauter  la  banque.  Ce  sont  là  de  précieux  souvenirs  et  qui  ne  s'ef- 
facent jamais  de  la  reconnaissance  d'un  galant  homme.  Donc ,  en 
1876,  vers  août,  septembre  ou  octobre...  Le  mois  lui  échappait,  par 
exemple.  Mais  peu  importait,  avec  la  solution  hardie  qu'il  imaginait 
soudainement. 

Dès  qu'il  fut  convenablement  nippé,  M.  de  Vaulcomte  sortit  an 
matin  vers  onze  heures,  et  se  présenta  dans  les  bureaux  de  la  Compa- 
gnie transatlantique  :  il  demandait  à  parler  au  directeur.  Générale- 
ment, les  hommes  distingués  qui  administrent  ces  grandes  entre- 
prises connaissent  peu  les  dessous  malsains  et  mystérieux  du  boule- 
vard parisien.  Ainsi  ils  ignorent  si  M.  Jacques  de  Vaulcomte,  fils 
d'un  officier-général  et  petit-fils  d'un  pair  de  France  de  Louis  XVIIÎ, 
est  devenu  le  familier  d'un  tripot  célèbre.  Le  directeur  de  la  Com- 
pagnie transatlantique  reçut  celui  qu'il  croyait  être  encore  un  homme 
du  monde  avec  sa  courtoisie  accoutumée. 

—  Veuillez  me  pardonner,  monsieur,  dit  Jacques ,  si  je  vous 
trouble  à  l'heure  de  vos  travaux.  J'ai  perdu  de  vue,  depuis  de  lon- 
gues années,  un  de  mes  amis  d'enfance  qui  habitait  l'Amérique.  La 
dernière  fois  que  je  l'ai  rencontré,  en  1876,  il  allait  repartir  pour 
son  pays;  mais  je  ne  me  rappelle  exactement  ni  le  mois  de  son 
départ  ni  le  nom  du  bâtiment  sur  lequel  il  s'est  embarqué.  Vous 
est-il  possible  de  me  donner  ces  petits  renseignemens  ? 

Et  pourquoi  non?  Le  directeur  de  la  Compagnie  transatlantique 
ne  voyait  aucun  inconvénient  à  satisfaire  M.  de  Vaulcomte.  Il  lit  ap- 
porter un  grand  registre,  le  registre  de  1876,  et,  à  la  date  du  15  sep- 
tembre, on  retrouva  cette  mention  très  claire  :  «  M.  Phineas  Dawitt 


286  REVDE    DES    DEDX    MONDES, 

et  sa  femme.  Cabines  n°*  7  et  9,  New-York.  »  Un  éclair  illumina  la 
pensée  de  Jacques.  En  apparence,  il  demeura  impassible,  n'osant 
pas  même  effleurer  de  sa  main  le  papier  jauni.  Il  craignait 
qu'un  léger  tremblement  de  ses  doigts  ne  trahît  sa  profonde  émo- 
tion. Il  salua  le  directeur,  le  remerciant  de  sa  bonne  grâce  et  de  sa 
courtoisie,  et  il  sortit  des  bureaux,  ave!'  un  air  absolument  détaché  des 
choses  de  ce  monde,  «  M.  Phineas  Daw  iii  et  sa  femme  I  »  Ainsi  le 
créole  avait  emmena  Thérésine  avec  lui  !  Tout  s'expliquait.  jNon  pas 
que  Jacques  crût  réellement  au  mariage  de  son  ami  avec  la  petite 
chanteuse.  Pour  lui,  un  gentleman  vingt  fois  millionnaire  est  iné- 
vitablement un  homme  d'esprit,  et  un  homme  d'esprit  ne  commet 
pas  une  pareille  sottise.  Seulement,  i!  comprenait  à  présent  pour- 
quoi la  jeune  femme  portait  le  nom  de  Phineas.  Sans  doute,  celui-ci 
vivait  avec  sa  maîtresse  pendant  plusieurs  années.  Riche  de  ses 
libéralités,  Thérésine  continuait  avec  le  même  bonheur  ses  exploits 
galans;  et  le  jour  où  elle  «  se  rangeait,  »  où  elle  se  transformait  en 
«  demi- castor,  »  comme  on  dit  dans  l'argot  du  boulevard,  elle  pre- 
nait le  nom  du  créole.  Gomment  réclamer  lorsqu'on  habite  au  fond 
de  la  Louisiane? 

Etendu  dans  un  large  fauteuil  de  cuir,  moelleux  et  confortable,  Jac- 
ques ruminait  ses  féeriques  projets.  11  était  rentré  fort  satisfait  au 
tripot  de  la  Grande-Grèce,  et  l'avenir  se  rosait  de  teinies  très  agréa- 
bles. Un  vague  pressentiment  lui  disait  que  cette  rencontre  impré- 
vue deviendrait  la  source  de  prospérités  nouvelles.  En  vérité,  i! 
n'écoutaiî  guère  maintenant  les  appels  des  croupiers.  Le  jeu  ne  le 
tentait  plus.  11  allait  risquer  une  partie  bien  autrement  décisive. 
L'après-midi  s'achevait,  et  M.  de  Vaulcomte  poursuivait  son  rêve.  Il 
allumait  un  cigare  après  un  autre,  cherchant  un  moyen  pour  se 
présenter  chez  Thérésine,  lorsqu'un  valet  de  pied  entra  dans  le  sa- 
lon, apportant  les  journaux.  Jacques  prit  le  Fiyaro  d'un  geste  ma- 
chinal, et  l'ouvrit  avec  la  mine  ennuyée  d'un  homme  que  la  poli- 
tique laisse  fort  indiiférent.  Ses  yeux  erraient  sur  la  première  page, 
quand  il  fit  soudain  un  grand  sursaut  en  lisant  ces  quelques  lignes 
SMxÉdiosde  Paris  :  «  M^'"' Hyacinthe  Clavière,  évêque  de  X***,  prê- 
chera dimanche  29  mai,  en  l'église  Sainte-Glotilde,  à  l'occasion  de 
la  Pentecôte.  L'évêque  de  X***  est  descendu,  comme  d'habitude,  chez 
jy[me  Phineas  Dawitt.  »  Un  prélat  chez  Thérésine  !  Et  quel  prélat?  Le 
frère  du  capitaine  Robert,  son  camarade  d'enfance  à  lui,  et  l'ami  de 
Phineas!  L'émotion  du  joueur  fut  si  vive  qu'il  prononça  presque  â 
voix  haute  ces  quelques  mots  : 

—  L'imbécile!  il  l'a  épousée  ! 

Mais  elle  devenait  une  mine  d'or,  cette  petite  chanteuse  transfor- 
mée en  femme  du  monde!  Bien  sûr,  on  ne  connaissait  poisson  passé, 
et  elle  devait  le  cacher  prudemment,  craignant  toujours  qu'une  in- 


THÉRÉSINE.  2S7 

discrétion  ne  révélât  son  existence  d'autrefois.  Elle  était  liée  avec 
l'évèque  de  X***,  donc  liée  avec  Robert  et  avec  leurs  amis  ;  elle  allait 
dans  le  monde,  on  la  recevait  et  elle  recevait.  Sans  doute  devenue  très 
pieuse,  bigote  même  comme  ces  femmes  qui  ont  roulé  à  travers 
toutes  les  alcôves.  Oh  1  l'heureuse  découverte  1  Décidément,  les  jour- 
naux servent  quelquefois  à  quelque  chose.  Les  plans  du  gentilhomme 
ruiné  se  transformaient  subitement:  il  entrait  dans  une  autre  voie, 
bien  plus  nette,  bien  plus  directe.  D'abord,  il  fallait  savoir  si  Phi- 
neas  Dawitt  vivait  encore.  Avec  l'âge  et  l'infortune,  on  devient  pru- 
dent. Donc,  recueillir  le  plus  de  renseignemens  possible,  et  bien 
s'éclairer  avant  de  commencer  la  bataille,  comme  font  ces  habiles  gé- 
néraux qui  lancent  à  la  découverte  d'alertes  escadrons  de  cavalerie. 
Les  habitués  de  la  Grande-Grèce  virent,  avec  surprise,  M.  de  Vaul- 
comte  modifier  des  habitudes  enracinées  chez  lui,  depuis  des  années. 
Il  revenait  bien  au  gîte,  à  l'heure  exacte,  pour  déjeuner  et  pour 
dîtier;  mais  il  ne  s'asseyait  pas  autour  du  tapis  vert,  qui  semblait 
ne  plus  exercer  de  séduction  sur  lui.  On  apprit  bientôt  qu'il  retour- 
nait à  l'Opéra,  délaissé  depuis  longtemps  par  l'ancien  homme  du 
monde.  Bien  plus  ;  il  causait  avec  quelques-uns  de  ses  amis  d'au- 
trefois, et  d'un  air  d'amicale  familiarité.  C'est  que  Jacques  condui- 
sait mystérieusement,  mais  sûrement,  son  enquête.  Il  interrogeait 
celui-ci,  ei  faisait  bavarder  celui-là.  De  l'un,  il  apprenait  que 
M'"^  Phineas  Dawitt  était  veuve;  de  l'autre,  que  celte  étrangère, 
riche  à  millions  et  très  répandue  dans  le  haut  monde  parisien,  ap- 
partenait à  de  nombreuses  œuvres  de  charité.  En  éparpillant  ses 
questions  sur  tout  le  monde,  M.  de  Vaulcomte  n'éveillait  les  soup- 
çons de  personne.  Et  cest  ainsi  qu'en  huit  jours,  il  reconstituait  d'une 
manière  à  peu  près  exacte  la  vie  de  la  jeune  femme  depuis  son 
installation  dans  l'hôtel  de  Gourtival. 

Sans  doute,  ces  renseignemens  précis  changeaient  les  projets  du 
joueur,  car  un  beau  soir,  il  annonça  négligemment  qu'il  s'absente- 
rait pendant  une  semaine.  Mon  Dieu,  oui,  quelques  intérêts  dans  le 
département  du  Nord  qu'il  ne  fallait  pas  négliger!  Jacques  parlait 
même,  en  cachette,  d'un  fiéritage  inespéré  qui  venait  de  lui  échoir. 
Les  hôtes  de  la  Grande-Grèce  rapprochaient  ce  voyage  inattendu  des 
allures  inaccoutumées  de  leur  compagnon;  ils  en  vinrent  à  se  con- 
vaincre les  uns  et  les  autres  qu'un  brusque  incident  modifiait  tout 
à  coup  la  vie  aventureuse  du  gentilhomme.  On  ne  lui  en  témoigna 
qu'une  considération  plus  grande.  M.  de  Vaulcomte  partait  en  elïét, 
mais  pour  le  Midi  et  non  pour  le  Nord.  Peut-être  jugeait-il  à  propos 
de  né  point  raconter  ses  alTaires  intimes  à  ses  excellens  amis.  On 
glosa  de  ce  voyage,  entre  décavés,  pendant  dix  minutes,  en  atten- 
dant l'heure  du  diner.  Chacun  émit  sou  opinion  :  l'un  prétendit 
que  Jacques  allait  essayer  à  Monte-Garlo  sa  veine  enfin  retrouvée, 


288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'autre  qu'il  devait  prochainement  se  marier.  Puis  les  jours  s'écou- 
lèrent, et  l'on  cessa  de  s'occuper  de  lui.  L'absence  de  M.  de  Vaul- 
comie  dura  plus  longtemps  qu'il  ne  le  croyait  lui-même,  car  pen- 
dant plusieurs  semaines  il  ne  reparut  point  à  Paris.  Qu'allait-il 
faire  cependant,  sinon  creuser  le  piège  où  il  s'efTorcei  ait  de  pousser 
la  malheureuse  Thérèse,  remontée  de  si  bas  pour  tomber  entre  les 
mains  de  ce  misérable  ? 

XVI. 

Les  natures  faibles  cèdent  tout  de  suite.  Le  ressort  de  leur  vo- 
lonté est  bientôt  cassé.  Thérèse,  au  contraire,  était  trempée  pour 
la  lutte.  Son  premier  sentiment  de  colère  lui  revenait.  Quoi!  elle 
aurait  si  énergiquement  combattu  pour  succomber  dès  les  premiers 
pas?  Froidement,  elle  regarda  la  réalité  bien  en  face.  Qui  possé- 
dait son  secret?  Qui  la  reconnaissait  dix  ans  après  son  départ  de 
France?  Un  des  chanteurs  du  café-concert,  ses  camarades  d'autre- 
fois, ou  Marins  Flougeac,  l'ancien  baryton  de  Marseille  devenu  im- 
présario? Son  imagination  n'allait  pas  au-delà,  et  ne  se  connaissant 
pas  d'ennemis,  elle  ne  concevait  pas  qu'on  voulût  la  jeter  dans 
l'abîme.  Un  fait  restait  indéniable.  Quelqu'un  pouvait  mettre  son 
nom  ancien  sur  son  visage;  quelqu'un  pouvait  raconter  t-a  vie  de 
fille  perdue; et  non  pas  en  susurrant  quelques-unes  de  ses  adroites 
calomnies  qui  font  vite  leur  perfide  chemin,  mais  en  énonçant  la 
vérité,  éiayee  de  faits  clairs,  nets  et  précis.  Un  frisson  la  secouait. 
Lutter!  Gomment  lutter  contre  un  ennemi  qu'on  ignore?  Elle  exa- 
mina son  visage  dans  une  glace  et  se  vit  toute  blanche,  torturée 
par  l'inquiétude,  bouleversée  par  l'angoisse.  Et  Robert  allait  venir! 
Jamais  elle  n'oserait  supporter  son  regard.  11  lui  semblait  que  les 
yeux  francs  du  capitaine  liraient  son  secret  sur  sa  figure,  et  qu'elle 
ne  lui  cacherait  rien,  non,  rien! 

Brusquement,  Thérèse  prit  un  parti;  elle  défendrait  sa  porte,  elle 
se  dirait  malade,  elle  ne  verrait  personne.  Oh!  non,  personne! 
Cette  malheureuse  créature  voulait  la  solitude  pour  discuter  avec 
elle-même  et  se  raidir  contre  le  danger.  Pendant  que  ces  pen- 
sées roulaient  en  son  esprit  surexcité,  le  timbre  de  l'hôtel  ré- 
sonna dans  le  silence.  Quelques  minutes  après,  elle  vit  Robert 
descendre  les  degrés,  traverser  la  cour  et  s'éloigner,  la  têle  cour- 
bée. 11  souftrait  de  n'avoir  pas  été  reçu,  il  soulfrait  de  la  savoir  ma- 
lade, et  d'être  éconduit  comme  un  indifférent.  Et  quand?  Lorsqu'il 
venait  d'ouvrir  son  cœur,  d'avouer  son  amour,  lorsqu'elle-même 
.avait  à  demi  contéssé  le  sien.  Le  soir,  un  peu  avant  le  dîner,  il  se 
présenta  de  nouveau  et  n'obtint  que  la  même  réponse  :  «  Madame 
est  souffrante  et  condamnée  à  fermer  sa  porte.  »  Comme  il  devait 


THÉBÉSINE.  289 

être  malheureux!  11  ne  comprendrait  pas  cet  exil  subit  qui  le  frap- 
pait à  l'heure  où  il  devait  le  moins  s'y  attendre.  Quelque  chose  lui 
disait  que  Robert  douterait  de  cette  maladie  soudaine,  qu'il  y  ver- 
rait une  manœuvre,  une  cu([uelterie,  peut-être  une  cruauté.  Est-ce 
que  les  amoureux  ne  raisonnent  pas  toujours  en  n'envisageant 
qu'eux-mêmes?  S'il  allait  s'éloigner  d'elle!  S'il  allait  se  détacher 
d'elle!  Robert  lui  plaisait  seulement,  quelques  jours  avant.  Après 
ses  paroles,  si  tendres,  elle  avait  senti  son  cœur  doucement  remué  ; 
et  maintenant,  en  craignant  de  le  perdre,  elle  mesurait  la  profondeur 
du  sentiment  qui  la  dominait.  Analysait-elle  même  bien  exactement 
la  nature  de  son  amour?  Gomment  l'aurait-elle  pu,  puisque,  quel- 
ques jours  auparavant,  elle  ne  le  soupçonnait  pas  encore? 

Elle  aimait,  et  elle  avait  besom  d'être  aimée.  Jamais  elle  n'eût 
rêvé  une  passion  plus  délicieusement  caressaijte,  plus  chastement 
idéale.  Et  à  l'heure  où  son  bonheur  se  complétait,  elle  le  laisserait 
échapper!  Pourquoi?  Parce  qu'un  inconnu  lui  jetait  au  visage  son 
nom  d'autrefois?  Eh  bien!  non,  elle  lutterait,  elle  résisterait  vail- 
lamment. A  quoi  bon  se  désoler?  Autant  elle  cédait  tout  d'abord 
à  son  découragement,  autant,  à  celte  heure,  elle  se  raccrochait  à 
l'espérance.  Cet  inconnu  qui  îa  soutilelait  de  son  passé,  qui  était-il, 
d'où  venait- il?  Pourquoi  le  redoutait-elle  ainsi?  Il  n'osait  pas  même 
l'aborder,  lui  parler!  Et  quand  même  ce  serait  un  ennemi?  H  ne 
suffisait  pas  de  connaître  ce  passé,  ou  un  fragment  de  ce  passé, 
pour  reconstruire  son  existence  :  il  faudrait  encore  des  preuves. 
Et  lesquelles  pourrait- on  donner?  Où  les  recueillir,  à  qui  les  de- 
mander? 

Toutes  ces  idées  traversaient  le  cerveau  de  Thérèse,  ramenant 
■peu  à  peu  le  calme  dans  son  esprit  bouleversé.  Quand  elle  s'éveilla 
le  lendemain  matin,  elle  s'accusait  presque  de  folie.  Certes,  oui, 
elle  était  folle  !  S'épeurer  parce  que  quelqu'un  l'appelait  par  son  nom 
d'autrefois?  Pauvre  Robert!  11  souilVait  sans  doute,  comme  elle  ; 
comme  elle,  il  redoutait  une  catastrophe  qui  détruirait  soudaine- 
ment son  rêve  de  bonheur.  L'après-midi  commençait  à  peine,  lors- 
que le  jeune  homme  se  présenta  de  nouveau  à  l'hôtel  de  Gourtival. 
Il  faillit  jeter  un  cri  de  joie  quand  on  lui  dit  que  Thérèse  l'atten- 
dait dans  la  bibliothèque.  Elle  l'aimait  donc  toujours,  et  sans  doute 
le  valet  de  chambre  ne  mentait  pas  Ja  veille  en  affirmant  que  sa 
maîtresse  était  malade.  La  jeune  femme  vint  à  lui,  les  mains  ten- 
dues. 

—  Excusez-moi,  dit-elle;  je  me  sentais  souffrante.  Il  faut  que 
vous  ayez  un  peu  d'indulgence.  J'ai  mes  heures  d'abandon  et  de 
découragement,  où  je  dirais  volontiers  comme  la  pauvre  héroïne 
malheureuse  :  «  Plus  ne  m'est  rien,  rien  ne  m'est  plus...  » 

TOME  LXXUV.  —   188^.  19 


290  REVCE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Âhl  si  vGwis  ïJû'iiimiez,  vous  ne  connaîtriez  plus  ces  tris- 
tesses- là  ! 

Les  lèvres  de  Thérèse  s'entrouvrirent  pour  répondre  ;  une  lueur 
d'hésitation  passa  dans  ses  yeux.  Puis  sa  franchise  l'emporta  : 

—  Je  vous  aime,  muimura-t-elle. 

Robert  jeta  un  grand  cri  de  joie,  et  Yoalut  prendre  entre  ses  bras 
le  corps  souple  de  son  amie. 

—  iNun,  non,  je  vous  prie  !.. 

—  Eh  bien!  accordez-moi  une  grâce!  Paris  est  à  peu  près  dé- 
sert, et,  d'ailleurs,  notre  intimité  est  acceptée  par  tout  le  monde. 
Donnez-moi  votre  journée  entière.  Permeitez-moi  de  vivre  auprès 
de  vous  les  heures  tièdes  de  cet  après-midi;  ce  soir,  je  vous 
enlèverai,  et  nous  irons  diner  ensemble  sous  les  arbres,  voulez- 
vous? 

Elle  souriait  à  présent.  Peut-êti'e  ne  se  fût- elle  pas  abandonnée 
aussi  vite  au  charme  qu'il  exerçait  sur  elle,  sans  la  menace  qu'elle 
croyait  la  veille  suspendue  au-dessus  de  sa  tête. 

. —  Soit,  dit-elle.  Aussi  bien,  si  je  vous  rends  heureux,  je  me  rends 
heureuse  moi-même. 

Robert  était  fou  de  joie.  Elle  l'aimait!  L'aveu  était  enfln  sorti  de 
ses  lèvres,  et  maintenant  tout  lui  disait  que  cette  exquise  et  déli- 
cate créatui'e  lui  appartiendrait.  Aucun  projet  n'avait  été  ébauché 
par  elle;  mais  il  la  sentait  sienne,  prête  à  devenir  sa  femme.  L'ai- 
mer devant  tous  et  en  plem  soleil!  Grand  Dieu!  quelle  joie! 

Quand  il  la  quiua  vers  six  heures,  Robert  croyait  rêver.  H  revien- 
drait la  prendre  à  la  nuit  pour  ne  plus  se  séparer  d'elle  que  très 
tard.  L'idée  le  hantait  de  dîner  avec  Thérèse,  à  la  fois  en  plein  Pa- 
ris et  loin  de  Paris.  La  grande  ville  ollre  peu  de  ressources  aux 
amoureux  qui  veulent  s'eniuir  et  cacher  leur  bonheur.  La  plupart 
s'en  vont  dans  les  élablissemens  connus  et  tarifés  par  la  mode.  Mais 
le  jeune  homme  se  révoltait  à  la  pensée  d'y  conduire  Thérèse.  Il 
concevait  un  projet  à  la  fois  original  et  bizarre,  et  il  savait  d'avance 
qu'il  plairait  à  M'"*  Dawitt.  Au  milieu  du  Jardin  d'acclimatation, 
dans  un  fouillis  d'arbres  et  de  verdure,  se  trouve  un  petit  restau- 
rant que  bien  peu  de  Parisiens  ont  remarqué.  Souvent  le  capitaine, 
épris  de  solitude,  envoyait  une  dépêche  pour  avertir  qu'il  viendrait 
dîner  le  soir.  Rien  de  plus  délicieux  pendant  les  torpeurs  lourdes  de 
l'été.  Le  visiteur  soUtaire  peut  se  croire  transporté  par  une  ba- 
guette magique  loin  du  boulevard.  Le  silence  et  la  fraîcheur  le 
bercent  doucement;  de  temps  en  temps,  les  centaines  d'animaux, 
parqués  à  droite  et  à  gauche,  jettent  un  appel  voluptueux  ;^et  c'est 
comme  une  évocation  des  pays  lointains  et  mystérieux,  au  milieu 
du  tumulte  puissant  de  la  capitale.  Lorsqu'à  huit  heures  dujsoir, 
Thérèse  se  vit  dans  ce  décor  étrange,  elle  comprit  aussitôt  la  pen- 


THÉRÉSINE.  291 

sée  délicate  de  son  ami.  Il  voulait  lui  rappeler  la  Maison-Rouge  et 
les  poésies  louisianaises.  La  table ,  dressée  en  plein  air,  s'éclairait 
aux  lueurs  fauves  du  soleil  couchant.  A  droite  et  à  gauche  mon- 
taient des  flots  de  verdure,  et,  sans  les  fils  de  fer  tressés  qui  cou- 
raient le  long  des  allées,  on  aurait  pu  se  croire  en  pleine  campagne. 

—  Je  ne  m'imaginais  pas  qu'une  pareille  oasis  pût  exister  au  mi- 
lieti  de  Paris,  dit  Thérèse  en  souriant  de  plaisir.  Elle  me  fait  songer 
au  lac  des  Eaux-Glaires. 

Des  cerfs  des  Alpes,  des  chamois,  des  biches,  avaient  sauté  par- 
dessus leur  grillage  et,  plantés  à  dix  mètres  des  jeunes  gens,  les 
regardaient  de  leurs  yeux  languissans  emplis  de  stupeur  et  de  rê- 
verie. 

—  Ne  soyez  pas  étonnée  si  notre  dîner  a  de  pareils  spectateurs, 
reprit  Robert.Tous  les  soirs,  ces  ani.maux  se  sauvent  de  leurs  cages 
et  vont  rôder  dans  le  parc,  à  la  clarté  de  la  lune.  J'ai  souvent 
pensé,  quand  on  m'a  conté  ce  détail,  qu'ils  devaient  se  rappeler  les 
nuits  de  leurs  montagnes  natales.  Les  hommes  et  les  animaux  sont 
d'énernels  exilés.  Nous  nous  enfuyons,  nous  aussi,  de  notre  pri- 
son pour  nous  réfugier  dans  l'oubli  des  songes  aériens:  puis  la  réa- 
lité a  tôt  fait  de  nous  ressaisir,  tl  nous  renti'ons  dans  nos  geôles  plus 
attristés... 

Un  sourire  éclaira  le  visage  de  Robert  : 

—  Je  prèle  à  de  simples  chamois  une  philosophie  un  peu  trop 
compliquée  !  Ils  Me  reviennent  à  leurs  cages  que  pour  y  retrouver 
la  pâture  du  malin! 

Thérèse  riait  à  son  tour,  et  comme  elle  l'interrogeait  à  nouveau 
sur  sa  vie  ancienne,  sur  ses  rêves,  sur  ses  espérances,  il  lui  chan- 
tait pour  la  dixième  fois  le  doux  cantique  de  son  amour.  Et  tout  le 
passé  revivait,  et  il  lui  contait  encore  comment  l'invincible  amour 
s'était  planté  dans  son  cœur.  L'ombre  les  enveloppait,  descendant 
en  nappes  grises  sur  les  arbres  voisins.  Vaguement,  la  lueur  des 
globes  dépolis,  qu'on  avait  apportés  sur  la  table,  jetait  une  clarté 
tremblante.  Il  s'était  assis  près  d'elle,  et  maintenant  leur  causerie 
se  faisait  plus  tendre  et  plus  intime.  Des  y>rojets,  si  doux  à  rêver, 
un  existence  nouvelle  à  construire  !  Ils  habiteraient  Paris  pendant 
quatre  mois  d'hiver.  Le  reste  de  l'année,  ils  s'en  iraient  à  travei-s 
l'Europe,  promenant  leur  bonheur  inas-souvi  partout  où  le  ciel  clé- 
ment convie  les  heureux  de  ce  monde  à  chercher  le  soleil. 

Une  ou  deux  fois,  une  pointe  de  jalousie  avait  traversé  le  cœur 
de  Robert.  Il  pensait  à  ce  mari  disparu,  à  cet  ami  d'enfance,  à  ce 
premier  possesseur  de  tant  de  beautés  cachées  et  visibles.  Par  un 
phénomène  psychologique  dont  il  ne  se  rendait  pas  compte  Ini-même, 
il  sentait  cette  jalousie  germer  dans  son  ceiTeau  depuis  qu'il  avait 
obtenu  l'aveu  de  la  jeune  femme.  Auparavant,  jamais  une  pareille  idée 


292  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'eût  hantè  son  esprit.  11  entr'ouvrit  la  bouche  pour  prononcer  le 
nom  de  Phineas.  Et  puis  une  pudeur  le  retint.  Après  tout,  cet  homme 
ne  vivait  plus;  lui,  le  nouvel  élu,  il  triomphait  si  bien  du  passé  que 
Thérésine  n'hésitait  pas  à  lui  confier  son  avenir. 

Alors,  chassant  ces  amères  et  inutiles  songeries,  il  en  revint  aux 
délices  de  l'heure  présente,  goûtant  à  pleines  lèvres  son  bonheur 
inespéré.  La  soirée,  d'une  infinie  douceur,  était  embaumée  par  les 
bouquets  de  roses  écloses  au  milieu  des  parterres.  Tout  à  coup,  la 
lune  se  leva  dans  le  ciel  pur,  et  les  animaux  captifs  lancèrent  leur  sa- 
lut rauque  à  la  pâle  déesse  des  nuits.  Puis  tous  se  taisaient  brusque- 
ment, comme  pris  de  peur  subite.  Robert  avait  appuyé  son  bras  sur 
celui  de  Thérèse,  et  ils  marchaient  à  travers  les  allées ,  ne  disant 
pas  un  mot,  émus  et  inconsciemment  troublés  par  le  grand  silence 
qui  les  entourait.  Ils  arrivèrent  ainsi  jusqu'à  l'étang,  assez  large, 
dont  les  eaux  semblaient  argentées  sous  les  pâles  rayons.  Au 
fond  se  dresse  une  grotte  artificielle  où  vont  dormir  les  cygnes 
quand  le  soleil  est  couché.  On  les  voit  de  loin,  éclairant  l'ombre,  et, 
tels  que  des  apparitions  blanches,  glissant  indolens  et  superbes  sur 
l'eau  immobile.  A  demi  apprivoisés  par  l'habitude,  ils  viennent  au- 
devant  des  visiteurs  chercher  les  friandises  qu'on  leur  apporte;  et 
bientôt  une  armée  de  cygnes  nagea  doucement  vers  la  rive  où  Thé- 
rèse et  Robert  se  tenaient  debout,  charmés  de  ce  spectacle  imprévu. 
Les  oiseaux  blancs  avançaient  d'une  allure  régulière  et  lente,  ou- 
vrant à  demi  leurs  ailes  gonflées,  éblouissantes  sous  les  reflets  de 
la  lune.  C'était  comme  une  flottille  féerique  apparue  soudaine- 
ment dans  ce  décor,  et  cette  symbolique  vision  de  l'amour,  émou- 
vante comme  un  présage,  prenait  pour  les  jeunes  gens  un  caractère 
augurai. 

Ils  furent  vite  entourés  des  cygnes  rangés  en  demi-cercle,  dres- 
sant leur  col  mince,  et  battant  l'eau  très  légèrement.  Les  rayons  se 
déplaçaient  de  temps  à  autre,  et  sur  l'étang,  redevenu  couleur  d'acier, 
les  gracieux  messagers  des  voluptés  iutures  se  détachaient  comme 
la  neige  des  pommiers  d'avril  sur  un  terrain  sombre.  Robert  glissa 
tendrement  son  bras  autour  de  la  taille  de  son  amie.  Elle  ferma  les 
yeux,  laissant  tomber  en  arrière  sa  tête,  qui  s'appuya  sur  la  poi- 
trine du  jeune  homme.  Il  tendit  les  lèvres  vers  ces  lèvres  roses 
qui  s'olfraient  à  lui;  et  c'est  ainsi  qu'ils  échangèrent  leur  premier 
baiser  d'amour... 

Lorsque,  deux  heures  plus  tard,  Thérèse  se  trouva  seule  dans  sa 
bibliothèque,  elle  était  comme  grise  de  bonheur.  Elle  se  sentait  ai- 
mée et  surtout  elle  aimait!  Gela  est  si  bon  d'aimer,  de  se  donner, 
de  se  dévouer  !  Elle  aimait  comme  elle  croyait  impossible  d'aimer, 
c'est-à-dire  avec  la  plénitude  de  ses  sensations  renouvelées.  Accou- 
dée à  sa  fenêtre,  qui  donnait  sur  le  parc  de  l'hôiel,  elle  restait  immo- 


THÉRÉSINE.  293 

bile,  les  yeux  fixes,  recommençant  par  le  souvenir  les  heures  déli- 
cieuses qu'elle  venait  de  vivre.  Son  imagination  évoquait  le  passé 
et  l'avenir;  elle  se  voyait  heureuse  à  jamais  avec  Robert,  qui  rem- 
plirait d'allégresse  tous  les  jours  de  son  existence.  Elle  oubliait  jus- 
qu'à ses  angoisses  de  l'avant-veille.  Sa  pensée  ne  s'y  arrêtait  même 
plus;  ou  si  elle  se  rappelait  une  minute  la  scène  des  Tuileries, 
c'était  pour  n'y  plus  attacher  d'importance.  Heureuse,  elle  était  heu- 
reuse !  Et  ses  lèvres  remuaient  comme  pour  prononcer  à  voix  haute 
ce  mot  exquis.  Qu'aurait -elle  redouté  maintenant?  Elle  n'appréhen- 
dait plus  rien.  Il  lui  semblait  que  cet  amour  la  protégeait  contre  toute 
menace,  qu'il  devenait  comme  un  bouclier  solide  placé  entre  elle  et 
les  ennemis  ignorés.  En  réalité,  elle  était  moins  seule  dans  la  vie. 
Elle  possédait  l'ami  sur,  absolu ,  en  Nathaniel  ;  elle  posséderait 
l'amant  immuable  en  Robert.  A  peine,  en  fermant  les  yeux,  eût- 
elle  reconnu  bien,  biei^  loin  dans  le  passé,  la  petite  chanteuse  de 
cafe-concert,  qui  naguère  hantait  sa  mémoire.  Thérésine  était  dé- 
cidément morte,  cette  Thérésine  dont  le  nom  la  faisait  pâlir  qua- 
rante-huit heures  auparavant.  Elle  allait  franchir  le  dernier  échelon 
et  consacrer,  par  un  mariage  nouveau,  la  royauté  nouvelle  qui  ferait 
d'elle  l'une  des  souveraines  du  tout-puissant  Paris. 

XVII. 

11  était  onze  heures  du  matin.  Encore  bercée  par  son  rêve, 
M"^^  Dawitt  rentrait  souriante  de  sa  promenade  au  Bois,  quand  le 
valet  de  chambre  lui  remit  une  carte  de  visite:  «  Jacques  de  Vaul- 
comlc.  n  Ce  num  ne  disait  rien  tout  d'abord  à  Thérèse.  Le  valet  de 
chambre  ajouta  que  ce  visiteur  inconnu  se  présentait  comme  un 
ami  ancien  de  M.  Phineas  Davviti.  Il  attendait  depuis  dix  minutes 
dans  le  salon  Louis  XVI,  espérant  qu'on  lui  ferait  l'honneur  de  le 
recevoir.  Le  domestique  parlait  pour  l'acquit  de  sa  conscience,  car 
sa  maîtresse  ne  l'écoutait  même  pus.  Mon  qu'elle  eût  le  pressenti- 
ment d'un  malheur.  Elle  cherchait  à  fixer  les  souvenirs  que  lente- 
ment ces  cinq  syllabes  éveillaient  en  elle.  Une  curiosité  vague  lui 
venait;  et  puis  un  ami  de  Phineas...  qui  pouvait-il  être?  Sans  même 
entrer  chez  elle  pour  retirer  son  amazone  et  passer  une  robe,  elle 
alla  droit  au  salon  Louis  XVI.  Sur  le  seuil  elle  s'arrêta,  jetant  rapi- 
dement un  regard  devant  elle.  Jacques  se  leva  dès  qu'il  l'aperçut, 
et  la  saluant  avec  un  profond  respect: 

—  Veuillez  me  pardonner,  madame,  si  je  prends  la  liberté  de  me 
présenter  chez  vous  à  une  heure  aussi  matinale,  mais  je  ne  fais  que 
traverser  Paris,  où  j'habite  rarement.  Je  m'en  serais  voulu,  y  pas- 
sant une  journée,  de  ne  point  venir  saluer  la  veuve  de  mon  plus 
ancien  ami. 


294  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

—  Monsieur... 

D'un  geste,  elle  faisait  signe  à  M.  de  Vaulcomte  de  s'asseoir  en 
face  d'elle.  Le  nouveau-venu  paraissait  gêné,  ou  plutôt  il  était  visi- 
blement étonné.  Quand  on  a  beaucoup  rôdé  dans  les  bas-fonds  pa- 
risiens, on  connaît  pas  mal  de  ces  aventurières  qui  se  glissent  dans 
le  monde  par  fraude  ou  par  complaisance.  Mais  toutes  rappellent 
plus  ou  moins  leur  origine  vulgaire  ;  tandis  que  là,  Jacques  se 
trouvait  en  face  d'une  vraie  grande  dame.  Il  l'avait  seulement  en- 
trevue, trois  jours  avant,  dans  le  jardin  des  Tuileries.  Un  coup  d'oeil 
suffit  pour  reconnaître,  non  pour  analyser.  11  sentait  vaguement 
que  cette  jeune  femme  à  la  lèvre  hautaine,  au  regard  loyal,  ne  se- 
rait pas  une  ennemie  facile  à  vaincre.  Au  lieu  d'attaquer  franche- 
ment, il  rusa,  tournant  autour  de  l'obstacle. 

Il  parla  de  Phineas,  de  leur  amitié  de  collège,  des  rencontres 
très  rares  qu'ils  avaient  eues  depuis  la  séparation  première.  11  di- 
sait tout  cela  d'un  ton  léger,  ne  précisant  rien,  n'msistant  sur  aucun 
détail,  comme  s'il  ne  voulait  pas  o veiller  les  craintes  de  son  adver- 
saire. Et,  malgré  ces  précautions,  il  obtenait  un  résultat  tout 
contraire.  Jacques  pouvait  dorer  ses  paroles,  mais  non  pas  se  dé- 
barrasser de  ce  qui  décelait  en  lui  l'aventurier  louche  et  mal- 
faisant. 

Sans  qu'il  s'en  rendît  compte,  à  mesure  qu'il  débitait  son  petit 
discours,  ses  yeux  ne  quittaient  pas  les  yeux  de  Thérèse.  M"^''  Dawitt 
sentait  une  terreur  irraisonnée  s'emparer  d'elle.  Ce  regard  dur  qui 
heurtait  le  sien  l'épouvantait.  Elle  devinait  un  ennemi  en  cet 
homme  qui  se  présentait  brusquement  ;  et  d'auiant  plus  que,  de 
minute  en  minute,  elle  ressaisissait  son  souvenir.  Oui,  elle  le  con- 
naissait cet  étranger,  cet  ami  prétendu  de  Phineas.  Mais  où  l'avait- 
elle  vu?  où  l'avait-elle  rencontré?  Dans  quelles  circonstances?  Elle 
cherchait,  et  ne  trouvait  pas  ;  et  sa  peur  augmentait  avec  son  an- 
goisse. Oui,  sa  peur!  Elle  aurait  voulu  qu'il  hâiàt  son  attaque,  qu'if 
démasquât  ses  batteries.  Cependant,  pour  rien  au  monde,  elle 
n'aurait  prononcé  un  mot  qui  put  lui  donner  barre  sur  elle.  Ce  fut 
Jacques,  impatienté,  qui  entama  les  hostilités  : 

—  Je  m'étonne,  madame,  que  vous  ne  m'ayez  pas  reconnu  tout 
de  suite.  La  dernière  fois  que  j'ai  vu  Phineas,  il  était  avec  vous. 

—  Avec  moi  ! 

Thérèse  prononça  ces  deux  mots  d'une  voix  faible,  car  sa  terreur, 
toujours  croissante,  l'élreignaii  à  la  gorge. 

—  Je  me  suis  bien  vite  aperçu  que  vous  m'aviez  oublié.  C'est 
naturel;  tant  d'années  nous  séparent  de  ce  souper  que  nous  avons 
fait  à  Cannes  en  'J87(i... 

Il  s'arrêta  une  minuie  pour  jouir  de  son  irJomphe.  Thérèse  l'écou- 
tait,  immobile,  les  sourcils  li onces.  Sa  volonté  seule  la  soutenait. 


THÉRÉSINE.  205 

Dans  ce  péril  effrayant,  elle  sentait  son  énergie  s'en  aller  lente- 
ment. Cannes!  Cet  homme  l'avait  connue  à  Cannes!  Elle  se  rappe- 
lait maintenant  ;  elle  se  rappelait  !  Par  une  effroyable  fidélité  de  mé- 
moire, elle  reconstitua  d'un  seul  coup  le  passé  :  d'un  seul  coup,  elle 
eut  la  vision  très  nette  de  ces  années  maudites. 

—  Ah  !  vous  avez  fait  un  beau  rêve,  madame  !  Qui  aurait  cru  que 
la  petite  chanteuse  du  café-concert  dirigé  par  Marius  Flougeac  se- 
rait un  jour  l'une  des  plus  grandes  dames  de  Paris? 

Il  se  tut  de  nouveau.  Sa  voix  devenait  railleuse.  Il  semblait  sur 
de  son  fait,  et  ne  parler  qu'en  homme  certain  de  la  victoire. 

—  J'ai  pensé  que  vous  seriez  curieuse  d'avoir  des  nouvelles  de 
cet  excellent  Marius  Flougeac,  et  aussi...  aussi  de  quelques-unes 
de  vos  anciennes  camarades.  Je  viens  de  me  promener  dans  le  Midi 
à  votre  intention.  A  votre  intention,  mon  Dieu  oui!  Lorsque  j'ai  eu 
l'honneur  de  vous  rencontrer  l'autre  jour  aux  Tuileries,  je  ne  me 
suis  pas  trompé  une  minute.  Vous  êtes  de  celles  qu'on  n'oublie 
jamais,  madame,  quand  on  a  eu  l'honneur  de  les  voir  pendant  une 
soirée  !  C'est  alors  que  j'ai  eu  l'idée  de  retrouver  vos  amis  d'autre- 
fois. Figurez-vous  que  j'ai  déjeuné  avec  Marius  Flougeac!  Le  brave 
garçon  a  fait  fortune.  H  habite  une  jolie  bastide  dans  la  plaine  de 
Toulon.  Quand  je  lui  ai  parlé  de  vous,  il  a  sureautè  de  joie.  «  Oh! 
cette  bonne  Thérésine  !  s'est-il  écrié.  Je  serai  ravi  de  l'embrasser 
sur  les  deux  joues!  »  Et  M"^  Dahlia!  vous  avez  oublié  M"®  DahliaV 
Quelle  jolie  voix  !  Vous  souvenez-vous  de  ses  minauderies  charmantes 
lorsqu'elle  chantait  : 

Elle  s'app'Iait  Ei-nestine, 
Et  vendait  de  la  sai'diue, 
Et  lui  s'appelait  Ernest, 
Employé  dTgar' de  l'Est  ! 

j'ai  dîné  avec  M'^^  Dahlia  !  Elle  est  mariée  à  Nice  avec  un  couturier, 
et  leurs  affaires  sont  assez  florissantes.  J'ai  cru  qu'elle  se  pâmerait 
de  joie  quand  j'ai  prononcé  votre  nom... 

Thérèse  écoutait  toujours.  Elle  comprenait  maintenant!  Cet  homme 
voulait  la  dominer,  lui  faire  peur.  Son  instinct  l'avertissait  qu'elle 
ne  se  trompait  pas.  Jacques  de  Vaulcomte  la  rencontrait;  après 
l'avoir  reconnue,  il  se  disait  sans  doute  qu'une  seule  preuve  ne 
suffisait  pas.  Alors  il  partait  en  guerre  et  se  présentait  armé  de 
toutes  pièces.  Qui  douterait  si  trois  personnes  s'écriaient  :  «  C'est 
bien  la  Thérésine  d'autrefois  !  »  Mais  où  voulait-il  en  venir? 

—  Vous  le  voyez,  madame,  continua  l'aventurier  avec  un  gros 
soupir,  tous  vos  amis  ont  eu  de  la  chance,  excepté  moi.  Hélas  !  la 
fortune  m'a  cruellement  poursuivi.  Quand  j'ai  soupe  avec  vous,  ja- 
dis, j'étais  riche.  Aujourd'hui,  je  suis  pauvre.  Que  dis-je,  pauvre? 


296  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Ruiné.  Si  vous  vouliez  cependant...  Aurez-vous  jamais  d'ami  pins 
sur  que  moi?  Paris  vous  croit  de  bonne  famille  créole.  Ce  bon  Paris  ! 
il  est  SI  facile  de  le  tromper  sur  l'étiquette  ! 

Le  but  de  l'aveniuner  était  clair,  Thérèse  ne  se  leurra  pas  d'un 
vain  espoir;  elle  dit  d'une  voix  brève  : 

—  Vous  venez  ici  pour  me  vendre  votre  silence.  Combien  voulez- 
vous? 

—  Madame  1 

—  Pas  de  phrases!  Combien  voulez-vous? 

Et,  gêné  par  cette  riposte  brutale,  Jacques  prenait  la  mine  of- 
fensée d'un  galant  homme  susceptible.  Mais  il  n'était  plus  temps  de 
jouer  la  comédie.  M"'^  Dawittse  sentait  enfermée  dans  une  impasse  : 
elle  voulait  en  sonir  coûte  que  coûte. 

—  Ayez  au  moins  la  franchise  de  votre  action,  reprit-elle.  Jouons 
cartes  sur  table!  Vous  m'avez  suivie,  l'autre  jour.  Vous  avez  pris 
des  renseignemens  sur  moi.  On  vous  a  dit  que  j'étais  riche,  très 
riche  même.  Or,  vous  l'avouez  vous-même  :  vous  êtes  pauvre, 
vous  êtes  ruiné.  Si  vous  avez  couru  les  villes  du  Midi  pour  retrou- 
ver... les  gens  que  vous  me  nommiez  tout  à  l'heure,  c'est  que  vous 
avez  un  projet.  Ce  n'est  pas  difficile  à  deviner.  Je  vous  le  demande 
donc  encore  une  fois  :  combien  voulez-vous? 

Si  bas  qu'un  homme  soit  tombé,  il  garde  toujours  une  sorte  de 
pudeur  instinctive.  Certes,  il  ne  répugne  pas  à  commettre  une  in- 
famie; au  moins  ne  veut-il  pas  qu'on  le  traite  de  coquin.  L'atti- 
tude nette  et  iranche  de  M*^*"  Dawiit  intimidait  M.  de  Vaulcomte. 
Il  sentait  peser  sur  lui  le  regard  clair  de  la  jeune  iemme. 
11  y  eut  un  petit  silence  ;  mais  les  hésitations  de  l'aventurier  ne  du- 
rèrent pas  plus  longtemps  que  ses  scrupules.  11  s'elforça  de  sourire, 
et  d'un  ton  assez  léger  : 

—  C'est  un  vrai  plaisir,  madame,  que  de  conclure  une  iiffuire 
avec  vous.  J'appuie  sur  le  mot  ail'aire,  car  c'en  est  une,  n'esi-il 
pas  vrai  ?  Décidément,  vous  étiez  digne  de  la  haute  fortune  à  la- 
quelle vous  êtes  parvenue.  Vous  me  demandez  quelle  somme  je 
veux  toucher?  Dieu  me  garde  de  poser  des  conditions  1  Je  suis  bon 
gentilhomme.  Fixez-vous  même  un  chiffre,  et  quel  qu'il  soit... 

Tfiérèse  l'interrompit  d'un  geste,  et  se  leva.  Elle  prit  sur  un 
meuble  un  petit  buvard  en  cuir  de  Russie,  l'ouvrit  et  griffonna 
rapidement  quelques  mots.  Et,  tendant  un  papier  à  M.  de  Vaul- 
comte : 

—  Puisque  votre  silence  est  à  vendre,  je  l'achète  1 

Il  n'eut  pas  même  le  temps  de  balbutier  une  parole.  Déjà  Thérèse 
avait  sonné,  et  un  valet  de  pied  entrait  dans  le  salon  Louis  XVI. 

—  Reconduisez  monsieur,  dit-elle. 

Jacques    ne   remarqua  même  pas  la  façon   insolente  dont  elle 


THERESINE. 


297 


le  congédiait.  D'un  rapide  coup  d'œil,  il  avait  parcouru  le  papier 
que  chiffonnaient  ses  mains  un  peu  tremblantes.  Thérèse  priait 
son  banquier  de  rempttre  cinquante  raille  francs  au  porteur  de  la 
lettre.  Cinquante  mille  francs  !  Pour  une  simple  menace  !  Pendant 
qu'il  traversait  la  cour  de  l'hôtel,  M.  de  Vaulcorate  ne  se  tenait  pas 
de  joie.  Décidément,  il  avait  eu  une  bonne  idée.  Il  allait  refaire  sa 
fortune,  grâce  à  cette  ancienne  chanteuse  de  café-concert.  Ah  ! 
comme  il  se  vengerait  de  tous  ces  insolens  qui  lui  tournaient  le 
dos  depuis  sa  déconfiture  !  Certes,  en  voyant  de  près  M""®  Dawitt, 
la  moitié  de  ses  espérances  s'étaient  évanouies.  Il  ne  pouvait  plus 
songer  à  épouser  la  veuve  de  Phineas.  Ce  drôle  devinait  le  carac- 
tère résolu  de  la  jeune  femme  à  la  manière  hautaine  dont  elle 
l'avait  reçu.  Que  lui  importait,  en  somme?  M.  de  Vaulcomte 
ne  désirait  nullement  posséder  une  femme  légitime  !  Que  Thérèse 
lui  donnât  de  l'argent,  qu'elle  lui  permît  de  recommencer  son 
existence  d'autrefois,  le  misérable  n'en  demandait  pas  davantage. 
Son  ambition  n'allait  pas  au-delà  d'une  vie  large  et  facile.  Il  ne 
s'inquiétait  pas  de  savoir  d'où  viendrait  l'argent,  pourvu  qu'il  en 
dépensât. 

Toutes  ces  pensées  traversaient  son  esprit,  pendant  qu'il  s'en  re- 
tournait alerte  et  joyeux  vers  le  boulevard.  Cet  homme  n'était  pas 
un  coquin  vulgaire.  11  se  promettait  bien  de  ne  pas  effrayer  M™^  Da- 
witt, de  ne  pas  abuser  du  secret  qui  la  mettait  sous  sa  dépendance. 
D'ailleurs,  à  quoi  bon  tourmenter  la  jeune  femme?  Certainement, 
elle  ne  pourrait  ni  s'enfuir  ni  lui  échapper.  Après  s'être  installée 
somptueusement  à  Paris,  elle  ne  se  sauverait  pas  au  loin,  afin  de  se 
délivrer  d'un  ennemi.  Un  ennemi  ?  Mais  il  se  sentait  plein  de  sym- 
pathie pour  elle,  au  contraire  !  Au  besoin  même,  il  la  défendrait, 
si  jamais  un  insolent  se  permettait  de  l'attaquer  devant  lui  ! 

Et,  pendant  ce  temps-là,  Thérèse  était  seule  dans  sa  chambre, 
en  proie  à  de  folles  terreurs.  Il  ne  s'agissait  pas  maintenant  de 
discuter  un  danger  plus  ou  moins  réel.  Le  danger,  elle  le  voyait 
face  à  face.  Si  elle  n'achetait  pas  le  silence  de  cet  homme,  elle  se- 
rait perdue.  A  tout  prix,  elle  devait  obtenir  qu'il  se  tût.  Elle  venait 
de  lui  donner  une  grosse  somme  comme  on  jette  un  os  à  un  chien. 
Mais  bientôt,  M.  de  Vaulcomte  reparaîtrait,  il  ferait  de  nouvelles 
menaces,  elle  serait  forcée  de  le  payer  une  seconde  fois.  Et,  après 
cette  seconde  fois,  une  troisième,  et,  après  cette  troisième  fois,  une 
quatrième,  et  toujours,  et  toujours  !  La  malheureuse  !  ce  misé- 
rable la  tenait  dans  ses  griffes.  Si  encore  elle  eût  été  certaine  qu'il 
ne  dît  jamais  rien  ?  Et  personne  à  qui  se  fier,  à  qui  demander  du 
secours,  personne  !  JNul  ne  pouvait  venir  à  son  aide,  encore  moins 
Robert  que  les  autres. 

Piubert  !  Qu'allait-elle  faire  avec  lui  maintenant  ?  La  veille  encore. 


298  RKVDE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  se  croyait  libre  et  seule  au  monde.  Excepté  Nathaniel,  aucun 
être  humain  ne  connaissait  le  passé  honteux.  Elle  s'imaginait  s'être 
réhabilitée,  et  voilà  que  soudain  elle  tombait  du  haut  de  ses 
espérances.  Écrire  à  Béryot,  lui  dire  d'accourir  à  Paris,  le  charger 
de  la  défendre?  Mais  Nathaniel  ne  serait  pas  plus  fort  qu'elle-même 
en  présence  d'un  ennemi  tenace  et  rusé.  Cette  femme,  à  l'intelli- 
gence supérieure,  s'efforçait  d'examiner  la  situation  où  elle  se 
trouvait  jetée  à  l'imprévu.  D'abord  avait-elle  eu  tort  de  céder  tout 
de  suite,  de  s'épeurer  dès  la  première  menace?  Valait-il  mieux 
jouer  la  comédie,  feindre  de  ne  pas  comprendre,  et  ordonner  à 
ses  laquais  de  chasser  ce  M.  de  Vaulcomte? 

Mais  non  ,  elle  n'avait  été  ni  faible  ni  imprudente.  Ce  drôle 
possédait  son  secret.  Si  elle  avait  nié ,  il  l'eût  accablée  sous 
l'évidence.  Et  de  nouveau  elle  se  demandait:  a  Que  faire?  »  Thé- 
rèse hésitait,  torturée,  ne  sachant  quel  parti  prendre,  lorsqu'orr 
lui  annonça  le  capitaine.  En  un  pareil  moment  !  La  pauvre  femme 
crut  qu'elle  allait  se  trouver  mal.  Il  lui  semblait  que  Robert  lirait 
la  vérité  sur  son  visage.  Refuser  sa  porte  ?  Impossible.  Il  arrivait, 
encore  enivré  par  les  souvenirs  de  la  veille.  La  caresse  qu'ils 
avaient  échangée,  c'était  pour  lui  le  baiser  de  fiançailles.  Dès  qu'il 
aperçut  M""-  Dawitt,  il  s'arrêta  net,  pris  de  peur.  Les  yeux  hagards 
de  Thérèse,  ses  lèvres  blêmes,  sa  figure  décomposée,  l'épouvan- 
taient. 

—  Grand  Dieu  !  qu'avez-vous? 

—  Ce  n'est  rien  :  un  peu  de  migraine... 

—  Est-ce  que  nous  ne  sommes  pas  restés  trop  tard  au  Bois,  hier 
soir?  ^''avez-vous  pas  eu  froid? 

—  Ne  vous  reprochez  rien.  Ce  n'est  qu'un  petit  malaise  qui  pas- 
sera vite. 

Elle  souriait  en  parlant  ainsi,  calme  dans  sa  pâleur,  s'efforçant 
de  chasser  les  idées  terrifiantes  qui  l'obsédaient.  Elle  trompa  si 
bien  Robert  qu'il  s'assit  auprès  d'elle,  et  rassuré  maintenant  : 

—  Je  vous  aime  !  Vous  m'avez  rendu  le  plus  heureux  des  hommes. 
Jamais  je  n'oublierai  les  heures  délicieuses  que  je  vous  dois.  Vou- 
lez-vous que  mon  bonheur  soit  complet?  Fixez  le  jour  de  notre 
mariage. 

Elle  eut  un  frisson.  Le  jour  de  leur  mariage  !  Elle  ne  pouvait  plus 
épouser  Robert,  à  présent  ;  à  présent  que  ce  M.  de  Vaulcomte  la 
tenait  en  son  pouvoir,  qu'il  était  capable  de  la  perdre  si  elle  n'obéis- 
sait pas  à  ses  volontés. 

—  Eh  !  quoi,  vous  hésitez  à  me  répondre  ?  reprit  le  jeune  homme 
avec  beaucoup  de  douceur.  Ne  m'avez-vous  pas  avoué  que  vous 
m'aimiez? 

—  Ahl  c'est  parce  que  je  vous  aime  que  je  vous  supplie... 


THERESINE.  299 

Elle  ne  savait  que  dire!  Une  terreur  la  prenait  à  la  gorge.  Si 
îlobert  allait  de\iner,  grand  Dieu! 

—  Vous  me  suppliez?..  Je  ne  comprends  pas.  Est-ce  que  je  ne 
suis  pas  prêt  à  faire  tout  ce  que  vous  voudrez  ?  Il  vous  déplaît 
de  vous  remarier  sitôt?  Vos  scrupules  sont  peut-être  exagérés, 
mais  je  les  respecterai  sans  me  plaindre.  Je  ne  vous  demande  qu'une 
seule  chose:  c'est  de  me  fixer  une  date.  Dites-moi:  «  A  telle  époque 
je  serai  votre  femme,  »  et  j'accepte  tous  les  délais  qu'il  vous  con- 
viendra de  ra'imposer. 

—  Robert... 

—  Comment,  vous  vous  taisez  encore?  Après  le  cher  aveu  que 
j'ai  reçu  de  vous... 

Elle  se  leva  droite,  frémissante,  et  d'une  voix  nerveuse  : 

—  Oui,  je  vous  aime  !  je  vous  aime,  et  il  m'est  impossible  de 
vous  épouser  !  Ne  me  demandez  rien  de  plus;  c'est  un  secret  que 
je  ne  peux  pas  vous  confier.  Je  vous  en  prie,  laissez-moi  seule. 
Vous  voyez  bien  que,  malgré  tous  mes  efforts,  je  n'arrive  pas  à  vous 
cacher  ce  que  je  ressens  !  Je  vous  en  prie  encore,  partez,  laissez- 
moi  seule  !  Vous  reviendrez  plus  tard,  ce  soir,  demain  ;  mais  à 
présent... 

Epuisée,  elle  retomba  sur  son  fauteuil,  et,  cachant  sa  tête  entre 
«es  mains,  elle  éclata  en  sanglots. 

XVÎII. 

Cette  scène  imprévue  restait  pour  Robert  absolument  mysté- 
rieuse. Que  s'était-il  passé  depuis  la  veille?  Il  ne  savait  pas!  Mais, 
à  coup  sûr,  un  événement  iDouleversait  la  vie  de  Thérèse.  Res- 
ter chez  elle  malgré  sa  défense?  Il  l'aimait  trop  pour  lui  désobéir. 
Interroger  quelqu'un  de  ses  gens?  II  se  respectait  trop  pour  des- 
cendre jusque-là.  Et  cependant  une  jalousie  lancinante  le  tourmen- 
tait. Les  réponses  incohérentes  et  inexplicables  de  la  jeune  femme 
le  jetaient  dans  un  ordre  d'idées  tout  nouveau.  Évidemment,  un 
incident  était  survenu.  Lequel?  Elle  l'aimait,  et  elle  refusait  de 
l'épouser.  Elle  refusait!  Quelques  heures  plus  tôt,  ce  mariage 
semblait  bien  décidé.  A  présent,  elle  s'enfermait  dans  un  silence 
obstiné  quand  il  la  suppliait  d'en  fixer  la  date.  Un  homme  très  amou- 
reux trouve  toujours  le  moyen  de  donner  à  sa  jalousie  des  explica- 
tions rassurantes.  Mais  une  autre  remarque  achevait  d'effrayer  le 
capitaine.  Quand  il  était  entré  auprès  de  Thérèse,  elle  était  toute 
tremblante,  toute  pâle.  Pourquoi  ce  malaise  subit,  pourquoi  cette 
terreur  qu'elle  essayait  vainement  de  cacher? 

Alors,  il  repassait  dans  son  esprit  toute  l'existence  de  la  jeune 


300  REVDE    DKS    DttX    MONDES. 

femme  depuis  son  arrivée  à  Paris.  M"'"  Hyacinthe  la  prenait  dans  son 
obscurité  et  la  menait  pour  ainsi  dire  par  la  main  dans  tous  les  salons 
où  elle  fréquentait  maintenant.  Les  personnes  qu'elle  connaissait, 
Robert  les  connaissait  également.  M.  de  Mérens,  M.  de  Charlepont, 
M.  de  Cléracet  les  autres  jeunes  gens  que  voyait  M™®  Dawitt  étaient 
ses  amis  à  lui,  ou  ses  camarades  de  club.  Jamais  personne  n'avait 
prononcé  sur  le  compte  de  Thérèse  un  seul  mot  qui  pût  l'atteindre. 
Pas  même  une  de  ces  plaisanteries  souriantes  qu'on  oublie  en  cinq 
minutes.  Sa  vie  était  au  grand  jour,  et  cependant... 

Et  cependant  sa  jalousie  concevait  d'absurdes  soupçons!  Si,  après 
tout,  cette  femme  pieuse  et  charitable,  qui  visitait  les  malades  et 
secourait  les  pauvres,  si  cette  femme  n'était  qu'une  hypocrite  adroite 
et  corrompue?  Si,  comme  tant  d'autres,  elle  faisait  le  bien  osten- 
siblement et  le  mal  en  cachette?  Si  sa  vertu  n'était  qu'un  masque 
qui  cachait  son  vice?  En  quittant  l'hôtel  de  Courtival,  Robert  était 
rentré  directement  chez  lui  ;  et  il  se  posait  anxieusement  toutes  ces 
questions  en  marchant  avec  fièvre  à  travers  sa  chambre.  En  somme, 
pourquoi  M"''  Dawitt  n'aurait-elle  pas  un  amant?  Un  amant  qu'elle 
aurait  pris  par  ennui,  par  distraction,  par  oisiveté?  Elle  ne  l'aimait 
pas,  cet  inconnu  qu'il  soupçonnait.  Mais  évidemment  elle  lui  avait 
écrit.  Les  femmes  sont  si  imprudentes  !  Et  lorsqu'elle  annonçait  à 
cet  homme  qu'elle  voulait  le  quitter,  elle  subissait  des  menaces  qui 
la  terrifiaient.  C'est  pour  cela  qu'elle  tremblait,  qu'elle  pleurait, 
qu'elle  refusait  de  fixer  la  date  de  leur  union.  Quelle  autre  explica- 
tion Robert  se  serait-il  donnée  à  lui-même?  Certes,  il  aurait  dû  se 
dire  que  la  vie  de  M"'^  Dawitt  ne  prêtait  même  pas  à  la  médisance. 
Mais  les  hommes,  même  les  meilleurs,  n'ont  qu'une  piètre  idée  de 
la  vertu  des  femmes  :  les  uns,  parce  qu'ils  ont  eu  beaucoup  de  maî- 
tresses ;  les  autres,  parce  qu'ils  tiennent  l'espèce  humaine  en  mé- 
diocre estime. 

L'imagination  de  Robert  travaillait,  et  il  en  arrivait  à  construire 
un  roman,  sinon  vrai,  du  moins  vraisemblable.  M™*  Dawitt  était 
veuve  et  ne  devait  rien  à  personne.  Soit  à  l'étranger,  soit  à  Paris, 
elle  rencontrait  un  jeune  homme  qui  devenait  son  amant.  Cette 
liaison  se  continuait  après  l'entrée  de  la  jeune  femme  dans  le 
monde,  sous  les  auspices  de  l'évêque.  Un  jour,  elle  retrouvait 
Robert,  elle  l'aimait,  elle  voulait  rompre...  Il  est  impossible  d'être 
violemment  amoureux  sans  être  violemment  jaloux.  Or,  les  raison- 
nemens  d'un  homme  jaloux  ne  sont  ni  modestes  ni  logiques.  Le 
capitaine  ne  songeait  pas  qu'une  femme  telle  que  Thérèse  ne  suc- 
combe ni  par  vice  ni  par  désœuvrement.  Elle  peut  s'abandonner  à 
un  homme  qu'elle  aime  ;  elle  est  incapable  de  se  livrer  à  un  caprice 
sans  lendemain.  Puisqu'elle  était  riche,  pourquoi  aurait- elle  pris 


THERESINE.  301 

un  amant  qu'elle  n'eût  pas  ainné?  Et  puisqu'elle  était  veuve,  pour- 
quoi ne  l'auraiî-elle  pas  épousé  après  l'avoir  choisi?  Pendant  toute 
la  nuit,  ces  idées  torturèrent  le  nnalheureux.  11  ne  ferma  pas  l'œil 
un  instant.  Comme  il  arrive  toujours,  sa  jalousie  prenait  corps, 
et  ce  qu'il  ne  faisait  que  supposer  la  veille  devenait  maintenant  une 
réalité.  Elle  avait  un  amant!  Qui  était-ce?  Il  ne  se  demandait  plus 
si  Thérèse  était  coupable  ou  non.  Il  en  était  sûr.  îl  voulait  connaître 
Vautre,  ce  rival  exécré,  le  poursuivre,  le  souffleter,  user  sur  lui  sa 
rage  et  son  désespoir.  Ah  !  la  misérable  femme  !  Gomme  elles  sont 
toutes  pareilles,  ces  créatures  qui  se  font  un  masque  de  la  religion  ! 
Et,  d'ailleurs,  il  saurait  bien  chasser  le  souvenir  maudit  de  sa  passion 
morte  !  Il  souffrait  encore,  mais  cette  souffrance  ne  durerait  pas  long- 
temps; avec  le  mépris,  l'amour  s'en  irait... 

Le  mépris  !  En  était-il  donc  venu  là  qu'il  pensât  de  pareilles  hor- 
reurs sur  une  femme  qu'il  mettait  si  haut!  Car,  malgré  sa  jalousie, 
il  sentait  que  sa  conscience  s'indignait  et  criait.  Non,  Thérèse  ne 
mentait  pas.  Impossible!  Sa  vie  était  trop  pure,  ses  yeux  trop  sin- 
cères, sa  parole  trop  franche.  Il  se  rappelait  tout  ce  que  son  frère 
lui  racontait  naguère  :  l'héroïsme  de  Thérèse  à  Galveston,  son  dé- 
voûment  que  rien  ne  rebutait,  son  courage  toujours  actif,  au  milieu  de 
périls  toujours  renaissans  ;  il  se  rappelait  la  conduite  de  M™*"  Dawitt 
à  Paris,  cette  conduite  admirée  par  tout  le  monde  ;  il  se  rappelait 
enfin  le  charme  de  sa  causerie,  la  séduction  de  sa  parole,  la  sou- 
plesse de  son  intelligence.  Et,  à  présent,  le  jeune  homme  défendait 
Thérèse  contre  lui-même  avec  autant  d'ardeur  qu'il  l'accusait  une 
heure  auparavant.  Mais  alors  pourquoi?  Oui,  pourquoi?  C'était  tou- 
jours là  qu'aboutissaient  ses  doutes  et  ses  angoisses  !  Elle  s'était 
troublée  en  le  voyant,  elle  avait  pleuré...  Et,  sans  doute,  il  se  serait 
posé  cent  fois  les  mêmes  questions  pour  n'y  point  trouver  de  ré- 
ponses, si,  au  matin,  le  sommeil  ne  l'eût  jeté  sur  son  lit,  dompté 
et  vaincu  par  la  souffrance  et  par  l'insomnie. 

Pendant  que  la  jalousie  torturait  Robert,  M.  de  Vaulcomte  tentait 
la  fortune  avec  l'argent  de  Thérèse.  Un  seul  vice  est  inguérissable  : 
le  jeu.  Après  s'être  ruiné  autour  des  tapis  verts,  Jacques  se  hâtait 
d'y  retourner.  Quand  il  entra  au  tripot  vers  neuf  heures  du  soir,  il 
y  eut  une  émotion  parmi  les  habitués.  On  ne  se  trompait  donc  pas 
naguère,  lors  de  sa  disparition?  II  devait  avoir  hérité  pour  être  si 
hautain.  Jacques  parlait  haut,  il  appelait  les  valets  de  pied  d'un  ton 
^ainqueur•,  il  riait  d'un  rire  sonore  et  insolent;  le  «  colonel  »  lui- 
même  n'était  pas  à  l'abri  de  ses  impertinences.  Tout  tripot  qui  se 
respecte  possède  au  moins  un  colonel  ! 

—  Eh  bien!  messieurs?  s'écria  tout  à  coup  M.  de  Vaulcomte. 
Est-ce  que  nous  ne  faisons  pas  une  petite  partie?  Il  y  a  mille  louis 
en  banque  ! 


SU2  REVDE   DES  DEUX    MONDES. 

On  raconte  que  les  invasions  de  sauterelles  s'arrêtent  subitement 
dans  leur  vol,  quand  elles  planent  au-dessus  d'une  grasse  province 
de  la  Mandchourie  ou  du  Turkestan.  H  y  a  un  instant  d'hésitation 
dans  l'armée  dévastatrice  ;  et  brusquement  elle  s'abat,  avec  un  bruit 
sinistre  d'armes  heurtées,  sur  les  blés,  sur  les  hef'bes  qu'elle  dévore 
en  quelques  heures.  Les  habitués  des  bas-fonds  parisiens  ont  un 
instinct  pareil  et  une  pareille  gloutonnerie.  Ainsi  qu'une  armée  de 
sauterelles,  ils  s'élancèrent  autour  de  la  table  de  baccara,  et  si  rapi- 
dement, qu'en  cinq  minutes  le  grand  salon  de  jeu  fut  rempli.  La 
bataille  dura  jusqu'à  cinq  heures  du  matin.  D'abord  plein  d'audace, 
parce  que  la  fortune  se  montrait  favorable,  M.  de  Vaulcomte  se  si- 
gnala par  des  ahatagcs  invraisemblables.  Les  huit  et  les  neuf  qu'il 
énonçait  d'une  voix  cuivrée  terrifiaient  ses  adversaires  décontenan- 
cés. Bientôt,  la  veine  tourna.  Il  fut  obligé  de  sortir  de  sa  poche  de 
nouveaux  billets  de  banque.  Plusieurs  fois  il  essaya  de  se  dérober  ; 
mais  la  meute  des  joueurs  se  pressait  autour  de  lui,  enhardie  par 
la  déveine  du  banquier.  A  l'aube,  Jacques  n'avait  plus  rien  :  pas 
même  un  louis.  Il  se  leva,  de  la  table,  repoussant  avec  rage  son 
fauteuil  de  banquier,  la  tête  basse,  le  corps  usé,  l'estomac  vide  : 

—  J'ai  faim  !  clit-il. 

Un  valet  de  pied  le  servit  sur  un  guéridon.  Et  pendant  qu'il 
soupait,  il  songeait  qu'après  tout  il  serait  bien  bête  de  se 
décourager.  Est-ce  qu'il  n'avait  pas  M""®  Dawitt  à  sa  disposition? 
Est-ce  que  la  jeune  femme  ne  possédait  pas  une  fortune  considé- 
rable? Cinquante  mille  francs  d'un  coup!  Certainement,  c'était  un 
gros  morceau  ;  elle  se  regimberait,  elle  refuserait  de  céder  une  se- 
conde fois  à  ses  menaces.  Mais  avec  de  bonnes  paroles  il  l'amène- 
rait encore  à  lui  obéir.  D'abord,  il  promettrait  d'être  sage.  Depuis 
si  longtemps  il  en  était  réduit  à  la  portion  congrue  !  A  mesure  que 
Jacques  dévorait  hâtivement,  ses  illusions  renaissaient.  Le  vrai 
joueur  ne  désespère  jamais.  Pendant  les  longues  heures  de  cette 
nuit,  il  avait  passé  par  toutes  les  phases  de  l'extrême  joie  et  de  l'ex- 
trême abattement.  A  son  dernier  coup  de  perte,  il  avait  eu  un  mou- 
vement de  rage.  Maintenant  il  se  promettait  bien  de  réparer  son 
malheur.  Il  retournerait  le  jour  même  à  l'hôtel  de  Courtival  et  se 
confesserait  en  toute  sécurité.  En  somme,  un  secret  qui  pouvait 
perdre  M"'®  Phineas  Dawitt  valait  plus  de  cinquante  mille  francs!  Il 
se  rappelait,  jusqu'aux  moindres  détails,  son  entrevue  avec  la  jeune 
femme.  Elle  s'était  montrée  hautaine  et  dédaigneuse,  mais  elle  avait 
cédé  loui  de  suite.  Pourquoi  ne  céderait-elle  pas  encore?  Et  le  corps 
échiné,  il  se  jeta  sur  un  des  divans  de  la  salle  de  jeu,  où  il  s'en- 
dormit bientôt  d'un  lourd  et  pesant  sommeil. 

Lorsque  M.  de  Vaulcomte  s'éveilla,  midi  allait  sonner.  Les  gar- 
çons de   cercle  respectent  toujours  le  repos   d'un  joueur  qui  a 


THÉRÉSINE.  oOj 

perdu  deux  mille  cinq  cents  louis.  Il  se  sentait  tout  guilleret,  cet 
excellent  gentilhomrae  !  Rafraîchi  par  quelques  heures  de  calme, 
fort  de  cet  aplomb  qui  ne  l'abandonnait  jamais,  il  résolut  d'exé- 
cuter son  projet  sans  tarder.  Il  commença  par  regagner  la  chambre 
garnie  où  il  gîtait,  afin  d'effacer  les  dernières  traces  de  cette  nuit 
fiévreuse.  Après  avoir  fait  une  toilette  très  soignée,  il  déjeuna  rapi- 
dement. Puis,  la  lèvre  souriante,  la  moustache  en  crocs,  la  fleur  à 
la  boutonnière,  il  se  dirigea  d'un  pas  tranquille,  ainsi  qu'un  pro- 
meneur indolent,  vers  l'hôtel  de  Courtival,  où  Thérèse  ne  l'at- 
tendait guère.  Certes,  il  lui  fallait  une  certaine  audace  pour  se 
présenter  en  cette  maison  d'où  on  l'avait  si  nettement  éconduit. 
Mais  sa  confiance  superbe  le  soutenait;  il  ne  doutait  pas  de  la 
réussite. 

M""®  Dawitt  eut  un  violent  battement  de  cœur  en  entendant  réson- 
ner le  timbre  de  l'hôtel.  C'était  Robert,  sans  doute!  Non,  ce  n'était 
pas  Robert.  Lorsqu'on  lui  annonça  M.  de  Vaulcomte,  la  jeune  femme 
ne  put  retenir  un  cri  de  colère.  Si  elle  eût  cédé  à  son  premier 
mouvement,  elle  aurait  refusé  de  recevoir  ce  misérable.  Mais  tant 
de  craintes,  tant  d'angoisses  l'assaillaient  depuis  vingt-quatre  heures! 
Que  lui  voulait-il  encore?  ISe  l'avait-elle  point  paye?  Serait-elle  donc 
condamnée  au  supplice  d'admettre  constamment  cet  hoTome  chez 
elle  et  de  subir  sa  présence?  Cependant,  elle  se  ré\'oîta.  Elle  fît 
répondre  qu'elle  était  souffrante  et  gardait  la  chambre.  M.  de  Vaul- 
comte écouta  le  valet  de  pied  sans  broncher.  11  se  contenta  de  ré- 
pliquer qu'a  son  profond  regret,  il  était  forcé  d'insister  pour  voir 
jjœe  ptiineas  Dawitt.  Il  s'agissait  d'une  affaire  de  la  plus  haute  im- 
portance. 

Thérèse  crut  qu'en  effet  un  incident  nouveau  était  survenu. 
Ses  terreurs  grandissantes  l'empêchaient  de  percevoir  nettement 
la  réalité  des  choses.  Elle  n'avait  pas  de  nouvelles  de  Robert;  pas 
même  une  lettre.  Elle  s'imagina  qu'un  péril  inattendu  la  menaçait. 
Pourquoi  Marias  Flougeac  ou  M'"'  Dahlia  ne  viendraient-ils  pas,  eux 
aussi?  Et  il  lui  semblait  que  tout  son  passé  allait  surgir  subitement 
pour  la  couvrir  de  boue!  Si  M.  de  Vaukomte  se  présentait  en- 
core, impudemment,  c'était  peut-être  pour  l'avertir,  pour  la  mettre 
sur  ses  gardes.  Elle  souffrait  tellement,  qu'elle  perdait  la  tête,  qu'elle 
devenait  folle. 

—  Je  vois  que  ma  visite  vous  surprend,  madame,  dit  Jacques 
avec  un  gracieux  sourire.  C'est  naturel.  Vous  avez  été  si  géné- 
reuse... 

—  Ah!  de  grâce,  monsieur! 

—  Croyez  que  ma  reconnaissance  vous  est  à  jamais  assurée.  Hé- 
las! la  vie  est  ainsi  faite  que  je  suis  de  nouveau  forcé  d'avoir  re- 
cours à  vous.  Comment  ai-je  dévoré  le  patrimoine  de  ma  famille? 


304 


BETTJE    DES    DEUX    MONDES. 


Par  le  jeu.  Le  jeu  est  une  plaie  sociale!  Les  gouvernemens  de- 
vraient protéger  les  hommes  contre  leurs  passions.  Hier,  en  vous 
quittant,  je  comptais  noblement  employer  la  somme  que  vous 
m'avez  si  libéraK-ment  offerte.  Le  vice  fatal  qui  a  perdu  ma  vie 
l'a  emportée  encore  une  fois,  .l'ai  joué  et  j'ai  perdu. 

Thérèse  le  regardait,  écoutant  à  peine  les  paroles  qu'il  pronon- 
çait. Ainsi,  c'était  décidé;  désormais,  elle  appartenait  à  cet  homme; 
elle  devenait  son  bien,  sa  chose.  Elle  serait  forcée  de  subvenir  à 
ses  vices,  de  payer  pour  qu'il  entretînt  ses  maîtresses,  de  payer 
pour  qu'il  pût,  jouer  à  son  caprice,  de  payer  pour  qu'il  menât  la  vie 
à  grandes  guides.  Et  cette  fortune,  qui  ne  lui  appartenait  pas, 
en  somme,  cette  fortune,  honorablement  gagnée  par  plusieurs  gé- 
nérations de  travailleurs, serait  la  proie  de  ce  misérable!  Ce  forban 
du  boulevard,  cet  homme  qui  avait  usé  son  existence  dans  les 
mauvais  lieux,  qui  avait  déshonoré  un  nom  illustre  en  le  traînant 
de  tripot  en  tripot,  serait  son  maître  à  elle,  qui  ne  serait  montée 
si  haut  que  pour  retomber  si  bas  !  Une  colère  violente  la  prit;  elle 
devint  toute  pâle,  si  pâle  que  M.  de  Vaulcomte  eut  peur.  Les  yeux 
gris  de  M"^  Daw^iti  étaient  durs  comme  de  l'acier. 

—  Écoutez-moi  bien,  dit-elle  d'une  voix  nette.  Vous  connaissez 
mon  secret.  Hier,  vous  vous  êtes  présenté  chez  moi.  Vous  me  me- 
naciez de  me  perdre  si  je  n'achetais  pas  votre  silence.  Ai-je  eu 
tort  ou  raison  de  céder?  Ce  qui  est  fait  est  fait.  Il  ne  me  convient 
pas  de  revenir  sur  le  passé.  Mais  si  vous  vous  imaginez  avoir  raison 
de  moi  facilement,  détrompez-vous.  Agissez  comme  vous  voudrez! 
Accusez  moi,  calomniez-moi,  si  bon  vous  semble!  En  attendant,  je 
vous  chasse.  Allez  ! 

Et,  d'un  geste  hautain,  elle  lui  montrait  la  porte.  M.  de  Vaul- 
comte ne  s'attendait  guère  à  cette  sortie  violente.  Leurré  par  la 
scène  de  la  veille,  il  espérait  que  M™"  Dawitt  lui  obéirait  la  seconde 
fois  aussi  facilement  que  la  première.  Et  voilà  qu'elle  se  révoltait! 
Voilà  que  cette  femme  qu'il  croyait  avoir  domptée  le  jetait  hors  de 
chez  elle  comme  un  serviteur  pris  en  fraude.  Un  autre  aurait  pi- 
teusement quitté  la  place,  mais  Jacques  ne  se  démontait  pas  aisé- 
ment. 

Vous  ne  me  connaissez  guère,  madame,  reprit-il,  et  je  vois 
bien  que  vous  me  tenez  en  médiocre  estime!  Moi,  vous  mena- 
cer? Je  viens  vous  implorer,  au  contraire.  J'ai  été  imprudent, 
je  l'avoue.  Cinquante  mille  francs  perdus  en  une  seule  nuit...  c'est 
de  l'insanité!  J'ai  désiré  vous  voir,  uniquement  pour  vous  offrir  un 
petit  traité  d'alliance.  Vous  occupez  à  Paris  une  situation  considé- 
rable. Tout  le  monde  vous  respecte  ;  M'^''  Hyacinthe  a  pour  vous  une 
considération  très  haute,  et  mon  ami  Robert  Clavière... 

Son  ami  !  Ce  misérable  était  l'ami  de  Robert  !  Thérèse  frissonnait 


THÉRÉSINE.  305 

à  la  pensée  que  ces  deux  hommes  auraient  pu  se  rencontrer  chez 
elle. 

—  Vous  avez  donc  tout  intérêt  à  ce  que  les  choses  restent  comme 
elles  sont.  Soyez  mon  alliée,  et  je  vous  affirme  que  vous  n'aurez 
pas  à  vous  en  repentir.  Voici  ce  que  je  vous  propose.  Dans  ma  pe 
tite  promenade  à  travers  le  Midi,  je  me  suis  procuré  votre  extrait 
de  naissance.  Le  premier  venu  peut  en  faire  autant;  le  premier 
venu  peut  établir  que  vous  êtes  la  Thérésine  qui  chantait  naguère 
dans  le  café-concert  de  Marius  Flougeac.  Eh  bien!  cette  Thérésine, 
je  vous  olfre  de  la  supprimer.  J'ai  eu  le  malheur,  il  y  a  plusieurs 
années,  de  perdre  une  amie... 

Il  crut  de  bon  goût  de  s'arrêter  pendant  une  seconde  et  de  feindre 
une  émotion  discrète. 

—  Certes,  son  prénom  ne  ressemblait  pas  au  vôtre,  mais  il  est 
d'habiles  écrivains,  et  avec  un  grattage  adroit...  Vous  me  comprenez 
bien,  n'est-il  pas  vrai?  A  côté  de  l'acte  de  naissance,  vous  aurez 
l'acte  de  décès.  Et  si  quelque  malotru  s'avisait  un  jour  de  prétendre 
que  vous  avez  quelque  chose  de  commun  avec  la  petite  chanteuse 
de  café-concert,  il  en  serait  bientôt  pour  sa  courte  honte.  En  échange, 
vous  me  signerez  un  chèque  de...  cinq  cent  mille  francs... 

Thérèse  était  écœurée.  Le  cynisme  de  cet  homme  lui  donnait  la 
nausée.  Cédant  de  nouveau  à  sa  colère,  elle  allait  le  chasser  de  sa 
maison,  lorsqu'un  domestique  se  présenta.  Le  capitaine  Clavière 
faisait  demander  si  M""^  Dawitt  pouvait  le  recevoir.  Robert!  Robert 
et  Jacques  de  Vaulcomte  en  face  l'un  de  l'autre  !  Une  peur  folle  la 
saisit.  A  tout  prix,  il  fallait  empêcher  qu'ils  ne  se  rencontrassent. 
Robert  avait  été  l'ami  de  Jacques;  il  se  demanderait  pourquoi  cet 
homme  venait  chez  sa  fiancée. 

—  Priez  M.  Clavière  d'attendre  un  instant,  dit-elle  au  domes- 
tique. 

Et  elle  restait  debout,  tremblante,  éperdue.  Elle  sentait  grandir 
le  péril  qui  la  menaçait,  et  qui  montait  autour  d'elle  comme  une 
vague  irrésistible,  prête  à  la  submerger. 


XIX. 


Elle  était  seule  avec  M.  de  Vaulcomte.  Alors  elle  ouvrit  une 
porte,  et  lui  fit  signe  de  se  cacher  dans  le  boudoir  voisin. 

—  Attendez-moi.  Vous  aurez  ma  réponse  tout  à  l'heure. 

Enfin  !  Elle  se  regarda  dans  la  glace  et  fut  effrayée  de  sa  pâleur. 
Pourvu  que  Robert  ne  se  doutât  de  rien  !  Elle  eut  un  geste  violent 
et  sonna. 

TOME  LXXXIV.  —  1887.  20 


306  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Faites  entrer  M.  Glavière,  ordonna-t-elle. 

Robert  arrivait  humble  et  repentant,  décidé  à  tout  avouer,  et  ses 
doutes,  et  ses  soupçons,  et  les  terribles  pensées  qui  le  désespé- 
raient depuis  la  veille.  Cependant,  il  fut  frappé  aussitôt  par  l'em- 
barras que  décelait  le  visage  de  Thérèse.  Il  la  contemplait,  ne  disant 
pas  un  mot,  cherchant  à  lire  jusqu'au  fond  de  ces  yeux  clairs,  jadis 
si  tendres,  et  maintenant  remplis  de  terreur.  Il  s'assit  auprès  d'elle, 
et  lui  prenant  la  main  : 

—  Je  veux  que  vous  sachiez  tout,  dit-il.  Hier,  vous  m'avez 
épouvanté.  Vous  me  receviez  d'une  façon  si  bizarre!  J'ai  cru  que 
vous  ne  m'aimiez  plus.  Et  puis,  je  vous  voyais  trembler;  vos 
larmes  coulaient  malgré  vous.  Des  frissons  vous  secouaient,  et 
vous  sembliez  être  sous  le  coup  d'une  menace  invisible.  Dites- 
moi  tout.  Est-ce  que  je  ne  suis  pas  votre  meilleur  ami?  Main- 
tenant encore  vous  n'êtes  pas  vous-même.  Y  a-t-il  donc  dans  votre 
vi«  un  mystère  que  vous  n'osiez  point  m'expliquer  ?  Si  vous  saviez 
quelles  idées  mauvaises  m'ont  poursuivi  et  torturé!  Je  vous  ai  ac- 
cusée, je  vous  ai  maudite,  j'ai  cru  que  vous  n'étiez  pas  digne  de 
moi,  et  je  vous  ai  calomniée  dans  ma  pensée,  ô  chère  créature  que 
vous  êtes! 

Thérèse  jeta  un  cri.  Maintenant,  elle  regardait  Robert  avec  an- 
goisse. Comme  il  était  près  de  deviner  la  vérité,  grand  Dieu!  Elle 
sourit,  devenant  tendre  et  câline  : 

—  Pardonnez-moi,  mon  ami,  je  suis  trop  nerveuse.  Mais  je  chan- 
gerai, vous  serez  content  de  moi.  Quel  ravissant  dîner  nous  avons 
fait  ensemble,  l'autre  soir  !  Je  me  sens  si  heureuse,  quand  je  suis 
toute  seule  avec  vous... 

La  jalousie  du  jeune  homme  était  bien  loin.  Il  aimait  Thérèse  si 
passionnément  qu'un  sourire  d'elle  suffisait  à  dissiper  ses  soup- 
çons. Elle  allait  se  livrer  à  toute  sa  joie  reconquise,  quand  elle 
pensa  à  M.  de  Vaulcomtequi  l'attendait  dans  le  boudoir.  Qu'il  entrât 
soudainement  et  tout  était  perdu. 

—  Un  ordre  à  donner,  balbutia-t-elle,  et  je  suis  à  vous.  Si  vous 
êtes  libre  aujourd'hui,  je  le  suis  aussi.  Pourquoi  n'irions-nous  pas 
à  Fontainebleau? 

—  Quel  bonheur  ! 

—  Alors,  vous  permettez? 

Thérèse  alla  vers  un  petit  bureau  de  laque,  et  s'assit  sur  une 
chaise.  Rapidement,  elle  écrivit  quelques  lignes.  Robert  la  dévorait 
des  yeux.  Que  se  passa-t-il  dans  l'âme  de  cet  homme,  amoureux,  ja- 
loux et  passionné?  Quelle  folie  traversa  tout  à  coup  ce  cerveau  hanté 
pendant  la  nuit  par  des  pensées  si  violentes?  Thérèse  se  levait  pour 
appeler  un  domestique,  lorsque  le  capitaine  s'approcha  d'elle. 


THÉRÉSINE.  307 

—  Je  vous  en  prie,  dit-il,  laissez-moi  lire  ce  papier. 

—  Vous  voulez... 

—  Je  veux...  je  ne  sais  pas  ce  que  je  veux!  Mais  si  c'est  un  ca- 
price, pardonnez-le-moi. 

La  main  de  Thérèse  froissait  le  papier  et  le  serrait  nerveusement. 

—  C'«st  trop  à  la  fin  !  Je  suis  maîtresse,  chez  moi,  et... 

—  Thérèse,  je  vous  en  supplie,  donnez-moi  cette  feuille  !  C'est  de 
la  folie,  de  l'aberration,  mais  je  souffre  trop  depuis  vingt-quatre 
heures... 

Il  y  eut  une  révolte  chez  M™®  Dawitt. 

—  Non,  dit-elle  d'une  voix  presque  dure. 

—  Thérèse  ! 

—  Ah  !  si  dès  aujourd'hui  vous  vous  montrez  violemment  jaloux, 
que  sera-ce  donc  quand  nous  serons  mariés? 

D'un  geste  nerveux,  Robert  saisit  le  poignet  do  la  jeune  femme. 

—  Donnez-moi  cette  lettre!  s'écria-t-il  d'une  voix  altérée. 

—  Non! 

—  Je  le  veux  ! 

—  Vous  me  faites  mal,  Robert  ! 

—  Je  le  veux  ! 

—  Jamais  ! 

—  Je  le  veux  !  Je  le  veux  ! 

Il  ne  raisonnait  plus,  il  ne  réfléchissait  plus.  Il  lui  fallait  ce  pa- 
pier que  Thérèse  serrait  obstinément  entre  ses  doigts  frêles.  La 
lutte  ne  pouvait  pas  être  bien  longue.  Robert  tenait  le  poignet  de 
i^jme  Dawitt  meurtri  par  sa  main.  11  sentit  que  l'effort  diminuait. 
Elle-même  renonçait  à  la  lutte.  Elle  ouvrit  les  doigts,  et  la  lettre 
glissa  sur  le  tapis.  Puis,  se  réfugiant  sur  un  fauteuil,  Thérèse 
éclata  en  sanglots.  Robert  était  en  possession  de  la  feuille  précieuse. 
Deux  fois  il  hésita  avant  de  la  déplier,  et  de  lire  ces  lignes  mysté- 
rieuses ou  terribles  d'où  allait  dépendre  sa  destinée  tout  entière. 

«  Partez,  je  vous  en  svppUe...  Je  ferai  tout  ce  que  vous  me 
commanderez  de  faire.  » 

Ces  quinze  mots  flamboyaient  devant  les  yeux  du  jeune 
homme.  Il  relut  à  voix  haute  :  «  Partez,  je  vous  en  supplie... 
Je  ferai  tout  ce  que  vous  me  commanderez  de  faire.  »  Celait 
clair.  Thérèse  appartenait  à  un  inconnu  qui  la  dominait.  Les  idées  de 
la  veille  se  pressèrent  dans  le  cerveau  de  Robert.  Cet  amant  qu'il 
soupçonnait,  cet  amant  existait.  Il  en  avait  la  preuve  maintenant. 
M™^  Dawitt  voulait  s'affranchir,  afin  de  l'épouser,  lui,  Robert;  et  voilà 
qu'elle  se  heurtait  tout  à  coup  à  une  volonté  énergique!  Autre- 
ment, comment  cet  homme  aurait-il  pu  la  perdre?  Pourquoi  aurait- 
elle  consenti  à  lui  obéir?  Il  regardait  Thérèse!  Elle  pleurait  tou- 


308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jours  avec  de  longs  sanglots.  Il  y  avait  tant  de  désespérance  en 
elle,  qu'une  lueur  de  pitié  traversa  le  cœur  de  ce  malheureux  affolé 
par  la  jalousie.  Doucement,  Robert  prit  la  main  de  Thérèse  :  elle 
la  repoussa  avec  une  sorte  de  rudesse,  qui  raviva  la  colère  du 
jeune  homme. 

—  Cette  lettre  vous  a  confondue  !  s'écria-t-il.  Je  savais  bien  que 
vous  aviez  un  amant  ! 

Elle  se  dressa  toute  pâle,  les  sourcils  froncés,  l'œil  éclatant  : 

—  Non,  je  n'ai  pas  un  amant,  dit-elle  d'une  voix  creuse.  Mais 
j'en  ai  eu  vingt! 

Elle  était  si  belle,  en  jetant  ce  formidable  aveu,  que  Robert  re- 
cula. Thérèse  courbait  la  tête,  à  présent.  Puis,  se  laissant  glisser  à 
genoux  : 

—  Vous  croyiez  que  j'avais  voulu  vous  tromper,  murmura-t-elle 
d'un  ton  très  doux.  Ah  !  si  vous  saviez  quels  orages  ont  bouleversé 
mon  cœur  !  A  présent,  je  me  suis  juré  que  vous  sauriez  tout  ! 
Écoutez-moi  avec  confiance  :  je  ne  mentirai  pas.  Non  que  j'espère 
encore  conserver  votre  amour!  Mais  au  moins  je  garderai  votre 
estime... 

'Et,  toujours  agenouillée,  elle  commença  la  terrible  confession. 
Elle  dit  tout,  et  sa  naissance  au  fond  des  montagnes  du  Var,  et  de 
quelle  manière  on  l'avait  élevée.  Puis  comment  à  quinze  ans,  elle 
se  retrouvait  petite  vendeuse  de  fleurs  sans  argent  et  sans  asile  sur 
le  pavé  de  Cannes.  Pauvre  Thérèse!  Elle  entrait  dans  la  voie  dou- 
loureuse, comprenant  bien  qu'il  était  aussi  cruel  pour  elle  de  par- 
ler que  pour  Robert  de  l'entendre. 

—  J'ai  juré  que  vous  connaîtriez  ma  vie  entière!  Oui,  voilà 
ce  que  j'ai  fait.  J'ai  mené  une  existence  de  femme  perdue. 
Mais  pensez  donc  à  la  créature  que  j'étais  !  J'ignorais  tout  ce  qu'on 
apprend  aux  jeunes  filles  de  mon  âge.  Je  ne  savais  pas  lire,  je  ne 
savais  pas  écrire.  On  ne  m'avait  pas  même  enseigné  ce  qu'on  en- 
seigne aux  enfans  de  l'école  primaire.  Mon  imagination  ne  conce- 
vait rien  au-delà  du  monde  où  je  vivais.  Et  je  m'enfonçais  chaque 
jour  dans  la  honte,  sans  même  pouvoir  mesurer  ce  que  c'était  que 
la  honte  !  J'étais  la  courtisane  déshonorée,  mais  inconsciente,  qui 
ne  sait  ni  d'où  elle  vient  ni  où  elle  va.  Je  vécus  ainsi  jusqu'au  jour 
où  j'ai  rencontré  Phineas.  La  Providence  voulut  qu'il  m'aimât  assez 
pour  m'arracher  à  cet  abîme  ! 

Elle  s'arrêta.  Les  larmes  l'étouffaient.  Robert  fit  quelques  pas 
vers  elle.  Cette  confession  brutale  et  sincère  le  remuait  jusqu'au 
plus  profond  de  son  être. 

—  D'abord,  je  ne  me  rendais  compte  de  rien,  reprit-elle. 
J'ai  suivi  Phineas,  sans  me  douter  qu'il  opérait  le  rachat  de  mon 


THÉRÉSINE.  309 

âme.  Ahl  Dieu  seul  peut  savoir  quelle  infinie  reconnaissance  je 
lui  garde  !  C'est  Nathaniel  Béryot  qui  a  coulé  dans  mon  cerveau 
et  dans  mon  cœur  les  idées  qui  me  possèdent  aujourd'hui.  Grâce 
à  lui,  j'ai  pu  mesurer  mon  abjection  et  la  comprendre.  Comment 
vous  exprimer  le  mépris  que  j'ai  ressenti  pour  moi-même?  J'avais 
mené  une  existence  ignominieuse,  et  rien,  non,  jamais  rien! 
ne  pourrait  détruire  cet  infâme  passé  que  je  traînais  désespéré- 
ment après  moi!  Si  je  vous  disais  tout  ce  que  j'ai  fait  pour  me  ra- 
cheter !  Quelles  luttes  mon  repentir  a  subies  !  Vous  me  confessiez 
un  jour  que  vous  trouviez  admirable  l'œuvre  que  j'ai  tentée  en 
Louisiane.  Vous  aviez  tort.  Ce  que  j'ai  fait,  je  ne  l'ai  pas  fait 
pour  les  autres,  mais  pour  moi.  Lorsque  je  m'exposais  à  la  mort  à 
Galveston,  il  me  semblait  que  j'effaçais  lentement  le  passé  honteux, 
de  même  qu'un  soldat  qui  est  tué  pour  son  pays  lave  toutes  les  • 
souillures  de  sa  vie  ! 

De  nouveau  elle  s'arrêta.  Depuis  le  commencement  de  sa  confes- 
sion, elle  était  restée  à  genoux  à  la  même  place,  immobile,  écra- 
sée. Elle  ne  voyait  pas  l'émotion  qui  grandissait  chez  Robert,  ni  le 
trouble  qui  le  gagnait  peu  à  peu. 

—  Vous  savez  tout  à  présent,  acheva  la  malheureuse.  Je  ne  vous 
ai  rien  celé,  et  j'ai  mis  mon  cœur  à  nu  devant  vous.  J'ai  mal  vécu, 
tant  que  j'ai  ignoré  ce  que  c'était  que  le  mal.  Quand  on  m'a  ensei- 
gné le  bien,  j'ai  maudit  le  passé,  et  j'ai  tout  fait  pour  me  racheter 
devant  ma  conscience  et  devant  Dieu... 

Elle  ne  pouvait  plus  continuer.  Les  larmes  l'empêchaient  de 
parler.  Si  elle  avait  osé  regarder  Robert,  elle  aurait  vu  quelle  éner- 
gique tendresse  remplissait  les  yeux  d\i  jeune  homme.  Il  s'avança 
vers  elle  : 

—  Thérèse  !  murmura-t-il. 

Alors,  lentement,  elle  redressa  le  front.  Robert  ne  lui  dit  que 
deux  mots  : 

—  Relevez-vous... 

Et,  comme  elle  restait  tremblante,  il  ouvrit  les  bras.  Elle  jeta 
un  grand  cri,  se  réfugiant  sur  la  poitrine  du  bien-aimé.  11  baisa 
doucement  ses  cheveux. 

—  Pauvre  créature  absoute  par  Dieu,  murmura-t-il,  où  donc 
prendrais-je  le  droit  de  te  condamner? 


Albert  Delpit. 


(La  dernière  partie  au  prochain  n".) 


LA 


PHILOSOPHIE  ET  LES  SCIENCES 


Les  lecteurs  de  la  Bévue  se  souviennent  peut-être  d'un  article 
de  M.  Claude  Bernard  (1),  qui  a  paru  ici  même,  et  où  l'illustre  sa- 
vant, en  parlant  du  progrès  des  sciences  physiologiques,  exposait 
quelques-unes  de  ses  idées  sur  les  rapports  de  la  philosophie  et  des 
sciences.  Nous  ne  discuterons  pas  ses  théories  de  physiologie  ;  ce 
soin  concerne  ses  émules  et  ses  successeurs.  Mais,  sans  empiéter 
sur  un  terrain  qui  ne  nous  appartient  pas,  nous  pouvons,  tout  pro- 
fanes que  nous  sommes,  exprimer  quelque  étonnement  de  la  mé- 
thode que  Claude  Bernard  entendait  appliquer  à  ses  études  favo- 
rites. Selon  lui,  «  la  science  vitale  »  ne  peut  employer  d'autres  mé- 
thodes, ni  avoir  d'autres  bases,  que  celles  de  la  science  minérale; 
il  n'y  a  aucune  différence  à  établir  entre  les  principes  des  sciences 
physiologiques  et  les  principes  des  sciences  physico-chimiques.  Les 
conditions  des  fonctions  vitales  et  les  conditions  des  actions  miné- 
rales présentent  un  parallélisme  complet  et  une  relation  directe  et 
nécessaire.  Pour  les  corps  vivans  aussi  bien  que  pour  les  corps  bruts, 
tout  dépend  du  milieu  où  ils  existent.  Seulement,  les  animaux  à 
sang  chaud,  l'homme  par  exemple,  ont,  outre  le  milieu  ambiant, 
un  milieu  intérieur  qui  modifie,  comme  le  fameux  moule  intérieur 
de  Bullon,  les  matériaux  (pi'ils  reçoivent  du  dehors. 

(1)  Claude    Bernard,    Du    Progrès    dans   les   sciences  physiologiques,   {Revue  du 
1"   août   1860.) 


LA    PHILOSOPHIE   ET    LES    SCIENCES.  311 

C'est  en  partant  d'un  principe  qui  assimile  la  matière  animée  à 
la  matière  inerte  que  Claude  Bernard  a  été  amené  à  donner  à  la 
méthode  expérimentale  une  importance  tout  à  fait  exagérée.  Sur 
cette  pente,  il  va  jusqu'à  soutenir  que  la  physiologie,  appuyée  sur 
des  expériences,  doit  régir  les  phénomènes  de  la  vie.  Il  semble 
pourtant  qu'avant  de  les.  régir,  elle  doit  les  observer,  tels  que  la 
nature  les  offre  à  nos  regards;  autrement,  elle  met  des  hypothèses 
à  la  place  de  la  réalité.  L'expérimentation  est  sans  doute  fort  utile, 
quand  elle  sait  se  borner  à  un  service  secondaire,  suivant  le  con- 
seil de  Cuvier  ;  mais,  en  sortant  de  ses  limites,  elle  devient  pres- 
que un  roman,  où  l'imagination  prend  une  part  très  périlleuse.  Du 
reste,  Claude  Bernard  n'en  admii'e  pas  moins  «  les  machines  vi- 
vantes, »  dans  lesquelles  il  reconnaît  les  proprié! es  les  plus  merveil- 
leuses. En  risquant,  après  tant  d'autres,  une  définition  nouvelle  de 
la  vie,  il  déclare  que  h  la  vie,  c'est  la  création,  et  qu'elle  a  son  es- 
sence dans  la  force,  ou  plutôt  dans  l'idée  directrice  du  développe- 
ment organique.  »  Ce  sont  les  termes  dont  il  se  sert.  Cette  idée 
directrice,  n'en  déplaise  à  Claude  Bernard,  est  bien  près  d'être  la 
marque  d'une  intelligence  toute-puissante.  Aussi,  le  physiologiste 
s'arrête-t-il  tout  à  coup  dans  cette  voie  ;  et  distinguant  les  causes 
premières  et  les  causes  secondes  ou  prochaines,  il  affirme  que  les 
causes  premières  sont  absolument  impénétrables.  Il  les  laisse  de 
côté,  parce  qu'il  trouve  que  «  le  Pourquoi  est  une  question  absurde  ;  » 
il  veut  s'en  tenir  au  Comment,  qui  seul  est  accessible  à  l'homme. 
Néanmoins,  il  avoue  que  l'idée  de  finalité  est  indispensable  à  la 
physiologie,  tandis  que  le  physicien  et  le  chimiste  n'en  ont  pas  be- 
soin. En  effet,  il  serait  bien  difficile  de  nier  que  l'œil  soit  fait  pour 
voir;  ou  l'oreille,  poiu*  entendre-  Par  suite,  Claude  Bernard  refuse 
à  l'astronomie  toute  recherche  d'une  fin  quelconque;  et  il  la.  réduit 
à  n'èîi'e  qu'une  science  d'observation  pure.  Sur  ce  point,  il  est  en 
opposition  formelle  avec  le  juge  le  plus  compétent,  avec  La{)Iace, 
qui  voit  dans  l'astronomie  une  science  de  calcul,  à  laquelle  il  suffit 
de  quelques  arbitraires,  en  très  petit  nombre,  trois  au  plus,  poun 
construire  le  plus  solide  et  le  plus  magnifique  édifice  dont  l'esprit 
humain  puisse  se  vanter. 

Quant  à  l'histoire  des  sciences,  Claude  Bern^^d  la  conçoit  d'une 
façon  non  moins  singulière.  Élève  ou  imitateur  de  M.  Auguste  Comte, 
il  divise  tout  le  passé  en  trois  périodes.  11  croit,  avec  les  positi- 
vistes, que  la  science  a  débuté  par  être  théologique;  il  attribue  la 
seconde  phase  historique  à  la  philosophie,  qu'il  appelle  aussi  la 
raison  ;  enfin,  la  troisième  période,  celle  où  noua  sommes,  est  par- 
venue à  l'expérience.,  qui  est  la  conquête  définitive.  Sous  un  autre 
nom,  l'expérience  ainsi  comprise  se  confond  avec  l'état  positit  de 


312  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

M.  Auguste  Comte.  Cette  théorie,  quelque  répandue  qu'elle  soit, 
n'a  pas  le  moindre  fondement,  comme  on  essaiera  tout  à  l'heure  de 
le  prouver.  Ce  n'est  qu'une  réprobation  sommaire  du  passé  et  une 
glorification  vaniteuse  du  présent.  Mais,  quand  on  comprend  dans 
le  même  anathème  la  philosophie  ou  raison  et  la  théologie,  ne  de- 
vrait-on pas  voir  que  l'on  frappe  du  même  coup  la  science  positive, 
qui,  pour  être  équitable,  aurait  à  s'efforcer  d'être  un  peu  plus 
modeste,  et  à  se  demander  :  qu'est-ce  que  peut  bien  être  la  science 
sans  la  raison  ? 

D'après  de  telles  conceptions  sur  la  nature  des  êtres  animés,  sur 
la  méthode  en  physiologie  et  sur  le  passé  de  la  science,  on  peut 
pressentir  le  jugement  que  Claude  Bernard  doit  porter  de  la  philo- 
sophie ;  il  se  défie  beaucoup  d'elle,  et  il  la  traite  parfois  avec  une 
sévérité  qui  n'est  pas  loin  d'être  un  véritable  mépris.  Tout  en  ac- 
cordant que  l'esprit  philosophique  doit  régner  sur  toutes  les  con- 
naissances humaines  et  sur  toutes  les  sciences,  il  veut  restreindre 
son  influence  à  être  celle  d'un  simple  excitant  ;  la  philosophie  est 
bonne  à  provoquer  l'ardeur  des  intelligences,  en  leur  posant  des 
problèmes  insolubles  ;  mais  elle  est  incapable  de  les  diriger.  Ce  qui 
la  perd,  c'est  la  manie  du  système  ;  car  tout  ce  qui  est  systéma- 
tique effraie  Claude  Bernard,  comme  si  la  science  s'était  jamais 
privée  de  faire  des  systèmes,  comme  si  la  physiologie  n'avait  pas 
les  siens,  même  de  nos  jours,  comme  si  la  synthèse  n'était  pas  né- 
cessaire et  absolument  inévitable  après  l'analyse.  C'est  que,  dans 
l'opinion  de  Claude  Bernard,  la  philosophie,  aveuglée  par  ses  pré- 
tentions, n'est  guère  qu'un  tissu  de  rêves;  elle  n'a  rien  de  scienti- 
fique ni  de  précis.  L'indéterminé,  comme  il  le  dit  expressément, 
est  son  domaine,  tandis  que  le  déterminé  est  le  domaine  exclusif 
de  la  science.  La  psychologie,  qui  est  la  partie  essentielle  de  la 
vieille  philosophie,  n'est  qu'une  branche  subordonnée  de  la  physio- 
logie. Il  y  a  donc  entre  la  philosophie  et  la  science  une  sorte  d'an- 
tagonisme. «  Elles  peuvent  bien  s'unir  et  s'entr'aider,  dit  Claude 
Bernard,  sans  vouloir  se  dominer  l'une  l'autre  ;  mais  si,  au  lieu  de 
se  contenter  de  cette  union  fraternelle  pour  la  recherche  de  la  vé- 
rité, la  philosophie  voulait  entrer  dans  le  ménage  de  la  science,  et 
lui  imposer  dogmatiquement  des  méthodes  et  des  procédés  d'in- 
vestigation, l'accord  ne  pourrait  certainement  plus  exister.  La  phi- 
losophie ne  fait  que  suivre  la  marche  de  l'esprit  humain,  de  même 
que  les  grands  hommes  ne  sont  que  fonctions  de  leur  temps,  qu'ils 
représentent,  mais  qu'ils  ne  font  pas.  »  Si  nous  comprenons  bien 
la  pensée  du  physiologiste,  c'est  une  exclusion  péremptoire  qu'il 
oppose  à  la  philosophie  ;  il  ne  veut  pas  d'elle  dans  la  science  ;  et  la 
science  aurait  même  grand  profit  à  s'en  passer.  A  notre  avis,  c'est 


LA   PHILOSOPHIE    ET   LES    SCIENCES.  M3 

là  une  erreur  énorme;  les  principes,  sur  lesquels  toute  science  re- 
pose, sont  uniquement  philosophiques  ;  et  vouloir  en  omettre  l'étude, 
ce  serait  supprimer  la  science  elle-même,  qui,  dès  lors,  ne  s'ap- 
puierait plus  sur  rien. 

Parmi  les  savans,  cette  opinion  de  Claude  Bernard,  qui  l'énonçait 
en  maître,  est  fort  bien  reçue;  ils  approuvent  en  général  l'ostra- 
cisme énergiquement  lancé  contre  la  philosophie;  elle  leur  est  tout 
au  moins  suspecte,  quand  ils  ne  la  proscrivent  pas  ouvertement. 
Ainsi,  le  positivisme,  qui  se  porte  fort  pour  la  science  tout  entière, 
n'est  au  fond  qu'une  tentative  de  substituer  à  la  philosophie  un 
système  qui  la  détruit,  tout  en  gardant  le  nom  sous  lequel  le  monde 
l'a  toujours  connue.  Il  est  vrai  qu'Auguste  Comte  se  défend  d'em- 
ployer encore  ce  nom  néfaste,  et  qu'il  tâche  d'en  corriger  le  mau- 
vais effet  par  le  correctif  qu'il  y  joint  ;  il  userait  d'un  mot  différent 
si  la  langue  lui  en  fournissait  un  autre  ;  mais  il  doit  se  résigner  à 
celui-là,  faute  de  mieux.  Ce  scrupule  est  mal  fondé,  et  l'on  peut 
rassurer  M.  Auguste  Comte.  S'il  est  forcé  de  conserver  un  mot 
malencontreux,  il  ne  conserve  pas  la  chose  que  ce  mot  désigne  de- 
puis un  temps  immémorial.  Le  positivisme,  il  faut  qu'il  le  sache, 
est  bien  la  négation  de  la  philosophie.  Qu'on  en  juge. 

Tout  d'abord,  M.  Auguste  Comte  rappelle  un  axiome  dont  per- 
sonne ne  conteste  l'évidence:  «  Depuis  Bacon,  dit-il,  tous  les  bons 
esprits  répètent  qu'il  n'y  a  de  connaissances  réelles  que  celles  qui 
résultent  de  faits  bien  observés.  »  Depuis  Bacon,  soit,  quoique 
la  justice  voulût  qu'on  remontât  beaucoup  plus  haut  ;  les  ouvrages 
d'Hippocrate  et  ceux  d'Aristote,  sans  citer  ceux  de  Galien,  ni  de  tant 
d'autres,  prouvent  que  l'observation  attentive  et  exacte  n'est  pas 
aussi  récente  qu'on  veut  bien  la  faire.  L'antiquité  l'a  pratiquée  tout 
comme  nous  ;  elle  a  même  proclamé  que  l'observation  des  faits  est 
la  première  règle  de  la  méthode.  Mais  M.  Auguste  Comte  se  hâte 
d'ajouter  que,  si  l'esprit  humain  peut  observer  tous  les  phénomènes 
extérieurs,  il  est  hors  d'état,  par  une  étrange  exception,  d'observer 
les  siens  propres,  attendu  que  l'individu  pensant  ne  saurait  se  par- 
tager en  deux.  Pour  toute  réponse  à  cette  assertion  surprenante,  on 
peut  renvoyer  M.  Auguste  Comte  à  Vllomo  duplex  de  Buffon  ;  mais 
on  peut  en  référer  aussi  à  M.  Auguste  Comte  lui-même.  Est-ce  que, 
dans  le  cours  de  son  long  ouvrage,  qui  est  une  espèce  d'encyclopé- 
die des  principes  les  plus  généraux  des  sciences,  il  n'a  pas  eu  cent 
fois  l'occasion  d'analyser  ses  doutes,  et  de  produire  ses  sentimens  et 
ses  réflexions  personnelles,  quand  il  avait  à  contredire  ce  que  d'au- 
tres avaient  pensé  ?  A  quelle  source  a-t-il  puisé  ses  argumens?  N'est-ce 
pas  à  son  esprit  qu'il  a  dû  s'adresser?  S'il  n'a  pas  saisi  sur  le  fait  ce 
retour  de  l'esprit  sur  lui-même,  c'est  qu'il  ne  l'a  pas  voulu;  ou  plu- 


tôt,  c'est  qu'il  a  négligé  d'y  regarder.  Le  phénomène  n'en  est  pas 
moins  certain;  l'individu  pensant  se  dédouble,  lorsqu'il  se  prend 
pour  objet  de  son  observation.  Ce  privilège,  qui  est  exclusivement 
celui  de  l'homme,  s'appelle  la  réflexion,  ou  le  fait  de  conscience. 
C'est  mutiler  l'esprit  humain  que  lui  retrancher  cette  facnhé,  dont 
il  jouit  sans  cesse,  bien  qu'il  oublie  trop  souvent,  comme  M.  Comte, 
l'emploi  perpétuel  qu'il  en  fait. 

De  cette  première  méprise,  il  en  est  sorti  une  foule  d'autres,  qui 
sont  presque  aussi  graves.  Le  passé  de  l'intelligence  humaine  n'a 
pas  été  mieux  observé  que  son  état  actuel  et  permanent.  Qu'est-ce 
que  sont  ces  trois  périodes  dans  lesquelles  on  divise  tout  son  dé- 
veloppement? Où  a-t-on  vu  que  la  science  avait  été  d'abord  théo- 
logique,  puis  métaphysique  ;  enfin,  et  seulement  de  nos  jours,  posi- 
tive? En  remontant  aussi  loin  que  nous  le  pouvons  dans  les  temps 
écoulés,  qu'y  a-t-il  de  théologique  dans  la  poésie  d'Homère?  A  l'au- 
rore de  la  science,  qui  s'annonce  avec  Thaïes  et  Pythagore,  six  cents 
ans  environ  avant  notre  ère,  où  est  la  théologie?  Quel  caractère  ihéo- 
logique  a  la  théorie  des  nombres?  Et  les  démonstrations  de  la  géo- 
métrie et  le  pressentiment  du  vrai  système  du  monde,  est-ce  là 
encore  de  la  théologie?   Du  peu  plus  tard,  est-ce  par  la  théologie 
que  le  père  de  la  médecine  est  inspiré?  Ses  œuvres,  que  nous  pos- 
sédons, en  portent-elles  la  moindre  trace?  Et  les  monumens  his- 
toriques d'Hérodote  et  de  Thucydide  sont-ils  théologiques  ou  mé- 
taphysiques aussi?  Même  le  platonisme,   issu  de  Socrate,   est-il 
théologique?  —  L'histoire  naturel  le  d'Aristote,  dans  les  trois  grands 
ouvrages  qui  la  composent,  sa  politique,  sa  météorologie,  sa  psycho- 
logie, sa  morale,  sa  logique,  sa  métaphysique,  ne  sont-elles  pas  le 
résultat  et  le  fécond  dépôt  des  observations  les  plus  exactes  et  I-es 
plus  nombreuses?  Ne  renferment- elles  pas  un  inappréciable  trésor 
de  faits  étudiés  avec  autant  de  discernement  et  de  soin  que  peut  en 
avoir  notre  temps?  On  sait  d'ailleurs  comment  la  science  s'est  éclip- 
sée avec  la  chute  de  l'empire  romain,  et  comment  elle  s'est  délivrée 
peu  à  peu  des  ténèbres  et  des  liens  du  moyen  âge  ;  on  sait  aussi 
qu'à  sa  glorieuse  renaissance,  elle  n'a  fait  que  reprendre  la  route 
tracée  et  parcourue  par  l'antiquité;  elle  a  renoué  alors  la  chaîne  des 
âges.  Depuis  quatre  cents  ans,  ses  progrès  sont  immenses  et  d'un 
éclat  incomparable;  mais,  tout  admirables  qu'ils  peuvent  être,  ils 
ne  sont  que  la  continuation  du  labeur  des  ancêtres,  un  héritage  in- 
cessamment accru,  que  les  siècles  iuturs  accroîtront  encore,  accu- 
mulant sans  fin  des  faits  nouveaux,  par  les  mêmes  procédés  dont  les 
siècles  passés  se  sont  servis.  La  seule  différence,  c'est  que  le  nombre 
des  observateurs  s'est  augmenté  prodigieusement,  ainsi  que  les  ac- 
quisitions scientifiques  ;  la  seule  diiférence,  c'est  que  les  observa- 


LA   PHILOSOPHIE    ET    LES    SCIENCES.  M5 

tiens  sont  mieu:î  faites  et  de  plus  en  plus  méthodiques.  Mais  les  trois 
degrés,  théologique,  métaphysique,  positif,  n'ont  rien  de  réel.  Autant 
vaudrait  accuser  M.  Gomte  d'être  théologique,  parce  que,  sur  ses 
derniers  jours,  il  a  imaginé  une  religion  qui  n'avait  pas  plus  d'ave- 
nir que  le  reste  de  son  système.  Cette  théorie  des  trois  périodes  de 
la  science  est  particulièrement  chère  au  positivisme,  parce  qu'il  s'en 
est  fait  un  piédestal  aux  dépens  de  ce  qui  l'a  précédé,  et  qu'il  croit 
se  grandir  en  abaissant  tout  ce  qui  n'est  pas  lui.  Positif,  c'est  le 
vrai  ;  théologique  et  métaphysique,  c'est  le  faux.  Le  positivisme  est 
tellement  sa/tisfaiit  de  ses  trois  périodes  qu'il  les  retrouve  jusque  dans 
l'individu,  tont  aussi  bien  qTiie  dans  l'humanité.  L'enfant  commence 
par  être  théologique,  dans  le  peu  qu'il  sait  ;  jeune  homme,  il  est  à 
l'état  métaphysique  ;  adulte  ou  vieillard,  il  devient  positiviste.  De 
tels  rapprochemens  sont-ils  sérieux  ? 

Ce  qui  l'est  peut-être  davantage,  c'est  la  classification  des  sciences  ; 
elle  est  considérée  par  M,  Comte  et  son  école  comme  le  cœur  et  la 
gloire  d«  sa  doctrine.  Celte  tenlatire  n'était  pas  précisément  la 
première  de  ce  genre;  on  en  trouverait  le  plus  ancien  germe  dans 
la  république  de  Platon.  Depuis  Bacon ,  nos  encyclopédistes  du 
xviTf  siècle,  et  Anïpère,  le  physicien,  avaient  renouvelé  l'épreuve, 
sans  beaucoup  plus  y  réussir.  Une  classification  des  sciences  est  à 
peu  près  impossible,  comme  l'échelle  des  êtres,  à  cause  de  la  com- 
plexité infinie  de  la  nature  ;  on  peut  demander  à  Cuvier,  après 
Linné,  combien  une  classification,  même  ti'ès  imparfaite,  rencontre 
d'obstacles  insuTmontables,  non  pas  même  pour  la  nature  entière, 
mais  pour  un  seul  de  ses  règnes,  le  règne  animal,  à  ne  mentionner 
que  celui-là.  Quoi  qu'il  &n  soit,  M.  Auguste  Comte  classe  les  sciences 
selon  que  l^es  faits  qu'elles  étudient  sont  plus  ou  moins  généraux.  Il 
commeTice  par  les  mathématiques,  calcul,  géométrie,  mécanique 
rationnelle;  après  les  mathématiques,  c'est  l'astronomie,  qui  pré- 
sente les  faits  les  plus  simples  ;  puis,  la  phj-sique  ;  après  la  phy- 
sique, la  chimie;  après  la  chimie,  la  physiologie,  et  enfin  la  socio- 
logie, ou  physiologie  sociale.  Telles  sont  les  sciences  principales,  au 
nombre  de  six.  Sel(!>n  le  positivisme,  elles  comprennent  tout  le  sa- 
voir possible. 

Mais  la  philosophie,  où  est-elle  dans  tout  cela?  La  philosophie, 
répond  le  positivisme,  consiste  uniquement  à  condenser,  pour  cha- 
cune des  sciences,  les  généralités  que  l'esprit  humain  peut  en  ex- 
traire ;  l'ensemble  de  ces  généralités,  plus  ou  moins  clairement  dé- 
duites, forme  toute  la  philosophie.  Quant  à  la  science  de  l'esprit, 
la  psychologie  faisant  partie  dé  la  physiologie,  soit  physique,  soit 
sociale,  elle  n'a  pas  de  rang  dans  la  série  scientifique,  loin  d'avoir 
le  premier  rang  que  lui  assigne  la  philosophie  vulgaire;  tout  au 


31G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  lui  ferait-on  une  petite  place  à  part  dans  la  physiologie,  sous 
le  nom  de  psychophysiologie.  Le  moi  pensant,  auquel  croit  la  méta- 
physique, n'existe  pas  ;  c'est  le  cerveau  qui  pense,  ou,  mieux  encore, 
le  centre  de  l'encéphale,  le  mésocéphale,  qui,  chez  les  positivistes, 
remplace  la  glande  de  Descartes.  Il  ne  faut  pas  dire  avec  Descartes  : 
«  Je  pense,  donc  je  suis  ;  »  il  faut  dire  :  «  Je  sens,  donc  je  suis.  » 
L'impression  est  le  fait  fondamental  de  toute  science. 

Pour  M.  Auguste  Comte  et  ses  partisans,  voilà  le  comble  de  la 
science  ;  il  n'y  a  rien  au-delà.  Les  sciences  travaillent  chacune  spon- 
tanément et  sans  méthode  commune,  dans  leur  domaine  spécial  ; 
la  philosophie  vient  recueillir,  tant  bien  que  mal,  ce  qu'elles  ont 
de  plus  général,  c'est-à-dire  de  moins  positif,  puisque  le  positif, 
c'est  l'observation,  et  que  les  généralités  ne  sont,  après  tout,  que 
des  abstractions  plus  ou  moins  hypothétiques  et  des  inductions  qui 
ne  sont  pas  infaillibles.  Cependant  cette  classification,  si  incomplète, 
passe  par  excellence  pour  l'œuvre  philosophique  du  xix®  siècle  ;  elle 
a  donné  à  la  philosophie,  nous  assure-t-on,  la  méthode  positive  des 
sciences,  et  aux  sciences  l'idée  d'ensemble  de  la  philosophie.  M.  Au- 
guste Comte  est  venu  terminer,  après  deux  siècles,  la  révolution 
inaugurée  par  Descartes.  Plus  grand  même  que  lui,  il  a  remplacé 
définitivement  la  doctrine  mécanique  i)ar  la  doctrine  positiviste  ; 
maintenant  la  révolution  est  close.  La  philosophie  pourra  toujours 
recommencer  ses  inventaires,  au  fur  et  à  mesure  que  les  sciences 
s'étendront  par  de  nouvelles  découvertes  ;  mais  sa  fonction  ne  chan- 
gera plus  ;  désormais,  elle  sait  ce  qu'elle  est  tenue  de  faire,  si  elle 
ne  veut  pas  retourner  à  ses  anciennes  illusions,  et  retomber  dans 
les  abîmes  de  la  métaphysique  et  de  la  théologie. 

Tout  indépendant  que  croit  être  M.  Comte,  il  adjoint  prudem- 
ment quelques  autorités  à  la  sienne  ;  il  les  emprunte  à  ce  passé 
tant  déprécié,  et  il  invoque  Bacon,  Descartes,  Galilée,  Newton,  Cu- 
vier  même,  dont  il  fait  les  précurseurs  du  positivisme.  Il  dédie  son 
livre  à  M.  Fourier,  le  mathématicien,  et  à  M.  de  Blainville.  C'est  là 
se  mettre  certainement  en  excellente  compagnie;  mais  cette  com- 
pagnie n'est  pas  tout  à  fait  celle  du  positivisme,  et  l'on  peut  dou- 
ter que  cet  hommage  fût  bien  accueilli  par  ceux  à  qui  il  est  adressé. 
Bacon  lui-même,  quoiqu'il  semble  parfois  incliner  vers  le  positi- 
visme, au  sens  oh  l'a  entendu  M.  Auguste  Comte,  répète  souvent 
que  la  métaphysique  est  la  mère  des  sciences,  en  leur  fournissant 
tous  leurs  axiomes,  et  il  ne  se  fait  pas  faute  de  respecter  la  théolo- 
gie. Descartes,  plus  résolument  encore  que  Bacon,  dit  que  toutes 
les  autres  sciences  empruntent  leurs  principes  à  la  philosophie;  et 
il  craint  si  peu  la  métaphysique  qu'il  n'hésite  pas  à  déclarer  que 
les  raisons  dont  il  se  sert  pour  démontrer  la  vérité  de  sa  méthode, 


LA   PHILOSOPHIE   ET   LES    SCIENCES.  317 

surpassent  en  certitude  et  en  évidence  les  démonstrations  de  géo- 
métrie. Bien  plus,  il  dédie  ses  méditations  métaphysiques  à  MM.  les 
doyens  et  docteurs  de  la  sacrée  faculté  de  théologie  de  Paris.  New- 
ton repousserait  également  l'honneur  qu'on  lui  fait,  en  montrant  le 
scholie  général  qui  termine  le  troisième  livre  des  Principes  mathé- 
matiques de  la  philosophie  naturelle,  et  où  il  proclame  que  le  vrai 
Dieu  est  un  dieu  vivant,  intelligent  et  tout-puissant,  au-dessus  de 
tout  et  absolument  parfait.  Galilée,  Laplace,  le  Newton  de  notre 
temps,  et  Cuvier,  ne  seraient  pas  embarrassés  de  faire  des  déclara- 
tions non  moins  décisives.  Peut-être  le  positivisme  ne  les  accepte- 
rait-il point  ;  mais  quoi  qu'en  pense  M.  Auguste  Comte,  ces  hommes 
de  génie  ne  sont  pas  ses  patrons;  ils  ne  sont  pas  avec  lui  en  a  op- 
position évidente  »  contre  l'esprit  théologique  et  métaphysique. 

Dans  l'ancienne  philosophie,  la  théorie  des  causes  finales  est  celle 
que  le  positivisme  attaque  avec  le  plus  d'énergie  et  de  persévé- 
rance. Sur  ce  sujet  scabreux,   l'école  positiviste  se  prononce  avec 
bien  plus  de  décision  que  M.  Claude  Bernard.  Ce  n'est  pas  seule- 
ment la  cause  suprême  qu'elle  écarte  sans  cependant  oser  la  nier , 
mais  sans  l'affirmer  non  plus  ;  elle  écarte,  même  les  causes  secondes, 
quelles  qu'elles  soient  ;  elle  prétend  se  borner  à  la  constatation  des 
phénomènes  et  de  leurs  lois,  qui  n'ont  point  eu,  à  ce  qu'il  paraît, 
de  législateur  pour  les  établir  et  qui  se  sont  établies  toutes  seules. 
Aristote  avait  proclamé  hautement  que  la  nature  ne  fait  rien  en 
vain;  et  cette  grande  maxime  a  été  répétée  par  la  plupart  des  phi- 
losophes :  elle  est  d'accord  avec  toutes  les  religions  et  avec  le  sens 
commun  de  l'humanité;  elle  est  même  d'accord  avec  la  vraie  science, 
qui  admire  d'autant  plus  les  phénomènes  naturels  qu'elle  les  con- 
naît et  les  comprend  mieux.  Comme  le  dit  Pascal  :  «  L'esprit  de 
l'homme  se  lassera  plus  tôt  de  concevoir  que  la  nature  de  fournir;  » 
ou,  comme  le  dit  Agassiz,  qu'on  peut  écouter  même  après  Pascal  : 
«  La  nature  cache  d'inépuisables  richesses  dans  l'infinie  variété  de 
ses  trésors  de  beauté,  d'ordre  et  d'intelligence.  »  Mais  les  positi- 
vistes sont  implacables  contre  la  nature,  ils  n'y  voient  ni  providence 
ni  sagesse;  ils  détestent  une  marâtre,  qui  répand  le  mal  à  profu- 
sion. Ils  laissent  donc  les  causes  finales  à  la  métaphysique;  elles 
sont  un  instrument  sans  vertu;  c'est  un  de  ces  problèmes  que  l'es- 
prit humain  s'était  posés  dans  son  enfance,  et  dont  il  continue  à 
poursuivre  la  solution  par  tradition  et  par  simple  habitude. 

A  ces  déclamations  pessimistes,  on  peut  répondre  que,  sans  les 
causes  finales,  aboutissant  à  une  cause  souveraine,  l'univers  est 
inintelligible;  la  science  n'est  plus  qu'un  amas  de  faits  sans  liaison 
entre  eux,  et,  pour  nous,  la  nature  demeure  plongée  dans  la  plus 
profonde  obscurité.  Elle  peut  encore  servir  à  nos  besoins,  comme 


318  REVDE   DES    DEUX   MONDES, 

elle  sert  aux  besoins  des  brutes  ;  elle  ne  dit  plus  rien  à  notre  rai- 
son ni  à  notre  cœur. 

C'est  là  cependant  ce  que  le  positivisme  veut  nous  donner  pour 
le  dernier  mot  de  la  science  et  de  la  philosophie  ;  il  est  impertur- 
bablement convaincu  d'avoir  résolu  l'énigme  agitée,  depuis  plus  de 
deux  raille  ans,  par  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand  dans  l'humanité. 
Sa  foi  en  lui-même  est  si  robuste  et  si  aveugle,  qu'il  se  persuade 
avoir  changé  de  fond  en  comble  les  bases  de  la  moralité,  avec  celles 
des  sciences,  et  qu'il  invite  l'Europe  civilisée  à  recommencer  toute 
son  éducation.  Jusqu'à  lui,  tout  a  été  ignorance  et  chaos;  c'est  lui 
qui  apporte  enfin  la  lumière  que  les  siècles  antérieurs  n'avaient 
pas  tronvôe.  La  classification  des  sciences  répond  à  tout  et  doit 
tout  régénérer.  Kant  demandait,  avec  candeur,  que  les  gouverne- 
mens  voulussent  bien  s'entendre  pour  inculquer  le  système  de  la 
raison  pure  aux  peuples,  qu'elle  seule  pouvait  instruire.  Auguste 
Comte  ne  présente  pas  une  requête  aussi  naïve  ;  mais  pour  refaire 
l'éducation  et  la  moralité  des  peuples,  le  concours  des  gouverne- 
mens  et  des  souverains  les  mieux  disposés  ne  serait  pas  de  trop, 
s'ils  se  prêtaient  à  cette  croisade. 

Ampère,  le  physicien,  bien  loin  d'être  l'adversaire  de  la  philoso- 
phie, comme  Auguste  Comte  et  Claude  Bernard,  a  fait  lui-même 
de  la  psychologie  et  de  la  métaphysique  spiritualistes  ;  mais,  dans 
sa  classification  des  sciences,  il  a  méconnu  la  place  réelle  que  la 
philosophie  doit  occuper.  Il  partage  les  sciences  en  deux  règnes  ou 
groupes  principaux  :  les  sciences  cosmologiques  et  les  sciences 
noologiques,  c'est-à-dire  sciences  de  la  nature  et  sciences  de  l'es- 
prit. Cette  division  était  plus  acceptable  que  celle  de  Bacon,  adop- 
tée par  les  encyclopédistes,  ou  que  celle  d'Auguste  Comte.  Mais 
commencer  l'étude  des  choses  par  l'univers  et  ne  mettre  l'intelli- 
gence qu'en  seconde  ligne,  c'est  manquer  gravement  à  la  logique. 
Bacon  avait  commis  la  même  faute,  en  rangeant  les  sciences  selon 
l'ordre  qu'il  assignait  aux  facultés  humaines:  mémoire,  imagina- 
tion, raison;  histoire,  poésie,  science  ou  philosophie.  Ampère  a 
le  tort  de  mettre  aussi  la  philosophie  au  troisième  rang,  après  les 
mathématiques  et  la  technologie,  et  de  la  laire  suivre  de  l'ethno- 
graphie. Il  n'est  pas  plus  heureux  quand,  abordant  les  sciences  phi- 
losophiques proprement  dites,  il  les  dispose  dans  l'ordre  suivant: 
psychographie,  logique,  méthodologie  et  idéogénie.  A  l'appui  de 
cette  division,  déjà  peu  rationnelle,  il  en  établit  une  autre,  encore 
moins  justifiable,  dans  la  psychographie:  ontothétique,  théologie 
naturelle,  hyparctologie  etthéodicée.  Mais  quelques  critiques  qu'on 
puisse  faire  de  ses  bizarreries  et  de  l'uniformité  de  ses  dichotomies, 
procédé  défectueux  emprunté  au  platonisme,  Ampère  s'est  efforcé 


LA  PHILOSOPHIE  ET  LES  SCIENCES.  319 

de  servir  la  philosophie  ;  il  ne  l'a  pas  repoussée  ou  détruite,  avec 
les  physiologistes  et  les  positivistes. 

Il  serait  fastidieux  de  pousser  plus  loin  cette  nomenclature.  A 
Claude  Bernard,  à  Auguste  Comte,  à  Ampère  lui-même,  on  joindrait 
une  foule  de  savans  qui  ont  médit  de  la  philosophie  ou  qui  ne  l'ont 
pas  bien  comprise.  De  leur  part,  on  ne  doit  peut-être  pas  attendre 
ou  exiger  davantage.  Mais  que  des  philosophes  aient  attaqué  la 
philosophie,  à  laquelle  d'ailleurs  ils  étaient  sincèrement  dévoués, 
c'est  ce  dont  on  peut  être  surpris  à  bon  droit.  iNotre  siècle  en  comp- 
terait plus  d'un  exemple.  Jouffroy,  dans  sa  belle  préface  à  la  tra- 
duction des  œuvres  de  Thomas  Reid,  soutient  que  la  philosophie 
est  une  science  dont  l'idée  n'est  pas  encore  fixée.  Tandis  qu'il  n'y 
a  qu'une  physique,  qu'une  astronomie,  il  y  a  autant  de  philosophies 
que  de  philosophes.  Cette  divergeijce  vient  de  ce  qu'on  n'a  qu'une 
idée  vague  de  la  philosophie.  Toujours  confuse,  elle  ignore  et 
cherche  encore  quel  est  son  objet,  sa  circonscription,  sa  méthode 
et  son  critérium.  Elle  s'égare  de  système  en  système,  sans  pou- 
voir s'arrêter  à  aucun.  Aussi  Jouftroy  accorde-t-il  aux  Ecossais  trois 
mérites,  entre  tant  d'autres  :  d'abord,  ils  ont  prouvé  par  leurs  écrits 
qu'il  y  a  une  science  de  l'esprit  humain  ;  en  second  heu,  qu'il  faut 
commencer  cette  science  par  la  psychologie  ;  et  enfin,  qu'il  faut 
modeler  complètement  les  recherches  philosophiques  sur  les  re- 
cherches physiques.  A  ce  prix,  la  philosophie  peut  devenir  une 
science  aussi  régulière  que  toute  autre.  Mais  ce  qui  a  toujours 
empêché  ses  progrès,  c'est  qu'elle  s'est  fait  de  fausses  idées  d'elle- 
même;  elle  s'est  flattée  d'être  une  science  à  part  et  supérieure,  une 
science  extraordinaire  et  unique.  Il  faut  qu'elle  rabatte  de  son  or- 
gueil ;  la  réserve  qu'elle  saura  s'imposer  recevra  sa  récompense 
dans  une  stabilité  et  un  succès  que  les  sciences  naturelles  ont  dès 
longtemps  conquis.  Jouffroy,  tout  étranger  qu'il  peut  être  au  po- 
sitivisme, pense  donc  avec  Auguste  Comte  que  la  philosophie  est  à 
réformer  entièrement;  elle  s'est  trompée  sur  la  roule  qu'elle  a 
adoptée;  il  faut  qu'elle  en  change.  Certes,  nous  partageons  l'estime 
de  Jouffroy  pour  les  Écossais  ;  on  ne  saurait  trop  louer  leurs  études 
aussi  sages  qu'utiles  ;  elles  leur  font  le  plus  grand  honneur.  Mais 
le  respect  et  la  reconnaissance  dus  aux  Écossais  n'empêchent  pas 
de  les  juger.  Leur  tentative  a  échoué  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  im- 
portant aux  yeux  de  Jouffroy  ;  ils  n'ont  pas  assuré  la  place  de  la 
philosophie  à  côté  des  sciences  naturelles.  Voilà  plus  d'un  siècle 
que  Thomas  Reid  écrivait  ses  admirables  Essais  ;  ils  n'ont  pas  mo- 
difié en  quoi  que  ce  soit  la  philosophie,  qui  est  restée  ce  qu'elle 
était  avant  lui. 

Kant,  sur  leur  trace,  et,  non  moins  qu'eux,  adversaire  déclaré  du 


320  REVCE   DES    DEUX   MONDES. 

scepticisme  de  Hume,  s'était  cru  aussi  en  mesure  de  réformer  la  phi- 
losophie, dont  l'état  lui  semblait  déplorable.  Suivant  lui,  la  métaphy- 
sique n'a  point  été  assez  heureuse  pour  prendre  le  caractère  d'une 
science,  quoiqu'elle  soit  la  plus  ancienne    de  toutes;  elle  n'a  ja- 
mais été  dans  le   passé  qu'un  pur  tâtonnement  entre  de  simples 
concepts.  En  ce  point,  la  nature  s'est  montrée  peu  bienveillante  en- 
vers l'homme  ;  elle  a  affligé  notre  raison  du  soin  infatigable  de  re- 
chercher la  certitude  métaphysique,  prise  pour  notre  intérêt  le  plus 
grand.  Dans  la  révolution  que  Kant  médite,  il  se  propose  d'imiter 
Copernic.  L'astronome  a  démontré  le  vrai  système  du  monde  en 
faisant  tourner  la  terre  et  les  planètes  autour  du  soleil,  au  lieu  de 
faire  tourner  le  soleil  autour  de  la  terre  immobile.  Pourquoi  ne  pas 
tenter  la  même  inversion  dans  les  problèmes  métaphysiques?  Jus- 
qu'ici, l'on  s'est  figuré  que  notre  savoir  devait  se  régler  sur  les 
objets;  il  faut  essayer  si  l'on  ne  réussirait  pas  mieux  en  supposant 
que  les  objets  doivent  se  régler  sur  nos  connaissances,  au  lieu  de 
nous  les  procurer.  Tel  est  le  but  que  Kant  espérait  atteindre  par  la 
critique  de  la  raison  pure.  L'entreprise  pouvait  sembler  réalisable, 
mais  elle  n'était  que  téméraire;  il  était  impossible  qu'elle  réussît, 
parce  que  le  fondement  en  était  ruineux.  On  ne  pouvait  critiquer 
la  raison  que  par  la  raison  elle-même  ;  et,  dès  lors,  comment  la  rai- 
son qui  critique  aurait-elle  eu  plus  d'autorité  que  la  raison  qui  est 
critiquée?  De  là,  les  erreurs  de  Kant,  qui  fait  de  l'espace  et  du  temps 
de  simples  formes  de  la  raison  ;   de  là  aussi,  toutes  les  consé- 
quences désastreuses  dont  le  criticisme  a  été  le  point  de  départ.  II 
était  inévitable  que  l'idéalisme  sortît  du  système  de  Kant  ;  entre  ses 
mains,  l'idéalisme  s'était  tenu  encore  dans  certaines  bornes  ;  chez 
ses  élèves,  il  s'est  déchaîné,  dans  toutes  ses  exagérations  et  ses 
inextricables  subtilités.   Il  en  est  résulté  un  affreux  désordre,  où 
de  puissans  esprits  ont  jeté  de  très  brillans  éclairs;  mais  ces  lueurs 
éblouissantes  et  passagères  n'ont  fait  qu'épaissir  les  ténèbres.  La 
philosophie  en  est  sortie  encore  plus  décriée  qu'auparavant  ;  la  mé- 
taphysique, que  Kant  voulait  réhabiliter,  est  tombée  plus  bas  que 
jamais  dans  la  considération  des  hommes.  Cette  défaite  bruyante 
et  irrémédiable  n'a  pas  peu  contribué  à  inspirer  aux  savans  le  dé- 
dain dont  ils  ne  se  cachent  pas.  Les  arguties  ultra-scholastiques  de 
Kant  et  de  ses  successeurs  les  ont  repoussés  et  dégoûtés.  Appliqué 
aux  sciences,  le  kantisme  est  devenu  ridicule,  malgré  sa^bonne  foi 
et  les  vastes  monumens  qu'il  a  élevés.  Ces  égaremens,  du  reste, 
n'avaient  rien  de  nouveau  ;  Descartes  avait  essayé,  deux  siècles  au- 
paravant, de  les  prévenir,  «  parce  qu'il  avait  appris,  dès  le  col- 
lège, disait-il,  qu'on  ne  saurait  imaginer  rien  de  si  étrange  et  de  si 
peu  croyable  qui  n'ait  été  dit  par  quelqu'un  des  philosophes.  »  L'AI- 


LA    PHILOSOPHIE    ET    LES    SCIENCES.  321 

lemagne  philosophique  ne  semble  pas  avoir  entendu  l'avertissement, 
quelque  pratique  qu'il  eût  été  pour  elle. 

On  le  voit  donc  :  savans  et  philosophes  sont  parfois  d'accord  pour 
dénigrer  la  philosophie.  Mais  de  nos  jours,  pour  le  dire  en  passant, 
on  a  vu  mieux  encore.  A  la  suite  d'une  révolution  politique,  l'auto- 
rité a  prêté  son  concours  à  des  rancunes  qu'on  n'osait  avouer,  mais 
qui  n'en  étaient  pas  moins  vivaces.  Elle  a  supprimé,  dans  les  études 
de  la  jeunesse,  jusqu'au  nom  de  la  philosophie;  les  programmes 
de  nos  lycées  n'ont  plus  eu  que  des  classes  de  logique.  C'était 
peut-être  une  réminiscence  de  la  haine  de  Napoléon  contre  l'idéo- 
logie. On  aurait  dit  que  les  pouvoirs  publics  avaient  les  mêmes 
ressentimens  que  M.  Auguste  Comte,  et  qu'ils  auraient  aimé  avec 
lui  à  eiFacer  pour  jamais  un  mot  odieux.  C'était  aussi  pour  com- 
plaire aux  savans  qui  étaient  les  promoteurs  de  cette  réforme,  qu'on 
appelait  la  bifurcation  d'un  nom  aussi  barbare  que  ses  elfets.  Il 
parait  même  que  des  professeurs  de  philosophie  s'étaient  prêtés  à 
régleuienter  ces  exécutions,  oublieux  du  jugement  de  Tacite  sur  les 
empereurs,  qui  se  figuraient,  bien  avant  leurs  copistes,  qu'en  brû- 
lant des  livres,  on  abolissait  la  conscience  du  genre  humain. 

Des  cœurs  fidèles  à  la  philosophie  se  sont  émus  pour  elle  ;  ils 
l'ont  crue  menacée  en  voyant  la  conspiration  des  savans,  des  philo- 
sophes et  des  gouvernemens  ;  peut-être  même  sont-ils  allés,  dans 
leur  sympathie,  jusqu'à  redouter  un  dépérissement  fatal,  si  ce  n'est 
une  mort  définitive.  Ces  craintes  honorent  ceux  qui  les  ont  éprou- 
vées, mais  elles  sont  sans  cause.  Les  titres  de  la  philosophie  sont 
imprescriptibles.  La  pérennité  que  lui  promettait  Leibniz  a  bravé 
de  bien  autres  persécutions;  la  ciguë,  les  bûchers  n'y  peuvent 
rien.  Victor  Cousin,  remontant  dans  sa  chaire,  en  avril  1828, 
démontrait  éloquemment,  et  pour  toujours,  que  la  philosophie  ap- 
partient à  l'esprit  humain  ;  elle  subsistera  aussi  longtemps  qu'il  sub- 
sistera lui-même.  Entre  les  cinq  idées  essentielles  qui  le  consti- 
tuent, la  philosophie  est  à  la  fois  la  plus  haute  et  la  plus  nécessaire. 
Elle  représente  le  vrai,  de  même  que  la  religion,  avec  le  culte,  re- 
présente le  saint,  que  l'art  représente  le  beau,  que  l'état  représente 
le  juste  et  cjue  l'industrie  représente  l'utile.  A  un  certain  point  de 
vue,  la  vérité  est  encore  plus  indispensable  que  tout  le  reste.  L'idée 
du  vrai  pénètre  et  soutient  les  autres  idées,  qui  lui  sont  soumises, 
et  qui  y  plongent  leurs  racines.  L'utile,  le  juste,  le  beau,  le  saint 
et  le  vrai,  c'est  là  un  faisceau  qu'aucune  force  ne  peut  rompre;  et 
c'est  le  vrai  qui  en  est  le  lien  indestructible. 

Qu'est-ce  donc  que  la  philosophie?  Quels  sont  ses  rapports  avec 
les  sciences?  En  quoi  en  diffère-t-elle?  En  quoi  leur  ressemble- 
t-elle  ? 

TOME  LXXXIV.  —  1887.  21 


322  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Cette  question  a  pu  longtemps  paraître  épineuse;  cependant,  grâce 
aux  enseignemens  du  passé  et  à  toutes  ses  élaborations,  la  réponse 
est  aujourd'hui  plus  facile  qu'on  ne  le  suppose  généralement.  Pour 
l'éclaircir,  il  faut  interroger  l'histoire  avant  tout,  sans  négliger  non 
plus  de  consulter  l'état  actuel,  qui  n'est  pas  moins  instructif.  L'école 
positiviste  convient  qu'à  l'origine  toutes  les  sciences  ont  été  culti- 
vées simultanément  par  les  mêmes  esprits,   et  qu'elles  formaient 
alors  une  unité.  11  serait  plus  exact  de  dire  qu'au  début  il  n'y  avait 
qu'une  seule  science,  enveloppant  toutes  les  autres  dans  son  sein  ; 
c'était  un  germe  contenant  en  quelque  sorte  les  fruits  et  les  florai- 
sons de  l'avenir.  Le  premier  coup  d'œil  jeté  par  l'homme  sur  le 
monde  où  il  est  placé,  n'a  pu  que  lui  révéler  un  ensemble;  la  vue 
distincte  des  détails  n'est  venue   que  successivement.   Ce  regard 
initiatem*  n'a  pas  été  moins  clair  que  les  suivans,  bien  qu'il  s'adres- 
sât à  la  totalité  du  phénomène,  avant  de  s'adresser  à  ses  parties. 
Le  tout,  mille  fois  plus  important  que  les  élémens  dont  il  est  formé, 
dut  apparaître  d'abord  sous  un  aspect  non  pas  confus,  mais  im- 
mense. Si,  plus  tard,  l'intelligence  de  l'homme  a  tenté  d'analyser 
les  parties  une  à  une,  ce  fut  toujours  pour  comprendre  cette  to- 
talité que  l'impression  primitive  lui  avait  fait  connaître,  et  qui  reste 
le  constant  objet  de  notre  sollicitude.  11  n'a  été  donné  à  personne 
d'assister  à  la  naissance  de  l'humanité  et  à  ses  émotions  priujor- 
diales;  mais,  sur  ce  mystère,  la  raison  peut  se  trouver  d'accord  avec 
les  légendes  religieuses.  L'homme  a  été  doué  d'un  désir  insatiable 
de  savoir,  comme  ^isîote  le  remarque  dès  la  première  ligne  de 
sa  Métaphysique;  et  le  spectacle  que  la  science  humaine  ne  cesse 
de  nous  offrir  confirme  de  jour  en  jour  ces  vénérables  traditions. 
L'homme  ne  renonce  jamais  à  cette  passion,  qui  lui  est  tout  à  la 
fois  si  naturelle  et  si   utile;  on  s'est  trompé  en  lui  en  faisant  un 
crime,  mais  lui  ne  se  trompe  pas  en  s'y  livrant.  Eh  bien!  la  philo- 
sophie, c'est  l'étude  de  l'ensemble;  les  sciences  ne  sont  que  l'étude 
des  parties  diverses.  Quand  on  considère  les  parties  isolément,  c'est 
afin  de  les  mieux  observer  ;  mais  les  parties  ne  se  comprennent 
bien  que  par  leur  relation  avec  le  tout;  elles  y  sont  attachées,  ainsi 
que  les  rameaux  le  sont  au  tronc  de  l'arbre  qui  les  porte,  quelque 
nombreux  qu'ils  soient. 

Voilà  le  rapport  le  plus  général  des  sciences  à  la  philosophie. 
Mais  ce  rapport  n'est  pas  le  seul,  il  s'en  faut  bien.  On  ne  tentera 
pas  ici  une  nouvelle  définition  de  la  philosophie,  définition  man- 
quée  trop  souvent.  C'est  un  simple  fait  historique  qu'on  rappelle 
et  qui  ne  peut  être  contesté.  Le  savoir  humain  a  nécessairement 
commencé  comme  on  vient  de  le  dire;  et  l'épanouissement  de 
toutes  les  branches  du  savoir,  quelque  large  qu'il  devienne,  ne 
peut  altérer  en  rien  cette  reJation  de  la  philosophie  et  des  sciences  ; 


LA    PHILOSOPHIE    ET    LES    SCIENCES.  325 

elle  est  à  cette  heure  aussi  étroite  qu'elle  l'a  toujours  été  et  qu'elle 
le  sera  toujours.  Il  n'y  a  pas  entre  les  sciences  et  la  philosophie  cet 
antagonisme  que  Claude  Bernard  dénonçait  avec  tant  d'amertume. 
Entre  elles,  il  n'y  a  aucune  opposition  absolue  ;  de  part  et  d'autre, 
c'est  toujours  le  savoir.  L'unique  différence,  c'est  que  l'objet  du 
savoir  n'est  plus  le  même.  Par  là  s'explique  encore  l'erreur  du 
positivisme  sur  la  nature  de  la  philosophie.  Des  généralités  sur  les 
mathéfnatiques,  sur  l'astronomie,  sur  la  physique,  la  chimie,  la 
physiologie  et  la  sociologie  seront  toujours,  quelque  exactes  qu'on 
puisse  les  faire,  des  mathématiques,  seront  toujours  de  l'astronomie 
et  le  reste.  Les  six  principales  sciences  du  positivisme  auraient 
beau  embrasser  réellement  tout  le  savoir  permis  à  l'homme,  la 
science  de  l'ensemble  manquerait  encore.  On  n'a  pas  défini  ce 
qu'est  le  cercle  quand  on  a  défini  ce  que  sont  le  diamètre,  le 
centre,  les  rayons,  les  arcs,  les  sinus  et  cosinus,  en  un  mot  toutes 
les  parties  et  les  élémens  du  cercle.  Même  après  ces  définitions 
limitées,  et  quoique  l'idée  du  cercle  soit  impliquée  dans  toutes,  le 
cercle  est  encore  à  défiiiir.  Oublier  cette  dernière  définition,  plus 
compréhensive  que  toutes  les  autres,  c'est  ne  faire  les  choses  qu'à 
moitié.  Il  en  est  de  même  pour  la  philosophie  et  les  sciences.  Les 
notions  que  les  sciences  nous  procurent  ne  sont  que  partielles  ;  la 
notion  totale  est  absente  ;  et,  sans  celle-là,  les  autres  sont  trop  in- 
complètes pour  assouvir  ce  légitime  besoin  de  connaître  dont 
l'homme  se  félicite,  loin  de  s'en  affliger  avec  Kant. 

La  j)hilosoph!e  est  donc  un  complément  et  un  couronnement 
nécessaire  ;  sans  elle,  le  savoir  humain  serait  décapité.  Mais  elle 
fait  pour  les  sciences,  dont  elle  est  le  tronc,  plus  que  les  engen- 
drer; elle  les  nourrit  de  la  même  manière  que  l'arbre  fait  vivre  ses 
rameaux.  Toutes  les  sciences,  sans  aucune  exception  possible, 
n'ont  qu'un  procédé;  pour  savoir  les  choses,  il  faut  les  observer, 
quoique  d'ailleurs  on  les  observe  plus  ou  moins  bien.  Mais  l'esprit 
humain,  passionné  pour  le  vrai,  que  fera-t-il  afin  de  mieux  assurer 
ses  pas  et  d'éviter,  autant  qu'il  le  peut,  des  chutes  fâcheuses?  Il 
s'impjsera  une  règle  de  conduite  dans  l'usage  de  ses  facultés.  C'est 
ce  qu'on  appelle  la  méthode,  mot  dont  l'étymologie  ne  signifie  que 
cela.  Mais  à  qui  revient  le  soin  de  chercher  la  méthode,  d'en  fixer 
les  lois  et  d'en  prescrire  l'application?  Évidemment,  ce  n'est  à  au- 
cune des  sciences  particulières  que  ce  devoir  incombe.  Si  les  ma- 
thématiques, l'astronomie,  la  physique  ou  toute  autre  science 
essaient  d'étudier  la  théorie  de  la  méthode,  et  si  elles  font  acte  de 
législation  à  l'égard  des  autres  sciences,  elles  cessent  par  cela 
même  d'être  ce  qu'elles  sont  ;  elles  manquent  à  leur  fonction 
propre,  pour  assumer  une  fonction  qui  leur  est  étrangère.  Cette 


324  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

usurpation  nuit  à  la  science,  sortie  de  son  domaine,  et  sert  mal 
au  progrès.  Plus  d'un  savant  s'y  est  trompé,  même  avec  le  secours 
du  génie.  Epris  de  l'étude  à  laquelle  on  se  livre,  on  veut  l'imposer 
pour  modèle  à  toutes  les  autres.  Ainsi  Laplace  pour  l'astronomie, 
ainsi  Guvier  pour  l'histoire  naturelle,  se  sont  laissé  séduire.  Pour 
l'un,  la  méthode  de  l'astronomie,  pour  l'autre,  la  méthode  de  la 
zoologie,  est  la  seule  méthode  que  les  sciences  devraient  adopter; 
c'est  l'école  de  la  vraie  logique.  A  plus  forte  raison,  les  mathémati- 
ciens sont-ils  d'un  pareil  avis.  Il  est  vrai  que,  pour  soutenir  leur 
ambition,  ils  peuvent  invoquer  l'autorité  de  Pascal,  un  de  leurs 
maîtres,  et  le  génie  que  l'on  sait.  Pascal  avait  cependant  contribué 
à  la  composition  de  la  Logique  de  Port-Royal,  et  cette  collaboration 
aurait  dû  le  retenir.  Mais,  bien  que  la  revendication  des  mathéma- 
tiques soit  plus  spécieuse  que  toute  autre,  elle  n'est  pas  plus  rece- 
vable  ;  et  quand  les  mathématiciens  se  hasardent  sur  le  terrain  de 
la  méthode,  ils  désertent  le  leur,  où  ils  devraient  demeurer. 

La  méthode,  guide  commun  et  instrument  de  toutes  les  sciences, 
ne  pouvant  appartenir  à  aucune  d'elles,  revient  à  la  science  géné- 
rale et  ne  peut  revenir  qu'à  celle-là.  C'est  à  elle  qu'aboutit  tout  le 
savoir;  c'est  à  elle  de  le  conduire  dans  toutes  ses  voies, aussi  sage- 
ment que  le  comporte  l'infirmité  humaine.  La  philosophie  est  donc 
chargée  de  la  méthode  ;  et,  de  fait,  elle  s'en  est  toujours  occupée. 
Socrate  et  Platon  ont  eu  leur  méthode;  Aristote  a  eu  la  sienne, 
qu'il  a  tracée  presque  aussi  régulièrement  que  la  traçait  Descartes 
quand  il  écrivait  cet  immortel  Discours  touchant  la  méthode  pour 
bien  conduire  sa  raison  et  chercher  la  vérité  dans  les  sciences. 
Victor  Cousin,  après  avoir  établi  que  la  philosophie  n'est  pas  autre 
chose  que  la  réflexion  en  grand,  ajoute  qu'elle  n'est  guère  qu'une 
méthode,  et  qu'aucune  vérité  ne  lui  appartient  peut-être  exclusive- 
ment. Cela  est  vrai,  mais  c'est  un  peu  exagéré.  La  méthode  n'est 
pas  toute  la  philosophie,  parce  qu'elle  en  relève.  Descartes  a 
exposé  les  règles  qu'il  a  suivies  personnellement,  sans  vouloir 
exiger  que  les  autres  les  suivent.  On  peut  en  adopter  de  diffé- 
rentes, bien  que  les  siennes  soient  remplies  de  prudence. 

Mais  si  les  règles  varient,  l'obligation  de  la  méthode  ne  varie 
pas.  C'est  un  nouveau  rapport  de  la  philosophie  avec  les  sciences, 
et  un  service  qu'elle  seule  peut  leur  rendre.  En  le  leur  rendant, 
elle  n'entre  pas  dans  le  ménage  de  la  science;  c'est  au  contraire  la 
science  qui  entre  dans  le  ménage  de  la  philosophie,  quand  elle  agite 
incidemment  une  question  capitale  qui  ne  la  concerne  pas.  Le  re- 
proche de  Claude  Bernard  tombe  de  lui-même.  Ceci  ne  veut  pas 
dire  que  le  mathématicien,  l'astronome,  le  chimiste,  ne  puissent 
traiter  de  la  méthode,  s'ils  le  veulent  ;  mais  alors  ils  doivent  sa- 


LA  PHILOSOPHIE  ET  LES  SCIENCES.  325 

voir  qu'ils  ne  font  plus  œuvre  de  chimie,  d'astronomie,  de  mathé- 
matiques, mais  œuvre  de  philosophie.  Cette  excursion  peut  leur 
être  très  profitable.  La  philosophie,  loin  de  s'en  plaindre,  accueille 
les  nouveau-venus  ;  elle  est  heureuse  de  se  les  acquérir  et  de  les 
inspirer. 

En  fait  de  méthode,  la  philosophie  est  une  science  tout  comme 
une  autre,  usant  elle-même  assidûment  des  procédés  qu'elle  con- 
seille à  autrui.  Mais  ici  s'élève  une  question  délicate  et  ardue.  Où 
la  philosophie  trouve-t-elle  les  lois  de  la  méthode?  A  quelle  auto- 
rité dominatrice  et  incontestable  les  emprunte-t-elle?  Est-ce  elle 
qui  les  invente?  C'est  peu  probable,  puisqu'elle  est  la  première  à 
s'y  soumettre.  Alors,  à  quelle  source  supérieure  lui  faut-il  remon- 
ter? Pour  la  plupart  des  hommes,  c'est  ici  que  l'obscurité  com- 
mence ;  pour  la  philosophie,  c'est  ici  que  la  lumière  éclate  :  c'est 
la  raison  qui  confère  à  la  méthode  cette  suprême  autorité.  Mais  où 
l'esprit  entend-il  les  oracles  de  la  raison?  Grâces  à  Dieu,  depuis 
Descartes,  on  ne  peut  plus  hésiter;  c'est  l'esprit  qui,  en  se  repliant 
sur  lui-même,  trouve  en  lui  les  règles  qu'il  se  prescrit  et  qui 
s'étendent  à  tout.  11  est  «  le  réceptacle  des  axiomes  »  qui  doivent 
gouverner  tout  le  savoir  et  même  toute  la  vie  de  l'homme.  Bacon 
l'avait  dit;  c'est  Descartes  qui  l'a  démontré,  sans  laisser  désormais 
de  place  un  peu  solide  à  aucune  objection. 

Descartes  attache  à  la  méthode  plus  d'importance  que  ne  l'a 
jamais  lait  aucun  philosophe  ni  aucun  savant.  Peut-être  même 
va-t-il  trop  loin  quand  il  avance  que  la  méthode  fait  toute  la  diffé- 
rence entre  les  hommes,  attendu  que  la  raison  est  tout  entière  en 
chacun  de  nous.  C'est  être  bien  modeste,  quand  on  a  soi-même  un 
tel  génie,  de  se  mettre  sur  le  niveau  des  autres  mortels.  Mais  la 
méthode  n'a  pas  tant  de  vertu  ;  elle  ne  peut  pas  nous  conférer  une 
puissance  que  nos  facultés  n'ont  pas  naturellement  ;  elle  nous  ap- 
prend simplement  à  mieux  user  de  celles  que  nous  avons  reçues. 
Mécontent  de  la  philosophie  vulgaire,  «  qui  ne  donne  que  le  moyen 
de  parler  vraisemblablement  de  toutes  choses  et  de  se  faire  ad- 
mirer des  moins  savans,  »  honteux  des  disputes  oiseuses  qu'elle 
prolonge  depuis  plusieurs  siècles,  se  défiant  de  la  logique  et  même 
des  mathématiques,  «  Descartes  ne  veut  bâtir  que  dans  un  fond  qui 
soit  tout  à  lui;  »  il  ne  veut  réformer  que  ses  propres  pensées,  sans 
rien  demander  à  celles  des  autres.  Or  l'esprit  ne  peut  avoir  que  deux 
objets  d'observation  :  lui-même  ou  le  dehors,  le  moi  et  le  non- 
moi,  le  subjectif  et  l'objectif,  selon  le  langage  de  l'école.  Sans  nier 
le  second  terme.  Descartes  s'en  tient  au  premier;  et  c'est  exclusi- 
sivement  à  l'esprit  qu'il  se  confie.  L'esprit  peut  mettre  en  doute 
toutes  choses,  quelles  qu'elles  puissent  être;  mais  il  ne  peut  pas 


320  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

douter  de  sa  propre  pensée,  qui  lui  est  plus  présente,  s'il  est  pos- 
sible, que  son  existence  môme.  De  là  l'inébranlable  axiome  :  «  Je 
pense,  donc  je  suis.  »  Dans  le  fait  de  la  pensée  se  saisissant  elle- 
même,  il  y  a  une  clarté  irrésistible  et  une  évidence  que  le  scep- 
ticisme le  plus  audacieux,  avec  ses  plus  extravagantes  supposi- 
tions, ne  peut  obscurcir,  puisque  le  scepticisme  lui-même  est  bien 
forcé  de  recourir  à  la  pensée.  Tout  ce  que  l'esprit  concevra  aussi 
clairement  qu'il  se  conçoit  lui-même  sera  vrai;  ce  qu'il  ne  verra 
pas  avec  une  égale  évidence  sera  faux,  ou  tout  au  moins  douteux. 
D'où  vient  que  les  philosophes  eux-mêmes  ont  en  général  si  peu 
compris  la  fécondité  et  la  force  invincible  d'un  tel  principe?  D'où 
vient  que  bon  nombre  d'entre  eux  l'ont  combattu,  non  pas  seulement 
au  xvri"  siècle,  mais  aussi  dans  le  nôtre?  Descartes  a  répondu  vic- 
torieusement à  toutes  les  critiques  de  son  temps,  après  les  avoiir 
provoquées  de  la  part  de  ses  amis.  Les  critiques  actuelles  n'ont  pas 
plus  de  valeur,  et  il  n'y  a  point  à  s'en  inquiéter  davantage.  L'axiome 
cartésien,  que  chacun  de  nous  peut  vérifier  à  toute  heure  sur  soi- 
même,  est  ïfdiquid  inroncusmm  cherché  par  tous  les  systèmes 
antérieurs,  entrevu  par  quelques-uns,  et  oublié  trop  de  fois  par  les 
philosophes  et  les  savans.  C'est  le  fondement  unique  et  resplendis- 
sant de  toute  certitude  ;  car  la  certitude  ne  vient  en  définitive  que 
de  l'incomparable  évidence  de  ce  premier  fait,  qui  se  répète  inévi- 
tablement, et  sans  exception  possible,  dans  tous  les  faits  de  con- 
naissance. A  quelque  objet  extérieur  que  l'esprit  s'applique,  il  s'aif- 
firrae  d'abord  lui-mém:e  par  un  acte  de  foi,  qui  d'ordinah'e  est 
inconscient,  mais  dont  on  peut  toujours  se  rendre  compte  dès  qu'on 
le  veut.  La  réflexion  ne  dépend  absolument  que  de  nous  ;  à  tout 
instant,  l'esprit  peut  rentrer  en  lui-même  et  se  prendre  pour  objet 
de  sa  propre  attention.  C'est  la  réflexion  ainsi  pratiquée  qui  constitue 
précisément  le  caractère  distinclif  du  philosophe  ;  chaque  homme 
peut  se  le  donner  à  son  gré,  parce  que  la  faculté  de  conscience,  si 
ce  n'est  la  raison,  est  la  même  dans  tous  les  êtres  humains.  Com- 
ment se  faii-il  alors  qu'il  y  ait  si  peu  de  philosophes?  Descartes 
nous  l'apprend  :  c'est  que,  «  pour  entendre  ces  raisonnemens,  il 
faut  se  détacher  du  commerce  des  sens,  et  qu'il  ne  se  trouve  pas 
tant  d'esprits  dans  le  monde  qui  soient  propres  pour  les  spécula- 
tions de  la  métaphysique  que  pour  celles  de  la  géométrie.  »  C'est 
que  le  fait  de  conscience,  comme  le  dit  Bossuet,  «  se  passe  dans 
un  endroit  de  l'âme  si  profond  et  si  retiré,  que  les  sens  n'en  soup- 
çonnent rien,  tant  il  est  éloigné  de  leur  région.  »  C'est  enfin,  comme 
le  remarque  Buflon,  en  commençant  l'étude  de  la  nature  de  l'homme, 
qoe,«  quelque  intérêt  que  nous  ayons  à  nous  connaître  nous-mêmes, 
il  nous  arrive  trop  souvent  de  connaître  mieux  tout  ce  qui  n'est 


LA.    PHILOSOPHIE    ET    LES    SCIENCES.  327 

pas  nous.  »  Socrate  avait  obéi  à  l'oracle  de  Delphes  :  «  Connais-toi 
toi-même  ;  »  et  il  avait  recommandé  le  divin  conseil  à  ses  sembla- 
bles, après  l'avoir  pratiqué  jusqu'à  la  fin  et  au  péril  de  sa  vie.  Des- 
cartes, vingt  siècles  plus  tard,  a  clos  la  question,  en  montrant  le 
foyer  inextinguible  où  la  lumière  se  concentre,  et  d'où  elle  jaillit 
pour  éclairer  l'homme  et  l'univers.  Descartes  n'a  peut-être  pas  in- 
troduit l'esprit  philosophique  dans  le  monde  moderne,  ainsi  qu'on 
l'a  dit,  mais  il  Vj  a  tout  au  moins  renouvelé. 

A  cet  égard,  les  sciences  doivent  tout  à  la  philosophie.  Quoi- 
qu'elles soient  peu  reconnaissantes  envers  elle,  c'est  pourtant  de  la 
philosophie  qu'elles  tirent  toute  leur  certitude,  et,  par  conséquent, 
toute  leur  puissance.  Elles  s'en  rapportent  spontanément  au  témoi- 
gnage des  sens,  auxquels  elles  se  fient,  non  sans  motif,  comme  le 
genre  humain  s'y  abandonne,  par  un  instinct  naturel.  Sans  eux, 
les  sciences  ne  pourraient  rien  faire.  Mais  les  sens  ne  sont  pas  in- 
faillibles. Une  réfutation  qui  les  accable  n'est  pas  à  chercher  bien 
loin  :  l'astronomie,  une  des  sciences  les  plus  vénérées  et  les  plus 
sûres,  leur  donne  le  plus  éclatant  démenti,  que  Descartes  a  signalé 
le  premier.  Le  lever,  le  coucher  du  soleil,  et  sa  marche  dans  les 
vastes  cieux,  sont  des  faits  quotidiens  auxquels  nos  sens  nous  for- 
cent de  croire,  mais  que  notre  raison  ne  croit  plus  et  qu'elle  ne 
pourra  jamais  croire  de  nouveau.  Dans  quelle  mesure  faut-il  se  fier 
aux  sens?  Dans  quelle  mesure  faut-il  ΀s  récuser?  C'est  la  philoso- 
phie seule  qui  l'enseigne  aux  sciences  ;  par  elles-mêmes,  elles  ne 
peuvent  pas  le  savoir.  Sans  doute,  le  savant  peut  faire  les  décou- 
vertes les  plus  belles  et  les  plus  utiles  sans  avoir  examiné  ce  qu'est 
l'instrument  dont  il  se  sert,  quelle  en  est  la  nature  et  la  portée. 
Mais  l'esprit  humain  a  plus  de  souci;  et,  après  bien  des  efforts,  il 
franchit  toute  la  distance  qui  sépare  le  précepte  socratique  de 
l'axiome  cartésien.  Arrivé  à  celte  limite  extrême,  il  s'y  arrête,  parce 
qu'il  ne  saurait  aller  au-delà.  Les  sciences  ne  devraient  pas  en  vou- 
loir à  la  philosophie  de  les  défendre  contre  le  scepticisme,  qui, 
depuis  iEnésidème  jusqu'à  Hume,  n'a  cessé  de  les  attaquer.  Rece- 
voir de  la  philosophie  le  secret  de  la  méthode  et  de  la  certitude, 
est-ce  donc  si  peu  de  chose  qu'on  puisse  dédaigner  de  tels  services? 
N'en  a-t-on  pas  toujours  \e  plus  urgent  besoin?  Les  sciences  pour- 
raient-elles les  trouver  ailleurs  que  dans  la  philosophie? 

Voilà  déjà  bien  des  liens  essentiels  entre  la  philosophie  et  les 
sciences.  Sont-ce  les  seuls?  N'y  en  a-t-il  pas  encore  bien  d'autres? 
Outre  la  méthode  et  la  certitude,  les  sciences  ne  font-elles  pas  à  la 
métaphysique  des  emprunts  non  moins  indispensables?  Quand  la 
science  étudie  les  êtres  que  le  monde  des  sens  lui  révèle,  ne  sup- 
pose-t-elle  pas  toujours  certaines  conditions  indéfectibles  auxquelles 


328  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

ces  êtres  sont  tous  soumis  ?  Indépendamment  de  leurs  formes  di- 
verses et  variables,  n'y  a-t-il  pas  dans  chacun  d'eux  quelque  chose 
qui  subsiste  et  qui  les  fait  être  ce  qu'ils  sont  d'une  manière  per- 
manente? N'est-ce  pas  ce  qu'on  appelle  la  substance?  Tous  les 
êtres,  en  conservant  leur  substance,  ne  sont-ils  pas  placés  dans  un 
temps  et  dans  un  espace?  Substance,  espace  et  temps  sont  des 
idées  absolument  nécessaires  aux  sciences,  qui  les  introduisent, 
sans  y  prendre  garde,  dans  tout  ce  qu'elles  observent  et  dans  tout 
ce  qu'elles  décrivent.  Qu'on  dise  avec  Kant  que  ce  sont  là  de  sim- 
ples concepts,  qui  sont  dans  notre  raison,  ou  qu'on  en  admette  la 
réalité  hors  de  nous,  il  n'importe  guère.  Quelque  parti  que  l'on 
prenne,  il  faut  toujours  analyser  ces  idées;  il  faut  les  approfondir 
dans  leur  infmitude  ;  et  comme  les  sciences  spéciales  ont  un  but 
tout  différent,  c'est  la  métaphysique  qui  remplit  cette  lâche,  pour 
compléter  Fœuvre  de  l'intelligence  et  de  l'observation  scientifiques. 
Omettre  cette  analyse  se  conçoit  de  la  part  des  sciences  spéciales  ; 
mais  c'est  une  lacune  que  l'esprit  humain  doit  combler,  attendu 
que  rien  ne  pourrait  se  comprendre  sans  ces  conditions  indispen- 
sables et  communes.  De  nos  jours,  elles  n'excitent  pas  moins  d'in- 
térêt que  du  temps  de  Platon  et  d'Aristote.  Pas  plus  que  nos  ancê- 
tres, nous  ne  saurions  les  supprimer;  et  même,  plus  la  science  est 
rigoureuse,  moins  elle  doit  penser  à  se  priver  de  ce  secours.  11  y  a 
bien  d'autres  idées  que  celles  de  l'espace,  du  temps  et  de  la  sub- 
stance, dont  la  métaphysique  doit  se  préoccuper  au  profit  de  la 
science  ;  mais  rappeler  ces  trois-là  suffit  ;  si  les  autres  sont  encore 
fort  importantes,  elles  sont  subalternes. 

Méthode,  certitude,  substance,  espace  et  durée,  voilà  par  quelles 
chaînes  les  sciences  tiennent  secrètement,  mais  indissolublement,  à 
la  philosophie,  et  même  à  la  métaphysique,  tant  redoutée.  Parfois, 
les  sciences  ont  essayé  entre  elles,  et  en  dehors  de  la  philosophie, 
d'autres  alliances,  qui  semblaient  plus  pratiques  et  qui  néanmoins 
ont  échoué.  Ainsi,  les  sciences  physiques,  chimiques  et  naturelles 
ont  cherché  à  s'unir  ;  elles  n'y  ont  pas  réussi  ;  et  quand  elles  ont 
prétendu  pousser  leurs  études  un  peu  avant,  elles  sont  arrivées  à 
des  synthèses  qui  avaient  le  double  inconvénient  d'être  partielles 
et  hypothétiques.  C'est  en  poursuivant  un  dessein  de  ce  genre  que 
Claude  Bernard  se  hasardait  à  soumettre  à  une  même  loi  le  déve- 
loppement des  êtres  animés  et  celui  des  minéraux.  La  chimie,  sans 
doute,  peut  être  utile  à  la  physiologie,  comme  les  mathématiques 
le  sont  à  l'astronomie  et  à  une  foule  de  sciences  ;  mais  dans  cha- 
cune des  sciences  particulières,  il  se  trouve  toujours  quelques  ques- 
tions réservées  qui  ne  peuvent  être  comprises  par  les  sciences  voi- 
sines; et  quand,  de  proche  en  proche,  on  parvient  par  la  synthèse 


LA   PHILOSOPHIE   ET    LES    SCIENCES.  329 

d'une  science  aux  principes  qui  la  doivent  sanctionner,  on  aperçoit 
que  ces  principes  sont  du  domaine  de  la  philosophie.  C'est  à  ce 
centre  qu'il  faut  toujours  en  revenir.  Voilà  comment  on  peut,  avec 
Aristote,  définir  la  philosophie  :  la  science  des  principes  et  des 
causes.  Parmi  tant  de  définitions,  celle-là  est  encore  une  des  plus 
exactes,  tout  en  étant  une  des  plus  vieilles.  Ce  n'est  pas  Descartes, 
non  plus  que  Bacon,  qui  y  contredirait.  Le  positivisme  lui-même 
est  contraint  d'avouer  qu'il  y  a  des  principes  logiques,  tels  que 
celui-ci  :  l'effet  ne  peut  pas  contenir  ce  que  la  cause  ne  contient 
pas;  et  «  des  dispositions  morales  innées  qui  règlent  le  gros  de  la 
conduite.  »  Mais  les  positivistes  ne  nous  disent  pas  comment  nous 
connaissons  ces  principes,  qui  sont  tout  ensemble  la  règle  de  nos 
jugemens  et  la  règle  de  nos  actes.  Descartes,  tant  blâmé,  n'est  pas 
coupable  d'une  omission  si  peu  philosophique. 

C'est  qu'en  effet  l'axiome  cartésien  est  plus  que  scientifique,  il 
est  éminemment  moral  ;  pour  s'en  convaincre,  il  n'y  aurait  qu'à 
voir  les  conséquences  qui  en  sortent.  Tout  d'abord,  l'esprit,  en 
s'affirmant  lui-même,  se  sépare  de  ce  qui  n'est  pas  lui;  il  distingue 
profondément  l'âme  du  corps  ;  et,  malgré  leur  intime  union,  il  ne 
peut  plus  les  confondre.  Ce  principe  a  dans  la  science  les  suites  les 
plus  considérables  ;  il  l'empêche  de  se  perdre  dans  le  matérialisme, 
vers  lequel  elle  n'est  que  trop  portée.  Si  les  savans  obéissaient 
toujours  à  ce  prudent  avis,  et  s'ils  se  rendaient  à  cette  évidence, 
ils  s'épargneraient  bien  des  faux  pas  ;  ils  craindraient  une  inatten- 
tion qui  les  mène  aux  plus  regrettables  erreurs.  On  n'attend  pas  de 
la  science  qu'elle  démontre  l'immortalité  de  l'âme  et  qu'elle  en 
fournisse  les  preuves  ;  mais  on  peut  lui  demander  de  ne  pas  la  nier 
à  la  légère,  et  de  vouloir  bien,  avant  de  se  prononcer,  peser  les  ar- 
gumens  tirés  par  Descartes  de  la  nature  de  l'esprit. 

Autre  conséquence  de  même  ordre,  et  non  moins  profitable  aux 
sciences.  Descartes  a  rattaché  directement  l'idée  de  l'existence  de 
Dieu  à  notre  propre  existence.  L'esprit  ne  peut  pas  rentrer  un  seul 
moment  en  lui-même  sans  avoir  le  clair  sentiment  des  bornes  oii 
il  est  renfermé.  Partant  de  l'idée  du  fini  qu  il  voit  en  lui,  il  ne  se 
comprend  qu'à  la  condition  de  l'idée  de  l'infini,  parce  que  le  con- 
traire suppose  son  contraire  de  toute  nécessité,  comme  la  sagesse 
antique  l'avait  dès  longtemps  reconnu.  Descartes,  appuyé  sur  cette 
invincible  logique,  ne  balance  pas  à  affu'mer  que  l'existence  de 
Dieu  et  l'existence  de  l'âme  sont  plus  certaines  que  les  choses  du 
dehors.  C'est  un  mathématicien,  c'est  un  savant  qui  parle  ainsi. 
Descendons  avec  le  philosophe  dans  ces  profondeurs  et  ces  lumières 
de  la  réflexion,  et  nous  verrons  que  les  preuves  du  dehors,  quel- 
que puissantes  qu'elles  soient  encore,  ne  valent  pas  cette  démon- 


330  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

stration  rationnelle.  Certainement,  on  ftût  bien  de  les  invoquer,  à 
défaut  de  meilleures;  mais  celle  qu'a  donnée  Descartes  est  la  vraie.; 
et,  auprès  de  celle-là,  toutes  les  autres  pâlissent  et  s'effacent. 
L'athéisme  est  un  des  plus  funestes  ég-aremens  de  la  science  ;  la 
philosophie  peut  le  conjurer,  si  la  science  consent  à  l'écouter  et  à 
rester  dans  ses  attributions.  Pas  plus  que  pour  l'immortalité  de 
l'âme,  les  sciences  n'ont  à  se  prononcer  sur  l'existence  de  Dieu  ; 
mais  quand  elles  la  nient,  elles  ne  se  trompent  pas  moins  que  quand, 
à  leur  grand  dommage,  elles  confondent  la  matière  et  l'esprit.  Il 
paraît  bien  que  Laplace  n'a  pas  tenu  le  propos  qu'on  lui  prêle  ;  mais 
il  est  parfaitement  vrai  que  l'astronomie  n'a  point  à  s'occuper  de 
cette  question.  La  réserve  même  du  positivisme,  qui  ne  veut  ni 
affirmer  Dieu  ni  le  nier,  est  louable,  s'il  ne  s'agit  que  du  devoir  des 
sciences  spéciales  ;  mais  la  philosophie  doit  parler  quand  tout  le 
reste  se  tait;  le  silence  qu'on  prétendrait  lui  imposer  ne  serait  qu'une 
faiblesse  de  sa  part.  Si  elle  l'acceptait  jamais,  ce  serait  trahir  la 
cause  de  l'humanité. 

Ajoutez  que  cette  idée. de  Tinfini,  apparaissant  à  notre  raison, 
quand  elle  considère  l'être  fini  que  nous  sommes,  contient  une  so- 
lennelle leçon.  Qu'est-ce  que  l'homme  en  présence  de  l'être  infini? 
Qu'est-ce  que  la  science  humaine,  toute  vaste  qu'elle  est,  en  face 
des  phénomènes  prodigieux  et  sans  nombre  qui  la  sollicitent  et  qui 
dépassent  si  démesurément  notre  curiosité?  Que  sommes-nous  dans 
cette  immensité  où  se  perd  notre  esprit,  aussi  bien  que  notre  exis- 
tence éphémère?  Sans  aucun  doute,  la  science  est  encore  dans 
l'homme  ce  qu'il  a  de  plus  fort  et  de  plus  réel  ;  mais  qae  les  bornes 
de  la  science  sont  étroites  !  Que  son  cercle  est  restreint  !  Ses  con- 
quêtes les  plus  glorieuses,  que  sont-elles  auprès  de  toutes  les  con- 
quêtes qu'elle  peut  rêver,  mais  qu'elle  n'atteindra  jamais?  Socrate 
avait  coutume  dédire  que  ce  qu'il  savait  le  mieux,  c'est  qu'il  ne  sa- 
vait rien.  Descartes  avouait  que  tout  ce  qu'il  avait  appris  n'était  rien 
en  comparaison  de  ce  qu'il  ignorait.  Qui  peut  se  flatter  d'être  mieux 
partagé  que  ces  deux  sages?  Qui  a  le  droit  de  ne  pas  ressentir 
autant  d'humilité?  N'est-ce  pas  là  un  enseignement  et  un  exemple 
à  l'usage  de  tous  les  temps?  L'orgueil  sied-il  jamais  à  l'homme? 
Les  sciences  peuvent  être  fières  à  juste  titre  de  leurs  progrès, 
quand  elles  se  rappellent  leur  point  de  départ  et  qu'elles  voient  où 
elles  en  sont  arrivées.  Dans  cette  carrière,  l'homme  ne  rencontre 
que  lui-même.  Mais  quand  il  porte  ses  regards  vers  l'infini  ne 
sent-il  p;is  que  cette  notion  l'écrase  et  le  réduit  presque  à  un  pur 
néant?  Pascal  a  bien  raison  de  trouver  que  l'homme  est  plus  noble 
qae  l'univers,  parce  que  l'homme  comprend  l'univers  et  que  l'uni- 
vers ne   comprend  pas  l'homme.  M;iis,  encore  une  fois,  malgi-è 


Li    PHILOSOPHIE    ET    LES    SCIENCES.  331 

cette  léo:itime  noblesse,  qu'est-ce  que  l'homme  devant  l'infini  et 
devant  Dieu  ?  Il  est  bon  que  la  philosophiie  et  les  sciences  fassent 
de  temps  à  autre  ces  réflexions  salutaires,  pour  ne  pas  méconnaître, 
comme  elles  le  font  quelquefois,  îe  véritable  rôle  de  l'homme  et 
pour  ne  pas  abdiquer  le  leur,  en  se  substituant  à  Dieu.  H  s'est 
trouvé  des  savans  pour  refaire  le  monde  au  lieu  de  l'étudier,  et  pour 
être  persuadés  que  si,  à  l'origine  des  choses,  ils  eussent  pu  être 
consultés,  elles  seraient  mieuz  organisées  qu'elles  ne  le  sont  au- 
jourd'hui. Laissons-leur  cette  démence,  qui  heureusement  n'est  pas 
contagieuse. 

Dernière  considération  qui  doit  toucher  les  savans  non  moins  que 
les  philosophes.  €et  esprit  qui,  en  s'interrogeant  lui-même  dans 
la  conscience,  y  découvre  les  règles  de  la  méthode,  les  fondemens 
de  la  certitude,  les  notions  essentielles  de  la  nature  des  êtres,  la 
distinction  de  l'àme  et  de  la  matière,  l'idée  de  l'infini  et  de  Dieu, 
y  découvre  encore  des  choses  qui  nous  importent  plus,  s'il  se  peut. 
N'est-ce  pas,  en  effet,  sur  le  théâtre  de  la  conscience,  dans  le  for 
intérieur,  que  se  passent  les  actes  les  plus  admirables  de  la  vie  hu- 
maine? Où  la  vertu,  guidée  par  le  libre  arbitre  et  la  volonté,  puise- 
t-elleses  résolutions  héroïques,  ses  dévoùmens,  ses  abnégations?  Où 
les  martyrs  puisent-ils  leur  enthousiasme  et  leur  indomptaJ:)le  cou- 
rage? Où  les  poètes  reçoivent-ils  leurs  inspirations?  Où  s'élaborent 
les  maximes  de  la  morale  éternelle?  Où  se  font  entendre  les  ordres 
du  devoir,  cet  «  impératif  catégorique  »  que  Kant  allait  chercher 
si  loin  quand  il  l'avait  en  lui-même  et  sous  sa  main?  La  science 
peut-elle  vouloir  émaner  d'une  source  plus  haute  et  plus  pure  ? 
iS'a-t-elIepas,  elle  aussi,  ses  héros  et  ses  martyrs,  quoi  qu'elle  en  ait 
moins  que  la  philosophie?  Si  elle  ne  veut  pas  naître  de  ce  saoc- 
tuaire,  comme  en  naissent  la  philosophie  et  la  métaphysique,  de 
quelle  nouvelle  région  de  l'âme  humaine  pourra-t-elle  venir? 

-Maintenant  peut-on  insister  pour  savoir  si  la  philosophie  est  une 
science  ?  Peut-on  encore  lui  opposer  le  succès  des  sciences  natu- 
relles et  ses  constans  revers?  A  première  vue,  il  paraîtrait  bien 
surprenant  que  la  philosophie,  qui  procure  aux  sciences  leur  cer- 
titude et  leur  méthode,  ne  fût  pas  elle-raêrae  une  science.  Ce  qu'elle 
conquiert  par  l'étude  de  l'esprit  est-il  moins  assuré,  est-il  moins 
clair  que  ce  que  les  sciences  conquièrent  en  étudiant  la  nature? 
JS'est-ce  pas  l'esprit  qui  fait  la  science?  Sur  les  deux  élémens  qui  la 
composent,  n'est-ce  pas  l'esprit  qui  est  Téléraent  invariable  et  con- 
stant? L'élément  extérieur  change;  l'élément  intérieur  ne  change 
pas.  L'objet  d'une  science  n'est  jamais  l'objet  d'une  autre  science. 
La  physique,  la  chimie,  les  mathématiques,  en  un  mot  toutes  les 
sciences,  ont  des  objets  différens  ;  mais  dans  toutes  sans  distinction, 


r 


332  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  plus  relevées  aux  plus  humbles,  l'intelligence,  qui  étudie  tour 
à  tour  chacun  de  ces  objets,  reste  identique  ;  c'est  l'intelligence 
qui  crée  la  science,  tandis  que  le  phénomène  extérieur  n'en  est  que 
l'occasion.  Jouffroy  reprochait  à  la  philosophie  d'ignorer  encore  quel 
est  son  objet,  sa  circonscription,  sa  méthode  et  son  critérium.  Ne 
peut-on  pas  répondre  à  Jouffroy  :  l'objet  de  la  philosophie,  c'est 
l'étude  de  l'esprit  par  l'esprit,  avec  toutes  les  conséquences  qu'il 
peut  déduire  de  la  réflexion  ;  sa  circonscription  est  celle  de  l'esprit, 
qui  peut  embrasser  tout;  sa  méthode  est  l'observation,  que  l'esprit 
a  le  don  d'employer  d'abord  à  connaître  ses  facultés  propres,  avant 
d'en  faire  la  discipline  obligée  de  toutes  les  sciences  extérieures  ; 
enfin,  le  critérium  de  la  philosophie,  c'est  l'évidence,  dont  l'esprit 
est  le  seul  juge,  ainsi  que  Descartes  l'a  définitivement  démontré? 
Que  peut-on  exiger  de  plus  ?  Si  ces  titres  ne  sont  pas  scientifiques, 
quelle  science  peut  en  présenter  de  plus  authentiques  que  ceux-là? 
C'est  en  vain  qu'Auguste  Comte  nie  l'observation  intérieure  ;  elle 
est  tout  aussi  réelle,  et  l'on  pourrait  presque  dire  plus  réelle  que 
l'observation  du  dehors. 

Mais,  dit-on,  pourquoi  la  philosophie  n'a-t-elle  pas  fait  plus  de 
progrès  quand  les  sciences  naturelles  en  ont  fait  tant?  Pourquoi 
s'attarde-t-elle  à  enfanter  tous  ces  systèmes  qui  ne  naissent  et  ne 
se  succèdent  que  pour  se  renverser  les  uns  les  autres  ?  Cette  ob- 
jection a  l'apparence  d'être  fort  grave  ;  mais,  au  fond,  elle  ne  l'est 
pas.  Trouve-t-on  que  la  poésie  ait  fait  beaucoup  de  progi'ès  depuis 
Homère  ?  Sur  cette  route  que  l'humanité  a  mis  trente  siècles  à  par- 
courir, n'a-t-elle  pas  rencontré  et  admiré  une  foule  de  poètes  à  côté 
du  plus  grand  et  du  plus  parfait  de  tous?  Dieu  nous  garde  de  com- 
parer la  philosophie  à  la  poésie  :  la  philosophie  est  le  domaine  de  la 
raison,  dans  ce  que  la  raison  a  de  plus  sévère  et  de  plus  fécond; 
la  poésie  est  le  domaine  attrayant  et  léger  de  l'imagination.  Cepen- 
dant, entre  la  poésie  et  la  philosophie,  il  y  a  cette  ressemblance  que 
l'une  ne  paraît  pas  avoir  avancé  plus  que  l'autre  dans  cette  longue 
carrière  de  trois  mille  ans.  Virgile  en  est-il  moins  beau,  parce  que 
son  génie  est  autre  que  celui  d'Homère,  et  que  VÉmHde  ne  tient 
pas  à  Y  Iliade  ?  Le  cartésianisme  en  est-il  moins  vrai,  parce  que  le 
platonisme  l'a  précédé  ?  Homère  et  Virgile  ont  charmé  et  charme- 
ront à  jamais  tous  les  esprits  assez  délicats  pour  les  goiiter  ;  Platon 
et  Descartes  instruiront  ceux  qui  se  mettent  à  leur  école  et  qui  se 
dévouent  à  ces  austères  méditations.  C'est  que  la  philosophie  est 
tout  individuelle,  ainsi  que  la  poésie  ;  c'est  leur  point  de  contact, 
malgré  les  différences  frappantes  qui  les  séparent. 

Le  philosophe  interroge  sa  conscience:  mais  il  ne  peut  pas  in- 
terroger de  la  même  façon  la  conscience  de  ses  semblables.  Comme 


LA    PHILOSOPHIE    ET    LES    SCIENCES.  333 

Socrate,  il  ne  peut  qu'accoucher  les  autres  intelligences,  ou,  comme 
Descartes,  leui*  proposer  son  exemple.  On  ne  saurait  être  en  un 
autre  au  même  degré  qu'on  est  en  soi.  C'est  pour  son  propre  compte 
que  l'individu  pense  ;  il  ne  peut  penser  pour  le  compte  d'autrui. 
Quand  il  donne  une  expression  à  ses  croyances,  il  ne  parle  qu'en 
son  nom  personnel.  Son  témoignage  sur  lui-même,  sur  Dieu,  sur 
le  monde  et  la  nature,  peut  toujours  être  contesté  par  le  témoi- 
gnage contraire  d'un  observateur  qui  a  vu  les  choses  sous  un  autre 
aspect,  bien  qu'il  les  ait  vues  par  le  même  procédé  et  sur  le  même 
théâtre.  Les  consciences  ne  varient  pas  moins  que  nos  physiono- 
mies ;  nous  avons  tolis  un  visage  composé  des  mêmes  parties,  et 
cependant  aucun  de  nous  n'a  la  physionomie  de  ses  voisins.  Il  en 
est  de  même  en  philosophie.  Les  systèmes  y  sont  plus  ou  moins 
vrais,  plus  ou  moins  compréhensifs,  plus  ou  moins  conformes  à  la 
réalité;  mais  ils  ont  tous  le  tort,  ou  l'avantage,  d'être  individuels. 
C'est  de  là  que  vient  la  faiblesse  de  la  philosophie,  qu'on  lui  a  si 
souvent  objectée  ;  mais  de  là  aussi  sa  grandeur,  composée  surtout 
d'indépendance  et  de  raison. 

Les  sciences  ayant  nécessairement  un  objet  extérieur,  matériel 
et  sensible,  qui  ne  varie  pas,  elles  peuvent  ajouter  sans  cesse 
des  faits  nouveaux  à  des  faits  antérieurement  observés;  elles  amon- 
cellent leurs  richesses,  et  elles  finissent  par  les  porter  au  point  où 
nous  les  voyons  et  les  admirons  à  cette  heure.  C'est  une  gloire  que 
personne  ne  peut  leur  refuser.  Elles  ne  s'arrêteront  même  pas  là, 
et  elles  ont  le  droit  de  compter  sur  un  avenir  non  moins  brillant 
que  leur  passé.  Elles  peuvent  se  promettre  des  conquêtes  de  plus 
en  plus  belles,  et  le  gage  de  ces  fermes  espérances,  ce  sont  les  mer- 
veilles qu'elles  réalisent  chaque  jour  sous  nos  yeux.  La  philosophie 
ne  saurait  prétendre  à  une  pareille  fortune.  Les  systèmes  qu'elle  pro- 
duit ne  se  joignent  pas  aux  systèmes  précédens;  ils  se  succèdent 
sans  s'accumuler  et  s'unir,  pas  plus  que  les  chefs-d'œuvre  de  la  poé- 
sie. Cette  inconsistance  n'enlève  à  la  philosophie  quoi  que  ce  soit  de 
sa  puissance  et  de  son  utilité.  Seulement,  son  influence  et  son  ac- 
tion ne  sont  pas  celles  des  sciences  ;  et  elles  s'exercent  tout  autre- 
ment. Il  semble  donc  qu'il  y  a  dans  les  sciences  une  stabilité  dont 
la  philosophie  ne  jouit  pas.  Pourtant,  que  les  sciences  ne  se  hâtent 
pas  de  triompher  ;  elles  aussi  ont  eu,  et  elles  auront  toujours,  leurs 
systèmes,  presque  aussi  mobiles  que  ceux  de  la  philosophie;  elles 
subissent  la  loi  commune.  La  physiologie  de  Claude  Bernard  n'est 
pas  celle  de  Haller.  La  chimie  de  notre  temps  n'est  plus  celle  de  La- 
voisier.  Si  la  mobilité  scientifique  est  moins  grande,  c'est  que  le 
champ  d'études  pour  chaque  science  est  plus  étroit,  tandis  que  le 
champ  de  la  philosophie  est  sans  bornes,  comme  les  objets  qu'elle 


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334  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

cherche  à  s'exph'quer.  Les  sciences  doivent  en  outre  se  dire  que, 
placées  devant  l'infini,  chacune  dans  leur  sphère,  elles  ne  répuise- 
ront pas;  l'analyse,  poussée  aussi  loin  qu'on  voudra,  ne  verra  ja- 
mais le  terme  éternellement  poursuivi  et  éternellement  inaccessible. 
La  sience  ne  désespère  pas  cependant  ;  pourquoi  la  philosophie  se 
découragerait-elle?  De  loin  en  loin,  des  sciences  nouvelles  surgis- 
sent; ce  qui  prouve  bien  que  la  science  n'est  pas  complète.  Ces 
éclosions,  que  les  deux  derniers  siècles  ont  vues  se  multiplier,  ne 
cesseront  jamais.  La  géologie,  la  chimie,  l'électricité,  le  magnétisme, 
la  paléontologie  sont  d'hier;  à  des  symptômes  non  douteux,  on  sent 
que  bien  d'autres  sciences  sont  à  l'état  d'incubation  et  qu'elles  ne 
tarderont  pas  à  naître.  Pour  les  sciences,  l'analyse  ne  sera  donc  ja- 
mais achevée,  pas  plus  que  la  synthèse  ne  l'est  pour  la  philosophie. 
Si  l'une  est  à  critiquer,  l'autre  ne  l'est  pas  moins. 

Si  l'on  pèse  ces  considérations,  on  doit  comprendre  comment  la 
philosophie  ne  saurait  devenir  une  science  naturelle.  Le  conseil  qu'on 
lui  donne  pour  qu'elle  se  réforme  est  inspiré  peut-être  par  une  sin- 
cère sympathie  et  par  une  sorte  de  regret  bienveillant,  mais  il  est 
absolument  impraticable.  Les  tentatives  faites  à  plusieurs  reprises 
ont  avorté,  et  elles  ne  pouvaient  pas  obtenir  un  résultat  meilleur. 
Les  Écossais,  si  sensés,  si  attentifs,  si  persévérans,  vont  perdu  leur 
peine;  personne  ne  peut  espérer  d'être  plus  henreux,  parce  que  per- 
sonne ne  méritera  davantage  de  l'être.  A  regarder  l'objet  propre  de 
la  philosophie  et  l'objet  des  sciences  naiurelles,  on  voit  que  l'as- 
similation est  impossible;  autant  vaudrait  songer  à  supprimer  la 
synthèse  au  profit  de  l'analyse,  ou  l'analyse  au  profit  de  la  synthèse. 
La  philosophie,  c'est  la  liberté,  parce  qu'elle  ne  s'adresse  qu'à  l'es- 
prit; la  science  est  soumise  à  la  nécessité,  parce  qu'elle  s'adresse 
à  la  nature,  où  rien  ne  dépend  de  l'homme.  L'esprit  se  dirige  comme 
il  le  veut;  la  science  doit  s'astreindre  docilement  à.  l'étude  de  phé- 
nomènes qui  ne  changent  pas.  Les  faits  sensibles  peuvent  être  vé- 
rifiés à  tout  instant  par  un  observateur  nouveau,  parce  qu'ils  sont 
immuables  et  qu'il.-;  restent  ce  qu'ils  sont.  Mais  les  faits  de  con- 
science ne  peuvent  être  connus  que  par  celui  qui  les  porte  en  lui- 
même  ;  ils  sont  insaisissables  à  tout  autre.  Sur  des  objets  tels  que 
l'esprit,  l'univers  et  Dieu,  il  ne  peut  y  avoir  que  des  opinions  irdi- 
viduelles  et  aljsoluraent  libres.  Si  jamais  la  philosophie  arrivait  à 
l'état  de  science  naturelle,  elle  imposerait  bientôt  aux  intelligences 
un  Credo  et  un  catéchisme.  Des  philosophes  ont,  à  bonne  intention, 
couru  cette  aventure  ;  on  sait  avec  quel  ridicule.  C'est  qu'alors  la  phi- 
losophie, s'oubliant  elle-même,  passe  à  l'état  de  religion  ;  en  d'autres 
termes,  elle  se  suicide.  Est-ce  à  cela  qu'on  la  convie,  quand  on  lui 
souhaite  de  devenir  une  science  telle  que  toutes  les  autres?  N'est-ce 


LA.    PHILOSOPHIE    ET    LES    SCIEISCES.  335 

pas  la  méconnaître  absolument?  C'est  peut-être  à  Newton  qu'il  fau- 
drait faire  remonter  l'équivoque.  Mais  le  grand  astronome,  en  in- 
titulant son  ouvrage  :  Principes  mothcmatiques  de  la  philosophie 
naturelle  ne  songeait,  guère  à  transformer  l'anti  ]ue  philosophie;  il 
restreignait  la  philosophie  naturelle  à  l'astronomie  et  à  quelques 
autres  sciences  analogues,  comme  le  font  encore  bien  des  écrivains 
anglais  ;  il  ne  pensait  pas  à  provoquer  une  révolution,  qu'on  a  tentée 
plus  tard,  et  qu'il  aurait,  dans  sa  piété,  certainement  désavouée. 

Si  la  philosophie  ne  peut  pas  prendre  place  parmi  les  sciences 
naturelles,  elle  n'est  pas  non  plus  une  science  unique  et  à  part; 
elle  ressemble  au  reste  des  sciences,  en  ce  qu'elle  vit  comme  elles 
d'observations  et  d'inductions.  On  l'a  blâmée  d'une  prétention  et 
d'une  vanité  qu'elle  n'a  pas.  La  seule  différence  qui  puisse  l'isoler 
est,  non  pas  en  elle-même,  mais  dans  les  objets  qu'elle  étudie.  Ces 
objets  ne  peuvent  être  comparés  à  aucun  des  autres  objets,  parce 
qu'ils  sont  les  plus  grands  et  qu'ils  comprennent  tous  les  autres. 
Qu'y  a-t-il  au-dessus  de  Dieu,  de  la  nature  et  de  l'esprit?  Est-il  rien 
de  plus  nécessaire  pour  notre  intelligence  que  de  sonder  les  mj^s- 
tères  que  ces  trois  mots  recèlent?  Est-il  rien  de  plus  pratique  pour 
la  conduite  de  la  vie  et  pour  l'explication  de  notre  destinée,  pour 
les  sociétés  et  pour  les  individus?  La  religion  tâche  de  les  inter- 
préter, et  même  quelquefois  d'en  retenir  le  monopole  par  la  force, 
tant  l'humanité  est  jalouse  de  la  solution  !  La  philosophie  n'a  point 
à  combattre  la  religion  ;  elle  serait  tentée  plutôt  de  la  défendre, 
quoique  souvent  persécutée  par  ceux  qui  la  représentent.  Mais  elle 
ne  suit  pas  la  religion  comme  la  suivent  les  nations ,  parce  que 
son  procédé  est  tout  autre,  et  que  la  raison,  si  elle  peut  s'accorder 
sur  certains  points  avec  la  foi ,  ne  peut  jamais  se  confondre  avec 
elle,  malgré  ce  que  Leibniz  en  a  pensé.  La  foi  s'en  remet  au  témoi- 
gnage et  à  l'autorité;  la  raison  ne  s'en  remet  qu'à  elle  seule.  Elle 
cesserait  d'être  ce  qu'elle  est,  si  elle  abdiquait  son  indépendance 
en  quel  [ue  mesure  que  ce  fût.  Elle  n'en  a  pas  moins  d'affectueuse 
vénération  pour  la  religion,  dont  le  but  est  le  même  que  le  sien, 
quoique  la  religion  y  arrive  par  une  voie  moins  sûre. 

De  cette  conformité  d'objet  sort  une  conséquence  toute  naturelle  : 
c'est  que  la  philosophie  reçoit,  dans  l'estime  des  hommes,  quelque 
chose  de  leur  respect  pour  la  religion.  Ce  n'est  pas  aux  ministres  du 
culte,  ce  n'est  pas  aux  philosophes  que  s'adresse  cet  hommage;  il 
s'adresse  aux  problèmes  que  la  religion  et  la  philosophie  ont  à  ré- 
soudre, chacune  à  leur  point  de  vue.  Ces  problèmes  sont  si  graves, 
ils  intéressent  si  essentiellement  l'humanité,  qu'elle  ne  saurait  les 
entourer  de  trop  de  solennité.  Leur  grandeur  majestueuse  se  reflète 
en  partie  jusque  sur  ceux  qui  en  gardent  le  dépôt,  sacré  ou  pro- 


o 


36  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


fane.  Placer  la  philosophie  à  cette  hauteur,  est-ce  la  sarfaire?  Est-ce 
lui  demander  plus  qu'elle  ne  peut  donner?  Est-ce  se  méprendre  sur 
sa  vraie  fonction  à  l'égard  des  sciences,  et  même  à  l'égard  des  so- 
ciétés? S'il  pouvait  subsister  en  ceci  le  moindre  doute,  il  suffirait, 
pour  le  dissiper,  de  recourir  au  passé  et  de  voir  la  place  que  la  phi- 
losophie y  a  toujours  remplie.  La  voix  des  siècles  nous  répond  et 
nous  prouve  que  la  philosophie  est  apparue  à  nos  ancêtres  les  plus 
éclairés  telle  que  nous  la  concevons  à  notre  tour.  C'est  à  la  Grèce 
d'abord  de  nous  dire  ce  qu'elle  en  a  pensé.  La  Grèce  est  le  peuple 
philosophique  par  excellence.  Dans  les  conditions  où  elle  a  vécu,  la 
philosophie  lui  a  tenu  lieu  de  religion,  à  côté  et  au-dessus  de  la  my- 
thologie populaire. 

Pythagore,  Platon,  Aristote,  peuvent  nous  sembler  bien  anciens, 
peut-être  même  bien  surannés  ;  mais  la  vérité  ne  vieillit  pas  ;  et 
puisque  ces  puissans  esprits  l'ont  découverte,  elle  est  à  notre  usage 
aussi  bien  qu'au  leur.  Qu'importe  si  les  œuvres  de  Pythagore  ne 
sont  pas  parvenues  jusqu'à  nous?  N'est-ce  pas  lui  qui  a  inventé  ce 
noble  mot  de  philosophie,  où  sont  contenues  tant  de  choses?  En 
faut -il  davantage  pour  signaler  celui  qui  le  prononça  le  premier  à 
l'attention  et  à  la  gratitude  de  ses  successeurs?  Selon  Pythagore, 
toutes  les  occupations  des  hommes  en  société  peuvent  se  ranger 
sous  trois  classes  :  ou  les  hommes  songent  à  leurs  intérêts,  ou  ils 
se  passionnent  pour  la  gloire  et  le  bruit  qu'elle  fait,  ou  enfin  ils 
se  contentent  de  contempler  le  spectacle  magnifique  de  l'univers, 
sans  lui  rien  demander  que  de  le  comprendre;  «  car  rien  n'est  plus 
beau  que  la  vue  du  ciel  et  des  astres  qui  s'y  meuvent,  pourvu 
qu'en  admirant  l'ordre  qui  les  régit  on  remonte  à  leur  principe, 
que  la  raison  seule  peut  concevoir.  »  Ces  contemplateurs  de  l'uni- 
vers, ce  sont  les  philosophes,  les  amis  de  la  sagesse.  Entre  les 
destinées  humaines,  la  leur  est  la  plus  enviable  de  toutes,  malgré 
la  richesse  des  uns  ou  la  renommée  des  autres. 

Telle  est,  six  siècles  avant  l'ère  chrétienne,  l'idée  de  la  philo- 
sophie ;  très  simple,  mais  exacte,  comme  il  convenait  à  ces  temps 
reculés  et  au  début  d'une  race  aussi  intelligente. 

Dans  Platon,  cette  idée  est  déjà  beaucoup  moins  vague.  Pour  lui, 
la  philosophie  est  la  première  des  sciences,  parce  qu'elle  remonte 
à  l'essence  des  êtres,  en  sachant  la  discerner  sous  leurs  appa- 
rences matérielles  et  passagères.  Il  donne  à  cette  science  supé- 
rieure une  méthode  par  la  dialectique.  Mais  beaucoup  plus  pra- 
tique qu'on  ne  le  suppose  ordinairement,  Platon  s'applique  à  former 
des  philosophes  bien  plutôt  qu'à  définir  la  philosophie.  Il  apprend 
aux  chefs  d'état  quelles  sont  les  qualités  et  les  vertus  qu'annoncent 
dès  l'enfance  ces  natures  heureuses,  amies  du  vrai,  pleines  d'hor- 


LA.    PiilLOSOPHIE    ET    LES    SCIEiNCES.  337 

reur  pour  le  mensonge,  insatiables  d'apprendre  et  apprenant  faci- 
lement, désintéressées  dans  leur  modération,  leur  douceur  et  leur 
magnanimité.  C'est  qu'avant  tout  Platon,  en  bon  citoyen,  songe  au 
bien  public,  et  que,  par  l'éducation  des  natures  philosophiques,  il 
voudrait  préparer  pour  la  société  des  guides  capables  de  la  bien 
gouverner  un  jour  et  de  faire  son  bonheur.  On  s'est  beaucoup 
raillé  de  ce  rêve  platonicien;  mais  la  raillerie  paraît  bien  déplacée 
quand  on  songe  a-jx  règnes  d'Antonin  le  Pieux  et  de  Marc-Aurèle. 
Il  n'est  que  trop  réel  que  la  félicité  des  peuples  est  en  proportion 
de  la  sagesse  de  ceux  qui  les  gouvernent.  Les  sages  sont  partout 
fort  rares;  ils  le  sont  plus  encore  à  la  tête  du  pouvoir.  Du  reste, 
Platon  ne  se  trompe  pas  sur  le  sort  qui  attend  les  philosophes  dans 
leurs  relations  avec  le  reste  des  hommes  ;  et  l'exemple  de  son 
maître,  Socrate,  pouvait  lui  faire  voir  jusqu'où  vont  parfois  l'igno- 
rance, l'envie  et  l'iniquité  contre  les  plus  innocens. 

Avec  Aristote,  la  philosophie  est  constituée  dans  toute  sa  force  ; 
elle  connaît  tous  ses  devoirs,  presque  aussi  clairement  qu'avec 
Descartes,  deux  mille  ans  après  lui.  Père  et  organisateur  de  la 
métaphysique,  il  en  marque  le  caractère  en  traits  ineiïaçables. 
«  A  la  diftérence  des  autres  arts,  dit-il,  la  science  des  premiers 
principes  et  des  causes  n'a  pas  un  objet  directement  pratique  ;  c'est 
là  ce  qu'atteste  l'exemple  des  plus  anciens  philosophes.  A  l'origine, 
comme  aujourd'hui,  c'est  l'étonnement  et  l'admiration  qui  condui- 
sirent les  hommes  à  la  philosophie.  Entre  les  phénomènes  qu'ils  ne 
pouvaient  comprendre,  leur  attention,  frappée  de  surprise,  s'arrêta 
tout  d'abord  à  ceux  qui  étaient  le  plus  à  leur  portée;  et,  s' avan- 
çant peu  à  peu  dans  cette  voie,  ils  dirigèrent  leurs  doutes  et  leur 
examen  sur  des  phénomènes  de  plus  en  plus  nombreux.  C'est  ainsi 
qu'ils  s'occupèrent  des  phases  de  la  lune,  du  mouvement  du  soleil 
et  des  astres,  et  même  de  la  formation  de  l'univers.  Si  donc  c'est 
pour  dissiper  leur  ignorance  que  les  hommes  ont  cherché  à  faire 
de  la  philosophie,  il  est  évident  qu'ils  ne  cultivèrent  si  ardemmen 
cette  science  que  pour  savoir  les  choses,  et  non  pour  en  tirer  le 
moindre  profit  matériel.  En  effet,  cette  science  est,  entre  toutes,  la 
seule  qui  soit  vraiment  libre,  puisqu'elle  est  la  seule  qui  n'ait  abso 
lument  d'autre  objet  qu'elle-même.  C'est  la  plus  divine  des  sciences, 
et  les  dieux  pourraient  l'envier  aux  mortels,  si  les  dieux  étaient 
accessibles  à  un  sentiment  de  jalousie.  Les  autres  sciences  peuvent 
être  plus  nécessaires  que  la  philosophie  ;  il  n'en  est  pas  une  qui 
soit  au-dessus  d'elle.  » 

Aristote  dit  encore,  en  comparant  l'étude  des  choses  éternelles 
et  celle  des  choses  périssables  :  «  Dans  quelque  faible  mesure  que 
nous  puissions  atteindre  et  toucher  aux  choses  éternelles,  le  peu 

TOME  LXXXIV.  —  1887.  22 


338  .  BEVUE   DES    DEDX    MONDES. 

:qu'il  nous  est  donné  d'en  apprendre  nous  cause,  grâce  à  la  subli- 
mité de  ce  savoir,  bien  plus  de  plaisir  que  tout  ce  qui  nous  envi- 
ronne, de  même  que,  pour  les  personnes  que  nous  aimons,  la  vue 
du  moindre  et  du  plus  insignifiant  objet  nous  est  mille  fois  plus 
douce  que  la  vue  prolongée  des  objets  les  plus  variés  et  les  plus 
beaux.  »  Aussi,  avec  quel  enthousiasme,  avec  quels  ravissemens 
inattendus,  le  fondateur  de  la  logique,  de  la  rsychologie,  de  la 
météorologie,  de  la  science  politique,  de  l'histoire  naturelle  et  de 
tant  d'autres  sciences,  ne  vante-t-il  pas  les  inexprimables  jouis- 
sances que  nous  procure  la  contemplation  de  la  nature,  où  rieri 
n'est  à  négliger,  parce  que  tout  y  resplendit  de  puissance,  de  sa- 
gesse et  de  beauté  !  Mais  Aristote  ne  se  contente  pas  d'admirer  la 
nature;  il  enseigne  le  moyen  de  la  connaître.  Ce  moyen  unique, 
c'est  l'observation  des  faits,  première  loi  de  la  méthode  ;  il  l'a  lui- 
même  toujours  pratiquée,  et  il  la  recommande  magistralemeut  à 
toutes  les  sciences,  qui  doivent  y  restera  jamais  fidèles.  Bacon, 
au  xvii^  siècle,  ne  faisait  donc  que  répéter  Aristote  ;  Bacon  n'inven- 
tait rien,  et  surtout  il  n'apportait  pas  à  l'esprit  humain  le  nouvel 
organe  qu'il  lui  promettait. 

Après  Aristote,  après  Platon,  après  Pythagore,  parlant  au  nom 
de  la  Grèce,  Sénèque,  qui  peut  parler  au  nom  de  Rome,  s'exprime 
à  peu  près  comme  eux  :  «  Ce  que  la  philosophie,  dit-il,  a  de  plus 
grand  et  de  plus  estimable,  c'est  que  la  divinité  n'en  a  donné  na- 
turellement la  connaissance  à  personne  ;  mais  elle  a  accordé  à  tout 
le  monde  la  faculté  de  l'acquérir  ;  on  ne  la  doit  qu'à  soi-même,  on 
ne  l'emprunte  pas  d'un  autre.  Si  c'est  aux  dieux  immortels  que 
nous  devons  la  vie,  c'est  à  la  philosophie  que  nous  devons  de  savoir 
employer  la  vie  comme  il  convient.  La  sagesse  en  est  le  fruit  et  la 
'  récompense.  » 

Après  de  tels  enseignemens  reçus  des  anciens,  que  restait-il  à 
faire,  si  ce'in'estce  qu'a  fait  Descartes?  C'était  de  montrer  à  l'es- 
prit'humain,  replié  sur  lui-même,  les  trésors  qu'il  'renferme,  et  lui 
indiquer  la  voie  qu'il  doit  suivre  pour  marcher  du  pas  le  plus 
assuré  et  le  plus  fécond.  Dascartes  ne  veut  pas  faire  de  la  science 
un  métier  pour  le  soulagement  de  sa  fortune;  mais  avant  de  se 
livrer  sans  retour  à  ses  études  solitaires,  il  parcourt  le  monde,  où, 
pendant  neuf  années,  «  il  roule  çà  et  là,  »  ainsi  qu'il  nous  le  dit  lui- 
même,  observant  les  choses  sans  s'y  mêler  plus  que  ne  le  ferait 
un  disciple  attardé  du  pj1,hagorisme.  Désormais  la  philosophie, 
sans  jurer  sur  la  parole  d'un  maître,  et  tout  en  conservant  sa  pleine 
indépendance,  doit  se  mettre  à  l'école  de  Descartes,  parce  que 
c'est  l'école  de  la  vérité.  On  s'égare  dans  la  mesure  où  l'on  s'en 
éloigne.  iNotre  siècle  agité  a  vu  des  philosophes  se  faire  gloire  de 


LA.    PHILOSOPHIE    ET    LES    SCIENCES.  339 

secouer  un  joug  tiitélaii'e.  Cet  aveuglement  a  été  châtié  par  des 
chutes  inévitables,  qui  peut-être  ne  préviendront  pas  de  nouvelles 
témérités  ;  celles  de  Spinoza  n'ont  pas  manqué  d'imitateurs.  Quant 
à  nous,  écoutons  doublement  Descartes  lorsqu'il  nous  affirme,  en 
philosophe  et  en  juge  expérimenté  des  choses  sociales,  «  qu'il  re- 
çoit une  extrême  satisfaction  des  progrès  que  sa  méthode  lui  a  fait 
faire  dans  la  recherche  de  la  vérité,  et  que  si,  entre  les  occupa- 
tions des  hommes,  purement  hommes,  il  y  en  a  quelqu'une  qui 
soit  solidement  bonne  et  importante,  il  ose  croire  que  c'est  celle 
qu'il  a  choisie.  » 

Si  l'esquisse  qu'on  vient  de  tracer  n'est  pas  inexacte,  si  le  passé 
de  la  philosophie,  sa  nature  et  sa  relation  avec  les  sciences,  sont 
tels  qu'on  les  a  exposés,  quel  sérieux  dissentiment  peut  subsister 
entre  la  philosophie  et  la  science  de  nos  jours?  Les  sciences  n'ont- 
elles  pas  besoin  de  la  philosophie  toutes  les  fois  qu'elles  veulent 
scruter  les  principes  sur  lesquels  elles  reposent?  La  philosophie  ne 
doit-elle  pas  toujours  emprunter  les  matériaux  de  ses  synthèses 
aux  sciences  particulières?  Qa'y  a-t-il  de  changé?  Rien,  absolument 
rien,  non  pas  seulement  depuis  Descartes,  mais  depuis  l'antiquité, 
notre  vénérable  aïeule.  Ce  n'est  donc  qu'un  malentendu  entre  la 
science  contemporaine  et  la  philosophie.  Par  la  nature  même  des 
choses,  ce  malentendu  ne  saurait  être  définitif,  mais  il  peut  durer 
longtemps.  La  philosophie,  mère  des  sciences  plutôt  que  leur  soeur, 
comme  le  supposait  Giaude  Bernard,  n'a  rien  à  craindre,  et  elle  ne 
peut  pas  périr;  mais  elle  peut  souffrir  des  éclipses  plus  ou  moins 
prolongées.  Le  spiritualisme  cartésien  est  la  vérité  même,  et  tout 
sysième  qui  ne  l'admet  pas,  ou  qui  le  contredit,  est  condamné  à 
être  faux  et  même  dangereux,  soit  pour  la  conduite  de  l'intelli- 
gence, soit  pour  l'ordre  social.  Mais  malgré  l'éclat  que  le  spiritua- 
lisme a  jeté,  quand  l'éloquence  de  Victor  Cousin  l'interprétait,  voilà 
soixante  ans,  il  n'a  pas  persuadé  le  xix*  siècle,  qu'entraînent  en 
sens  contraire  une  foule  de  causes  qui  ne  regardent  plus  la  philo- 
sophie. C'est  dans  le  siècle  précédent  que  cette  tendance  l'egret-- 
table  s'est  manifestée  ;  elle  s'est  fortifiée  de  plus  en  plus,  malgré 
des  résistances  venues  de  côtés  divers.  Aujourd'hui,  elle  domine 
dans  les  sciences,  et  l'on  n'entrevoit  pas  de  motif  pour  que  cette 
aberration  cesse  de  sitôt.  On  nous  permettra  de  plaindre  notre 
siècle,  sans  désespérer  de  l'avenir.  La  philosophie  a  traversé  des 
temps  plus  durs;  étant  ce  qu'elle  est  et  ne  redoutant  pas  d'être 
jamais  dépossédée,  elle  se  résigne  sans  peine  à  être  moins  en  hon- 
neur; elle  se  passe  d'une  vogue  qu'elle  n'a  jamais  ambitionnée  et 
qui  pourrait  la  compromettre,  en  l'enivrant,  comme  il  est  arrivé 
au  xviii®  siècle,  père  et  corrupteur  du  nôtre. 


3iO  REVUE    DES    DEUX    MOIN  DE   . 

Actuellement,  dans  le  monde  entier,  aussi  bien  que  chez  nous,  les 
sciences  obéissent  au  mouvement  qui  les  emporte,  et  qui  ne  laisse 
pas  que  d'être  périlleux  pour  elles.  Pendant  plus  de  deux  siècles 
après  la  renaissance,  les  lettres  seules  avaient  été  cultivées  et  hono- 
rées, les  sciences  étaient  restées  presque  en  oubli  et  en  sous-ordre. 
Bacon  fat  un  des  premiers  à  pressentir  leur  prochain  triomphe, 
suite  de  la  diffusion  des  lumières  depuis  la  découverte  de  l'im- 
primerie. Le  De  migmentis  et  V bntauraiio  magna  n'ont  pas  un 
autre  sens  ;  et  cette  aspiration  généreuse  fit  la  fortune  de  ces  deux 
ouvrages,  d'ailleurs  si  loin  de  tenir  leurs  promesses.  En  eux-mêmes, 
ils  étaient  insuffisans  ;  mais  ils  annonçaient,  dans  le  style  le  plus  bril- 
lant, l'avènement  d'une  puissance  nouvelle.  Les  sciences  allaient 
entrer  en  scène,  à  côté  des  lettres,  et  les  remplacer,  si  elles  le 
pouvaient.  C'est  donc  une  sorte  de  revanche  que  les  sciences  con- 
tinuent à  poursuivre  de  nos  jours.  Dans  la  lutte,  la  philosophie  n'a 
pas  été  moins  maltraitée  que  les  lettres  ;  elle  partage  la  défaveur 
qui  les  atteint.  Elle  ne  s'en  étonne  ni  ne  s'en  émeut.  Les  lettres 
sont  une  œuvre  purement  humaine  ;  elles  ne  demandent  presque 
rien  au  dehors  ;  elles  viennent  de  l'esprit  et  ne  s'adressent  qu'à  l'es- 
prit. La  philosophie  ne  fait  guère  autre  chose,  si  ce  n'est  qu'elle 
substitue  la  raison  à  l'imagination  et  à  la  sensibilité.  Le  destin  des 
lettres  et  le  sien  sont  semblables ,  et  elle  tient  à  ne  s'en  pas  sépa- 
rer. Elle  attendra  patiemment  la  réaction,  qui  est  inévitable.  Quand 
le  monde  se  sera  saturé  de  science,  il  verra  ce  qui  lui  manque,  et 
il  reviendra  aux  lettres  et  à  la  philosophie,  qui  donnent  aux  sciences 
leur  forme  et  leur  base.  Mais  ces  oscillations  de  l'intelligence  chez 
les  nations  les  plus  civilisées  peuvent  être  fort  lentes.  Des  périodes 
d'obscurcissement  succèdent  à  des  périodes  de  lumière.  Après  la 
Grèce  et  Rome  surviennent  les  ténèbres  que  le  moyen  âge  a  eu  tant 
de  peine  à  vaincre.  D'aussi  funestes  cataclysmes  ne  sont  plus  à  re- 
douter; mais  ce  qui  est  toujours  possible,  c'est  la  prédominance 
d'un  des  élémens  de  l'esprit  sur   l'autre  élément,  relégué  dans 
l'ombre.  Aujourd'hui,  l'esprit  est  surtout  occupé  des  choses  exté- 
rieures, et  il  néglige  celles  du  dedans.  On  peut,  sans  être  trop  sé- 
vère, trouver  que  c'est  là  un  abaissement;  mais  chez  les  peuples 
Comme  chez  les  individus,  l'esprit  peut  être  opprimé  par  la  ma- 
tière, bien  que  cette  déchéance  ne  soit  jamais  que  transitoire. 

Deux  dangers  principaux  menacent  les  sciences  :  d'abord,  une 
analyse  poussée  à  l'excès;  et,  d'autre  part,  une  recherche  trop 
assidue  des  applications  pratiques.  Ces  deux  déviations,  également 
fréquentes,  peuvent  fausser  la  science  en  la  détournant  de  son  but. 
L'immensité  des  détails  est  un  poids  accablant  ;  le  nombre  en  aug- 
mente incessamment ,  et  déjà  il  est  presque  incalculable.  Il  n'est 


LA  PHILOSOPHIE  ET  LES  SCIENCES.  341 

pas  une  branche  de  l'histoire  naturelle  qui  ne  se  développe  sans 
fin  à  mesure  qu'on  la  cultive.  Un  savant  peut  consumer  son  exis- 
tence entière  dans  l'histoire  d'une  seule  espèce  d'insectes.  La  pré- 
diction de  Pascal  se  réalise,  et  la  nature  se  lasse  de  fournir  encore 
moins  que  l'homme  ne  se  lasse  de   l'étudier.  L'infini  de  petitess 
n'est  pas  plus  épuisable  que  l'infini  de  grandeur.  Sans  doute,  on  ne 
saurait  blâmer  une  légitime  curiosité,  même  ainsi  bornée  ;  peut- 
être  même  les   limites  étroites  dans  lesquelles  elle  se  renferme 
assurent-elles  aux  résultats  obtenus  plus  de  précision  et  d'exacti- 
tude. L'analyse,  portée  aussi  loin  qu'on  le  peut,  est  une  des  règles 
les  plus  utiles  de  la  méthode  cartésienne.  Mais  ces  travaux,  par  trop 
minutieux,  gênent  la  science  plus  qu'ils  ne  la  secondent.  Le  posi- 
tivisme lui-même  a  cru   devoir  s'en  inquiéter  ;   et  les  synthèses 
d'Auguste  Comte  n'avaient  été  tentées  que  dans  cette  intention  ; 
il  voulait  résumer  en  de  brèves  généralités  chacune  des  six  sciences 
entre  lesquelles  il  divisait  tout  le  savoir  humain.  Comte  a  échoué 
dans  une  entreprise  qui  dépassait  ses  forces,  et  qui,  en  outre,  man- 
quait d'un  fondement  assez   solide.  Mais  la  pensée  n'en  est  pas 
moins  juste,  l'exécution  seule  a  failli,  comme  pour  le  Cosmos  de 
de  Humboldt.  Ce  besoin  de   synthèse  partielle  est  tellement  réel 
que  toutes  les  sciences,  chacune  dans  leur  domaine  spécial,  s'effor- 
cent spontanément  de  le  satisfaire.  Quand  les  observations  accumu- 
lées paraissent  assez  multipliées,  on  tâche  de  les  condenser  en  les 
généralisant,  afin  de  les  mieux  comprendre.  C'est  ainsi  qu'on  a  été 
amené  à  faire  la  philosophie  de  l'histoire,  la  philosophie  de  la  chi- 
mie, la  philosophie  de  la  zoologie,  la  philosophie  de  la  nature,  la 
philosophie  des  mathématiques,  etc.  Ce  n'est  plus  là  de  la  philo- 
sophie proprement  dite  ;   mais  dans  la  circonscription  de  chaque 
science  isolée,  l'esprit  éprouve,   à  un  certain  moment,   le  même 
désir  qui  le  pousse  à  embrasser  l'ensemble  des  choses  par  la  phi- 
losophie première,  par  la  philosophie  véritable.  Il  n'y  a  pas  d'autre 
barrière  à  opposer  à  ces  analyses  exagérées.  C'est  à  la  science  de  se 
corriger  elle-même  de  ce  défaut,  dès  qu'elle  sent  le  mal. 

Le  second  danger  est  beaucoup  plus  sérieux;  il  est  moins  facile 
de  le  conjurer.  Sans  doute,  on  ne  saurait  avoir  trop  de  louange  et 
d'estime  pour  la  science  assurant  à  l'industrie,  sous  toutes  ses  for- 
mes, ses  progrès  les  plus  réels  et  les  plus  bienfaisans.  Il  y  aurait 
parti-pris  d'injustice  et  de  malveillance  à  nier  les  services  que  la 
science  rend  aux  sociétés  en  dirigeant  les  arts,  dont  elles  ont  sans 
cesse  l'impérieux  et  renaissant  besoin.  La  vie  sociale,  jadis  si  rude 
et  si  imparfaite,  a  été  adoucie  et  améliorée  de  toutes  les  manières. 
Il  ne  s'écoule  pas  de  jour  qui  ne  voie  de  merveilleuses  découvertes 
accroître  matériellement  le  bien-être  des  hommes;  une  invention 


3i2  BEVUE   DES    DEUX   MONDES. 

en  lait  surgir  cent  autres ,  et  c'est  la  science  qui  enfante  ces  pro- 
diges dont  elle  est  fière,  autant  qu'en  sont  étonnés  ceux  qui  eni 
profitent. 

Les  peuples  reconnaissans  comblent  d'honneurs  et  de  richesses 
les  savans  qui  les  servent  si  bien.  Mais  c'est  là  précisément 
qu'est  recueil,  d'autant  plus  redoutable  qu'il  est  caché  sous  les 
plus  belles  apparences,  et  que  même  de  grandes  âmes,  dédai- 
gneuses de  la  fortune  et  de  la  gloire,  peuvent  ne  pas  rester  insen- 
sibles à  la  tentation  de  devenir  un  des  bienfaiteurs  de  l'hamaniié. 
Il  faut  cependant  se  défendre  de  cette  séduction  et  de  cet  attrait.. 
Le  savant  est,  par-dessus  tout  et  exclusivement,  l'ami  de  la  vérité; 
c'est  à  elle  seule  qu'il  se  dévoue,  elle  seule  qu'il  poursuit  dans  ses 
laborieuses  investigations;  pour  la  conquérir,  il  n'a  pas  trop  de 
toutes  ses  forces  et  de  tout  son  temps.  Sans  parler  des  catastrophes 
auxquelles  l'industrie  est  sujette,  et  que  le  savant  peut  subir  avec 
elle,  en  s'y  livrant  il  fausse  sa  vocation;  il  abandonne  son  devoir 
purement  scientifique  pour  y  mêler  un  accessoire  étranger.  Dans 
l'industrie,  on  applique  la  science;  on  ne  la  fait  pas.  Le  savant  à  qui 
est  due  une  découverte  peut  se  croire  plus  apte  que  personne  à  en 
tirer  les  conséquences  industrielles;  la  pente  est  fort  glissante.  Mais 
alors  le  savant  doit  s'avouer  qu'il  va  être  perdu  pour  la  science; 
elle  veut  qu'on  se  donne  à  elle  tout  entier  pour  elle-même.  Il  doit 
laisser  à  d'autres  mains  les  applications,  quelque  faciles,  quelque 
précieuses  qu'elles  soient;  elles  ne  le  regardent  point,  et  si  son 
cœur  est  sincèrement  épris  de  la  vérité,  le  sacrifice  ne  lui  coûte 
guère;  sa  part  reste  encore  la  plus  belle  et  la  plus  féconde;  car 
l'industrie  et  la  richesse  ont  des  bornes  et  d'amers  retours'  que  la 
science  ne  connaît  pas. 

Exiger  ce  désintéressement  absolu  peut  sembler  excessivement 
sévère;  et  ce  conseil  de  stoïcisme  a  d'autant  moins  de  chance  d'être 
écouté  que,  parmi  les  philosophes  les  plus  illustres  et  les  plus  au- 
torisés, il  en  est  qui  ne  l'approuvent  pas,  et  qui  même  proposent  à 
la  science  et  à  la  philosophie,  pour  but  suprême,  les  applications 
pratiques  qui  servent  directement  à  la  vie  et  à  la  société.  Descartes, 
tout  spiritualiste  qu'il  est,  incline  à  cette  opinion  ;  «  il  voudrait 
qu'au  lieu  de  cette  philosophie  spéculative  qu'on  enseigne  dans  les 
écoles,  on  en  pût  trouver  une  pratique,  par  laquelle,  connaissant  la 
force  et  les  actions  du  feu,  de  l'eau,  de  l'air,  des  astres  et  de  tous 
les  autres  corps  qui  nous  environnent,  aussi  distinctement  que  nous 
connaissons  les  divers  métiers  de  nos  artisans,  nous  les  pussions 
employer  en  même  façon  à  tous  les  usages  auxquels  ils  sont  pro- 
pres; et  ainsi  nous  rendre  comme  maîtres  et  possesseurs  de  la 
nature.  »  Descartes  va  même  plus  loin  :  en  terminant  le  Discours 


LA   PHILOSOPHIE    ET    LES    SCIENCES.  3 A 3 

de  la  méthode,  il  annonce  «  sa  résolution  de  ne  consacrer  le  temps 
qui  lui  reste  à  vivre  qu'à  tâcher  d'acquérir  quelque  connais- 
sance de  la  nature  qui  soit  telle  qu'on  en  puisse  tirer  des  règles 
pour  la  médecine.  »  Et  d'où  vient  tant  de  prédilection  pour  l'art 
médical?  C'est  que  le  philosophe  est  convaincu  que,  «  s'il  est  pos- 
sible de  trouver  quelque  moyen  qui  rende  communément  les  hommes 
plus  sages  et  plus  habiles  qu'ils  n'ont  été  jusqu'ici,  c'est  dans  la  mé- 
decine ([u'on  doit  le  chercher.  » 

Bacon,  avant  Descartes,  avait  appliqué  toutes  les  ressources  de 
son  génie  et  de  son  style  à  imprimer  à  la  philosophie  cette  direc- 
tion nouvelle.  C'était  en  changer  absolument  le  caractère  et  la  fonc- 
tion, comme  devait  l'essayer  aussi  Auguste  Comte,  qui  se  croyait 
l'héritier  de  Bacon,  et  qui  a  échoué  encore  plus  complètement.  Au 
temps  de  Bacon,  la  méprise  se  conçoit  mieux;  on  se  débattait  alors 
contre  la  scholastique,  d'où  l'on  sortait  à  peine  ;  on  sentait  tout  le 
vide  de  ses  vaines  formules,  et  l'on  se  précipitait  avec  passion  à 
l'excès  opposé,  au  risque  de  blesser  la  philosophie,  frappée  d'un 
aiiathème  qu'elle  ne  méritait  pas,  et  qui.  n'aurait  dû  atteindre  que 
les  ridicules  de  l'école.  Lord  Macaulay,  si  justement  implacable 
envers  le  chancelier  prévaricateur,  ne  trouve  pas  assez  d'éloges 
pour  une  innovation  qu'il  qualifierait  volontiers  de  prophétique. 
A  l'entendre,  c'est  Bacon  qui  a  suscité  et  inspiré  les  sciences  appli- 
quées; qui  leur  a  révélé  leur  avenir  et  leur  fécondité  inépuisable; 
c'est  lui  qui  a  appris  enfin  aux  philosophes  à  ne  plus  se  payer  de 
mots  et  à  ne  s'occuper  que  des  choses;  à  lui  qu'est  dû  cet  incom- 
parable développement  qui  a  commencé  à  son  appel  et  qui  ne  s'ar- 
rêtera plus.  Lord  Macaulay  fait  bon  marché  d'un  titre  de  gloire 
ordinairement  attribué  à  Bacon;  l'induction  avait  été  connue,  dé- 
crite bien  avant  lui,  et  employée  de  tout  temps  ;  lui-même  n'en  a 
rien  su  tirer.  Mais  son  vrai  titre,  son  titre  impérissable,  selon  Ma- 
caulay, est  d'avoir  démontré  que  la  philosophie  doit  avoir  un  but 
pratique  et  ne  plus  être  uniquement  un  exercice  de  l'esprit;  en 
excitant  les  hommes  à  découvrir  des  vérités  utiles.  Bacon  les  a  arra- 
chés aux  rêves  d'une  stérile  spéculation.  Aussi  Macaulay,  dans  son 
enthousiasme  de  panégyriste,  n'hésite-t-il  pas  à  mettre  l'artisan  fort 
au-dessus  du  philosophe,  parce  que  l'artisan,  même  le  plus  vul- 
gaire, un  cordonnier  par  exemple,  est  cent  fois  plus  exact  dans  ce 
qu'il  crée  que  le  philosophe  ne  l'est  dans  ce  qu'il  dit.  Au  temps  de 
Pompée-et  de  César,  Posidonius,  blâmé  par  Sénèque,  prônait  déjà 
la  philosophie  pratique,  avec  autant  de  ferveur  et  aussi  peu  de 
raison. 

Laissons  à  Macaulay  la  responsabilité  de  cette  comparaison  ;  dans 
sa  pensée,  elle  n'a  rien  d'injurieux  ;  et  convenons  qu'il  a  parfaite- 


Zkh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment  expliqué  les  prévisions  de  Bacon.  Mais  où  nous  nous  séparons 
de  lui,  c'est  quand  il  semble  admettre  que  c'est  Bacon  qui  a  déter- 
miné ce  mouvement  immense  d'industrie  scientifique  dont  nous 
sommes  les  témoins.  D'abord,  un  progrès  tout  à  fait  analogue, 
quoique  moins  général,  s'est  produit  dès  l'antiquité.  Les  magni- 
fiques monumens  qu'elle  nous  a  transmis  et  que  nous  pouvons  juger 
malgré  leurs  ruines,  ses  entreprises  perpétuelles  de  civilisation  pa- 
cifique ou  de  guerre,  attestent  assez  que  la  science  appliquée  aux 
arts  n'a  pas  été  plus  inconnue  des  anciens  que  du  moyen  âge  et  de 
nous.  En  second  lieu,  le  siècle  même  où  Bacon  a  vécu  avait  réalisé 
bon  nombre  de  découvertes  avant  qu'il  n'écrivît.  Son  mérite,  qui 
n'en  est  pas  moins  considérable,  c'est  d'avoir  deviné  l'explosion  qui 
se  préparait,  de  l'avoir  encouragée,  et  même  de  l'avoir  louée  avant 
qu'elle  n'éclatât  dans  toute  son  énergie.  Notre  temps  est  encore 
plus  fertile  en  inventions  que  ne  l'ont  été  les  deux  siècles  précé- 
dens  ;  serait-il  équitable  de  reporter  à  l'influence  de  Bacon  ce  que 
nous  voyons  et  ce  que  verront  nos  successeurs  ?  Ce  serait  une  exa- 
gération que  peut  excuser  le  patriotisme,  mais  que  l'impartiale  his- 
toire ne  ratifie  pas. 

Que  reste-t-il  des  conseils  éloquens  et  répétés  de  Bacon?  Ceci 
uniquement,  si  on  l'en  croit  :  que  la  philosophie,  depuis  sa  plus 
lointaine  origine  jusqu'au  xvii®  siècle,  a  fait  fausse  route,  et  qu'elle 
doit  à  tout  prix  cesser  d'être  spéculative,  pour  devenir  pratique  et 
utile.  Avoir  contre  soi  Macaulay,  Bacon,  peut-être  Descartes,  et 
certainement  la  plupart  des  savans  contemporains,  qui  tiennent  la 
philosophie  en  fort  médiocre  estime,  c'est  beaucoup  ;  mais  cepen- 
dant nous  ne  nous  rendons  pas,  et  nous  résistons  sans  hésiter  à 
ces  autorités  imposantes.  Nous  maintenons  que  la  philosophie  n'a 
point  à  se  réformer  ;  elle  n'a  nullement  à  changer  de  rôle  ;  sa  mis- 
sion est  bien  toujours  celle-là  même  que  lui  assignaient  les  sages 
de  fantiquité,  quand  ils  la  nommaient  la  science  des  choses  divines  et 
humaines.  Etudier  l'esprit  de  l'homme,  la  nature  et  Dieu,  lui  suffit; 
c'est  là  son  devoir  ;  et  dans  la  division  du  travail  intellectuel,  sa 
part  est  assez  grave  et  assez  large  pour  l'absorber  entièrement.  La 
tâche  est  si  ardue  qu'en  s'y  consacrant  sans  réserve,  elle  ne  peut 
pas  même  se  flatter  de  l'accomplir  dans  toute  son  étendue.  Les 
questions  qui  lui  sont  confiées  sont  trop  hautes  et  trop  mystérieuses 
pour  que  l'esprit  de  l'homme  n'y  succombe  pas  quelquefois,  en 
dépit  des  efforts  les  plus  énergiques  et  les  plus  constans.  Le  mot 
de  l'énigme  universelle  n'a  été  définitivement  trouvé,  ni  par  Socrate, 
ni  par  Platon,  ni  par  Aristote,  ni  par  Descartes.  Dans  les  religions, 
ce  mot  n'est  trouvé  que  pour  les  croyans  et  les  fidèles;  il  reste 
éternellement  à  chercher  :  chaque  philosophe  vient  à  son  tour  dé- 


LA    PHILOSOPHIE    El    LES    SCIENCES.  3^5 

poser  son  opinion  et  son  témoignage  individuel.  Quand  la  voix  de 
l'interprète  est  assez  puissante,  elle  est  entendue  par  l'humanité, 
ou  du  moins  par  l'élite  qui  se  dévoue  au  même  labeur,  ou  qui  se 
préoccupe  des  mêmes  problèmes.  Appeler  la  philosophie  à  devenir 
pratique,  au  sens  de  Bacon  ou  de  Macaulay,  c'est  lui  proposer  de 
déserter  son  poste.  Les  sciences  mêmes,  issues  de  la  philosophie, 
leur  mère  et  leur  institutrice,  ne  peuvent  jamais  s'en  passer  com- 
plètement, et  elles  ne  doivent  pas  davantage  céder  à  une  invitation 
décevante.  Elles  non  plus  n'ont  point  à  penser  à  l'utile;  elles  ne 
doivent  penser  qu'au  vrai. 

Est-ce  à  dire  pour  cela  que  la  science  pure  et  la  philosophie 
sont  sans  fruit,  comme  Bacon  le  leur  reproche,  et  stériles,  comme 
ces  vierges  auxquelles  il  les  compare?  L'histoire  du  passé  est  là 
pour  protester  et  prononcer  sans  appel.  Le  platonisme  frayant  la 
voie  à  des  croyances  meilleures,  quatre  cents  ans  avant  l'ère  chré- 
tienne, le  péripatétisme  exerçant  sa  souveraineté  bienfaisante  du- 
rant tout  le  moyen  âge,  le  stoïcisme  soutenant  les  âmes  défaillantes, 
le  cartésianisme  au  siècle  de  Louis  XIV,  ont-ils  été  sans  influence 
sur  les  destinées  du  genre  humain?  La  philosophie  du  xviii^  siècle 
n'a-t-elle  rien  fait  pour  son  temps  ni  pour  le  nôtre?  Est-ce  qu'il 
peut  y  avoir  deux  réponses  à  de  telles  questions?  Si  l'on  veut 
rapprocher  les  changemens  qu'amènent  les  sciences  appliquées  aux 
arts  des  changemens  que  la  philosophie  cause  dans  le  monde  moral, 
nous  nous  assurons  que  la  spéculation,  tant  accusée  de  stérilité,  a 
été  plus  pratique  et  plus  efficace  que  les  sciences  hybrides  aux- 
quelles on  voudrait  l'immoler.  Vienne  quelque  nouveau  génie,  si 
Dieu  nous  l'accorde,  dans  la  philosophie  et  dans  la  science,  et  l'on 
verra  si  notre  âge  reste  plus  insensible  et  plus  sourd  que  ses  devan- 
ciers, et  s'il  écoute  moins  attentivement  l'heureux  mortel  qui  lui 
apportera  une  parcelle  de  vérité  ignorée  jusque-là.  Quant  à  re- 
noncer défmitivement  aux  problèmes  qu'agite  la  philosophie,  ce 
n'est  pas  à  elle  qu'il  faut  le  demander;  c'est  à  l'esprit  humain. 

A  l'heure  où  nous  sommes,  la  philosophie  n'entre  donc  pas  dans 
le  ménage  de  la  science,  comme  l'en  accusait  Claude  Bernard;  elle 
connaît  trop  bien  ses  propres  frontières  pour  vouloir  envahir  les 
frontières  d'autrui.  Elle  respecte  toutes  les  sciences,  et  elle  ap- 
plaudit d'autant  plus  volontiers  à  leurs  progrès  qu'elle  en  profite. 
Plus  leur  domaine  s'étend,  plus  le  sien,  qui  ne  peut  pas  s'étendre, 
devient  solide.  Après  Copernic,  Kepler,  Newton,  Laplace,  la  méta- 
physique ne  peut  plus  parler  du  système  du  monde  comme  au 
temps  d'Aristote;  après  Cuvier  et  la  révélation  des  fossiles,  elle  ne 
peut  pas  parler  du  globe  que  nous  habitons  dans  les  mêmes  termes 
que  Voltaire,  au  siècle  dernier.  Ainsi  la  philosophie,  loin  de  dédaigner 
le  concours  de  la  science,  le  réclame;  elle  en  use,  pour  pénétrer 


! 


346  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  profondément  dans  les  secrets  de  la  nature  et  de  la  Provi- 
dence. La  psychologie  mêmeiie  repousse  pas  l'aide  de  la  physiologie, 
mais  elle  s'en  distingue  ;  l'esprit,  qui,  pour  se  connaître,  ne  peut 
s'en  fier  qu'à  lui-même,  ne  sait  que  trop  qu'il  est  joint  à  un  corps. 
Descartes,  qui  a  fait  le  Dknours  de  la.  métliode,  a  fait  aussi  le 
Traité  des  passions  de  Vâme.  Mais  la  philosophie,  malgré  les  em- 
prunts qu'elle  peut  demander  aux  sciences,  n'en  est  pas  moins  in- 
dépendante. Elle  sent  sa  supériorité,  non  point  par  une  illusion 
d'amour-propre,  mais  parce  qu'elle  est  antérieure  aux  autres 
sciences  et  plus  générale  qu'aucune  d'elles.  La  philosophie  gardera 
la  priorité  qui  lui  est  échue  dans  le  temps  et  dans  l'ordre  universel 
des  choses;  ce  n'est  pas  elle  qui  a  posé  ces  règles  immuables;  elle 
y  obéit  comme  le  reste;  et  le  seul  avantage  peut-être  qu'elle  reven- 
dique, c'est  de  les  comprendre  aussi  clairement  que  le  permet  notre 
trop  réelle  infirmité. 

Concluons  qu'entre  les  sciences  et  la  philosophie,  il  n'y  a  pas 
plus  aujourd'hui  qu'autrefois  le  moindre  motif  de  dissentiment  ; 
elles  servent  toutes  deux  une  seule  et  même  cause,  et  contribuent 
à  un  résultat  commun  :  l'interprétation  de  plus  en  plus  exacte  et 
de  plus  en  plus  large  des  œuvres  de  Dieu.  D'où  viennent,  donc  des 
divergences  qui  nuisent  également  à  l'une  et  à  l'autre?  Elles  tien- 
nent uniquement  à  des  préjugés  dont  les  meilleurs  esprits  ne  se 
préservent  pas  toujours.  L'antiquité,  exempte  de  ces  préventions, 
n'a  jamais  connuune  telle  différence  entre  les  sciences  et  la  méta- 
physique. Les  controverses  de  notre  temps  passeront  comme  tant 
d'autres,  sans  laisser  plus  de  traces  ;  et  surtout  elles  ne  changeront 
rien  aux  relations  essentielles  de  la  philosophie  et  des  sciences. 
Mais  ce  qu'on  pourrait  attendre  des  savans  qui  se:  plaisent  à  ces 
polémiques,  ce  serait  de  montrer  un  peu  plus  de  tolérance.  On  a 
pu  les  avertir  assez  justement  qu'ils  renouvellent  contre  Li  philo- 
sophie la  guerre  que  lui  a  faite,  pendant  si  longtemps,  la;  théologie. 
S'unir  à  la  théologie  contre  la  libre  métaphysique,  c'est  une  vio- 
lente contradiction  de  la  part  des  sciences  contemporaines;  elles  se 
l'infligent  cependant,  sans  se  douter  peut-être  de  la  faute  qu'elles 
commettent  si  gratuitement.  Il  est  vrai  que  jadis  les  persécuteurs 
supprimaient  la  personne  de  leurs  adversaires  ;  aujourd'hui,  on  se 
contente  de  supprimer  les  questions;  et,  du  même  coup,  la  philoso- 
phie, qui  dès  lors  n'aurait  plus  de  raison  d'être.  Toute  proportion 
gardée  entre  les  époques,  les  sciences  ne  se  font  guère  plus  d'hon- 
neur que  la  théologie,  par  de  hautaines  ei  insoutenables  négations, 
ou  par  une  indifférence  peu  digne  d'elles. 


BaRTHÉLEMY-SaINT  HlLAIRE. 


L'EXPËDlTIOxN  DU  TAGE 


1. 


Ce  n'est  pas  en  vain  qu'on  s'est  imprégné  de  l'esprit  d'une  époque 
héroïque.  Les  officiers  de  1812  étaient  des  enfans  quand  éclata  la 
révolution  française.  Toute  leur  éducation  s'est  faite  sous  l'influence 
d'événemens  qui,  durant  un  quart  de  siècle  au  moins,  nous  don- 
nèrent le  droit  incontestable  de  nous  appeler  «  la  grande  nation.  » 
.Nos  revers  maritimes  ne  suffisaient  pas  à  étouffer  chez  eux  l'orgueil 
dont  le  cœur  de  tout  Français,  à  cette  époque,  était  gonflé.  On  s'en 
prenait  au  gouvernement  des  avocats,  à  l'anarchie  ;  on  se  disait  que 
le  retour  à  la  discipline,  aux  saines  traditions  militaires,  ne  pouvait 
manquer  de  changer  bientôt  le  cours  des  choses.  La  confiance  était 
prête:  le  moindre  succès  devait  lui  donner  l'essor.  En  ce  moment, 
les  Duperré  et  les  Bouvet  parurent  (1  )  :  une  sorte  de  commotion 
électrique  ébranla  la  flotte  tout  entière.  Les  campagnes  de  l'Inde 
furent,  pour  notre  marine  si  éprouvée  en  1798  et  en  1805,  ce  qu'avait 
été  au  xvi^  siècle,  pour  les  flottes  chrétiennes  de  la  Méditerranée,  la 
bataille  de  Lépante  (2).  Le  prestige  anglais  s'effaçait  peu  à  peu  ;  Abou- 
kir  et  Trafalgar  tombaient  insensiblement  dans  l'oubli.  Nul  n'aurait 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  l*'"'  novembre  1887,  l'article  intitule  :  les  Héros  du 
Grand-Port. 

(■2)  Voyez,  dans  la  Revue  du  1"  dtkembre  188r>,  l'article  intitulé  :  Un  Am'rjl  de 
vingt-quatre  ans. 


3iS  REVUE   D£S   D£DX   MONDES. 

osé  dire,  après  le  combat  du  Grand-Port  :  «  Les  Anglais  sont  invin- 
cibles sur  mer.  »  On  ne  le  pensait  même  plus.  Voilà  le  nouvel  esprit, 
la  nouvelle  marine  dont  la  restauration  recueillit  l'héritage.  Elle  y 
ajouta  les  souvenirs  de  la  grande  lutte  engagée  en  1778,  terminée 
en  1783,  et  fit  de  cet  assemblage  la  glorieuse  marine  qu'elle  trans- 
mit au  gouvernement  de  Juillet. 

La  plus  lourde  faute  que  nous  pourrions  commettre  serait  de  vou- 
loir dater  notre  histoire  d'hier.  Tant  de  révolutions  ont  passé  sur 
notre  malheureux  pays  que  la  foi  politique  y  a  été  nécessairement 
fort  ébranlée.  Qu'il  nous  reste  au  moins  le  culte  de  la  France  !  Quand 
je  compare  ma  carrière  à  celle  de  mon  amiDrummond,  que  j'ai  ren- 
contre co?7ïmander,  post-capiaùi,  vice-amiral,  amiral,  après  l'avoir 
connu  michhipuum,  je  ne  puis  m'empêcher  de  le  trouver  bien  heu- 
reux de  n'avoir  jamais  eu  à  servir  qu'un  seul  et  même  gouverne- 
ment. La  stabilité  est  vraiment  une  belle  chose.  A  défaut  de  ce 
présent  enviable,  le  ciel  nous  a  du  moins  départi  une  humeur 
facile,   indulgente,   douce  à  nos   adversaires.  De   trop  fréquentes 
secousses  ont  amorti  chez  nous  la  haine  du  méchant.  Le  méchant 
en  politique  est, —  personne  ne  l'ignore,  —  celui  qui  ne  pense  pas 
comme  nous.  Ce  n'est  pourtant  pas  assez  d'être  clément  envers  les 
vaincus,  il  faut  aussi  être  juste.  Il  n'est  pas  un  de  ces  pouvoirs  si 
tristement  éphémères,  pas  un  de  ces  gouvernemens  que  nous  avons 
successivement  renversés  dans  un  jour  de  colère  ou  dans  un  jour 
de  folie,  qui  n'ait  consciencieusement  cherché,  suivant  ses  lumières, 
la  grandeur  et  la  prospérité  du  pays  remis,  par  un  tour  de  roue  de 
la  Fortune,  à  sa  tutelle. 

Les  aptitudes  d'une  nation  ne  se  révèlent   pas  dès  le  premier 
jour.  L'Angleterre  n'est  devenue  une  puissance  maritime  que  vers 
la  fin  du  xvi«  siècle.  Les  flottes  flamandes  lui  ont  longtemps  suffi 
pour  conduire  ses  armées  à  l'invasion  de  la  France.  S'il  ne  lui  eût 
fallu  défendre  ses  rivages  contre  la  Grande -Armada,  si  les  richesses 
du  Nouveau-Monde  n'eussent  allumé  les  convoitises  de  ses  corsaires, 
il  se  serait  peut-être  passé  bien  des  années  encore  avant  que  l'An- 
gleterre songeât  à  se  constituer  une  marine  nationale.  Notre  ma- 
rine, à  son  tour,  prit  naissance  quand  l'ennemi  séculaire  afficha  la 
prétention  de  faire  de  la  Manche  une  mer  fermée,  du  domaine  colo- 
nial un  apanage  anglais.  La  restauration  reprenait  l'une  après  l'autre 
les  traditions  de  l'ancienne  monarchie  ;  il  eût  été  surprenant  qu'elle 
ne  tentât  pas  de  faire  revivre  la  marine  de  Louis  XIV  et  de  Louis  XV, 
la  marine  surtout  si  brillante  de  Louis  XVI.  Elle  aurait,  je  le  crois, 
préféré,  s'il  eût  fallu  choisir,  une  grande  flotte  à  une  grande  armée. 
Le  continent  ne  l'inquiétait  pas  ;  l'Angleterre  lai  faisait  toujours 
ombrage.  Peu  d'années  avant  la  révolution  de  1830,  on  vit  tout  à 


l'expédition  du  tage.  349 

coup  reparaître  dans  nos  rangs,  ou  se  préparer  à  y  prendre  place, 
la  plupart  des  noms  inscrits  en  1778  sur  les  listes  du  grand  corps  : 
les  Contenson ,  les  Goriolis ,  les  Maisonneuve ,  les  Morogue ,  les 
Charitte.  La  base  de  la  marine  royale  en  1830  n'en  restait  pas 
moins  encore  ce  que  j'ai  appelé  la  marine  de  1812. 

La  restauration  voulait  que  sa  marine  fût  une  marine  savante. 
Elle  se  croyait  en  droit  d'attribuer  nos  revers  aux  grossières  pra- 
tiques des  officiers  improvisés  en  1792,  et  ne  pensait  pas  que,  pour 
commander  les  vaisseaux  du  roi,  il  suffît  d'être  «  un  homme  de 
métier.  »  La  restauration,  en  un  mot,  se  faisait  gloire  du  souvenir 
de  Borda  presque  autant  que  de  celui  de  Suffren.  Je  ne  l'en  blâme- 
rai pas.  Toute  tendance  cependant  n'est  bonne  qu'à  la  condition  de 
ne  pas  tomber  dans  l'exagération.  Les  observations  et  les  calculs 
astronomiques  prirent  en  quelques  années  une  importance  que  le 
sujet  ne  comportait  certes  pas.  On  ne  parlait  plus  que  de  distances 
lunaires,  et  l'avancement  semblait  en  quelque  sorte  exclusivement 
promis  à  celui  qui  ferait  le  meilleur  usage  de  son  sextant  ou  de 
son  cercle  à  réflexion.  Un  peu  plus  tard  survint  la  manie  des  rap- 
ports. Des  réputations  s'établirent  sur  des  dépêches  plus  ou  moins 
bien  tournées.  Tout  cela  n'était  pas  en  soi  regrettable,  pourvu  que 
tout  cela  ne  devînt  pas  puéril.  Le  danger  eût  commencé  le  jour  où, 
sacrifiant  à  de  vaines  chimères,  on  aurait  cessé  de  mettre  en  pre- 
mière ligne  «  le  métier,  »  c'est-à-dire  le  grand  art  de  manœuvrer 
et  de  combattre.  J'ai  vu  poindre  le  temps  où  tout  enseigne  de  vais- 
seau, assez  riche  pour  payer  le  cens,  allait,  si  l'on  n'y  prenait  garde, 
aspirer  à  devenir  député.  Confiez  donc  un  quart  à  d'aussi  profonds 
politiques!  Le  capitaine  Roussin  restera,  par  la  juste  proportion  de 
ses  aptitudes  et  de  ses  ambitions,  un  modèle  achevé  du  véritable 
officier  de  marine.  Il  a  été  astronome,  hydrographe  à  ses  heures, 
négociateur,  préfet  maritime,  ministre,  représentant  de  son  pays, 
dans  les  circonstances  les  plus  délicates  :  il  a  mis,  avant  tout,  sa 
gloire  à  savoir,  mieux  qu'un  autre,  conduire  un  vaisseau  dans  un 
chenal  difficile  ou  au  feu. 

Le  naufrage  de  la  Méduse  sur  le  banc  d'Arguin  eut,  en  1816,  un 
grand  retentissement.  Il  servit  de  prétexte  à  une  immolation  géné- 
rale. Les  «  rentrans  »  se  virent  à  leur  tour  impitoyablement  frappés. 
On  les  accusa  en  bloc  d'ignorance.  Le  procédé  est  commode  ;  il  a 
de  plus  l'avantage  d'être  assuré  d'avance  de  la  faveur  publique. 
Dans  ses  enthousiasmes  comme  dans  ses  dénigremens,  la  France 
ne  s'arrête  jamais  à  mi-chemin.  Pas  une  voix  ne  s'éleva  d'ailleurs 
pour  défendre  le  commandant  Ghaumaret.  La  seule  excuse  qu'on 
pût  trouver  à  la  perte  de  la  malheureuse  frégate  fut  toutefois  timi- 
dement insinuée.  Les  cartes  de  cette  partie  de  la  côte  d'Afrique 


350  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

étaient  si  défectueuses  !  Nommé  au  commandement  de  la  corvette 
la  Bayadcre,  le  capitaine  Roussin  fut  chargé  de  les  rectifier.  11  partit 
de  Rochefort  le  29  janvier  1817.  L'aviso  le  Lccrier,  commandé  par 
l'enseigne  de  vaisseau  Legoarant,  l'accompagnait;  un  ingénieur 
hydrographe,  M.  de  Givi'y,  dépositaire  des  traditions  encore  res- 
pectées aujourd'hui  de  M.  Beautemps-Beaupré,  devait  lui  prêter  le 
secours  de  ses  connaissances  techniques. 

Le  17  août,  la  Bayadère  renivàit  au  port.  Au  début  de  l'année 
1818,.  elle  reprenait  la  mer  pour  mener  à  bonne  fin  le  travail 
ébauché  dans  une  première  campagne,  a  J'ai  rendu  compte  au  roi, 
écrivait  au  commandant  de  la  Bayadère  le  comte  Mole  (impassible 
exécuteur  de  la  rigoureuse  épuration  qui  suivit  le  naufrage  de  la 
Médusé)^  des  deux  campagnes  successives  dans  lesquelles  vous  avez 
continué  jusqu'aux  îles  de  Los  les  reconnaissances  entreprises  par 
le.chevalier  de  Borda  en  1776.  Ce  savant  navigateur  ne  les  avait  pas 
prolongées  au-delà  du  cap  Bojador.  J'ai  particulièrement  insisté  sur 
les  difficultés  que  présentait  l'archipel  des  Bissagos.  L'intrépidité 
avec  laquelle  vous  avez  affronté  les  dangers  d'une  pareille  expédi- 
tion, la  prudence  dont  vous  avez  fait  preuve  en  y  échappant  et 
l'infatigable  activité  qui  vous  a  conduit  aux  heureux  résultats  que 
vous  avez  obtenus,  ont  paru  au  roi  dignes  des  plus  grands  éloges. 
Sa  Majesté. m'a  chargé  de  vous  en  exprimer  sa: satisfaction.  »  Un 
ministre  de  Louis  XVI  n'aurait  pas  mieux  dit.  L'hydrographie  n'a 
plus  guère  de  mystères  :  elle  n'en  demeure  pas  moins  un  des  exer- 
cices les  plus  salutaires  du  marin.  C'est  par  elle  qu'on  apprend  à 
fixer  dans  sa  mémoire  la  configuration  et  le  gisement  des  terres, 
les  alignemens  qui  conduisent  le  navire,  comme  si  on  le  plaçait  sur 
un  r^iil,  à  travers  le  labyrinthe  des  aiguilles  de  granité,  des  lon- 
gues battures  de  roche  et  des  sournoises  surprises  des  bancs  de 
sable. 

Le  grand  titre  hydrographique  de  l'amiral  Roussin  n'est  pas  l'ex- 
ploration à  laquelle  le  comte  MoIé  rendait  si  justement  hommage  ; 
le  pilote  du  Brésil,  magnifique  levé  de  900  lieues  de  côtes  à  peu 
près  inconnues,  gigantesque  travail  accompli  sur  un  navire  à  voiles 
de  l'année  1819  à  l'année  1821,assigne  au  commandant  de  la  Baya- 
dère un  rang  bien  plus  exceptionnel  encore  parmi  les  officiers  qui  se 
sont  voués  à  ces  utiles  et  périlleux  travaux.  S'il  ne  s'agissait  que 
d'un  officier  ordinaire ,  je  pourrais  insister  davantage  :  pour  un 
homme  qui  a  sa  place  marquée  aux  pages  les  plus  honorables  de 
notre  histoire,  de  pareils  services  se  perdent  dans  le  nombre.  On 
aurait  sans  doute  mauvaise  grâce  à  les  passer  sous  silence  ;  ce  n'est 
pourtant  pas  l'hydrographe  qui  sauvera  la  mémoire  de  l'amiral  Rous- 
sin de  l'oubli  ;  ce  n'est  pas  même  le  diplomate  habile  et  prévoyant  : 


l'expéditiOiN  du  tage.  351 

ce  sera  Thomme  de  guerre.  Les  lauriers  conquis  dans  le  Tage  sont 
les  seuls  qui  ne  se  faneront  jamais. 

Au  mois  de  juillet  1821,  le  capitaine  de  vaisseau  Roussin  repar-. 
tait  pour  le  Brésil,  à  la  tête  d'une  division  navale  composée  de  la 
frégate  VAynazone  qu'il  montait,  de  la  corvette  VEspérunre,  du 
brick  le  Curieux  et  de  la  goélette  la  Lyonnaise.  Au  mois  de  sep- 
tembre de  la  même  année,  il  reçoit  l'ordre  de  passer,  avec  l'Ama- 
zone, dans  la  mer  du  Sud.  Les  frégates  la  Clorindc,  commandée 
par  le  capitaine  de  Mackau,  la  Pomone,  confiée  au  capitaine  Fleu- 
riau,  sont  déjà  en  observation  dans  les  ports  du  Chili  :  elles  se  ran- 
geront,  dès  son  arrivée,  sous  ses  ordres,   u  La  mission  ostea- 
sible,  a  écrit  le  baron  Portai  dans  ses  remarquables  mémoires,  était 
de  faire  des  reconnaissances  et  des  vérifications  hydrographiques  ; 
le  but  réel  et  secret,  d'étudier  ce  qui  se  passait,  de  causer  avec 
Bolivar  et  de  nous  préparer  au  rôle  que  nous  aurions  à  jouer.  » 
La  situation,  de  cette  division  lancée  audacieusement  au-delà  du 
cap  Horn  fut  pendant  un  instant  assez  critique.  L'Angleterre,  tou- 
jours prêle  à.  régenter  le  monde,  semblait  vouloir  s'opposer  à  notre 
intervention  en  Espagne,  comme  elle  nous  menaça  plus  tard  de 
s'opposer  à   notre   expédition  d'Alger.   Le    commandant    Roussin 
opéra  sa  retraite  vers  les  mers  d'Europe,  sans  attendre  d'instruc- 
tions, ne  prenant  conseil  que  des  circonstances,  et  montrant  pour 
la  première  fois  cet  esprit  de  décision  qui  le  marquait  d'un:  cachet 
à  part.  Sa  conduite  fut  approuvée  :  on  Ten  récompensa,  le;  17  août 
1822,  par  le  grade  de  contre-amiral. 

IJn  contre-amiral  de  quarante  et  un  ans  I  cela  ne  se  voit  pas  sou- 
vent aux  jours  où  nous  sommes.  Môme  après  le  sanglant  et  ma- 
gnifique combat  livré  par  VAréthuse  (1),  le  7  février  1813,  com- 
bat qui,  au  dire  de  Decrès,  «  laissait  bien  loin  derrière  lui  celui 
de  la  Belle-Poule  en  1778,  celui  de  la  Nymphe  en  1780,  et  tous  les 
autres  qui  ont  eu  plus  ou  moins  de  célébrité,  »  la  promotion  de 
Bouvet  au  grade  d'officier-général  paraîtra  encore  au  trop  scrupu- 
leux ministre  «  prématurée.  »  Bouvet  n'a  que  trente -huit  ans! 
On  se  contentera  de  le  nommer  officier  de  la  Légion  d'honneur. 
En  1822,  Bouvet  est  toujours  capitaine  de  vaisseau.  Serait-il,  par 
hasard,  astronome  insuffisant?  Rédigerait-il  mal  ses  rapports?  Nous 
savons  cependant  par  le  précis  de  ses  campagnes,  opuscule  excel- 
lent qu'il  publia  en  18Û0,  que  la  plume  en  ses  mains  eut,  quand  il 
le  fallait,  toute  la  vigueur  de  sa  vaillante  épée.  Les  César,  les  Napo- 
léon, les  Bugeaud,  n'ont  pas  mieux  écrit.  Bouvet  était  de  leur  école. 


(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  1"  novembre   1887,  l'article  intitulé  :  les  Hi'ro^  du 
Grand-I'ort. 


352  REVDE  DES  DEUX  MONDES, 

L'étrange  oubli  dont  le  capitaine  de  la  Minerve,  de  V Tphigênîe, 
de  VAréthuse  fut  victime,  demeure  donc,  à  mes  yeux,  inexplicable. 
«  Je  pense,  j'affirme  et  je  l'ai  dit  sans  cesse  à  qui  l'a  voulu 
entendre,  s'empresse  de  lui  écrire  l'amiral  Roussin  lorsqu'il  ap- 
prend, pendant  une  relâche  à  Rio-Janeiro,  la  promotion  du  17  août 
1822,  que  vous  êtes  le  premier  officier  de  la  marine  de  France. 
J'ai  plus  appris,  pendant  les  dix  mois  que  j'ai  été  votre  second, 
que  dans  tout  ce  que  j'ai  vu  ailleurs.  Je  n'ai  jamais  cru  possible 
de  me  voir  avant  vous  sur  une  liste...  Vous  m'avez  fait  croire  que 
les  belles  actions  étaient  faciles  en  me  montrant  combien  elles  pa- 
raissaient vous  coûter  peu.  J'ai  tâché  de  vous  imiter,  mais  je  n'en 
ai  eu  que  ie  désir  :  les  occasions  m'ont  manqué.  Vous,  qui  les  avez 
trouvées  et  si  glorieusement  saisies,  combien  n'êtes-vous  pas  au- 
dessus  de  moi  !  Je  l'aurais  appris  cent  fois  par  les  étrangers  si  je 
n'en  étais  convaincu.  Les  Anglais,  cher  Rouvet,  vous  rendent  une 
haute  justice,  et  j'ai  eu  souvent  l'occasion  de  me  glorifier  de  vous 
avoir  eu  pour  mon  chef,  de  pouvoir  aujourd'hui  vous  nommer  mon 
arai.  »  Que  pensez-vous  de  ce  second  et  de  ce  capitaine?  Vous 
étonnerez- vous  encore  qu'on  soit  fier  d'être  marin,  quand  la  marine 
a  produit  de  tels  hommes? 

Rentré  en  France  le  31  décembre  1822,  le  con<re-amiral  Rous- 
sin arborait  de  nouveau  son  pavillon  sur  la  frégate  VAmphiirite, 
le  6  juillet  1823.  11  ne  réclamait  pas  de  repos  ;  on  trouvait  tout  na- 
turel de  ne  pas  lui  en  accorder.  Sur  V Amphitrite  et  sur  VAjïki- 
zone,  qui  lui  fut  bientôt  rendue,  coursier  fidèle  dont  il  connaissait 
les  allures,  Roussin  prit  part  aux  grandes  manœuvres  de  l'escadre 
d'évolutions  rassemblée  sous  les  ordres  d'un  illustre  maître,  le 
vice-amiral  baron  Duperré.  La  campagne  fut  courte  :  commencée 
le  6  juillet,  elle  se  termina  le  27  septembre. 


H. 


Une  période  de  loisir  s'ouvrait  enfin.  Durant  quarante-deux  mois 
et  vingt-sept  jours,  le  contre-amiral  Roussin  ne  fut  plus  qu'un 
homme  de  bureau.  Il  n'y  a  que  les  capitan-pachas  qui  commandent 
toute  leur  vie.  Il  est  vrai  que  leur  vie  est  souvent  abrégée  lors- 
qu'ils cessent  de  plaire.  Ne  nous  plaignons  donc  pas  trop  de  notre 
sort.  A  l'exemple  de  l'Angleterre,  la  France  créait,  le  21  août  182/i, 
un  conseil  d'amirauté.  On  espérait,  grâce  à  cet  expédient,  pouvoir 
se  dispenser  de  chercher  dans  la  marine  même  le  ministre  à  qui 
l'on  confierait  la  conduite  de  ses  destinées.  Grande  illusion,  sui- 
vant moi  !  La  responsabilité,  quelque  détour  qu'on  prenne  pour  en 


l'expédition  du  tage.  35 


r> 


alléger  le  fardeau,  ne  se  partage  pas.  «  Le  conseil  d'amirauté  en- 
tendu, »  des  décisions  de  la  plus  grave  importance  furent  prises 
dans  l'espace  de  quelques  années.  Préfectures  maritimes,  équi- 
pages de  ligne,  vaisseau-école  pour  l'instruction  des  aspirans,  or- 
donnance du  27  octobre  1827  sur  le  service  à  la  mer,  sortirent 
presque  à  la  fois  des  élucubrations  qui  aspiraient  à  reprendre  en 
sous-œuvre  la  vieille  maison  édifiée  par  Golbert.  On  a  beaucoup 
pâli,  même  en  des  temps  récens,  sur  l'organisation  du  service  des 
arsenaux.  Je  n'y  attache,  pour  ma  part,  qu'un  très  médiocre  inté- 
rêt. Les  mesures  réellement  fécondes,  mesures  que  l'on  doit  à  deux 
règnes  différens,  sont,  à  mon  sens  :  l'institution  des  écoles  de  spé- 
cialités et  la  constitution  encore  solide  et  vivace  de  la  maistrance 
navale.  Le  contre-amiral  Roussin,  —  c'était  la  plus  haute  marque 
d'estime  et  de  confiance  que  le  gouvernement  de  la  restauration 
pût  lui  donner,  —  fut  appelé,  dès  la  création  du  conseil  d'ami- 
rauté, à  en  faire  partie.  Si  l'organisation  qui  nous  régit  encore  a 
quelque  valeur,  le  contre-amiral  Roussin  serait  assurément  en  droit 
de  revendiquer  l'honneur  d'avoir,  plus  que  tout  autre,  contribué  à 
la  fonder.  Je  ne  regretterai  cependant  pas  pour  sa  gloire  que  ces 
fonctions  administratives  ne  se  soient  pas  prolongées  outre  mesure. 
L'amiral,  dans  mon  humble  opinion,  avait  un  meilleur  emploi  à 
faire  des  rares  qualités  que  onze  années  de  service  actif  achevè- 
rent, de  1817  à  1828,  de  mûrir. 

En  1827,  la  capture  de  sept  bàtimens  français  arrêtés,  à  l'em- 
bouchure de  la  Plata,  par  les  forces  brésiliennes,  en  vertu  de  doc- 
trines que  la  France  n'a  jamais  admises,  fit  naître  entre  l'empereur 
don  Pedro  l"  et  le  gouvernement  français  un  conflit  sérieux.  Pen- 
dant des  mois  entiers,  la  diplomatie  s'efforça  en  vain  d'aplanir  le 
différend.  11  fallut  se  résoudre  à  une  démonstration  armée.  Le 
contre-amiral  Roussin  fut  placé  à  la  tête  d'une  division  navale  com- 
posée du  vaisseau  le  Jcan-Barî,  des  frégates  la  Terpsichorc,  la 
sSymphc,  VArêthuse,  la  Magicienne,  des  corvettes  r/.s?'s  et  la  Rail- 
leuse, des  bricks-avisos  Vlris  et  le  Cygne.  L'amiral  arbora  son  pa- 
villon sur  \eJean-Bart  le  25  avril  1828.  Au  mois  de  mai,  il  quit- 
tait le  port  de  Brest.  La  route  du  Brésil  lui  était  familière.  On  ne 
savait  pourtant  pas  encore  que,  pour  couper  la  ligne,  en  d'autres 
termes,  pour  sortir  du  fameux  et  lugubre  «  pot  au  noir,  »  il  vaut 
mieux  ne  pas  se  laisser  intimider  par  l'exemple  de  Cabrai,  qui  dé- 
couvrit le  Brésil  malgré  lui.  S'opiniâtrer,  dans  la  crainte  des  cou- 
rans  équatoriaux,  à  suivre  le  long  de  la  côte  d'Afrique  «  la  route 
des  Portugais,  »  est  une  mauvaise  tactique.  En  s'abandonnant,  au 
contraire,  aux  vents  variables  qui  régnent  sous  l'Equateur,  en  pro- 
TOME  Lxxxiv.  —  1887.  23 


355  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

longeant  franchement  sa  bordée  vers  le  continent  américain,  on  ne 
tarde  pas  à  retrouver  un  ciel  clair. et  le  régime  régulier  des  alises. 
Cette  confiance  ne  nous  a  été  inspirée  que  depuis  une  trentaine 
d'années  par  le  succès  de  quelques  capitaines  américains.  La  route 
des  Portugais,  recommandée  encore  par  «  le  pilote  du  Brésil,  » 
retint  assez  longtemps  \q  Jean-Barl  dans  des  parages  où  les  grains 
sont  fréquens.  Un  de  ces  tourbillons  soudains,  difficiles  à  prévoir, 
surprit  le  fier  vaisseau  toutes  voiles  déployées,  les  cacatois  en  tête 
de  mât,  et  lui  coûta  la  perte  de  sa  grand' vergue.  L'accident 
me  fut  plus  d'une  fois  raconté  par  de  vieux  matelots,  durant 
les  quarts  de  nuit,  sur  le  gaillard  d'avant  de  V Aurore.  L'amiral 
Roussin  le  supporta  sans  humeur  et  le  répara  si  promptement,  que 
sa  traversée  en  fut  à  peine  allongée.  Le  5.  juillet,  il  arrivait  devant 
l'entrée  de  Rio-Janeiro. 

Sans  perdre  un  instant,  sans"  s'amuser  à  parlementer  avec  les 
forts  qui  le  hèlent,  il  franchit  tout  d'un  trait  les  formidables  passes 
hérissées  d'artillerie.  Duguay-Trouin  lui  a  donné  l'exemple,  et  pour- 
tant Duguay-Trouin,  s'il  eut  pu  voir  les  fortifications  nouvelles  bOus 
lesquelles  l'escadre  en  branle-bas  de  combat  et  mèches  allumées 
défile,  n'aurait  pu  s'empêcher  d'applaudir  à  tant  d'audace.  Les  ca.- 
nonniers  des  batteries,  pris,  à  l'improviste,  hésitent,  attendent  des 
ordres  :  vaisseau,  frégates,  corvettes,  bricks,  toute  l'escadre,  con- 
duite par  le  Jean-Bart ,  est  déjà  hors  de  portée.  Roussin  va  jeter 
l'ancre  à  600  mètres  des  quais  de  la  ville.  Dès  ce  moment,  il  était 
maître  de  la  position.  Il  salue  le  pavillon  brésilien  :  le  salut  lui  est 
rendu  coup  pour  coup.  Il  demande  une  audience  à  l'empereur  : 
l'audience  lui  est  sur-le-champ  accordée.  En  quelques  jours,  l'in- 
telligence se  trouve  rétablie  entre  les  deux  pays.  Au  mois  de  sep- 
tembre 1829,  l'escadre  rentrait  à  Brest.  Le  15  septembre,  l'amiral, 
pacifiquement  victorieux,  amenait  son  pavillon. 

«  Le  roi,  lui  écrivait  le  ministre  de  la  marine,  a  remarqué  la 
manière  franche  et  hardie  dont  vous  avez  débuté  sur  la  rade  de 
Rio-Janeiro,  en  venant  mouiller  devant  cette  ville,  prêt  à  vous  con- 
duire en  ami  ou  en  ennemi,  suivant  les  circonstances.  Vous  avez 
eu,  aussitôt  après,  une  heureuse  inspiration  en  brusquant  votre 
première  entrevue  avec  l'empereur  don  Pedro,  Il  n'est  pas  dou- 
teux que  cette  démarche  n'ait  aplani  tous  les  obstacles.  Ainsi,  mon- 
sieur le  contre-amù-al,  vous  avez  amené,  par  votre  attitude,  la  solu- 
tion d'une  difficulté  qui  intéressait  essentiellement  notre  commerce, 
et  vous  avez  fait  consacrer  pour  l'avenir  un  principe  important  de 
droit  maritime,  principe  qu'à  l'exemple  de  l'Angleterre,  le  Brésil 
n'avait  pas  voulu  jusque-là  reconnaître.  Il  n'a  point  échappé  au  roi 
qu'étant  à  la  tète  de  forces  suffisantes  pour  détruire,  s'il  l'eût  fallu. 


l'expédition  du  tage.  c55 

celles  que  la  marine  brésilienne  aurait  pu  vous  opposer,  vous  avez 
su  résister  au  désir,  si  naturel  chez  les  Français,  de  triompher  les 
armes  à  la  main,  et  que  vous  avez  préféré  parvenir  au  même  résul- 
tat d'une  manière  également  honorable  pour  le  pavillon  de  Sa  Ma- 
jesté, sans  sacrifier  aucun  des  bâtimens  ni  des  marins  qu'elle  avait 
mis  à  votre  disposition;  sans  rompre  les  liens  d'amitié  qu'il  im- 
porte à  la  France  de  conserver  avec  la  seule  monarchie  (jui  existe 
en  Amérique.  » 

Le  contre-amiral  Roussin  était  déjà  baron  :  le  roi  voulut  le  nom- 
mer gentilhomme  de  sa  chambre.  Je  ne  dirai  pas  avec  un  des  bio- 
graphes de  l'amiral  :  u  Cette  faveur,  il  ne  l'avait  assurément  pas 
sollicitée;  il  se  montra  même  fort  contrarié  quand  il  apprit  que  le 
Toi  l'avait  élevé  à  une  distinction  qui  ne  s'alHait  ni  avec  les  habi- 
tudes de  sa  vie  ni  avec  son  caractère.  »  J'aime  à  croire,  au  con- 
traire, (^u'il  en  fut  très  flatté. 

((  On  ne  prête  qu'aux  riches,  »  affirme  le  proverbe.  Le  contre- 
amiral  Roussin  devait  l'éprouver.  A  peine  était-il  l'objet  de  l'atten- 
tion du  monarque  qu'une  ambition,  dont  il  lui  était  bien  permis  de 
caresser  secrètement  la  pensée,  mais  dont  il  n'eût  jamais  peut-être 
osé  risquer  l'aveu,  se  trouvait  tout  à  coup  satisfaite.  Le  25  jan- 
vier 1830,  l'Académie  des  Sciences  l'appelait  dans  son  sein  par 
l\9  suffrages  sur  5'2  votans.  Que  de  fois  j'ai  accompagné  l'élu  re- 
connaissant de  l'Institut  jusqu'aux  portes  du  palais  où  tant  d'illus- 
trations se  plaisaient  à  lui  faire  fête!  Que  de  fois  je  l'en  ai  vu 
revenir  heureux  et  pour  ainsi  dire  rajeuni!  C'était  au  temps  où 
ses  forces,  prématurément  affaiblies,  lui  annonçaient  déjà  l'inévi- 
table déclin.  Il  oubliait  tout,  les  affaires,  les  soucis,  les  souffrances, 
dès  l'instant  où  il  pénétrait  dans  ce  temple  serein  de  la  science  et 
de  la  sagesse. 

Je  vais  anticiper  sur  les  événemens  :  le  moment  cependant  ne 
saurait  être  mieux  choisi  pour  montrer  les  sentimens  qui  l'ani- 
maient envers  une  compagnie  dont  les  membres  ont  tant  fait  pour 
la  gloire  de  la  France.  L'entrée  du  Tage  a  été  forcée  :  il  a  écrit  au 
ministre,  il  a  écrit  à  sa  femme,  il  a  écrit  à  sa  mère.  Maintenant  il 
s'adresse  au  président  de  l'Académie  des  Sciences  :  «  Monsieur  le 
président,  lui  dit-i!,  ce  n'est  pas  sans  un  peu  de  défiance  que  je 
prends  la  liberté  de  vous  écrire.  Privé  depuis  dix  mois  de  la  société 
de  confrères  qui  commandent  au  plus  haut  degré  mon  attachement 
et  mon  respect,  une  si  longue  absence  m'a  sans  doute  effacé  de  leur 
souvenir:  le  leur  m'est  toujours  présent,  et  j'éprouve  souvent  le 
désir  de  le  leur  dire.  Une  circonstance  de  quelque  intérêt  m'en- 
courage :  je  me  suis  flatté  qu'elle  servirait  de  passeport  à  l'hom- 
mage de  mes  sentimens  pour  l'Académie.  A  la  faveur  du  léger  bruit 


356  REVDE    DES    DEDl    MONDES, 

qui  lui  parviendra  de  Lisbonne,  j'espère  qu'elle  distinguera  avec 
bonté  le  nom  d'un  de  ses  membres.  C'est  dans  cette  confiance  que 
je  vous  adresse  ces  deux  mots.  Veuillez,  mons  ieur  le  président,  y  voir 
l'expression  de  l'affection  respectueuse  que  je  porte  à  mes  con- 
frères et  dont  je  vous  prie  de  vouloir  bien  être  l'interprète  auprès 
d'eux.  » 

En  1830,  la  vieillesse  ennemie  n'approchait  pas  encore  du  vail- 
lant officier-général.  Le  contre-amiral  Rckissin  était  alors  dans  toute 
la  force,  dans  toute  la  verdeur  de  sa  maturité.  L'avenir  s'ouvrait 
devant  lui  rempli  de  promesses  :  la  révolution  de  Juillet  vint  brus- 
quement fermer  ces  perspectives.  Par  bonheur,  je  l'ai  déjà  dit 
plus  haut,  si  notre  pays  a  connu,  depuis  l'année  1789,  bien  des 
périodes  troublées,  ces  vicissitudes  politiques,  en  se  multipliant, 
ont,  comme  d'autres  fléaux,  notablement  perdu  de  leur  venin.  Le 
gouvernement  sorti  des  barricades  ne  fit  de  victimes  que  parmi 
ceux  qui  mirent  leur  honneur  à  réclamer  ce  rôle.  Était-ce  bien  au 
moment  où  la  flamme  menaçait  de  gagner  toute  l'Europe,  où  la 
guerre  étrangère  semblait,  pour  mille  motifs,  prochaine  et  inévi- 
table, qu'un  officier  de  quelque  valeur  eût  pu  songer  à  se  réfugier 
dans  la  retraite?  Ni  l'amiral  Duperré,  ni  l'amiral  Roussin,  ni  l'ami- 
ral de  Rigny,  ni  l'amiral  de  Mackau,  n'apprécièrent  ainsi  leur  de- 
voir. Ils  ne  sortirent  pas  de  nos  rangs.  Tout  bon  Français  en  remer- 
ciera le  ciel. 

Au  mois  de  novembre  1830,  le  contre-amiral  Roussin  était  ap- 
pelé, en  qualité  de  préfet  maritime,  à  prendre  la  direction  de  notre 
plus  important  arsenal,  du  port  de  Rrest.  Il  y  trouva  le  choléra  et 
l'émeute,  fit  avec  une  égale  énergie  face  aux  deux  calamités,  mé- 
rita les  bénédictions  du  peuple  et  l'estime  de  tous  les  gens  de  bien. 
Une  ordonnance  du  26  avril  1831  le  nomma  grand-officier  de  la 
Légion  d'honneur.  Moins  d'un  mois  après,  il  était  investi  du  com- 
mandement des  forces  navales  destinées  à  exiger  du  gouvernement 
portugais  «  réparation  des  injustices  dont  les  Français  établis  à 
Lisbonne  avaient  à  se  plaindre.  » 


III. 


M  Le  monde  est  bien  malade,  monsieur  l'amiral,  »  disait  le  roi 
Jean  Yl  à  mon  père,  qui,  revenant  de  la  Mer  du  Sud,  lui  était,  en 
1819,  présenté  au  Brésil.  En  quel  temps  le  monde  n'a-t-il  pas  été 
malade?  Il  semblerait  vraiment  que  noire  génération  ait  été  la  seule 
à  souffrir  des  agitations  auxquelles  il  a  plu  au  ciel  de  livrer  l'es- 
prit humain.  A  toutes  les  époques  de  l'histoire,  il  y  a  eu  des  satis- 


l'expédition  du  tage.  357 

faits  et  des  mécontens,  des  riches  et  des  pauvres,  des  enfans  gâtés 
et  des  déshérités.  Ne  cherchons  pas  ailleurs,  de  quelque  beau  nom 
qu'on  les  décore,  le  secret  des  aspirations  qui  troublent  de  temps 
à  autre  les  situations  acquises,  ne  prétendant  pas  au  fond  autre 
chose  que  substituer  une  couche  sociale  à  une  autre.  On  ne  peut 
toutefois  méconnaître  la  profondeur  de  la  leçon  que  Joseph  de 
Maistre  donnait  du  même  coup  aux  gouvernans  et  aux  gouvernés  : 
«  Je  voudrais,  disait-il,  pouvoir  me  placer  entre  les  peuples  et  les 
rois;  dire  aux  peuples:  les  abus  valent  mieux  que  les  révolutions  ; 
et  aux  rois  :  les  abus  mènent  aux  révolutions.  » 

11  existait  de  nombreux  abus  dans  les  vieilles  monarchies.  Je  n'ai 
pas,  ce  me  semble,  à  le  prouver;  la  chose  est  généralement  admise. 
La  période  de  réaction  qui  suivit  la  chute  de  l'empire  rendit,  par 
une  pente  naturelle,  ces  abus  à  la  fois  plus  audacieux  et  plus  crians  : 
l'esprit  de  discussion  qu'avait  éveillé  la  révolution  française  les 
rendit  plus  difficiles  à  supporter.  Au  commencement  de  l'année  1820, 
l'Espagne  se  soulève;  au  mois  de  septembre,  le  Portugal  réclame  à 
son  tour  une  constitution.  Chassé  du  Brésil  par  une  insurrection 
inattendue,  le  roi  Jean  VI  vient,  sur  ces  entrefaites,  reprendre, 
le  3  juillet  1821,  le  gouvernement  de  ses  états  de  terre  ferme.  Quel 
chemin  ont  fait  les  idées  depuis  le  jour  où  le  plus  débonnaire  des 
souverains  évacuait  Lisbonne  pour  y  céder  la  place  à  l'armée  de 
Junot!  Ce  ne  sont  plus  les  Portugais  du  29  novembre  1806  que 
l'héritier  de  la  maison  de  Bragance  retrouve  ;  c'est  tout  un  peuple 
en  proie  aux  passions  jusqu'alors  contenues,  qui,  pendant  quinze 
années,  ont  couvé  sous  la  cendre.  Le  mot  de  l'empereur  François 
à  la  diète  de  Hongrie  est  plus  vrai  que  jamais  :  Totm  mundua  stul- 
ticital  et  vult  habere  constitutiones  novas.  L'Europe  en  démence 
ne  rêve  qu'institutions  nouvelles.  Le  bon  Jean  VI  s'accommoderait 
assez  volontiers  d'un  régime  qui  appelle  des  chambres,  des  minis- 
tres, au  partage  de  la  responsabilité  royale.  Il  n'a  pas,  comme  tant 
d'autres  souverains,  la  fureur  de  gouverner  par  lui-même;  il  se 
contentera  fort  bien  de  régner. 

La  fierté  de  la  reine  ne  se  soumet  pas  aussi  aisément  ;  la  reine 
s'indigne  à  la  seule  pensée  d'un  compromis,  qui  n'est  à  ses  yeux 
qu'une  abdication  déguisée.  Jean  VI  a  deux  fils.  Le  ciel  les  a  faits 
d'hi^eur  très  différente.  L'un  d'eux,  l'aîné,  a  l'esprit  libéral  :  il 
est  resté  au  Brésil,  où  il  règne,  depuis  le  départ  de  son  père,  sous 
le  nom  de  don  Pedro  P'.  Le  second,  don  Miguel,  a  gardé  pour  sa 
part  tous  les  instincts  despotiques  de  la  race.  Il  aspire  ouvertement, 
sans  vouloir  prendre  la  peine  de  s'en  cacher,  au  trône  de  Portugal, 
quand  la  mort  de  son  père  rendra  ce  trône  vacant.  Le  10  mars 
1826,  Jean  VI  trouve  enfin  dans  la  tombe  le  repos  qu'il  n'a  jamais 


358  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

connu  sur  la  terre.  Don  Miguel,  après  maintes  péripéties,  voit  réa- 
liser ses  espérances  :  il  est  roi.  L'absolutisme  avec  lui  a  repris 
l'avantage  ;  le  Portugal  se  remet  hardiment  en  marche  pour  remon- 
ter, si  la  chose  est  encore  possible,  le  cours  des  siècles.  Don  Mi- 
guel ne  croit  pas  la  tâche  au-dessus  de  ses  forces  et  de  son  cou- 
rage. Un  nouveau  coup  de  tonnerre  éclate  :  la  révolution  s'est 
rendue  maîtresse  de  la  France.  Que  tous  les  souverains  se  tiennent 
sur  leurs  gardes  1  Le  fils  de  Jean  VI  reste  un  instant  atterré.  Sa 
nature  l'emporte  :  il  combattra  la  contagion  par  le  fer  et  le  feu.  La 
révolution  de  1830  lui  est  apparue  comme  un  sacrilège  ;  la  majesté 
des  rois  est  intéressée  à  la  proscrire  et  à  la  détester.  Tels  sont  ses 
senti  mens  :  il  n'en  fait  pas  mystère.  La  déportation,  les  emprison- 
nemens,  les  amendes,  la  flagellation  en  place  publique,  infligés  aux 
Français  sous  le  moindre  prétexte,  ne  sont  à  ses  yeux  que  l'expia- 
tion du  grand  attentat  que  son  cœur  abhorre.  II  y  allait  de  l'honneur, 
de  la  sécurité  même  du  gouvernement  de  Juillet,  de  ne  pas  laisser 
de  semblables  offenses  impunies. 

-  Les  négociations  demeuraient  infructueuses.  Pouvait-il  en  être 
autrement?  L'envoi  d'une  force  navale  devant  le  Tage  fut  résolu. 
L'Angleterre  ne  s'y  opposait  pas  ;  tout  un  parti  dans  ce  parlement, 
où  l'on  a  vu  se  manifester  tour  à  tour  des  sympathies  pour  les  causes 
les  plus  diverses,  semblait  même  nous  y  encourager.  L'Angleterre 
libérale,  elle  aussi,  avait  eu  ses  craintes;  la  révolution  de  Juillet 
les  dissipa;  il  ne  lui  paraissait  pas  bon  qu'on  mît  au  ban  de  l'Eu- 
rope la  seule  monarchie  qui  voulût  se  modeler  à  son  image.  Le 
gouvernement  de  Juillet  était  donc  assuré  d'avoir  le  champ  libre. 
La  démonstration  armée  fut,  au  début,  restreinte,  la  force  em- 
ployée peu  considérable.  Le  blocus  du  Tage  fut  déclaré.  Une  divi- 
sion, placée  sous  les  ordres  du  capitaine  de  vaisseau  de  Rabaudy,  — 
encore  un  officier  de  la  SémUlante{\),  —  eut  mission  de  le  mainte- 
nir. Cette  division  ne  se  composait  que  de  la  frégate  la  Melpomène 
et  de  quelques  corvettes.  Plusieurs  navires  de  commerce  portugais 
se  virent  brusquement  arrêtés  en  mer.  Le  commandant  de  Rabaudy 
les  expédia  sur  Brest.  Le  dommage  n'était  pas  sérieux  ;  le  gouver- 
nement de  don  Miguel  n'en  tint  compte.  11  fallut  se  résoudre  à 
vaincre  sa  résistance  par  une  agression  plus  directe  et  plus  impo- 
sante. L'armement  d'une  escadre  fut  prescrit  au  port  de  Toulon. 
Le  contre-amiral  Hugon  conduirait  dans  les  eaux  du  Tage  les  forces 
réunies  dans  la  Méditerrannée  ;  le  contre-amiral  Roussin,  —  le  sou- 


(\)  Voyez,  dans  la  lievue  du  l"""  février  1886,  p.  OU,  la  capture  du  navire  anglais  la 
Cecilia.  L'aspirant  de  première  classe  de  Rabaudy  fut  chargé,  le  13  mars  1808,  de 
conduire  celle  prise  à  IMle-de-France. 


l'expédition  dd  tage.  3d9 

%"enir  de  Rio -Janeiro  le  désignait   d'avance,  —  viendrait  prendre, 
avec  la  direction  supérieure  des  affaires,  le  commandement  en  chef 
de  l'escadre  de  Toulon  en  même  temps  que  celui  de  la  division  de 
blocus.  11  arborerait  à  Brest  son  pavillon  à  bord  du  vaisseau  de  90  ca- 
nons le  Suffren,  magnifique  navire  construit,  sur  un  plan  entière- 
ment nouveau,  par  un  ingénieur  de  grand  mérite,  M.  Leroux.  Quand 
la  triple  jonction  serait  accomplie,  la  flotte  d'opération  ne  comp- 
terait pas  moins  de  quinze  bâtimens  :  six  vaisseaux  de  ligne,  — je  les 
nomme  suivant  le  rang  d'ancienneté  des  capitaines, —  le  Marengo, 
commandant  Maillard  de  Liscourt:  VAlr/énras,  commandant  Moulac  ; 
la  Villc-de-Marseille ,  commandant  de  la  Susse  ;  le  Suffren,  com- 
mandant Trotel  ;  V Alger,  commandant  Leblanc;  le  Trident,  por- 
tant le   pavillon  du  contre-amiral  Hugon,  commandant  Casy  ;  — 
cinq  grandes  frégates  :  la  Pallas,  corumandant  de  Forsans  ;  la  Mel- 
pomène,  commandant  de  Rabaudy;   X  Inde  pendante,  commandant 
Goukitte;  la  Sirène,  commandant  Gharmasson  ;  la  Guerrière,  com- 
mandant Kerdrain;  —  deux  corvettes  à  gaillards:  VÉglé,  comman- 
dant Rafy  ;  la  Diligente,  commandant  Garibou  ;  —  deux  bricks  de 
16  :  le  Hussard,  commandant  Thoulon  ;  \'Endymion,  commandant 
Nonay. 

L'effort  témoignait  enxore  une  fois  de  la  renaissance  de  notre 
marine.  Après  Navarin,  Alger  ;  après  Alger,  le  Tage.  La  France  re- 
paraissait sur  les  mers  dans  tout  son  éclat.  Qu'eût-ce  été  si  les 
bouleversemens  politiques  l'avaient  épargnée!  Les  navires  étaient 
excellons  ;  les  capitaines  avaient  tous  fait  la  guerre,  —  la  grande 
guerre.  —  L'amiral  de  Rigny  venait,  dans  le  Levant,  de  les  re- 
tremper à  son  école.  Ils  unissaient  la  vigueur  de  1812  aux  habi- 
tudes de  bonne  tenue  et  de  régularité  contractées  dans  la  longue 
fréquentation  des  marines  étrangères. 

«  L'affaire  dont  il  s'agit,  écrivait,  le  3  mai  1831,  à  M.  le  comte 
d'Ârgout,  ministre  de  la  marine,  le  général  Horace  Sébastiani,  alors 
ministre  des  affaires  étrangères,  est  exclusivement  française.  En 
conséquence,  le  commandant  des  forces  navales  doit  s'abstenir 
avec  le  plus  grand  soin  d'y  mêler  toute  espèce  de  question  relative 
à  la  situation  intérieure  du  Portugal.  Il  doit  rester  entièrement 
étranger  à  toute  intrigue  directe  ou  indirecte  contre  le  gouverne- 
ment de  ce  pays.  »  Instructions  prudentes,  à  coup  sûr,  mais  in- 
structions tenues  de  rester  avant  tout  secrètes  :  l'opinion  publique 
ne  les  aurait  pas  ratifiées.  L'opinion,  en  1831,  était  acquise  à  tous 
les  insurgés;  elle  entendait  formellement  réserver  ses  applaudis- 
semens  et  son  approbation  aux  faits  d'armes  qui  feraient  sauter  un 
trône. 

L'ordre  de  départ  expédié  de  Paris  parvient  à  Brest  le  9  juin  au 


360  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soir.  Le  Suffren  venait  d'arriver  de  Cherbourg.  Si  le  vent  eût  été 
favorable,  l'amiral  fût  parti  dès  le  lendemain.  Les  navires  à  voiles, 
par  malheur,  sont  obligés  de  compter  avec  le  vent.  Les  impatiences, 
les  anxiétés  commencent.  Je  vais  raconter  l'histoire  d  une  grande 
responsabilité  ;  je  désire  que  ce  soit  une  leçon  profitable  pour  nos 
futurs  officiers-généraux.  Mon  admiration  pour  l'entrée  de  vive  force 
d'une  escadre  française  dans  le  Tage  est  chez  moi  un  héritage  de 
famille.  Mon  père  avait  le  jugement  sûr,  parce  qu'il  avait  le  cœur 
élevé  :  une  basse  jalousie  n'effleura  jamais  son  âme.  Je  l'ai  en- 
tendu maintes  fois  déclarer  que  cette  affaire,  au  fond  peu  sanglante, 
était  un  des  plus  beaux  faits  d'armes,  sinon  le  plus  beau,  qui  ait, 
dans  les  temps  modernes,  illustré  nos  fastes  maritimes.  Il  m'a  fallu 
étudier  de  près  les  difficultés  de  l'entreprise  pour  me  rendre  un 
compte  bien  exact  des  motifs  qui  inspiraient  à  mon  père  cet  en- 
thousiasme, au  premier  abord  excessif.  La  lumière  ne  s'est  faite 
que  peu  à  peu  dans  mon  esprit  :  elle  est  devenue  éclatante  quand 
j'ai  connu  par  ma  propre  expérience  ce  que  comporte  de  doutes 
une  grave  résolution  à  prendre.  Vaincre,  quand  on  s'y  trouve  en 
quelque  sorte  contraint  par  les  circonstances,  a  été  le  lot  de  plu- 
sieurs; aller  volontairement  au-devant  de  l'épreuve,  s'exposer  au 
désastre  pour  conquérir  la  gloire,  n'appartient  qu'à  la  race  des 
Roussin,  des  Nelson  et  des  Suffren. 

«  Je  suis  établi  sur  le  Sujfren  depuis  hier,  écrivait  le  9  juin  au 
matin  l'amiral  Roussin.  Depuis  vingt-quatre  heures,  les  vents  sont 
au  sud-ouest,  le  baromètre  bas.  Je  ne  suis  jamais  allé  à  Lisbonne, 
et  je  le  regrette  fort,  car  c'est  un  grand  avantage  en  toute  chose 
que  diavoir  vu.  Les  hostilités  sont  commencées.  Si  les  Portugais 
ont  un  peu  de  sens,  ils  défendront  l'entrée  du  Tage.  D'où  il  faut 
conclure  d'abord  l'absence  de  pilotes,  si  ce  ne  sont  des  pilotes  arrê- 
tés en  mer  et,  par  conséquent,  peu  sûrs.  »  Le  11  juin,  il  a  pris  con- 
naissance des  dépêches  du  ministre.  Il  répond  par  le  télégraphe  : 
«  Deux  heures  après  la  réception  de  vos  dépêches,  toute  commu- 
nication du  Sujfren  avec  la  terre  a  été  interrompue.  Le  vaisseau 
n'a  plus  qu'à  filer  son  corps  mort.  Le  vent,  qui  avait  passé  à  l'ouest 
dès  le  8,  souffle  encore  de  cette  partie  avec  force.  Il  est  impossible 
d'appareiller.  Soyez  sûr  que  je  saisirai  le  premier  instant  favorable.  » 
Il  le  disait  et  il  devait,  non  pas  seulement  tenir  parole,  mais  trouver 
favorable  un  instant  qui,  dans  l'opinion  de  tous  les  marins,  ne 
l'était  pas. 

Les  ordres  du  ministre  deviennent  d'heure  en  heure  plus  pres- 
sans.  Voici  le  nouvel  avis  qui,  parti  de  Paris  le  15  juin,  à  une  heure 
trente  minutes  du  soir,  sur  les  ailes  du  télégraphe,  parvient  le 
même  jour  à  Brest,  à  quatre  heures  quarante- cinq  minutes   de 


l'expédition  du  tage.  361 

î'après-midi  :  u  A  la  suite  d'une  révolution,  l'empereur  et  l'im- 
pératrice ont  été  forcés  de  quitter  le  Brésil.  Ils  viennent  de  relâ- 
cher à  Cherbourg  sur  une  corvette  anglaise.  Gela  peut  amener 
quelques  changemens  à  Lisbonne  :  cependant  partez.  Je  vous  en- 
verrai, s'il  y  a  lieu,  des  instructions  supplémentaires  par  la  Giier- 
rière.  » 

Partir  1  Le  12  juin,  «  le  vent  est  toujours  grand  frais  de  sud- 
ouest.  »  Le  13  juin,  «il  souffle  de  l'ouest-nord-ouest.  »  Dans  la 
nuit  «calme  plat.  »  Le  l/i,  «  faible  brise  d'ouest-sud-oiiest :  grande 
marée.  »  Il  était  autrefois  de  règle  à  Brest  de  ne  jamais  tenter  de 
franchir  le  goulet,  —  à  moins  qu'on  n'eût  tout  à  fait  vent  sous  vergue 
et  une  brise  bien  étabUe,  —  en  plein  jusant.  La  marée  est  sans 
doute  d'un  puissant  secours  pour  s'élever  au  vent,  quand  le  vent 
est  contraire  ;  seulement,  si  l'on  s'échoue,  pendant  que  la  mer 
baisse,  on  peut  se  considérer  comme  perdu.  La  roche  Mingan  est, 
dans  ce  cas,  bien  autrement  à  craindre  que  les  rochers  de  Scylla 
ou  que  le  gouffre  de  Carybde.  Le  vaisseau  le  Golymin  y  a  disparu; 
la  frégate  V Aurore  a  failli  y  rester.  D'un  autre  côté,  vouloir  refou- 
ler à  la  fois  le  flot,  courant  contraire,  et  le  vent,  n'est  tentative 
permise  qu'à  la  vapeur.  Une  frégate,  une  corvette,  un  brick,  au- 
raient été  enchaînés  au  mouillage.  Qu'attendre  d'un  vaisseau  de 
90  canons,  tout  frais  échappé  du  port,  avec  une  maistrance  incon- 
nue et  un  équipage  novice  1 

Un  de  ces  coups  de  bascule  familiers  au  régime  parlementaire  a 
remplacé  au  ministère  de  la  marine  le  comte  d'Argout  par  le  vice- 
amiral  de  Rigny.  «  Mon  général,  écrit,  le  1/i  juin,  au  nouveau  mi- 
nistre, l'amiral  dont  la  résignation  se  trouve  mise  à  si  rude  épreuve, 
la  plus  insupportable  contrariété  semble  s'attacher  à  nous.  Les 
vents  d'ouest  continuent  depuis  le  8  au  matin,  sans  qu'il  y  ait  eu 
un  seul  moment  d'espoir  de  les  voir  cesser.  Tous  les  meilleurs  pi- 
lotes du  pays  sont  à  bord  :  ils  sont  unanimes  sur  l'impossibilité  de 
sortir,  tant  que  ce  temps  durera.  Je  vois  avec  désespoir  le  temps 
s'écouler.  Je  sais,  par  votre  dépêche  d'hier,  que  l'escadre  de  Toulon 
est  partie  le  9.  Nous  sommes  ici,  les  amarres  à  la  main,  depuis  quatre 
jours.  Rien  ne  peut  exprimer  mon  impatience  et  mon  chagrin.  L'idée 
que  cette  contrariété  peut  faire  manquer  la  mission  m'est  horrible. 
C'est  le  8  que  la  nuahon  de  douze  jours  de  vent  de  nord-est  a 
cessé,  c'est-à-dire  précisément  vingt- quatre  heures  avant  l'arrivée 
de  votre  estafette.  Depuis  ce  moment,  il  n'y  a  même  pas  eu  l'ap- 
parence d'un  temps  favorable.  » 

La  plainte  est  ici  contenue  :  l'amiral  tient  à  garder  le  ton  qui  con- 
vient à  une  dépêche  officielle.  Avec  ses  amis,  il  donnera  un  plus 
libre  cours  à  sa  bile.  Nous  verrons  mieux  ainsi  à  quelles  épreuves 


362  REVUE   DES   DEDX   MONDES, 

le  commandement  en  chef  peut  soumettre  une  âme  inquiète,  une 
âme  soucieuse  au  plus  haut  degré  de  la  moindre  ombre  qui  terni- 
rait sa  réputation.  L'amour-propre,  je  l'ai  déjà  dit  et  je  l'ai  toujours 
pensé,  est  le  grand  ressort  de  la  machine  humaine.  Sans  lui,  les 
rouages,  paresseux  par  nature,  s'endormiraient.  Que  de  souffrances 
pourtant  dans  cette  tension  continue  de  l'esprit  vers  l'approbation 
des  Athéniens!  Combien  le  sentiment  de  la  responsabilité  s'en  ag- 
grave! Jamais  cœur  ne  fut  plus  épris  de  la  gloire  que  celui  de 
l'amiral  Roussin.  Ministre  de  la  marine  en  18/10,  «  il  fut,  nous  ap- 
prend un  de  ses  biographes,  atteint  d'une  débilité  dans  les  jambes, 
résultat  des  fatigues  de  mer,  du  travail  de  cabinet  et  d'une  chute 
malheureuse.  »  Non  !  ce  n'est  pas  la  fatigue,  ce  n'est  pas  le  travail, 
ce  n'est  pas  l'accident  qu'on  en  veut  rendre  responsable,  qui  troubla 
si  profondément  le  système  nerveux  de  l'illustre  amiral.  Il  s'était,  — 
qu'on  me  passe  l'expression,  —  dévoré  toute  sa  vie  :  l'horloge  ne 
pouvait  résister  indéfiniment  à  ces  vibrations  constantes  ;  elle  perdit 
peu  à  peu  l'équilibre.  Les  âmes  froides  sont  heureuses.  Peut-on 
dire  qu'elles  soient  aussi  bien  préparées  aux  grandes  choses  que 
les  âmes  qui  tressaillent  involontairement  au  moindre  appel?  Les 
phrénologistes  ont  voulu  distinguer  l'orgueil  de  Vapjjrobativité. 
L'orgueil  se  contente  de  sa  propre  approbation  ;  l'approbativité  a 
besoin  de  celle  des  autres.  Est-ce  de  l'orgueil,  est-ce  de  l'approba- 
tivité que  vous  découvrirez  dans  la  lettre  tout  intime  que  je  vais 
ici  transcrire  ? 

Le  15  juin  1831,  l'amiral  Roussin  écrit  à  son  ami  le  baron  Tupi- 
nier,  ingénieur  éminent,  administrateur  de  premier  ordre,  à  qui  le 
cousin  germain  de  mon  père,  le  vicomte  Jurien,  a,  depuis  l'année 
1827,  abandonné  de  son  plein  gré  la  direction  des  mouvemens  et 
du  matériel  au  ministère  de  la  marine:  «  Mon  cher  ami,  lui  dit-il, 
avez-vous  quelques  senlimens  de  pitié  dont  vous  ne  sachiez  que 
faire?  Accordez-les  à  un  malheureux  qui,  eût-il  tué  père  et  mère, 
n'aurait  pas  mérité  les  tribulations  que  j'endure  depuis  sept  jours» 
"Vous  figurez-vous  ce  malheureux  enfermé  entre  quatre  planches 
depuis  le  9  du  mois,  l'œil  et  l'âme  attachés  à  la  girouette  maudite 
qui  vient  sans  fin  et  sans  cesse  du  sud-ouest?  Comprenez- vous  un 
homme  dans  ma  position,  cloué  sur  la  rade  par  l'inexorable  vent 
d'ouest?  Jamais  il  ne  m'est  arrivé  pareille  chose;  aussi  en  suis-je 
bouleversé  et  malade.  Après  une  série  de  douze  jours  de  vent  de 
nord-est,  il  est  trop  naturel  d'en  avoir  des  contraires  ;  mais  il  fau- 
drait pour  se  résigner  qu'il  ne  fût  question  que  d'un  voyage  à  Con- 
stantinople.  Quinze  jours  plus  tôt  ou  plus  tard  n'y  feraient  rien. 
Mais  ici!  Je  sais  que  l'escadre  de  Toulon  est  partie  le  9  ;  que  les 
Portugais  perdent  leurs  bâtiraens  de  commerce;  que  l'heure  de 


l'expédition  du  tage.  3(j3 

■don  Miguel  est  sonnée;  que  don  Pedro  est  arrivé  en  France.  Mille 
événemens  peuvent  s'ensuivre.  Par  quelle  fatalité  faut-il  que  je 
sois  retenu  !  Impossible  d'appareiller.  Depuis  le  8,  vent  d'ouest 
opiniâtre  et  forcé  :  il  n'y  a  nulle  chance  de  Longer  un  vaisseau.  Pa- 
tience donc  jusqu'à  la  mort  !  Quand  elle  viendra,  je  serai  bien  maigre, 
car  à  la  lettre  j'enrage.  Nuit  et  jour,  nous  sommes  aux  aguets.  Que 
le  moindre  jour  se  présente,  je  m'y  jetterai  pour  tâcher  de  réparer 
le  temps  perdu.  Faites  des  vœux  pour  moi,  mon  cher  ami;  jamais 
je  n'en  ai  eu  tant  besoin.  Je  vous  embrasse  bien  affectueusement.  » 
Clytemnestre,  tremblez  pour  votre  fille!  Si  le  vent  ne  doit  changer 
qu'à  ce  prix,  on  l'immolera. 

0  Nelson,  votre  grande  âme  n'eût-elle  pas  compati  à  ces  souf- 
frances morales?  Ne  les  avez-vous  pas  maintes  fois  éprouvées?  Ne 
vous  auraient-elles  pas  prématurément  ravi' à  la  ten'e,  si  la  balle 
du  Redonlahle  n'eût  pris  les  devans?  Les  dieux  cependant  se  sont 
laissé  toucher.  Nous  trouvons  ce  post-t^'-riptuni  à'  la  lettre  que  je 
viens  de  reproduire:  «  15  juin,  huit,  heures  du  soir  :  Renfort  de 
vent  de  sud-ouest.  Déluge  de  pluie.  —  Tempête.  —  A  demain.  » 
C'est  la  crise  :  espérons. 

«  Le  16  juin,  écrit  au  ministre  l'amiral  aflranchi  par  un  coup 
d'audace  de  ses  entraves,  le  vent  d'ouest  me  parut  maniable;  le 
baromètre  ne  baissait  pas  ;  la  saison  n'était"  pas>  rigoureuse  :  je  fis 
appareiller  à  sept  heures  du  matin.  Nos  efforts  réussirent;  Le^  vais- 
seau ne  manqua  pas  une  seule  évolution.  A  dix  heures  du  soir,  sur 
notre  trente  et  unième  bordée  depuis  le  départ  de  la  rade,  nous 
doublâmes  Ouessant.  » 

Trente  et  un  viremens  de  bord  dans  l'iroise,  trente  et  une  évo- 
lutions de  jour  et  de  nuit,  au  milieu  de  tant  de  rochers  et  d'écueils, 
à  une  époque  où  le  phare  de  Saint-Mathieu  éclairait  seul  les  passes, 
<îe  n'est  pas,  on  en  conviendra,  une  entrée  en  campagne  ordinaire. 
11  n'y  a  que  mon  ami,  le  commandant  Grasset,  —  aujourd'hui 
contre-amiral,  —  qui  ait  renouvelé  ce  tour  de  force,  mais  il  l'a 
renouvelé  sur  une  frégate.  Et  puis  tout  le  monde  n'a  pas  le  coup 
d'oeil  et  le  sang-froid  du  capitaine  de  la  Résolue  ! 

Que  l'amiral  Decrès  avait  donc  raison  quand  il  écrivait  :  «  Dési- 
gnez-moi, pour  commander  la  Gloire,  un  officier  qui  revienne  de 
ritide!  »  J'aurais  pourtant  préféré  encore,  si  j'eusse  été  le  ministre 
de  l'empereur,  un  officier  revenant  de  la  Manche  ou  de  la  Mer  du 
Nord.  Voilà,  suivant  moi,  la  grande,  la  bonne  école!  Ma  voix,  de- 
puis seize  ans,  crie  dans  le  désert  :  on  était  trop  occupé  du  Tônkin. 
Une  autre  voix,  bien  plus  autorisée,  celle  du  commandant  Bouvet, 
fut-elle,  en  d'autres  temps,  mieux  écoutée?  «  Je  voudrais,  procla- 
mait,  en  182!l,  l'ancien  capitaine  de  YArétlnise,   que  nul  ne  fût 


36^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

admis  dans  le  corps  des  officiers  de  la  marine  royale,  s'il  ne  justi- 
fiait avoir  navigué  pendant  trois  années  au  cabotage  et  s'il  ne  pou- 
vait répondre  d'une  manière  satisfaisante  à  un  examen  sévère  sur 
la  pratique  des  côtes  de  France,  sur  l'entrée  des  ports,  sur  les  sondes 
des  passes  et  des  baies,  sur  les  mouillages.  »  On  traita  le  héros  de 
l'Inde  de  barbare  : 


Barbarus  hic  ego  sum,  quia  non  intelligor  illis. 

Bouvet,  au  fond,  ne  demandait  que  ce  que  les  Anglais  ont  mis 
en  pratique  depuis  le  temps  d'Edouard  IV.  Je  serais  curieux  de 
comparer  les  examens  des  mid^ldpmen  de  la  reine  à  ceux  de  nos 
aspirans.  Non,  certes,  que  je  veuille  déprécier  le  moins  du  monde 
notre  vaillant  corps  d'officiers,  mais  il  faut  toujours  avoir  en  vue 
ses  plus  sérieux  adversaires  et  chercher  à  pénétrer  quelles  ont  été 
les  causes  de  leurs  succès. 

Etre  hors  de  l'Iroise,  c'est  déjà  un  grand  point.  La  route,  néan- 
moins, est  encore  longue,  pour  peu  que  le  vent  soit  contraire, 
d'Ouessant  à  Lisbonne.  «  Le  vent,  poursuit  le  coHtre-amiral  Roussin, 
ne  s'améliorait  pas.  La  nuaison  de  sud-ouest  continua  son  cours 
les  jours  suivans.  Le  2*2  juin,  nous  n'étions  encore  qu'à  70  lieues 
dans  le  nord-ouest  de  Brest.  Enfin,  après  vingt-quatre  heures  de 
calme,  la  brise  se  leva  du  nord,  et,  le  25  à  midi,  je  me  trouvai  à 
vue  des  îles  Barlingues,  d'où  je  portai  sur  le  cap  la  Roque.  Je  me 
maintins  à  petits  bords  pendant  la  nuit.  Le  lendemain  26,  je  com- 
muniquai avec  le  capitaine  de  vaisseau  de  Rabaudy.  Il  me  rendit 
compte  qu'il  avait  expédié  la  veille  la  seizième  prise  portugaise  ; 
que,  le  16,  il  avait  envoyé  à  Brest  la  corvette  la  Diligente  pour  y 
déposer  les  prisonniers  et  y  refaire  des  vivres.  » 


IV. 


Il  s'est  trouvé  des  gens  pour  qualifier  l'entrée  de  l'amiral  Roussin 
dans  le  Tage  de  «  succès  facile.  »  Oui,  facile,.,  comme  la  décou- 
verte du  iNouveau-Monde  ;  il  fallait  seulement  avoir  le  courage  de 
l'essayer.  C'est  à  ce  courage  que  je  veux  rendre  hommage.  Je  tiens 
à  mettre  nos  jeunes  officiers  en  présence  de  tous  les  doutes,  de 
tous  les  scrupules  qui  assiégèrent,  pendant  près  d'un  mois,  l'es- 
prit d'un  des  hommes  de  guerre  les  plus  résolus  qu'ait  possédés 
notre  marine.  Ils  apprendront  ainsi  ce  qu'il  convient  d'entendre 
par  ce  grand  mot  qui  résume  toute  la  science  et  toutes  les  épreuves 


l'expédition  du  tage.  365 

du  commandement  :  la  responsabilité.  Ce  que  je  leur  offre  ici  n'est 
autre  chose  que  le  journal  de  bord  de  l'amiral  Roussin,  de  l'amiral 
conférant  avec  lui-même,  attestant,  par  un  document  qui  ne  fut 
jamais  destiné  à  voir  le  jour,  les  phases  que  sa  détermination  a  tra- 
versées, avant  d'aboutir  à  l'acte  de  vigueur  dont  il  importe  de  per- 
pétuer le  souvenir. 

Que  savait-on  de  l'entrée  du  Tage,  quand  l'amiral  Roussin  reçut 
l'ordre  de  la  forcer,  si  l'obstination  du  gouvernement  portugais  lui 
en  démontrait  la  nécessité?  On  savait  qu'en  lSO(i  et  en  1807,  le 
contre-amiral  sir  Sidney  Smith,  celui-là  même  dont  Napoléon  disait 
à  Sainte-Hélène  «  qu'il  lui  avait  fait  manquer  sa  fortune,  »  s'était, 
quand  nous  occupions  Lisbonne,  borné  à  la  bloquer.  Depuis  cette 
époque,  les  défenses  du  Tage  étaient,  d'un  consentement  unanime, 
réputées  «  inexpugnables.  »  On  ne  discutait  plus  la  question.  Outre 
ce  renseignement,  si  positif  dans  sa  concision,  le  ministère  n'avait  à 
communiquer  au  commandant  de  nos  forces  navales  que  des  rapports 
d'émigrés.  Personne  n'ignore,  je  pense,  que  les  rapports  d'émigrés 
doivent  toujours  être  tenus  pour  suspects.  Les  émigrés,  —  je  ne 
les  en  blâme  pas,  —  aplanissent  à  dessein  les  difficultés  devant 
l'étranger  qu'ils  veulent  engager  à  tout  prix.  Un  échec  ne  pourra 
que  leur  garantir  plus  sûrement  encore  le  concours  dont  ils  ont 
besoin. 

L'embouchure  du  Tage  est  comprise  entre  le  fori  Saint-Julien, 
bâti  sur  la  terre  ferme,  et  le  fort  de  Bugio,  élevé  sur  un  îlot  complè- 
tement isolé  du  rivage.  Cette  embouchure  a  un  mille  trois  quarts  de 
large,  —  3,241  mètres,  de  16  à  17  encablures  à  peu  près.  L'es- 
pace navigable  se  trouve  singulièrement  rétréci  par  deux  bancs  qui 
se  prolongent  sous  l'eau  dans  la  direction  du  sud-ouest,  dange- 
reux récifs  dont  la  présence  n'est  signalée,  même  à  marée  basse, 
que  par  les  remous  du  fleuve.  Ces  deux:  traînées  de  roches  et  de 
sable  portent  le  nom  de  Cachopo  du  nord  et  de  Cachopo  du  sud. 
Entre  le  Cachopo  du  nord  et  le  fort  Saint-Julien,  il  existe  une  passe, 
—  la  petite  passe,  —  large  de  deux  encablures,  prolonde  de  10  et 
11  mètres,  très  courte,  par  conséquent  très  facile  à  franchir,  pourvu 
que  le  vent  soit  franc,  bien  établi,  et  qu'il  souille  de  l'arrière.  Le 
chenal  du  sud  est  la  grande  porte  du  Tage.  La  profondeur  de  l'eau 
s'y  maintient,  pendant  tout  le  parcours,  entre  13  et  20  mètres.  Cette 
passe,  —  la  grande  passe,  —  où  peuvent  s'engager,  de  tout  temps 
et  en  pleine  confiance,  les  plus  forts  vaisseaux  de  ligne,  conserve, 
jusque  dans  sa  partie  la  plus  étroite,  une  largeur  d'un  mille  marin 
au  moins.  La  longueur  du  mille  marin  est  de  1,852  mètres. 

Le  fort  Saint-Julien,  la  tour  de  Belem,  la  ville  de  Lisbonne,  occu- 
pent la  rive  droite  du  fleuve.  Du  fort  Saint-Julien  à  la  tour  de  Be- 


Z66  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lem,  on  compte  un  peu  plus  de  cinq  railles;  de  la  tour  de  Belem 
aux  quais  de  la  ville,  moins  de  quatre.  Contenu  par  les  hautes  fa- 
laises de  la  rive  gauche,  le  fleuve  se  resserre,  dès  qu'on  a  dépassé 
Belem  :  il  s'épanouit,  au  contraire,  à  la  hauteur  de  Lisbonne,  pas- 
sant soudain  des  dimensions  d'un  canal  large  d'un  mille  à  peine 
à  celles  d'un  bassin  d'une  capacité  de  11,000  hectares. 

Quant  aux  défenses  militaires,  elles  étaient  formidables  ou  mé- 
prisables, suivant  les  dépositions  auxquelles  on  prêtait  l'oreille.  Les 
uns  évaluaient  à  300  bouches  à  feu  l'armement  des  forts  et  des 
batteries  échelonnés  sur  la. rive  droite;  ils  pensaient  que  la  rive 
gauche  où  s'élevait  la  vieille  tour,  —  Torre-Velha,  —  ne  devait  pas 
être  moins  bien  pourvue  d'ouvrages  et  d'artillerie.  «  Le  général 
Junot,  disaient-ils,  pendant  l'occupation  française,  s'était  hâté  de 
multiplier,  avec  le  concours  de  ses  officiers  du  génie,  d'artillerie, 
de  marine,  les  moyens  de  défense,  déjà  très  grands,  du  Tage. 
Mouillée  devant  Lisbonne,  l'escadre  serait  dominée  de  tous  côtés, 
et  elle  aurait  une  armée  de  12,000  hommes  au  moins  en  présence. 
Cette  armée  n'était  pas  à  dédaigner  :  elle  avait  été  organisée, 
exercée,  depuis  1806,  par  des  officiers  anglais  ;  elle  avait  fait  avec 
distinction  toutes  les  campagnes  de  la  Péninsule  sous  le  duc  de 
Wellington.  » 

A  en  croire  d'autres  témoignages,  cet  appareil,  si  redoutable  en» 
apparence,  n'était  que  pur  mirage.  «  Il  serait  déplacé,  écrivait  un 
colonel  portugais  réfugié  en  France,  de  parler  de  Gascaës,  ville  de 
guerre  à  5  lieues  ■  de  Lisbonne,  située  sur  le  revers  méridional  de 
la  montagne  de  Rocca,  ainsi  que  des  petits  forts  et  des  redoutes 
placés  le  long  du  rivage,  depuis  le  cap  du  même  nom  jusqu'à 
Saint-Julien.  C'est  à  Saint-Juhen  seulement  que  commence  la  dé- 
fense de  Lisbonne.  Si  l'on  considère  l'emplacement  et  la  mauvaise 
disposition  de  toutes  les  fortifications  qui  défendent  les  deux  rives 
du  Tage,  leur  élévation  au-dessus  de  la  mer,  les  défauts  de  leur 
tracé,  la  hauteur  énorme  des  profils,  la  grandeur  extraordinaire  des 
embrasures,  la  mauvaise  construction  des  affûts,  la  vétusté  des  ca- 
nons, presque  tous  en  fer,  et  surtout  le  peu  de  dévoûment  des  sol- 
dats d'artillerie  et  du  génie,  privés  de  leurs  meilleurs  officiers,  je 
suis  tenté  de  croire  que  les  seules  difficultés  réelles  pour  forcer 
l'entrée  du  Tage  proviendront  des  bancs  de  sable  et  des  rochers 
qui.  en  barrent  l'ouverture.   » 

Entre  ces  deux  opinions,  probablement  extrêmes  l'une  et  l'autre, 
l'amiral  Roussin  se  sentait  incliné  à  donner  sa  confiance  à  celle  qui 
flattait  le  plus  son  courage.  La  crainte  des  batteries,  quel  qu'en  pût 
être  le  nombre  et  la  force,  ne  l'arrêterait  pas  ;  il  ne  s'inquiétait  que 
des  obstacles  naturels.  En  revanche,  il  s'en  inquiétait  beaucoup,  et 


l'expédition  du  tage.  367 

certes,  marin  comme  il  l'était,  il  en  avait  le  droit.  Le  souvenir  du 
combat  du  Grand-Port  demeurait  profondément  gravé  dans  son 
esprit  :  il  se  promettait  bien  de  ne  pas  renouveler  la  faute  des 
Anglais. 

«Je  veux,  écrivait-il  rou  fidentiellemcnt  au  ministre,  le  27  juin, 
réfléchir  devant  vous  à  l'affaire  qui  m'amène  ici.  Elle  est  assez 
grave  pour  m'occuper  exclusivement,  et  je  suis  persuadé  qu'elle 
ne  vous  occupe  pas  moins.  Je  vous  en  parlerai  donc  sans  autre 
préambule  que  celui-ci  :  si  je  pouvais  supposer  que  qui  que  ce 
soit  pût  attribuer  à  un  motif  suspect  l'examen  que  je  vais  faire  des 
difficultés  de  l'entreprise,  je  ne  dirais  pas  un  seul  mot;  mais,  chargé 
et  responsable  d'une  opération  où  il  s'agit  de  l'honnenrde  la  France, 
je  dois  compter  pour  rien  mes  susceptibilités  personnelles.  Je  com- 
mence par  répéter  que  je  crois  possible  le  forcement  des  passes 
du  Tage  av€c  des  vaisseaux.  Il  est  impossible  de  ne  pas  admettre 
qu'avec  un  vent  fait  de  l'arrière,  secondé  par  un  courant  de  flot 
bien  établi  et  un  temps  qui  permette  de  voir  devant  soi,  —  car  il 
ne  faut  pas  compter  sur  des  pilotes,  —  une  ligne  de  vaisseaux 
puisse,  à  la  condition  d'en  sacrifier  peut-être  quelques-uns,  franchir 
ces  passes,  malgré  les  obstacles  militaires  et  naturels  qu'elles  pré- 
sentent. 

'  «  Ce  fait  posé,  il  faut  voir  quelles  chances  on  a  de  réunir  les  con- 
ditions nécessaires.  La  première,  celle  des  vents  du  nord-ouest  au 
sud-sud-ouest,  «st  extrêmement  rare  dans  les  mois  de  juin,  juillet 
et  août.  Durant  cette  partie  de  l'année,  il  y  a  des  nuaisons  entières 
de  vents  du  nord-est  au  nord,  sans  aucune  variation.  Il  se  pourra 
donc  que,  sous  ce  rapport,  l'escadre  trouve  un  obstacle  invincible, 
au  moins  pour  longtemps.  Or,  le  long  temps  employé  à  croiser 
dans  ces  parages,  avec  une  escadre  nombreuse,  équivaut,  à  bien 
peu  près,  à  une  impossibilité  cimplète,  à  cause  des  avaries  inévi- 
tables. La  condition  du  vent  de  l'arrière  est  pourtant  de  rigueur. 
D'après. tous  les  renseignemens  que  je  reçois  des  hommes  du  pays, 
je  trouve  que  :  «  soit  qu'on  prenne  la  petite  passe ,  soit  qu'on 
prenne  la  grande,  il  arrive  que  tous  ^es  vents  dans  lesquels  il  entre 
du  nord  nordis;<ent  de  plus  en  plus  en  avançant  dans  le  goulet.  Ils 
deviennent  nord-est  en  dedans  du  fort  Saint-Julien,  et,  par  consé- 
quent, trop  près  quand  on  vient  par  la  petite  passe,  tout  à  fait  debout 
quand  on  entre  par  la  grande.  Conclusion  :  il  faut  absolument  des 
vents  sous  vergue,  c'esi-à-dire  du  nord-ouest  au  sud-ouest,  car  si 
les  forts  ne  sont  pas  un  obstacle  absolu,  ce  n'est  sans  doute  qu'au- 
tant qu'il  ne  faut  pas  faire  évoluer  des  vaisseaux  sous  leurs  feux  croi- 
sés. Dans  ce  cas,  on  ne  pourrait  compter  sur  un  virement  de  bord. 
Si  le  vent  manque  ou  haie  de  l'avant  sous  le  fort  Saint-Julien,  le 


368  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

salut  du  vaisseau  est  sans  espoir,  mouillât-il  toutes  ses  ancres,  à 
cause  du  fond  de  roche  et  du  remous  qui  rapporte  tout  le  flot  des 
deux  passes  sur  la  pointe  nord-est  du  Gachopo  du  nord.  Si  l'on 
n'avait  qu'à  sacrifier  le  premier  vaisseau  engagé  dans  cette  situa- 
tion, soit  par  démâtage,  échouage  ou  saute  de  vent,  on  devrait  y 
souscrire;  mais  ce  vaisseau  démâté,  échoué  ou  mouillé, obstruerait 
en  grande  partie  le  passage  fort  étroit.  Qu'un  abordage  ait  lieu  par 
le  vaisseau  suivant,  tout  le  reste  est  arrêté,  et,  en  définitive,  on 
ne  passe  point. 

«  Ce  raisonnement  sur  la  petite  passe  s'applique  encore  mieux  à  la 
grande,  qui  serait  sous  le  vent.  Une  semblable  perspective  donne  à 
réfléchir.  Quant  aux  obstacles  qui  succèdent  au  fort  Saint-Julien,  on 
s'accorde  à  les  signaler  comme  très  inférieurs  aux  premiers.  Les 
forts  intérieurs  sont  plus  ou  moins  vicieux,  mal  placés,  négligés, 
en  y  comprenant  même  ceux  de  Belem.  Saint-Julien  et  Bugio  sont 
la  clé  du  Tage  et  de  Lisbonne.  Jusqu'ici,  personne  ne  l'a  encore 
forcée  ;  ce  qui  indique  au  moins  qu'elle  ne  manque  pas  de  sûreté. 
II  y  a  donc  ici,  mon  général,  chance  de  perdre  une  escadre.  Je  dis 
perdre^  car,  s'il  ne  s'agissait  que  de  coups  de  canon  à  centaines, 
nous  n'en  parlerions  pas  :  nous  passerions  assurément.  Mais,  si 
nous  ne  passons  pas!  J'y  réfléchirai  encore  beaucoup.  Tout  ce  que 
je  puis  vous  affirmer  aujourd'hui,  c'est  qu'aucun  des  grands  inté- 
rêts que  vous  m'avez  confiés  ne  souffrira.  »  Voilà  quelles  étaient 
les  préoccupations  des  Ruyter,  des  Nelson,  des  Roussin.  La  vapeur 
est  venue  affranchir  nos  amiraux  de  ces  entraves.  11  en  reste  d'au- 
tres. Si  l'on  n'a  forcé,  ni  en  1870  ni  en  1871,  l'entrée  de  la  Jahde, 
il  y  avait  probablement  pour  cela  de  bonnes  raisons.  L'opinion  pu- 
blique s'étonne  peut-être  encore  d'une  inaction  dont  elle  apprécie 
mal  les  motifs.  Quand  les  amiraux  réfléchissent,  l'opinion  publique 
ferait  bien,  à  son  tour,  de  réfléchir  un  peu.  Malheureusement,  ce 
n'est  guère,  dans  notre  pays  surtout,  son  habitude. 

Nous  possédons  un  établissement  où  les  ministres  devraient  pou- 
voir aller  puiser  des  renseignemens  certains  pour  toutes  les  cam- 
pagnes et  pour  toutes  les  entreprises.  Cet  établissement  se  nom- 
mait autrefois  le  dépôt  général  des  cartes  et  plans  de  la  marine.  Il 
a  pris,  je  ne  sais  trop  pourquoi,  le  nom  de  «  direction  du  service 
hydrographique.  »  A-t-on  voulu  restreindre  ses  attributions  ?  Ce  se- 
rait un  tort,  suivant  moi.  Je  proposais,  en  1871,  d'y  faire  dépouil- 
ler, analyser^itous  les  journaux  de  bord,  non  pas  seulement  au  point 
de  vue  météorologique,  comme  on  parut  malheureusement  le  com- 
prendre, mais  dans  un  dessein  bien  autrement  large.  J'aurais  voulu 
que  toute  expédition  projetée  trouvât  au  sein  de  ce  dépôt,  dont 
j'étais  alors   le  directeur,  des  documens  qu'on  a  toujours  quelque 


l'expédition  du  tage.  369 

peine  à  se  procurer  quand  le  temps  presse  :  si  nos  vaisseaux  de- 
vaient jamais  être  appelés  à  opérer  de  nouveau  dans  la  Baltique  ou 
dans  la  Mer  du  Nord,  qu'on  ouvre  les  armoires  où  j'ai  fait  renfer- 
mer le  travail  de  condensation  dont  M.  le  capitaine  de  frégate  de 
Latour-Dupin  consentit  à  se  charger  sur  mon  invitation  :  il  en  sor- 
tira, je  l'affirme,  des  renseignemens  du  plus  haut  prix. 

On  ne  saurait  conjecturer  à  l'avance  sur  quel  point  les  courans 
variables  de  la  politique  pourront  un  jour  ou  l'autre  appeler  l'inter- 
vention de  nos  escadres.  Il  est  donc  d'un  sérieux  intérêt  de  mettre 
en  réserve,  pour  les  divers  parages  du  globe,  un  aperçu  général  des 
obstacles  matériels  que  rencontrerait  telle  mission  invraisemblable 
à  l'heure  où  les  regards  sont  tournés  vers  de  tout  autres  points  de 
l'horizon.  Cette  précaution  eût  probablement  prévenu  des  illusions 
dont  les  conséquences  devaient  être  funestes,  à  l'époque  où  fut  ré- 
solu l'envoi  d'un  corps  expéditionnaire  au  Mexique.  Quoi  de  plus 
sincère  qu'un  journal  de  bord?  Sébastien  Cabot  pressentit  le  pre- 
mier le  parti  qu'on  pourrait  tirer  de  ces  impressions  notées  au  jour 
le  jour.  Tous  les  journaux  de  bord  ne  sont  pas  tenus  avec  le  soin 
que  l'amiral  Roussin  apportait  à  l'enregistrement  du  moindre  évé- 
nement de  mer.  A  qui  la  faute,  si  ce  n'est  à  nous,  qui  laissons  ces 
précieux  papiers  s'entasser  dans  les  majorités  des  ports,  sans  que 
personne  ait  la  faculté  ou  le  désir  d'y  jeter  les  yeux?  Je  voudrais 
qu'au  retour  de  chaque  campagne,  les  journaux  de  la  timonerie  et 
ceux  des  officiers  fussent  expédiés  à  Paris,  qu'une  sérieuse  analyse 
en  fût  faite,  qu'un  rapport  fût,  à  ce  sujet,  adressé  au  ministre,  pro- 
voquant immédiatement  l'éloge  ou  le  blâme.  Vous  verriez  bientôt 
quelle  masse  d'indications,  portant  sur  tous  les  sujets,  sur  tous  les 
détails,  viendrait  insensiblement  uempîir  vos  cartons. 

Je  suis  bien  convaincu,  —  permettez-moi  d'en  faire  ici  la  re- 
marque, —  que  nos  ports,  que  nos  rades,  constamment  visités  par 
l€s  étrangers,  ne  l'ont  pas  été  sans  fruit.  L'amiral  Roussin  regret- 
tait de  n'avoir  pas  vu  Lisbonne.  D'autres  yeux  que  les  siens  au- 
raient dû  avoir  vu  pour  lui  :  ses  anxiétés  en  eussent  sans  doute  été 
de  beaucoup  diminuées,  «  Nous  avons,  me  dira-t-on,  les  rapports 
des  capitaines.  »  Je  n'ai  pas  confiance  dans  les  rapports.  Il  y  a  là 
trop  de  style.  Si  ces  rapports  sont  succincts,  ils  ne  disent  pas  assez; 
s'ils  sont  longs,  on  ne  les  lit  pas.  Je  ne  veux  avoir  foi  que  dans  les 
journaux  de  bord.  Les  journaux  de  la  timonerie  et  ceux  des  officiers 
constatent  ce  qui  s'est  passé  de  quatre  heures  en  quatre  heures. 
C'est  de  la  photographie  maritime. 

Les  hostilités,  cependant,  étaient  ouvertes.  Le  capitaine  de  Ra- 
baudy  n'avait  pas  seul  fait  acte  de  guerre,  en  arrêtant  les  bâtimens 
de  commerce  portugais  ;  l'amiral  Roussin,  quelques  jours  après  son 

TOME  LXXXIV.  —  1887.  2k 


370  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

arrivée,  canonnait  une  forteresse.  C'est  ainsi  qu'il  entendait  «  as- 
surer son  pavillon.  »  Je  laisserai  ici  parler  son  propre  journal,  ce 
mémento  où  il  consignait  chaque  soir  ses  actes  et  ses  impressions  : 
«  Le  jeudi  30  juin,  écrit-il,  vu  la  terre  de  Portugal,  à  trois  lieues, 
—  cap  la  Roque;  —  approché  jusqu'à  trois  milles,  —  mis  en  panne, 
à  cause  d'une  brume  épaisse  qui  borne  la  vue.  —  Les  corvettes  re- 
çoivent l'ordre  d'aller  chercher  des  pilotes  parmi  les  pêcheurs.  — 
A  neuf  heures,  on  aperçoit  un  trois-mâts  devant  nous,  tout  à  fait  à 
terre.  —  II  est  Portugais.  —  Le  Hussard  est  de  l'avant;  il  le  ca- 
nonne,  mais  de  trop  loin.  —  Le  trois-mâts  serre  la  côte,  de  ma- 
nière à  toucher  légèrementsur  la  pointe  ducapRazo.  —  Il  gagne  la 
terre  néanmoins,  et  se  dirige  sur  le  fort  Sainte-Marthe  et  sur  la  cita- 
delle de  Gascaës.  Il  va  mouiller  sous  cette  forteresse.  Le  Hussard 
prend  le  large.  —  Le  Suffren  prolonge  sa  route  sur  le  navire  étranger. 
Parvenu  devant  le  fort,  il  se  trouve  un  peu  trop  sous  le  vent  pour 
le  combattre  et  atteindre  le  bâtiment  portugais  mouillé.  Je  reprends 
tribord  amures,  —  vent  du  nord  et  nord-nord-ouest.  —  Quand  je 
suis  assez  au  vent,  je  revire  et  viens  combattre  le  fort  à  demi-portée, 
le  navire  à  150  toises.  —  Le  fort  tire  sur  nous.  Les  boulets  nous 
dépassent  de  300  toises,  —  Le  fort  fait  usage  de  peu  de  ses  pièces, 
faute  de  monde,  sans  doute,  car  il  a  beaucoup  de  canons.  Nos  bou- 
lets lui  arrivent  en  grand  nombre.  —  Le  Portugais  amène,  —  Un 
canot  et  deux  officiers  vont  à  son  bord  et  s'en  emparent.  —  Nous 
continuons,  le  fort  et  nous,  à  nous  canonner.  Quand  nous  l'avons  dé- 
passé, la  Melpomène  nous  imite  et  combat  à  son  tour.  Nous  revi- 
rons pour  nous  élever  de  nouveau  au  vent  et  serrer  encore  une  fois 
le  fort  à  la  même  distance.  —  Le  bâtiment  portugais  file  sa  chaîne, 
appareille  et  nous  rallie,  —  Après  avoir  reviré  une  troisième  fois  sur 
le  fort,  nous  le  laissons  et  prenons  le  large  avec  notre  prise.  C'est 
le  Wellington  de  hbO  tonneaux,  venant  de  Bahia,  chargé  de  sucre, 
coton,  cuirs,  etc.,  parti  le  16  avril  1831,  Je  lui  donne  un  équipage 
et  l'expédie  pour  Brest.  —  Fait  signal  de  satisfaction  à  la  Melpo- 
mène. —  Beaucoup  de  nos  boulets  ont  touché  le  fort.  Les  boulets 
du  fort  nous  ont  tous  beaucoup  dépassés  ;  un  seul  nous  a  touchés 
sans  accident.  —  Le  fort  m'a  paru  manquer  de  monde,  mais  il  a  au 
moins  100  pièces.  C'est  le  fort  Santa-Martha  et  le  fort  San-Antonio- 
da-Guia.  C'est  une  citadelle  à  plusieurs  rangs  de  batteries.  » 

De  vaisseau  à  forteresse,  il  se  passe  souvent  des  choses  éton- 
nantes. Voici  ce  que  j'ai  vu  devant  Sébastopol,  au  mois  d'octobre 
1854.  Un  brick  de  commerce  autrichien,  chargé  de  foin  pour  le 
compte  des  Anglais,  part  un  matin  du  mouillage  de  la  Katcha  pour 
se  rendre  à  Balaklava,  Le  vent  était  court,  la  brise  faible  :  le  cou- 
rant rapproche  peu  à  peu  le  navire  de  la  côte.  Le  capitaine  veut 


l'expédition  du  tage.  371 

prendre  la  bordée  du  large;  il  manque  deux  fois  de  suite  à  virer. 
Les  forts  de  Sébastopol  ouvrent  le  feu.  Capitaine  et  équipage  s'em- 
barquent dans  la  chaloupe  qui  était  à  la  traîne  et  abandonnent  le 
brick  à  son  sort.  Plus  de  100  canons  foudroient  le  navire  déserté , 
le  foudroient  sans  l'atteindre.  Les  Russes  cependant  tiraient  bien. 
Le  brick,  impassible,  les  perroquets  hauts,  les  basses  voiles  amu- 
rées,  continue  majestueusement  sa  route,  sous  les  bordées  de  fer 
qui  redoublent.  Il  va  s'échouer  doucement,  la  proue  à  terre,  sur 
un  lit  d'algues  et  de  sable,  au  fond  d'une  petite  anse  couverte  par 
le  monticule  de  la  quarantaine.  La  Fortune  a  conduit  cet  aveugle 
par  la  main.  Les  Russes  ne  l'aperçoivent  plus  :  ils  le  savent  là  pour- 
tant, et  s'acharnent  à  faire  pleuvoir  leurs  projectiles  dans  la  baie, 
au  jugé.  Nous  allâmes  sur-le-champ  le  visiter.  Trois  obus  seule- 
ment l'ont  touché.  L'un  a  troué  le  grand  perroquet;  le  second  a 
traversé  la  guibre;  le  troisième  est  venu  mourir,  sans  éclater,  au- 
près de  la  claire- voie  du  pont.  JNous  attendîmes  la  nuit  pour  alléger 
ce  brick  si  visiblement  protégé  par  la  Providence,  et  parvînmes  sans 
grand'peine  à  le  remettre  à  flot.  La  manœuvre  fut  habilement  et  intré- 
pidement conduite  par  un  des  aides-de-camp  de  l'amiral ,  le  lieutenant 
de  vaisseau  Giovanetti.  Le  brick,  dès  qu'il  flotta, — onlui  avait  rendu 
son  capitaine  et  ses  matelots, —  reprit  tranquillement  sa  route  vers  Ba- 
laklava.  Si  le  capitaine  était  resté  à  bord,  il  serait  aujourd'hui  rangé 
parmi  les  héros.  Il  est  vrai  que  ce  capitaine  n'eût  peut-être  pas 
aussi  bien  gouverné  que  le  hasard.  L'entrée  de  l'anse  était  étroite, 
difficile  à  saisir  :  le  meilleur  timonier  pouvait  la  manquer. 

Le  contre-amiral  Roussin,  en  vertu  du  vœu  formellement  exprimé 
par  le  ministre,  demeurait,  tout  placé  qu'il  fût  à  la  tête  d'une 
escadre,  le  préfet  maritime  titulaire  du  port  de  Brest.  Le  contre- 
amiral  Le  Coupé,  major-général,  le  remplaçait  pendant  son  absence. 
L'amiral  Roussin  adressa,  le  1"  juillet,  à  l'officier-général  qui  le  sup- 
pléait, la  dépêche  suivante  :  «  Mon  cher  général,  je  vous  envoie 
une  assez  belle  prise  que  je  viens  de  faire  à  la  pointe  de  l'épée. 
Elle  s'était  réfugiée  sous  les  forts,  où  nous  sommes  allés  la  cher- 
cher et  la  prendre.  Nous  avons  échangé  un  certain  nombre  de  coups 
de  canon  qui  ont  ruiné  pas  mal  de  pièces.  Les  Portugais  ont  été 
moins  adroits.  L'escadre  de  Toulon  a  été  aperçue  au  cap  Saint- 
Vincent,  il  y  a  cinq  ou  six  jours,  mais  le  vent  de  nord-est,  forcé 
comme  à  l'ordinaire,  s'oppose  au  ralliement  aussi  bien  qu'à  d'autres 
opérations.  » 

V. 

Partie  de  Toulon  le  8  juin,  cette  division,  attendue  avec  impa- 
tience le  l^""  juillet,  était  plus  qu'un  renfort;  elle  constituait,  à  elle 


372  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

seule,  toute  la  solidité  de  la  force  navale  mise  à  la  disposition  de 
Tamiral  Roussin.  Rien  n'eût  été  possible  sans  son  concours.  Les 
vaisseaux  de  ligne  qui  la  composaient  provenaient  de  l'ancienne 
escadre  du  Levant.  Ce  n'étaient  donc  pas  des  vaisseaux  novices, 
mais  des  vaisseaux  lentement  exercés,  formés  à  la  meilleure  des 
écoles.  L'amiral  de  Rigny  se  réservait,  quand  viendrait  la  discus- 
sion du  budget,  de  le  faire  remarquer  à  la  chambre.  Ce  fut  son 
grand  argument,  lorsqu'il  lui  fallut  emporter  d'assaut  le  maintien 
en  principe  d'une  escadre  d'évolutions  permanente.  Importante 
conquête  dont  nous  sommes  redevables  à  la  sagacité  d'un  ministre 
hors  ligne  et  au  succès  presque  invraisemblable  de  l'expédition  du 
Tage! 

Ce  qui  rehaussait  encore  la  valeur  de  ce  puissant  secours,  c'est 
qu'il  était  amené  par  un  officier-général  réputé  à  bon  droit  un  de 
nos  meilleurs  hommes  de  mer  et  de  guerre,  par  l'ancien  comman- 
dant de  la  frégate  VArvnde,  de  cette  frégate  que  les  Anglais  sa- 
luaient, à  Navarin,  de  leurs  acclamations,  par  le  contre-amiral  baron 
Hugon.  Né  à  Granville,  inépuisable  pépinière  de  marins,  le  31  jan- 
vier 1783,  Gaud-Amable  Hugon  touchait  alors  à  la  cinquantaine.  11 
conservait  encore  toute  sa  verdeur.  Sous  des  dehors  un  peu  rudes, 
ce  vétéran  des  campagnes  de  l'Inde  cachait  un  grand  fonds  d'in- 
struction et  une  bonhomie  souriante,  indice  de  la  plus  sérieuse 
bonté.  Il  appartenait  cependant  à  la  vieille  école.  Les  aspirans  ne 
l'auraient  jamais  trouvé  familier.  Quand  ils  l'accompagnaient  à  terre 
dans  son  canot,  ils  devaient  se  tenir  respectueusement  à  l'extré- 
mité de  la  chambre  de  l'embarcation,  sans  capote  cirée,  quel  que 
fût  le  temps  ;  assis  les  bras  croisés,  réservés  et  silencieux,  sur  le 
bout  du  banc.  L'amiral  daignait-il  leur  adresser  la  parole,  c'était 
pour  leur  demander  «  l'âge  de  la  lune.  »  Il  fallait  répondre  à  l'in- 
stant et  ne  pas  perdre  de  temps  à  consulter  sa  mémoire.  Un  aspi- 
rant qui  n'eût  point  connu,  à  un  jour  quelconque,  l'âge  de  la  lune, 
courait  le  risque  d'être  mal  noté.  L'amiral  Hugon  me  rappelle  en- 
core aujourd'hui  le  général  Pélissier  dans  les  momens  où  l'épais 
sourcil  noir  de  ce  chef  honnête  et  rigide  ne  se  fronçait  pas.  C'était 
la  même  inflexibilité  apparente,  le  même  amour  de  la  discipline,  la 
même  équité  scrupuleuse  dans  l'appréciation  des  services.  Les  bons 
officiers,  les  vaillans  matelots,  rencontraient  dans  l'amiral  Hugon 
un  sérieux  protecteur,  un  patron  peu  verbeux,  peu  démonstratif, 
profondément  pénétré  néaomoins  des  devoirs  qu'il  lui  semblait 
avoir  contractés  envers  les  braves  gens  qui  s'étaient,  comme  lui, 
donnés  tout  entier  à  la  dure  profession  dont  il  avait  fait  le  culte  et 
l'honneur  de  sa  propre  vie.  Le  doux  besoin  de  plaire  fut  la  force  et 
le  charme  de  l'amiral  Lalande  :  l'amiral  Hugon  ne  demandait  que 
de  l'obéissance. 


l'expédition  du  tage.  373 

A  l'âge  de  douze  ans,  en  1795,  il  s'était  engagé  sur  un  bâtiment 
de  l'état.  Il  y  servit  d'abord  en  qualité  de  mousse,  puis  de  novice, 
acquit  à  la  dérobée,  je  ne  sais  trop  dans  quelle  école  d'hydrographie, 
les  connaissances  nécessaires  pour  devenir  aspirant  le  28  novembre 
1798;  fut  nommé  enseigne  de  vaisseau  le  5  juillet  1805,  lieutenant 
le  23  juin  1810,  capitaine  de  frégate  le  1"  septembre  1819,  capi- 
taine de  vaisseau  et  gouverneur  de  l'île  de  Gorée  le  23  mai  1825. 
Rien  n'annonçait  encore,  à  cette  époque,  qu'il  deviendrait  un  jour 
vice-amiral,  commandant  d'escadre,  sénateur,  grand'croix  de  la  Lé- 
gion d'honneur.  Dans  un  temps  où  les  fils  de  famille  commençaient 
à  briguer,  —  et  non  pas  sans  éclat,  —  l'héritage  des  Guichen,des  de 
Grasse,  des  Suffren,  le  capitaine  Hugon  restait  jusqu'à  un  certain 
point,  le  modeste  fils  de  ses  œuvres,  le  type,  si  j'osais  m'exprimer 
ainsi,  de  l'officier  de  fortune  ;  disons  mieux,  de  l'officier  dépourvu  de 
toute  protection.  Les  Anglais  auraient  dit  effrontément  qu'il  lui  man- 
quait la  chose  sans  laquelle  il  n'était  guère,  — il  y  a  vingfou  trente 
ans  du  moins,  —  d'avancement  possible  dans  leur  marine  :  Vinte- 
rcst.  Le  commandement  de  VArmide  le  mit  soudain  en  lumière.  Il 
sortit  de  la  journée  de  Navarin,  non  pas  seulement  honoré,  mais 
illustre.  Il  en  sortit  sacré  par  les  cris  d'admiration  de  trois  escadres. 
Dans  l'expédition  d'Alger,  on  lui  confia  la  partie  la  plus  difficile,  le 
soin  de  conduire  en  Afrique  une  flottille  de  500  bâtimens  de  trans- 
port. Le  1"  mars  1831,  il  était  nommé  contre-amiral  et  prenait  à 
Toulon  le  commandement  de  l'escadre  destinée  à  rallier,  devant 
Lisbonne,  l'amiral  Roussin,  —  son  ancien,  mais  son  égal  de  grade. 
11  eût  pu  ambitionner  le  premier  rang  ;  il  se  montra  satisfait  du  se- 
cond, appréciant,  avec  toute  la  droiture  de  son  âme,  les  éminentes 
qualités  qui  avaient  dicté  le  choix  du  gouvernement. 

En  même  temps  que  ce  lieutenant  dévoué,  irréprochable,  arri- 
vaient à  l'amiral  Roussin  des  capitaines  comme  en  eût  souhaité  Nel- 
son :  Maillard  de  Liscourt,  digne  à  tous  égards  de  l'honneur  qui 
devait  lui  échoir  de  prendre  la  tête  de  l'escadre  pour  la  con- 
duire dans  les  passes  du  Tage;  Moulac,  le  commandant  du  Cey- 
lan  au  Grand- Port,  Moulac  dont  le  nom  seul  faisait  tressaillir  d'en- 
thousiasme les  vieux  matelots.  —  Quand  il  mourut  dans  les  mers 
du  sud,  un  quartier-maître  se  suicida,  dit-on,  pour  ne  pas  lui  sur- 
vivre. —  De  La  Susse,  l'organisateur  sans  rival,  le  véritable  fonda- 
teur du  bon  ordre  à  bord  de  nos  bâtimens;  Leblanc,  le  comman- 
dant à  la  puissante  carrure,  à  la  voix  de  tonnerre,  fait  pour  dominer 
les  élémens;  Gasy,  en  qui  l'amiral  Lalande  se  plaisait  à  voir  une 
sorte  de  Souvarof  provençal.  —  u  Les  Anglais,  disait-il,  feraient 
bien  de  prendre  garde  à  Gasy.  Cet  homme-là,  si  on  le  laissait 
approcher,   vous  enlèverait  un  vaisseau  du  premier  bond.   Les 


374  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

Provençaux  entre  ses  mains  deviennent  des  lions.  Avec  ses  ha- 
rangues, ses  drapeaux,  ses  fanfares,  ses  tambours-majors,  il  a  l'art 
de  leur  inculquer  le  fanatisme  militaire.  »  Gasy  était  le  capitaine  de 
pavillon  de  l'amiral  Hugon.  Je  ne  parle  pas  de  Trotel,  le  comman- 
dant du  .S'////>y?î  ;  l'amiral  Roussin  l'avait  choisi;  tous  les  officiers  du 
port  de  Brest  le  lui  auraient  désigné. 

Que  de  gages  de  victoire  !  Le  vent  seul  pourrait  les  rendre  sté- 
riles. L'amiral  Roussin  avait  renoncé  à  se  plaindre.  L'aurait-on  com- 
pris à  Paris?  Son  journal  seul  recevra  désormais  la  confidence  de  ses 
secrètes  angoisses.  «  l^''  et  2  juillet.  —  Temps  brumeux,  grande  brise, 
fraîchissant  de  plus  en  plus  du  nord  au  nord-nord-est.  —  Je  donne  le 
commandement  de  la  prise  à  l'élève  de  première  classe  Lefèvre.  Il  a 
l'élève  de  deuxième  classe  Gervaise  pour  second.  —  La  brise  devient 
furieuse.  —  Temps  clair  au  haut  du  ciel,  très  brumeux  à  l'horizon. 

—  Temps  forcé.  —  Obligé  de  carguer  la  misaine  et  de  mettre  le 
perroquet  de  fougue  sur  le  mât  pour  attendre  les  corvettes,  qui  font 
des  signaux  de  conserve.  —  Malgré  les  deux  ris  pris,  on  s'aperçoit 
au  jour  que  le  grand  mât  de  hune  est  rompu  sous  la  noix.  Il  faut 
le  changer.  —  Le  vent  est  tel  que  je  ne  vois  pas  ce  qu'il  sera  pos- 
sible de  faire  d'une  escadre  dans  de  semblables  circonstances. 

Du  2  au  3  juillet.  —  Beau  temps.  —  Grand  frais  de  nord -est. 

—  Grosse  mer.  —  A  huit  heures,  le  grand  mât  de  hune  est  guindé. 
Le  grand  hunier  est  rétabli,  ainsi  que  le  grand  mât  de  perroquet. 

—  A  dix  heures,  nous  apercevons  le  cap  la  Roque  au  nord-est  et  le 
cap  Spichel  à  l'est.  —  Prolongé  la  bordée  de  bâbord  dans  le  golfe 
formé  par  ces  deux  caps.  —  Je  ne  suis  pas  fâché  d'avoir  cette  oc- 
casion de  l'étudier.  Les  côtes  sont  arides,  pelées  et  sablonneuses, 
mais  leur  approche  est  saine.  Le  cap  Spichel  est  élevé  et  abrupt  au 
sud  et  à  l'ouest.  11  est  plat  au  sommet.  Un  phare  le  surmonte  et, 
un  peu  à  l'est,  à  la  même  hauteur,  est  un  édifice  qu'on  dit  être  le 
couvent  de  Nossa  Senhora  da  Cabo. 

Du  3  au  4  juillet.  —  Beau  temps.  —  Grande  brise  du  nord-nord- 
est  et  nord.  La  brise  mollit  en  approchant  de  terre  ;  la  mer  s'adou- 
cit. —  Augmenté  de  voiles.  —  Prolongé  bâbord  amures  pour  pé- 
nétrer dans  le  golfe  du  Tage.  La  mer  y  est  belle,  les  côtes  sont 
saines. —  A  deux  heures  et  demie,  viré  vent  devant.  —  On  trouve 
vingt-huit  brasses,  en  virant  à  h  milles  de  terre.  —  Sur  l'autre 
bord,  le  vent  fraîchit  de  nouveau;  la  mer  redevient  grosse.  —  La 
brise  est  toujours  forte,  l'horizon  moins  fumeux.  La  terre,  moins 
couverte,  me  donne  l'espoir  que  le  temps  s'améliore.  —  Repris  les 
ris  pour  ménager  les  mâts  de  hune  qui  me  paraissent  de  mauvaise 
qualité.  —  Au  jour,  la  division  ralliée.  —  A  six  heures,  le  cap  la 
Roque  est  à  3  lieues  est-nord-est.  —  A  huit  heures,  la  brise  est  un 


l'expédition  du  tage.  ^        375 

peu  moins  violente.  —  Largué  un  ris.  —  Je  m'approche  de  terre. 
—  Une  fois  sur  le  méridien  du  phare  de  Guia,  je  mets  en  panne 
au  milieu  des  bateaux  de  pêche  et  je  leur  remets  tous  ceux  de  nos 
prisonniers  portugais  qui  ne  sont  pas  marins,  avec  leurs  effets.  Il 
y  en  a  vingt-neuf.  Ils  conviennent  tous  qu'ils  ont  été  traités  avec 
égard  et  humanité.  —  Quand  cette  opération  est  terminée,  je 
prends  le  large  et  je  rejoins  la  Melpoim'-ne,  qui  continuait,  avec  les 
bricks,  de  croiser  au  vent. —  Vent  toujours  très  frais  de  nord-nord- 
ouest  au  nord-est.  —  Le  flot  nous  entrait  rapidement  dans  le  Tage. 

Du  /i  au  5  juillet.  —  Beau  temps,  brumeux.  —  Yent  de  nord-est 
fraîchissant  de  plus  en  plus.  —  Je  crains  de  ne  pouvoir  tenir  ici 
sans  avaries  majeures.  Je  crois  également  impossible  que  l'escadre, 
tant  que  ce  vent  durera,  puisse  me  rallier.  Cette  perspective  est 
désespérante.  —  Rien  ne  change  depuis  vingt-cinq  jours.  Une 
brume  épaisse  et  humide  couvre  l'horizon.  A  10  degrés  de  hau- 
teur, on  voit  à  peine  la  terre,  dont  nous  sommes  à  h  milles,  et  le 
vent  est  grand  frais.  J'ai  ordonné  de  remplir  les  caisses  en  fer  d'eau 
de  mer  :  le  vaisseau  donne  beaucoup  de  bande. 

Du  5  au  6  juillet.  —  Beau  temps,  belle  brise,  un  peu  moins 
forte  qu'à  l'ordinaire.  Au  jour,  plusieurs  bateaux  à  vue  sont  visi- 
tés. A  cinq  heures,  on  aperçoit  le  cap  la  Boque  7  milles  à  l'est.  » 

Que  de  réflexions,  dans  !e  cours  de  cette  laborieuse  croisière, 
durent  agiter  l'esprit  de  l'illustre  amiral!  Sommes-nous  bien  sûrs 
qu'il  ne  se  dit  pas  souvent,  comme  Agamemnon  : 

Heureux  qui  satisfait  de  son  humble  fortune 
Vit  dans  l'état  obscur  où  les  dieux  l'ont  caché  ! 

La  mission  sur  laquelle  il  bâtissait  en  secret  tant  d'espérances  me- 
nace de  tourner  mal.  Il  aura  bataillé  des  mois  entiers  avec  la  mer, 
et  reviendra  peut-être  au  port,  humilié,  plein  de  confusion,  rame- 
nant des  vaisseaux  harassés,  sans  avoir  obtenu  du  gouvernement 
portugais  la  moindre  satisfaction,  «  Rien  ne  change  depuis  vingt- 
cinq  jours,  »  écrit-il.  Bien  ne  change  et  l'eau  se  consomme.  S'il 
fallait  lever  le  blocus  !  On  croit  facilement  que  ce  qui  vous  intéresse 
intéressera  les  autres.  Pour  moi,  ces  notes  intimes,  que  l'amiral 
consigne  chaque  soir  sur  son  journal,  me  mettent,  mieux  que  tous 
les  rapports  du  monde,  en  communion  avec  ses  pensées.  Je  le  vois 
dans  sa  chambre,  soucieux,  assombri,  dépouillant  cette  sérénité  de 
commande  qui  est  un  des  devoirs  les  plus  impérieux  du  chef.  Rien 
ne  change  !  Nous  n'entrerons  pas  à  Lisbonne.  Il  a  dicté  ses  ordres 
pour  la  nuit.  11  se  jette,  souvent  tout  habillé,  sur  sa  couchette.  Ce 
n'est  pas,  malgré  les  fatigues  de  la  journée,  le  repos  qu'il  y  trouve. 


376  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Rien  ne  change  1  La  phrase  revient  incessamment  dans  ses  rêves. 
11  faut  que  la  gloire  soit  chose  bien  tentante  pour  qu'on  la  pour- 
suive à  travers  tant  d'épreuves.  Rien  ne  change  ! 

Je  rouvre  le  journal  de  bord,  dont  je  n'ai  pas  voulu  jusqu'ici 
retrancher  une  seule  ligne  :  je  le  rouvre,  m'attendant  à  y  trouver 
le  même  accent  désespéré.  L'impression,  cette  fois,  est  moins  triste. 
«  6  juillet,  sept  heures  et  demie.  —  La  frégate  la  Didon  se  fait  re- 
connaître, écrit  l'amiral  Roussin.  —  J'appelle  le  capitaine  de  Châ- 
teauville  à  bord.  Il  a  quitté  l'escadre  hier  à  quelques  lieues  à  l'ouest- 
sud-ouest.  » 

Le  capitaine  de  Châteauville  !  Voilà,  certes,  une  excellente  recrue  ! 
L'âme  d'un  preux  sous  l'uniforme  de  capitaine  de  vaisseau.  Toutes 
les  aventures  que  les  mers  de  l'Inde  pouvaient  réserver  aux  officiers 
qui  servirent  dans  ces  lointains  parages  sous  l'empire,  Châteauville 
les  avait  traversées.  C'était  lui  qui  commandait  le  vaisseau-école 
YOrion,  quand  je  faisais,  de  1828  à  1829,  mon  noviciat  d'élève. 
Les  vieux  matelots  nous  contaient  les  histoires  les  plus  merveil- 
leuses sur  notre  brave  commandant.  «  Il  avait  été,  dans  sa  jeu- 
nesse, disaient-ils,  amiral  de  l'Imam  de  Mascate,  compagnon  de 
Surcouf  à  bord  du  corsaire  la  C  on  fiance, -çm^  maître  coq  abord  d'un 
navire  de  commerce  américain.  »  Nous  le  contemplions  avec  un  res- 
pectueux étonnement.  Tous  ses  traits,  toute  son  attitude,  respiraient 
la  noblesse.  Cet  officier  de  l'empire  descendait  en  droite  ligne  de 
la  marine  de  Louis  XVI.  Rien  n'avait  pu  altérer  sa  vieille  foi  de 
chrétien  et  de  chevalier.  Sous  ses  ordres,  la  Didon  valait  un  vais- 
seau de  ligne.  On  en  pourra  bientôt  dire  autant  de  la  frégate  la 
P allas,  qu'amène  de  Toulon  le  contre-amiral  Ilugon.  La  Pallas 
est  commandée  par  M.  de  Forsans,  —  un  autre  Châteauville. 

VI. 

Le  7  juillet,  à  midi,  l'escadre  de  Toulon  paraît  dans  l'ouest,  ran- 
gée sur  deux  colonnes.  L'amiral  Roussin  saisit  sa  longue-vue.  — 
Huit  bâtimens!  Ils  y  sont  bien  tous.  Voici,  outre  le  Trident,  le 
Marengo,  Y  Alger,  la  Ville-de-Marseille,  YAlgésiras  •  une  frégate 
de  60  canons,  la  Pallas;  une  corvette  à  gaillards,  la  Perle,  et  un 
brick,  le  Dragon.  «  Beau  temps,  toujours  fumeux,  écrit  l'amiral. — 
Fraîche  brise  de  nord-est.  Les  terres  chargées  de  nuages  blancs. — 
Assez  belle  mer.  —  J'appelle  à  poupe  le  Trident  et  le  Marcngo.  — 
Je  signale  à  l'escadre  de  s'élever  au  vent,  à  petits  bords.  —  Je  suis 
salué.  —  Je  rends  le  salut  de  sept  coups  de  canon.  —  Le  contre- 
amiral  Ilugon  vient  à  bord.  Je  conviens  avec  lui  que  nous  irons 
mouiller  à  1  mille  de  la  pointe  de  Gascaës,pour  conférer  ensemble 


l'expédition  du  tage.  377 

sur  la  mission.  —  Je  dis  au  capitaine  du  Marengo,  qui  vient  aussi 
à  bord,  qu'il  prendra  le  commandement  de  l'escadre  pour  l'entre- 
tenir à  petits  bords  au  vent. — Tout  cela  expédié,  je  fais  route  pour 
le  mouillage  avec  le  Snffren,  le  Trident,  la  Melpomène,  YÉglé  et 
XEndymion.  L'escadre  louvoie.    —  A  cinq  heures,  je  mouille  à 

I  mille  de  Gascaës,  la  citadelle  me  restant  au  nord  1/2  ouest 
du  compas.  Il  y  fait  calme  plat,  tandis  qu'en  arrivant,  nous  ne  pou- 
vions qu'à  peine  porter  les  huniers  à  deux  ris.  —  Mes  conserves 
mouillent  près  de  moi,  par  vingt  brasses,  fond  de  sable.  —  Dans 
la  nuit,  assez  beau  temps.  Calme. — Au  matin,  vent  de  nord-nord- 
ouest,  qui  fraîchit,  à  mesure  que  le  soleil  monte  sur  l'horizon.  — 
A  neuf  heures,  l'escadre  est  à  vue.  —  Je  l'appelle  au  mouillage  et 
la  fais  mouiller  près  de  moi.  Mon  intention  est  de  la  faire  voir  en 
entier  à  Lisbonne,  qu'on  aperçoit  assez  clairement  à  3  lieues  dans 
l'est-nord-est.  Les  capitaines  viennent  à  bord,  où  je  les  appelle,  afm 
de  conférer  avec  eux  sur  les  opérations  futures.  » 

Le  mouillage  de  Cascaës  est  une  véritable  trouvaille.  Il  va  singu- 
lièrement simplifier  la  lâche  de  l'escadre.  Grande  brise  au  large, 
calme  à  terre  :  cela  se  rencontre  souvent.  Seulement,  il  faut  le 
savoir.  Voilà  ce  qu'on  gagne  à  pouvoir  se  dire:  Tai  vu.  Et  nous 
continuons  à  ne  rien  voir,  à  tourner  imperturbablement  chaque 
année  dans  le  même  cercle  !  Heureusement,  nous  avons  la  conso- 
lante assurance  de  vivre,  jusqu'à  la  fin  des  siècles,  en  paix  avec 
tout  le  monde  :  il  n'y  a  donc  nulle  urgence  de  modifier  sur  ce 
point  nos  allures.  On  ne  dira  pas  d'ailleurs  que  l'amiral  Roussin 
ait  pris  le  gouvernement  de  don  Miguel  en  traître.  Il  lui  a  fait  con- 
stater l'habileté  de  ses  canonniers  ;  il  lui  donne  maintenant  toute 
facilité  pour  apprécier  la  force  de  ses  vaisseaux  :  si  les  Portugais 
négligent  de  se  mettre  en  défense,  la  faute  n'en  sera  vraiment  pas 
à  notre  plénipotentiaire. 

Je  ne  connais  rien  d'imposant  comme  l'aspect  de  la  chambre  de 
conseil  à  bord  d'un  vaisseau-amiral,  quand  des  capitaines,  la  plu- 
part blanchis  sous  le  harnais,  y  apportent  un  avis  appuyé  de  7 h,  de 
80,  de  90  canons.  J'ai  eu  ce  spectacle  une  fois  dans  ma  vie.  Je  ral- 
liais l'amiral  Lalande  au  mouillage  d'Ourlac.  Sur  un  signe  de  l'am- 
bassade de  Constantinople,  l'amiral  forçait  l'entrée  des  Dardanelles. 

II  ne  se  le  fît  pas  fait  dire  deux  lois.  En  pénétrant  dans  la  chambre 
de  conseil  où  s'étaient  rassemblés  tous  les  commandans  de  l'es- 
cadre, il  me  sembla  voir  Nelson  et  ses  capitaines  devant  Copen- 
hague. Un  vaisseau  de  ligne,  et  plus  encore  un  vaisseau  cuirassé, 
c'est  bien  autre  chose,  avouez-le,  qu'un  régiment.  Et,  d'abord,  c'est 
une  partie  infiniment  plus  considérable  de  la  fortune  publique.  Vous 
possédez,  je  suppose,  vingt  navires  cuirassés  :  quelle  importance 


378  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

attribuez-vous  à  l'officier  qui  commande  une  de  ces  puissantes 
unités?  Le  grade  de  colonel  me  paraît  ici  inférieur  à  la  gravité  de 
la  fonction.  En  tout  cas,  je  voudrais  que  deux  navires  de  haut 
bord  accouplés,  —  deux  matelots  de  combat,  comme  je  les  ap- 
pelai jadis,  —  fussent  toujours  placés  sous  les  ordres  d'un  contre- 
amiral  . 

«  J'expose  aux  capitaines,  écrit  l'amiral  Roussin,  l'objet  de  la 
mission.  Ils  sont  tous  d'avis,  ainsi  que  les  pilotes,  que  l'escadre  ne 
peut  entrer  dans  le  Tage  qu'avec  un  vent  sous  vergue,  c'est-à-dire 
du  nord-ouest  au  sud-sud-est  par  l'ouest.  Je  leur  remets  des  in- 
structions sur  l'entrée,  sur  les  préparatifs  du  passage  et  du  com- 
bat, un  ordre  du  jour  aux  équipages,  un  tableau  de  l'ordre  de  marche 
et  de  l'ordre  de  bataille.  » 

Le  journal  de  bord,  on  le  voit,  devient  bref.  Pas  une  phrase  inu- 
tile :  le  temps  presse.  C'est  pour  son  ami,  le  baron  Tupinier,  que 
l'amiral  Roussin  garde  ses  effusions  :  «  Mon  cher  ami,  lui  écrit-il  le 
8  juillet,  me  voici  en  face  du  dénoûment  ;  mais  je  commence  à 
craindre  qu'il  ne  tourne  mal.  Les  vents  sont  cloués  du  nord-est  au 
nord.  Il  faut  absolument  vent  arrière  ou  vent  largue  pour  faire  en- 
trer ici  une  escadre,  sous  peine  de  la  jeter  à  la  côte.  Je  ne  con- 
naissais point  Lisbonne.  Je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  discuter  l'affaire 
et  de  présenter  des  objections.  La  brièveté  des  instructions  que  j'ai 
reçues  et  la  couleur  pressante  qu'elles  avaient  m'ont  porté  à  pen- 
ser qu'il  n'y  avait  qu'à  se  baisser  et  courir.  Mais  voici  bien  d'autres 
affaires.  Nous  sommes  en  pleine  saison  de  vents  de  nord-est.  Ils 
durent  depuis  deux  mois,  sans  autre  interruption  que  des  calmes, 
et  cela  ira  ainsi,  assurent  les  pilotes,  jusqu'à  la  fin  d'août.  Ajoutez 
que  l'escadre,  n'ayant  plus  que  quarante-cinq  jours  d'eau,  ne  peut 
guère  rester  ici  plus  de  vingt-cinq  jours.  Et  si,  durant  ce  temps,  les 
vents  d'ouest  ne  viennent  pas  !  On  n'avait  donc  nuls  renseignemens 
sur  Lisbonne  !  Nuls  renseignemens,  si  ce  n'est  les  on-dil  des  jeunes 
bavards  qui  font  claquer  leur  fouet  quand  il  n'y  a  rien  à  faire,  et 
qui  baissent  le  ton  quand  ils  sont  là,  —  comme  je  le  vois  ici.  Nous 
sommes  aujourd'hui  sous  la  dépendance  absolue  du  vent.  La  force 
de  Lisbonne  est  autant  dans  la  nature  des  localités,  des  bancs,  des 
vents  et  des  courans  que  dans  les  forteresses.  Les  Portugais  les  re- 
gardent comme  inexpugnables,  par  la  raison  qu'elles  n'ont  jamais 
été  forcées.  Il  n'y  a  que  le  vent  arrière  qui  puisse  réduire  aux  ob- 
stacles militaires  les  difficultés.  Adieu,  mon  ami.  Je  commence  à 
avoir  de  bien  cruelles  inquiétudes.  La  saison  a  mille  chances  pour 
une  contre  nous,  quoiqu'il  ne  faille  que  quelques  heures  de  vent 
d'ouest  pour  entrer.  Je  ne  suis  qu'à  deux  lieues  des  forts.  Je  vous 
embrasse.  » 


J 


l'expédition  du  tage.  379 

Que  faire  au  mouillage  de  Gascaës,  pendant  que  le  ciel,  vaine- 
ment imploré,  reste  sourd?  Prendre  les  dernières  dispositions  de 
combat?  Tous  ces  préparatifs  serviront-ils  jamais?  L'amiral  se  décide 
à  envoyer  à  Lisbonne  un  parlementaire.  Ne  verrons-nous  là  qu'un 
moyen  détourné  de  tromper  la  fiévreuse  impatience  qui  grandit 
chaque  jour?  Il  est  pourtant  loyal,  avant  d'en  arriver  aux  dures  ex- 
trémités d'une  entrée  de  vive  force,  d'offrir  encore  une  fois  au 
gouvernement  portugais  l'occasion  d'éviter  les  calamités  qui  le  me- 
nacent. La  loyauté  est  l'essence  même  du  caractère  de  l'amiral 
Roussin.  Tous  ceux  qui  l'ont  connu  lui  rendront  cette  justice. 
L'amiral  Roussin  expédie  donc  à  Lisbonne  le  brick  le  Dragon,  com- 
mandé par  le  capitaine  de  frégate  Deloffre.  Un  de  ses  adjudans,  le 
lieutenant  de  vaisseau  de  Gayeux,  prendra  passage  sur  le  Dra- 
gon, et  ira  remettre  au  vicomte  de  Santarem,  ministre  des  affaires 
étrangères  de  don  Miguel,  deux  plis  cachetés  :  un  de  ces  plis 
renferme  l'ultimatum  officiel  ;  l'autre  contient  une  lettre  confiden- 
tielle. 

L'ultimatum  s'exprime  ainsi  :  «  Monsieur  le  vicomte,  les  réclama- 
tions réitérées  de  M.  le  consul  de  France  et  la  note  remise  le  16  mai  à 
Votre  Excellence,  par  M.  le  capitaine  de  vaisseau  de  Rabaudy,  ont 
dû  lui  expliquer  suffisamment  les  motifs  qui  m'amènent  devant  Lis- 
bonne. Je  viens  y  maintenir  les  demandes  consignées  dans  cette 
note.  Si  Votre  Excellence  me  fait  immédiatement  connaître  qu'Elle 
est  disposée  à  traiter  sur  ces  bases,  le  présent  débat  peut  se  ter- 
miner sur-le-champ.  Dans  le  cas  contraire,  la  guerre  se  trouvant 
déclarée  de  fait  entre  la  France  et  le  Portugal,  toutes  les  consé- 
quences qu'elle  entraîne  peuvent  être  prévues  :  elles  ne  se  feront 
pas  attendre.  Je  prie  Votre  Excellence  de  ne  pas  différer  sa  réponse 
de  plus  de  vingt-quatre  heures.  » 

Le  style  ne  peint-il  pas  l'homme;  et  me  blâmera-t-on  si  je  me 
permets  de  l'appeler  un  style  nehonien?  N'est-ce  pas  Nelson  en- 
core qui,  devant  Copenhague,  eût  pu,  sans  manquer  à  sa  gloire, 
signer  la  lettre  suivante  :  «  Monsieur  le  vicomte,  mon  parlementaire 
porte  à  votre  gouvernement  les  demandes  officielles  du  mien.  En 
remplissant  ce  devoir,  je  ne  crois  pas  qu'il  doive  m'empêcher  de 
tenter  un  moyen  d'en  tempérer  la  rigueur.  Cette  lettre  confiden- 
tielle a  pour  objet  de  vous  engager,  de  vous  prier  même,  de  pré- 
férer, dans  l'alternative  que  je  vous  ai  présentée,  le  rétablissement 
encore  possible  de  la  paix  à  la  continuation  certaine  d'une  guerre 
imminente.  Établi  devant  le  Tage  avec  une  escadre  française,  j'en- 
trerai dans  ce  fleuve.  Vous  en  doutez  peut-être,  monsieur  le  vi- 
comte, mais  Votre  Excellence  ne  saurait  nier  que  le  succès  de  cette 
tentative  ne  soit  au  moins  possible.  Je  le  prouverai.  Il  s'agit  donc 


380  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  savoir  si  la  ville  de  Lisbonne,  si  la  capitale  de  votre  pays,  res- 
tera exposée  au  danger  qui  la  menace.  J'ai  cru  que  la  démarche  que 
je  fais  ici,  en  vous  offrant  le  moyen  de  l'en  garantir,  dût-elle  échouer, 
nous  honorerait  tous  deux,  car  la  confiance  qu'elle  suppose  ne  mar- 
che qu'avec  l'estime.  » 

Tels  sont  les  procédés  habituels  de  nos  marins.  L'amiral  Baudin 
n'en  connut  point  d'autres  (1).  Un  beau  langage,  quand  il  n'est  pas 
soutenu,  au  besoin,  par  des  actes,  n'a  cependant  pas  plus  d'im- 
portance qu'une  composition  d'écolier  ou  une  dissertation  de  rhé- 
teur. L'amiral  Roussin  confie  une  fois  de  plus  à  sa  table  de  loch  les 
pensées  intérieures  qui  l'agitent  :  «  J'ai  fait,  écrit-il,  le  recense- 
ment de  l'eau  des  bâtimens.  Il  faut  que  nous  soyons  entrés  avant 
vingt  ou  vingt-cinq  jours.  Cette  position  est  bien  critique.  Je  suis 
décidé  à  ne  point  tenir  compte  des  obstacles  matériels  de  guerre, 
mais  le  vent  de  l'arrière  est  indispensable.  On  ne  peut  compter  sur 
des  viremens  de  bord  sous  le  feu  des  batteries.  Il  n'y  a  nul  doute 
qu'il  faille  essayer  d'entrer.  Nous  essaierons,  certainement,  mais 
avec  du  vent.  » 

Le  parlementaire  est  parti  à  dix  heures  du  matin.  L'amiral  Rous- 
sin arpente  sa  dunette  à  grands  pas  :  la  longue-vue  à  la  main,  il 
suit  attentivement  et  avec  anxiété  la  marche  du  Dragon.  Le  brick 
se  dirige  vers  la  passe  du  sud.  Au  même  moment,  une  galiote  hol- 
landaise entrait,  par  la  passe  du  nord,  dans  le  Tage.  «  Elle  a  ses 
bonnettes,  remarque  l'amiral.  Elle  les  garde  jusque  sous  le  fort 
Saint-Julien,  c'est-à-dire  tant  qu'elle  court  à  l'est.  Le  vent  n'a  donc 
pas  dévié  du  nord-nord-ouest,  comme  il  est  ici.  Mais  il  est  très 
faible.  Le  navire  a  bonnettes  et  cacatois.  Sa  vitesse  ne  serait  pas 
suffisante  pour  une  escadre  qui  entrerait  de  vive  force.  Parvenu 
par  le  travers  du  fort  Bugio,  le  Dragon  met  en  panne.  Il  dérive 
en  dedans  avec  le  courant  et  passe  à  l'est  du  fort  Saint-Julien. 
Quand  il  est  passé,  il  prend  tribord  amures  et  revient  sur  ce  fort. 
Une  demi-heure  après,  il  paraît  faire  route  pour  Belem.  » 

L'amiral  ne  vous  a-t-il  pas  fait,  depuis  le  jour  où  il  est  monté 
sur  le  Sujfren,  partager  ses  émotions?  Sans  être  bachelier,  il  sait 
peindre  ce  qu'il  voit,  rendre  ce  qu'il  éprouve.  Sa  résolution  est  ar- 
rêtée ;  sa  confiance  hésite  encore.  Et  pourtant  on  sent  instinctive- 
ment qu'il  passera.  Il  a  si  bien  étudié  le  terrain,  si  minutieusement 
pesé  toutes  les  chances  ?  La  fortune  serait  vraiment  habile,  si  elle 
réussissait  à  le  prendre  en  défaut.  Déjà  le  Marengo,  VAlgcsiras, 
l'Alger,  la  Pallas,  viennent  d'appareiller.  Ces  bâtimens  ont  ordre 


(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  15  février  1836,  page  772,  la  lettre  écrite  par  l'amiral 
Baudin  avant  l'attaque  de  Saint-Jean-d'Ulloa. 


l'expédition  do  tage.  381 

de  croiser  à  petits  bords  devant  le  mouillage  de  Cascaës  et  d'y  pa- 
raître tous  les  matins,  pour  peu  que  le  vent  semble  de  nature  à 
favoriser  l'entrée.  «  Nous  serons  ainsi  plus  tôt  prêts,  écrit  l'amiral. 
Un  appareillage  en  masse  demanderait  trop  de  temps,  vu  la  lon- 
gueur des  touées  et  les  mauvaises  qualités  des  cabestans.  »  Nous 
avons  affaire,  remarquez-le  bien,  à  un  homme  qui  sait  son  métier. 
Aucun  détail  ne  lui  échappe. 

Le  10  juillet,  à  quatre  heures  vingt  minutes  du  soir,  le  Dragon 
rapporte  la  réponse  du  vicomte  de  Santarem.  L'amiral  Roussin 
inscrit  sur  son  fidèle  registre,  sur  ce  registre  confident  de  ses  plus 
secrètes  pensées,  l'impression  qu'il  en  ressent  :  a  Le  gouvernement 
portugais,  écrit-il,  refuse  les  satisfactions  demandées  par  la  France. 
Il  offre  de  traiter  à  Londres.  C'est  refuser.  J'entrerai  dans  le  Tage 
à  la  première  occasion  favorable.  Je  prends  mes  dernières  disposi- 
tions. »  Tout  le  grée  ment,  en  effet,  est  déjà  bossé  pour  le  combat. 
Les  renseignemens  recueillis  par  le  commandant  du  Dragon  sur  sa 
route  ont  plutôt  affermi  qu'ébranlé  la  résolution  de  l'amiral  :  «  Le 
fort  de  Saint-Julien  est  armé  de  62  canons  :  35  battent  au  sud, 
20  au  sud-ouest,  7  à  l'est.  Le  calibre  paraît  être  du  Ih.  Bugio  a 
haut  et  bas,  12  pièces  battant  à  l'ouest,  au  nord  et  au  nord-est. 
Viennent  ensuite  :  le  fort  Feitoria,  5  canons  à  embrasures;  Paço 
d'Arcos,  2  canons;  Sant-Amaro,  2  canons;  le  fort  das  Maias,  8  ca- 
nons à  embrasures.  Il  y  a  sur  rade,  vis-à-vis  la  Gorderie,  trois  fré- 
gate de  /i8,  deux  corvettes  et  un  brick.  Le  vaisseau  le  Jean  VI  et 
une  troisième  corvette  sont  mouillés  un  peu  plus  haut  que  VAlcan- 
tara.  La  brise,  nord-ouest  et  nord-nord-ouest,  a  toujours  diminué, 
au  fur  et  à  mesure  que  le  brick  entrait  dans  le  fleuve.  Aussitôt 
Saint-Julien  doublé,  calme.  Trois  minutes  après,  une  brise  d'est- 
nord-est  s'élève.  Elle  souffle  fraîche  jusqu'au  mouillage.  Le  courant 
y  mène  le  brick  en  quarante-cinq  minutes.  On  est  resté  dix  mi- 
nutes sous  le  feu  du  fort  Saint-Julien,  de  l'ouest  à  l'est.  » 

M.  de  Gayeux  ajoute  :  «  Le  conseil  s'est  rassemblé  au  palais  de 
don  Miguel.  Un  officier  de  marine  est  venu  nous  chercher.  Nous 
avons  été  introduits  auprès  du  ministre.  Le  commandant  du  Dragon 
a  remis  la  lettre  de  l'amiral.  Le  vicomte  de  Santarem  a  paru  très 
ému  ;  il  a  reçu  le  message  en  tremblant.  Une  partie  du  ministère 
a  été  changée  depuis  huit  jours  ;  mais  le  comte  de  Bast  nous  déteste 
et  fait  dominer  son  opinion  contre  nous.  Quand  nous  avons  mis 
pied  à  terre,  le  peuple  est  accouru  de  toutes  parts.  II  paraissait 
avide  de  connaître  l'objet  de  notre  envoi.  La  police  prenait  soin 
de  ne  laisser  approcher  personne.  Malgré  tout,  un  grand  nombre 
de  Portugais  portaient  la  main  à  leur  chapeau,  non  sans  crainte 
évidente  d'être  remarqués.  » 


382  REVCE   DES    DEUX   MONDES. 

«  J'entrerai,  »  a  dit  l'amiral  Roussin.  Le  moment  est  venu  :  mo- 
ment solennel  oii  vont  se  jouer  une  belle  réputation  militaire  et  une 
escadre  dont  la  perte  serait  un  deuil  immense  pour  la  France.  Le 
vent  est-il  donc  devenu  tout  à  coup  propice  ?  Le  vent  n'a  guère  va- 
rié; mais  il  a  suffi  au  Dm gon  :  pourquoi  ne  suffirait-il  pas  à  l'escadre? 
Qu'il  la  conduise  seulement  au-delà  du  fort  Saint-Julien  :  le  courant 
de  flot  fera  le  reste. 

VII. 

Le  soleil  du  11  juillet  1831  se  lève.  Nous  possédons  le  rapport 
officiel  de  l'amiral  Roussin  sur  cette  imposante  journée.  Tout  le 
monde  l'a  lu.  C'est  une  belle  page  d'histoire.  Nous  lui  préférons  ce- 
pendant le  simple  récit  inséré  dans  la  table  de  loch,  où  nous  n'avons- 
cessé  de  puiser  à  pleines  mains.  Ici,  nulle  emphase  :  des  faits. 
L'amiral  se  raconte  à  lui-même  sa  gloire,  —  sa  grande  gloire,  — 
dépouillée  de  tout  artifice  de  rédaction. 

«  Du  lundi  11  au  mardi  12  juillet.  —  A  neuf  heures  du  matin, 
vent  de  nord-ouest.  Je  me  décide  à  entrer.  —  Je  fais  appareiller. 
—  L'escadre  rallie.  —  Je  gouverne  sur  elle.  —  Mon  ancre  est  levée 
à  dix  heures  :  elle  est  cassée.  —  J'expédie  mes  dernières  instruc- 
tions à  tous  les  bâtimens.  —  Je  signale  de  serrer  le  vent  tribord 
amures.  —  La  mer  est  grosse,  la  brise  forte,  la  brume  épaisse.  — 
A  midi  quarante-cinq  minutes,  la  distribution  de  mes  ordres,  con- 
fiée aux  avisos,  est  terminée.  La  marée  favorable  doit  finir  à  trois 
heures.  Il  n'y  a  plus  de  temps  à  perdre,  —  viré  lof  pour  lof  et  formé 
l'ordre  de  bataille  bâbord  amures  : 

Colonne  de  gauche.  —  Murengo,  Algésiras,  Suffren,  Ville-de- 
Marseille,  Trident,  Alger,  Pallas,  Melpomè?ie,  Didon. 

Colonne  de  droite.  —  Endymion,  Églê,  Dragon,  Perle. 

A  une  heure  quarante-cinq  minutes,  laissé  arriver  dans  la  passe 
du  sud.  —  Gouverné  sur  le  vaisseau  de  tète,  entre  les  forts  Saint- 
Julien  et  Bugio,  —  A  deux  heures,  ces  forts  ouvrent  leur  feu.  — 
Nous  sommes  encore  trop  loin.  —  A  deux  heures  dix  minutes,  nous 
ouvrons  le  nôtre  sur  le  fort  Saint-Julien.  Les  corvettes  et  les  fré- 
gates canonnent  le  fort  Bugio.  —  Nous  passons  ensuite  successive- 
ment devant  les  forts  intérieurs.  —  Tous  combattent,  mais  avec 
maladresse.  Quand  nous  sommes  par  le  travers,  ils  se  taisent. 

A  trois  heures,  arrivés  devant  Paco  d'Arcos.  —  Le  Mai^engo  et 
V Algésiras  II  oï\i  pas  aperçu  le  signal  de  continuer.  Ils  mouillent  au 
poste  que  je  leur  avais  assigné  dans  la  première  partie  du  plan 
d'attaque.  Voyant  que  je  continue,  ils  remettent  sous  voiles  et  sui- 
vent l'escadre.  Chef  de  file  alors,  le  Sujfren  arrive,  à  quatre  heures, 


l'expédition  du  tage.  383 

devant  le  fort  Belem,  qu'il  range  à  60  toises.  11  le  canonne.  Ayant 
ensuite  passé  sous  tous  les  forts,  je  mouille  en  face  du  palais  neuf, 
vis-à-vis  la  Corderie.  Une  partie  de  l'escadre  mouille  à  l'ouest  de 
moi.  Je  donne  ordre  à  l'autre  de  se  porter  sur  l'escadre  portugaise 
qui  est  embossée  dans  l'est  et  de  la  combattre  ou  amariner.  La 
Pallas  lui  tire  quelques  coups  de  canon  ;  l'escadre  portugaise,  com- 
posée d'un  vaisseau,  trois  frégates,  trois  corvettes  et  deux  bricks, 
répond  par  quelques  coups  et  amène.  —  Toute  l'escadre  française 
mouille  le  long  des  quais,  depuis  Belem  jusque  devant  Lisbonne. 
A  six  heures,  j'envoie  un  parlementaire  sommer  le  gouvernement 
portugais  de  donner  satisfaction.  » 

Vainqueur,  tenant  la  ville  de  Lisbonne,  le  palais  du  roi,  sous 
son  canon,  l'amiral  Roussin  avait  encore  peine  à  s'expliquer  la 
facilité  de  son  succès  :  «  IN'est-ce  pas,  se  demandait-il,  un  fait 
incroyable,  qu'après  avoir  tiré  près  de  15,000  coups  de  canon, 
en  défilant,  pendant  trois  heures  et  demie,  sous  vingt  forts,  qu'on 
prétendait  formidables,  les  pertes  de  l'escadre  se  soient  bornées 
aux  plus  légers  accidens?  Tout  le  poids  du  jour  est  tombé  de  l'autre 
côté.  C'était  justice.  5) 

Les  plus  grands  hommes  de  mer  ne  sont  pas  exempts  de  fai- 
blesse :  ils  croient,  en  semblable  occasion,  à  l'intervention  de  la 
Providence.  «  Ma  chère  mère,  écrivait  l'amiral  Roussin  à  la  pieuse 
et  vénérable  femme  qui  mourut  presque  centenaire,  et  pour  la- 
quelle sa  tendresse  filiale  ne  se  démentit  jamais,  avez-vous  une 
église  où  vous  puissiez  raisonnablement  rendre  sa  politesse  au  bon 
Dieu  ?  II  nous  a  visiblement  touchés  de  son  doigt,  et  c'est  bien  le 
moins  qu'on  l'en  remercie.  Mais  reçoit-il  toujours  à  Arc-sur-Tille 
dans  une  grange?  Toutefois,  grange  ou  église,  je  ne  doute  pas  que 
vous  ne  teniez  à  le  remercier  de  sa  bonté  pour  nous  ;  au  besoin, 
je  vous  en  prie,  trop  mauvais  sujet  que  je  suis  peut-être  pour  m'en 
acquitter  à  suffisance  moi-même.  Le  miracle  est  assez  visible.  Il 
ne  paraîtrait  pas  douteux,  si  nous  étions  seulement  moins  vieux  de 
cinq  ou  six  siècles.  Gomment  croire,  en  effet,  naturel  qu'on  puisse 
se  tenir  pendant  quatre  heures  sur  une  route  de  3  lieues,  sous 
plus  da  200  canons,  sans  y  laisser  pieds  ou  ailes?  iNous  n'avons 
pas  eu  vingt  hommes  blessés  et  l'ennemi  a  été  foudroyé,  d 

Tout  n'était  pas  fini  cependant.  Si  le  gouvernement  portugais  se 
réveillait  !  S'il  amenait  de  l'artillerie  sur  la  rive,  s'il  élevait  de  ces 

ouvrages  en  terre  contre  lesquels  la  marine  s'est  de  tout  temps, 

avant  l'invention  de  la  mélinite,  —  déclarée  impuissante  1  S'il  met- 
tait l'escadre  au  défi  de  détruire  la  ville  1  S'il  lui  rendait,  par  des 
attaques  incessantes,  le  mouillage  intenable  !  C'est  ici  que  la  conte- 
nance de  l'amiral  me  paraît  plus  que  jamais  digne  de  la  grande 


384  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nation  qu'il  représente.  Tout  le  servira  :  sa  mâle  assurance,  la  su- 
perbe attitude  de  ses  vaisseaux  et  jusqu'à  ce  ton  brusquement 
impérieux  que  le  vainqueur  d'Austerlitz  avait  enseigné  à  ses  lieu- 
tenans. 

A  six  heures  et  demie  du  soir,  le  11  juillet,  le  vicomte  de  Santa- 
rem  reçoit  la  lettre  suivante  :  a  Monsieur  le  ministre,  vous  voyez 
si  je  tiens  mes  promesses.  Je  vous  ai  fait  pressentir  hier  que  je 
forcerais  les  passes  du  Tage.  Me  voici  devant  Lisbonne.  Tous  vos 
lorts  sont  derrière  moi  et  je  n'ai  plus  en  face  que  le  palais  du  gou- 
vernement. Ne  provoquons  point  de  scandale.  La  France,  toujours 
généreuse,  vous  offre  les  mêmes  conditions  qu'avant  la  victoire.  Je 
me  réserve  seulement,  en  en  recueillant  les  fruits,  d'y  ajouter  des 
indemnités  pour  les  victimes  de  la  guerre.  J'ai  l'honneur  de  vous 
demander  une  réponse  immédiate.  » 

Le  gouvernement  de  don  Miguel  s'inclina  devant  la  mauvaise 
fortune.  A  dix  heures  du  soir,  le  vicomte  de  Santarem  répondait  : 
«  Excellentissime  seigneur,  j'ai  l'honneur  de  déclarer  à  Votre  Ex- 
cellence que  le  gouvernement  de  Sa  Majesté  très  fidèle,  voulant 
éviter,  par  tous  les  moyens  possibles,  les  désastres  qui  pourraient 
résulter  des  derniers  événemens,  adopte  les  bases  proposées  dans 
la  dépêche  de  Votre  Excellence  du  8  courant.  » 

La  soumission  ne  s'est  point  fait  attendre":  les  négociations,  néan- 
moins, menacent  tout  à  coup  de  traîner  en  longueur.  L'amiral  Rous- 
sin  jette  de  nouveau  son  épée  dans  la  balance  :  «  Monsieur  le  vicomte, 
écrit-il  le  43  juillet  au  ministre  de  don  Miguel,  vous  me  poussez  à 
bout,  et  j'ai  l'honneur  devons  prévenir  que  cela  ne  peut  vous  réus- 
sir... Je  m'en  suis  rapporté  à  votre  parole,  et  je  ne  souffrirai  pas 
plus  longtemps  les  conséquences  de  mon  erreur.  J'attends  Votre 
Excellence  ou  la  personne  autorisée  qu'elle  désignera  aujourd'hui 
ou  demain  jusqu'à  midi.  Je  la  recevrai  à  mon  bord  et  non  ailleurs.  » 

Où  donc  l'amiral  Roussin  a-t-il  pris  le  style  de  ses  dépêches,  lui 
qui  n'a  jamais  reçu  de  leçons  que  de  M.  Petit-Genet?  N'est-ce  point 
sur  ce  ton  que  les  empereurs  romains  parlaient  aux  Goths  et  aux 
Francs?  V hnperatoria  brevitasne  s'enseigne  pas  dans  les  collèges. 
Ce  que  nous  entendons,  c'est  la  marine  de  1812  ;  la  révolution  de 
Juillet  lui  a  rendu  son  fier  accent.  La  révolution  de  Juillet, —  ce  sont 
mes  souvenirs  personnels  qu'ici  j'interroge,  —  fut,  avant  tout,  une 
révolution  bonapartiste,  la  revendication  des  vétérans  de  César, 
attendant  naïvement  qu'au  bruit  de  leur  triomphe  le  duc  de  Reich- 
stadt  accourût  de  Vienne.  Tout  prêts  à  élever  l'objet  d'une  inébran- 
lable idolâtrie  dans  leurs  bras,  il  leur  semblait  revenir  une  seconde 
fois  de  l'île  d'Elbe.  Que  peuvent  la  sagesse,  les  bienfaits  d'un  gou- 
vernement, —  la  restauration  était  assurément  un  gouvernement 


[ 


l'expédition  du  tage.  385 

bienfaisant  et  sage,  —  contre  de  tels  transports?  On  ne  songeait 
guère  à  la  république  dans  ce  temps-là  I  Pour  la  masse  de  la  na- 
tion, la  république,  c'était  encore  la  Terreur.  Avec  le  drapeau  trico- 
lore s'éveillèrent  sur-le-champ  tous  les  souvenirs  de  l'empire.  Faut-il 
s'étonner  que  l'amiral  Roussin  en  retrouvât  presque  à  son  insu  le  lan- 
gage? 

Le  lu  juillet,  le  traité  de  réparation  fut  signé,  à  bord  du  Sîi/fren, 
par  le  chargé  de  pouvoirs  du  gouvernement  portugais,  M.  Antonio 
Kavrio  d'Abreu  Gastello  Branco.  Le  vicomte  de  Santarem  le  ra- 
tifia le  jour  même.  Le  26  juillet,  à  quatre  heures  et  demie  du  soir, 
la  division  du  contre-amiral  Hugon  reprenait  la  route  de  Toulon  ; 
le  14  août  seulement,  l'amiral  Roussin,  nommé  vice-amiral  par  or- 
donnance du  26  juillet,  reprenait,  de  son  côté,  la  route  de  Brest.  Il 
emmenait,  avec  les  frégates  la  Sirène,  la  Guerrière,  qui  étaient 
venues  le  rejoindre,  la  Didon,  la  Pallafi,  le  Dragon,  combattans  du 
11  juillet,  et,  pour  mieux  attester  encore  sa  victoire,  toute  l'escadre 
portugaise,  à  l'exception  du  vieux  vaisseau  le  Jean  VI, 

Par  une  de  ces  arguties  familières  aux  faibles,  le  gouvernement 
portugais  avait  essayé  de  contester  la  validité  de  la  capture.  Ses 
forts  étaient  réarmés;  l'escadre  française  ne  comptait  plus  dans  ses 
rangs  qu'un  seul  vaisseau  de  ligne.  L'occasion  était  bonne  pour 
venger  l'honneur  national,  pour  reconquérir  d'un  seul  coup  tout 
l'ascendant  perdu.  «  Les  navires  portugais,  affirmaient  les  gazettes 
de  Lisbonne,  ne  sortiraient  pas  du  Tage.  »  A  cette  heure  critique, 
reportons-nous  au  journal  de  famiral  Roussin.  Ce  sera  la  dernière 
page  que  j'en  veuille  extraire  :  «  Du  13  au  lu  août.  —  Au  jour, 
branle-bas  de  combat. —  A  neuf  heures  vingt  minutes,  la  brise  se  fai- 
sant du  nord-nord-ouest  au  nord-nord- est,  nous  mettons  sous 
voiles.  La  Melpomène  et  la  corvette  YÉglè  restent  en  station  dans 
le  Tage.  J'ai  donné  mes  instructions  à  M.  de  Rabaudy. —  Appareillé 
le  premier  et  voulant  sortir  le  dernier,  je  mets  en  panne  et  signale 
aux  autres  bâtimens  de  forcer  de  voiles  ;  mais  ils  sont  de  beaucoup 
en  retard.  Le  courant  de  jusant  me  fait  sortir  malgré  moi.  A  onze 
heures,  je  suis  dehors.  Les  forts  n'ont  fait  aucun  mouvement  hos- 
tile. Les  dégradations  que  nous  leur  avons  causées  en  entrant  sont 
réparées,  malgré  les  assurances  de  M.  de  Santarem.  » 

Le  triomphe  ne  laissait  plus  rien  à  désirer.  L'amiral  Roussin  força 
deux  fois  l'entrée  du  Tage  :  la  première  fois  avec  une  escadre,  la  se- 
conde avec  une  division.  L'Angleterre,  par  la  bouche  de  lord  Wel- 
lington, s'en  déclara  publiquement  humiliée.  Quel  Français,  en  re- 
vanche, n'aurait  dû  sentir  battre  son  cœur  avec  plus  de  fierté?  La 
France,  au  contraire,  resta  froide.  Ce  n'était  pas  une  victoire  qu'elle 
attendait;  c'était  une  révolution.  Et  puis  le  succès,  pour  être  à  ses 

TOME  LXXXIV.  —  1887.  25 


386  REVUE   DES    DEUX    MONDES, 

yeux  éclatant,  n'avait  pas  coûté  assez  cher.  Je  voudrais  l'habituer 
à  mieux  juger  des  choses  maritimes. Tel  est  surtout  le  but  que  je  me 
suis  proposé  dans  ce  récit. 

Une  armée  de  cent  mille  hommes  n'aurait  que  difficilement  ob- 
tenu ce  qu'une  flotte,  au  fond  peu  considérable,  venait  de  réaliser  en 
quelques  jours  :  la  paix  scellée  par  des  réparations,  sans  la  moindre 
lacune  ;  le  drapeau  d'un  gouvernement  nouveau  et  à  peine  reconnu 
de  l'Europe,  affirmé  sous  les  murs  de  la  capitale  qui  se  croyait  le 
mieux  à  l'abri  de  toute  insulte.  Il  était  juste  de  nommer  le  chef  de 
l'expédition  vice-amiral,  de  l'élever  le  11  octobre  1832  à  la  pairie.  Il 
n'eût  pas  fallu  oublier  le  capitaine  Maillard  de  Liscourt.  L'amiral  Rous- 
sinMemandait  pour  ce  vaillant  chef  de  file  le  grade  de  contre-amiral. 
Chez  nos  voisins,  la  récompense  ne  lui  eût  pas  manqué.  Les  Anglais 
ont  le  sens  des  affaires  navales  ;  nous  avons  beaucoup  à  progresser 
encore  avant  de  l'acquérir.  Le  commandant  Maillard  de  Liscourt 
est  mort  capitaine  de  vaisseau.  Lui  aussi,  il  porta  la  peine  d'une  dé- 
ception causée  par  les  visées  les  plus  chimériques.  Le  maréchal  Sé- 
bastiani  avait  très  prudemment  déclaré  que  l'expédition  du  Tage 
devait  rester  une  question  toute  française.  L'amiral  Roussin  s'en 
souvint,  et  voilà  peut-être  pourquoi  sa  gloire,  si  justement  enviée  par 
tous  les  marins  du  monde,  attend  encore  une  statue.  La  politique 
gâte  tout  ce  qu'elle  touche  :  elle  a  l'haleine  fétide  des  harpies. 

Contrariée  par  les  calmes  et  par  les  vents  du  nord,  la  traversée  de 
retour  fut  lente.  Comme  l'amiral  Hugon,  l'amiral  Roussin,  —  n'en 
déplaise  à  mon  savant  confrère  M.  Faye,  —  avait  foi  dans  les  phases 
de  la  lune.  Je  trouve  dans  son  journal  cette  mention,  qui  témoigne 
tout  au  moins  de  ses  espérances  :  «  Du  18  au  19  août.  —  Belle  lune 
de  treize  jours.  »  —  J'y  rencontre  aussi  cet  aveu  :  «  Du  19  au  20  août. 
—  Je  suisasï^ez  gravement  malade  depuis  quelques  jours.»  On  l'eût 
été  à  moins!  Par  quelles  angoisses  cet  esprit  toujours  aux  aguets 
avait  passé  1  II  n'y  a  pas  que  les  poètes  qui  souffrent  de  leur  orga- 
nisation nerveuse  ;  les  héros  en  sont  peut-être  plus  cruellement  en- 
core tourmentés.  Héros  et  poètes,  au  demeurant,  c'est  tout  un.  Enfin, 
le  l®""  septembre,  à  dix  heures  du  matin,  on  aperçoit  dans  une  éclair- 
cie  le  bec  du  Raz.  Le  2  septembre,  la  division,  accompagnée  de  ses 
prises,  mouille  à  Brest. 

Je  me  trompe  fort,  ou  ce  récit,  d'où  j'ai  écarté  à  dessein  tout  ce 
qui  aurait  pu  en  rompre  l'unité,  ne  sera  pas  lu  sans  fruit  par  les 
hommes, du  métier,  par  ceux-là  surtout  qui  peuvent  avoir,  un  jour 
ou  l'autre,  une  grande  résolution  à  prendre.  La  réputation  des  dé- 
fenses du  Tage  était  usurpée  :  sans  l'amiral  Roussin,  le  préjugé  sub- 
sisterait encore. 

JORIEN    DE    LA    GrAVIÈRE. 


LE 


PLAT     DE     TAILLAC 


SOUVENIRS     DE     L'AGENAIS. 


I. 


—  Liro  !  liro  !  liro  ! 

Une  troupe  de  canards  se  précipita  vers  la  porte  principale  de 
la  métairie  delaTuque.  Cette  porte,  festonnée  de  roses  grimpantes, 
encadrait  une  svelte  et  brune  figure  de  jeune  fille,  qui,  la  manche 
relevée  jusqu'au  coude,  mêlait  des  grenailles  dans  le  grand  plat 
creux  qu'elle  tenait  à  la  main. 

—  Liro!  liro! 

Elle  posa  le  plat  sur  le  sol,  sur  l'aire  d'argile  battue,  crevassée 
par  la  chaleur,  qui  s'étendait  devant  la  vieille  maison  basse,  solide- 
ment construite  en  pierre,  contre  laquelle  un  figuier  déployait  son 
large  éventail.  C'était  le  repas  de  midi  des  canards;  le  soleil  dévo- 
rait la  campagne  vibrante  de  chants  d'insectes  et  violemment  péné- 


388  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trée  de  la  senteur  capiteuse  qui  s'exhalait  des  haies  voisines,  un 
fouilHs  magnifique  d'églantiers  et  de  chèvrefeuilles. 

Jésus-Maria!  dit,  en  s'essuyant  le  front,   un   homme  assis 

à  l'extrémité  du  banc  qu'abrite  ce  toit  avancé  dont  l'ombre  se  dé- 
tache si  franche,  si  vigoureuse,  sur  l'ardente  blancheur  des  murs. 
Jésus-Maria  !  nous  ne  cuirons  guère  mieux  chez  le  diable  I 

—  Ne  vous  y  fiez  pas  pour  votre  compte,  Mingo,  répondit  en 
riant  la  jeune  fille.  Vous  faites  de  trop  bonnes  affaires  dans  ce 
monde-ci,  vous  le  paierez  dans  l'autre,  pecayré! 

—  Moi,  de  bonnes  affaires?..  Tu  es  folle,  ma  pauvre  Caussadette, 
folle,  je  te  dis!  Le  métier  de  peillerot  est  perdu  aujourd'hui.  Nous 
n'avons  plus  l'occasion  ni  d'acheter  ni  de  vendre  depuis  que  les 
vignes  sont  ruinées.  On  épargne,  on  marchande... 

—  Baste!  attendez  que  je  vous  plaigne!  reprit  Caussadette  en 
allongeant  un  coup  de  houssine  à  la  grosse  truie  qui  s'approchait 
sournoise,  pour  disputer  leur  pitance  aux  canards.  Ceux-ci  glouton- 
nement se  bousculaient  au  bord  du  plat,  où  les  plus  voraces  étaient 
entrés  tout  entiers;  dans  leur  hâte  d'avaler,  ils  éparpillaient 
autour  d'eux  des  grains  qui  n'étaient  pas  perdus,  car  aussitôt,  avec 
de  faibles  piaillements,  une  douzaine  de  poussins,  conduits  par  leur 
mère,  les  picoraient,  se  glissant  pour  cela  dans  le  cercle  des  convives 
légitimes,  jusque  sous  leurs  ailes  agitées,  sous  leurs  becs  en  spa- 
tule qui  claquaient.  Et  bientôt  d'autres  petits  cris,  poussés  de  la 
prairie  voisine,  se  rapprochèrent.  Une  dinde  majestueuse,  portant 
haut  sa  coiffe  rouge  et  traînant  sa  robe  de  moire,  accourut,  suivie 
d'une  nombreuse  lignée,  pour  avoir  sa  part  du  régal,  mais  elle 
arrivait  trop  tard;  en  moins  de  temps  qu'il  n'en  faut  pour 
le  dire,  les  canards  avaient  expédié  leur  besogne,  sans  laisser  le 
plus  petit  grain  de  millet.  Dame  dinde  donna  un  coup  de  bec 
dépité  au  plat  vide  sur  lequel  se  fixait  depuis  quelque  temps  l'œil 
du  peillerot.  Il  était  plein  de  ruse,  plein  de  curiosité,  toujours  en 
éveil,  ce  petit  œil  noir  étincelant  sous  une  arcade  sourcilière  héris- 
sée. A  la  manière  tenace  dont  il  se  posait  sur  les  choses,  on  eût  dit 
qu'il  en  prenait  possession.  Et,  de  fait,  Mingo,  en  quelque  lieu 
qu'il  se  trouvât,  procédait  toujours  à  une  sorte  d'inventaire.  Rien 
ne  lui  échappait;  il  avait  aussitôt  déterminé  la  valeur  de  chaque 
objet,  avec  la  volonté,  si  cet  objet  lui  plaisait,  de  s'en  rendre 
acquéreur  au  meilleur  compte  possible.  Surnommé  l'Agasse, 
il  n'avait  pas  de  la  pie  seulement  le  bec  aiguisé,  la  démarche 
sautillante  et  le  noir  plumage,  il  en  avait  aussi  les  instincts  de 
rapine.  C'était  un  véritable  nid  de  pie  que  sa  boutique  d'Astaffort, 
où,  dans  la  rue  des  Espagnols,  s'entassaient  pêle-mêle  les  chiffons, 
les  vieux  meubles,  les  débris  de  toute  sorte. 


LE   PLAT    DE    TAILLAC,  389 

Cependant  Gaussadette  (on  appelait  ainsi  la  fille  du  bonhomme 
Caiissade  ;  elle  était  Gaussadette  comme  Mingo  était  l'Agasse,  comme 
Jean  Gaussade,  à  l'humeur  piquante  et  peu  commode,  était  Poivre, 
comme  son  propre  amoureux  à  elle,  Prospérine,  était  Brillant,  bien 
qu'il  se  nommât  Pierre  Damousse  ;  en  Gascogne,  l'opinion  publique 
ou  l'usage  vous  baptise)  ;  Gaussadette  donc  était  rentrée  dans  la 
maison  pour  rassembler  les  peaux  de  lapins  et  les  guenilles  qui 
attendent  le  passage  prévu  du  peillerot  chez  les  bonnes  ména- 
gères. Tout  est  parcimonieusement  recueilli,  tout  se  vend,  et  Gaus- 
sadette avait  hérité  des  qualités  d'ordre,  de  scrupuleuse  économie 
qui  distinguaient  sa  défunte  mère,  laquelle,  Dieu  merci,  n'avait  ja- 
mais laissé  un  fil  se  perdre.  Cet  éloge  revenait  sans  variantes,  mais 
continuellement,  sur  les  lèvres  du  mari  de  feu  Françoise  Gaussade, 
qui  le  décernait  non  moins  volontiers  à  sa  fille. 

Resté  seul,  Mingo,  se  levant  avec  les  précautions  du  chat  qui 
guette  une  proie,  sautilla  jusqu'au  plat  que  venaient  d'abandonner 
à  regret  les  canards,  le  prit  dans  ses  deux  mains  et  lui  fit  subir  un 
examen  attentif. 

C'était  une  sorte  de  bassin  de  forme  oblongue,  un  peu  ébréché, 
maculé  de  terre  et  de  crasse.  A  peine  sur  le  bord  distinguait-on 
les  reflets  brillans  de  la  faïence,  et  il  eût  été  impossible  de 
reconnaître  les  détails  de  la  décoration  sous  une  croûte  épaisse  et 
sans  nom  à  laquelle  avaient  contribué  tous  les  animaux  de  la 
basse-cour;  mais  dans  le  creux,  mollement  repliée  sur  elle-même, 
comme  si  elle  eût  chauffé  tout  de  bon  ses  anneaux  luisans  au 
soleil,  se  prélassait  une  couleuvre.  Vraiment  on  l'eût  cru  vivante, 
si  vivante  que  l'Agasse,  ému  de  peur  et  s'imaginant  qu'un  serpent 
venait  prendre  possession  avant  lui  de  l'objet  de  sa  convoitise, 
faillit  le  laisser  échapper.  «  Voilà,  pensa-t-il,  une  idée,  pas  trop 
ragoûtante,  de  mettre  pareille  bête  au  beau  milieu  d'un  plat.  » 

Jetant  encore  une  fois  son  regard  de  pie  vers  la  maison,  des  pro- 
fondeurs de  laquelle  Gaussadette  venait  de  crier  :  «  Patience, 
j'ai  fini...  »  il  tira  son  couteau  de  sa  poche,  gratta  quelque  peu,  et 
entre  ses  dents  étoufla  le  juron  habituel  à  tout  Gascon  qui  se 
respecte. 

La  couleuvre  était  couchée  sur  un  lit  de  mousse  merveilleuse- 
ment imitée,  et  toutes  ces  petites  bosses  qui  l'entouraient,  informes, 
c'étaient,  une  fois  nettoyées,  des  écrevisses,  des  grenouilles, 
des  coquilles. 

—  F...  !  répéta  l'Agasse.  Je  gage  que  M.  Lacassaigne  m'en  donne- 
rait un  bon  prix,  lui  qui  aime  les  drôleries  qui  ne  ressemblent  à 
rien. 

Mais  Gaussadette  lui  criait  du  grenier  : 


390  REV^DE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Je  viens!  je  viensl  votre  jument  en  aura  sa  charge! 

Tl  se  dirigea  vivement  vers  un  grand  puits,  luxe  suprême  que  les 
métayers  des  environs,  contraints  d'aller  chercher  assez  loin-  leur 
eau,  ce  liquide  rare,  enviaient  à  la  métairie  de  la  Tuque.  Autour 
du  puits,  Targile,  dure  comme  pierre  partout  ailleurs,  était  délayée 
par  l'eau  répandue  et  formait  une  boue  couleur  d'ocre.  Le  peillerot 
en  ramassa  une  poignée,  barbouilla  de  son  mieux  ce  qu'il  avait 
nettoyé  avec  tant  de  soin,  puis  retourna  s'asseoir  sur  le  banc  au 
pied  du  figuier.  Son  œil  indifïerent  affectait  d'observer  une  escouade 
de  petits  nuages  gris  qui  pommelaient  le  ciel  au  sud-ouest. 

—  La  journée  ne  finira  pas  sans  pluie,  dit-il  à  la  jeune  fille 
lorsqu'elle  reparut. 

On  eût  juré  qu'il  n'avait  été  occupé  en  son  absence  qu'à  inter- 
roger l'horizon. 

—  Que  le  bon  Dieu  vous  entende!  répUqua  Caussadette;  la  terre 
a  grand  soif,  et  voilà  que  nos  foins  sont  rentrés  ou  il  s'en  faut  de 
peu.  Mon  père  est  ce  matin  après  les  derniers. 

—  Il  va  bien,  le  papay? 

—  Ey  baient  ;  il  est  vaillant,  dit  Caussadette  en  vidant  son  ta- 
blier devant  le  peillerot,  qui  leva  les  bras  au  ciel  d'un  air  désolé. 

—  Que  voulez-vous  que  je  fasse  de  tout  ce  rebut?  Il  n'est  bon 
qu'à  m'embarrasser,  grogna-t-il,  tandis  que  la  petite  ménagère 
faisaitvaloir  avec  volubilité  la  beauté  de  ses  peaux  de  lapins,  de  son 
duvet  de  volaille  trié  soigneusement  et  de  quelques  loques  sordides 
qu'elle  avait  presque  envie  de  garder  tant  elles  pouvaient  être 
utiles  encore. 

On  se  disputa  longuement,  la  voix  de  Caussadette  s'élevant  criarde 
et  récriminatrice,  tandis  que  le  peillerot,  armé  de  sa  romaine,  pesait 
avec  la  préoccupation  de  tricher  à  son  profit.  Mais,  s'il  avait  la  main 
exercée,  Caussadette  était  méfiante;  elle  se  défendait  donc;  mille 
injures  volaient  sur  ses  lèvres  rouges  comme  une  gousse  de 
piment,  sur  ses  jolies  lèvres  souriantes  auxquelles  n'étaient  étran- 
gers ni  les  gros  mots  ni  les  mots  lestes:  ces  mots-là  sont,  dans  le 
Midi,  compatibles  avec  l'honnêteté.  Enfin,  après  d'interminables 
débats,  on  tomba  d'accord  sur  le  poids,  et  Mingo  alla  chercher 
l'énorme  besace  qui  pendait  sur  les  deux  flancs  de  son  cheval, 
spectateur  patient  du  marché.  Pauvre  vieille  jument  grise!  il  ne 
lui  arrivait  pas  souvent  d'avoir,  comme  à  la  Tuque,  l'ombre  bien- 
faisante d'un  ormeau  pour  s'y  reposer  au  frais!  Les  arbres  coiis- 
cuiités  au  profit  des  bestiaux,  réduits  à  l'état  de  balais,  donnaient 
un  médiocre  abri  le  long  des  chemins  poussiéreux  qu'elle  avait 
coutume  de  parcourir.  Dans  l'une  des  poches  de  la  besace  alla 
s'engouftrer  le  butm  du  peillerot,    de   l'autre    fut   tiré    tout    un 


LE    PLAT    DE    TAILLAG.  391 

assortiment  de  fil,  d'aiguilles,  d'écheveaux  de  laine,  de  chapelets, 
de  pots  de  pommade,  que  l'Agasse  étala  sur  le  banc.  Il  était  col- 
porteur aussi  bien  que  chiffonnier  et  ne  payait  jamais  qu'en  nature. 
Un  mouchoir  jaune  fixa  d'abord  l'admiration  de  Gaussadette.  Elle 
poussait  aussi  loin  que  possible  l'art  que  toutes  les  filles  de  l'Age- 
nais  mettent  à  nouer  de  cent  façons  différentes  ce  mouchoir  de 
tête,  qui  sied  aux  physionomies  vives.  La  belle  couleur!  la  jolie 
étoffe!  Quel  effet  produirait  ce  jaune  soyeux  et  clair  sur  ses  ban- 
deaux de  jais!  La  tentation  fut  forte,  mais  aussitôt  vaincue. 

—  C'est  trop  cher  !  soupira  Gaussadette  en  se  tournant  vers  les 
pelotons  de  fil,  qu'elle  se  mit  à  choisir. 

—  Va!  lui  dit  l'Agasse,  passe-toi  tes  fantaisies.  Ton  père  ne  t'a 
jamais  rien  refusé. 

—  G'est  pourquoi,  répéta  sagement  Gaussadette,  étant  maîtresse 
de  notre  argent,  je  préfère  le  garder. 

—  ÎN 'as-tu  pas  honte  à  ton  âge  et  gentille  comme  tu  l'es  de  te 
montrer  avare?  Brillant,  quand  il  reviendra  du  pays  d'Alger,  te  trou- 
vera plus  belle  avec  ce  mouchoir-là. 

—  Brillant  me  trouve  belle  comme  je  suis...  Tenez,  faites  notre 
compte. 

Et  la  discussion  recommença  très  âpre.  Le  prix  des  aiguilles,  du 
fil,  des  laines  que  Gaussadette  avait  mis  de  côté  dépassait,  à  en 
croire  l'Agasse,  celui  des  chiffons.  Elle  soutenait  furieusement  le 
contraire. 

—  S'il  fallait  combattre  ainsi  avec  chacun,  je  ne  ferais  pas  beau- 
coup d'affaires  dans  ma  journée.  Voyons,  n'aurais-tu  pas  quelque 
autre  chose  à  me  vendre?  Ge  mouchoir  te  tient  au  cœur...  Je  serais 
arrangeant. 

—  Nenni,  je  n'ai  plus  rien. 

—  Pourtant,.,  si  tu  cherchais  un  peu... 

Et  l'Agasse,  promenant  des  regards  fureteurs  autour  de  lui,  fei- 
gnait de  chercher  avec  elle. 

—  Tiens,  il  y  a  là  un  plat... 

—  Le  plat  des  canards?  dit  la  petite  avec  une  moue  incrédule. 

—  11  est  délabré,  j'en  conviens;  mais  on  rencontre  quelquefois 
des  originaux  qui  demandent  du  vieux.  Peut-être  me  restera-t-il 
sur  les  bras.  N'importe,  j'en  courrai  le  risque. 

—  Vous  me  donneriez  votre  foulard  jaune  pour  ce  plat?  demanda 
Gaussadette  méfiante. 

—  Si  tu  m'en  priais  un  peu,  ma  foi,  oui!  J'aime  obliger  les 
gouyates  quand  elles  te  ressemblent. 

Gaussadette  éclata  de  rire  : 

—  G'est  donc  que  vous  y  trouveriez  votre  avantage.  Écoutez,  ce 


392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plat  est  dans  la  borde  depuis  que  je  la  connais  ;  il  y  était  bien  avant 
ma  naissance  ;  je  ne  peux  pas  vous  le  vendre  sans  le  consentement 
de  mon  père. 

—  Té!  le  voilà  justement  qui  revient,  ton  père.  Nous  allons  nous 
entendre.  —  Eh!  addiou,  Caussade! 

—  Eh  !  addiou^  Mingo  I  (Il  prononçait  Minnego  d'une  voix  chan- 
tante et  sonore)  :  Que  dises?.. 

Jean  Caussade  avançait  sans  se  presser  à  la  tête  de  ses  bœufs,  qui 
traînaient  une  lourde  charrette  de  foin.  C'était  un  grand  homme  sec, 
d'une  cinquantaine  d'années,  sommairement  vêtu  d'une  chemise  rose 
et  d'un  pantalon  de  toile  retenu  par  une  ceinture  rouge.  Sa  maigreur 
dantesque,  son  teint  basané,  sa  rude  crinière  grisonnante,  ses  pau- 
pières que  l'on  eût  dites  charbonnées  à  plaisir  tant  elles  étaient 
brunes,  sa  mâchoire  saillante  armée  de  fortes  dents,  les  traits  allon- 
gés et  sévères  de  son  visage  imberbe,  tout  indiquait  chez  lui  un  Gas- 
con de  bonne  race.  Il  ressemblait  à  don  Quichotte,  surtout  en  ce 
moment  oîi  il  brandissait  comme  une  lance  sa  toucadère. 

—  La  faim  me  tourne  la  gorge  et  le  goûter  doit  être  prêt.  Entrez, 
Mingo. 

—  Nenni.  Un  verre  de  vin,  si  vous  y  tenez,  et  je  pars...  avec  ce 
plat  dans  ma  besace,  dit  le  peillerot  en  faisant  mine  de  glisser  la 
vieille  faïence  parmi  les  chiffons. 

—  Oh  !  vous  ne  l'avez  pas  encore ,  dit  Gaussadette  avec  un  cli- 
gnement d'intelligence  à  l'adresse  de  son  père. 

—  Quand  je  te  dis,  s'écria  l'Agasse,  que  j'apporterai  pour  le  rem- 
placer une  jolie  augette  de  pierre  à  tes  poulets. 

—  Un  plat  neuf  pour  un  vieux  plat!  dit  le  bonhomme  en  se  grat- 
tant la  tête. 

—  Et  un  joli  mouchoir  par-dessus  le  marché ,  ajouta  la  fille  en 
toussant  pour  le  mettre  sur  ses  gardes. 

Jean  Caussade  parut  longuement  ruminer  cette  offre  exorbitante. 
La  surprise  lui  coupait  la  parole. 

—  Je  vais  vous  dire,  Mingo.  Il  est  bien  laid,  ce  plat,  bien  sale, 
mais  j'y  tiens  tout  de  même.  Il  m'est  venu  de  mon  père,  qui  l'avait 
hérité  du  sien,  qui...  On  ne  sait  pas  à  quel  Caussade  il  remonte,  ce 
plat-là  !  C'est  vieux  comme  le  monde,  oui,  et  plutôt  que  de  le 
vendre ,  j'aimerais  mieux  le  laisser  à  Prospérine  comme  mes  pa- 
rens  me  l'ont  laissé. 

—  N'en  parlons  plus,  dit  le  peillerot  en  posant  le  plat  par  terre 
d'un  air  d'indifférence  qui  fit  regretter  à  Caussade  d'avoir  refusé 
trop  vite,  mais  sa  fille  lui  souffla  tout  bas  à  l'oreille  : 

—  Hé!  soyez  donc  tranquille,  papay!  Il  reviendra! 

—  Si  pourtant  on  m'en  offrait  un  bon  prix... 


LE    PLAT    DE    TAILLAG.  393 

—  Ce  bon  prix,  je  vous  le  donnais,  finassé  que  vous  êtes!  Vous 
manquez  une  occasion,.,  à  votre  aise  !  Vous  avait-on  jamais  offert 
à  rez  de  cette  saleté?  ajouta-t-il  en  repoussant  le  plat  du  bout  de 
son  pied  avec  dédain. 

—  C'est  que  personne  peut-être  ne  l'avait  vu.,.  On  sait  bien  que 
vous  ne  faites  pas  de  mauvais  marchés,  mon  compère  ! 

Le  peillerot,  sans  répondre,  avait  jeté  la  besace  sur  son  cheval, 
mettant  à  part  les  peaux  de  lapins  qui  se  balançaient  le  long  des 
flancs  décharnés  de  la  pauvre  bête  : 

—  Adichals,  la  compagnie! 

—  Adicliats,  Mingo! 

Il  s'éloignait  avec  lenteur,  croyant  qu'on  le  rappellerait;  mais  déjà 
Caussadette  était  occupée  à  remplacer  le  vieux  plat  par  un  autre,  en 
disant  à  son  père  : 

—  Nous  n'avons  qu'à  attendre  qu'il  ait  parlé  à  ces  moussus  de  la 
ville  qui  aiment  le  vieux. 

—  Voir  venir  vaut  un  écu ,  répondit  sentencieusement  le  père. 

—  Un  écu!  répéta-t-elle.  Qui  sait?..  Davantage  encore,  peut- 
être... 

Là-dessus,  tous  les  deux  allèrent  s'attabler  devant  la  soupe  aux 
fèves  et  les  artichauts  crus  trempés  dans  du  vinaigre  que  l'on  arrosa 
d'un  coup  de  vin,  quoique  le  paysan  gascon  ne  soit  plus  aussi  pro- 
digue de  ce  breuvage  qu'à  l'époque  heureuse  où  la  vigne  n'était  point 
malade. 


IL 


—  Eh  bé  !  reprit  le  père  ;  cette  lettre  que  le  facteur  t'a  remise 
hier,  tu  ne  m'en  as  pas  parlé,  je  crois?.. 

—  Vous  étiez  à  vos  foins  ;  mais  la  voilà. 

Et  tandis  que  Jean  Caussade,  les  mains  allongées  sur  ses  genoux, 
se  reposait  du  travail  matinal  et  de  la  lumière  aveuglante  des  champs, 
dans  l'ombre  fraîche  de  la  vaste  cuisine,  aux  fenêtres  en  meurtrières, 
où  depuis  longtemps  déjà  s'était  éteint  le  petit  feu  de  sarment,  qui 
laissait  derrière  lui  sa  bonne  odeur,  l'odeur  pénétrante  des  ramilles 
fumeuses  à  demi  brûlées,  elle  lut,  du  ton  monotone  que  l'on  prend 
à  l'école,  une  longue  lettre  d'Afrique. 

Brillant  apportait  dans  la  correspondance  beaucoup  plus  de  régu- 
larité qu'elle-même.  Il  avait  une  belle  écriture,  et  volontiers  il  con- 
tait avec  la  verve  d'une  imagination  intarissable,  deux  raisons  pour 
aimer  écrire.  D'ailleurs,  cette  fois,  à  l'en  croire,  il  pouvait  se  vanter 
de  quelques  hauts  faits.  Dans  une  escarmouche  contre  les  Bédouins, 


39Û  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

il  s'était  bien  conduit;  un  coup  de  sabre  l'avait  retenu,  il  est  vrai, 
quelques  jours  à  l'hôpital...  Baste!  Il  n'avait  jamais  été  malade, 
en  somme,  au  régiment,  depuis  cette  fièvre  de  l'année  précé- 
dente, qu'il  appelait  poétiquement  la«  fièvre  des  lauriers  roses,  »  l'at- 
tribuant à  la  floraison  exubérante  des  lauriers  d'Algérie,  dont  les 
pétales  pleuvent  dans  les  cours  d'eau,  les  empoisonnant  ainsi.  Un 
beau  pays  tout  de  même,.,  qu'il  ne  serait  pas  fâché  de  quitter  défi- 
nitivement! Les  femmes  couraient  bien  un  peu  après  lui;  elles 
n'étaient  pas  mal  dans  leur  genre,  mais  il  ne  voyait  que  sa  Prospé- 
rine  ! 

Et  Prospérine  riait,  amusée  plutôt  qu'attendrie.  Elle  aussi  ne  voyait 
que  Brillant,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  d'aller  danser  le  dimanche 
avec  autant  de  gaîté  ou  même  de  coquetterie  que  si  elle  eût  été  libre, 
et  pour  ce  qui  était  de  la  blessure,  le  père  et  la  fille  jetaient  les  hauts 
cris,  mais  pas  plus  sérieusement  qu'il  ne  fallait.  Sans  doute,  ni  l'un 
ni  l'autre  ne  la  croyait  bien  profonde.  C'était  leur  habitude  de  dire 
en  riant  que  cet  intrépide  soldat  eût  été  digne  de  naître  au  village 
de  Montcrabeau,  où  se  trouve  la  pierre  de  Menterie.  De  cette  pierre-là, 
du  reste,  selon  la  légende,  tous  les  Gascons  sont  sortis. 

.  Il  plaisait  cependant  à  Gaussadette  de  croire  que  !^cnu\  amie  s'était 
exposé  ;  elle  ne  se  serait  pas  soucié  de  lui  s'il  n'eût  été  brave.  Ce 
service  militaire  survenant  à  l'heure  même  où  ils  se  promettaient 
l'un  à  l'autre  les  avait  chagrinés  ;  mais  il  fallait  se  faire  une  rai- 
son :  tous  les  garçons  en  passaient  par  là.  Et  quand  il  était  venu 
en  congé,  Brillant  était  si  fier  sous  son  uniforme  de  spahi  !  Un 
pacha,  un  prince  des  Mille  et  une  nuits  n'eût  pas  paru  à  Gaussa- 
dette  plus  magnifiquement  accoutré,  plus  exotique,  plus  supérieur 
à  l'humanité  vulgaire.  Elle  l'avait  promené  partout  en  triomphe. 
A  eux  deux,  ils  faisaient  certainement  un  beau  couple;  lui  alerte, 
remuant  et  souple,  du  vif-argent  dans  ses  membres,  l'œil  hardi  et 
vainqueur,  les  cheveux  noirs  moutonnant  sur  sa  jolie  tête  juvénile 
et  mâle  tout  ensemble,  dont  M.  Osmen  Delbos,  le  peintre,  s'était 
inspiré  pour  un  saint  Sébastien  qui  ressemblait  à  quelque  bandit 
romantique  des  Abruzzes;  elle,  provocante,  avec  un  balancement 
des  hanches  et  une  légèreté  dans  la  démarche  qui  eussent  suffi  pour 
qu'on  la  remarquât,  n'eût-elle  pas  eu  de  grands  yeux  gris,  étranges 
sur  ce  teint  olivâtre,  des  yeux  tour  à  tour  enjôleurs  et  ma- 
lins, dont  une  longue  frange  de  cils  ne  réussissait  pas  à  étoufier  les 
éclairs.  Avant  un  an,  ils  seraient  mari  et  femme.  Gaussadette  atten- 
dait ce  jour  avec  impatience;  elle  était  de  ces  filles  pressées  qui 
fredonnent  en  elles-mêmes  la  chanson  : 

Moun  pay,  ma  may  maridatme... 


LE    PLAT    DE    TAILLAG.  3^5 

«  Mon  père,  ma  mère,  mariez-moi,  je  le  veux,  je  le  veux,  je  le 
veux  !  »  Non  sans  regretter  toutefois  que  son  beau  spahi  ne  dût  être, 
une  fois  débarrassé  du  manteau  dont  il  se  drapait  si  bien,  qu'un 
simple  laboureur.  Quelque  artisan  aisé  eût  mieux  satisfait  son  am- 
bition ;  mais,  comme  elle  le  répétait  souvent  dans  un  soupir  qui 
n'avait  rien  de  sentimental  :  «  Quand  on  n'a  pas  d'anneau,  il  faut 
se  marier  avec  un  lien  d'osier.  »  Et  le  lien  d'osier  offert  par  Bril- 
lant ne  lui  déplaisait  pas.  Sans  doute,  il  n'était  encore  que  domes- 
tique dans  une  métairie  ;  pas  plus  que  son  père  à  elle,  il  ne  pouvait 
dire  a  ?wsto,  chez  moi,  mais  cela  ne  l'empêchait  pas  d'avoir  un  peu 
de  terre  que  faisait  valoir  avec  la  sienne  Basile  Damousse,  le  frère 
aîné.  Gela  s'arrondirait  peut-être,  on  travaillait  ferme;.,  on  était 
jeune. 

L'esprit  occupé  de  Brillant  et  de  sa  lettre,  mais  aussi  du  plat  aux 
canards,  Gaussadette  suivit  son  père  dans  le  pré.  Elle  savait  au  be- 
soin, si  mignonne  qu'elle  fût,  aider  aux  plus  rudes  travaux  comme 
un  homme.  Avant  la  nuit,  la  dernière  charretée  de  foin  rentra. 
L'orage  pouvait  venir  maintenant  ;  mais  il  ne  vint  pas,  malgré  la 
prédiction  du  peillerot  et  les  prières  que  M.  le  curé  avait  faites  pom* 
attirer  la  pluie  sur  les  blés  et  sur  la  vigne.  Les  petits  nuages  me- 
naçans  s'étaient  dissipés  au  coucher  du  soleil,  laissant  le  ciel  noc- 
turne d'une  pureté  de  saphir,  et,  par  myriades  incalculables,  les 
étoiles  s'allumèrent,  et  le  clair  de  lune  ruissela  sur  la  métairie  si- 
lencieuse, permettant  à  ses  hôtes  de  se  coucher  sans  chandelle,  et 
le  rossignol  commença  de  turlurer  son  hymne  d'amour  infatigable 
aux  branches  du  grand  ormeau,  tandis  que  Gaussadette  se  re- 
tournait dans  son  lit,  inquiète  en  réfléchissant  qu'elle  avait  eu  tort 
de  mettre  le  plat  à  tremper  dans  l'eau  de  savon,  ces  amateurs  à 
moitié  fous  qui  recherchent  le  vieux  aimant  peut-être  aussi  la  crasse, 
qui  d'ailleurs  sert  à  cacher  les  fêlures.  Puis  il  lui  sembla  que  trois 
louis  tout  neufs  tombaient  des  mains  de  l'Agasse  dans  son  tablier, 
et,  sur  cette  vision  dorée,  elle  s'endormit  le  cœur  battant  de  joie. 
D'autres  encore  que  Gaussadette  avaient  à  la  même  heure  l'esprit 
préoccupé  du  plat  si  parfaitement  ignoré  la  veille  encore.  Le  ha- 
sard était  intervenu  de  nouveau  pour  précipiter  l'entretien  que  le 
peillerot  se  promettait  bien  d'avoir  avec  son  meilleur  client, 
M.  Lacassaigne. 

M.  Lacassaigne,  juge  au  tribunal  d'Agen,  n'habitait  avec  suite  sa 
propriété  de  Roc,  non  loin  d'Astaffort,  que  pendant  les  vacances  ; 
mais,  toute  l'année,  il  y  faisait  de  courtes  apparitions  à  intervalles 
irréguliers,  profitant  pour  cela  des  loisirs  que  lui  laissaient  ses 
devoirs  austères  de  magistrat.  Ge  qu'il  venait  voir  à  Roc,  avec  l'em- 
pressement d'un  amoureux  à  visiter  sa   maîtresse,  c'étaient  ses 


396  REVUE   DES    DEUX    MONDES, 

chères  collections,  collections  de  toute  sorte;  on  naît  collectionneur 
comme  on  naît  poète.  M.  Lacassaigne,  méthodique,  et  par-dessus 
tout  épris  de  classifications,  de  nomenclatures,  de  catalogues,  eût 
collectionné,  faute  de  mieux,  des  boutons  de  culotte,  mais  ses  con- 
naissances en  archéologie  lui  permettaient  de  se  livrer  à  des  distrac- 
tions plus  nobles.  Membre  de  toutes  les  sociétés  de  sciences  et  d'art 
de  sa  province,  il  rassemblait  les  chartes  et  les  papiers  de  famille 
qui  pouvaient  servir  à  l'histoire  des  diverses  localités.  Les  peillerots 
de  sa  connaissance  l'aidaient  dans  cette  chasse,  et  l'Agasse,  entre 
autres,  quoiqu'il  ne  sût  pas  lire,  lui  avait  déniché,  avec  le  flair  d'un 
limier,  des  parchemins  très  précieux.  Si  M.  Lacassaigne  était  friand 
de  vieilles  écritures,  il  l'était  presque  autant  de  vieux  bahuts.  Le 
petit  château  de  Roc,  auquel  sa  position  arrogante  au-dessus  de  la 
vallée  du  Gers  et  les  hautes  murailles  qui  l'entourent  donnent  de 
loin  l'aspect  d'une  place  forte,  recelait  toutes  les  armoires,  tous  les 
cuivres,  toutes  les  faïences  découverts  depuis  un  quart  de  siècle 
dans  les  métairies  à  vingt  lieues  à  la  ronde.  C'était,  comme  le  disait 
complaisamment  son  propriétaire,  un  petit  hôtel  de  Gluny,  mais 
purement  gascon,  et  de  la  Gascogne  agenaise,  une  judicieuse  dé- 
centralisation comptant  parmi  les  idées  fixes,  toutes  fortinofïensives, 
de  M.  Lacassaigne.  Quelque  pressentiment,  comme  il  en  vient  aux 
antiquaires,  poussa  ce  jour-là  le  digne  homme  de  Roc  à  Astaffort. 
Laissant  sa  voiture  près  de  l'église,  à  l'endroit  où  les  protes- 
tans  furent  jadis  si  bien  accommodés  par  les  catholiques  que,  seul, 
le  prince  de  Gondé  avec  un  serviteur,  échappa  au  massacre,  il  des- 
cendit machinalement  la  rue  des  Espagnols.  Un  instinct  plus  fort 
que  sa  volonté  le  portait  chez  Mingo,  dit  l'Agasse.  Si  la  suggestion 
eût  été  à  la  mode  en  ces  parages,  on  aurait  pu  croire  que  le  peil- 
lerot  lui  avait  soufflé  à  travers  l'espace  une  curiosité  dont  il  comp- 
tait profiter. 

—  Té!  vous  voilà  donc,  monsieur  Lacassaigne? 

Mingo  était  tapi  dans  son  repaire,  comme  l'est  une  araignée  au 
centre  de  sa  toile,  vérifiant  de  l'œil  et  des  doigts  les  rapines  de  la 
journée,  vaquant,  lui  aussi,  à  une  manière  de  classement  qui  n'était 
pas  des  plus  faciles.  Autant  eût  valu  entreprendre  de  débrouiller 
le  chaos  que  de  se  reconnaître  parmi  les  objets  hétérogènes  qui 
jonchaient  le  grenier  au  seuil  duquel  s'arrêta  hésitant,  si  brave 
qu'il  fût,  M.  Lacassaigne.  La  boutique  du  peillerot  était  divisée  en 
trois  compartimens  superposés,  d'aspects  tout  à  fait  dissemblables. 
Au  rez-de-chaussée,  c'était  une  épicerie  très  correcte,  avec  annexe 
de  mercerie  et  de  menues  nouveautés,  le  tout  parfaitement  tenu  par 
M"^^  Mingo,  la  grosse  Gatinette,  une  personne  accorte,  malgré  ses 
moustaches.  Le  premier  étage  recelait  quelques  meubles  anciens 


LE    PLAT    DE   TAILLAC.  397 

réparés  et  cirés  à  souhait;  mais,  pour  connaître  par  excellence 
le  nid  de  l'Agasse,  un  nid  de  pie  désordonné,  incohérent,  où 
figurait  tout  ce  qu'il  avait  pu  ramasser,  vieux  chiffons,  débris 
immondes,  il  fallait  monter  jusqu'au  faîte,  que  connaissaient  seuls 
les  habitués  de  la  maison.  Plus  d'une  fois,  M.  Lacassaigne  avait  fait, 
dans  ce  réceptacle,  d'heureuses  trouvailles,  au  risque  d'être  dévoré 
par  la  vermine  :  les  collectionneurs  n'y  regardent  pas  de  si  près. 

—  Té!  monsieur  Lacassaigne,  vous  m'auriez  vu  demain.  J'ai 
trouvé  une  petite  chose... 

—  Des  papiers?.,  interrompit  le  juge,  qui  ne  songeait  en  ce  mo- 
ment qu'à  publier  sur  le  manoir  de  Manlèche,  ancien  monastère 
de  templiers,  une  monographie  pour  laquelle  les  documens  lui 
manquaient. 

—  Mieux  que  des  papiers,  une  petite  chose  qui  sera  d'un  bel  effet 
dans  votre  salle. 

—  Quelque  faïence?  Il  n'y  a  rien  de  beau  dans  le  pays.  D'ailleurs, 
je  ne  saurais  qu'en  faire,  mes  dressoirs  en  sont  surchargés,  mes 
murs  en  sont  couverts,  dit  M.  Lacassaigne  avec  la  mauvaise  hu- 
meur d'un  homme  désappointé. 

—  Vous  ne  devez  pas  en  avoir  de  pareille  à  celle-là!  C'est  un  plat, 
dit  Mingo  en  quittant  sa  position  accroupie  au  milieu  des  guenilles 
et  des  tessons  de  bouteilles,  pour  se  rapprocher  de  son  client  et  lui 
parler  tout  bas,  un  plat  comme  je  n'en  ai  jamais  vu.  Il  est  bordé 
d'herbes  et  de  bêtes  que  vous  croiriez  naturelles  plutôt  qu'imitées,  et 
au  milieu,  il  y  a,  couchée  sur  des  feuilles,  une  grande  couleuvre 
brillante  qui  n'est  pas  peinte,  elle  non  plus,  et  qu'on  prendrait  dans 
la  main  si  elle  ne  faisait  peur. 

—  Une  couleuvre  en  relief!.,  s'écria  M.  Lacassaigne,  qui  s'était 
mis  à  écouter  très  attentivement,  tandis  que  le  regard  perçant  du 
peillerot,  attaché  sur  lui,  guettait  ses  impressions.  Une  couleuvre 
émaillée  en  relief?  Ce  serait,  par  impossible,  un  Palissy  ?..  Où  avez- 
vous  déniché  cela?.. 

—  Un  Palissy  ?  répéta  l'Agasse  en  évitant  de  répondre.  Palissy, 
c'est  le  nom  d'une  rue  d'Agen,..  rue  Bernard-Palissy... 

—  C'est  aussi  le  nom  d'un  potier  dont  les  ouvrages  sont...  assez 
estimés...  Mais  il  a  été  imité  par  de  nombreux  élèves,  dit  négli- 
gemment M.  Lacassaigne,  qui  commençait  d'avoir  envie  du  plat  et 
ne  tenait  pas  à  révéler  sa  valeur  au  marchand. 

—  Ah!..  Vous  verrez  bien  ce  qu'il  en  retourne,  vous  qui  con- 
naissez tout,  si  vous  voulez  venir  avec  moi  un  jour  à  la  borde... 

—  Quelle  borde? 

—  A  la  borde  où  je  l'ai  trouvé,  dit  l'Agasse,  qui  ne  pouvait  per- 
mettre qu'il  y  allât  tout  seul. 


398  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Dès  demain,  mon  ami. 

—  Dès  demain!..  Son  ami!..  Oh  bé!  il  l'achètera,  pensa  le  peil- 
lerot. 

—  Ce  sera  me  rendre  grand  service,  monsieur  Lacassaigne,  re- 
prit-il hypocritement  ;  car,  voyez-vous,  le  marché  est  fait,  le  plat 
m'appartient:  je  n'ai  plus  qu'à  aller  le  prendre,  et  vous  me  direz  si 
je  ne  l'ai  pas  payé  trop  cher.  Mais  demain  je  ne  pourrais  pas,  il  y 
a  une  vente  à  Nérac;..  disons  lundi,  si  vous  voulez. 

Il  craignait  tout  simplement  de  montrer  trop  d'empressement  à 
Jean  Caussade  en  retournant  si  vite  chez  lui.  Ces  paysans  sont 
malins.  Dès  qu'on  leur  offre  cinq  francs  d'un  objet,  ils  croient  qu'il 
en  vaut  cinquante.  Le  mieux  est  d'avoir  l'air  de  ne  pas  s'en  soucier. 

—  Le  matois  compte  m'empêcher  d'aller  sur  ses  brisées.  Il  veut 
une  commission  !  pensait  de  son  côté  M.  Lacassaigne  en  s'éloignant. 
Tâchons  de  ne  pas  la  donner  trop  forte.  Après  tout,  si  vraiment  c'est 
un  Pâlissy...  Pourquoi  pas?.. 

Sanguin  et  optimiste,  il  se  persuadait  sans  peine  tout  ce  qu'il 
pouvait  désirer.  Qu'y  avait-il  à  cela  de  trop  invraisemblable? 
L'illustre  inventeur  des  figulines  était  Agenais.  —  Sur  ce  point, 
le  juge  archéologue  tenait  ferme  avec  son  éminent  collègue, 
M.  Gazenove  de  Pradines,  contre  les  biographes  rivaux  qui  récla- 
ment Palissy  pour  la  Saintonge,  le  Périgord  ou  le  Limousin.  — 
Il  était  de  la  Gapelle-Biron  du  diocèse  d'Agen  et  non  des  autres 
Capelle  et  des  autres  Biron  qui  le  revendiquent.  Donc  il  avait  pu 
avoir  des  fours  dans  l' Agenais.  Oui,.,  mais  Palissy  n'inventa  ses 
rustiques  figulines  qu'après  les  voyages  qui  firent  surgir  en  lui  le 
naturaliste,  le  géologue  ;  ce  fut  à  Saintes,  qu'à  travers  les  rudes  la- 
beurs de  sa  vie  d'ouvrier,  ses  rêveries  de  poète,  tant  de  misères 
et  tant  d'amertumes  héroïquement  supportées,  le  pauvre  peintre- 
verrier  poursuivit  et  trouva  les  émaux  qui  ont  fait  sa  gloire  ;  ce  fut 
à  Saintes  que  se  développa  son  génie,  patronné  ensuite  par  le  con- 
nétable de  Montmorency,  récompensé  par  la  reine.  S'il  fallait  croire 
la  description  de  l'Agasse...  —  Mais  comment  se  fier  au  dire  d'un 
ignorant?  Cependant  cet  ignorant  avait  des  yeux  qui  souvent  voyaient 
juste,  et  d'ailleurs  aurait-il  pu  imaginer  des  signes  si  parfai- 
tement caractéristiques  ?  —  S'il  fallait  s'en  rapporter  à  la  descrip- 
tion de  l'Agasse,  le  plat  en  question  serait  bien  postérieur  à  l'ère 
des  tâtonnemens  de  Palissy,  de  ses  espérances  si  souvent  manquées 
qui  le  faisaient  tourner  en  dérision...  Peut-être  ce  plat  merveilleux 
venait-il  de  la  Saintonge  !  Mais  quelles  vicissitudes  en  ce  cas  avaient 
pu  l'amener  dans  une  métairie  lointaine  ? 

Tout  en  cherchant  à  se  les  représenter,  le  châtelain  de  Roc  ou- 
bliait de  presser  le  pas  des  deux  petits  chevaux  du  Gers  qui  le 


LE   PLAT    DE    TAILLAC.  399 

traînaient.  Il  en  résulta  que  M™^  Lacassaigne  tança  vertement  son 
époux  ;  la  cloche  avait  sonné  deux  fois,  le  rôti  serait  brûlé  ;  il  n'en 
faisait  jamais  d'autres,  quand  il  allait  visiter  le  royaume  des  puces. 
C'était  le  nom  dédaigneux  qu'elle  donnait  à  la  boutique  du  peille- 
rot.  En  vain  essaya-t-il  de  lui  expliquer  tout  l'intérêt  qu'avait  eu 
cette  visite.  Elle  répondit  avec  colère  qu'il  était  libre  d'ajouter  in- 
définiment à  ses  archives  des  manuscrits  illisibles  grignotés  par  les 
rats,  mais  que,  pour  sa  part,  elle  ne  supporterait  plus  qu'il  entrât 
dans  sa  maison  un  seul  morceau  de  vaisselle  fêlée. 


III. 


Le  lundi  suivant,  à  la  fin  du  jour,  Gaussadette,  qui  plus  d'une  fois 
avait  fait  le  guet  dans  l'espoir,  sans  cesse  déçu,  de  voir  revenir  le 
cheval  du  peillerot,  poussa  tout  à  coup  un  cri  joyeux.  Elle  en  était 
à  regretter  presque,  une  minute  auparavant,  de  n'avoir  pas  accepté 
l'augette  en  pierre  et  le  foulard  jaune  en  échange  du  vieux  plat, 
car,  plus  elle  regardait  celui-ci,  plus  il  lui  semblait  détérioré.  L'ap- 
parition d'une  jardinière  conduite  par  un  monsieur  aux  côtés  duquel 
se  prélassait  l'Agasse,   lui  rendit  toute  son  ambitieuse  confiance. 

Elle  appela  :  —  Papay  !  —  Et  le  père  et  la  fille  furent  sur  la 
route,  avant  même  que  ne  s'arrêtât  la  jardinière. 

—  Voilà  M.  Lacassaigne  que  j'ai  rencontré  par  hasard  en  chemin 
et  qui  m'a  offert  une  place  dans  sa  voiture  jusqu'au  Pergain  où  j'ai 
affaire,  dit  l'Agasse  plus  que  jamais  armé  de  ruse.  Et  moi  je  lui  ai 
dit  :  —  Voulez-vous  voir  la  plus  jolie  borde  du  canton  et  la  mieux 
tenue  ?  Arrêtons-nous  chez  Jean  Caussade. 

—  Pour  poulite,  elle  est poidite,  répondit  le  vieux  Poivre,  aussi 
rusé  que  lui. 

—  Votre  fille  l'est  davantage  encore,  insinua  galamment  le  juge, 
sans  que  ce  compliment  direct  fît  rougir  Gaussadette. 

—  A  votre  service,  dit  le  métayer. 

Avec  une  sorte  de  malice,  les  Caussade  montrèrent  tout  ce 
qu'ils  possédaient  aux  visiteurs,  hormis  le  plat  pour  lequel  ceux-ci 
étaient  venus:  l'étable  d'abord,  l'étable  basse  et  fraîche, où  deux 
paires  de  vaches,  à  la  fois  laitières  et  bêtes  de  somme,  se  reposaient 
des  fatigues  du  jour  ;  le  toit  aux  porcs,  où  une  jeune  famille  à  peau 
rose,  à  queue  en  tire-bouchon,  au  groin  barbouillé  de  son,  s'aligna 
par  rang  de  taille  pour  se  faire  admirer,  avec  des  petits  grognemens 
satisfaits;  le  poulailler  à  claire-voie  perché  près  du  grenier,  et  au- 
quel accédaient  les  poules  par  un  chemin  de  sarmens  entrelacés, 
tendu  en  pente  douce;  le  pigeonnier,  une  tour  détachée  d'assez 


400  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fière  apparence;  le  potager  rempli  d'abeilles,  de  lis  et  de  roses; 
la  maison  enfin,  défendue  contre  les  mauvais  sorts  par  une  petite 
croix  pieusement  clouée  sur  sa  porte.  L'intérieur  se  composait  de 
deux  pièces,  que  séparait  une  galerie  profonde,  sans  autre  plancher 
que  la  terre  battue,  sans  autre  plafond  que  de  grosses  poutres  aux- 
quelles s'accrochaient  le  camhajou  et  le  cervelatz,  sans  autres  fe- 
nêtres que  des  ouvertures  étroites  pour  éviter  les  impôts  et  aussi 
la  lumière  trop  éclatante  de  l'été;  mais  les  murs  étaient  blancs, 
bien  lavés  à  la  chaux,  et  il  régnait  partout  un  aspect  général  de  pro- 
preté, partout  une  saine  odeur  de  romarin,  de  serpolet,  de  lavande. 
Les  pays  pauvres  gagnent  de  sentir  bon  à  l'absence  d'engrais  ac- 
cumulés. D'un  côté  se  trouvait  la  cuisine,  avec  le  grand  lit  à 
rideaux  du  père  de  famille,  la  pierre  à  laver,  le  cabinet  de  chêne 
aux  lourdes  ferrures,  la  vaste  cheminée  dont  le  manteau  abrite  le 
coffre  au  sel  sur  lequel  on  s'assoit  ;  de  l'autre  s'ouvrait  la  chambre 
de  Caussadette,qui  inspira  de  discrets  madrigaux  à  M.  Lacassaigne. 
Il  envia  galamment,  en  effet,  la  nichée  de  petits  canards  qui,  à 
l'abri  d'un  paravent  de  planches  brutes,  partageait  ce  réduit  avec 
la  jeune  fille  et  la  poule  noire  qui  couvait  au  fond  de  certain  ton- 
neau, non  loin  d'une  couchette  surmontée  de  l'image  enluminée  de 
Damon  et  Henriette,  avec  encadrement  de  couplets.  Il  s'attendrit 
sur  les  habitudes  pieuses  que  semblait  indiquer  le  petit  autel,  où, 
aux  pieds  d'une  sainte  Vierge,  étaient  placés,  dans  des  vases  dorés, 
deux  gros  bouquets  de  fleurs  toutes  fraîches,  avec  une  couronne 
jaunie  'de  première  communiante  ;  mais  Gaussadette  remarquait  fort 
bien  que  le  bon  ?noussu  pensait  à  toute  autre  chose  qu'à  ce  qu'il 
disait,  que  du  regard  il  interrogeait  le  eabinette,  le  dressoir,  les 
moindres  recoins,  d'un  air  d'impatience  et  d'ennui. 

—  Maintenant,    dit-elle,   vous   connaissez  la  Tuque.  Vous  avez 
tout  vu. 

—  Tout?.,  répéta  le  juge. 

—  Non,  dit  lepeillerot,  tu  ne  nous  as  pas  tout  montré.  Ce  vieux 
plat... 

—  Quel  plat  ?  demanda  Gaussadette,  en  regardant  innocemment 
son  père. 

—  Le  plat  de  tes  canards,  le  plat  à  la  couleuvre,  celui  que  je 
t'achète. 

—  Oh  !  interrompit  Jean  Gaussade,  le  marché  n'est  pas   signé  ; 
nous  y  sommes  trop  attachés  à  ce  plat-là... 

—  Jusqu'à  refuser  de  me  le  faire  voir?  dit  en  riant  le  juge. 

—  Nenni...  Attendez  un  peu. 

Et  Gaussadette,  se  dirigeant  vers  l'armoire,  en  tira  un  objet  soi- 
gneusement  enveloppé.    Avec  lenteur,  elle  dépouilla  du  papier, 


LE    PLAT    DE    TAILLAG.  401 

des  linges  qui  le  protégeaient,  ce  plat  qui,  pendant  de  longues  années, 
était  resté  exposé  à  toutes  les  intempéries  des  saisons  et  aux  pro- 
fanations des  bêtes.  Maintenant,  il  était  parfaitement  propre,  ce  qui 
permettait  d'apprécier  sa  beauté  première  et  de  juger,  héias  !  des 
outrages  irrémédiables  que  cette  beauté  avait  reçus.  L'émail,  d'un 
brun  violâtre,  intense,  que  Palissy  appliqua  souvent  à  ses  fonds,  ne 
s'était  laissé  ni  rayer  ni  entamer  d'aucune  manière,  mais  la  bor- 
dure se  trouvait  ébréchée  à  deux  endroits,  et  les  bestioles  qui  la 
composaient,  écrevisses,  lézards,  coquilles,  alternant  avec  de  dé- 
licats feuillages,  avaient  partout  terriblement  souffert.  Ce  qui  restait 
presque  intact,  c'était  le  centre,  la  belle  couleuvre  paresseusement 
endormie  sur  la  mousse,  et  de  chaque  côté  de  laquelle  ruisselait  un 
filet  d'eau  limpide  et  bleuâtre  où  semblaient  nager  les  petits  pois- 
sons, où  d'un  mouvement  vif  et  naturel  allaient  sauter  les  gre- 
nouilles, tapies  dans  la  végétation  des  marécages. 

—  Pardieu  !  c'est  bel  et  bien  un  Palissy  !  grommela  le  juge,  qui 
ne  put  retenir  un  mouvement  de  surprise  et  d'admiration. 

II  eut  beau  s'écrier  ensuite  :  —  Quel  dommage  qu'il  ne  soit 
pas  mieux  conservé  !  —  Jean  Gaussade  et  sa  fille  s'étaient  poussé  le 
coude,  et  l'Agasse  était  édifié  sur  le  mérite  de  sa  trouvaille.  Trois 
paires  d'yeux  avides  restèrent  braquées  sur  la  physionomie  trop 
sincère  du  juge,  qui  se  disait  en  admirant  les  détails  exquis  çà  et 
là  mutilés  : 

—  Un  Palissy  de  la  meilleure  époque,.,  de  l'époque  postérieure 
aux  médailles,  antérieure  aux  personnages  et  aux  arabesques,  un 
de  ces  bassins  rustiques  où  il  s'est  surpassé,  tandis  qu'il  habitait 
Saintes,  avant  la  vogue  toujours  croissante  qui  à  Paris  le  conduisit  à 
faire  du  métier.  Quel  sentiment  de  la  nature  !  Gomme  tout  cela  est 
vrai,  joliment  observé,  d'un  relief  hardi,  d'une  couleur  profonde  !.. 

—  Nous  irons  bien  jusqu'à  cinquante  francs?  vint  lui  dire  l'Agasse 
en  se  penchant  tout  près  de  son  oreille. 

Il  répondit  par  un  signe  affirmatif,  et  le  peillerot  entraîna  Jean 
Gaussade  hors  de  la  chambre,  laissant  M.  Lacassaigne  tourner  et 
retourner  son  plat  avec  de  gros  soupirs,  que  Gaussadette,  plantée 
devant  lui,  le  poing  sur  la  hanche,  s'efforçait  d'interpréter. 

—  Ey  bien  praubeî  (Il  est  bien  pauvre,  il  est  bien  malade!),  dit- 
elle  d'un  ton  interrogateur,  n'y  tenant  plus. 

—  Si  malade  qu'il  n'aurait  dans  le  commerce  aucune  valeur. 
Elle  hocha  la  tête  : 

—  Mais  pour  ceux  qui  aiment  le  vieux? 

—  Le  vieux  doit  être  bien  conservé. 

Elle  se  mit  à  rire  avec  un  coup  d'oeil  malin  à  la  tête  chauve  de 
M.  Lacassaigne. 

TOME  LXXXIV.  —  1887.  26 


402  REVDE   DBS    DEUX   MONDES, 

—  Qui  dit  vieux,  dit  démoli. 

—  Pas  à  ce  point.  Vos  bêtes  lui  ont  fait  grand  tort. 

Et  il  se  mit  à  expliquer  que  le  premier  mérite  d'une  vieille 
faïence  était  d'être  sans  brèche  ni  fêlure,  malgré  les  siècles.  Ce  plat 
n'était  qu'une  ruine. 

Elle  affectait  de  comprendre  et,  d'un  ton  doux,  résigné,  mur- 
murait les  grands  mots  gascons  :  —  Que  voidetz'^..  Que  voulez- 
vous?..  —  Es  ataou.  —  C'est  comme  ça!  —  Mais,  au  fond,  elle 
pensait  :  «  II  a  envie  du  plat  et  il  ne  veut  pas  le  payer  son  prix.  » 

Tout  à  coup.  Poivre  rentra  avec  fracas,  en  se  débattant  contre 
l'Agasse  qui  le  tenait  par  la  manche  : 

—  Vingt  frincs?..  vingt  frincs?,.  Vous  moquez-vous  de  moi?.. 
J'aimerais  mieux  le  rendre  aux  poulets  et  aux  canards! 

—  Je  dis  trente!.,  pour  trente,  c'est  convenu?  reprenait  le  peil- 
lerot. 

—  Pas  pour  quarante  !  pas  pour  cinquante,  tonnerre  de  Diou! 

—  Écoutez,  Jean  Gaussade,  dit  le  juge  en  intervenant;  puisque 
vous  ne  pouvez  vous  entendre  avec  Mingo,  je  vais  vous  faire  des 
offres,  moi,  des  offres  justes  et  raisonnables,  qui  seront,  je  vous 
l'affirme,  avantageuses  pour  vous. 

Le  bonhomme  se  rapprocha  d'un  air  méfiant,  mais  attentif. 

—  Ce  plat,  s'il  était  entier,  vaudrait  peut-être  beaucoup  d'argent  ; 
mais,  dans  l'état  où  il  est,  vous  ne  réussirez  pas  à  le  vendre  aux 
amateurs  sérieux.  Moi,  je  le  prends  tel  quel,  parce  que  les  mor- 
ceaux m'en  semblent  jolis,  et  que  je  ne  tiens  pas  au  plus  ou  moins 
de  valeur  marchande  de  la  pièce,  mais  seulement  au  plaisir  de  re- 
garder ce  qui  en  reste.  Comprenez-vous? 

Poivre,  qui  n'avait  rien  entendu,  sauf  les  mots  :  «  beaucoup  d'ar- 
gent, »  fit  signe  que  oui. 

—  Je  vous  offre,  une  fois  pour  toutes,  cent  francs,  pas  un  sou 
de  plus.  Est-ce  fait?.. 

Le  propriétaire  du  plat  eut  un  éblouissement.  Cent  francs  pour 
cette  chose  laide,  cassée,  qui  ne  tenait  point  l'eau!  Les  bourgeois 
étaient  fous  !  Mais  peut-être,  en  cherchant  bien,  en  trouverait-il  de 
plus  parfaitement  fous  encore  que  M.  Lacassaigne.  Il  demanda 
donc  à  réfléchir.  Cent  francs,  ce  n'était  guère  !  Il  se  rappelait  main- 
tenant que  son  père  lui  avait  toujours  dit  qu'il  tenait  de  son  arrière- 
grand-père  que  ce  plat  était  une  vraie  fortune. 

—  Aussi,  dit  M.  Lacassaigne  goguenard,  le  laissiez-vous  de- 
hors par  tous  les  temps,  livré  aux>  coups  de  pied  et  aux  coups  de 
bec? 

—  Que  vouletz?  que  vouletz?..  répétait  Jean  Caussade  avec  an- 
goisse. Mais,    ajouta-t-il,   frappé    d'un  trait  de  lumière,  si  vous  le 


LE    PLAT    DE    TAILLAC.  A03 

trouvez  en  trop  mauvais  état ,  nous  avons  d'autre  vieille  vais- 
selle, plus  vieille  encore,  bien  sûr,  et  qui  n'a  pas  un  éclat  de  moins. 
Mira!.. 

Il  alla  chercher  une  demi-douzaine  d'assiettes,  qui  représentaient, 
imprimés  en  gris,  des  personnages  royaux:  Napoléon,  Marie-Louise, 
la  duchesse  d'Angoulême,  Louis  XVIIL 

—  El)  pouUie,  répétait-il  en  les  caressant,  avec  la  conviction 
profonde  que  tout  ce  que  recelait  sa  maison  était  objet  de  prix, 
puisqu'un  méchant  plat  de  rebut  pouvait  valoir  cent  francs. 

—  Joli,  cela?  s'écria  le  juge  sans  vouloir  les  regarder.  C'est  hor- 
rible!.. Vous  vous  moquez  de  moi!  Je  donne  cent  francs  du  bassin 
à  la  couleuvre  et  je  ne  veux  plus  rien  voir.  Vous  viendrez  me  rendre 
réponse  au  Roc.  Je  n'y  suis  que  pour  huit  jours.  Par  conséquent, 
dépêchez-vous. 

Il  pinça  la  joue  de  Caussadette,  qui  lui  montra  en  retour  toutes 
les  perles  engageantes  de  sa  bouche  ;  puis,  aussi  lestement  que  le 
permettaient  un  gros  ventre  et  des  jambes  courtes,  se  hissa  dans 
la  jardinière,  où,  à  son  tour,  l'Agasse  monta,  l'oreille  basse,  en  répé- 
tant : 

—  Vous  avez  tout  perdu  !  Voilà  ce  que  c'est  que  de  se  passer  de 
moi  !  Il  fallait  lui  lâcher  les  écus  un  à  un. 

—  Me  prend-il  pour  un  pec,  pour  un  imbécile,  qui  répond  avant 
de  s'être  informé?  dit  Jean  Gaussade  à  sa  fille.  Il  faudra  voir!  Deux 
avis  valent  mieux  qu'un. 

—  Cent  francs  !  répétait  Prospérine  ébahie.  Cent  francs  ! 

—  Nous  lui  en  ferons  donner  le  double,  pctito.  Il  suCQra  de  le 
laisser  languir.  Écris  le  nom  de  l'ouvrier  qui  a  fait  le  plat.  Moi,  je 
l'ai  déjà  oublié.  Demain,  je  vais  à  Gardère.  Je  parlerai,  sans  avoir 
l'air  d'y  toucher,  à  M.  Osmen  Delbos,  qui  s'y  connaît!  Et  toi  surtout 
ne  jase  avec  personne  en  attendant.  Chat  qui  miaule  n'est  pas  chas- 
seur. 

—  Ni  homme  sage,  grand  parleur,  acheva  la  jeune  fille  avec  une 
pirouette. 


IV. 

M.  Osmen  Delbos,  qui  mettait  sur  ses  cartes  artiste-peintre,  était 
une  personnalité  fort  originale.  Natif  de  Mautauban,  il  s'était  écrié, 
à  l'heure  où  la  gloire  de  M.  Ingres  jetait  tant  d'éclat  sur  sa  ville 
natale  :  AnrJi  io  sonpittorel  —  Un  instant,  ce  fut  chez  les  Mon- 
talbanais  comme  une  rage  de  peinture  ;  chacun  se  croyait  doué  de 
génie,  chacun  voulait  imiter  le  grand  compatriote.  Delbos,  plus 


AOA  REVUE    DES    DECX    UONDES. 

vite  qu'aucun  autre,  s'arrêta  essoufflé  sur  le  chemin  où  il  avait  es- 
péré fournir  une  belle  carrière,  et  qui  ne  lui  offrait  que  des  épines. 
Il  dépensa  le  peu  qu'il  possédait  à  lutter  contre  ce  que  les  mé- 
contens  appellent  toujours  l'injustice  et  le  mauvais  goût  du  pu- 
blic, et  finalement  se  consola  d'être  méconnu  en  se  Taisant,  faute 
de  réputation,  une  tête  démodée  de  rapin  qu'on  regardait  bon 
gré  mal  gré  :  barbe  rousse  en  éventail,  cheveux  longs,  béret  crâne- 
ment rejeté  sur  l'oreille.  Ajoutez  à  cela  une  pipe  énorme  qui  sem- 
blait, tant  il  la  quittait  rarement,  l'appendice  naturel  de  son  visage, 
un  nez  non  moins  colossal  que  l'on  eût  dit  rougi  par  de  copieuses 
libations,  au  temps  même  où  le  pauvre  diable  avait  tout  juste  de 
l'eau  à  boire,  et  vous  aurez  une  idée  approximative  de  la  physiono- 
mie d'Osmen  Delbos.  Ayant  épuisé  la  mauvaise  fortune  dans  sa  ville 
natale,  il  avait  essayé  des  ressources  que  pouvait  lui  offrir  Agen. 
Hélas!  même  dans  cette  ville  hospitalière,  ses  succès  de  peintre  se 
bornèrent  d'abord  à  la  commande  de  quelques  enseignes. 

Il  en  était  là  quand  le  portrait  d'une  jolie  dame  de  comptoir, 
qui  trônait  au  café  de  la  Comédie,  attira  l'attention  des  nom- 
breux adorateurs  du  modèle.  Osmen  Delbos  devint  tout  à  coup  à 
la  mode;  il  fit  trois  ou  quatre  portraits  à  deux  cents  francs,  aux- 
quels la  critique  locale  accordait  une  remarquable  allure  d'élégance, 
un  parfum  de  high-life  très  apprécié  par  ceux  que  l'on  nomme  en- 
core des  gandins  en  province.  Delbos  avait  le  génie  des  accessoires  : 
cravache  à  pomme  d'or,  badine,  bottes  vernies,  carreau  dans  l'œil, 
boutons  de  manchettes,  il  excellait  à  rendre  tout  cela;  on  lui  par- 
donnait, en  retour,  quelques  fautes  de  dessin  et  une  couleur  grise, 
celle  de  M.  Ingres ,  disait-il ,  qui  s'accordait  mal  avec  sa  crinière 
fulgurante,  sa  trogne  cardinalisée,  son  type  d'impressionniste  à  ou- 
trance. 

Sur  ces  entrefaites,  un  propriétaire  des  environs  d'Agen  engagea 
l'artiste  à  venir  passer  l'été  chez  lui  pour  peindre  à  forfait  les  mem- 
bres de  sa  famille,  qui  se  trouva  fort  nombreuse.  Delbos  ne  crut 
gagner  à  ce  marché  que  d'être  nourri  grassement  pendant  six  mois; 
mais,  en  réalité,  l'expédition  eut  des  résultats  beaucoup  plus  sé- 
rieux. Sa  bonne  humeur,  ses  charges  d'atelier,  sa  verve  comique 
obtinrent  un  vif  succès  ;  on  raconta  partout  les  exploits  du  peintre 
et  du  boute-en-train.  Delbos,  à  ce  double  titre,  se  vit  appelé  de  côté 
et  d'autre,  recherché,  fêté,  adulé.  Dès  lors  commença  pour  lui  la 
vie  nomade  dont  il  se  fit  une  spécialité.  Il  erra  de  telle  maison  à 
telle  autre,  chaque  année,  du  printemps  à  la  fin  de  l'automne, 
chassant,  péchant,  marivaudant  avec  les  dames,  lutinant  les  ber- 
gères, vivant  partout  comme  coq  en  pâte,  et  payant  son  écot  par 
quelque  facile  barbouillage.  Les  grands  parens,  les  enfans,  les  ani- 


^\ 


LE    PLAT    DE    TAILLAC.  Û0& 

maux  favoris  lui  étaient  confiés;  il  immortalisait  la  silhouette  du 
castet  ou  de  la  chartreuse,  embellissait  toutes  choses  et  tout  le  monde, 
plantait  des  tours  où  il  n'y  avait  qu'un  pigeonnier,  dissimulait  les 
rides  sous  des  roses,  flattait  la  vanité  de  celui-ci,  la  coquetterie  de 
celle-là,  attrapait  quand  même  la  ressemblance,  content  des  autres 
et  content  de  lui  en  somme,  quoiqu'il  eût  certainement  abaissé  son 
idéal  depuis  le  temps  où  il  rêvait  d'égaler  M.  Ingres. 

—  Je  vais  chez  les  bourgeois,  disait-il,  en  commensal  et  en  ami, 
comme  jadis  les  peintres  de  la  Renaissance  chez  les  rois  et  chez  les 
papes. 

L'hiver  le  retrouvait  en  ville,  assidu  au  théâtre,  au  café  de  la  Comé- 
die et  sur  la  promenade  du  Gravier,  où  il  lorgnait  les  grisettes  en  al- 
lant faire  sa  partie  de  dominos.  Pour  le  moment,  Osmen  Delbos  avait 
pris  gîte  chez  M.  Cazassus,  dont  Jean  Caussade,  dit  Poivre,  était  le 
métayer.  C'était  la  seconde  saison  qu'il  passait  à  Gardère,  ce  qui  ex- 
pliquait que  le  bonhomme  le  connût  si  bien  et  qu'il  fût  au  courant 
de  ses  hautes  capacités.  Certes,  ce  personnage  important,  avec  sa 
j)ipe  et  sa  grande  barbe,  devait  en  savoir  aussi  long  que  M.  Lacas- 
saigne,  mais  il  fallait  s'y  prendre  adroitement  pour  le  faire  causer. 
Poivre  n'était  pas  des  plus  sots.  Il  feignit  de  n'être  venu  à  Gardère 
que  pour  entretenir  son  maître  de  l'importante  question  des  sain- 
foins et  aussi  du  malheur  de  certains  pruniers  qui  promettaient  peu 
de  pruneaux  cette  année-là,  étant  dévorés  par  les  chenilles;  puis, 
en  s'en  allant,  il  passa  comme  par  hasard  devant  le  pavillon  de  jar- 
din fort  délabré  qui  servait  d'atelier  à  M.  Osmen  Delbos. 

Le  peintre  lui  jeta  un  bonjour  amical  par  la  fenêtre,  et  Poivre, 
selon  l'usage,  demanda  permission  de  lui  toucher  la  main.  Après 
quoi,  le  fin  renard  demeura  en  extase  devant  un  portrait  en 
pied  que  venait  d'achever  Delbos  :  le  plus  jeune  des  fils  de  la  maison 
debout,  sous  d'épais  ombrages,  qui  n'avaient  jamais  existé  dans  ce 
pays  absolument  découvert;  mais  l'imagination  fertile  de  l'artiste 
y  avait  remédié  ;  il  lui  fallait  un  parc.  Le  peiit  Cazassus,  coquette- 
ment vêtu  de  nankin,  poursuivait  donc  à  toutes  jambes  son  cerceau 
sous  la  verte  profondeur  d'une  magnifique  charmille.  Cet  enfant 
était  en  réalité  fort  chétif,  quoique  Delbos  lui  eût  prêté  libéralement 
des  mollets  d'athlète ,  ce  qui  n'empêcha  pas  le  malin  Poivre  de 
s'écrier  : 

—  Té!  c'est  bien  M.  Gaston,  avec  son  grand  col  blanc  et  ses  pe- 
tits yeux  de  travers  ! 

\verti  par  cette  critique  ingénue,  Delbos  corrigea  la  reproduc- 
tion trop  fidèle  du  strabisme  de  M.  Gaston,  se  bornant  à  laisser 
aux  petits  yeux  la  grâce  équivoque  d'un  faux  regard.  Jamais  hom- 
mage rendu  à  son  talent  ne  l'avait  flatté  ainsi  depuis  le  jour  où  le 


A06  REVDE   DES    DEUX    MONDES, 

chien  de  M™*  Lacassaigne  avait  jappé  d'allégresse  de-vant  l'image  de 
cette  brave  dame,  une  image  vivante,  on  ne  pouvait  le  nier  après 
semblable  épreuve. 

—  Et  comment  va  la  drôle  ?  demanda-t-il  en  repoussant  son  béret 
sur  une  crinière  un  peu  éclaircie  par  les  ans ,  mais  encore  âam- 
boyante.  A  quand  la  noce? 

—  Il  faut  que  le  mari  revienne  du  régiment,  répondit  Poivre^  et 
jusque-là,  Dieu  sait  tout  ce  qui  peut  arriver...  Aulremint^  de- 
manda-t-il sans  transition  aucune,  connaissez-vous,  M.  Delbos,  — 
vous  qui  savez  tant  de  choses,  —  un  homme  qui  s'appelle...  qui 
s'appelait...  Palissy?.. 

11  avait  répété  tout  le  long  du  chemin  le  nom  magique  que  sa 
fille  avait  mis  par  écrit,  de  crainte  de  l'oublier. 

—  Palissy  ?..  Je  n'en  connais  qu'un  seul,  et  il  n'est  pas  probable 
que  vous  l'ayez  rencontré,  mon  brave. 

—  Un  homme  des  anciens  temps,  puisque  mon  grand-père.... 
Poivre  s'interrompit.  L'heure  des  confidences  n'était  pas  venue  ; 

il  voulait  seulement  se  renseigner. 

—  Vous  ne  parlez  pas,  je  suppose,  de  Bernard  Palissy,  un  artiste 
d'il  y  a  trois  cents  ans  et  davantage? 

—  Trois  cents  ajis?..  Peste  1  Vous  dites?..  Un  artiste  comme  vous 
alors  ? 

Tout  le  monde  savait  qu'Osmen  Delbos  s'intitulait  artiste 
peintre. 

—  Oui,  dit  l'autre  en  se  rengorgeant,  avec  cette  différence  que 
je  fais  des  portraits  et  qu'il  faisait  des  pots. 

—  Et  des  plats  aussi?.. 

—  Pardieu  !.«  Et  bien  d'autres  choses...  Pourquoi  me  demandez- 
vous  cela? 

—  Pour  savoir  si  on  les  paie  bien  cher,  ces  pots,  ces  plats,  toutes 
ces  choses  qu'il  a  faites.? 

—  Cher?..  Elles  sont  sans  prix.  J'ai  vu,  moi  qui  vous  parle,  un 
plat  de  Palissy  qui  avait  été  vendu  vingt-cinq  mille  francs. 

Vingt-cinq  mille  francs  !..  Il  y  avait  vingt-cinq  mille  francs  là-bas, 
à  la  Tuque,  dans  ce  cahùiette  dont  on  ne  pensait  même  pas  à  reti- 
rer la  clé  !  L'inquiétude  pénétra  dans  le  cœur  de  Jean  Caijssade,en 
même  temps  qu'une  joie  folle,  et  même  un  peu  avant.  La  crainte 
des  voleurs,  auxquels  il  n'avait  jamais  songé  jusque-là,  s'empara  de 
lui.  C'en  était  fait  de  la  tranquillité  de  sa  vie. 

—  Et  comment  était-il,  ce  plat  de  vingt-cinq  mille  francs? 

—  Je  ne  me  rappelle  pas  bien,..  Il  y  avait  au  milieu  une  an- 
guille, une  couleuvre,  quesais-je? 

—  Et  des  coquillages  tout  autour?.,  avec  des  feuilles?.,  demanda 


LE    PLAT    DE    TAILLAC:.  507 

d'une  voix  défaillante  Poivre  en  s'appuyant  au  mur  pour  ne  pas 
tomber. 

—  Sans  doute!  Vous  avez  donc  vu  des  figulines?..  Je  suis  cu- 
rieux de  savoir  où,  par  exemple! 

Maintenant  l'heureux  Poivre  pouvait  jeter  le  masque;  il  était 
édifié. 

—  Chez  nous,  à  la  Tuque,  il  y  a  un  plat  que  M.  Lacassaigne  est 
venu  voir  l'autre  jour  et  dont  il  offre  cent  francs  !  Ge  filou,  l'Agasse, 
me  l'aurait  bien  échangé  contre  un  mouchoir,  s'il  avait  pu.  C'est  fa- 
cile à  tromper,  ceux  qui  ne  savent  pas.  Tonnerre  de  Diou  !  vingt- 
cinq  mille  francs  ! 

—  Écoutez,  Gaussade,  dit  Delbos,  qui  ne  voulait  pas  se  brouiller 
avec  le  juge,  toutes  les  pièces  de  Palissy  n'ont  pas  la  même  valeur, 
en  admettant  que  le  plat  soit  de  lui... 

—  M.  Lacassaigne  l'a  reconnu. 

—  Eh  bien  !  soit.  Il  en  existe  plus  d'un  qu'on  a  eu  pour  cent  sous. 

—  M.  Delbos  en  a  envie  à  son  tour,  et  il  veut  me  tromper  comme 
les  autres,  pensa  le  vieux  Poivre  incrédule. 

11  était  certain  de  ne  plus  pouvoir  arracher  un  mot  de  vérité  au 
peintre,  puisque  celui-ci  avait  désormais  intérêt  à  mentir.  Aussi  le 
quitta-t-il  bientôt,  sous  prétexte  qu'il  était  tard.  Mais  si  tard  qu'il  fût, 
il  trouva  le  temps  de  s'arrêter  au  Pergain  avant  de  rentrer  chez  lui, 
pour  commander  une  bonne  serrure,  destinée  à  la  porte  de  sa  mai- 
son, qui  ne  s'était  jamais  fermée  qu'au  loquet.  A  partir  de  ce  mo- 
ment aussi,  l'unique  fenêtre  de  la  métairie,  assez  large  pour  livrer 
passage  à  un  homme,  fat  munie  d'un  lourd  volet  qu'on  tira  tous 
les  soirs. 

—  Il  faut  faire  bonne  garde,  filleto.  G'est  vite  emporté,  un  sipetit 
paquet.  Te  voilà  riche,  un  fameux  parti!  Trop  beau,  ma  foi,  pour 
ce  gueux  de  Brillant. 

—  Sera-t-ii  étonné  !  sera-t-il  content  !  disait  Gaussadette  éperdue. 

—  Hé  !  tu  aurais  pu  attendre,  mieux  choisir;  une  fille  riche  trouve 
aisément  quelqu'un  qui  ne  soit  pas  en  loyer,  quelqu'un  qui  ait  aussi 
de  l'argent  et  surtout  un  métier.  Du  train  dont  va  la  vigne,  les  cul- 
tivateurs seront  bientôt  ruinés.  L'amour  s'en  va,  on  perd  sa  bonne 
mine,  mais  la  maison,  quand  on  en  a  une,  la  maison  reste  ciux  en- 
fans. 

—  Si  vous  avez  raison,  papay,  répondit  la  jeune  fille,  il  n^est  plus 
temps  d'y  penser. 

Elle  y  pensa  cependant  maintes  fois,  sans  cesser  pour  cela 
d'aimer  Brillant  de  tout  son  cœur,  et  ses  lettres  au  pauvre  spahi  s'en 
ressentirent.  Il  les  trouva  froides,  il  y  démêla  un  peu  de  hauteur, 
sans  s'expliquer  d'abord  pourquoi,  car  les  Gaussade  ne  lui  avaient 


Â08  REVUE    D£S    DEV\    MONDES. 

rien  dit  de  leur  nouvelle  fortune,  dont  il  fut  averti  ensuite  par  la 
rumeur  publique.  Son  frère  et  ses  arais  lui  écrivirent  que  la  Tuque 
recelait  un  vieux  plat  qui  attirait  les  bourgeois  des  environs,  prêts  à 
Tacheter  au  poids  de  l'or.  Prospérine  était  devenue  un  parti  ma- 
gnifique, et  il  était  à  craindre  qu'elle  ne  se  contentât  plus  de  lui. 
Le  père  du  moins  s'en  allait  répétant  partout  qu'un  mariage  n'était 
jamais  fait  avant  que  le  maire  et  le  curé  y  fussent  passés.  Basile 
Damousse  n'augurait  rien  de  bon  de  ces  propos;  il  était  urgent, 
selon  lui,  que  le  frère  revînt  garder  et  défendre  sa  place;  mais  un 
soldat  ne  quitte  pas  son  régiment  quand  il  veut,  et  Brillant  ne  put 
obtenir  de  congé. 


V. 


Gens  et  circonstances,  tout  sembla  vouloir  contribuer  à  l'affole- 
ment des  Gaussade  père  et  fille.  Osmen  Delbos  y  aida  plus  que  per- 
sonne. Venu  d'abord  à  la  Tuque  dans  des  intentions  sérieuses  pour 
réparer  le  mal  qu'il  avait  fait,  et  décider  le  trop  ambitieux  pro- 
priétaire du  plat  à  le  céder  moyennant  un  prix  honnête  au  juge 
Lacassaigne,  il  s'aperçut  vite  que  tous  ses  raisonnemens  se  bri- 
saient contre  l'obstination  du  bonhomme.  Impatienté,  il  changea 
de  tactique  ;  après  avoir  entrepris  de  prouver  que  l'œuvre  mutilée 
de  Palissy  n'avait  nulle  valeur,  hormis  celle  que  pouvait  lui  assi- 
gner une  fantaisie,  il  revint  brusquement  à  son  genre  ordinaire  :  la 
charge. 

—  G'est  ainsi?  dit-il.  Vous  êtes  bien  résolu  à  tenir  ferme?  Eh  bien  ! 
vous  avez  raison,  mon  brave.  Vous  déjouez  nos  projets,  malin  que 
vous  êtes  I  Nous  voulions  tous  abuser  de  votre  ignorance;  c'était 
notre  droit  d'amateurs.  Mais  quelle  ruse  ne  baisserait  pavillon  devant 
la  vôtre?  Apprenez  donc,  ô  sagace  Gaussade,  que  cet  objet  vaut 
beaucoup  plus  même  que  vous  ne  le  supposez.  Ce  n'est  pas  vingt-cinq 
mille,  ce  n'est  pas  trente  mille  francs  que  vous  devez  demander, 
c'est...  Je  crains  vraiment  de  rester  au-dessous  du  véritable  chiffre. 
Votre  plat,  il  estdécrit  dans  les  anciens  catalogues;  inutile  de  vous  le 
cacher  plus  longtemps,  puisque  vous  devinez  tout  :  c'était  le  chef- 
d'œuvre  de  Bernard  Palissy,  qui  y  tenait  comme  à  la  prunelle  de  ses 
yeux,  pressentant  qu'il  ne  pourrait  jamais  rien  faire  de  comparable.  Un 
ouvrier  infidèle  le  lui  vola.  En  vain  ses  illustres  protecteurs  mirent- 
ils  la  police  en  campagne  :  on  ne  retrouva  jamais  cette  pièce  raris- 
sime. Faut-il,  parbleu,  s'en  étonner?  Elle  était  si  bien  cachée! 
Qui  donc  serait  venu  la  découvrir  à  la  Tuque?  D'aucuns  ont  dit, 
mon  cher  Gaussade,  que  Palissy  était  mort  à  la  Bastille,  où  les  gui- 


i 


LE    PLAT   DE    TAILLAC.  A09 

sarts  l'avaient  fait  enfermer  pour  cause  de  religion;  ce  fait  est 
inexact  :  le  grand  artiste  est  mort  de  douleur  d'avoir  perdu  son 
chef-d'œuvre,  le  plat  que  voici,  et  qui  vous  sera  acheté,  je  gage, 
pour  le  musée  du  Louvre.  Voyez-vous,  il  n'y  a  que  le  gouverne- 
ment qui  puisse  le  payer  son  prix!  Les  particuliers  sont  trop  pau- 
vres. 

Jean  Gaussade,  la  bouche  béante,  les  yeux  arrondis,  écoutait  avec 
un  mélange  d'angoisse  et  de  délices  ;  il  écoutait  ce  jargon  à  demi 
incompréhensible,  sans  savoir  au  juste  si  c'était  du  français  et  si  le 
loustic  se  moquait  de  lui;  le  Louvre,  les  guisarts,  la  Bastille, 
les  catalogues,  les  chefs-d'œuvre,  tous  ces  mots,  qu'il  enten- 
dait pour  la  première  fois,  dansaient  dans  sa  tête  une  sarabande 
confuse;  mais  il  avait  bien  entendu  ceci,  prononcé  d'un  ton  très 
sérieux  :  «  Ce  n'est  pas  vingt-cinq  raille  francs  que  vous  en  devez 
demander,  c'est  davantage.  »  Le  reste  lui  importait  peu. 

Gaussadette  avait  beau  murmurer  toute  tremblante  :  —  J'ai  peur 
qu'il  ne  soit  fou,  M.  Osmen  Delbos,  —  le  père  croyait  ce  qu'il  lui 
plaisait  de  croire. 

—  Soyez  tranquille,  dit  en  se  tordnnt  de  rire  Delbos  à  son  ami 
Lacassaigne,  vous  aurez  la  même  consolation  que  le  chien  du 
jardinier  :  si  le  plat  n'est  pas  à  vous,  il  ne  sera  du  moins  à  per- 
sonne. 

Et  il  raconta  quel  hameçon  il  avait  fait  gober  à  cet  imbécile  de 
Poivre,  réduit  pour  toujours  à  n'être  pins  que  le  gardien  jaloux  d'un 
morceau  de  poterie  cassée. 

L'histoire  se  répandit,  amusa  tout  le  monde  ;  parmi  ceux  que  la 
curiosité  attirait  chez  Gaussade,  plus  d'un  continua  la  plaisan- 
terie, l'enjolivant  chaque  fois  de  nouveaux  détails,  renchérissant 
sur  la  valeur  du  plat;  de  sorte  que  le  bonhomme  demeurait 
persuadé  qu'il  possédait  un  trésor.  Jour  et  nuit  il  était  sur 
le  qui-vive,  alarmé  par  le  moindre  bruit,  soupçonnant  chacun 
des  desseins  les  plus  noirs.  Les  voisins  eux-mêmes  n'étaient 
reçus  qu'avec  méfiance;  il  avait  l'œil  sur  eux,  ne  les  admettant 
qu'avec  répugnance  dans  la  chambre  où  le  plat  se  dissimulait  aux 
regards,  sous  une  triple  serrure,  derrière  un  fusil  chargé.  Cette  in- 
cessante préoccupation  le  faisait  maigrir. 

—  Vous  ne  tiendrez  pas  longtemps  à  un  pareil  métier,  lui  disait 
Gaussadette;  vous  vous  brûlez  le  sang,  on  vous  voit  tous  les  os;  à 
votre  place,  je  le  donnerais  au  premier  qui  m'en  offrirait  seulement 
une  douzaine  de  mille  francs.  Nous  serions  assez  riches. 

—  Y  penses-tu?  Après  ce  que  m'a  dit  M.  Osmen  Delbos!..  C'est 
égal,  il  est  bien  dur  d'être  sans  le  sou  et  forcé  de  travailler  avec 
un  plat  de  dix  mille  écus  peut-être  au  fond  de  son  armoire! 


hlO  REVDE   THES    DEUX   MONDES, 

Et  il  calculait  ce  que  le  prix  du  plat  représentait  de  terre  dans 
un  pays  où  l'hectare  vaut  quinze  cents  francs.  Souvent,  pendant  les 
travaux  de  la  moisson,  il  s'arrêtait  pour  embrasser  la  campagne 
d'un  grand  geste,  comme  s'il  en  eût  pris  possession  : 

—  Tu  seras  à  moi  quand  je  voudrai!  pensait-il. 

Le  dimanche,  en  allant  à  la  messe  au  village  du  Pergain,  duquel 
dépend  Taillac,  il  s'arrêtait  sur  la  hauteur  qui  domine  les  bords 
verdoyans  du  Gers,  et  les  bois  qui  dérobent  Manlèche,  et  les  ma- 
melons où  se  dresse  ici  le  joli  clocher  de  Sempeserre,  plus  loin  l'al- 
tière  silhouette  de  l'ancien  château-fort  des  évêques  de  Lectoure. 
Il  jetait  son  dévolu  sur  les  champs  les  plus  productifs  ;  il  s'expli- 
quait à  lui-même,  en  les  discutant,  les  motifs  d'un  choix  judicieux  : 

—  Je  ferai  ici  ou  là  telle  ou  telle  culture,  j'aurai  tant  de  paires  de 
bœufs.  Oh  1  si  ma  pauvre  Françoun  avait  eu  l'esprit  de  me  donner 
un  garçon  pour  hériter  de  tout  cela  !  Si  seulement  j'étais  encore 
libre  de  choisir  mon  gendre!.. 

Les  rêves  de  Gaussadette,  quoi  qu'on  puisse  penser  des  rêves  de 
jeune  fille,  ressemblaient  beaucoup  à  ceux  de  son  père.  Elle  avait 
perdu  une  bonne  partie  de  sa  gaîté  ;  le  pli  soucieux  de  l'ambition 
semblait  nouer,  en  les  rapprochant,  ses  longs  sourcils  noirs.  Au 
lieu  de  rechercher  comme  autrefois  les  occasions  de  causer,  elle 
s'isolait  volontiers,  gagnant,   sa  besogne  faite,  tel  champ    écarté 
au  centre  duquel  s'élevait  un  noyer  magnifique.  Ce   noyer  était 
le  plus  bel  arbre  d'alentour;  elle  l'admirait  depuis  son  enfance, 
maintenant  elle  enviait  de  le  posséder.    Oui,   elle  achèterait   ce 
champ,  elle  ne  serait  plus  réduite  à  ramasser  furtivement  comme 
une  pauvresse  les  noix  tombées;   toute  la  cueillette  serait  à  elle,., 
à  elle   cette   ombre  si  épaisse,  si  étendue  où  l'on  trouvait  refuge 
contre  le  soleil.   Si,  de   son  côté,  Brillant  lui  avait  apporté,   en 
échange  d'une  si  belle  pièce  de  terre,  une  maison  propre  et  bien  bâ- 
tie!.. N'élait-il  pas  humiliant  que  tout  le  bien  vînt  de  son  côté? 
Elle  était  assez  joliment  tournée  pour   épouser  un  beau  garçon 
qui  fût  riche  aussi   par  surcroît.  Depuis  peu,  un   charron  d'As- 
taffort,   un   meunier  du  Pergain,  lui  faisaient   les  yeux    doux,., 
deux  partis  sortables.  Gertes,  ils  en  voulaient  à  son  argent;  avant 
qu'elle  n'eût  une  dot,   ils  la  regardaient   à  peine;   mais  Brillant 
était-il  donc  beaucoup  plus  désintéressé?  Il  savait  sa  nouvelle  for- 
tune, bien  qu'il  affectât  de  se  taire  là-dessus,  —  fausseté  toute 
pure,  —  et  ses  lettres  étaient  devenues  tendres,  flatteuses,  em- 
miellées comme  elles  ne  l'avaient  jamais  été  auparavant.  On  accuse 
toujours  d'avoir  la  rage  le  chien  que  l'on  veut  noyer.  Au  lieu  de 
comprendre  que  le  pauvre  amoureux  mourait  de  crainte  et  plaidait 
indirectement  sa  propre  causer   Gaussadette  lui  prêtait  des  senti- 


LE   PLAT    DE    TAILLAC.  ftll 

mens  vils.  Elle  aurait  dû  sentir  que  c'était  son  propre  cœur  qui  s'en- 
durcissait, premier  effet  de  la  fortune,  et  que  des  passions  nouvelles, 
orgueil  ou  cupidité,  venaient  la  détourner  de  l'amour;  mais  on  ne  se 
connaît  guère;  elle  préférait  faire  à  Brillant  un  injuste  procès. 

Peut-être  eût-il  suffi  qu'il  se  montrât  pour  mettre  en  déroute 
les  ennemis  invisibles  qui  cherchaient  à  lui  nuire  dans  les  entre- 
tiens de  Caussadette  avec  elle-même  sous  le  grand  noyer  ;  un  bai- 
ser est  parfois  bien  persirasif  et  fait  taire  tous  les  raisonnemens  -, 
mais,  hélas!  le  malheureux  était  loin;  il  ne  pouvait  se  défendre 
d'aucune  façon,  et  ses  affaires  continuaient  à  se  gâter.  En  y  réflé- 
chissant, Caussadette  lui  découvrait  toute  sorte  de  petits  défauts 
qu'il  avait  en  réalité,  mais  que  jusque-là  elle  n'avait  jamais  voulu 
admettre.  Son  imagination  les  grossissait,  les  envenimait;  elle  se 
remémorait  surtout  une  circonstance  grave  qui  avait  failli  les  brouil- 
ler autrefois  :  Brillant  s'était  attardé  certain  dimanche  à  jouer  presque 
toute  la  nuit;  le  goût  du  jeu  est  un  travers  gascon.  Elle  lui  avait 
pardonné,  parce  qu'il  jurait  de  ne  jamais  recommencer;  mais  avait-il 
tenu  parole  ?  La  veille  encore  elle  eût  dit  oui,  elle  était  sûre  de  sa 
sincérité  ;  maintenant  elle  doutait,  dans  son  désir  inavoué  de  lui 
trouver  des  torts.  Hélas!  il  n'en  avait  qu'un,  celui  d'être  resté 
pauwe,  tandis  qu'elle-même  devenait  ou  croyait  devenir  riche. 

Son  père,  du  matin  au  soir^  lui  répétait  :  —  Si  ma  langue  avait 
pu  se  sécher  dans  ma  bouche  le  jour  où  j'ai  consenti  à  ton  mariage 
avec  Brillant,  cela  eût  mieux  valu  pour  nous  !  Épouser  un  homme 
qui  n'a  jamais  été  que  domestique  et  puis  soldat,  toi  qui,  si  je  ve- 
nais à  mourir  aujourd'hui,  hériterais  de  vingt-cinq  mille  francs  ! 
N'est-ce  pas  pitié?.. 

Longtemps  Caussadette  écouta  les  lamentations  de  son  père  en 
silence,  l'air  triste  et  irrésolu.  Enfin,  un  jour,  ellê^répéta  après  lui  : 
—  Tant  qu'on  n'est  pas  allé  ensemble  devant  le  maire  et  le  curé, 
une  parole  peut  se  reprendre. 

Gaussade  ne  se  le  fit  pas  dire  deux  fois  ;  il  écrivit  à  Brillant  une 
lettre  pleine  de  raisons  fort  mauvaises  qui  masquaient  la  véritable. 
Sa  fille  avait  changé  d'idée,  mais  on  resterait  bons  amis.  —  A  quoi 
Brillant  répondit,  avec  un  emportement  qui  parut  mettre  les  torts 
de  son  côté,  qu'il  ne  regrettait  point  une  femme  capable  de  pré- 
férer l'argent  à  tout.  Son  dernier  mot,  —  car  il  ne  voulait  pas  en- 
tendre parler  d'amitié,  il  était  décidé  à  ne  plus  seulement  la  recon- 
naître, —  son  dernier  mot  était  pour  l'assurer  que  lui,  riche 
ou  pauvre,  serait  resté  le  même. 

—  Bah!  on  dit  toujours  cela  d'avance!  fit  observer  Gaussade  avec 
un  hochement  de  tête  sceptique.  Il  aurait  fallu  voir. 

—  Pauvre  Brillant,  il  m'aimait  bien  !  murmura  l'ingrate  Prospérine. 


âl2  REVDE   DES    DEUX  MONDES. 

—  Té  !  c'est  difficile  d'aimer  une  belle  fille  !  Tous  les  autres  t'ai- 
meront de  même,  et  ils  auront  mieux  qu'un  lit  de  paille  à  te  donner. 

—  Il  a  tant  de  chagrin,  papay,  pour  se  montrer  si  fâché  ! 

—  Sois  donc  tranquille  I  Est-ce  que  ces  chagrins-là  durent  chez 
les  garçons?..  Je  parie  qu'il  est  déjà  consolé.  Les  gouyates  de  là-bas 
s'en  chargeront. 

Mais  cette  assurance  ne  parut  être  nullement  agréable  à  Gaussa- 
dette.  Un  éclair  passa  dans  ses  yeux  gris, devenus  presque  noirs; 
puis,  du  bout  du  doigt,  elle  chassa  une  larme  et  s'enfuit  dans  sa 
chambre,  dont  la  porte  fut  fermée  avec  fracas. 

—  Ces  folles  ne  savent  ce  qu'elles  veulent!  pensa  le  père  en 
haussant  les  épaules.  Enfin,  nous  voilà  débarrassés  d'un  meurt-de- 
faim  qui  nous  aurait  tout  pris  sans  nous  rien  apporter. 


V. 

L'été  se  passa  dans  une  agitation,  une  fièvre  indescriptibles. 
En  vain  Caussade  avait-il  fait  des  démarches  jusqu'à  Agen;  le 
conservateur  du  musée  lui  avait  parlé  d'une  manière  découra- 
geante, mais  sans  l'impressionner  beaucoup  ;  il  attendait  le  chaland 
que  lui  annonçait  toujours  M.  Osmen  Delbos  avec  des  rires  qui 
auraient  dû  le  mettre  sur  la  voie  d'une  mystification.  Non  pas  I 
Cne  voiture  ne  pouvait  passer  sans  qu'il  tressaillit,  persuadé 
qu'elle  lui  apportait  enfin  des  offres  de  Paris.  A  peine  osait-il  s'éloi- 
gner de  la  maison,  tant  il  craignait  que  l'occasion  attendue  ne 
se  présenlât  en  son  absence  ;  cette  préoccupation  le  gênait  pour  ses 
travaux,  qui  furent  maintes  fois  négligés,  ce  qui  lui  valut  des  repro- 
ches de  son  maître,  M.  Cazassus.  Avec  quelle  impatience  on  sup- 
porte d'être  réprimandé  quand  on  se  sent  à  deux  doigts  de  cette 
liberté  d'action  que  la  richesse  procure  ! 

L'humeur  toujours  assez  irritable  de  Poivre  s'aigrissait,  celle  de 
Caussadette  devenait  revêche  ;  la  fille  n'avait  goût  à  rien  de  ce 
qu'elle  faisait,  le  père  se  montrait  sans  motif  grondeur,  presque 
brutal  ;  plus  d'entente,  plus  de  paix  dans  leur  demeure  jadis  si  gaî- 
ment  hospitalière,  ouverte  au  premier  venu  et  autour  de  laquelle 
maintenant  aboyait  jour  et  nuit  un  gros  chien  de  garde  qui  faisait 
peur  à  la  marmaille,  aux  mendians,  aux  voisins;  plus  d'accueils, 
plus  de  longs  bavardages  sur  le  pas  de  la  porte  ;  les  pierres  elles- 
mêmes  avaient  l'air  rébarbatif  et  soupçonneux. 

L'automne  approchait;  la  récolte  du  maïs  avait  succédé  à  celle 
des  blés,  les  vendanges  étaient  venues,  autant  de  prétextes  à 
danses  et  à  chansons  dont  Caussadette  avait  profité  de  son  mieux 


LE    PLAT    DE    TAILLAC.  413 

pour  s'étourdir.  A  la  despeloucade,  une  tristesse  invincible,  mêlée 
d'appréhensions  et  de  vagues  remords,  la  saisit.  C'était  pendant  ces 
veillées  d'octobre  sur  l'aire  où  l'on  s'assied  côte  à  côte,  garçons  et 
filles,  que  Brillant ,  derrière  un  tas  de  maïs  qui  s'élevait  à  vue 
d'œil,  les  séparant  des  autres  groupes  d'éplucheurs,  lui  avait  fait 
comprendre  qu'il  la  désirait  pour  femme.  Son  cœur  infidèle  battait 
en  se  rappelant  cette  nuit-là,  si  brillamment  éclairée  par  la  lune. 
Tandis  que  les  barbes  qui  enveloppent  chaque  épi  tombaient,  s'amon- 
celaient sous  ses  mains  actives,  les  joyeux  couplets,  les  contes,  les 
devinettes,  les  rires  s'entre-croisaient  sans  interruption;  puis,  la 
besogne  achevée,  on  s'était  levé  en  chantant,  et  le  rondeau  d'usage 
avait  été  dansé  avec  allégresse  par  les  jeunes  couples  qui  venaient 
de  se  provoquer,  de  s'entendre,  de  conclure  des  fiançailles  muettes 
sous  ce  beau  ciel  où  semblaient  étinceler  par  milliers  les  torches 
nuptiales. 

Ni  le  meunier  du  Pergain,  ni  le  charron  d'Astafîort,  aucun  des 
nouveaux  amoureux  de  Gaussadette,  n'avait  profité  de  la  despelou- 
cade pour  se  déclarer  une  bonne  fois.  Ils  attendaient  la  transmu- 
tation du  plat  de  Palissy  en  bon  argent  sonnant.  S'ils  courti- 
saient la  soi-disant  héritière  au  bal  du  dimanche,  c'<^tait  avec 
précaution,  sans  trop  s'avancer.  Le  meunier  n'était  p'us  jeune,  le 
charron  était  fort  laid  ;  ni  l'un  ni  l'autre  n'avait  d'esprit.  Quelle  dif- 
férence avec  Brillant!  A  peine  Prospérine  pouvait-elle  prendre  sur 
elle  d'être  coquette  avec  eux,  bien  que  la  coquetterie  fût  le  fond 
même  de  sa  nature.  Elle  démêlait  trop  bien  leurs  sentimens,  leur 
but  :  —  Le  plat  était-il  vendu?  —  Qu'oifrait-on  du  plat?  —  Ils  l'en- 
tretenaient toujours  de  ce  plat  maudit! 

—  Vraiment,  pensait-elle  avec  dépit,  on  croirait  que  c'est  lui  seul 
qu'ils  cajolent  ! 

Comme  elle  regrettait  le  temps  où  Brillant  ne  lui  parlait  que 
d'elle-même  !  Comme  les  lettres  que  naguère  elle  recevait 
d'Afrique  lui  manquaient!  Elle  ne  savait  plus  rien  de  là-bas,  car 
les  Damousse,  qui  avaient  épousé  la  rancune  de  leur  frère,  se  dé- 
tournaient sur  son  passage.  Les  jours  lui  semblaient  longs  comme 
des  siècles;  l'ennui  comptait  chaque  heure,  chaque  minute.  Quand 
elle  se  regardait  dans  son  petit  miroir,  Caussadette  se  trouvait 
moins  jolie,  et  c'était  vrai  ;  il  suffit  pour  devenir  laide  de  n'être  plus 
aimée  et  de  se  sentir  mécontente  de  soi-même.  Combien  de  fois 
pleura-t-elle  dans  son  oreiller  des  larmes  de  rage  avant  de  s'en- 
dormir! Brillant  ne  devait  pas  avoir  grand'peine  à  trouver  mieux 
qu'elle  en  Afrique,  changée  comme  elle  l'était  1  Son  imagination  le 
lui  représentait  tenant  compagnie  à  des  dames  qu'elle  connaissait 
par  les  descriptions  du  spahi,  de  belles  dames  en  vestes  brodées 


àik  REnTE    DES    DEOX    MONDES. 

d'or,  en  pantalons  de  soie,  les  yeux  peints  en  noir,  les  ongles  teints 
en  rouge,  des  chapelets  de  fleur  d'oranger  au  cou,  des  pièces  d'or 
dans  les  cheveux  et  tenant  entre  leurs  lèvres  le  bout  d'un  Ion» 
tuyau  qui  sentait  bon  l'essence  de  rose.  11  l'oubliait  certainement 
avec  ces  païennes-là,  et  il  avait  bien  raison.  Caussadette  était  plus 
passionnée  que  tendre,  la  jalousie  parlait  très  haut  chez  elle,  et  tout 
en  ce  moment  contribuait  à  son  humiliation,  à  son  dépit.  Peut-être 
ne  se  fût- elle  pas  adressé  de  si  cruels  reproches,  si  le  plat  eût 
été  vendu  et  si  le  charron,  tout  ridicule  qu'il  fût  dans  son  rôle 
d'amoureux,  l'eût  bel  et  bien  demandée  en  mariage. 

A  mesure  que  les  mois  s'écoulaient,  elle  avait  des  doutes 
croissans  sur  le  prétendu  trésor,  mais  elle  eût  essayé  en  vain 
de  les  faire  partager  à  son  père.  Si  les  acheteurs  ne  se  déci- 
daient pas,  les  curieux  affluaient  en  assez  grand  nombre  :  on 
voulait  voir  de  près  le  fameux  plat,  s'amuser  de  l'illusion  de  son 
propriétaire,  qui  commençait  à  passer  pour  fou.  En  marchandant, 
en  discutant,  on  réussissait  à  lui  faire  dire  mille  sottises.  Le 
journal  d'Agen  publia  sur  le  plat  de  Taillac  un  article  dont  Gaus- 
sade  ne  comprit  pas  l'ironie,  quand  M.  Osmen  Delbos  vint  le  lui 
lire. 

—  Gomment  !  ajouta  le  peintre,  en  faisant  observer  avec  ma- 
lice que  cette  publicité  pourrait  bien  avoir  pour  effet  d'attirer  les 
voleurs  ;  comment,  personne  n'est  encore  venu  de  Paris?  J'ai  averti 
pourtant  de  grands  personnages.  Que  voulez-vous?  Il  faut  un  peu 
de  patience.  On  ne  se  défait  pas  d'un  objet  de  cette  valeur  comme 
d'un  boisseau  de  blé. 

L'Agasse  était  pour  Jean  Gaussade  un  aussi  mauvais  conseil- 
ler que  M.  Delbos  lui-même.  Le  rusé  peillerot,  tout  en  voyant 
qu'il  y  avait  dans  cette  affaire  une  large  part  d'exagération  et 
même  de  plaisanterie,  comprenait  fort  bien  que  le  plat  était  un  mor- 
ceau enviable.  Il  engageait  donc  son  possesseur  à  ne  pas  se  laisser 
empaumer  par  des  gens  qui  avaient  intérêt  à  spéculer  sur  sa  sim- 
plicité. 

—  Nous  autres,  pauvres,  disait-il,  faisant  cause  commune  avec 
lui,  nous  ne  savons  pas...  —  Et,  sans  trop  mentir,  il  jurait  ses 
grands  dieux  que  pas  plus  que  Gaussade  lui-même,  il  ne  se  doutait 
de  la  véritable  importance  de  «  la  marchandise  »  quand  il  lui  avait 
fait  ses  premières  offres.  —  On  ne  parle  plus  que  de  votre  plat. 
Tôt  ou  tard,  vous  en  tirerez  grand  parti.  Gardez-le  soigneusement... 
Attendez. 

L'Agasse  avait  ses  projets  :  revenir  un  joiir  quand  Gaussade,  dé- 
sabusé, découragé,  serait  prêt  aux  concessions  et  obtenir  à  vil  prix 
cet  objet,  auquel  personne  ne  penserait  plus. 


LE   PLAT    DE    TAILLAC.  415 

Caussadette  cependant  se  demandait  avec  effroi  si,  à  force  d'at- 
tendre, on  ne  lui  laisserait  pas  le  temps  de  devenir  vieille  fille.  Bril- 
lant avait  quitté  le  service  en  novembre,  et,  depuis  un  mois  qu'il 
était  de  retour,  il  l'évitait  ;  mais  elle  avait  pu  s'assurer  de  loin  qu'il 
était  plus  joli  garçon  que  jamais,  et  fort  occupé  à  courir  après  toutes 
les  filles,  qui  ne  le  rebutaient  guère.  Aurait-elle  donc  la  mortifica- 
tion de  le  voir  marié  avant  qu'elle  ne  le  fût  elle-même  ? 


VI. 


Noël  les  rapprocha  malgré  eux.  Brillant  fît  comme  guillonê  le 
tour  des  métairies  avec  les  autres  jeunes  gens,  qni  s'en  vont  de 
maison  en  maison  répéter  l'ancien  chant  du  gui  et  quêter  pour  le 
gâteau  colossal  que  l'on  distribue  ensuite  par  morceaux  à  tous  ceux 
qui  ont  généreusement  répondu  aux  souhaits  de  bonne  année.  La 
belle  voix  éclatante  de  son  fiancé  d'autrefois  remua  Caussadette 
jusqu'au  fond  de  l'âme.  Il  y  eut  un  regard  échangé  entre  eux  : 
regard  de  dédain  et  de  colère  de  la  part  de  l'amant  écon- 
duit,  regard  timide  et  presque  suppliant  du  côté  de  la  jeune 
fille.  A  la  messe  de  minuit,  ils  se  retrouvèrent  près  du  bénitier. 
Caussadette,  d'un  mouvement  spontané,  presque  involontaire, 
trempa  sa  main  dans  l'eau  bénite  pour  l'offrir  ensuite  tout  hu- 
mide à  Brillant,  qui  hésita  une  seconde,  changea  de  couleur,  et 
enfin  d'un  geste  brusque  effleura  les  doigts  tremblans  qui  se  ten- 
daient vers  lui.  Pendant  l'office,  elle  surprit,  chaque  fois  qu'elle  leva 
la  tête,  les  yeux  de  celui  qui  était  devenu  son  ennemi  braqués  sur 
elle, mais  cesyeux pleins  de  reproches  se  détournaient  vite, avec  une 
expression  de  mépris  qui  semblait  rebuter  les  excuses,  que  du 
reste  Caussadette  croyait  être  bien  décidée  à  ne  pas  faire.  Pour- 
tant le  3  janvier,  jour  du  grand  marché  aux  mouchoirs  d'Astaf- 
fort,  l'ayant  rencontré  sur  la  route,  comme  l'un  et  l'autre  se  ren- 
daient à  la  foire,  elle  prononça  en  passant  un  adichats  auquel  il 
répondit  à  peine.  Le  chemin  était  désert.  Elle  fit  quelques  pas, 
sans  qu'il  essayât  de  la  rejoindre,  puis  elle  s'arrêta  en  s'attardant 
à  rattacher  son  soulier,  lui  laissa  prendre  un  peu  d'avance  et  repar- 
tit sur  ses  talons.  Il  ne  parut  pas  y  prendre  garde.  Le  bruit  léger 
d'un  petit  pied  qui  piaffait  sur  la  terre  sonore  avait  beau  se  rap- 
procher de  lui,  il  marchait  très  droit,  la  tête  haute,  si  complète- 
ment indifférent  que  Caussadette  ne  se  possédait  plus  de  dépit. 
Arrivée  derrière  lui,  tout  près,  elle  n'y  put  résister  davantage  : 

—  Brillant  !  murmura-t-elle. 


Zil6  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Brusquement  alors,  il  se  retourna;  son  visage  était  si  méchant 
qu'il  lui  fît  peur. 

—  Que  me  voulez-vous?.. 

—  Brillant?..  On  peut  bien  ne  pas  se  détester  pourtant  quand  on 
ne  s'aime  plus.  Faisons  la  paix. 

Mais  le  jeune  homme  secoua  la  tête  : 

—  Qu'aurais-tu  à  me  dire?  Viens-tu,  par  hasard,  m'annoncer 
ton  mariage  avec  le  Matou  ? 

Matou  était  le  surnom  du  meunier  Oustri  (surnom  qu'il  devait 
aux  mœurs  assez  légères  d'un  célibat  prolongé);  plus  d'une  fois  déjà, 
Caussadette  avait  pensé  qu'il  lui  serait  désagréable  d'être  appelée 
la  Matoute. 

—  Le  Matou  n'a  pas  plus  de  chances  que  Jacquille  Faubec,  ré- 
pondit-elle, faisant  allusion  au  charron  d'Astaffort. 

—  Oui,  je  sais,.,  chances  égales...  Tu  vas  peut-être  les  épouser 
tous  les  deux,  pour  être  plus  riche? 

—  Je  serais  riche  encore  si  je  n'épousais  ni  l'un  ni  l'autre,  ré- 
pondit Caussadette,  piquée  au  vif  par  le  sarcasme.  Non,  ce  que 
j'avais  à  te  demander  plutôt,  c'était  de  ne  pas  oublier  de  m'inviter 
à  ta  noce  avec  Zélie  Gaminade. 

—  Zélie  Gaminade?..  G'est  une  bonne  fille,  une  fille  qui  est  ca- 
pable de  trouver  que  mieux  vaut  gens  qu'argent. 

—  Dommage  qu'elle  ne  soit  pas  belle. 

—  Elle  n'est  pas  laide  non  plus.  Et  au  moins  l'enseigne  ne  ment 
pas;  elle  ne  promet  que  ce  qu'elle  donne.  Ne  me  parlez  pas  des 
belles  filles  sans  cœur  ! 

—  On  a  vite  fait  de  dire  d'une  fille  qu'elle  est  sans  cœur  quand 
elle  obéit  à  son  père,  dit  Caussadette  d'une  voix  étranglée. 

Mais  Brillant  n'eut  pas  le  temps  de  répondre.  D'autres  passans 
se  rapprochaient,  des  gens  du  Pergain  qui  allaient  à  la  foire. 

Ne  voulant  pas  paraître  causer  ensemble,  ils  se  séparèrent  vive- 
ment, et,  quand  il  lut  un  peu  loin.  Brillant  entonna  à  tue-tête  la 
chanson  des  filles  d'Astaffort  : 

Dans  Astaffort,  le  petit  bourg, 
Les  filles  sont  faites  au  tour; 
Elles  voudraient  se  marier. 
On  ne  les  a  pas  demandées. 

Bien  que  Caussadette  ne  fût  pas  d'Astalfort,  l'outrage  s'adressait 
trop  directement  à  elle,  et  le  rouge  de  la  honte  lui  monta  aux  joues, 
taudis  que  le  vent  lui  apportait  un  lambeau  affaibli  du  dernier  cou- 
plet : 


LE    PLAT   DE   TAILLAC.  Al  7 


Il  vaudrait  mieux  être  brûlé 
Que  choisir  entre  ces  coquettes! 


—  Oh!  pensa-t-elle,  c'est  bien  fini  entre  nous.  Jamais  nous  ne 
nous  parlerons  plus! 

Et,  en  effet,  ils  se  tournèrent  le  dos  jusqu'au  milieu  de  février, 
époque,  cette  année-là,  du  carnaval.  Comment  auraient-ils  pu  éviter 
alors  de  se  rencontrer  au  bal? 

On  dansait  chez  Bacchus,  au  son  du  violon  endiablé  de  Jean 
l'aveugle;  les  jeunes  gens  accouraient  de  tous  côtés,  prêts  à  payer 
les  chandelles  qui  garnissaient  les  lustres  en  papier  découpé  ou  qui 
se  voilaient  de  transparences  roses  au  fond  des  lanternes  véni- 
tiennes. Sur  les  cartouches  enguirlandés  décorant  les  murs  et  les 
solives  de  la  salle,  quatre  mots  tracés  en  grosses  lettres  de  cju- 
leur  :  Paix  et  Décence,  Concorde  et  Respect,  rappelaient  d'avance  à 
l'ordre  les  tapageurs.  Caussadette  arriva  escortée  de  ses  deux  ga- 
lans,  pour  apercevoir  aussitôt  Brillant  qui  donnait  le  bras  à  la  petite 
Cammaae.  La  colère  et  le  chagrin  qu'ils  éprouvèrent  l'un  et  l'autre 
les  poussa  pendant  toute  la  soirée  à  se  montrer,  lui  volage  et  elle 
coquette,  plus  qu'ils  ne  l'avaient  encore  jamais  été.  Ce  fut  comme 
un  combat  acharné  dans  lequel,  en  feignant  de  s'amuser  chacun 
pour  son  propre  compte,  ils  ne  songeaient  qu'à  s'insulter,  à  s'entre- 
déchirer,  à  se  faire  réciproquement  souffrir.  Et  cette  lutte  cruelle 
touchait  à  son  paroxysme  quand,  au  moment  de  s'en  retourner  chez 
elle  avec  une  bande  déjeunes  filles  qui  déjà  l'attendaient  à  la  porte, 
Caussadette  tout  à  coup  vint  se  planter  devant  Brillant.  Quel  démon 
la  poussait  à  le  défier,  car  c'était  un  défi  insolent  qui  élincelait 
dans  ses  yeux  enfiévrés,  à  moins  que  ce  ne  fût  du  désespoir. 

—  Té!  vous  me  ferez  bien  danser  peut-être,  si  je  le  veux?.. 

Il  répondit  par  un  regard  non  moins  agressif,  non  moins  haineux, 
non  moins  farouche. 

—  Pourquoi  pas? 

Et,  tandis  que  Jean  l'aveugle  accordait  son  violon,  il  la  saisit 
avec  autant  de  violence  que  s'il  se  fût  disposé  à  la  battre. 

Hélas!  cette  étreinte  où  il  entrait,  à  leur  insu,  plus  d'amour 
que  de  colère,  suffit  pour  les  changer  tous  les  deux.  En  la  ser- 
rant contre  lui,  Brillant  sentit  qu'il  chérissait  toujours  cette  créa- 
ture si  fausse  et  si  mauvaise;  et  à  peine  fut-elle  reprise  dans 
les  bras  qui  l'avaient  enlacée  si  souvent  que  Caussadette  se  de- 
manda comment  elle  avait  pu  croire  qu'elle  serait  jamais  heu- 
reuse sans  celui-là!    Chacun  d'eux  à  la   fois  devina  par  miracle 

TOME  LXXXIV.  —  1887.  27 


/il 8  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ce  qui  se  passait  chei:  l'autre.  Deux  minutes  auparavant,  ilscroyaient 
si  bien  se  haïr!  Et  toutes  les  paroles  n'auraient  servi  qu'à  enve- 
nimer cette  haine  ;  mais  la  main  dans  la  main,  unis,  cœur  contre 
cœur,  ils  ne  se  parlaient  pas,  et  tous  les  malentendus  se  dissipaient 
sans  qu'ils  eussent  besoin  d'y  aider  davantage.  A  peine  leurs  pieds 
touchaient-ils  la  terre  ;  ils  étaient  emportés  par  la  joie  bien  au- 
dessus  du  monde  où  il  y  a  des  pauvres  et  des  riches,  des  perfidies 
et  des  rancunes,  des  brouilles  et  des  raccommodemens.  Ce  fut 
l'heure  la  plus  belle  de  leur  vie,  le  moment  divin  où  la  destinée 
propice  intervient,  déjouant  tous  les  calculs  de  notre  volonté,  nous 
imposant  le  bonheur,  lis  ne  se  rappelaient  plus  s'ils  étaient  chez 
Bacchus,  dans  une  salle  de  bal  éclairée  par  les  chandelles  du  car- 
naval, ou  bien  sur  l'aire  de  la  Tuque,  la  nuit  des  fiançailles,  alors 
que  la  lune  en  son  plein  brillait  si  doucement  sur  la  meule  d'argent 
formée  par  la  soyeuse  dépouille  des  épis  de  mais.  N'était-ce  pas  le 
rondeau  chanté  ce  soir-là  que  jouait  maintenant  Jean  l'aveugle  ? 
Certes,  il  le  jouait  pour  célébrer  leurs  noces. 

Après  avoir  goûté  cette  ivresse  de  l'oubli  absolu  pendant  un 
temps  qu'il  eût  été  incapa"ble  de  déterminer,  BriUaat  songea  enfin 
à  dire  ce  qu'il  tournait  dans  sa  cervelle  depuis  le  juur  de  la  foire, 
avec  le  désir  fou  de  demander  des  explications  devant  lesquelles 
l'entêtement,  une  sorte  de  mauvaise  honte,  l'arrêtaient  chaque 
fois. 

•^—  Vrai,  balbutia-t-il  tout  oppressé,  c'était  pour  obéir  à  ton 
père? 

A  quoi  Caussadette  répondit  assez  hypocritement  du  même 
ton  : 

—  Puisque  tu  vois  que  je  t'aime  ! 

—  Ni  Matou  ni  Faubec  alors?.. 

—  Je  resterais  plutôt  fille  toute  ma  vie. 

—  Mais  ton  père  voudra- t-il?.. 

—  Oh!  tant  qu'il  sera  riche,  jamais... 

—  Nous  sommes  donc  perdus  ! 

—  Qui  sait?  Viens  demain  causer  sous  le  noyer  à  la  brune. 

—  Si  je  te  reconduisais  ce  soir? 

—  Garde-t'en  bien  !  Il  faut  que  nous  paraissions  aussi  fâchés  que 
jamais. 

Et,  le  quittant  avec  une  .révérence  moqueuse  : 

—  Eh  bien  !  je  l'avais  parié,  dit-elle  tout  haut,  que  je  le  ferais 
danser  avec  moi.  Aeliehats,  la   compagnie! 

On  peut  croire  que  Brillant,  qui  avait  à  prendre  une  revanche, 
exigea  des  arrhes  de  réconciliation  sérieuses  le  lendemain  sous 
le    gi*and    noyer ,    mais    rien    ne    transpira   de   cette   entrevue. 


LE    PLAT    DE    TAILLAC.  A 19 

Gaussadette,  pendant  les  jours  qui  suivirent,  alï'ecta  de  parler 
assez  mal  à  l'ex-spahi,  qu'elle  avait  forcé,  disait-elle,  de  lui  rendre 
les  armes  devant  tout  le  village,  et  qui  ne  se  permettrait  plus  après 
cela  de  lui  faire  grise  mine.  En  même  temps,  elle  annonçait  à  son 
père,  avec  une  satisfaction  visible,  que  Matou  s'était  presque  dé- 
claré, qu'il  ne  dépendait  que  d'elle  de  devenir,  à  Pâques,  la  plus 
grosse  meunière  du  pays.  On  entrait  dans  la  première  semaine  de 
carême,  qui  fut  marquée  par  une  catastrophe  à  la  métairie  de  la 
Tuque. 


YI. 


Jamais  Jean  Gaussade  ne  laissait  un  jour  se  passer  sans  s'assurer 
par  lui-même  que  le  plat  reposait  en  sûreté  au  fond  de  son  ar- 
moire. Pour  cela,  il  allait  chercher  dans  certain  pot,  juché  sur  une 
planche  à  la  hauteur  du  plafond,  la  clé  du  cahinette,  dûment  enve- 
loppée d'un  vieux  bas,  au  milieu  de  maints  objets  hétérogènes  qui 
dissimulaient  sa  présence.  Il  tournait  cette  clé  dix  fois  dans  la  ser- 
rure, puis,  debout  devant  la  porte  ouverte,  il  contemplait  son  trésor 
avec  un  mélange  d'impatience  et  de  piété. 

—  Gombien  de  temps,  lui  disait-il,  resteras-tu  à  ne  rien  faire? 
Qui  me  débarrassera  de  toi?  Quand  donc  y  aura-t-il  à  ta  place 
quelques  bons  sacs  d'écus?  Jusqu'à  présent,  tu  ne  m'as  procuré  que 
du  souci.  Je  ne  dors  que  d'un  œil...  Je  ne  vis  que  pour  te  garder, 
pour  te  soigner,  pour  te  montrer  à  des  imbéciles  qui  ne  t'achè- 
tent pas.  Il  est  temps  que  cela  change. 

Taniôt  il  injuriait  le  plat,  tantôt  il  lui  prodiguait  des  douceurs; 
puis,  refermant  la  porte  :  —  Ce  sera  pour  demain  peut-être...  Tu 
dois  finir  par  t'ennuyer  là-dedans! 

11  faut  croire  que  le  plat  s'était  ennuyé  outre  mesure  dans 
sa  prison  ténébreuse  et  qu'il  complotait  de  disparaître,  car  un 
dimanche  matin,  comme  Jean  Gaussade,  ayant  revêtu  sa  chemise 
blanche  et  son  habit  neuf,  allait  lui  jeter  un  regard  avant  de 
sortir,  il  découvrit  avec  horreur  que  l'armoire  était  vide.  Serrure 
intacte,  aucune  trace  d'elïraction,  mais  plus  de  plat...  G'était  à 
croire  qu'il  n'avait  jamais  existé,  qu'on  ne  l'avait  vu  qu'en  rêve,  et 
qu'à  ce  rêve  doré  un  brusque  réveil  mettait  fin.  Gaussade  avait 
la  mine  en  effet  d'un  dormeur  mal  éveillé,  tandis  que,  se  frottant 
les  yeux,  il  sentait  les  cris  expirer  dans  sa  gorge. 

—  Prosp...  —  Il  ne  put  achever  ce  nom,  devint  pourpre,  puis, 
pâle  comme  la  mort,  battit  l'air  de  ses  mains,  renversa  une  chaise 
et  réussit  enfin  à  pousser  un  juron  formidable. 


A 20  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

De  sa  chambre,  où  elle  était  en  train  de  se  coiffer  pour  la  messe, 
Prospérine  accourut  tout  échevelée.  Gaussade  lui  montra  l'ar- 
moire : 

—  On  nous  l'a  pris...  11  n'est  plus  là... 

—  Le  plat?.. 

Les  clameurs  de  Gaussadette  retentirent  jusque  sur  la  route. 

Impossible!  impossible!  personne  n'était  entré.  Elle  n'avait  pas 
quitté  la  maison.  Elle  aurait  vu  les  voleurs!  L'armoire  était-elle 
donc  ouverte  ou  forcée?.. 

Non!  le  pot  de  terre  sur  la  planche,  la  clé  dans  son  vieux  bas, 
il  avait  trouvé  chaque  chose  à  sa  place. 

G'était  donc  quelqu'un  qui  connaissait  les  êtres?..  Son  père  avait 
donc  parlé?  Elle  pouvait  jurer  pour  son  compte  que  jamais,  au 
grand  jamais,  elle  n'avait  dit  à  personne  où  l'on  cachait  la  clé. 
Vite,  il  fallait  prévenir  les  gendarmes. 

Et  elle  criait,  et  elle  pleurait,  et  elle  arrachait,  dans  sa  dou- 
leur, ses  beaux  cheveux  noirs. 

—  Nous  sommes  perdus,  nous  sommes  ruinés!  Mon  mariage, 
papay!  Plus  de  dot!  Je  resterai  fille  toute  ma  vie! 

—  Eh!  reste  fille,  le  beau  malheur!  répliquait  le  père,  dans 
l'exaspération  d'un  brutal  égoïsme;  pourvu  que  je  retrouve  mon 
plat! 

Au  bruit  qu'ils  faisaient  tous  les  deux,  des  passans  qui  se  ren- 
daient à  l'église  entrèrent  effrayés.  Ils  comprirent  d'eux-mêmes, 
plutôt  qu'on  ne  les  mit  au  courant,  et,  tout  en  riant  sous  cape  de 
la  déconvenue  du  voisin,  ils  lui  témoignèrent  la  plus  vive  sym- 
pathie : 

—  Prenez  garde  à  Gaussadette!  disaient-ils  pour  le  détourner 
de  son  idée  fixe  ;  elle  fait  peur,  elle  est  blanche  comme  un  linge. 
Tenez,  la  voilà  qui  prend  des  convulsions  1 

Et,  en  effet,  Prospérine  à  demie  vêtue,  en  jupon  et  les  cheveux 
pendans,  se  démenait  comme  une  frénétique,  sans  paraître  s'aper- 
cevoir qu'elle  n'était  pas  seule. 

Gaussade  la  laissa  aux  mains  des  femmes  qui  s'apitoyaient  et 
courut  faire  sa  déclaration  à  la  gendarmerie,  puis  avertir  le 
maire  (c'était  son  propriétaire,  M.  Gazassus),  se  concerter  avec  lui. 
Deux  heures  après,  tout  le  Pergain  et  une  bonne  partie  d'Astaf- 
fort  savaient  que  le  fameux  plat  dont  Poivre  attendait  une  fortune 
avait  été  volé.  G'était  la  punition  d'un  orgueil  qui  avait  offensé  tant 
de  gens.  Nul  au  fond  n'en  était  fâché,  bien  que  les  envieux  de  la 
veille  vinssent  d'un  air  de  bonne  foi  l'aider  dans  ses  suppositions, 
dans  ses  recherches. 

—  Il  y  était  pas  plus  tard  qu'hier  matin,  répétait  Jean  Gaussade 


LE    PLAT    DE    TAILLAC.  A 21 

en  se  tordant  les  bras;  il  y  était,  je  l'ai  vu,  je  l'ai  touché.  Prospérine 
a  gardé  la  maison,  tandis  que  je  restais  auprès  de  ma  vache  qui  a 
vêlé  un  veau  mort,  car  tous  les  malheurs  nous  tombent  à  la  fois. 
Ça  ne  peut  pourtant  pas  être  le  vétérinaire?  11  n'est  venu  que  lui. 
J'ai  couché  dans  l'étable,  c'est  vrai,  auprès  de  la  vache  pour  lui 
faire  des  remèdes  la  nuit,  mais  Prospérine  a  l'oreille  fine  comme 
une  souris,  et  d'ailleurs  la  maison  était  fermée  en  dedans  à  double 
tour.  Enfin,  le  chien  n'a  pas  aboyé  ! 

Il  ne  soupçonnait  point  que  sa  fille,  profitant  de  la  sollicitude  qui 
le  retenait  dans  l'étable,  eût  couru  à  travers  les  ténèbres,  par  un 
vent  furieux  et  une  pluie  battante,  jusqu'à  la  métairie  desDamousse, 
où  Brillant  attendait  chez  sou  frère  la  Saint-Jean  pour  se  louer. 
La  jupe  relevée  très  haut  sur  son  cotillon  court  de  drap  louge,  elle 
j)erdait  ses  sabots,  elle  entrait  jusqu'à  la  cheville  dans  les  ornières 
profondes  des  chemins  de  Gascogne,  ses  vêtemens  dégouttaient  de 
pluie;  elle  prolongeait  sa  peine  en  faisant  force  zigzags  pour  dé- 
router l'attention  et  la  curiosité,  comme  s'il  y  avait  eu  chance  qu'au- 
cun chrétien  fût  dehors  par  un  temps  pareil.  Haletante,  elle  s'était 
glissée  sous  un  hangar  dépendant  de  la  métairie,  où  scintillait,  à  l'ex- 
trémité opposée  des  bâtimens,  une  lumière  unique.  Là,  elle  avait 
fait,  en  sifflant  trois  fois,  le  signal  convenu,  et  une  seconde  lumière 
était  apparue  à  la  lucarne  de  l'espèce  de  grenier  qu'habitait  Brillant; 
l'échelle  se  trouvant  alors  éclairée,  elle  avait  grimpé  aussi  vite  que 
le  permettait  le  paquet  dont  elle  étdit  embarrassée. 

—  S'il  me  surprenait,  balbutia-t-elle  défaillante,  je  serais  une 
fille  morte.  Tu  es  sûr  que  ton  frère  et  ta  belle-sœur  ne  m'ont  ni 
vue  ni  entendue? 

—  Sois  tranquille,  je  guettais;  personne  ne  se  doute... 

—  Maudit  plat!  Nous  vaut-il  du  tourment!  Tiens,  je  le  casserais 
volontiers  pour  en  finir. 

—  Cela  serait  bien  malin,  s'il  a  vraiment  du  prix!  Mais  sais-tu 
que  nous  faisons  une  vilaine  chose?  Tu  voles  ton  père,  et  moi 
je  le  sers  de  receleur  ;  nous  mériterions  la  prison  si  l'on  nous  sur- 
prenait à  [)résent. 

Elle  eut  un  geste  d'insouciance  qui  signifiait  clairement  :  «  Qui 
veut  la  fin  veut  les  moyens.  » 

—  Oui,  cela  te  va  bien  de  prêcher,  quand  c'est  pour  toi  que  je 
me  suis  mise  dans  cet  état- là... 

Pris  d'une  grande  pitié,  d'une  grande  reconnaissance,  d'émo- 
tions plus  vives  aussi,  car  elle  était  charmante  quand  même  dans 
sa  pâleur  et  son  désordre,  il  la  couvrit  de  caresses.  Une  joie  fière 
lui  faisait  sauter  le  cœur.  Elle  s'exposait  ainsi  à  cause  de  lui,  elle  lui 
sacrifiait  tout,  elle  remettait  entre  ses  mains  cet  argent  qui  les 


422  REVBE  DES  DEUX  MONDES. 

avait  séparés,  elle  commettait  par  amour  une  mauvaise  action 
qu'il  était  assez  sot  pour  lui  reprocher  presque...  Au  diable  les 
scrupules  ! 

Gaussadette  s'arracha  de  ses  bras,  refusant  de  se  laisser  ré- 
chauffer. 

—  Nous  avons,  s'écria-t-elle,  bien  autre  chose  à  faire!  Vite... 
Dans  ta  paillasse,  n'est-ce  pas?.. 

Prestement  elle  défit  le  lit  du  jeune  homme,  y  glissa  le  plat 
entre  deux  couches  de  paille,  remit  le  matelas  en  place,  ramena 
les  couvertures  et  puis  éclata  de  rire, 

—  Qui  donc  maintenant  se  douterait?..  On  ne  viendra  pas  le 
chercher  là.  Et  il  n'en  sortira,  entends-tu,  que  le  jour  de  notre  ma- 
riage. 

Une  rougeur,  à  ce  mot,  colora  ses  joues  pâlies,  une  flamme  brilla 
dans  ses  yeux. 

—  Prospérine,  tu  es  sûre  que,  sans  cela,  ton  père  n'aurait  jamais 
dit  oui? 

—  Oh!  jamais! 

—  Et  maintenant?.. 

—  Maintenant...  ne  sois  pas  trop  pressé. 

—  Je  suis  pressé  de  rendre  le  plat,  dit  Brillant,  qui  avait  pris  au 
régiment  des  idées  d'honneur.  Et  plus  pressé  encore,  ajouta-t-il, 
très  pressé  de  t'appeler  ma  femme. 

Elle  l'embrassa,  en  répondant  à  son  oreille. 

—  Laissons  passer  le  carême  et  profitons-en  pour  mettre  le  bon 
Dieu  de  notre  côté. 

Sa  voix  était  basse  et  tendre, et  si  douce,  une  voix  que  Brillant  na 
lui  connaissait  pas,  et  le  dernier  baiser  qu'elle  lui  donna  avant  de 
redescendre  rapidement  l'échelle  et  de  s'échapper  dans  la  nuit  fut 
un  vrai  baiser  d'amour.  Pour  cela  il  se  fût  fait,  pensa-t-il,  receleur, 
voleur,  tout  ce  qu'elle  eût  voulu,  assassin  au  besoin.  Mais  tandis 
qu'il  le  sentait  encore  brûlant  sur  ses  lèvres,  Gaussadette,  rede- 
venue prudente  et  positive,  s'assurait  que  rien  n'avait  pu  dénoncer 
sa  fuite,  s'appliquant  à  bien  cacher  ses  vêtemens  trempés  qui  l'au- 
raient trahie.  Elle  n'oublia  aucune  précaution  ;  elle  prépara,  en  ha- 
bile comédienne,  un  rôle  qui  ne  fut  pas  très  difficile  à  jouer,  car  la 
fatigue  et  les  frayeurs  de  la  nuit  avaient  secoué  ses  nerfs;  il  lui 
fallait  pleurer,  crier,  s'abandonnera  l'orage  qui  bouillonnait  en  elle, 
etqui  finalement  éclata,  nous  l'avons  vu,  de  manière  à  tromper  tout 
le  monde. 

—  La  petite,  s'entre-disait-on,  est  encore  plus  vexée  que  Gaus- 
sade. 

Le  jour  même,  cependant,  après  avoir  passé  toute  la  matinée  sur 


LE   PLAT   DE   TAILLAC.  Û23 

-son  lit,  sans  répondre  autrement  que  par  des  plaintes  aux  soins  ena- 
pressés  et  aux  condoléances  des  voisines,  elle  déclara  tout  à  coup 
à  son  père  anéanti  qu'elle  irait  entendre  les  vêpres  au  Pergain. 
C'était  un  moyen  de  rencontrer  Matou.  Elle  voulait  avoir  le  cœur 
net  sur  ses  intentions,  y  voir  clair. 

—  Les  choses  étant  aussi  avancées  entre  vous  que  tu  me  l'as  dit, 
il  ne  reculera  pas,  fit  observer  Caussade,  qui  refusait  de  goûter  et 
restait  accroupi  devant  l'armoire,  les  coudes  sur  ses  genoux,  le 
menton  sur  ses  poings. 

—  Il  faudra  voir!  répondit-elle  sèchement.  11  faudra  voir  s'il  ne 
se  conduit  pas  avec  nous  comme  nous  nous  sommes  conduits  avec 
Brillant. 

Le  père  soupira,  et  elle  crut  remarquer  qu'il  y  avait  déjà  une 
sorte  de  vague  regret  dans  ce  soupir. 

Quand  elle  revint  des  vêpres,  il  était  dans  la  même  attitude,  con- 
templant toujours  la  place  vide  qui  avait  été  celle  du  plat,  comme 
s'il  se  fût  attendu  à  voir  revenir  par  magie  ce  qui,  par  magie  aussi, 
avait  disparu. 

En  entendant  rentrer  sa  fille,  il  ne  releva  pas  la  tête,  et  l'expres- 
sion de  son  visage  épouvanta  Gaussadette. 

—  Si  je  l'avais  rendu  fou  !  peiisa-t-elle. 
S'appuyant  doucement  d'une  main  à  son  épaule  : 

—  Papay  !.. 

Détourné  un  moment  de  sa  rêverie  morne,  il  prononça  le  nom  de 
Matou  à  voix  basse. 

—  Matou?.,  il  se  cache,  il  ne  me  parle  plus;  il  m'épousera  pour- 
tant si  le  plat  se  retrouve. 

Elle  riait  d'un  rire  amer,  et  de  nouveau  le  regard  stupide  de 
Caussade  plongeait  dans  les  profondeurs  de  l'armoire. 

—  A  moins,  murmura-t-il,  se  parlant  à  lui-même,  —  à  moins 
que  ce  ne  soit  le  diable!.. 

On  peut  supposer  que  ces  mots,  prononcés  avec  une  superstitieuse 
terreur,  firent  germer,  dès  ce  soir-là,  dans  l'esprit  inventif  de  Gaus- 
sadette, le  projet  qu'elle  exécuta  par  la  suite. 


VU. 


Des  prières  bien  contradictoires  durent  importuner  le  ciel  jus- 
qu'à la  fin  du  carême.  Le  vieux  Poivre,  pour  le  gagner  à  sa  cause, 
se  montrait  d'une  ferveur  exemplaire,  qui  ne  pouvait  rivaliser  qu'avec 
la  dévotion  assez  nouvelle  de  Gaussadette  ;  celle-ci  recommandait  ses 
amours  à  tous  les  saints  du  paradis,  tandis  que  celui-là  demandait 


hlh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aux  mêmes  saints  de  lui  rendre  son  argent.  Pâques  survint  néan- 
moins sans  que  le  plat  Jût  retrouvé,  sans  que  les  affaires  de  Brillant 
non  plus  eussent  lait  grand  progrès. 

L'impatience  qu'éprouvait  Caussadette  d'amener  une  récon- 
ciliation entre  lui  et  son  père  devenait  de  la  fièvre.  Depuis  les 
premiers  jours  de  mars,  les  prés  commençaient  à  s'émailler  de 
ces  jacinthes  bleues  et  de  ces  narcisses  jaune  d'or  dont  le  parfum 
enivrant  semble  monter  à  la  tête  des  jeunes  filles,  car  leur  éclosion 
coïncide  chaque  année  avec  force  mariages.  Jamais  on  n'avait  vu 
tant  de  narcisses  et  tant  de  jacinthes,  jamais  le  printemps  ne  s'était 
annoncé  si  précoce  et  si  doux.  La  Tuque,  toutefois,  était  dans  la  tris- 
tesse; le  plat  ne  se  retrouvait  point,  et  Caussade  était  tombé  malade 
d'anxiété,  malade  de  chagrin.  Il  demeurait  cloué  sur  son  lit  au  mo- 
ment de  la  semaille  des  avoines,  à  la  veille  du  labourage  de  la  vigne, 
répétant  sans  cesse,  comme  dans  le  délire,  que  nul  ne  lui  rendrait  son 
bien,  que  nul  ne  lui  prendrait  sa  fille,  et,  à  ce  dernier  malheur,  il 
pouvait  s'attendre,  en  effet,  le  meunier  Matou  et  Faubec  le  char- 
ron s'étant  retirés  avec  un  ensemble  qui  ne  faisait  point  honneur  à 
leur  désintéressement.  Ce  fut  alors  que  Brillant  trouva  l'occasion  de 
prouver  sa  générosité  ;  il  vint,  sans  rappeler  par  un  mot  le  passé  si 
offensant  pour  lui,  proposer  à  Caussade  de  l'aider  ou  même  de  le 
remplacer  dans  ses  travaux,  puisqu'il  était  libre  à  cette  heure,  ne 
devant  se  louer  qu'à  la  Saint-Jean  suivante. 

—  Vous  ne  pourriez  guère  jusque-là,  lui  dit-il,  trouver  un  do- 
mestique ;  je  viens  vous  servir  en  ami. 

—  Amis  semés  épais  et  clairs  sortis!  murmura  Caussade,  tou- 
jours armé  d'un  proverbe.  On  l'a  bien  vu  depuis  que  nous  sommes 
dans  la  peine  ;  mais  on  dit  aussi  qu'un  ami  vaut  mieux  que  cent 
parens.  Tu  me  fais  voir  que  c'est  la  vérité...  Je  ne  m'y  serais  pas 
attendu  de  ta  part. 

—  Té!  pourquoi  donc?  dit  Brillant.  Vous  aviez  vos  raisons  pour 
me  renvoyer,  j'ai  les  miennes  pour  revenir. 

Il  se  montra  si  infatigable  et  si  intelligent  travailleur  dans  cette 
saison  où  la  terre  exige  des  soins  presque  incessans,  que  Caussade 
soupira  derechef  et  plus  d'une  fois  eu  songeant  qu'il  avait  pu  re- 
pousser un  pareil  gendre. 

—  Mais,  répétait-il,  les  regrets  ne  servent  de  rien. 

Gomme  si  sa  vie  ne  se  fût  pas  consumée  en  regrets  !  Et  vraiment 
il  avait  eu  lieu  de  se  plaindre  :  sur  les  bras,  une  fille  mécontente, 
aigrie  et  pressée  de  se  marier  ;  dans  la  poche,  point  d'argent  et 
au  corps, une  mauvaise  fièvre!  Aucun  moyen  avec  cela  de  mettre 
la  gendarmerie  sur  la  trace  des  voleurs  qui  l'avaient  dépouillé,  des 
voisins  qui  se  moquaient  de  lui... 


LE   PLAT    DE   TAILLAC.  425 

—  Que  n'avez-vous  accepté  mes  cent  francs  !  lui  disait  M.  Lacas- 
saigne. 

—  Ou  seulement  mon  foulard  et  mon  augette,  reprenait  l'Agasse 
en  ricanant. 

Que  répondre  à  cela?...  Quelle  honte  et  quel  dépit!  Il  aurait 
eu  mauvaise  grâce,  dans  sa  position  actuelle,  à  faire  le  dédaigneux; 
aussi  quand  Caussadette  l'avertit  un  matin  en  confidence,  du  ton 
d'une  fille  qui  se  résigne  à  quelque  pis-aller,  que  Brillant  recom- 
mençait à  lui  parler  mariage ,  il  fut  aussi  content  qu'il  pouvait 
l'être  désormais  en  ce  monde.  Au  moins,  il  n'aurait  plus  à  consoler 
une  fille  de  mauvaise  humeur,  et  Brillant  viendrait  travailler  chez 
lui  jusqu'à  ce  qu'il  eût  pris  une  métairie  à  son  compte. 

—  Mais ,  répliqua-t-il ,  c'est  bientôt  dit  de  se  marier  :  où 
veux-tu  que  je  trouve  de  l'argent?  L'année  dernière  a  été  mauvaise, 
nous  sommes  sans  le  sou,  et  il  serait  joli  qu'après  avoir  passé  pour 
riches,  nous  n'ayons  pas  de  quoi  faire  seulement  une  noce  conve- 
nable! Oh!  si  j'avais  encore  mon  plat,  ce  serait  différent! 

—  Si  vous  aviez  encore  votre  plat,  pensa  Caussadette,  il  faudrait 
d'abord  le  vendre  et,  dans  aucun  cas,  vous  ne  voudriez  de  Brillant. 

Elle  sentait,  d'ailleurs,  que  l'objection  de  son  père  était  juste  ; 
une  noce  ne  laisse  pas  que  d'être  coûteuse  !  II  y  a  deux  jours 
de  festins  et  de  danses;  il  faut  acheter  le  trousseau,  des  draps 
par  douzaines.  Gaussade  n'avait  jamais  été  riche,  mais  il  avait 
eu  pendant  des  semaines  l'illusion  de  l'être,  ce  qui  revient  au 
même,  et,  pendant  ce  laps  de  temps,  il  avait  formé  mille  projets. 
Déroger,  en  y  renonçant,  lui  semblait  chose  aussi  pénible  que  si 
le  vol  du  plat  l'eût  fait  tomber  en  réalité  de  la  richesse  à  la  mi- 
sère. 

—  Attends  un  peu  !  dit-il  finalement  à  sa  fille. 

Mais  celle-ci  était  conseillée  tout  autrement  par  les  narcisses  d'or  et 
les  petites  jacinthes  bleues  qui  la  grisaient  de  leur  haleine  chaude  et 
musquée,  par  les  rossigno's  qui  recommençaient  à  chanter  leurs 
amours,  par  le  printemps  qui  fleurissait  de  tous  côtés.  Orgueilleuse, 
au  fond,  comme  Gaussade,  elle  n'aurait  pas  admis  non  plus  un  ma- 
riage sans  noces  ;  d'autre  part,  M.  le  curé  refusait  au  confessionnal  de 
lui  donner  l'absolution  tant  qu'elle  n'aurait  pas  réparé  ses  torts  envers 
son  père,  restitué  l'objet  volé.  Sans  absolution,  il  n'est  point  de  ma- 
riage. Mais,  en  rendant  le  plat,  elle  exposait  Brillant  à  être  con- 
gédié une  fois  de  plus.  Que  de  difficultés  réunies  1  Une  idée  lumi- 
neuse vint  presque  à  la  fois  aux  deux  jeunes  gens,  une  idée  qui 
s'accordait  d'ailleurs  avec  les  mœurs  du  pays.  Si  le  mariage  reli- 
gieux doit  être  accompagné  de  toilettes,  de  réjouissances,  de  frais 
de  toute  sorte,  le  mariage  civil,  lui,  n'entraîne  aucune  cérémonie. 


426  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

aucune  dépense.  Aussi  arrive-t-il  parfois  que,  dans  les  familles  be- 
sogneuses, les  fiancés,  avec  leurs  parens  et  leurs  témoins,  aillent  tout 
simplement  à  la  maison  commune,  puis  le  garçon  retourne  chez  lui 
et  la  fille  chez  elle,  jusqu'au  jour  parfois  éloigné  oii  leur  union  est 
bénie  à  l'église.  Brillant  eut  recours  au  seul  moyen  qui  pût 
empêcher  Gaussade  de  manquer  à  sa  parole.  Le  jour  des  Roga- 
tions, il  redevint  fiancé  en  titre  devant  tout  le  pays.  On  vit  les 
deux  jeunes  gens  suivre  côte  à  côte  la  procession  qui  part,  dès  le 
lever  du  soleil,  au  son  des  litanies,  pour  faire  le  tour  de  la  paroisse. 
Une  brise  fraîche  gonflait  les  vieilles  bannières  de  lampas  usé; 
sous  la  lumière  rose  du  matin,  les  châsses  d'argent  étinceJaient, 
tandis  qu'un  long  ruban,  la  file  serrée  des  fidèles,  hommes  et 
femmes,  se  déroulait  parmi  les  blés  verdissans  avec  de  lentes  psal- 
modies qui  appelaient  la  miséricorde  divine  sur  les  moissons  à  venir. 
Arrivé  devant  une  croix  de  pieiTe  qui  marque  la  limite  de  la  paroisse, 
le  curé  s'arrêta;  d'un  geste  solennel,  il  jeta  de  l'eau  bénite  aux  quatre 
coins  de  l'horizon  et  sur  la  foule  agenouillée  pêle-mêle  dans  un  gué- 
ret.  Le  recueillement  était  si  profond  que  l'on  entendait,  sans  en 
perdre  une  note,  le  cri-cri  des  grillons.  Au  milieu  de  ce  grand  si- 
lence, Caussadette  laissa  tomber  sa  main  dans  celle  de  Brillant, 
sous  les  yeux  du  père,  qui  comprit,  car  au  retour  il  dit  à  son  futur 
gendre  : 

—  Tu  n'es  pas  intéressé  comme  les  autres,  et  tu  n'as  ni  méchan- 
ceté ni  rancune  ;  je  crois  que  tu  rendras  ma  fille  heureuse. 

—  Je  n'ai  pas  de  rancune,  répondit  Brillant  avec  un  sourire  fin, 
mais  pourtant  je  me  rappelle  que  vous  m'avez  donné  votre  fille  une 
fois  et  que  vous  me  l'avez  reprise.  Qu'est-ce  qui  me  répond  que 
vous  n'allez  pas  recommencer? 

Gaussade  hocha  tristement  la  tête.  Gombien  peu  était-il  pro- 
bable que  la  fortune  vînt  de  nouveau  mettre  sa  loyauté  à  l'épreuve  ! 

—  Je  veux  des  garanties,  poursuivit  Brillant.  Puisque  la  noce 
doit  larder,  il  faut  que  nous  soyons  mariés  d'abord  à  la  maison 
commune. 

—  Si  cela  vous  convient  à  tous  les  deux,.,  dit  Gaussade  avec  uQe 
certaine  indifférence. 

Tout  lui  était  devenu  égal  depuis  qu'il  avait  perdu  vingt- cinq 
mille  franct^,  car  il  ne  pariait  plus  du  plat  en  racontant  sou  aven- 
ture, mais  de  la  somme  que  ce  plat  était  censé  représenter.  Avoir 
possédé  vingt-cinq  mille  francs  et  se  trouver  trop  pauvre  à  l'impro- 
viste  pour  pouvoir  célébrer  honnêtement  les  noces  de  sa  fille  ! 

—  Es  ataou!  murmurait-il  avec  plus  de  rage  que  de  résigna- 
tion, en  marchant  d'un  pas  alourdi  vers  l'église,  es  ataou,  c'est 
comme  cal 


LE    PLAT    DE    TAILLAC.  A27 

M.  le  curé  célébra  la  messe  sans  savoir  que  l'abus  contre  lequel 
il  tonnait  volontiers  allait  se  renouveler  clans  sa  paroisse.  Le 
retard  indéfini  du  mariage  religieux  est  souvent  une  cause  de  scan- 
dale, plus  d'une  mariée  qui  n'a  nul  droit  à  la  fleur  d'oranger  ve- 
nant s'agenouiller  ensuite  au  pied  des  autels.  Brillant  et  Gaussadette 
devaient  être  cependant  plus  patiens  que  bien  d'autres.  Ils  savaient 
que  cette  attente  ne  durerait  pas  longtemps,  M™®  Cazassus,  qui  s'était 
toujours  montrée  fevorable  à  leur  mariage,  promettant  d'obtenir 
que  son  mari  facilitât  les  choses,  sans  compter  le  cadeau  personnel 
qu'elle  comptait  faire  à  Prospérine,  qui  était  sa  filleule.  Et  puis  les 
fiancés  avaient  en  tête  autre  chose  encore  que  l'amour,  un  problème 
à  résoudre,  un  problème  assez  compliqué  pour  absorber  momen- 
tanément toutes  leurs  facultés.  Il  avait  été  plus  aisé,  en  effet,  de 
dérober  le  plat  qu'il  ne  serait  facile  de  le  rendre  sans  éveiller  les 
soupçons  de  Caussade. 

—  Je  ne  vous  comprends  pas,  disait  souvent  Gaussadette  :  vous 
laissez  nos  voleurs  dormir  tranquilles.  Il  faudrait  vous  remuer. 

—  Que  vouletfZ,  fiileto  ?  Il  n'y  a  pas  d'indices,  comme  disent  les 
gendarmes  et  M.  Cazassus. 

Des  indices...  Faire  naître,  sans  se  trahir,  des  indices  suffisans 
pour  que  le  plat  fût  retrouvé,  voilà  ce  qui  faisait  travailler  le  cer- 
veau de  Brillant  et  celui  de  Gaussadette.  Ils  ne  pouvaient  être  l'un 
à  l'autre  avant  d'être  venus  à  bout  de  ce  dilemme. 

Un  soir,  celle  qui  n'était  encore  que  devant  la  loi  M"®  Diimousse 
promenait  sa  perplexité  sur  la  routa  entre  Taillac  et  le  Pergain, 
cherchant  un  moyen  d'en  finir,  et  le  trouvant  de  moins  en  moins 
à  mesure  qu'elle  se  creusait  l'esprit.  Elle  venait  d'atteindre  le  joli 
cimetière  planté  de  cyprès  qui  entoure  une  petite  église  en  pierre 
grise  au  clocher  tronqué,  jadis  église  paroissiale  de  Taillac,  quand 
soudain  elle  fit  halte  et  frappa  ses  mains  l'une  contre  l'autre  :  un 
eurêka  en  gascon  lui  était  monté  aux  lèvres. 

C'était  vers  la  fin  de  mai,  il  avait  plu  tout  le  jour,  et  les  églan- 
tines  des  haies  en  fleur  s'effeuillaient  sous  les  gouttes  d'eau  qui 
chargeaient  leurs  délicates  corolles.  Le  long  d'une  de  ces  haies,  celle 
qui  borde  la  roule  juste  en  face  du  cimetière,  sautillait,  tremblotait 
dans  l'obscurité  une  petite  lumière.  Cette  lumière,  élevée  à  quelque 
hauteur  au-dessus  du  sol,  s'arrêtait  par  intervalles,  puis  reprenait 
sa  course  fantasque,  sans  que  l'on  pût  distinguer  celui  ou  celle  qui 
la  portait.  Gaussadette  cependant  aperçut  en  approchant  davantage 
une  forme  rabougrie  de  femme  déguenillée,  boiteuse  et  apparem- 
ment contrefaite,  qui,  courbée  jusqu'à  terre,  semblait  chercher 
quelque  chose  sur  l'herbe  et  parmi  les  feuilles  avec  une  extrême 
attention.  Gaussadette  savait  ce  qu'elle  cherchait;  il  n'est  pas  rare 


A23  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

que  le  soir,  après  la  pluie,  les  femmes  se  mettent  ainsi  à  chasser 
les  escargots.  On  les  fait,  sans  plus  de  préparation,  griller  tout 
vivans  sur  la  cendre  chaude, —  régal  médiocre,  mais  fort  apprécié 
par  les  pauvres  en  ces  parages. 

—  C'est  vous,  la  Torte  ?  dit-elle  en  abordant  l'étrange  chasse- 
resse. 

Celle-ci  tourna  d'un  mouvement  brusque  son  visage  basané,  ha- 
gard et  barbu.  Elle  n'avait  pas  l'habitude  d'être  saluée  de  ce  ton 
amical  ;  il  y  avait  bien  des  années  qu'elle  ne  jouissait  d'aucune 
considération  dans  le  pays. 

La  grosse  lête  branla  d'étonnement  sur  les  épaules  inégales, 
quand  Caussadelte  ajouta  : 

—  J'avais  justement  besoin  de  vous  rencontrer;  je  voulais  vous 
demander  de  venir  la  semaine  prochaine  laver  notre  lessive. 

Jamais  la  Torte  n'avait  été  appelée  chez  les  Caussade;  peu  de 
gens  en  somme  se  souciaient  de  l'employer,  sauf  à  la  moisson  et 
aux  vendanges,  où  tous  les  bras  sont  mis  à  réquisition.  Elle 
était  libre  et  accepta  l'aubaine  qui  s'oflrait  ;  un  jour  fut  pris, 
après  quoi  la  petite  lumière  se  remit  à  danser  le  long  du  chemin, 
ainsi  qu'un  feu  follet,  tandis  que  Gaussadette  rentrait  au  logis, 
légère  et  joyeuse. 

—  Papay,  dit-elle  à  son  père,  qui  était  plongé  comme  à  l'ordi- 
naire dans  les  réflexions  les  plus  sombre^,  savez-vous  à  quoi  j'ai 
pensé  tout  l'heure  en  me  promenant?  Je  me  disais  que  vraiment 
vous  n'aviez  pas  fait  tout  ce  qu'il  fallait  pour  retrouver  notre  argent. 

—  Tu  me  répètes  toujours  la  même  chose,  répliqua  Caussade 
avec  humeur.  Il  est  perdu.  Ni  le  bon  Dieu  ni  les  hommes  ne  peu- 
vent rien  contre  cela...  J'ai  eu  beau  les  appeler  à  mon  secours... 

—  Mais  vous  n'avez  pas  essayé  du  diable,  interrompit  hardiment 
Gaussadette. 

—  Du  diable? 

—  Oui,  j'ai  idée  que  le  diable  était  dans  cette  affaire-là,  et  que 
c'est  à  lui  qu'il  faut  nous  adresser.  A  quoi  donc  serviraient  les 
sorciers  si  on  ne  leur  demandait  rien? 

Caussade  prit  son  air  goguenard  : 

—  Les  sorciers  !  il  n'y  en  a  plus  qui  vaillent...  s'il  y  en  a  jamais 
eu,  ajouta-t-il  en  hésitant  devant  chaque  parole,  car,  incrédule  en 
principe,  il  ne  tenait  pas  cependant  à  se  mettre  mal  avec  les  puis- 
sances des  ténèbres.  —  Tu  sais  bien  que,  quand  ma  vache  à  été  ma- 
lade, je  suis  allé  à  Gégun,  voyant  que  le  vétérinaire  ne  pouvait  rien 
pour  elle.  Ehbé  I  j'ai  payé  très  cher  une  ordonnance  qui  ne  l'a  pas 
empêchée  de  crever. 

Le  sorcier  de  Gégun  était  renommé,  en  effet  ;  chaque  mercredi 


LE    PLAT    DE    TAILLAC.  A29 

les  cliens  lui  arrivaient  en  foule,  mais  ce  personnage  ne  se  montrait 
qu'escorté  d'un  médecin,  en  sorcier  civilisé,  soucieux  de  la  justice. 

—  Ne  me  parlez  pas  de  vos  sorciers  à  la  nouvelle  mode,  dit 
Gaussadette  en  haussant  les  épaules.  J'aurais  plus  de  confiance 
cent  fois  dans  la  Torte! 

—  La  Tone!  répéta  son  père  avec  mépris;  tu  sais  bien  qu'elle  ne 
peut  plus  rieu  depuis  que  Bourdillelte  l'a  frappée.  Il  y  a  dix  ans 
-que  la  Toi  le  n'est  pas  plus  sorcière  que  toi. 

—  On  le  dit,  répliqua  sèchement  la  jeune  fille,  mais  personne 
n'en  sait  rien  au  juste,  et  moi  je  lui  ai  vu  faire  des  choses...  Té  ! 
vous  n'y  croiriez  pas...  C'est  inutile  de  vous  les  raconter. 

—  Dis  toujours  ! 

—  Neuni,  puisque  vous  vous  moquez  de  moi.  Du  reste,  pour  la 
décider  à  reprendre  son  métier,  il  faut  maintenant  trop  de  cérémo- 
nies. 

—  Et  moi  je  n'ai  pas  d'argent  à  lui  donner,  répliqua  Caussade. 
Il  demeurait  pensif  pourtant  ;  ce  que  venait  de  dire  sa  fille  l'avait 

frappé. 


VHI. 


La  Torte  était  le  rejeton  misérable  et  dégénéré  d'une  famille  de 
sorciers,  jadis  fameuse  dans  le  pays  :  chacun  sait  que  la  magie  est 
un  don  héréditaire;  son  aïeul  avait  légué  à  un  fils  presque  aussi 
puissant  que  lui-même  le  surnom  expressif  de  Boundiou,  qu'il 
tenait  des  gens  du  Pergain,  pour  la  raison  probablement  qui  lit  jadis 
décerner  le  nom  d'Euménides  aux  Furies,  car  il  était  redoutable  plu- 
tôt que  bienfaisant.  Sous  son  règne,  les  gens  devinrent  si  craintifs 
qu'ils  n'osaient  plus  se  marier  le  mercredi,  jour  où  la  puissance 
des  sorciers  est  sans  limites;  ils  n'osaient  voyager,  semer,  vendre, 
acheter,  faire  le  pain,  ni  le  mercredi  ni  le  vendredi,  ce  qui  les  gê- 
nait fort,  le  dimanche  étant  consacré  au  repos,  en  sorte  qu'il  ne 
leur  restait  plus  pour  vivre  à  leur  guise  que  quatre  jours  sur  sept. 
Auprès  de  la  maison  des  Boundiou,  il  y  avait  un  endroit  désolé  où 
l'herbe  ne  voulait  pas  croître,  tant  le  diable  aimait  à  y  danser 
c'était  là  que  le  sorcier  donnait  ses  consultations,  et  la  source  voi- 
sine passait  pour  avoir  prêté  son  eau  claire  à  bien  des  maléfices. 

Vers  l'âge  de  trente  ans,  celle  que  l'on  devait  appeler  plus 
tard  l'estropiée,  mais  qui,  malgré  la  bosse  et  l'air  chétif  qui 
contribuaient  à  l'enlaidir,  était  alors  la  Boundiou,  resta  seule 
dépositaire  des  secrets  amassés  par  ses  aïeux.  Elle  en  tira  fort  ha- 


â30  REVDE    DES   DEUX    MONDES. 

bilement  des  moyens  d'existence  jusqu'au  soir  néfaste  de  sa  lutte 
avec  une  certaine  Bourdillette,  dont  elle  prétendait  avoir  eu  à  se 
plaindre.  Ayant  rencontré  cette  femme  en  train  de  faire  de  l'herbe 
le  long  d'un  fossé,  elle  lui  mit  la  main  sur  la  tête  et  lui  jeta  un  sort. 
Bourdillette,  qui  était  une  vigoureuse  gaillarde,  se  rappela  fort  à 
propos  que  l'on  conjure  tout  maléfice  en  frappant  la  sorcière;  elle 
riposta  par  un  coup  si  terrible  que  celle  qui  le  reçut  roula  dans  le 
fossé  profond  et  pierreux,  d'où  on  la  retira  estropiée.  Ce  fut  ia 
mort  de  la  Boundiou  ;  il  ne  resta  plus  que  la  Torte,  un  être  difforme, 
clochant  du  pied  gauche  et  dégoûtée  une  bonne  fois  de  la  magie, 
qui  lui  avait  valu  si  triste  aventure.  Depuis  dix  ans  et  davantage, 
comme  l'avait  dit  Gaussade,  on  ne  s'adressait  plus  à  elle,  et,  ayant 
cessé  de  la  redouter,  on  lui  faisait  payer  par  des  mépris  la  renom- 
mée sinistre  dont  ses  parens  avaient  profité  pour  mettre  chacun  à 
contribution.  L'accueil  aimable  qu'elle  reçut  à  la  Tuque,  quand  elle 
vint  y  laver  la  lessive,  l'étonna  donc  et  la  flatta  sans  doute.  Elle  se 
montra  plus  communicative  qu'elle  ne  l'avait  été  depuis  longtemps. 
Une  rasade  qui  arrosa  l'inévitable  soupiquet  de  haricots  fricassés 
à  la  graisse  avec  beaucoup  d'ail  réussit  à  lui  délier  la  langue  ;  elle 
ne  refusa  de  causer  que  sur  la  sorcellerie,  dont  le  nom  seul,  quand 
il  était  prononcé,  produisait  une  contraction  farouche  de  ses  sourcils 
en  broussailles. 

—  C'est  bien  dommage,  lui  dit  Gaussadette,  que  vous  l'ayez 
laissée  à  tout  jamais.  J'aurais  aujourd'hui  une  belle  occasion  de 
vous  faire  gagner  de  l'argent,  sans  que  vous  preniez  pour  cela 
grand'peine. 

Et  avec  les  plus  adroites  cajoleries,  elle  insinua  que  ce  devait 
être  un  jeu  pour  ujae  personne  de  son  savoir  et  de  son  expérience 
que  de  retrouver  un  objet  perdu. 

La  Torte  secoua  la  tête.  Évidemment  elle  n'avait  plus  foi  en 
elle-même,  ni  peut-être  en  son  art.  Le  coup  que  lui  avait  porté 
une  main  hardie,  cette  chute  funeste  dans  le  fossé  ^avaient  rompu 
sa  baguette  magique  en  même  temps  que  ses  os  ;  elle,  était  deve- 
nue timide  et  gardait  rancune  aux  conjurations,  sachant  ce  qu'il 
en  pouvait  coûter  ;  elle  craignait  les  pièges,  les  ennemis,  les  ven- 
geances, affectant  de  ne  point  comprendre  quand  il  était  question 
de  sorts  ou  de  secrets.  Cependant,  pressée  par  Gaussadette,  elle 
finit  par  avouer,  non  sans  répugnance,  qu'autrefois,  en  elïét,  on 
la  consultait  presque  autant  pour  les  objets  perdus  que  pour  les 
maladies,  que  c'était  môme  sa  spécialité. 

—  Si  aujourd'hui  encore  on  vous  demandait  d'essayer,.,  en  vous 
payant  bien?  hasarda  Gaussadette. 

Elle  fit  un  geste  indécis. 


LE    PLAT    DE    TAILLAC.  &31 

—  Il  faut  plus  d'une  journée  de  travail  pour  gagner  cinq  francs, 
poursuivit  la  tentatrice,  et  cinq  francs,  je  vous  les  remettrais  vo- 
lontiers d'avance. 

Les  prunelles  fauves  de  la  Torte  s'allumèrent. 

—  Tenez,  les  voici,  ils  sont  à  vous,  et  mon  père  vous  donnera 
une  autre  pièce  si  le  plat  se  retrouve. 

La  sorcière  ne  répondit  rien  et  mangea  jusqu'au  dernier  hari- 
cot du  soupiquet  sans  qu'il  fût  davantage  question  de  sorcellerie, 
tandis  que  Gaussadette  lui  racontait  en  détail  l'histoire  du  plat 
perdu.  Elle  n'écoutait  guère,  mais  réfléchissait  plutôt.  Son  regard 
avide  ne  quittait  pas  la  grosse  pièce  neuve  qui  reluisait  sur  la  table, 
et,  en  se  levant,  elle  l'empocha  d'un  air  délibéré. 

C'était  accepter  tacitement  le  marché.  Gaussadette  putdire  à  son 
père  sans  crainte  d'être  démentie  : 

—  La  Torte  se  charge  de  notre  affaire,  pour  rien,  entendez- 
vous?  Nous  ne  lui  donnerons  cinq  francs  que  si  elle  la  mène  à 
bonne  fin. 

—  A  ce  compte -là,  je  ne  demande  pas  mieux  que  de  lais- 
ser faire,  répliqua  Caussade,  sceptique  à  demi.  Seulement,  n'en 
parlons  pas,  on  se  moquerait  de  nous,  personne  ne  croit  plus  à  la 
Torte. 

Et  cette  importante  opération,  la  grande  lessive  de  la  fm  de  mai, 
suivit  son  cours.  En  la  coulant,  la  Torte,  enveloppée  des  vapeurs  du 
cuvier,  reprenait  déjà  figure  de  magicienne  ;  on  eût  dit,  à  la  voir  abî- 
mée dans  ses  pensées  profondes,  qu'elle  cherchait  à  rattraper  la  for- 
mule de  quelque  incantation.  Leclic-clac  du  battoir  accompagna  de 
longs  entretians  entre  la  sorcière  et  celle  qui,  tout  en  ayant  recours 
à  ses  prétendues  lumières,  savait  mieux  qu'elle-même  où  elle  la  con- 
duisait. Gaussadette  étendit  son  linge  un  gai  sourire  aux  lèvres  :  tout 
marchait  si  bien!  Son  prochain  mariage,  le  bon,  le  seul,  le  mariage  à 
l'église,  lui  semblait  si  parfaitement  assuré!  N'y  avait-il  pas  plaisir 
avec  cela,  pour  une  personne  de  son  humeur,  à  mystifier  tant  de 
monde,  car  tout  le  village  y  serait  pris,  sauf  M.  le  curé!  Trom- 
per son  père,  une  fois  de  plus,  ne  lui  semblait  pas  chose  répréhen- 
sible;  c'était  pour  réparer  l'effet  d'un  premier  mensonge  qui  lui- 
même  n'avait  fait  à  personne  aucun  tort  réel.  D'ailleurs,  ne 
tenait-elle  pas  de  Gaussade  ce  proverbe  avec  tant  d'autres  :  a  Qui 
n'attrape  est  attrapé?  » 

Brillant,  seul,  aurait  pu  s'inquiéter  d'avoir  une  femme  aussi 
finaude,  mais  il  n'y  songeait  pas,  étant  trop  content  de  voir  réussir 
les  ruses  que  l'amour  en  somme  leur  avait  inspirées  à  tous  les 
deux. 

La  lessive  terminée,  la  Torte  fut  retenue  à  souper  ;  c'était  un  mer- 


A 32  REVUE   DES   DEDX    MONDES. 

credi  ;  la  journée,  trop  chaude,  menaçait  de  se  terminer  par  des 
torrens  de  pluie  ;  tous  les  petits  nuages  qui  avaient  flotté  depuis  le 
matin  sur  le  bleu  ardent  du  ciel  semblaient  se  précipiter,  comme 
des  soldats  à  l'attaque,  vers  certain  point  de  l'horizon  où  le  tonnerre 
grondait,  faible  encore,  derrière  un  épais  rideau  noir.  La  bour- 
rasque, en  effleurant  les  prés,  couchait  l'herbe  et  le  sainfoin  ; 
elle  secouait  les  haies  odorantes  dont  se  détachait  une  pluie  de 
fleurs  roulées  pêle-mêle  avec  des  tourbillons  de  poussière  sur  les 
chemins,  au  bord  desquels  se  tordaient  gauchement  les  arbres 
cousroutés,  agitant  leur  plumet  grêle  dans  des  convulsions  spas- 
modiques.  Avec  mille  cris  de  détresse,  les  oiseaux  éperdus  avaient 
cherché  avant  l'heure  un  abri  pour  la  nuit.  Dans  l'air,  chargé 
d'électricité,  tournoyaient  les  moucherons  taquins,  agressifs;  le 
beuglement  énervé  des  vaches  ressemblait  à  une  plainte,  et 
les  humains  se  ressentaient  de  cet  état  troublant  de  l'atmo- 
sphère. 

Par  un  temps  semblable,  les  pythonisses  devaient  rendre  leurs 
oracles  :  si  peu  sorcière  qu'elle  fût  restée,  la  Torte  n'aspirait  pas 
impunément  sans  doute  les  effluves  qui  montaient  de  la  terre  sur- 
chauffée, crevassée  comme  au  feu  de  l'enfer.  Une  fenêtre  ouverte 
laissait  entrer  dans  la  grande  cuisine  de  mystérieuses  influences  avec 
le  sourd  grondement  de  la  foudre,  la  lueur  intermittente  des  éclairs 
et  le  parfum  exaspéré  du  seringat.  Était-ce  l'efTet  de  l'orage,  était-ce 
l'effet  du  pinot,  un  vin  cuit  très  capiteux,  dans  la  composition  du- 
quel excellait  Gaussadette  ?  Quoi  qu'il  en  fût,  les  yeux  de  braise  de 
la  Torte  étincelaient,  et  ses  narines  bestiales  avaient  de  nerveuses 
palpitations,  tandis  que  Brillant  et  sa  fiancée  se  renvoyaient  la  balle 
pour  l'amadouer,  en  racontant  les  exploits  légendaires  des  Boun- 
diou,  les  prodiges  accomplis  par  leur  art.  Ces  histoires  étonnantes, 
presque  toutes  inventées  à  mesure,  la  Torte  ne  se  les  rappelait  pas 
trop,  même  celles  dont  en  personne  elle  avait  été  l'héroïne,  pré- 
tendait-on, mais  pourquoi  aurait-elle  nié  ce  qui  lui  faisait  hon- 
neur? Peut-être  après  tout  était-ce  la  vérité  pure.  Le  pinot 
aidant,  elle  cessa  d'en  douter,  et  répondit  aux  flatteries  par  des 
confidences.  Elle  s'exalta,  se  vanta  ;  l'attention  que  lui  accordaient 
ses  hôtes  l'inspirait  si  bien  qu'on  put  croire  que  sa  jactance 
serait  intarissable.  Au  souffle  de  l'orgueil  et  de  l'illusion,  la  laideur 
de  cette  créature  devint  véritablement  diabolique,  et  Caussade, 
accoudé  à  la  table,  commença  tout  de  bon  à  se  dire  qu'il  y 
avait  chez  elle  quelque  chose  d'extraordinaire,  outre  la  bosse, 
la  barbe  et  la  soif  inextinguible  qui  la  caractérisaient.  Lui  aussi, 
contre  son  habitude,  avait  bu  un  coup  de  trop;  le  pinot,  qui  réveil- 
lait l'imagination  de  la  Torte,  tournait  son  esprit  vers  la  supersti- 


I 


LE    PLAT    DE    TAILLAC.  A 33 

tion;  récalcitrant  tout  à  l'heure,  il  se  rendait  malgré  lui.  Le  jeune 
couple  était  seul  à  garder  le  sang-froid  nécessaire. 

—  Allez  I  nous  savons  bien  de  quoi  vous  êtes  capable  I  s'écria  Gaus- 
sadette,  interrompant  à  la  fin  les  vantardises  de  la  sorcière.  Mon- 
trez-nous une  bonne  fois  que  vous  n'avez  pas  changé,  comme  le 
croient  quelques  imbéciles,  et  que  vous  êtes  toujours  la  fille  de  votre 
père.  Les  Boundiou  sont  plus  habiles  que  ce  sorcier  de  Gégun,  qui 
fait  le  monsieur,  je  l'ai  toujours  dit.  Il  ne  tiendrait  qu'à  vous  de 
gagner,  comme  lui,  une  fortune. 

Cette  idée  du  gain,  s'ajoutant  à  la  douceur  de  l'encens  qu'on  lui 
faisait  si  adroitement  respirer,  acheva  de  décider  la  Torte.  Jouait- 
elle  la  comédie?  Revenait-elle  sérieusement  à  la  tradition  transmise 
de  père  en  fils  dans  sa  famille?  Se  sentait-elle  redevenir  sincère, 
grâce  au  pinot,  grâce  à  l'orage,  grâce  à  la  confiance  qui  lui  était  de 
nouveau  témoignée, —  qui  donc  le  dira?  Ce  qui  est  certain,  c'est 
qu'elle  se  leva  tout  à  coup  si  fièrement  qu'elle  parut  avoir  grandi  de 
plusieurs  pouces  ;  il  y  avait  à  la  fois  de  l'égarement  et  une  étrange 
autorité  dans  son  geste,  dans  les  paroles  brèves  que  laissait  échap- 
per sa  bouche ,  tandis  qu'elle  enjoignait  à  Brillant  d'aller  chercher 
dans  le  bûcher  des  branches  sèches  de  laurier,  puis  à  Gaussadette  de 
fermer  toutes  les  portes,  toutes  les  fenêtres,  et  à  Gaussade  de  bou- 
cher le  haut  de  la  cheminée  avec  une  brique.  Chacun  de  ses  ordres 
était  accompagné  en  sourdine  d'un  roulement  de  tonnerre,  qui 
ressemblait  à  quelque  réponse  mugie  par  les  esprits  infernaux, 
obéissant  à  son  appel. 

—  Regardez  bien,  prononça  la  Torte,  regardez  de  quel  côté  va 
la  fumée. 

En  même  temps,  elle  mettait  le  feu  aux  branches  de  laurier, 
l'oreille  tendue  pour  recueillir  certains  pétillemens  fatidiques.  Une 
flamme  qui  commençait  à  s'élever  au-dessus  de  l'âtre  fut  rabat- 
tue par  le  bouchon  de  la  cheminée,  des  nuages  de  fumée  rempli- 
rent la  chambre,  dégageant  une  bonne  odeur  amère  et  s'échappant 
en  spirales  à  travers  un  carreau  cassé  de  la  fenêtre. 

—  Té  !  s'écria  la  Torte,  il  est  passé  par  là  ! 

—  Le  plat?.. 

Tous  se  précipitèrent  pour  tâcher  de  suivre,  à  la  lueur  des  éclairs, 
le  chemin  que  prenait  cette  fumée  révélatrice  ;  mais  ils  ne  virent 
absolument  rien  que  le  petit  cimetière  de  Taillac,  bizarrement  illu- 
miné, avec  ses  noirs  cyprès  rangés  en  silhouettes  massives  autour 
■du  clocher  gascon  à  cloches  apparentes. 

—  Le  voleur,  déclara  la  Torte,  a  suivi  le  mur  du  cimetière. 

—  Qui  sait  s'il  ne  l'a  pas  enterré  là  ?..  hasarda  Gaussadette  d'une 
TOME  LXXXIY.  —  1887.  •  28 


A 34  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

voix  frémissante,  que  couvrit  soudain  le  plus  terrible  des  coups  de- 
tonnerre.  La  maison  en  fut  ébranlée  ;  on  aurait  cru  que  la  terre  trem- 
blait. Machinalement,  Gaussadette  fit  un  signe  de  croix,  qui  suffit 
sans  doute  à  mettre  en  fuite  le  diable,  complice  de  la  Torte,  car 
celle-ci  ne  voulut  plus  rien  dire.  Revenant  brusquement  aux  réalités 
de  la  vie,  elle  prétendit  qu'il  était  tard,  qu'il  lui  fallait  regagner  sa 
demeure,  et  rien,  ni  prières,  ni  promesses,  ne  put  la  retenir.  Elle 
permit  cependant  à  Brillant  de  l'accompagner  ;  c'était  son  chemin  : 
tous  les  soirs,  il  s'en  allait  coucher  au  Branna,  dont  son  frère  était 
métaver. 

Les  Gaussade  ne  l'attendaient  plus  que  le  lendemain  matin,  mais 
deux  heures  après,  ils  furent  éveillés  en  sursaut  par  les  coups  de 
poing  violens  qu'il  donnait  à  la  porte.  Le  père  se  leva  en  toute 
hâte,  comprenant  qu'une  affaire  de  très  haute  importance  pou- 
vait seule  le  ramener;  la  fille  accourut  de  son  côté,  palpitante 
d'émotion. 

—  Que  dises?..  Que  s'est-il  passé? 

Aussi  agité  qu'eux-mêmes.  Brillant  fit  d'abord  remarquer  com- 
bien il  était  extraordinaire  que  ce  gros  orage  se  fût  dissipé  sans 
une  goutte  de  pluie.  Gertaineraent  il  avait  été  évoqué  par  la  Torte; 
ce  devait  être  une  manière  de  s'entretenir  avec  les  démons. 

—  Toi,  un  soldat,  tu  crois  de  pareilles  sottises  !  s'écria  Gaus- 
sade, essayant  sans  grand  succès  de  jouer  à  l'esprit  fort. 

—  Écoutez  donc,  j'ai  vu  ce  que  j'ai  vu... 

Alors  il  raconta  que  les  éclairs  qui  se  succédaient  de  minute  en 
minute  lui  avaient  montré,  comme  s'il  ^ût  fait  jour,  la  grande  croix 
du  cimetière  de  Taillac,  au  moment  oii  il  passait  devant  avec  la 
Torte.  Deux  fois  elle  avait  attiré  son  attention  là-dessus,  en  ajoutant  : 
«On  dirait  que  la  croix  a  bougé.  »  Brillant  avait  eu  le  tort  de  plaisanter 
sur  la  vertu  que  possède  le  pinot  pour  faire  danser  les  objets  devant 
celui  qui  en  a  trop  bu.  Elle  avait  répété  encore  avec  un  regard  me- 
naçant :  —  La  croix  a  bougé,  mais  qui  donc  ira  voir,  qui  donc  osera 
creuser  la  terre  des  morts?  —  Jusqu'à  sa  porte,  la  sorcière  ne 
s'était  plus  laissé  arracher  une  parole;  mais, arrivée  là,  elle  lui  avait 
ordonné  de  l'attendre,  tandis  qu'elle  cueillerait  près  de  la  fontaine 
des  sauges  et  des  menthes  que  Brillant  s'était  chargé  de  remettre 
sans  retard  à  Gaussade,  en  lui  répétant  de  minutieuses  recomman- 
dations. Il  fallait  qu'il  les  fît  bouillir  dans  de  l'eau  de  son  puits 
tirée  à  minuit,  après  qu'il  aurait  frappé  trois  fois  le  seau  dont  il 
allait  se  servir  avec  une  baguette  de  coudrier.  L'eau  bouillante  de- 
vait servir  à  asperger  le  bahut  où  était  naguère  l'objet  volé,  la  terre 
de  la  chambre  et  toutes  les  chaises.  Puis  Gaussade  n'oublierait  pas 
d'en  boire  une  gorgée  dans  le  creux  de  sa  main  six  jours  de  suite 


LE    PLAT    DE    TAILLAC.  435 

en  regardant  le  cimetière.  Rendez-vous  lui  était  donné  par  la  Torte 
pour  le  mercredi  suivant,  à  la  nuit  tombée,  sous  la  grande  croix  ; 
avant  tout,  il  fallait  qu'ils  eussent  la  précaution  de  faire  dire  une 
bonne  messe. 

Gaussade,  tout  en  haussant  les  épaules,  alla  au  coup  de  minuit 
puiser  de  l'eau  avec  les  cérémonies  indiquées.  Brillant,  qui  était 
resté  pour  l'aider  dans  ses  opérations,  choisit,  selon  le  commande- 
ment exprès  de  la  sorcière,  la  dernière  bourrée  du  bûcher,  celle 
qu'on  ne  pouvait  avoir  qu'après  avoir  démoli  la  pile  entière  ;  Caus- 
sadette  s'arma  d'un  grand  soufflet  pour  allumer  le  feu,  qui  devait 
être  clair  et  vif;  bientôt  l'eau  aromatisée  chanta  dans  la  chaudière, 
et  les  pratiques  occultes  qui  s'ensuivirent  ne  furent  interrompues 
qu'au  chant  du  coq. 


VIII. 

S'il  y  a  au  monde  un  lieu  paisible  et  silencieux,  protégé 
contre  l'envahissement  des  passions  humaines,  c'est  bien  le  petit 
cimetière  de  Taillac.  Il  est  situé  à  l'écart  de  la  route,  au  Mi- 
lieu des  champs,  sur  la  verdure  desquels  ses  grands  cyprès  se  dé- 
tachent en  noir,  dépassant  le  petit  mur  d'une  blancheur  orientale. 
La  messe  n'est  plus  célébrée  qu'une  fois  l'an,  le  jour  de  Saint- 
Jacques,  patron  de  l'endroit,  sous  le  toit  délabré  de  l'égHse  aux 
vitraux  absens,  au  clocher  curieusement  décapité,  refuge  des  hi- 
rondelles. 

Dans  ce  coin  solitaire  où  la  mort  apparaît  si  poétique  et  si  douce,  il 
semble  qu'on  ne  puisse  porter  que  de  religieuses  pensées;  pour- 
tant la  cupidité,  la  crainte,  le  remords,  se  combattaient  dans  l'âme 
tourmentée  de  Gaussade  lorsqu'il  y  pénétra,  le  mercredi  venu,  à 
l'heure  dite,  sa  pioche  sur  l'épaule,  accompagné  de  Brillant  qui 
portait  une  lanterne  ;  Caussadette  avait  refusé  de  les  suivre. 

Ce  mercredi-là  était  aussi  un  13,  jour  deux  fois  favorable  par 
conséquent  aux  mystères  des  sorciers,  et  la  nuit  était  sans  lune, 
sans  étoiles,  très  obscure.  En  atteignant  la  croix  où  devait  s'ac- 
complir ce  qu'il  considérait  en  lui-même  comme  une  profanation, 
Gaussade  sentit  redoubler  sa  terreur.  Le  sol  béni  qu'il  foulait  recou- 
vrait les  os  de  sa  défunte  femme;  il  n'était  jamais  entré  là  que  pou^ 
prier.  Tous  les  morts  à  figures  familières,  sans  exception  gens  dt 
Taillac  qui  le  connaissaient  ou  avaient  connu  ses  aïeux,  n'allaient-ils 
pas  lui  reprocher  de  troubler  leur  repos? 

Une  voix  caverneuse  le  fit  tressaillir  : 

—  Étes-vous  prêts?  demandait-elle.  N'aurez-vous  pas  peur?  Nous 


436  REVTJE   DES    DEUX    MONDES. 

allons  peut-être  voir  des   choses  qui  vous  feront  regretter  d'être 
venus. 

Brillant  leva  sa  lanterne  vers  le  visage  sombre  et  soucieux  de 
la  Torte,  assise  sur  une  pierre.  Il  y  avait  quelque  temps  déjà 
qu'elle  attendait,  assez  embarrassée  de  la  fin  de  l'aventure. 
Elle  se  demandait  comment  elle  avait  été  amenée  à  prescrire 
des  fouilles  dans  le  cimetière,  le  pinot  ayant  apparemment  trop 
embrouillé  ses  idées  le  soir  de  l'oracle  pour  qu'elle  pût  se  rendre 
compte  de  ce  qui  lui  était  suggéré.  Après  tout,  elle  ne  risquait  rien, 
car  il  paraissait  peu  probable  que  le  plus  intrépide  osât  creuser  en 
terre  sainte.  Son  client  y  renoncerait  ;  elle  saurait  bien  lui  souffler 
des  scrupules,  des  terreurs  :  la  première  phrase  déjà  n'était  pas 
maladroite  !  Caussade,  en  l'écoutant,  crut  être  environné  de  fan- 
tômes. Il  regarda  furtivement  autour  de  lui,  s'épongea  le  front,  prit 
sa  pioche,  la  laissa  retomber. 

—  Non,  dit-il  enfin,  à  ce  prix-là  j'aime  encore  mieux  ne  pas  le 
retrouver.  C'est  un  péché  trop  grand. 

—  Vous  me  donnerez  tout  de  même  ce  que  vous  m'avez  promis, 
Jean  Caussade,  dit  effrontément  la  sorcière,  qui  n'avait  pas  d'autre 
préoccupation.  Cent  sous...  —  Et  elle  tendit  la  main.  —  Ce  n'est 
pas  ma  faute  si  le  cœur  vous  manque. 

Mais  Brillant,  d'un  geste  résolu,  avait  relevé  la  pioche  : 

—  Je  prends  le  péché  sur  moi,  déclara-t-il.  Que  Dieu  me  par- 
donne. —  Puis,  comme  au  hasard,  il  frappa  un  grand  coup. 

Inquiète,  la  Torte  s'était  levée.  Caussade  se  tenait  à  l'écart,  avec 
l'air  de  dire  :  «  Je  m'en  lave  les  mains,  »  enchanté  au  fond 
qu'un  autre  eût  plus  de  courage  que  lui,  fier  de  son  gendre,  et  se 
félicitant  d'avoir  trouvé  un  pareil  protecteur  pour  Prospérine.  Ces 
spahis  ne  craignaient  rien,  ni  les  vivans  ni  les  morts,  ni  Dieu  ni 
le  diable  ! 

Le  diable...  il  était  avec  eux,  car  un  fait  étrange  venait  de  se 
produire  ;  le  fer  de  la  pioche  avait  heurté  q.uelque  chose  qui  n'était 
pas  la  terre,  ni  de  la  pierre  non  plus,  quelque  chose  qui  rendit  un  son 
creux...  Si  c'était  tout  simplement  le  couvercle  d'une  bière!  Caussade 
eut  le  frisson  à  cette  pensée,  mais  apparemment  elle  n'était  pas 
venue  à  Brillant,  car  il  continuait  de  creuser  et,  à  la  clarté  de  la 
lanterne  que  tenait  maintenant  la  Torte,  apparut  une  caisse  en  bois 
rudement  laçonnée,  qui  n'avait  nulle  ressemblance  avec  un  cercueil. 
En  un  clin  d'oeil,  on  eut  fait  sauter  quelques  méchans  clous  qui  la 
tenaient  fermée,  et  alors  on  reconnut,  tout  au  fond,  le  plat  lui-même, 
le  fameux  plat  de  Taillac! 

—  C'est  luil  balbutia  Caussade  en  se  jetant  sur  son  trésor,  qu'il 
serrait  follement  contre  sa  poitrine. 


LE   PLAT    DE    TAILLAC.  A37 

Mais  la  plus  étonnée  de  la  compagnie  fut  certes  la  sorcière, 
qui  se  laissa  choir  sur  le  sol  avec  un  grand  cri.  Elle  ne  se  croyait 
pas  si  savante  ;  sa  puissance  recouvrée  soudain  et  grandie  au  cen- 
tuple l'épouvantait.  Du  reste,  cette  conquête  finale  du  plat  lui  pro- 
fita beaucoup  plus  qu'à  Jean  Caussade  lui-même.  Dès  le  lendemain, 
l'histoire  circula  dans  toutes  les  bouches  ;  on  se  demanda  bien  un 
peu  comment  le  plat  avait  pu  venir  échouer  à  cet  endroit,  mais  on 
se  dit  surtout  que  la  Torte  était  aussi  grande  sorcière  que  jamais,  et 
ceux  qui  l'avaient  le  plus  tournée  en  ridicule  s'empressèrent  chez 
elle.  Le  premier  saisissement  passé,  la  fille  des  Boundiou  se  montra 
digne  de  sa  race  et  de  sa  nouvelle  fortune,  pénétrée  d'une  foi  qui  ne 
devait  plus  l'abandonner  et  qui  lui  permit  sans  doute  d'accomplir  des 
miracles,  car  elle  passe,  à  l'heure  qu'il  est,  pour  guérir  les  malades, 
bêtes  et  gens,  pour  assurer  des  héritages  et  pour  prédire  l'avenir 
avec  un  invariable  succès.  Tant  il  est  vrai  que  pour  être  fort  il  suffit 
de  croire  fermement  en  soi-même.  Pourtant,  après  avoir  retiré  le 
plat  des  entrailles  de  la  terre,  elle  n'a  pas  pu  susciter  l'acquéreur 
qu'attend  toujours  le  pauvre  Caussade.  Quand  un  étranger  passe 
devant  la  Tuque,  les  gens  lui  disent  en  riant  sous  cape,  pas  trop 
haut,  car  le  vieux  mérite  toujours  son  surnom  de  Poivre  et  il  ne 
fait  pas  bon  l'attaquer  : 

—  Té!  voici  la  maison  du  plat  de  Taillac! 

M.  le  curé  a  pardonné  aux  Damousse,  depuis  la  Saint-Jean  qui 
éclaira  leurs  noces  de  ses  feux  de  joie;  M.  Lacassaigne  a  cessé  de 
faire  des  offres  modestes  et  toujours  repoussées  pour  obtenir  le  plat; 
l'Agasse  tourne  encore  autour  d'un  marché  avantageux,  mais  sans 
beaucoup  d'espoir;  Osmen  Delbos.  artiste  peintre,  continue  ses 
éternelles  charges  ;  il  a  pris  un  croquis  du  chef-d'œuvre  de  Palissy 
pour  le  communiquer  à  tous  les  musées  céramiques  de  France. 

En  somme,  Jean  Caussade  est  loin  de  renoncer  à  son  rêve.  S'il 
n'achète  pas  autant  de  terre  qu'il  en  souhaiterait^  ses  petits-fils  du 
moins  seront  riches. 


Th.  Bentzon. 


POÉSIE 


A    UNE    PIÈGE    D'OR. 


D'une  somme  hier  dissipée 
Il  me  reste  une  pièce  encor. 
Elle  est  brillante  et  bien  frappée  ; 
C'est  un  vieux  napoléon  d'or. 

Pris  d'une  tristesse  soudaine, 
Je  vois  luire,  au  creux  de  ma  main, 
Le  front  lauré  du  capitaine 
Et  son  fier  visage  romain. 

Je  deviens  pensif  et  je  songe, 
0  fragment  des  pesans  lingots! 
Que  c'est  ton  éternel  mensonge 
Qui  fait  les  hommes  inégaux. 

Car,  si  la  haine  entre  eux  persiste, 
C'est  par  ton  attrait  spécieux  ; 
Car  tu  rends  le  riche  égoïste, 
Car  tu  rends  le  pauvre  envieux  ; 

Car  le  talent  d'or  et  l'obole 
Font  seuls  les  petits  et  les  grands. 
Sur  leur  métal,  comme  un  symbole, 
Sont  gravés  les  traits  des  tyrans. 


POÉSIE.  439 

Même  le  lourd  billon  de  Sparte 
S'orne  d'un  profil  belliqueux. 
César  et  le  grand  Bonaparte 
Brillent  sur  l'or  plus  puissant  qu'eux. 

Il  est  bien  le  pouvoir  suprême. 
L'Iscariote,  aux  Oliviers, 
Sûr  d'avoir  vendu  Dieu  lui-même, 
Fait  tinter  ses  trente  deniers!.. 

Pièce  d'or,  reine  des  monnaies, 
Que  tant  de  mains  voudraient  saisir, 
Rien  pourtant  de  ce  que  tu  paies 
Ne  vaut  la  peine  d'un  désir. 

Tu  donnes  la  volupté  brève. 
Mais  quel  trésor,  quel  million 
Paierait  la  douceur  d'un  beau  rêve. 
D'une  suave  illusion? 

Grésus  passe  l'hiver  à  Nice, 
Court  les  eaux  thermales,  l'été. 
Mais  perd-il  son  teint  de  jaunisse? 
On  n'achète  pas  la  santé. 

Ce  mets  exquis  qu'un  gourmand  touche 
En  brouet  noir  se  convertit; 
Un  goût  de  cendre  est  dans  sa  bouche. 
On  n'achète  pas  l'appétit. 

—  Juif,  cette  esclave  est  la  plus  belle. 
Montre-la-moi,  nue  en  plein  jour... 
Mais  le  libertin  n'obtient  d'elle 
Que  ta  grimace,  ô  noble  amour! 

Vois  ce  lâche  au  cœur  plein  de  rage. 
Ce  difforme  au  front  attristé... 
Tient-on  boutique  de  courage? 
Est-il  un  marchand  de  beauté  ? 

Pour  tout  l'or  de  Californie 
Nul  n'acquiert  le  laurier  fatal. 
Planant  sur  l'homme  de  génie 
Qui  meurt,  obscur,  à  l'hôpital  ; 


5JiO  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Et  les  sacs  d'écus  qu'on  entasse 
Ne  sauraient  payer  les  vingt  ans 
Du  joyeux  vagabond  qui  passe, 
Une  fleurette  entre  les  dents  ! 

Malgré  vos  duretés,  ô  riches, 
Je  me  sens  pour  vous  indulgent. 
Quand  je  songe  aux  bonheurs  postiches 
Qu'on  vous  donne  pour  votre  argent. 

On  étouffe  au  théâtre,  on  crève. 
La  Patti  va  donner  le  sol... 
Dans  le  bois  où  la  lune  rêve, 
J'écoute  un  divin  rossignol. 

Payez  très  cher  la  courbature, 
La  gastrite  et  ce  qui  s'ensuit... 
Elle  est  à  vil  prix,  la  nature. 
Le  soleil  couchant  est  gratuit. 

Pièce  d'or  aux  doigts  du  poète, 
Je  sens,  quand  j'y  réfléchis  bien, 
Que  pour  moi  tu  n'étais  pas  faite. 
Ce  que  j'aime  ne  coûte  rien. 

En  vain,  médaille  solitaire, 
Tu  dardes  ton  fauve  reflet. 
Plus  mon  regard  te  considère 
Et  plus  ta  splendeur  me  déplaît. 

0  vieux  napoléon  !  je  pense 
Que  rarement  tu  fus  donné 
Comme  une  juste  récompense, 
Comme  un  salaire  bien  gagné. 

Je  distingue,  avec  un  malaise, 
Ton  millésime  et  ton  poinçon. 
Pièce  d'or  de  mil-huit-cent-treize. 
As-tu  payé  la  trahison? 

L'Empereur  courait  aux  défaites. 
Pour  toi,  l'un  de  ses  généraux 
A-t-il,  Judas  en  épaulettes. 
Vendu  la  France  et  son  héros? 


POÉSIE.  441 

Oui,  c'est  ton  début  dans  le  monde  ; 
Et,  depuis  lors,  certainement, 
Tu  payas  plus  d'un  acte  immonde 
Et  plus  d'un  travail  infamant. 

Aveugle,  le  pied  sur  sa  roue, 
La  Fortune  t'a  dû  lancer 
A  tout  hasard  et,  dans  la  boue, 
Les  drôles  t'allaient  ramasser. 

Tu  fus  parfois  de  sang  tachée  ; 
Tu  roulas  sur  les  tapis  verts  ; 
L'avare  avec  soin  t'a  cachée 
Dans  les  plus  rigoureux  hivers. 

Souvent  tu  fus  mise,  discrète, 
Par  un  vieillard  aux  yeux  luisans 
Dans  la  main  de  la  proxénète 
Dévoilant  un  sein  de  quinze  ans  ; 

Et,  dans  ta  froide  indifférence. 
Tu  payais,  sans  t'en  émouvoir, 
Le  matin  quelque  conscience 
Et  quelque  débauche,  le  soir. 

Mais,  malgré  ta  honte  et  tes  crimes, 
Je  me  l'avoue  avec  effroi. 
Pour  ses  appétits  légitimes 
Un  poète  a  besoin  de  toi  !.. 

Oh!  le  temps  lointain,  l'âge  antique. 
Où  l'aède  mélodieux. 
Pour  gagner  son  repas  rustique, 
Chantait  les  héros  et  les  dieux  ! 

0  barbarie  hospitalière  ! 

Il  entrait,  jamais  étranger, 

La  lyre  au  dos,  blanc  de  poussière. 

Sous  le  chaume  heureux  du  berger 

Et  s'assevait  dans  la  tamille 
Qui  contemplait  son  front  rêveur. 
Tandis  que  la  plus  jeune  fille 
Lavait  les  pieds  du  voyageur  !.. 


A42  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais  quel  regret  en  moi  j'allume? 
Je  méconnais  l'esprit  nouveau. 
Poète,  tu  vis  de  ta  plume. 
L'indépendance,  c'est  très  beau. 

Vends-nous  ta  joie  ou  ta  détresse. 
Tes  doux  rêves,  tes  pleurs  navrans  ; 
Surtout  décris-nous  ta  maîtresse. 
Il  nous  en  faut  pour  nos  trois  francs. 

Jette  pour  solder  la  taverne, 
Ton  cœur  sanglant  sur  le  chemin, 
Et  la  société  moderne 
Mettra  ce  louis  dans  ta  main. 

Comprends  quelle  erreur  est  la  tienne. 
Un  César,  esprit  juste  et  sûr. 
L'a  fort  bien  dit  :  —  L'or,  d'où  qu'il  vienne, 
Sent  toujours  bon,  est  toujours  pur. 

Eh  bien,  non  !  Mon  dégoût  proteste. 
En  toi,  métal  si  respecté, 
Ce  que  je  hais  plus  que  le  reste, 
C'est  ta  menteuse  pureté. 

Sang  du  meurtre  ou  vin  de  l'orgie, 
Rien  n'a  pu  jamais  te  souiller. 
Je  vois  briller  ton  effigie 
Comme  au  sortir  du  balancier. 

Hélas!  en  toi,  pièce  maudite. 
Je  reconnais  avec  horreur. 
Cet  air  d'innocence  hypocrite 
D'un  siècle  qui  t'a  dans  le  cœur!.. 

Mais,  tandis  que  je  t'examine 
Et  te  demande  ton  secret, 
Un  pauvre,  œil  creux  et  triste  mine, 
Au  seuil  de  ma  porte  apparaît. 

Il  me  tend  la  main,  je  la  serre 
En  y  laissant  mon  humble  don... 
Tu  peux  soulager  la  misère. 
Pièce  d'or,  et  c'est  ton  pardon  ! 

François  Coppée. 


I 


REVUE    MUSICALE 


l 


Théâtre  de  l'Opéra  :  Le  centenaire  de  Don  Juan.  —  La  cinq-centième  représentation 

de  Faust. 


Les  solennités  se  succèdent  à  l'Opéra.  On  y  a  fêté  Mozart,  on  y  a 
fêté  Gounod;  l'un  avec  respect,  l'autre  avec  amour.  Que  voulez-vous? 
Gounod  n'a  pas,  comme  Mozart,  ce  défaut  capital  dont  parlait  Henri 
Heine  :  celui  d'être  mort.  Il  est  vivant,  et  très  vivant  ;  on  s'en  est 
bien  aperçu  l'autre  soir. 

N'allons  pas  au  moins,  sous  prétexte  de  coïncidence  entre  les  deux 
anniversaires,  égaler  les  deux  maîtres.  Gounod  serait  le  premier  à 
nous  en  vouloir.  Mozart  n'est  pas  le  plus  grand  des  musiciens;  comme 
disait  Rossini,  il  est  le  seul,  il  est  le  dieu;  Gounod  n'est  que  l'un  de 
ses  prophètes.  Et  pourtant,  de  ces  deux  œuvres  inégales  :  Don  Juan  et 
Faust,  inégales  parce  que  la  première  n'a  jamais  eu  et  n'aura  peut- 
être  jamais  d'égale,  de  ces  deux  œuvres  représentées  devant  le  même 
public,  dans  le  même  appareil,  la  seconde  a  eu  le  succès  le  plus  grand, 
la  seconde  a  paru  la  plus  émouvante  et  la  plus  belle.  Il  faut  bien  le 
dire  :  Don  Juan  a  pâli,  a  langui;  on  s'est  ennuyé,  oui,  ennuyé,  en  écou- 
tant cette  merveille.  Demandez-le  au  public:  au  public  officiel  du  pre- 


àhh  REYDE   DES    DEUX   MONDES. 

mier  soir,  au  public  ordinaire  du  lendemain;  demandez-le  aux  criti- 
ques; tout  le  monde  vous  le  dira  ou  vous  le  laissera  entendre.  Je  ne 
sais  quel  mauvais  air  flottait  dans  la  salle  de  l'Opéra,  mais  quand  le 
rideau  s'est  levé  sur  le  buste  de  Mozart,  quand  M.  Lassalle,  entouré  de 
ses  camarades  en  costumes  variés,  trop  variés,  a  récité  une  poésie 
obscure  et  funéraire,  la  petite  tête  de  marbre  blanc,  si  fine  d'ordi- 
naire et  si  charmante,  m'a  paru  triste  ;  je  n'ai  pas  retrouvé  sur  cette 
bouche  le  sourire  accoutumé.  Le  jeune  maître  centenaire  semblait 
nous  dire  avec  mélancolie  :  «  Vous  me  rendez  hommage,  c'est  vrai, 
mais  par  convenance  plus  que  par  entraînement;  vous  m'applaudissez 
du  bout  des  doigts;  vous  m'honorez  encore,  mais  vous  ne  m'aimez 
plus.  »  Et  pourtant  nous  aurions  tous  pu  lui  dire,  comme  le  disciple  à 
Jésus  :  «  Maître,  vous  savez  bien  que  je  vous  aime.  » 

Oui,  nous  l'aimons  toujours,  Mozart,  le  seul  artiste,  avec  Raphaël, 
qui  se  soit  fait  une  place  sacrée  et  comme  divine  dans  l'admiration, 
dans  l'adoration  de  l'humanité.  Nous  l'aimons  toujours,  Don  Juan,  le 
chef-d'œuvre  des  chefs-d'œuvre,  beau  d'une  beauté  unique,  presque 
surnaturelle,  autour  de  laquelle  s'est  formée  depuis  un  siècle  une  au- 
réole de  gloire.  Bien  entendu,  il  ne  peut  plus  s'agir  aujourd'hui  de 
l'analyser,  de  l'attaquer  ni  de  le  défendre.  Ouvrez  la  partition  au 
hasard,  ou  lisez-la  d'une  haleine,  vous  serez  confondu.  Tout  est  là- 
dedans,  l'esprit  et  le  cœur,  tous  les  sentimens  et  toutes  les  passions  : 
l'amour,  la  haine,  l'audace,  la  peur,  le  rire  et  les  larmes.  Le  mélange 
constant,  la  fusion  du  drame  et  de  la  comédie,  de  la  musique  pathé- 
tique et  de  la  musique  bouffe,  fait  de  Don  Juan  une  œuvre  exception- 
nelle, diverse  comme  la  vie  et  vraie  comme  elle.  Et  que  les  théories 
actuelles,  que  les  grands  mots  et  les  systèmes  du  jour  ne  nous  donnent 
pas  le  change  ;  qu'on  ne  voie  pas  en  Don  Juan  un  opéra  de  concert,  un 
assemblage  de  morceaux  sans  cohésion,  une  réunion  de  personnages 
sans  consistance.  Les  caractères  sont  nettement  arrêtés;  les  types 
sont  fixés  et  s'imposent.  Il  suffit  du  récitatif  sur  le  corps  du  comman- 
deur, de  l'autre  récitatif  en  présence  d'Ottavio  et  de  l'air  foudroyant 
qui  suit,  pour  dresser,  debout  et  vivante,  doîîa  Anna,  la  tragique  orphe- 
line. Pour  tailler  en  plein  marbre  la  statue  du  commandeur,  la  phrase 
du  cimetière  suffirait,  phrase  sépulcrale  et  glacée,  qui  donne  presque 
l'impression  matérielle  du  froid,  de  la  nuit  et  de  la  mort.  Mais  n'a-t-il 
pas,  le  convive  de  pierre,  n'a-t-il  pas,  pour  achever  sa  physionomie 
terrible,  la  dernière  scène  de  l'ouvrage,  le  dialogue  avec  Don  Juan, 
l'une  des  plus  sublimes  créations  du  génie  humain?  Et  Leporellol 
est-il  assez  vivant,  ce  valet  glouton,  peureux  et  paillard,  copie  ou  plu- 
tôt caricature  de  son  maître;  bon  vivant  et  mauvais  drôle,  en  qui  s'abais- 
sent et  s'encanaillent  les  vices  élégans  et  fiers  du  grand  seigneur?  Il 
faudrait  disséquer  le  personnage,  montrer  son  ironie  et  sa  sensualité 


REVUE   MUSICALE.  A45 

dans  l'air  célèbre  :  Madamina,  che  catalogo  c  questo!  sa  poltronnerie 
dans  le  sextuor,  dans  le  duo  du  cimetière,  dans  la  scène  finale.  Et 
Don  Juan  lui-même!  que  n'en  dirait-on  pas,  que  n'en  a-t-on  pas 
diti 

Il  en  est  un  plus  grand,  plus  beau,  plus  poétique, 
Que  personne  n'a  fait,  que  Mozart  a  rêvé. 

Je  ne  sais  trop  si  Mozart,  qui  ne  philosophait  guère,  a  rêvé  le  don 
Juan  de  Musset,  cet  insatiable  chercheur  d'amour,  qui  souffre  de  sa 
recherche  vaine  et  qui  finit  par  en  mourir.  Ne  l'oublions  pas,  Mozart 
était  la  musique  même;  il  n'était  guère  que  cela,  et,  pour  un  musi- 
cien, c'est  quelque  chose.  Le  héros  de  Musset  l'aurait  étonné  sans 
doute.  Mozart  aurait  peu  compris  ce  pâle  jeune  homme,  ce  maladif 
enfant  du  siècle,  courant,  à  travers  la  débauche  et  le  crime,  à  la  pour- 
suite de  je  ne  sais  quel  idéal  psychologique  et  prétentieux.  Il  eût  été 
plutôt  de  l'avis  de  Molière  :  «  Tu  vois,  dit  quelque  part  Sganarelle,  tu 
vois  en  mon  maître  un  épouseur  à  toutes  mains.  »  Voilà  bien  ce  que 
Mozart  aussi  dut  voir  dans  don  Juan  :  un  libertin,  qui  ne  manque,  il 
s'en  faut,  ni  de  grâce  ni  de  grandeur  ;  le  plus  beau,  le  plus  hardi  des 
libertins,  mais  un  libertin,  et  presque  rien  de  plus.  Aussi  bien,  cela 
suflit  pour  créer  une  figure  immortelle.  Ah!  le  beau  parleur  d'amour! 
d'amour  tragique  qui  va  jusqu'au  crime  :  au  viol,  à  l'assassinat  ;  d'amour 
léger,  à  fleur  de  chair,  pour  des  paysannes  ou  des  suivantes.  Mozart 
se  préoccupe  peu  de  psychologie;  il  n'a  pas  d'arrière-pensées,  il  ne 
songe  guère  à  poser  en  musique  des  énigmes  morales,  et  ce  qui  le 
prouve,  c'est  la  banalité  même  des  aventures  de  don  Juan.  A  qui  don 
Juan  chante-t-il  les  deux  plus  ravissantes  de  ses  chansons  d'amour  : 
Là  ci  darem  la  mano  et  la  sérénade?  A  une  paysanne  et  à  une  cham- 
brière. Musset  l'a  créé  de  toutes  pièces,  et  peut-être  à  sa  propre 
image,  ce  don  Juan  qu'il  nous  montre  : 

...  Fouillant  dans  le  cœur  d'une  hécatombe  humaine. 
Prêtre  désespéré,  pour  y  chercher  son  Dieu. 

Mais  il  ne  l'a  pas  vu  dans  Mozart,  ou  du  moins  nous  ne  pouvons  l'y 
voir  avec  lui.  Ce  qu'il  a  très  bien  vu,  sans  autant  subtiliser,  c'est  la 
double  beauté  de  la  sérénade,  de  la  page  la  plus  fameuse,  au  moins 
la  plus  populaire  de  la  partition.  Les  vers  resteront  à  côté  de  la  mé- 
ipdie,  pour  la  faire  mieux  comprendre  et  plus  aimer.  Le  chant  de  la 
sérénade  est  d'une  galanterie,  d'une  amabilité  à  la  fois  libertine  et 
tendre;  il  est  plein  de  soupirs  et  de  caresses.  Quant  à  l'accompagne- 
ment... Tenez,  il  vaut  mieux  citer  le  poète  : 


446  RETDE   DES   DEUX   MONDES, 

Mais  l'accompagnement  parle  d'un  autre  ton. 

Comme  il  est  vif,  joyeux!  avec  quelle  prestesse 

Il  sautille!  —  On  dirait  que  la  chanson  caresse 

Et  couvre  de  langueur  le  perfide  instrument, 

Tandis  que  l'air  moqueur  de  l'accompagnement 

Tourne  en  dérision  la  chanson  elle  même 

Et  semble  la  railler  d'aller  si  tristement. 

Tout  cela,  cependant,  fait  un  plaisir  extrême, 

C'est  que  tout  en  est  vrai  ;  c'est  qu'on  trompe  et  qu'on  aime. 


Oui,  la  beauté  de  la  chanson  de  Mozart  lui  vient  de  cette  vérité  uni- 
verselle, de  cette  signification  profonde.  Nous  avons  ici  bien  autre 
chose,  bien  plus  qu'une  sérénade  ordinaire.  La  sérénade  de  Don  Juan 
est  un  de  ces  éclairs  de  génie  (on  en  compte  peu  de  pareils),  qui 
dans  une  âmedécouvreni  toutes  les  âmes,  dans  un  homme  quelconque 
le  type  de  l'humanité.  Voilà  les  mélodies  qu'on  pourrait  appeler  infi- 
nies; l'esprit  se  perd  en  elles,  comme  le  regard  dans  le  ciel  ou  sur  la 
mer.  Et  pour  qui  ces  quelques  notes  immortelles?  Non  pas  pour  doîïa 
Anna,  non  pas  pour  la  charmante  Zerline,  mais  pour  une  soubrette, 
une  fille  de  rencontre,  qui  n'a  pas  de  rôle,  pas  même  de  nom.  Une 
aussi  divine  chanson  pour  une  amourette!  Sentez-vous  la  leçon?  — 
Sentez-vous,  dans  ce  contraste,  le  dédain  de  l'être  aimé,  et  le  culte, 
j'allais  dire  l'amour  de  l'amour?  Qu'importe  ce  qu'on  aime,  «  qu'im- 
porte le  flacon?»  ce  que  chante  don  Juan  sous  la  fenêtre,  ce  n'est  pas 
l'amante,  c'est  l'amour. 

Il  faudrait  dire  bien  davantage;  il  faudrait  insister,  non  plus  sur  les 
caractères,  non  plus  sur  la  portée  pour  ainsi  dire  morale  de  celte  mu- 
sique, mais  sur  sa  beauté  spécifique  et  absolue.  Au  point  de  vue  exclu- 
sivement musical,  rien  n'approche  de  Don  Juan,  et  rien  sans  doute 
n'en  approchera  jamais.  De  la  première  note  à  la  dernière,  on  peut  y 
admirer  la  perfection  irréprochable  de  la  forme  sonore.  Gomme  en 
peinture,  en  sculpture,  en  architecture,  il  n'est  rien  d'aussi  pur,  d'aussi 
beau  qu'une  tête  de  Raphaël  on  de  Phidias,  qu'une  colonne  du  Parthé- 
non,  rien  en  musique  n'est  aussi  beau,  aussi  pur  qu'une  phrase  de 
Don  Juan,  n'importe  laquelle. 

Voyez  :  nous  voulions  dire  d'abord  comment  et  pourquoi  Don  Juan 
nous  avait  ennuyé;  en  sortant  du  ihéâtre,  nous  avions  hâte  de  le  dire. 
Mais  nous  avons  repris  la  partition,  et  voici  que  nous  avons  seulement 
tâché  de  dire  pourquoi  elle  nous  ravissait  toujours.  La  mauvaise  im- 
pression causée  par  cette  reprise  peut  être  attribuée  d'abord  à  l'inter- 
prétation. Nous  n'avons  entendu,  pour  notre  part,  ni  M'"*  Lureau-Escalaïs 
dans  Élvire,  ni  MM.  de  Heszké  dans  Leporello  et  don  Ottavio.  Lepo- 
rello,  c'était  l'autre  soir  M.  Delmas,  qui  s'en  est  tiré,  à  son  honneur. 


REVUE   MUSICALE.  447 

Il  chante  d'une  voix  magnifique,  avec  netteté  et  vigueur.  Le  comédien 
ne  vaut  pas  le  chanteur;  mais  le  rôle  est  si  difficile,  surtout  pour  un 
Français  !  M™*  d'Ervilly,  qui  remplaçait  M™«  Escalaïs,  chante,  hélas! 
avec  aussi  peu  de  sûreté  que  d'assurance.  C'est  dommage,  l'organe  est 
agréable.  Quelle  artiste  il  faut  pour  ce  rôle  d'Elvire,  ce  rôle  ingrat  de 
femme  gênante!  Qui  donc  saurait  dire  avec  l'accent,  avec  la  gradation 
voulue  de  reprise  en  reprise,  l'air  :  Mi  tradi  quelV aima  ingrata,  im- 
prudemment rétabli  à  l'Opéra?  Qui  donc?  M™*  Devriès  peut-être.  Elle 
chanta  jadis  magistralement  au  Conservatoire  cette  page  austère,  qui 
veut,  comme  l'ensemble  du  rôle,  une  cantatrice  de  grand  style.  Cette 
cantatrice, hélas!  ne  la  cherchez  pas  à  l'Opéra;  n'y  cherchez  même  pas 
une  cantatrice  de  style  moyen.  Le  grand  vide  de  Don  Juan,  le  vide  qui 
compromet  le  plus  l'ensemble  de  l'œuvre,  c'est  l'absence  d'une  dona 
Anna.  M"'«^  Adiny  se  démène  et  se  surmène  en  vain  dans  ce  rôle,  qu'il 
faut  chanter  comme  la  Krauss,  ou  pas  da  tout.  Quant  à  don  Juan,  on 
peut  ne  pas  le  chanter,  surtout  ne  pas  le  représenter  comme  Faure,  et 
le  bien  chanter  pourtant.  C'est  le  cas  de  M.  Lassalle.  Sachons-lui  gré 
notamment  de  dire  la  sérénade  telle  que  Mozart  l'a  écrite;  cette  défé- 
rence fait  honneur  à  l'artiste.  M"*«  Bosman  est  une  avenante  Zerline; 
M.  Sentein,  qui  joue  Masetto,  nous  a  paru  le  plus  naturel  de  ses  cama- 
rades, le  plus  à  l'aise  dans  son  rôle.  M.  Bataille  est  moins  à  l'aise  dans 
le  sien.  C'en  est  fait  de  la  dernière  scène,  si  une  voix  terrible  ne  sort 
pas  de  la  cuirasse  de  pierre,  et  l'autre  soir  il  n'en  sortait  presque 
rien. 

Mais  Don  Juan  a  contre  lui,  à  l'Opéra,  plus  qu'une  interprétation  de 
second  ordre;  il  a  les  conditions  mêmes  dans  lesquelles  on  le  donne 
chez  nous  :  la  traduction  française,  notre  habitude  d'un  répertoire 
tout  différent,  un  théâtre  enfin  qui  convient  à  ce  répertoire  et  à  lui 
seulement. 

Toute  traduction  française  de  Don  Juan  est  une  trahison  :  celle  de 
Duprez  comme  celle  de  Blaze  et  Deschamps,  comme  celle,  horrible 
entre  toutes,  qui  figare  dans  l'édition  Littolf.  D'aucuns,  parmi  les 
avancés  de  la  musique,  reprochent  à  Mozart  de  n'avoir  pas  le  génie 
dramatique,  de  méconnaître  ou  de  mépriser  la  vérité  de  la  déclama- 
tion, de  mettre  sur  les  paroles  de  la  musique  quelconque.  Mais  ce 
sont  les  traducteurs  qui  mettent  des  paroles  quelconques  sous  la  mu- 
sique du  maître,  et  qui  faussent  et  dénaturent  ainsi  l'accent  nécessaire 
et  l'expression  vraie.  Mozart,  surtout  le  Mozart  de  Don  Juan,  avait,  au- 
tant que  les  dramaturges  lyriques  du  jour,  l'intelligence  et  le  respect 
de  la  parole  humaine.  11  ne  chantait  pas  pour  ne  rien  dire.  Qu'on  étudie 
plutôt  l'admirable  appropriation  des  notes  aux  mots  dans  l'air  de  doiîa 
Anna:  Or  sai  chi  V  onore,  et  dans  le  récit  précédent,  qu'on  regarde 
encore  l'entrée  du  commandeur,  cet  appel  terrible  sur  le  nom  seul  de  : 


ààS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Don  Giovanni!  qui  traduit  en  :  Don  Juan-an!  ne  ressemble  plus  qu'au 
cri  d'un  âne. 

Non-seulement  les  paroles  nous  choquent,  mais  la  conception  mu- 
sicale et  dramatique  de  l'œuvre  nous  étonne.  Auprès  des  grands  hommes 
d'aujourd'hui,  même  d'hier,  tous  moins  grands  que  lui  cependant,  Mozart 
a  déjà  l'air  d'un  primitif.  Il  faut,  pour  l'entendre  et  pour  l'aimer,  sortir 
un  peu  de  nous-mêmes,  de  nous-mêmes  tels  que  nous  ont  faits  le  Frei- 
schùtz,  Guillaume  Tell,  Robert,  les  Huguenots,  Lohengrin,  Faust,  Carmen. 
Dans  don  Juan,  les  personnages  entrent  et  sortent  chacun  à  leur  tour-, 
ils  viennent  chanter  des  airs,  des  duos,  des  trios,  des  ensembles,  sans 
que  leur  arrivée  ou  leur  départ  s'explique  le  moins  du  monde.  Pour- 
quoi, par  exemple,  doîîa  Anna,  Zerline,  dona  Elvire,  don  Ottavio,  Le- 
porello  et  Masetto  se  rencontrent-ils  la  nuit  dans  un  terrain  vague,  au 
milieu  des  démolitions,  sinon  pour  chanter  un  admirable  sextuor? 
Comment  se  justifie  le  trio  des  masques  autrement  que  par  sa  beauté 
mélodique  et  vocale?  Que  nous  fait  le  triste  Ottavio,  promenant  piteu- 
sement les  deux  dames  en  noir?  Et  puis,  entre  les  morceaux  qui  se 
suivent  à  la  file,  au  lieu  d'un  récitatif  pathétique  et  varié,  nous  avons 
le  parlando  italien,  scandé  par  de  pauvres  petits  accords  de  quatuor, 
et  qui  fait  çà  et  là  comme  des  trous  dans  la  trame  musicale.  Il  n'y  a 
peut-être  dans  Don  Juan  que  deux  exemples,  sublimes  il  est  vrai,  de 
récitatif  déclamé  :  celui  de  dona  Anna  sur  le  corps  de  son  père,  et  la 
grande  scène  de  l'aveu  à  don  Ottavio.  Le  reste  est  en  recitativo  secco, 
et  en  airs,  ou  plutôt  en  morceaux.  Toute  l'expression  dramatique  se 
cache  alors  dans  la  mélodie  même,  et  pour  la  faire  ressortir,  il  fau- 
drait absolument  des  chanteurs  de  premier  ordre. 

Oui,  de  grands  chanteurs  et  un  petit  théâtre.  Mozart  avait  écrit  Don 
Juan,  disait-il,  pour  lui-même  et  pour  quelques  amis.  C'est  entre  amis 
qu'il  faudrait  l'entendre,  et  dans  un  cadre  moyen  où  tous  les  détails 
porteraient,  où  ne  se  perdrait  pas  un  sourire,  pas  une  larme  de  cette 
exquise  musique.  Que  peut  faire  l'orchestre  de  Mozart  dans  la  salle, 
que  peuvent  faire  ses  personnages  sur  la  scène  de  l'Opéra?  Toute  la 
partition  se  perd  dans  l'immensité  ;  on  croirait  l'entendre  en  plein  air. 
Et  puis  ce  ballet,  si  bien  réglé,  si  bien  dansé,  si  réjouissant  à  l'œil,  est 
déplacé  au  milieu  de  Don  Juan;  il  en  trouble  les  proportions  et  l'équi- 
libre. Si  Mozart  n'a  pas  composé  de  ballet,  c'est  qu'apparemment  il  le 
croyait  inutile,  n'en  déplaise  à  messieurs  les  abonnés  parisiens.  Déci- 
dément on  aura  beau  faire,  nous  n'aurons  jamais  à  l'Opéra  le  véri- 
table Don  Giovanni,  dramma  giocoso  in  due  atti.  L'art  n'a  pas  de  patrie, 
soit;  mais  certains  chefs-d'œuvre  en  ont  une.  Transportez  le  Parthé- 
non  dans  la  plaine  Saint-Denis,  un  jour  de  pluie,  ce  ne  sera  plus  le 
Parthénon. 

Si  l'on  a  été  froid  pour  Mozart,  on  ne  l'a  pas  été  pour  Gounod,  et 


REVUE    MUSICALE.  4Û9 

l'enthousiasme  de  la  seconde  soirée  a  fait  oublier  la  tiédeur  de  la  pre- 
mière. Mozart  ne  sera  pas  jaloux.  Il  applaudirait  lui-même,  s'il  revi- 
vait, un  maître  qu'il  appellerait  son  disciple.  Gounod  a  raison  de  tant 
aimer  Mozart;  il  sent  bien  que  Mozart  l'aurait  aimé. 

L'illustre  auteur  de  Faust  a  voulu  nous  faire  une  fois  les  honneurs 
de  son  œuvre,  et,  comme  il  dirait  en  son  langage  mystique,  nous  don- 
ner la  communion  de  sa  main.  C'était  un  beau  spectacle,  et  qui  n'avait 
rien  que  d'auguste  et  de  touchant.  Nulle  affectation,  nulle  réclame.  Le 
maître  avait  dignement  refusé  toute  apothéose;  i!  a  été  simple  et 
modeste.  Une  émotion  délicieuse  a  dû  le  pénétrer  quand  il  a  levé  son 
bâton  d'ivoire,  quand  il  a  vu  renaître  à  son  appel  son  glorieux  chef- 
d'œuvre,  quand  il  a  entendu  revenir  à  lui  du  fond  du  passé  et  flotter 
autour  de  sa  tête  blanchie  les  mélodies  fidèles,  filles  de  sa  jeunesse 
et  de  son  génie.  Il  a  dû  ressentir  une  seconde  fois  la  joie  de  créer,  et 
la  ressentir  dans  dans  toute  sa  plénitude  et  toute  sa  pureté,  sans  la 
fatigue  de  l'effort  et  sans  l'angoisse  du  doute. 

Qu'on  ne  s'y  trompe  pas  :  on  a  acclamé  l'autre  soir  un  grand  homme 
et  une  grande  œuvre.  Nous  avons,  hélas  !  à  nous  reprocher,  depuis  Ber- 
lioz, depuis  Bizet,  assez  d'erreurs,  assez  de  dénis  de  gloire,  pour  avoir 
le  droit,  le  devoir  même,  de  dire  la  vérité,  fût-ce  à  un  vivant,  et  de  ne 
lui  marchander  ni  l'admiration  ni  la  reconnaissance.  Faust,  voyez- 
vous,  n'est  pas  seulement  l'opéra  par  excellence  de  notre  pays,  mais 
l'opéra  de  notre  époque.  Aujourd'hui,  toute  la  musique  française,  ou 
presque  toute,  est  née  de  celle-là.  Gounod  a  été  une  source,  et  long- 
temps encore  nous  boirons  à  ses  ondes. Voilà  la  musique  de  notre  gé- 
nération, de  notre  jeunesse,  et,  comme  dit  le  marquis  de  Posa,  il  faut 
toujours  aimer  les  rêves  de  sa  jeunesse.  Quels  rêves  nous  a  fait  rêver 
Gounod,  l'incomparable  musicien  d'amour  ! 

L'amour  domine  l'œuvre  entier  de  Gounod,  et  Faust,  son  chef- 
d'œuvre;  l'amour  compris  comme  il  ne  l'avait  pas  été  encore.  Mozart 
même  n'avait  pas  trouvé  de  ces  accens.  Les  pages  galantes  de  Don 
Juan:  le  duo  avec  Zerline  et  la  sérénade;  les  deux  airs  de  Chérubin 
et  celui  de  Suzanne  dans  les  Noces  de  Figaro;  le  duo  de  la  Flûte  en- 
chantée, en  dépit  d'une  forme  plus  belle  sans  doute,  nous  touchent  et 
surtout  nous  troublent  moins  que  l'acte  du  jardin.  Le  duo  de  Raoul  et 
de  Valentine  est  plus  sublime,  et  moins  délicieux  que  celui  de  Faust 
et  de  Marguerite  ;  le  duo  de  Lohengrin  est  plus  mystique  ;  il  est  moins 
humain.  Ah!  l'acte  du  jardin,  qu'à  l'origine  on  parla,  dit-on,  de  sup- 
primer comme  faisant  longueur  I  Là  surtout  s'est  révélé  naguère  un 
artiste  original,  une  inspiration  inconnue.  Fawsi  est  une  œuvre  variée; 
on  y  rencontre  autant  de  grandeur  et  de  puissance  que  de  tendresse 
et  de  grâce,  mais  l'acte  du  jardin  demeure  la  merveille  des  merveilles. 

TOME  LXXXIW  —  1887.  29 


450  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nulle  oreille,  nulle  âme  ne  résiste  à  la  séduction  de  ces  naélodies, 
douces  coQime  des  baisers.  Écoutez  Faust  à  genoux,  écoutez  Margue- 
rite à  sa  fenêtre.  De  tels  chants  n'avaient  pas  été  chantés  ;  jamais  la 
musique  n'avait  été  aussi  pleine  de  volupté  et  de  langueur. 

L'acte  entier,  comme  l'âme  de  Marguerite,  n'est  m  que  tendresse  et 
qu'amour.  »  Faust  d'abord  est  seul  dans  le  jardin  ;  d'un  geste  impa- 
tient, il  a  renvoyé  Méphistophélès.  L'orchestre  frissonne,  un  trouble 
vague  l'envahit,  un  chant  de  clarinette  passe.  Rien  de  plus  chaste,  de 
plus  respectueux,   que  le  récit  et  la  cavatine  célèbre:  Salut!  demeure 
chaste  et  pure!  Qu'on  se  rappelle  la  sérénade  de  Don  Juan  et  que  l'on 
compare.  Faust  ne  s'est   pas  affublé  d'un  manteau  de  laquais  pour 
courtiser  une  chambrière  ;  c'est  bien  lui,  lui  tout  entier,  qui  chante 
sous  la  sainte  fenêtre.  11  ne  chante  même  pas  pour  Marguerite;  il 
oserait  à  peine  encore.  11  chante  pour  l'humble  maison,  pour  les  fleurs 
du  jardin.  Cette  cavatine  est  une  prière  ;  elle  pourrait  se  dire  à  ge- 
noux. Faust  est  réellement  revenu  à  la  timidité,  à  la  pudeur  des  pre- 
mières amours.  Les  notes  hésitent  à  sortir  de  ses  lèvres,  elles  crai- 
gnent de  rompre  le  charme  de  la  solitude  et  du  silence,  de  profaner 
l'air  qu'une  vierge  seule  a  respiré.  Un  instant  le  chant  s'anime  et  se 
passionne,  mais  presque  aussitôt  il  se  maîtrise,  et  l'adorable  rentrée 
ramène  la  mélodie,  qui  s'achève  sans  qu'un  mouvement  trop  prompt, 
'  sans  qu'un  désir  sensuel  en  souille  l'ineffable  pureté.  Tout  est  pur  ici: 
la  phrase  musicale,  les  harmonies  qui  l'enveloppent,  jusqu'au  solo  de 
violon  qui  lui  donne  des  ailes.  Quelle  pureté  encore  et  quelle  trans- 
parence dans  la  chanson  du  roi  de  Thulé  !  Ces  couplets  qu'on  répète 
depuis  trente  ans,  il  semble  qu'on  les  connaisse  à  peine.  La  chute  ne 
nous  en  avait  jamais  paru  si  charmante  :  Ses  yeux  se  remplissaient  de 
larmes!  Sur  le  mot  larmes  s'offraient  dix  cadences  banales,  une  seule 
exquise:  Gounod  a  trouvé  celle-ci. 

De  plus  en  plus, l'atmosphère  se  charge  d'amour.  Sous  les  arbres  où 
descend  la  nuit,  les  deux  couples  passent  tour  à  tour,  l'un  rieur  et 
bavard,  l'autre  rêveur  et  parlant  bas.  11  faudrait  tout  souligner  ici. 
L'orchestre  est  aussi  tendre  que  les  voix.  La  première  ritournelle  du 
quatuor,  ce  trait  enroulé  de  violons,  est  déjà  une  caresse.  Et  quand 
les  quatre  parties  se  fondent,  le  trio  des  masques  est  égalé,  sinon  dé- 
passé :  le  style  n'est  pas  moins  pur  et  l'émotion  est  beaucoup  plus 
grande.  Chaque  personnage  garde  son  rang,  son  importance  relative 
et  son  langage  naturel.  Les  :  Vous  n'entendez  pas  de  dame  Marthe  se 
détachent  avec  gaîté.  Marguerite  se  défend  toujours  plus  faiblement, 
et  Faust  insiste  :  Mon  cœur  parle,  écoute,  murmure-t-il  avec  une  fièvre 
croissante.  Ah!  si  l'on  pouvait  citer  des  notes  comme  des  mots,  qu'il 
y  en  aurait  à  citer  ici  !  Non-seulement  des  notes,  mais  des  phrases; 
par  exemple,  la  phrase  idéale  de  Marguerite,  livrant  à  Faust  son  âme 


I 


REVUE    MUSICALE.  /i51 

d'enfant,  lui  disant  ses  misères  de  chaque  jour  et  ses  chagrins  pas- 
sés, l'absence  de  son  frère  et  la  mort  de  sa  petite  sœur.  Vraiment,  on 
peut  écouter  Faust  au  lendemain  de  Don  Juan.  De  semblable  musique 
ne  redoute  aucun  voisinage. 

La  lune  s'est  levée  lentement,  et  les  fleurs,  entr'ouvertes  sous  la  main 
du  démon,  respirent  à  pleins  calices.  Marguerite  s'assied,  frissonnante, 
et,  des  lèvres  de  Faust  agenouillé,  monte  une  phrase  divine.  On  a 
écrit  bien  des  duos  d'amour,  on  n'en  a  peut-être  jamais  écrit  de  pa- 
reil. En  tout  cas,  on  n'en  a  jamais  écrit  d'aussi  exclusivement  amou- 
reux. Le  duo  des  Huguenots,  par  exemple,  n'est  pas  seulement  un  duo 
d'amour.  Même  aux  bras  de  Raoul,  Valentine  frémit  d'épouvante;  elle 
ne  lui  livre  que  pour  retarder  sa  fuite  l'aveu  qu'elle  eût  voulu  taire. 
Mais  dans  la  nuit  tiède  et  complice  de  son  cœur,  Marguerite  attentive, 
abandonnée,  prête  l'oreille  à  la  voix,  à  la  voix  seule  qui,  pour  la  pre- 
mière fois,  l'enivre.  L'amour,  l'amour  est  maître  absolu  ici  ;  on  ne 
chante,  on  n'écoute  que  lui  ;  pour  lui  naissent  ces  mélodies  qui  sont 
dans  toutes  les  mémoires.  La  musique  ne  dira  jamais  avec  autant 
d'élan,  d'enthousiasme  ce  que  c'est  que  l'amour  :  Il  t'aime,  ah!  com- 
prends-tu ce  mot  sublime  et  doux?  La  voix  de  Faust  fait  explosion  au- 
dessus  d'un  orchestre  qui  s'épanche  et  ruisselle.  Puis,  un  brusque 
silence;  un  soupir  de  cor  à  travers  la  nuit,  et  sur  quelques  accords  har- 
monisés et  instrumentés  avec  une  poésie  extraordinaire,  ce  seul  mot  : 
Éternelle  !  répété  par  les  deux  voix  réunies,  flotte  si  longtemps,  qu'il 
ferait  presque  croire,  en  effet,  à  l'éternité  de  l'amour. 

L'ivresse  envahit  de  plus  en  plus  les  deux  jeunes  âmes;  du  fond 
même  de  l'orchestre,  sous  le  chant  alterné  de  Faust  et  de  Marguerite, 
montent  des  souffles  de  volupté,  des  bouffées  d'amour.  Après  le  pa- 
roxysme de  la  passion,  voici  l'adoration  presque  muette  et  les  longs 
regards  noyés.  Des  harpes  lentement  perlent  leurs  accords;  des  flûtes, 
des  cors  emplissent  l'air  de  molles  sonorités,  et  quand  Marguerite 
achève  de  chanter,  quand  les  notes  se  dérobent  une  par  une  à  son  souffle 
haletant,  on  a  presque  sur  les  lèvres  la  sensation  de  son  baiser. 

L'acte  pouvait  finir  ici  ;  mais,  comme  si  ce  n'était  pas  encore  assez 
d'amour,  Gounod  a  retardé  de  quelques  pages  l'étreinte  suprême.  Et 
de  quelles  pages!  La  progression  n'était  pas  achevée  tout  à  l'heure. 
Faufct  seul  avait  supplié  Marguerite  ;  maintenant  la  nature  entière 
l'adjure  d'aimer.  La  pauvre  enfant  ouvre  sa  fenêtre  ;  elle  écoute,  et  les 
rossignols  chantent;  elle  respire,  et  la  brise  embaume;  les  feuilles 
des  arbres,  les  étoiles  tremblent  comme  elle.  D'abord  une  note  seule 
tinte  lentement,  puis  une  autre  s'unit  à  elle,  toutes  se  rapprochent 
et  s'enlacent;  elles-mêmes  se  cherchent  et  se  fondent  en  harmonies 
délicieuses.  De  l'orchestre  épanoui  une  petite  voix  s'élève  et  soupire 
d'amour.  Qu'elle  est  pénétrante,  cette  petite  voix!  Que  de  parfums  elle 


A52  REV^DE   DES   DEUi    MONDES, 

éveille,  que  d'effluves  et  de  murmures  1  La  mélodie  insinuante  monte 
doucement  vers  Marguerite  et  s'empare  de  tout  son  être.  Sûre  enfin 
de  sa  victoire,  elle  éclate,  et  le  rideau  tombe  sur  une  explosion  triom- 
phale. 

Voilà  le  sommet  de  l'œuvre  et  le  comble  du  sentiment  qui  la  do- 
mine; l'acte  du  jardin,  c'est  l'essence  même  du  génie  de  Gounod.  Il 
faudrait  maintenant  redescendre  ce  long  chemin  d'amour,  en  admirer 
les  stations  désormais  douloureuses  :  la  chambre  de  Marguerite,  l'église, 
la  mort  de  Valentin,  enfin  et  surtout  la  scène  de  la  prison,  suprême 
purification,  transfiguration  divine.  Il  faudrait  montrer  aussi  que  Faust 
est  avant  tout,  mais  non  pas  uniquement,  une  œuvre  d'amour,  que  tous 
les  sentimens  de  l'àme  y  occupent  une  place,  et  une  place  glorieuse, 
que  pas  une  corde  ne  manque  à  la  lyre.  La  tâche  serait  aisée,  mais 
longue.  Et  puis  n'est-elle  pas  superflue?  Qu'est-il  besoin  d'apporter 
notre  humble  pierre  à  l'édifice  de  gloire  debout  et  tout  entier?  Après 
la  cinq-centième  représentation  de  Faust,  il  n'y  a  qu'à  s'incliner  de- 
vant le  maître,  à  l'applaudir  et  à  le  remercier. 

Faust  a  été  mieux  interprété  queDonJua^i.  M'"«  Lureau-Escalaïs  elle- 
même  a  montré  dans  les  deux  premiers  actes  des  qualités  nouvelles  : 
de  la  douceur,  de  la  grâce,  presque  de  la  poésie.  Elle  a  dit  avec  ré- 
serve sa  phrase  d'entrée,  avec  naïveté  la  chanson  du  roi  de  Thulé, 
avec  tendresse  le  duo  d'amour.  Çà  et  là,  des  détails  compris,  des 
accens  justes.  Mais,  dès  le  troisième  acte,  hélas!  les  défauts  ont  re- 
paru. Il  ne  faut  pas  crier  ainsi.  Quand  une  pauvre  fille  va  mourir, 
brisée  de  lassitude  et  de  honte,  quand  elle  remet  son  âme  à  Dieu,  elle 
le  fait  doucement,  dans  l'extase  et  non  dans  la  colère,  sans  jouer  des 
coudes  ni  frapper  du  pied.  On  ne  parle  pas  sur  ce  ton  aux  «  anges 
purs,  n  aux  «  anges  radieux,  »  sous  peine  de  les  faire  s'envoler. 

Quant  à  MM.  de  Reszké,  c'est  plaisir  de  les  entendre  ensemble  et  de 
les  louer  de  même.  Voilà  de  vrais,  de  grands  artistes,  et  si  nous  disons 
d'eux  toujours  la  même  chose,  c'est  parce  que  c'est  toujours  la  même 
chose.  Et  cependant,  non.  M.  Edouard  de  Reszké  chante  Méphistophé- 
lès  de  mieux  en  mieux.  Son  interprétation  du  rôle  est,  je  crois,  la 
vraie.  11  le  joue  à  la  fois  avec  esprit  et  avec  grandeur,  avec  une 
bonhomie  large,  qui  n'exclut  ni  l'élégance  ni  la  noblesse.  De  sa  voix 
splendide,  M.  Edouard  de  Reszké  peut  et  sait  tout  obtenir  :  l'extrême 
puissance  et  l'extrême  douceur. 

Faust  demandait  au  démon  la  jeunesse;  elle  lui  a  été  donnée,  cette 
fois,  et  avec  toutes  ses  grâces  :  jeunesse  de  visage  et  jeunesse  de 
cœur.  Jamais  le  rôle  de  Faust  n'a  été  tenu  comme  par  M.  Jean  de 
Reszké.  Chanter  à  volonté  le  Prophète  et  Faust,  et  les  chanter  ainsi, 
c'est  d'un  artiste  hors  ligne.  M.  de  Reszké  chante  tout  avec  le  même 
talent,  avec  le  même  bonheur.  Oui,  il  y  a  du  bonheur,  de  la  joie,  dans 


REVUE   MUSICALE.  àbZ 

cette  voix  et  dans  ce  cœur.  Il  y  a  la  chaleur,  la  flamme,  toutes  les 
qualités  sympathiques  et  communicatives.  Avec  M.  de  Reszké,  les 
rôles  les  plus  connus  semblent  encore  nouveaux.  Il  a  révélé  au  pu- 
blic les  beautés  du  premier  acte,  entre  autres  le  superbe  récitatif  de 
la  malédiction.  Il  a  dit  la  cavatine  avec  une  minutieuse  perfection;  on 
a  aussi  bien  chanté,  jamais  mieux.  Depuis  les  débuts  des  deux  frères, 
le  public  a  pris  son  temps  pour  comprendre  quels  artistes  il  avait  de- 
vant lui  ;  mais  il  a  compris  enfin,  et  cette  fois  le  voilà  conquis. 

Gardons-nous  d'oublier  l'orchestre.  Il  a  joué  comme  ne  jouerait 
aucun  orchestre  au  monde.  Voilà  ce  que  font  ces  messieurs  quand 
ils  veulent  et  quand  on  veut.  M.  Vianesi,  depuis  trois  mois,  a  ra- 
nimé cet  orchestre,  qui  s'en  allait  mourant.  Le  nouveau  chef  bat  la 
mesure,  que  son  prédécesseur  caressait  d'une  main  sénile.  Il  dirige 
avec  une  netteté  sans  raideur,  avec  une  élégance  sans  mauvais  goût. 
Son  unique  défaut,  qu'il  y  veille,  est  la  tendance  à  prendre  les  mou- 
vemens  trop  vite,  à  les  presser  et  à  les  rétrécir.  On  s'en  est  aperçu 
surtout  dansFausï,  que  M.  Vianesi  a  conduit  quelques  jours  après  Gou- 
nod;  les  mouvemens  du  maître  n'étaient  déjà  plus  observés.  Mais  le 
répertoire  en  général  est  bien  mené  par  M.  Vianesi.  Des  nuances 
disparues  se  retrouvent,  les  instrumens  chantent;  les  pizzicati  se  dé- 
tachent, précis  et  légers;  le  soin  et  la  conscience  semblent  revenir. 

Aussi  bien ,  malgré  ses  faiblesses,  ne  nous  plaignons  pas  trop 
de  notre  Opéra.  Quand  on  vient  d'entendre  à  Madrid  le  Prophète,  ou 
ce  qu'ils  appellent  ainsi  là-bas,  on  est  édifié  sur  les  théâtres  de 
musique  étrangers.  Les  nôtres  pourraient  prendre  pour  devise  le 
mot  de  Mirabeau  :  «  Humble  quand  je  me  considère,  fier  quand  je  me 
compare.  » 


Camille  Bellaigue. 


REVUE    DRAMATIQUE 


Théâtre-Libre  :  Sœur  Philomène,  pièce  en  2  actes,  tirée  du  roman  de  MM.  Edmond 
et  Jules  de  Concourt,  par  MM.  Jules  Vidal  et  Arthur  Byl.  —  Gymnase  :  l'Abbé 
Constantin,  comédie  en  3  actes,  tirée  du  roman  de  M.  Ludovic  Halévy,  par 
MM.  Hector  Crémieux  et  Pierre  Decourcelle.  —  Odéon  :  l'Agneau  sans  tache, 
comédie  en  1  acte,  de  MM.  Armand  Ephraïm  et  Adolphe  Aderer. 


Je  tremblais  pour  Sœur  Philomène  :  j'ai  tant  d'attache  à  ce  petit  ro- 
man 1  Parmi  les  œuvres  de  MM.  de  Concourt,  il  en  est  que  j'estime 
plus  robustes  ou  plus  curieuses  ;  mais  j'aime  celle-ci  entre  toutes.  Je 
lui  garde  une  tendresse,  une  piété  singulières.  Je  n'ignore  pas  que, 
chez  beaucoup  d'âmes  classiques,  le  nom  seul  de  ces  novateurs,  — 
entré  de  force  avec  le  bruit  d'ouvrages  plus  récens,  —  éveille  la  mé- 
fiance ou  même  l'horreur  :  s'il  s'en  trouvait,  dans  le  nombre,  quelqu'une 
de  mes  amies,  c'est  de  Sœwr  Philomène  que  je  ferais  choix  pour  l'appri- 
voiser. 11  ne  me  paraît  pas  qu'on  puisse  résister  à  son  charme:  on  doit 
l'aimer  comme  une  personne.  Et,  au  fait,  n'est-ce  pas  de  la  personne 
de  l'héroïne  qu'émane  cette  influence?  Et  vous  et  moi,  si  nous  sommes 
attirés  vers  elle,  n'est-ce  pas  en  communion  avec  les  auteurs?  Leur 
sympathie  entraîne  la  nôtre,  et  si  la  figure  qu'ils  nous  présentent  est  par- 
ticulièrement aimable,c'est  qu'ils  l'ont  particulièrement  aimée.  J'entends 
qu'ils  l'ont  choyée,  en  la  modelant  et  l'animant,  juste  avec  le  sentiment 
qu'il  fallait  :  une  dilection  spéciale,  qui  se  pourrait  définir  une  véné- 


REVUE    DRAMATIQUE.  455 

ration  familière  et  attendrie.  Pour  y  toucher,  ilsonteu  eux-mêmes  ces 
mains  légères  et  retenues,  ces  chastes  caresses  qu'ils  lui  prêtent  dans 
l'exercice  de  son  ministère,  autour  du  corps  des  malades,  —  et  aussi 
le  geste  respectueux,  signe  de  reconnaissance  et  presque  d'adoration, 
par  lequel  des  doigts  encore  faibles  frôlent  ses  doigts  pâles  ou  sa  robe  de 
laine  blanche. 

Il  convient  de  reconnaître,  à  l'honneur  de  MM.  de  Concourt,  ce  trait 
de  leur  nature  et  de  leur  talent  :  cette  délicatesse  de  femme  ou  de 
convalescent,  tournée  au  bénéfice  de  l'art.  Sans  doute,  ces  esprits 
jumeaux,  penchés  sur  l'humanité  a  saignante,  »  apparaissent  ailleurs 
comme  des  chirurgiens  peu  dégoûtés,  peu  ragoûtans;  ils  ont  ici 
quelque  chose  de  la  grâce  consolante  des  sœurs  de  charité.  Ces 
mêmes  hommes,  qui  devaient  signer  Germinie  Lacerteux,  et  dont  le 
survivant  signerait  seul  la  Fille  Élisa,  ont  pu  écrire  Sœur  Philomène. 
C'est  que  la  délicatesse  dont  nous  parlons  n'est  pas  seulement  1  habi- 
leté (en  ce  sens,  l'opérateur,  lui  aussi,  quelque  brutal  qu'il  paraisse, 
est  le  plus  souvent  délicat)  ;  c'est  encore  une  certaine  finesse  aristo- 
cratique du  cœur.  Jusqu'au  fond  de  l'âme,  et  surtout  au  fond,  MM.  de 
Concourt  sont  gens  de  bonne  compagnie.  Entre  hommes,  ou  lorsqu'on 
est  supposé  entre  hommes,  ils  n'ont  pas  peur  d'un  gros  mot,  je 
lésais:  si  vos  oreilles  sont  prudes,  n'entrez  pas  sans  frapper  1  Mais 
je  défie  que  vous  surpreniez  ces  francs  artistes  en  flagrant  délit  de 
grossièreté  de  sentimens.  Avant  M.  Zola,  —  sinon  avant  Victor  Hago, — 
ils  donneront  droit  de  cité  dans  le  roman  au  vocable  introduit  dans 
l'histoire  par  Cambronne..  ;  mais  dans  cette  salle  d'hôpital,  où  ils  vien- 
nent chercher  des  études  pour  leur  tableau,  voyez  comme  ils  pensent 
à  Béranger,  «  à  cet  auteur  qui  a  trouvé  drôlichon  de  faire  entrer  au 
paradis  une  sœur  de  charité  et  une  fille  d'Opéra,  avec  des  états  de 
service  se  valant  à  ses  yeux  :  »  ils  y  pensent  n  comme  on  penserait  à  un 
goujat  en  goguette  (i).  »  Le  sujet  de  ce  livre-ci,  enfin,  s'il  faut  le  rap- 
peler d'une  seule  phrase,  —  mais  alors  c'est  de  paroles  imaginées  ex- 
près que  je  voudrais  me  servir,  plus  subtiles  que  les  nôtres  et  plus 
pudiques,  —  c'est,  dans  un  hôpital,  l'amour  d'une  religieuse  pour  un 
interne...  Eh  bien!  tout  inquiétante  que  soit  la  matière,  l'intention  des 
auteurs  est  si  pure,  leur  observation  si  loyale,  leur  émotion  si  géné- 
reuse, —  et  leur  style  si  juste,  —  que  l'œuvre  d'art  ne  saurait  blesser 
ni  même  alarmer  les  consciences. 

Au  théâtre,  cependant,  cette  innocence  de  l'œuvre  d'art  pourrait- 
elle  durer?  C'était  la  première  question  et  la  plus  grave.  Il  ne  s'agis- 
sait pas,  à  la  vérité,  de  produire  Sœur  Philomène  sur  une  estrade  pu- 
blique, mais  dans  un  lieu  presque  secret,  à  tout  le  moins  discret, 

(1)  Journal  des  Goncourt,  2  vol.  in-18;  Charpentier,  éditeur. 


àbÔ  REVUE    DES    DEUX.    MONDES. 

choisi  par  des  amateurs  de  littérature  et  où  n'auraient  accès  que  d'au- 
tres amateurs,  critiques  de  profession  ou  bénévoles.  Cette  exhibition  à 
huis-clos  serait  toujours  moins  risquée.  Mais,  dépourvue  des  commen- 
taires de  l'écrivain,  cette  histoire  n'aurait-elle  pas  des  obscurités  sus- 
pectes, et  qui  prêteraient  à  de  fâcheuses  imaginations,  à  de  scandaleuses 
méprises?Oubien,  ne  l'aurait-on  pas  éclairée  d'unjour  trop  vif,  et  qui 
dévorerait  les  nuances?  Contre  une  pire  hypothèse,  le  nom  de  M.  de  Con- 
court et  le  titre  d'amis  qu'il  donnait  aux  adaptateurs,  aussi  bien  que 
le  caractère  de  toute  l'entreprise,  étaient  des  garanties  assez  rassu- 
rantes :  on  n'aurait  pas  surchargé  le  tableau  de  couleurs  criminelles, 
et  fait  de  la  religieuse  une  impudique,  ni  de  l'interne  un  sacrilège. 
Non  !  Mais  si  l'on  ne  montrait  que  ces  deux  faits,  crûment  illuminés  : 
la  sœur  est  amoureuse,  la  sœur  n'est  pas  coupable,  —  adieu  la  vie  et 
la  grâce  de  l'ouvrage!  11  ne  resterait  qu'une  image  assez  déplaisante, 
encore  qu'édifiante  :  une  sainte  Thérèse  de  mélodrame. 

A  propos,  —  c'était  la  seconde  question,  —  y  avait-il  dans  ce  roman 
l'essence  d'un  drame  ?  Une  religieuse,  au  chevet  des  malades,  lie 
amitié  avec  un  interne:  dans  leur  «  service  »  commun  est  admise  une 
fille  perdue,  dont  ce  jeune  homme  fut  le  premier  amant,  et  que  lui- 
mêine  est  chargé  d'opérer;  aux  souvenirs  qu'elle  évoque,  à  la  pitié 
passionnée  qu'il  témoigne,  la  religieuse  sent  remuer  la  jalousie  dans 
son  cœur,  elle  reconnaît  la  nature  de  son  attachement,  elle  est  prise 
de  scrupules  et  d'angoisses;  la  fille  meurt,  l'interne  se  désole,  la  reli- 
gieuse a  l'âme  déchirée.  Voilà  toute  l'action. 

11  est  vrai  que  le  chagrin  de  l'interne  a  une  portée  peu  ordinaire  : 
pour  en  suivre  les  effets,  le  récit  se  prolonge.  Ce  jeune  homme  cherche 
des  consolations  dans  l'absinthe  :  un  jour,  par  gageure  d'ivrogne,  il 
fait  mine  d'embrasser  la  sœur;  elle  le  frappe  au  visage.  Cet  épisode, 
à  la  rigueur,  fournirait  un  incident  au  metteur  en  scène.  Enfin,  juste 
avant  le  baisser  du  rideau,  les  dernières  pages  du  livre  pourraient  se 
traduire  en  un  tableau  muet  :  qui  ne  se  rappelle  cette  veillée  funèbre, 
interrompue  par  une  touchante  visite?  Plus  désespéré  encore  depuis 
sa  vilaine  sottise,  toujours  hanté  par  la  vision  de  sa  maîtresse  dont  il 
a  entamé  la  chair,  tenu  à  distance  à  présent  par  sa  chaste  amie,  l'in- 
terne s'est  tué,  il  s'est  tué  à  sa  manière,  discrètement  terrible  :  après 
une  dissection,  il  s'est  piqué  la  main  avec  son  bistouri.  Un  camarade, 
pendant  la  nuit,  garde  son  corps  :  dans  un  demi-sommeil,  il  voit  une 
forme  blanche  apparaître,  s'agenouiller  auprès  du  lit  et  se  mettre  en 
prière.  Au  matin,  il  ne  trouve  plus  sur  la  table  une  mèche  de  cheveux 
qu'il  avait  coupée  pour  la  mère  de  son  ami...  Elle  est  présentée  à  ravir, 
cette  mélancolique  anecdote  qui  suggéra  la  première  idée  du  livre  ; 
mais  dans  ce  livre,  en  somme,  elle  n'est  que  la  fin  d'un  épilogue  : 
tout  ce  qui  suit  la  mort  de  Romaine,  l'ancienne  maîtresse  de  Barnier, 


REVUE    DRAMATIQUE.  A  57 

n'est  pas  autre  chose.  Et  tout  ce  qui  précède  la  rencontre  de  sœur  Phi- 
lomène  et  de  Barnier,  tout  cela  n'est  qu'un  prologue,  et  du  genre  le 
moins  dramatique,  —  la  monographie  de  la  sensibilité  d'une  fille  du 
peuple  destinée  à  entrer  en  religion  :  comment  la  nature  et  l'éduca- 
tion y  conspirent;  comment  la  tendresse  de  l'enfant,  de  la  jeune  fille, 
est  excitée,  puis  déçue  ;  comment  son  caractère  est  façonné  pour  un 
monde  supérieur,  qui  lui  est  brusquement  fermé.  Aimante  et  déclassée, 
ou  voit  comme  elle  sort  de  son  emploi  naturel  et  de  sa  caste,  et  ne 
trouve  d'autre  issue  que  la  porte  d'un  couvent  :  à  merveille!  Mais,  de 
ce  premier  tiers  du  livre,  il  n'est  rien  qui  se  puisse  exposer  sur 
un  théâtre;  et  le  dernier,  à  cette  lumière,  semblerait  languissam- 
ment  rattaché  au  reste.  Il  faut  donc  en  revenir  là  :  trois  personnages 
déterminent  le  cercle  de  l'action,  la  religieuse,  l'interne,  la  fille.  Et 
celui  des  trois  en  qui  est  le  foyer  de  vie,  celui-là  ne  s'ouvre  pas  et  ne 
saurait  ^'ouvrir  aux  deux  autres  ;  et  aucun  de  ceux-ci  ne  doit  pénétrer 
son  secret...  Dans  ce  roman,  y  a-t-il  un  drame? 

Enfin  ce  drame,  ou  ce  prétendu  drame,  —  voici  la  troisième  ques- 
tion, —  ne  serait-il  pas  horrible,  ou  plutôt  lugubre,  ou  pis  encore, 
nauséabond?  «  C'est  affreux,  cette  odeur  d'hôpital  qui  vous  poursuit. 
Je  ne  sais  si  c'est  réel  ou  une  imagination  aes  sens,  mais  sans  cesse 
il  nous  faut  nous  laver  les  mains.  »  Cette  impression  des  auteurs,  notée 
alors  qu'ils  préparaient  le  roman,  le  public,  à  son  tour,  n'allait-il  pas 
l'éprouver?  Cette  écœurante  puanteur  n'allait-elle  pas  souffler  de  la 
scène  dans  la  salle?  Voilà  toutes  mes  craintes. 

Vive  la  peur,  ma  foi  1  Elle  aiguise  le  plaisir  qu'on  ressent,  après 
l'alerte,  à  se  retrouver  sain  et  sauf  avec  ce  qu'on  aime  :  Sœur  Philomène 
a  triomphé.  MM.  Jules  Vidal  et  Arthur  Byl  ont  fait  preuve  de  modestie 
et  de  modération  :  ils  n'ont  rien  mis  au  théâtre  qui  ne  fût  dans  le  ro- 
man ;  ils  n'ont  pas  pris,  cependant,  tout  ce  que  le  roman  contenait. 
Garder  ainsi  le  cœur  d'un  ouvrage,  le  traiter  avec  tant  de  pru- 
dence et  de  dextérité ,  ce  n'est  pas  un  petit  mérite.  Ces  jeunes 
gens  ont  rapproché,  ils  ont  lié  des  parties  de  dialogue  emprun- 
tées au  livre,  et  la  disposition  de  ces  fragmens  est  si  heureuse 
que  la  mosaïque  reproduit  le  tableau.  Les  nuances  principales , 
qui  n'étaient  pas  les  moins  délicates,  sont  ici  conservées.  Bien  plus  ! 
un  tel  courant  de  vie  morale,  un  tel  flot  de  sentimens  circule  et  se 
laisse  deviner  d'un  bout  à  l'autre  de  la  pièce  que  la  vertu  dramatique 
du  sujet  se  révèle  à  ceux  qui  doutaient  d'elle,  et  peut-être  à  M.  de 
Concourt  :  il  ne  savait  pas  qu'il  eût  fait  ce  drame  !..  Le  mot,  à  la  ré- 
flexion, paraît-il  ambitieux  pour  ces  deux  petits  actes?  Dans  la  fin  du 
premier, on  peut  signaler  une  façon  trop  brusque;  çà  et  là,  au  cours  du 
second,  dénoncer  quelques  trous.  Disons  au  moins  que  c'est  une 
esquisse  dramatique,  assez  fine  pour  satisfaire  des  yeux  subtils;  — 


A58  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

assez  fine  aussi  pour  que  la  grossièreté  de  certaines  gens,  si  d'aven- 
ture ils  avaient  pénétré  dans  la  salle,  n'aperçût  guère  une  occasion 
d'éclater  ;  —  assez  pourvue  d'intérêt  pour  tenir  en  haleine,  au  moins 
une  heure  durant,  ce  public  d'élite;  —  assez  noble  enfin  pour  que 
rémotion  qu'elle  procurait  ne  fût  nullement  déplaisante  :  l'art  puritie 
tout! 

Au  milieu  de  la  ealle  de  garde,  auprès  de  l'interne  accoudé  à  sa 
table,  voici  bien  sœur  Philomène,  debout  dans  la  blancheur  de  son  voile 
et  de  sa  jupe,  semblable  à  «  une  lumière.  »  Et  voici  bien  leur  amitié  : 
une  camaraderie  pure,  bienfaisante  au  prochain,  et,  dans  les  quarts 
d'heure  de  loisir,  gentiment  secourable  à  l'un  et  à  l'autre.  Barnier 
amuse  la  religieuse  en  lui  rapportant  les  bruits  du  dehors;  et  à  la 
manière  dont  elle  les  écoute,  à  quelques-unes  de  ses  réponses, 
à  la  façon  mélancolique  dont  elle  parle  de  la  famille,  des  enfans,  de 
ces  biens  qui  lui  sont  défendus  et  qui  seront  permis  au  jeune  homme, 
à  un  demi-mot,  ou  plutôt  à  un  demi-ton  de  sa  voix,  on  devine  un 
regret  qu'elle  ne  s'avoue  pas  et  un  désir  qu'elle  ignore.  A  ce  médecin 
peu  croyant,  comme  à  un  malade,  elle  rappelle  avec  douceur,  avec 
enjouement,  l'idée  de  son  Dieu  ;  elle  ne  soupçonne  pas  qu'elle  soit 
jamais  tentée  de  se  perdre  avec  lui,  mais  elle  voudrait  le  sauver  avec 
elle.  Pour  commencer,  n'en  fait-elle  pas  le  complice  de  ses  menues 
charités,  de  ses  bonnes  œuvres  de  luxe  ?  Elle  l'envoie  chez  ses  pau- 
vres, elle  le  paie  en  prières.  J'aurais  voulu  qu'on  nous  montrât  cet 
orphelin  presque  adopté  en  commun,  au  lit  de  mort  de  sa  mère,  par 
Ja  religieuse  et  par  l'interne,  cette  petite  tête  sur  laquelle  s'est  faiie 
l'union  mystique  de  leurs  tendresses.  Au  deuxième  acte,  alors  qu'il 
assistera  la  souffrance  et  l'agonie  de  Romaine,  Barnier,  par  quelque 
parole  ou  quelque  geste  un  peu  rude  à  ^adresse  de  l'enfant,  aurait 
fait  jaillir  du  cœur  de  Philomène  la  jalousie  et  l'amour.  N'importe:  au 
fond  de  ce  cœur  transparent,  et  sans  que  la  bouche  le  trahisse,  nous 
voyons  naître  le  drame.  Nous  le  sentons  qui  se  poursuit,  à  présent, 
derrière  la  dispute  de  Barnier  et  de  ses  camarades.  Après  que  la 
sœur  s'est  retirée,  autour  du  déjeuner  servi,  une  conversation  d'étu- 
dians  a  commencé  :  devis  naturels  de  carabins,  oii  ne  se  décèle  pas 
l'inspiration  d'un  auteur,  le  ferme  propos  d'abuser  de  l'horrible.  Toute 
naturelle  aussi,  l'aisance  de  la  sortie  et  de  la  rentrée  de  Barnier  qui 
se  lève  de  table,  appelé  par  un  infirmier,  pour  délivrer  une  accouchée, 
revient,  se  lave  les  doigts  à  la  fontaine,  et  reprend  le  repas  et  l'entre- 
tien. Un  desconvives,  diseur  de  méchans  riens  et  de  banales  calomnies, 
déblatère  contre  les  religieuses;  Barnier  lui  répond  avec  une  fami- 
lière éloquence;  il  improvise,  en  le  ponctuant  d'un  juron  qui  est  la 
garantie  de  sa  sincérité,  un  magnifique  éloge  de  ces  saintes  filles.  Et 
quand  son  adversaire  prétend  douter  de  son  désintéressement  et  hvre 


"*  REVUE   DRAMATIQUE.  459 

à  la  malice  de  l'auditoire  son  intimité  avec  sœur  Philomène,  il  lui  rive 
le  caquet  au  bord  du  bec...  Dégagé  des  choses  du  sentiment,  Bar- 
nier  n'a  jamais  aimé  qu'une  femme.  Et  voici  qu'on  l'apporte,  cette 
femme,  la  misérable  Romaine,  dans  la  salle  voisine,  et  que  Barnier  lui- 
même  reçoit  la  mission  de  torturer  son  corps. 

Maintenant  c'est  le  dortoir,  où  s'enfoncent  deux  files  de  lits  ;  entre 
les  deux,  au  bout  de  l'allée,  un  autel,  avec  une  statue  de  la  Vierge. 
Et  c'est,  au  premier  plan,  la  plainte  de  Romaine,  cette  paysanne 
dont  la  débauche  parisienne  et  ses  violens  hasards  n'ont  pu  ruiner 
entièrement  la  vigoureuse  beauté  :  elle  veut  vivre,  elle  veut  aimer 
encore,  elle  veut  aimer  cet  homme,  le  premier  qu'elle  ait  connu,  elle 
le  supplie  en  même  temps  et  l'injurie  comme  un  bourreau.  Inclinée  sur 
ce  lit  de  douleur,  c'est  la  pitié  de  l'homme,  et  c'est  aussi  ce  charitable 
amour  qui  s'attache  à  la  courtisane  malheureuse,  cet  amour  déses- 
péré qui  veille  une  maîtresse  mourante.  Et,  passant  au  pied  de 
cette  couche,  c'est  la  promenade  de  la  sœur,  la  sévérité  de  sa  foi  mo- 
rale, l'indignation  de  sa  jalousie;  c'est  d'abord  son  farouche  silence,  et 
puis  sa  voix,  soudainement  durcie  :  «  Numéro  29,  vous  parlez  trop 
haut!  »  Et,  tout  à  coup,  parmi  l'humble  commérage  des  convales- 
centes, c'est  la  controverse  passionnée  de  la  religieuse  et  de  l'interne, 
l'une  attestant  son  Dieu,  l'autre  blasphémant  cet  impassible  témoin  des 
douleurs  humaines.  Et,  enfin,  c'est  l'agonie  de  la  pauvre  fille,  ses  gé- 
missemens,  la  chanson  de  son  délire,  alternant  avec  la  prière  du  soir, 
que  la  sœur  récite  au  fond  de  la  salle,  avec  les  répons  des  malades, 
chuchotes  à  l'unissoQ,  —  avec  tout  ce  concert  d'actions  de  grâces  qui 
s'exhale,  par  une  ironie  sacrée,  de  ce  lieu  de  souffrance  et  de  mort. 
Un  grand  cri...  Tout  est  consommé.  Barnier  b'approche  de  la  sœur  : 
«  Cessez  vos  prières  :  elles  sont  vaines.  —  Pas  plus  que  votre 
science.  » 

Drame  inachevé,  peut-on  dire  ;  —  inachevé  comme  On  ne  badine 
pas  avec  l'amour  :  «  Elle  est  morte!..  Adieu  Perdican.  »  Barnier  em- 
porte ailleurs  son  chagrin;  sœur  Philomène  peut  ici  pleurer  à  son 
aise,  pendant  des  années  et  des  années.  —  L'œuvre  troublante  de 
Musset  m'a  poursuivi  d'un  souvenir,  depuis  ces  déclamations  presque 
lyriques  de  la  religieuse  et  de  l'interne  jusqu'à  leurs  derniers  accens. 
Et  songez  qu'entre  ces  murs  où  résonne  et  s'élève  un  pareil  écho, 
tout  à  i'hsure,  au  ras  du  sol,  voletaient  les  propos  d'une  récréation  de 
carabins!..  Est-ce  une  soirée  perdue?  Vous  ne  le  penserez  pas.  Mais 
ce  que  je  ne  puis  rendre,  c'est  la  communication  d'idées  et  d'émo- 
tions entre  cette  humble  scène  et  cette  petite  salle.  Allant  et  venant 
de  plain-pied  avec  le  public,  ces  personnages  ne  sont  pas  des  héros 
de  théâtre,  mais  des  créatures  mêlées  à  notre  humanité.  Sous  le  nom 
de  Barnier,  M.  Antoine,  !e  créateur,  le  directeur  du  Théâtre-Libre,  est  l'un 


llQO  REVUE   DES    DEUX    MONDES.  • 

d'entre  nous  :  il  ne  parle  pas,  il  ne  gesticule  pas  en  comédien.  Même 
ces  apprenties  actrices,  M"«  Deneuilly,Mi''^  Sylviac,  ont  gagné  un  peu  de 
son  naturel.  Et  voilà  aussi  pourquoi  nos  yeux  sont  mouillés. —  Après 
leurs  visites  à  l'hôpital,  MM.  de  Goncourt,  naguère,  «  s'arrachaient  » 
de  leur  mélancolie  «  par  quelque  distraction  violente.  »  Pour  nous  re- 
mettre d'aplomb,  après  Sœur  Philomène,  il  ne  faut  pas  moins  que  ce 
rare  divertissement  :  VÈvasion,  de  M.  Villiers  de  l'Isle-Adam,  quelque 
chose  comme  un  monologue  où  s'exaspère  jusqu'à  la  charge  une  fan- 
taisie d'artiste,  où  s'exalte  jusqu'au  grandiose  une  fantaisie  de  poète. 
Un  acteur,  M.  Mévisto,  a  reproduit  curieusement  cette  silhouette  de 
forçat,  —  un  croquis  d'Henri  Monnier  en  marge  des  Misérables  de 
Victor  Hugo. 

Ah!  ce  n'est  pas  le  moment  de  mépriser  les  gens  de  bonne  vo- 
lonté qui  cherchent  pour  l'art  dramatique  des  sentiers  nouveaux  :  le 
pavé  des  vieilles  routes  est  usé,  glissant;  depuis  le  commencement  de 
la  saison,  quelles  déplorables  chutes  !  Au  Gymnase,  une  comédie  gaie,  ou 
qui  devait  l'être;  au  Vaudeville,  une  comédie  annoncée  comme  pathé- 
tique; l'une  d'un  auteur  consommé,  l'autre  d'un  dramaturge  novice, 
mais  justement  loué  pour  ses  romans;  toutes  les  deux  gisent  déjà  sur 
la  voie  de  l'oubli,  et  pour  quelle  faute  ?  Il  est  certain  que  M.  Gondinet, 
empêché  par  la  maladie,  n'a  pu  «  mettre  au  point  »  son  ouvrage;  il 
est  probable,  au  moins,  que  M.  de  Glouvet,  par  inexpérience,  a  péché 
dans  tel  ou  tel  détail  de  l'exécution.  Mais  le  crime  essentiel  des  deux 
pièces,  le  crime  qui  les  a  condamnées,  c'est  qu'elles  remettaient  sous 
les  yeux  du  public  un  spectacle  qu'il  pensait  avoir  vu  trop  souvent. 
C'est  pourquoi Z)é^ommé,  c'est  pourquoi  le  Pire,  n'ont  pas  vécu.  A  l'Odéon, 
la  Perdrix,  lancée  par  des  jeunes  gens,  avait  plus  de  gaucherie  que  de 
hardiesse;  le  Marquis  Papillon,  —  inspiré  pourtant  d'une  belle  hu- 
meur d'adolescent,  —  ne  butinait  que  les  fleurs  artificielles  du  vieux 
vaudeville  :  prose  ou  vers,  après  quelques  jours  se  sont  évanouis 
dans  le  vide.  Les  alexandrins  de  Maître  Andréa,  où  sonnait  le  savoir- 
faire  de  M.  Blau,  avaient  le  tort  de  conter  une  histoire  connue.  Jacques 
Damour,  tiré  par  M.  Léon  Hennique  d'une  nouvelle  de  M.  Zola,  n'était 
qu'une  ébauche.  Depuis  la  réouverture  des  théâtres,  une  seule  pièce 
nouvelle  a  réussi  glorieusement  :  VAhhè  Constantin. 

Est-ce  donc  que  VAhhè  Constantin  est  révolutionnaire?  Il  l'est  peut- 
être  à  sa  façon.  Le  roman  de  M.  Ludovic  Halévy,en  littérature,  il  y  a  de 
cela  bientôt  six  ans  (1),  fit  l'effet  d'un  9  thermidor,  —  sans  guillotine. 
En  même  temps  qu'un  assez  joli  coup  de  maître,  c'était  un  petit  coup 
d'état  :  les  honnêtes  gens  respirèrent.  Après  l'orgie  naturaliste  et  ses 
cruautés,  après  tant  de  récits  authentiques  ou  de  fables  dont  les  per- 

(1)  Voyez  la  Bévue  des  1"  et  15  janvier  et  du  1"'  février  1882. 


REVUE    DRAxAIATIQUE.  461 

sonnages  vivaient  mal,  semblaient  impunis  et  pourtant  ne  finissaient 
pas  bien,  les  héros  de  ce  petit  livre  donnaient  soudain  l'exemple  de 
l'innocence  et  du  bonheur.  Oui,  vraiment,  ils  osaient  paraître  en  pu- 
blic dénués  de  tout  crime,  de  tout  vice,  de  toute  mauvaise  habitude, 
et  même  de  toute  mésaventure.  Ils  se  dispensaient  de  l'adultère,  et 
des  autres  misères  humaines,  et  même  de  la  misère.  A  la  dernière 
page,  si  l'on  eût  commencé  par  là,  on  les  eût  trouvés  rayonnans  de 
béatitude  et  d'or,  comblés  de  joie  et  de  richesse  :  au  moins  les  au- 
rait on  pris  pour  des  coquins...  Eh  bienl  non,  en  remontant  le 
cours  de  leur  histoire,  on  les  voyait  toujours  purs,  jusqu'au  ber- 
ceau. N'était-ce  pas  de  quoi  s'étonner?  Ce  fut  un  scandale  hono- 
rable. 

L'innocence  et  le  bonheur  de  ses  héros,  pour  un  auteur,  sont  de 
grands  avantages  :  à  de  noirs  procès-verbaux,  l'enfantine  humanité 
préférera  toujours  les  contes  bleus.  Mais  quoi!  ces  avantages  ne  suffi- 
sent point  :  il  ne  faudrait  pas  que  la  critique  les  fît  payer  trop  cher 
en  les  signalant  avec  malice.  A  quiconque  les  lui  reprocherait  ou  l'en 
féliciterait  perfidement,  M.  Ludovic  Halévy  aurait  le  droit  de  dire  : 
«  Faites-en  donc  usage,  et  imitez -moi;  je  vous  le  donne  en  mille!  » 
Et,  de  fait,  son  9  thermidor  n'a  pas  eu  de  suites.  Les  encoura- 
gemens  ont  assez  abondé  :  le  désir  d'un  succès  pareil  a  dû  germer 
dans  bien  des  cœurs,  et  même  dans  plusieurs  qui  n'avaient  pas  de 
parti-pris  pour  la  vertu.  Citez-moi  un  autre  Abbé  Constantin.'  C'est 
que  ce  petit  livre  a  de  rares  qualités,  oui,  les  plus  rares  aujour- 
d'hui, où  tant  d'autres  se  trouvent  à  profusion  sur  le  marché  des 
lettres;  et,  dans  ce  temps  où  nombre  de  beaux  ouvrages  sont  four- 
millans  de  défauts,  il  n'en  a  guère.  La  caractéristique  du  talent  de 
M.  Ludovic  Halévy,  c'est  la  prudence.  Il  n'emploie  pas  ces  couleurs 
qui  peuvent  réjouir  les  yeux,  mais  qui  peuvent  aussi  les  blesser,  et  qui, 
même  les  ayant  réjouis,  risquent  de  passer  de  mode:  un  simple  trait, 
voilà  son  procédé,  mais  un  trait  juste  et  fin  ;  on  ne  dessine  pas  plus  net- 
tement. Sur  une  œuvre  ainsi  exécutée,  on  ne  voit  guère  que  le  temps 
ait  de  prise  :  un  bon  garant,  M.  Anatole  France,  a  pu  dire  que  ce  petit 
livre  était  «  né  classique.  »  Et  cette  sobriété,  qui  est  une  élégance,  la 
plus  sûre  et  la  plus  durable,  et  cette  parfaite  mesure,  qui  suppose  l'en- 
tière maîtrise  de  soi,  M.  Ludovic  Halévy  sait  la  garder  en  toutes  choses, 
même  dans  sa  morale;  regardez-y  de  près  :  il  n'y  a  pas,  dans  VAbbè 
Constantin,  un  débordement  de  vertu.  Savez-vous  que  ces  fameux  avan- 
tages, dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  sont  des  avantages  terribles? 
Dieu  m'en  préserve!  Si  je  racontais  l'histoire  d'un  bon  petit  lieutenant, 
filleul  d'un  bon  vieux  curé,  qui  épouse  une  bonne  jeune  fille,  munie  d'une 
bonne  dot,  je  serais  entraîné  à  prêcher.  M.  Ludovic  Halévy,  point  :  au  mo- 
ment précis  où  les  malins  qui  le  guettent  supposent  qu'il  va  tourner  au 
sermonnaire,  il  s'arrête;  il  est  plus  malin  qu'eux.  Kcoutez-le  plutôt  : 


A62  BEVDE    DES    DEDX   MONDES. 

«  Il  ne  vit  plus  qu'une  chose  :  le  devoir,  qui  était  de  ne  pas  aban- 
donner sa  mère  âgée  et  souffrante.  Dans  ce  devoir  simplement  accepté 
et  simplement  accompli,  il  trouva  le  bonheur...»  —  Ah!  ah!  se 
disent  les  mauvais  sujets,  qui  attendent  un  sermon  :  Berquin  va 
commencer...  —  Eh  bien!  non,  Berquin  ne  commence  pas;  en 
deux  mots,  M.  Ludovic  Halévy  a  fini  :  a  D'ailleurs,  au  bout  du  compte, 
ce  n'est  guère  que  dans  le  devoir  que  se  trouve  le  bonheur.  »  Et 
c'est  tout!  N'est-ce  pas  irréprochable?  Cette  maxime  pourrait 
servir  d'épigraphe  au  volume  ;  je  la  retrouve  dans  Montaigne  : 
«  Quand,  pour  sa  droiture,  je  ne  suivrais  le  droit  chemin,  je  le  sui- 
vrais pour  avoir  trouvé,  par  expérience,  qu'au  bout  du  compte,  c'est 
communément  le  plus  heureux...»  Montaigne  ajoute  même, —  comme 
s'il  avait  marié  souvent  des  officiers  pauvres  à  des  jeunes  filles  riches: 
—  «...  et  plus  utile.  »  Et  Montaigne,  que  je  sache,  n'est  pas  un  pré- 
curseur de  Berquin. 

La  grâce  de  ce  roman,  celle  d'une  morale  modérée  offerte  en  un 
style  modéré,  cette  grâce  toute  française, —  et  dont  un  si  parfait  exem- 
plaire est  peut-être  unique,  —  MM.  Hector  Crémieux  et  Pierre  Decour- 
celle  ont  eu  l'art  de  la  faire  sentir  sur  la  scène.  Et  d'abord,  pour 
former  ce  premier  acte,  ils  ont  transféré  avec  soin  tous  ces  jolis  dé- 
tails qui  remplissent  à  peu  près  les  deux  tiers  du  livre;  ils  les  ont 
rassemblés  dans  ce  décor,  le  plus  propre  au  sujet  et  le  plus  agréable 
qu'eût  proposé  l'écrivain  :  le  jardin  du  presbytère.  Ils  leur  ont  gardé 
ou  donné  l'animation  nécessaire  au  théâtre;  ils  l'ont  perpétuée  si  bien 
qu'on  ne  croirait  pas  voir  des  morceaux  choisis  d'un  roman,  mais  !a 
vive  exposition  d'une  pièce  neuve.  —  C'est  aujourd'hui  que  se  vend  le 
domaine  de  Longueval  :  des  voisins,  désireux  d'acquérir  telle  ou  telle 
partie,  attendent  les  nouvelles  ou  les  apportent.  Le  cliœur  se  félicite, 
lorsqu'arrive  à  grand  pas,  essoufflé,  poudreux,  gémissant,  un  dernier 
messager,  l'abbé  en  personne  :  tout  le  domaine,  réuni  à  la  fin  de  la  vente, 
appartient  désormais  à  une  étrangère!  -Vi™"  Scottet  sa  sœurvont  régner 
sur  la  contrée  :  deux  Américain  es,  deux  hérétiques!  «Deux  charmantes 
hérétiques,  en  tout  cas,  »  murmure  Paul  de  Lavardens,  ce  petit  Pari- 
sien qui,  sans  les  connaître,  est  allé  au  bal  chez  elles;  mais  ce  n'est 
une  consolation  ni  pour  sa  naère,  ni  surtout  pour  le  curé.  Celui-ci  reste 
seul  avec  son  filleul,  le  lieutenant  d'artillerie  Jean  Reynaud,  et  sa  ser- 
vante Pauline.  Surviennent  les  deux  sœurs  :  elles  sont  charmantes,  en 
effet,  mais h'^'rétiques, point  du  tout.  «Catholiques,  Pauline!  elles  sont 
catholiques  !  »  Elles  occuperont,  à  l'église,  le  banc  du  château,  quand 
le  curé  dira  la  grand'messe  ;  elles  passeront,  une  fois  la  semaine,  au 
moins,  devant  la  tombe  du  père  de  Jean  :  à  la  bonne  heure  I  En  atten- 
dant, elles  s'invitent,  sans  cérémonie,  à  partager  la  soupe  et  le  gigot 
apprêtés  par  Pauline.  Et,  à  la  fin  du  dîner,  M.  le  curé,  à  qui  son 
neveu  a  oublié  de  pincer  le  bras,  ayant  eu   la  faiblesse  de   s'en- 


REVUE  DRAMATIQUE.  ^63 

dormir,  elles  le  réveillent  en  douceur  par  trois  couplets  de  romance, 
u  II  me  semble,  dit  Bettina  pour  conclure,  que  je  vais  aimer  ce 
pays.  »  Il  nous  semble,  à  nous,  qu'elle  va  aimer  ce  jeune  homme. 

Nous  savons,  connaissant  le  volume,  que  tout  finira  bien  ;  mais  le 
diable,  en  celte  histoire  gouvernée  par  le  bon  Dieu,  c'est  que  tout 
commence  bien  aussi,  et  continue  de  même.  Le  bon  Dieu,  quand  il 
est  si  bon,  ne  se  montre  pas  auteur  dramatique  :  pour  nous  intéres- 
ser, au  théâtre,  il  faut  que  l'innocence  trouve  quelques  obstacles  sur 
le  chemin  du  prix  Montyon.  Or  la  seule  péripétie  du  roman  est  un 
petit  voyage  de  l'artilleur  :  il  va  passer  trois  semaines  dans  un  camp. 
L'absence  du  jeune  premier,  pour  le  dramaturge,  est  d'une  médiocre 
ressource  :  elle  ne  donne  guère  qu'un  entr'acte.  Un  long  entr'acte,  et 
puis  le  dénoûment,  voilà  quelle  était  la  suite  naturelle  de  cet  heureux 
début.  M.  Ludovic  Halévy  l'avait  bien  vu,  sans  doute,  et  c'était  la  rai- 
son de  sa  réserve.  MM.  Hector  Crémieux  et  Pierre  Decourcelle,  pour 
combler  ce  fâcheux  intervalle,  ont  imaginé  une  querelle,  et  inême  un 
duel,  entre  Jean  Reynaud  et  Paul  de  Lavardens.  Ils  ont  inventé  quel- 
ques scènes  (la  première  moitié  du  second  acte),  pour  établir  la  riva- 
lité de  ces  deux  amis  plus  solidement  que  dans  le  livre,  —  plus  pesam- 
ment aussi;  mais  la  dispute  est  bien  amenée,  bien  menée.  Le  duel 
justifie  plus  fortement  (il  le  fallait  peut-être  ici)  la  délicieuse  esca- 
pade de  Bettina,  sa  course  matinale,  en  petits  sabots,  par  la  pluie, 
alors  que  le  régiment  déûle  sous  la  terrasse  :  elle  veut  savoir,  à 
présent,  si  Rodrigue  est  revenu  intact  de  sa  rencontre  avec  don 
Sanche.  Nous  ne  la  suivons  pas  sur  la  terrasse  ;  mais  nous  voyons  les 
gentils  apprêts  de  son  départ;  nous  entendons  les  trompettes  qui  s'ap- 
prochent, qui  passent,  qui  s'éloignent;  et  voici  qu'elle  rentre,  l'ai- 
mable espiègle!  Et  qui  tient,  au-dessus  de  sa  tête,  le  grand  parapluie 
retourné  par  le  vent?  C'est  le  vigilant  abbé  Constantin.  Ces  ingénieux 
tableaux  nous  rappellent,  mieux  que  nous  ne  pouvions  l'espérer,  une 
fin  de  chapitre  exquise. 

Au  dernier  acte,  un  spirituel  épisode  :  M"'"  de  Lavardens  épie  et 
surprend  avec  joie,  parce  qu'elle  la  prend  à  la  lettre,  une  déclaration 
que  son  fils,  en  généreux  vaincu,  adresse  à  Bettina  pour  le  compte  du 
vainqueur.  Enûn,  nous  reconnaissons  les  deux  scènes  capitales  qui 
terminent  le  roman  :  la  confidence  de  Jean  à  son  parrain,  aveu  d'un 
amour  sans  e«poir;  la  confession  à  haute  voix  de  Bettina,  proclamation 
d'un  amour  qui  s'offre  et  qui  ravit  le  désespéré  au  septième  ciel. 

M.  La  fontaine  est  un  abbé  vénérable  et  charmant;  M.  Noblet,  un 
Parisien  authentique,  échappé  de  son  club  pour  se  griser  un  peu  dans 
une  soirée  de  la  colonie  étrangère,  puis  se  dégriser  autant  qu'il  faut 
sous  une  insulte,  comme  s'il  avait  reçu  au  visage  un  verre  d'eau 
froide;  M"«  Darlaud  semble  une  Américaine  empruntée  aux  aquarelles 


IlQh  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

de  M"»*  Madeleine  Lemaire.  M.  Marais,  un  artilleur  bourgeoisement  hé- 
roïque, fera  battre  bien  descœurs;  M"»  Marie  Magnier,  M'""  Desclauzas, 
communiqueront  leur  joviale  humeur  à  bien  des  chambrées  de  Pari- 
siens et  de  provinciaux. 

Ce  bon  abbé  Constantin!..  On  est  bien  aise  qu'il  soit  abbé.  Il  pour- 
rait jouer  le  même  rôle  à  peu  près,  s'il  était  médecin,  cultivateur  ou 
vieillard  sans  profession.  Mais  on  n'aurait  pas  le  même  plaisir  à  l'ho- 
norer d'un  bravo.  Et,  tenez!  l'Odéon,  ces  jours-ci,  nous  a  donné  l'Agneau 
sans  tache,  un  élégant  badinage  de  MM.  Ephraïm  et  Aderer:  le  sujet  de 
ce  pastiche  (style  Restauration)  est  le  stratagème  dont  un  mari  s'avise 
pour  préserver  sa  femme  des  galanteries  d'un  petit  cousin  ;  celui-ci, 
une  sorte  de  Chérubin-Tartufe,  a  pour  précepteur  un  ecclésiastique. 
Si  quelque  plaisanterie  avait  compromis  la  robe  du  prêtre  en  celte 
aventure,  elle  aurait,  du  même  coup,  gâté  le  succès  de  l'ouvrage  :  quitte 
pour  la  peur,  assurément,  le  public  l'a  pourtant  ressentie.  Et,  l'autre 
soir,  au  Théâtre-Libre,  quelle  tirade  a  soulevé  le  plus  d'acclamations? 
Le  panégyrique  des  sœurs  de  charité.  Ah  !  le  temps  est  loin  où  l'on 
représentait  Napoléon  en  paradis!  Selon  le  goût  de  Béranger,  dans  ce 
vaudeville,  on  voyait  une  danseuse  et  une  sœur,  Zéphirine  et  sainte 
Camille,  se  présenter  ensemble  à  saint  Pierre.  La  danseuse,  néces- 
sairement, avait  subi  force  tentations  ;  mais  ce  nigaud  de  saint  Pierre 
supposait  que  sa  compagne,  protégée  par  les  murailles  de  l'hôpital, 
était  restée  pure  :  u  Et  les  carabins!  s'écriait  la  fille  d'Opéra,.,  pour 
qui  les  comptez-vous?  » 

En  novembre  1830,  on  applaudissait  à  ce  trait-là.  Mais  plus 
de  trois  mois  ont  passé  depuis  la  chute  d'un  gouvernement  clérical  !..  Le 
vent  de  Fronde,  à  Paris,  souille  toujours,  mais  il  tourne.  Des  personnes 
pieuses,  naguère,  ont  dû  souhaiter  qu'on  interdît  sur  la  scène  le  port 
du  costume  religieux;  c'est  les  mécréans  aujourd'hui  qui  réclame- 
raient, s'ils  étaient  avisés,  la  séparation  de  l'Église  et  du  théâtre  ! 


Louis  Gandebax. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  novembre. 

Où  donc  s*arrêtera  ce  torrent  d'ignominies  qui  passe  à  travers  nos 
affaires  et  menace  de  tout  entraîner?  Quand  donc  en  aura-t-on  fini 
avec  les  divulgations  scandaleuses,  les  délations,  les  enquêtes,  les 
contre-enquêtes,  les  tripotages,  les  dégradations  et  les  confusions? 
Le  fait  est  qu'à  voir  comment  tout  marche  et  se  complique,  on  n'est 
peut-être  pas  si  près  d'en  finir,  d'échapper  à  cette  tyrannie  des  indi- 
gnités du  jour.  C'est  une  vraie  fatalité;  plus  on  va,  plus  on  semble  se 
perdre  dans  cette  vaste  et  vulgaire  anarchie  où  de  proche  en  proche 
tout  est  compromis,  où  il  ne  reste  rien  d'intact,  où  l'on  ne  sait  plus 
comment  se  ressaisir  et  retrouver  une  direction,  un  point  d'appui.  Des 
affaires  sérieuses  de  la  France,  des  intérêts  les  plus  pressans  du 
pays,  on  ne  s'en  occupe  même  pas  :  on  n'a  plus  le  temps,  la  liberté 
et  le  sang-froid.  Depuis  qu'elles  sont  réunies,  les  chambres  ont  à 
peine  touché  d'une  main  négligente,  d'un  esprit  distrait,  à  quelques 
lois  mal  bâclées,  et  la  conversion  de  la  dette,  qu'elles  ont  expédiée 
sans  y  regarder  de  trop  près,  a  failli  sombrer  entre  deux  interpella- 
tions. Tout  cède  à  l'obsession  du  moment;  tout  est  à  la  grande  affaire, 
aux  trafics  de  décorations,  aux  abus  d'influence,  au  bruit  croissant  des 
révélations  accusatrices,  à  la  guerre  engagée  contre  M.  Wilson,  aux 
coups  de  théâtre  d'audience,  aux  péripéties  d'un  procès  de  police  cor- 
rectionnelle qui,  en  s'étendant  par  degrés,  finit  par  mettre  en  cause  les 
institutions  et  les  hommes,  par  devenir  le  procès  du  régime  tout  en- 
tier. C'est  le  torrent  déchaîné  qui  grossit  et  se  précipite  dans  son  cours 
troublé,  qu'on  ne  peut  plus  ou  qu'on  ne  sait  plus  arrêter,  qu'on  finit 
par  abandonner  à  lui-même,  sans  savoir  ce  qu'il  emportera  sur  son 
passage  1 

TOME  LXXXIV.  —  1887.  30 


496  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

Cette  étrange  affaire,  il  faut  l'avouer,  elle  a  commencé  assez  gau- 
chement, et  d'une  façon  assez  mesquine;  elle  a  été  plus  que  médio- 
crement conduite  par  des  hommes  qui  ne  savaient  visiblement  ni  ce 
qu'ils  faisaient  ni  où  ils  allaient.  De  quoi  s'agissait-il  au  début?  On  a 
découvert,  par  le  hasard  d'une  délation  obscure,  les  opérations  louches 
de  deux  ou  trois  intrigantes  d'un  ordre  subalterne,  faisant  métier  de 
mettre  une  influence  équivoque  et  un  crédit  douteux  au  service  de 
quelques  imbéciles  à  la  recherche  de  décorations  ou  d'emplois.  C'est 
là  le  point  de  départ.  On  a  malheureusement  aussi  surpris  dans  ces 
manèges  suspects  les  noms  de  deux  généraux,  —  l'un  sous-chef  d'état- 
major  au  ministère  de  la  guerre,  l'autre  sénateur,  —  victimes  des  en- 
traînemens  d'une  vie  besogneuse.  C'était  évidemment  une  complication 
pénible  :  elle  aurait  pu  cependant  encore  être  dominée  par  une  autorité 
un  peu  ferme  intervenant  à  propos,  lorsqu'une  indiscrétion  a  livré 
l'incident  aux  journaux,  qui  se  sont  hâtés  naturellement  de  l'aggraver 
en  lui  donnant  une  portée  démesurée  et  un  retentissement  redou- 
table. 11  est  clair  qu'après  avoir  procédé  avec  une  certaine  légèreté 
dans  l'instruction  secrète  de  police  suivie  jusque-là,  on  a  dès  ce  mo- 
ment perdu  un  peu  la  tête.  On  a  été  quelque  peu  étourdi,  et  par  le 
bruit  de  toutes  les  polémiques  accusatrices  des  journaux,  et  par  la 
découverte  de  la  correspondance  de  divers  personnages  publics,  même 
de  quelques  autres  généraux  compromis,  et  surtout  par  l'apparition  du 
nom  du  gendre  de  M.  le  président  de  la  république,  de  M.  Wilson, 
dans  ces  intrigues  vulgaires.  Ministres,  préfecture  de  police,  parquet, 
se  sont  embrouillés,  et  l'action  judiciaire  s'en  est  visiblement  res- 
sentie. La  chambre,  réunie  sur  ces  entrefaites,  s'est  hâtée  de  mettre 
dans  cette  venimeuse  affaire  un  peu  plus  de  confusion  encore,  en  pré- 
tendant ouvrir,  à  côté  de  l'action  judiciaire  déjà  engagée,  une  enquête 
parlementaire  qui  est  devenue  un  instant  une  complication  politique 
par  un  conflit  de  tous  les  pouvoirs. 

Ce  n'était  rien  encore,  ce  n'était  du  moins  qu'un  désordre  de  plus 
dans  un  désordre  moral  déjà  assez  sensible.  Ce  qui  a  tout  aggravé  et 
tout  précipité,  c'est  que  le  jour  où  le  procès  correctionnel  s'est  ouvert 
devant  le  10*  chambre,  on  s'est  trouvé  en  présence  d'un  vrai  coup  de 
théâtre  de  prétoire,  d'un  fait  inexplicable  et  inexpliqué  jusqu'ici.  Par 
un  hasard  étrange,  il  est  apparu  brusquement,  avec  une  évidence  pres- 
que inexorable,  que  le  dossier  des  accusés  les  plus  subalternes  n'avait 
pas  été  respecté,  que  des  lettres  de  M.  Wilson  a^  aient  été  retirées, 
remplacées,  refaites  après  coup.  A  quel  moment  de  l'instruction  et 
comment  ces  soustractions,  ces  substitutions  ont-elles  pu  s'accomplir? 
Qui  a  pu  se  prêter  à  fausser,  par  de  tels  subterfuges,  l'action  de  la 
justice?  Quels  sont  les  coupables  et  les  complices?  Où  sont-ils?  On  ne 
le  sait  pas  encore,  on  ne  le  saura  peut-être  même  pas.  Toujours  est-il 
que  ce  seul  fait  a  suffi  pour  laisser  entrevoir  toute  une  partie  mysté- 


REVUE.    —    CHRONIQOEt  â67 

rieuse  et  inavouée  dans  une  affaire  déjà  assez  scabreuse,  pour  oCfrir  de 
nouveaux  alimens  à  toutes  les  suspicions.  La  situation  s'est  trouvée 
nipiriement  aggravée.  Les  accusés  de  la  10*  chambre,  à  commencer 
par  le  générai,  frappé  le  premier  pour  ses  tristes  complicités,  n'ont 
plus  été  que  des  comparses  disparaissant  dans  cette  phase  nouvelle 
d'une  déplorable  aventure.  M.  Wilson,  plus  que  jamais  compromis,  ap- 
pelé aujourd'hui  comme  témoin,  peut-être  demain  comme  prévenu 
devant  la  justice,  a  mis  M.  le  président  de  la  république  lui-même 
dans  la  position  la  plus  fausse  et  la  plus  délicate.  Le  ministère,  pressé 
par  la  chanbre  qui  est  intervenue  encore  une  foi'*,  ne  s'est  sauvé  peut- 
être  qu'en  livrant  en  partie  sa  propre  dignité,  en  partie  l'indépendance 
de  la  magistrature,  en  suspendant,  sous  le  coup  d'une  sorte  de  som- 
matiou,  le  procès  d<^jà  engagé,  pour  ouvrir  une  nouvelle  action  judi- 
ciaire coïncidant  aujourd'hui  avec  l'enquête  parlementaire.  En  un  mot, 
tout  est  contoudu;  tout  s'est  aggravé,  envenimé  en  p' u  de  temps,  et, 
ce  qui  pouvait  n'être  à  l'origine  qu'une  affiire  de  police  curreciionnelle, 
ou  une  affaire  disciphûaire  à  l'égard  de  quelques  généraux,  est  devenu 
par  degrés  un  immense  gâchis  mo'al  et  politique,  peut-être  le  com- 
mencement d'une  périlleuse  crise  de  gouvernement  et  d'institutions. 
C'est  la  suiie  des  faits  qiii  se  déroulent  depuis  plus  d'un  mois  et  qui 
viennent  se  résoudre  dans  l'anarchie  la  plus  oractérisée. 

On  en  est  là  aujourd'hui.  Assurément  toutes  ces  intrigues  dévoilées, 
toutes  ces  malheureuses  compromissions  surprises  au  hasard  d'une 
instruction  décousue,  toutes  ces  agitations  intéressées  d'uu  monde 
équivoque  et  famélique,  tous  ces  faits  brutalement  mis  à  nu,  sont 
une  offense  pour  la  moralité  publique.  Rien  n'est  plus  pénible,  plus 
humiliant  que  de  voir  des  trafiquantes  de  bas  étage,  des  agens  véreux 
de  toutes  les  spéculations,  usurper  une  sorte  de  crédit,  et  des 
hommes  qui  devraient  avoir  un  sentiment  plus  fier  de  leur  jiosiiion 
se  laisser  entraîner  dans  des  relations  suspectes,  dans  des  manèges 
indignes,  —  devenir  même  quelquefois  les  complices  de  commerres 
inavoués.  Que  la  justice  se  montre  inflexible,  quand  elle  peut  mettre  la 
main  sur  ces  coupables  iutrigues,  eût-elle  à  exercer  ses  sévérités 
contre  des  personnages  qu'elle  ne  se  serait  pas  attendue  à  rencontrer 
dans  de  pareilles  aventures,  rien  de  mieux,  rien  même  de  plus  ras- 
surant pour  l'opinion.  Il  ne  faudrait  pas  cependant  tout  dénaturer, 
tout  exagérer,  par  une  sorte  de  passion  contagieuse  de  diffamation. 
A  y  regarder  de  près,  tous  ces  faits  si  violemment  comnaentés  et  en- 
venimés n'ont  réellement  pas  l'importance  qu'on  leur  donne.  Ils  sont 
de  1  ordre  le  plus  mesquin,  ils  restent  limitas.  Puisqu'on  parle  tou- 
jours de  décorations,  on  ne  dislingue  pas  le  fait  précis  d'une  déco- 
rauon  recherchée  et  obtenue  à  prix  d'argent.  On  ne  voit  pas  la  preuve 
Baisifc&abie  que  la  corruption  et  la  vénalité  aient  pénétré  dans  nos 
administrations  publiques.  Par  eux-mêmes,  ces  faits,  qui  alimentent 


A 68  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

depuis  un  mois  toutes  les  polémiques,  restent  isolés,  réduits  à  de  mé- 
diocres proportions  ;  ils  ne  mériteraient  pas  surtout  de  provoquer  tant 
de  bruit,  de  passionner  tout  un  pays,  de  devenir  peut-être  la  cause 
d'une  redoutable  crise  publique.  En  réalité,  ce  qu'il  y  a  de  plus  grave 
dans  ces  misérables  incidens,  c'est  l'explosion  d'anarchie  dont  ils 
ont  été  l'occasion  ou  le  prétexte,  c'est  cette  situation  altérée,  épuisée, 
qu'ils  ont  mise  à  nu,  où  il  semble  que  toutes  les  idées  de  justice  ré- 
gulière et  de  gouvernement  aient  disparu,  où  tous  les  pouvoirs  éper- 
dus et  troublés  se  heurtent  dans  une  vaste  confusion.  Ce  qu'il  y  a,  en 
un  mot,  de  plus  sérieux,  de  plus  inquiétant  dans  ces  faits,  c'est  moins 
ce  qu'ils  sont  par  eux-mêmes  que  ce  qui  se  passe  autour  d'eux. 

S'il  est,  en  effet,  un  phénomène  saisissant  et  tristement  signifi- 
catif, c'est  cette  sorte  de  surprise  effarée  qui  s'est  manifestée  depuis 
quelques  semaines,  qui  se  traduit  par  une  incohérence  universelle. 
La  vérité  est  que  rien  n'est  à  sa  place,  que  le  sentiment  des  plus  sim- 
ples conditions  d'un  régime  régulier  semble  émoussé  et  obscurci  par- 
tout, dans  les  administrations  comme  dans  l'état,  dans  le  gouverne- 
ment comme  dans  les  partis.  La  chambre,  bien  entendu,  a  donné 
l'exemple  de  toutes  les  confusions  ;  elle  a  voulu  faire  sentir  son  auto- 
rité par  une  enquête  parlementaire.  Elle  avait  certainement  le  droit 
d'ouvrir  une  enquête;  elle  en  a  abusé  par  une  sorte  d'outrecuidance 
parlementaire.  On  a  eu  beau  lui  dire  qu'elle  s'engageait  dans  une 
voie  sans  issue,  elle  n'a  rien  écouté  :  elle  voulait  avoir  son  enquête, 
elle  l'a  décidée,  —  et,  par  une  subtilité  de  parti,  elle  a  voulu  donner  à 
cette  enquête  une  couleur  républicaine  en  l'étendant  non  plus  seulement 
aux  faits  du  moment,  mais  à  tout, — en  se  donnant  la  mission  de  a  faire 
respecter  l'administration  de  la  république,  »  de  prendre  au  besoin  à 
partie  «  ceux  qui  auraient  porté  atteinte  à  l'honneur  et  à  la  considé- 
ration de  cette  administration.  »  La  chambre  a  voté  ce  qu'elle  a  voulu  : 
que  peut-elle  faire?  Quelle  est  la  sanction  de  ses  décisions?  Où  a-t-elle 
pris  le  droit  de  menacer  ceux  qui  auraient,  selon  elle,  porté  atteinte  à 
la  considération  républicaine?  Elle  n'a  pas  vu  qu'elle  se  mettait  dans 
l'alternative  de  poursuivre  l'œuvre  la  plus  vaine  oude  s'ériger  en  pouvoir 
omnipotent,  étendant  sa  juridiction  sur  l'administration  tout  entière,  sur 
toutes  les  administrations,  —  et  même  sur  de  simples  citoyens.  Ce  n'est 
pas  tout.  Le  jour  où  s'est  produit  cet  étrange  incident  des  lettres  substi- 
tuées, la  chambre  encore  une  fois  n'a  pu  contenir  son  impatience;  elle 
a  obligé,  séance  tenante,  le  ministère  à  suspendre  un  procès,  à  inter- 
rompre l'œuvre  d'un  tribunal.  Vainement  on  lui  a  fait  remarquer  qu'elle 
se  substituait  à  la  justice,  qu'elle  confondait  tout:  elle  ne  s'est  point  ar- 
rêtée, et  voilà  aujourd'hui  deux  enquêtes  ouvertes,  l'une  au  Palais-Bour- 
bon, l'autre  au  Palais  de  Justice.  La  commission  parlementaire  mande 
et  interroge  M.  le  préfet  de  police  et  ses  agens.  Le  juge  d'instruction 
mande  et  interroge,  de  son  cùté,  les  mêmes  agens  sur  les  mêmes  faits,— 


RETUl,    —   CHRONIQUE.  469 

et  tout  marche  ainsi  !  Autre  spécimen  de  cette  anarchie  du  jour.  On  ne 
peut  se  dissimuler  que  depuis  l'origine  de  celte  triste  affaire  il  y  a  un 
conflit  ouvert  entre  la  préfecture  de  police,  qui  procède  avec  une  certaine 
désinvolture,  qui  ne  met  pas  toujours  une  parfaite  correction  dans  ses 
saisies  de  papiers,  qui  garde  des  dossiers  pendant  un  mois,  —  et  la 
magistrati  re  qui  se  plaint.  Entre  la  préfecture  et  le  parqueton  se  que- 
relle, et  nous  assistons  à  cet  étrange  spectacle  d'un  échange  de  notes 
rectificatives,  doucereusement  acrimonieuses,  auxquelles  viennent  se 
joindre  au  besoin  les  notes  ministérielles  qui  n'éclaircissent  rien. 

Ainsi  la  préfecture  de  police  est  en  guerre  avec  la  justice,  la  ma- 
gistrature se  plaint  de  la  préfecture  de  police,  la  chambre  se  met  de 
la  partie  pour  tout  compliquer,  pour  tout  embrouiller,  le  ministère  se 
sent  impuissant  :  bref  le  gâchis  est  complet,  et  si  tous  ces  faits  qui 
émeuvent  l'opinion  depuis  quelque  temps  ont  pris  une  importance 
qu'ils  ne  devaient  pas  avoir,  c'est  la  faute  de  cette  anarchie  qui  est 
partout  aujourd'hui,  qui  à  la  vérité  se  prépare  depuis  des  années.  C'est 
la  suite  de  tout  un  passé,  de  toute  une  politique.  En  définitive,  la 
chambre,  avec  ses  manies  d'usurpation,  ne  fait  en  ce  moment  que  ce 
qu'elle  a  touj'^urs  fait,  ce  que  la  commission  du  budget  fait  encore  à 
l'heure  qu'il  est,  et  si  elle  a  contribué  à  ce  vaste  désordre,  c'est  qu'il 
ne  s'est  pas  trouvé  un  ministère  pour  la  diriger,  pour  lui  résister  au 
besoin,  pour  lui  faire  sentir  la  nécessité  d'un  vrai  gouvernement.  Si 
l'administration  est  incohérente,  si  la  magistrature  elle-même  semble 
affaiblie  et  incertaine,  c'est  que  depuis  longtemps  on  travaille  à  tout 
désorganiser.  On  parle  toujours  de  faveurs  illicites,  de  décorations, 
et  il  n'est  point  douteux  que,  s'il  y  a  des  abus  ou  des  délits,  on  doit 
les  réprimer;  mais  est-ce  que, depuis  longtemps,  il  n'est  pas  entendu, 
dans  le  parti  républicain,  que  décorations  et  faveurs  sont  une  mon- 
naie électorale,  que  tout  est  permis  dans  l'intérêt  républicain?  Est-ce 
que  ce  n'est  pas  là  aussi  un  coupable  abus,  une  véritable  fraude? 
On  va  ainsi  pendant  des  années,  et  puis  on  s'étonne  de  voir  l'anarchie 
éclater  1  On  recueille  ce  qu'on  a  semé,  et,  au  lieu  de  chercher  toute  sorte 
de  remèdes  empiriques,  on  ferait  beaucoup  mieux  de  reconnaître  tout 
simplement  que  le  seul  moyen  de  se  relever  est  de  revenir  à  une  po- 
litique faite  pour  rendre  l'autorité  et  la  force  au  gouvernement,  la 
contiance  au  pays.  C'est  pour  le  moment  la  seule  moralité  à  tirer  de 
toutes  ces  misères  au  milieu  desquelles  on  se  débat. 

Aujourd'hui  comme  hier,  en  dépit  de  toutes  les  déclarations  et  de 
toutes  les  assurances  d'un  optimisme  calculé,  il  y  a  plus  d'équivoques 
et  de  mauvaises  apparences  que  de  signes  favorables  dans  les  affaires 
de  notre  vieux  monde.  Plus  que  jamais  peut-être  l'état,  de  l'Europe 
reste  incertain  et  obscur  ;  il  dépend  de  tant  de  circonstances  diverses, 
de  tant  d'événemens  prévus  ou  imprévus,  qu'on  ne  pourrait  dire,  sans 
présomption,  où  l'on  en  sera  demain.  Cette  situation  européenne,  qui 


470  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

a  déjà  changé  bien  des  fois,  qui  changera  encore,  elle  peut  se  ressen- 
tir jusqu'à  un  certain  point  du  passage,  jusqu'ici  fort  douteux,  mainte- 
nant vraisemblable  et  prochain,  de  l'empereur  Alexandre  III  à  Berlin; 
elle  psut  dépendre  surtout,  à  l'heure  qu'il  est,  d'un  de  ces  événemens 
sur  lesquels  la  puissance  humaine  ne  peut  rien,  de  l'éventualité  d'un 
changement  de  règne,  qui  semble  se  préparer  d'heure  en  heure  en  Al- 
lemagne. 

C'est  là  l'inexorable  réalité,  en  effet.  L'empereur  Guillaume,  malgré 
son  robuste  tempérament,  malgré  l'énergie  avec  laquelle  il  se  défend, 
plie  visiblement  sous  le  poids  des  années,  et  paraît  à  tout  instant  être 
au  bout  de  sa  longue  et  prodigieuse  existence;  il  peut  unir  dans  une 
crise  soudaine.  Son  héritier  direct,  le  prince  Frédéric-Guillaume,  celui 
qu'on  appelait  le  prince  Fritz,  est  depuis  quelque  temps  déjà  atteint 
d'une  maladie  implacable  qui  met  prématurément  sa  vie  en  danger. 
On  l'a  conduit,  il  y  a  quelques  mois,  en  Angleterre,  où  il  a  paru  une 
dernière  fois,  par  un  effort  de  volonté,  au  jubilé  de  la  reine,  et  où  il 
ne  s'est  pas  guéri  ;  on  l'a  conduit,  il  y  a  quelques  semaines,  en  Italie, 
à  Baveno,  à  San-Remo,  où  son  état  s'est  rapidement  aggravé.  Depuis 
quelques  jours,  médecins  anglais  et  allemands  appelés  autour  du 
prince  semblent  garder  peu  d'illusions  sur  la  nature  du  mal  et  sur 
l'inévitable  dénoûmeut.  D'une  heure  à  l'autre,  en  peu  de  temp*?,  si 
l'on  veut,  une  catastrophe  peut  survenir,  et  la  couronne  de  Prusse  et 
d'Allemagne  passerait,  sans  avoir  même  effleuré  le  front  de  l'héritier 
direct,  sur  la  léie  du  peiit-ûls  de  l'empereur  Guillaume,  d'un  prince 
de  oioiDS  de  trente  ans,  arrivant  au  trône  avec  les  passions  et  les  am- 
bitions de  sa  race,  avec  les  impétuosités  et  l'arrogance  d'une  jeunesse 
infatuée.  La  transition,  qui  n'est  encore  qu'en  perspective,  ne  laisse- 
rait peut-être  pas  d'être  difficile  et  périlleuse.  Ce  n'est  point,  sans 
doute,  que  le  nouveau  règue  dût  nécessairement  inaugurer  une  poli- 
tique nouvelle,  un  nouvel  ordre  d'événemens,  et  que  tout  fût  changé 
du  jour  au  lendemain.  La  situation  ne  serait  pas  nioins  sensiblement 
modilJée.  Avec  le  vieil  empereur,  l'âge,  la  satisfaction  d'une  immense 
gloire  qu'on  ne  veut  pas  compromettre,  sont  des  garanties  de  pru- 
dence, et  lorsque  surviennent  à  l'improviste  de  ces  incidens  qui  met- 
tent à  l'épreuve  les  relations  internationales,  on  peut  être  sûr  que  le 
premier  mouvement  est  à  la  sagesse,  à  l'esprit  de  conciliation.  Le 
prince  qui,  selon  toutes  les  apparences,  était  destiné  à  succéder  à  son 
père,  à  l'empereur  Guillaume,  et  qui  a  eu  lui-même  sa  part  dans  les 
succès  militaires  de  la  Prusse,  le  prince  Frédéric  a  toujours  passé 
pour  aimer  la  paix,  pour  avoir  des  goûts  relativement  libéraux;  il  au- 
rait probablement  porté  sur  le  trône  un  esprit  assez  calme,  libre  de 
préjugés  et  d'animosiiés.  Le  prince  Guillaume,  qui  peut  être  appelé 
demain  à  ceindre  la  couronne  royale  de  Piusse  et  la  couronne  impé- 
riale d'Allemagne,  est  jeune  encore,  il  n'a  pas  fait  la  guerre;  il  a  les 


REVUE.    —    CHRONIQDE.  471 

goûts  soldatesques,  il  y  joint,  dit-on,  de  violentes  impatiences  d'ac- 
tion, et  il  ne  paraît  pas  manquer  de  confiance  en  lui-même.  Il  peut 
Iruuver  aussi  dans  les  agitations  socialistes  de  l'Allemagne  des  diffi- 
cultés croissanies,  qu'il  seia  tenté  de  trancher  ou  de  détourner  par  les 
diversions  gueriiéres.  En  un  mot,  avec  un  nouveau  souverain  à  l'hu- 
meur un  peu  vive,  tout  ne  sera  point  évidemment  facile.  Et  c'est 
ainsi  que  toutes  ces  éventualités  de  changement  de  règne  à  Berlin 
mettent  dans  la  situation  européenne  d'étranges  obscurités,  de  dange- 
reuses incertitudes;  elles  sont  pour  le  moment  une  complication  de 
plus  au  milieu  de  tant  d'autres  complications  que  la  diplomatie  est 
toujours  occupée  à  déLOuer  ou  à  détourner  avec  ses  savantes  combi- 
naisons. 

A  dire  toute  la  vérité,  la  diplomatie  ne  dénoue  rien  le  plus  souvent, 
et  elle  ajoute  quelquefois  tlle-même  auxcum^ilications  qu'elle  prétend 
apaieer.  Elle  s'agite  beaucoup,  précisément  parce  qu'tlle  sent  que  tout 
est  incertain  et  précaire  autour  d'elle,  q  le  tout  est  livré  au  hasard  ;  elle 
s'épuise  en  négociations  artilicieuses,  elle  combine  des  alliances  et  elle 
ne  réussit,  en  déliniiive,  qu'à  créer  une  situation  de  plus  en  plus 
troublée  et  tendue,  où  il  n'y  a  ni  sûreté,  ni  garantie,  où  tout  est  fac- 
tice et  obscur  du  côté  de  l'Orient  comme  en  Occident.  La  diplomatie  a 
sans  doute,  de  temps  à  autre,  ses  grandes  conceptions,  ses  combinai- 
sons préservatrices  sur  lesquelles  elle  compte  pour  maintenir  ou  re- 
mettre l'ordre  partout.  Elle  a  aujourd'hui  ce  qu'on  appelle  la  triple 
alliance,  cette  triple  alliance  centrale,  qui  n'a  pas  toujours  été,  il  est 
vrai, ce  qu'tlle  est  mainteuant,  qui,  dans  sa  métamorphose  la  plus  ré- 
cente, date  de  quelques  mois  et  a  été  dermèi émeut  cohfirmée,  peut- 
être  cuniplélée,  aFnednchsruhe.C'est  une  alliance  fort  commode,  dont 
M.  de  bi&uiarck  rtsie  toujours  maître,  et  où  il  lait  entrer  qdi  i.  veut, 
un  jour  la  Hussie,  un  autre  jour  l'Italie,  sans  jamais  chang-r  de  but. 

Qu'en  esi-il  rt  elleinent  de  cette  alliance  sous  sa  (orme  nouvelle, 
telle  qu'tlle  paraît  avoir  été  délibérée  et  arrêtée  la  où  tout  se  décide, 
à  Friedrich.sruhe?  Quelle  en  est  la  signilicaiion  et  quelles  en  seront 
les  coll^équences  dans  l'état  présent  de  l'Europe?  Quelle  garantie 
offre-t  elle  pour  la  paix  générale,  pour  la  solution  ne  toutes  les  ques- 
tions qui  pariagtni  l'opinion  européenne,  notamment  de  cette  ques- 
tion bulgare,  qui  est  peut  être  un  des  secrets  des  dernièrrs  déli- 
bérations des  chancelleries?  Les  commentaires  se  succèdent  depuis 
quelques  jours;  on  dit  naturellement  ce  qu'on  veut.  Le  président 
du  Conseil  du  loi  Uumbert,  encore  tout  chaud  des  converbaiions  de 
Fnednchsruhe,  a,  le  pnmier,  donné  le  signal  des  explications  dans 
son  discours  de  Turin;  il  a  parlé  en  homm«  un  peu  pressé  de  publier 
sa  bonne  fortune,  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  clair,  c'est  que  l'Italie  est  désor- 
mais admise  parmi  les  gardiens  de  l'ordre  européen,  c'est  que  M.  Crispi, 
l'ancien  lieutenant  deGaribaldi,  par  une  étonnante  et  rassurante  con- 


472  REVUE   DES    DEUX   MONDESr 

version,  est  aujcard'hui  un  des  conservateurs  de  la  paix,  du  droit,  de 
l'équilibre  des  nations  1  Le  chancelier  de  l'empereur  François-Joseph, 
le  comte  Kalnoky,  a  eu  à  son  tour,  ces  jours  passés,  l'occasion  de  s'expli- 
quer et  devant  la  délégation  hongroise  et  devant  la  délégation  autri- 
chienne. Le  comte  Kalnoky  a  parlé  en  homme  provisoirement  sûr  de 
son  affaire.  11  n'a  point  hésité  à  représenter  comme  la  première  et 
souveraine  garantie  de  la  paix  l'alliance  de  l'Autriche,  de  l'Allemagne 
et  de  l'Italie,  cette  alliance  à  laquelle  l'Angleterre  se  rattacherait  au 
besoin  dans  les  affaires  d'Orient.  11  s'est  exprimé  avec  un  certain  art 
sur  la  question  bulgare,  sur  la  politique  du  cabinet  de  Vienne,  sur  les 
relations  de  l'Autriche  et  de  la  Russie,  relations  qui,  sans  avoir  peut- 
être  un  caractère  de  parfaite  cordialité,  restent  courtoises  et  pacifi- 
ques. Sans  rien  brusquer,  il  en  a  dit  assez  pour  être  compris  à  Pé- 
tersbourg,  pour  laisser  entendre  que  l'Autriche,  toujours  préoccupée 
de  sa  position  en  Orient,  appuyée  par  ses  alliés,  n'admettrait  en 
aucun  cas  l'intervention  d'une  seule  puissance,  surtout  d'une  puis- 
sance rivale,  dans  les  Balkans.  M.  de  Kalnoky  a  eu  tout  le  succès  qu'il 
désirait  auprès  de  ses  délégations,  de  même  que  M.  Crispi  a  eu  son 
succès  à  Turin.  Dans  toutes  ces  explications  italiennes  et  autrichiennes, 
dii  reste,  comme  s'il  y  avait  un  mot  d'ordre,  on  ne  parle  que  de  la  paix, 
du  respect  des  traités  et  de  tous  les  droits,  d'un  accord  défensif.  S'il 
y  a  autre  chose  dans  l'alliance,  on  ne  le  dit  pas,  c'est  le  secret  de  l'ave- 
nir; on  se  contente  de  parler  du  présent  avec  la  confiance  d'hommes 
satisfaits  de  leur  rôle. 

Oui,  sans  doute,  tout  le  monde  est  content  ou  parait  l'être.  L'Italie 
est  contente,  elle  est  entrée  dans  une  sainte-alliance  d'un  nouveau 
genre,  et  elle  s'y  trouve  bien  I  11  y  a  bien  encore,  il  est  vrai,  des  Ita- 
liens qui  se  sentent  mal  à  l'aise  devant  cette  politique,  qui  la  jugent 
dangereuse  ou  inutile  et  qui  le  disent.  M.  Crispi  se  chargera  de  les 
convertir  à  la  grande  diplomatie,  de  leur  démontrer  que  l'Italie  doit 
être  trop  heureuse  de  se  voir  l'alliée  ou  la  protégée,  pour  ainsi  dire, 
de  l'empire  d'Allemagne  1  L'Autriche,  elle  aussi,  est  satisfaite.  Elle  se 
sent  garantie  ;  elle  a  pu  en  douter  quelquefois,  elle  se  croit  plus  sûre 
aujourd'hui  d'être  soutenue  dans  sa  politique  si  elle  venait  à  être 
attaquée.  Bref,  à  en  juger  par  les  discours,  la  satisfaction  est  univer- 
selle :  tout  est  pour  le  mieux  !  L'alliance  dont  on  fait  tant  de  bruit, 
qu'on  s'efforce  de  commenter  pour  l'instruction  du  monde,  cette  al- 
liance n'a,  comme  on  le  dit,  d'autre  objet  que  la  défense  commune, 
le  maintien  de  la  paix,  l'inviolabilité  des  traités;  c'est  entendu  1  11  y  a 
seulement  une  petite  difficulté  :  ceux  qui  contractent  de  ces  engage- 
mens  en  partie  inconnus,  en  parlant  toujours  de  la  paix,  ne  s'aperçoi- 
vent pas  qu'ils  parlent  pour  ne  rien  dire,  qu'ils  n'abusent  personne, 
que  des  alliances  de  ce  genre  ne  signifient  rien  ou  qu'elles  sont  faites 
justement  en  vue  d'une  guerre  prévue,  préparée  par  eux-mêmes: 


I 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  A73 

elles  sont  tout  simplement  une  coalition  ou  elles  ne  sont  qu'un  puéril 
expédient  d'occasion  !  On  veut,  dit-on,  maintenir  l'inviolabilité  du 
droit  international  et  assurer  le  respect  des  traités.  C'est  fort  bien. 
Voici  cependant  une  circonstance  curieuse  1  II  y  a  un  point  particulier 
en  Europe  où  un  traité  signé  avec  quelque  solennité  est  manifeste- 
ment en  suspens  :  c'est  la  Bulgarie.  Là,  à  Sofia,  à  Philippopoli,  il  ne 
reste  plus  rien  du  traité  de  Berlin,  il  ne  reste  même  rien  d'un  ordre 
quelconque.  Organisation  publique,  conditions  de  souveraineté  et  de 
suzeraineté,  régime  légal  des  deux  provinces,  de  la  Bulgarie  et  de  la 
Roumélie,  tout,  depuis  plus  de  deux  ans,  est  en  confusion.  Chose  bizarre 
pourtant!  cette  triple  alliance  faite,  dit-on,  pour  assurer  le  respect  des 
traités,  paraît  jouer  ici  un  rôle  un  peu  étonnant.  M.  Crispi  encourage 
les  Bulgares  dans  leurs  résolutions  d'indépendance,  et  leur  propose 
presque  sa  protection, —  en  leur  demandant  leur  reconnaissance!  L'Au- 
triche, sans  aller  jusqu'à  reconnaître  la  régularité  de  tout  ce  qui  s'est 
fait  en  Bulgarie  et  la  légalité  de  la  situation  du  prince  Ferdinand  de 
Gobourg,  a  pour  le  prince  des  préférences  et  des  sympathies  qu'elle 
ne  déguise  même  pas.  L'Angleterre  ne  demanderait  pas  mieux  que 
de  soutenir  tout  ce  qui  aggraverait  et  rendrait  irréparable  la  scission 
entre  les  Bulgares  et  la  Russie.  M.  de  Bismarck  jusqu'ici  ne  dit  rien. 
Voilà  un  traité  bien  défendu  par  des  diplomates  réunis,  dit- on,  pour 
garantir  le  respect  des  conventions! 

Cjmment  sortira-t-on  de  là  ?  On  n'en  sortira  pas  vraisemblablement 
sans  passer  par  bien  des  péripéties  et  des  incidens  imprévus,  peut- 
être  même  sans  qu'il  y  ait  des  révolutions  nouvelles  dans  les  rapports 
des  gouvernemens.  La  fortune  diplomatique  est  changeante.  L'Italie 
s'est  montrée  fort  glorieuse,  et  son  premier  ministre  s'est  hâté  de  triom- 
pher pour  elle,  le  jour  où  elle  a  paru  prendre  dans  l'ancienne  triple 
alliance,  —  l'alliance  des  trois  empereurs, —  la  place  laissée  vide  par 
la  Russie.  Est-elle  bien  sûre  qu'il  n'y  aura  pas  pour  elle  quelque  revire- 
ment, quelque  mécompte,  que  M.  de  Bismarck,  avec  ea  facilité  d'évo- 
lution, ne  se  sera  pas  servi  de  l'Italie  pour  quelque  calcul  du  moment, 
comme  il  l'a  déjà  fait  plus  d'une  fois?  Il  y  a  des  Italiens,  si  nous  ne 
nous  trompons,  qui  ont  eu  déjà  des  doutes,  qui  ont  flairé  quelque  sub- 
terfuge de  haute  diplomatie.  Il  y  a  quelques  semaines,  lorsque 
M.  Crispi  s'est  rendu,  de  son  propre  mouvement  ou  sur  un  geste  en- 
courageant, à  Friedrichsruhe,  le  moment  était  unique  :  l'empereur 
Alexandre  III,  qui  était  à  Copenhague,  venait  de  laisser  passer  l'occa- 
sion, qui  lui  était  offerte,  de  visiter  l'empereur  Guillaume  à  Stettin,  et 
il  paraissait  décidé  à  ne  pas  toucher  le  territoire  de  l'Allemagne  à  son 
retour  en  Russie.  M.  de  Bismarck  n'était  peut-être  pas  fâché  de  mon- 
trer au  tsar  qu'il  n'avait  que  le  choix  des  alliés  :  il  avait  l'Italie  toute 
prête  pour  jouer  son  jeu!  Que  s'est-il  passé  depuis?  On  a  eu  le  temps 
de  réfléchir.  L'empereur  Alexandre,  retenu  par  une  maladie  de  ses 


à7h  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

enfans,  a  prolongé  son  séjour  au  château  de  Fredensborg,  auprès  de 
Copenhague.  La  navigation  de  la  Baltique  pouvait  devenir  plus  difTicile. 
Le  retour  en  Rusf>ie  par  la  Suède  risquait  d'être  pénible  pour  la  fa- 
mille impériale.  Toujours  est-il  que,  i  our  une  raison  ou  pour  une  autre, 
Alexandre  IIF,  près  de  rentrer  à  Saint-Pétersbourg,  s'est  décidé  à  passer 
par  l'Allemagne  et  à  aller  jusqu'à  Berlin.  11  ne  doit  y  rester  que  peu 
de  temps,  quelques  heures  seulement,  dit-on,  assez  pour  voir  l'empe- 
reur Guil'aume,  sans  s'attarder  dans  la  capitale  prussienne.  Peu  im- 
porte le  nombre  des  heures;  le  seul  fait  du  voyage  a  son  impor- 
tance. 

11  se  peut,  sans  doute,  que  la  visite  d'Alexandre  III  à  l'empereur 
Guillaizme  reste  un  acte  de  courtoisie  et  de  suprême  déférence  d'un 
petit-neveu  à  l'égard  d'un  vieil  oncle.  Il  se  peut  fort  bien  aussi  que  le 
passage  du  tsar  à  Berlin  ait  une  influence  sur  la  marche  des  affaires, 
sur  la  direction  que  M.  de  Bismarck  donnera  à  la  politique  qu'il  se 
propose  de  suivre  avec  ses  a'iiés  en  Orient.  Eu  un  mot,  rinlerprf-tation 
de  la  triple  alliance  peut  dépendre  des  rapports  que  le  chancelier 
allemand  se  croira  intéressé  à  renouer  avec  la  Russie.  C'est  là  toute  la 
question  !  Et  voilà  comment  la  situation  européenne  reste  ce  qu'elle 
était,  avec  ses  incertitudes,  ses  ambiguïtés  et  ses  faiblesses,  en  dépit 
de  tous  les  traités  plus  ou  moins  secrets,  de  tous  les  commentaires  et 
de  tous  les  discours! 

C'est  une  vieille  tradition  pour  les  ministres  anglais  d'assister  tous 
les  ans  au  banquet  d'inauguration  du  nouveau  lord-maire  de  la  cité 
de  Londres,  et  tous  les  ans  le  premier  ministre  saisit  l'occasion  du 
banquet  de  Guildhall  pouf  exprimer  ses  opinions  sur  les  afiaires 
de  l'Europe,  sur  la  politique  extérieure  et  intérieure  de  l'Angleterre. 
Cett^^  année,  la  cérémonie  avait  une  originalité  particulière:  c'est  pour 
la  première  fois  que  le  chef  municipal  élu  par  la  cité  est  d'une  origine 
étrangère  et  de  la  religion  romaine.  Le  nouveau  lord-maire,  qui  est 
établi  depuis  longtemps,  il  est  vrai,  en  Angleterre,  M.  de  Keyser,  est 
Belge  de  naissance  et  catholique  de  religion.  C'est  lui  qui  a  reçu, 
avec  la  somptuosité  et  les  pompes  surannées  de  l'étiquette  tradition- 
nelle, les  membres  du  corps  diplomatique  invités  avec  les  ministres 
de  la  reine.  Le  discours  que  lord  Salisbury  a  prononcé  au  festin  pan- 
tagruélique de  Guildhall  ne  laisse  point  assurément  d'avoir  sa  signi- 
fication et  son  importance.  Le  chef  du  cabinet  britannique,  sans  se 
faire  trop  d'illusions  sur  les  causes  du  malaise  tt  du  trouble  répandus 
en  Europe,  a  témoigné  une  ctriaine  confiance  dans  la  durée  de  la  paix; 
il  a  pailô  en  ministre  d'une  politique  paciOqiie.  Déjà,  au  banquet  de 
1886,  il  s'était  hasardé  à  prophétiser  la  paix  pour  l'année  où  nous 
entrions,  et  il  ne  s'est  pas  trompé.  Peut-être  et-père-t-il  le  même  bien- 
fait pour  cette  année  qui  va  s'ouvrir  :  il  eu  sera  ce  qui  pourra,  c'est 
un  vœu  honnête  et  assez  vague  pour  n'être  pas  compromettant.  Ce 


RETUE,    —   GHRONIQDEf  A75 

qui  est  plus  précis  et  plus  significatif  dans  le  discours  de  Guiîdhall. 
c'est  la  netteté  avec  laquelle  lord  Salisbiiry  s'est  exprimé  sur  un  des 
points  les  plus  ese^entiels  de  la  poliiique  du  jour.  Évidemment  le  pre- 
mier ministre  de  la  reine  Victoria  a  tenu  à  laire  un  acte  public,  quoique 
tout  moral,  d'adhésion  à  l'alliance  des  puissances  centrales  de  l'Europe 
et  à  leurs  déclarations  pacifiques;  il  a  voulu  démontrer  que  l'Angle- 
terre n'était  pas  insensible  à  l'appel  que  le  chancelier  autrichien, 
M.  de  Kalnoky,  et  le  président  du  conseil  italien,  lui  avaient  adressé 
dans  leurs  récens  discours.  Le  comte  Kalnoky  et  M.  Crispi  ont  exprimé 
la  confiance  que  l'appui  et  les  sympathies  de  l'Angleterre  ne  leur  man- 
queraient pas  dans  l'œuvre  de  paix  qu'ils  prétendent  poursuivre;  lord 
Saliisbury  leur  a  répondu  galamment,  en  leur  envoyant  les  témoignages 
de  ses  sympaihies,  en  ajoutant  que  l'Angleterre  n'avait  pas  de  plus  vif 
désir  que  de  voir  la  paix  garantie,  que  c'était  pour  elle  une  politique 
traditionnelle  de  maintenir  les  traités  souscrits  et  acceptés  par  l'Eu- 
rope, de  respecter  aussi  l'indépendance  des  peuples.  ; 
C'est  bien,  si  l'on  veut,  une  adhésion  morale  à  la  triple  alliance  ou 
plutôt  au  programme  pacifique  qu'elle  se  donne.  L'Angleterre  particu- 
lièrement ne  refusera  pas,  à  coup  stir,  son  appui  et  ses  sympathies  à 
ceux  qui  voudront  contenir  l'influence  de  la  Russie  en  Orient,  dans  les 
Balkans;  elle  a  soutenu,  tant  qu'elle  l'a  pu,  le  prince  Alexandre  de  Bat- 
tenberg  à  Sofia,  elle  serait  vraisemblablement  toute  prête  encore  à  sou- 
tenir le  prince  Ferdinand  de  Cobourg.  On  ne  saurait  cependant  se  mé- 
prendre sur  la  vraie  pensée  anglaise,  et  il  ne  faudrait  pas  exagérer 
la  portée  d'une  déclaration  peut-être  un  peu  platonique.  L'Angleterre, 
qui  s'est  rarement  engagée  dans  les  alliances  continentales,  n'est  pro- 
bablement pas  plus  disposée  aujourd'hui  à  se  lier  d'avance,  à  prendre 
fait  et  cause  pour  toutes  les  parties  connues  ou  inconnues  du  programme 
de  cette  triple  alliance,  à  laquelle  elle  offre  ses  vœux  et  ses  sympathies. 
Ce  n'est  pas  sa  tradition,  comme  leditlord  Salisbury,  comme  l'ontdit 
si  souvent  les  ministres  anglais.  N'y  eût-il  pas  cette  raison  déjà  puis- 
sante d'une  vieille  tradition  pour  un  empire  qui  a  tant  d'intérêts  loin- 
tains et  compliqués,  le  cabinet  qui  existe  aujourd'hui  aurait  bien  d'autres 
raisonsde  rester  mesuré  et  circonspect;  il  lesirouveraitau  besoin  dans 
la  situation  intérieure,  dans  les  difficultés  de  la  campagne  qu'il  a  en- 
gagée pour  «  pacifier»  ou,  en  restant  plus  vrai,  pour  réduire  l'Irlande. 
Le  cabinet  conservateur  a  obtenu,  dans  la  session  dernière,  tous  It^s 
bills  de  coercition  qu'il  a  jugés  nécessaires;  il  les  applique  aujour- 
d'hui, et  il  peut  s'apercevoir  qu'il  est  entraîné  aux  mesures  les  ()lus 
violentes  sans  décourager  l'tsprit  national  iflandais.  Il  a  fait  récem- 
ment mettre  en  jugement  un  des  chefs  irlandais,  M.  O'Brien,  il  l'a  fait 
condamner,  et,  après  sa  condamnation,  il  a  essayé  de  lui  infiiger  les 
plus  durs  traitemeuB  dans  sa  prison;  il  n'a  pas  pu  aller  jusqu'au  bout. 
A  défaut  de  M.  O'Brien,  g'il  r«tite  prisonniar,  d'autres  chefs  irlandais 


476  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prendront  sa  place  dans  le  combat;  M.  Dillon  a  déjà  commencé,  et,  à 
côté  des  Irlandais,  les  libéraux,  conduits  par  M.  Gladstone,  sont  plus 
que  jamais  résolus  à  continuer  la  lutte  contre  la  politique  ministé- 
térielle.  Le  cabinet  de  lord  Salisbury  a  aujourd'hui  le  pouvoir,  il  le 
gardera  quelques  mois  encore,  jusqu'à  la  session  prochaine;  il  n'est 
pas  sûr  que  d'ici  là  la  répression  implacable  qui  se  déploie  en  Irlande 
n'ait  pour  effet  de  raviver  et  de  fortifier  l'opinion  libérale  en  Angle- 
terre. 

CH.    DS   MAZÂDE. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


L'événement  financier  de  la  quinzaine  a  été  le  vote  par  la  chambre 
et  le  sénat  du  projet  de  loi  relatif  à  la  conversion  du  k  1/2  pour  100, 
immédiatement  suivi  de  la  publication  dans  le  Journal  officiel  du  dé- 
cret et  de  l'arrêté  réglant  les  conditions  matérielles  de  l'opération. 

Les  propriétaires  de  rentes  /»  1/2  ancien  et  k  pour  100  auront  à 
choisir  entre  les  trois  partis  suivans  :  demander  le  remboursement, 
accepter  la  conversion  en  3  pour  100,  ou  bien  joindre  à  cette  accepta- 
tion la  souscription,  dont  le  droit  leur  est  réservé  par  privilège,  à  la 
somme  de  rente  en  3  pour  100  dont  leur  inscription  se  trouve  réduite 
par  la  conversion. 

Ceux  qui  voudront  être  remboursés  devront  en  faire  la  demande  et 
effectuer  le  dépôt  de  leurs  titres  dans  un  délai  de  dix  jours,  du  \k  au 
23  novembre.  Ils  recevront,  en  même  temps  que  le  capital,  soit  100  fr. 
par  titre  de  h  fr.  50  de  rente,  les  intérêts  courus  du  22  septembre  1887 
à  la  date  assignée  pour  le  remboursement  des  rentes  non  converties, 
date  qui  sera  fixée  par  décret,  mais  qui  ne  pourra  dépasser  le  22  dé- 
cembre 1887.  Le  silence  des  porteurs  de  titres  sera  considéré  comme 
un  acquiescement  à  la  conversion.  Les  rentes  dont  le  rembourse- 
ment n'aura  pas  été  demandé  dans  le  délai  fixé  ci-dessus  seront  con- 
verties à  raison  de  0  fr.  833  de  rente  3  pour  100  pour  1  franc  de  rente 
k  1/2  pour  100,  et  de  0  fr.  937  de  rente  3  pour  100  pour  1  franc  de 
rente  k  pour  100,  ce  qui  donne  le  chiffre  suivant  :  3,7/i8  francs  de 
rente  3  pour  100  contre  ii,500  de  rente  k  1/2,  ou  /t,OÛO  francs  de  rente 


I 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  Û77 

k  pour  100.  Un  arrêté  du  ministre  des  finances  déterminera  l'époque 
de  l'échange  des  titres  convertis. 

Les  détenteurs  de  rentes  k  1/2  ancien  ou  k  pour  100,  qui  désireront 
user  de  leur  droit  de  préférence  sur  le  surplus  des  rentes  à  émettre 
pour  combler  l'écart  entre  leur  ancien  et  leur  nouveau  revenu,  ne  de- 
vront pas  se  contenter  d'une  attitude  purement  passive.  Il  leur 
faudra  dans  le  délai  de  dix  jours,  du  14  au  23  novembre  cou- 
rant, déjà  indiqué,  effectuer  le  dépôt  de  leurs  titres,  et  souscrire 
l'engagement  d'acquitter,  au  taux  de  80  fr.  10  par  3  francs  de  rente, 
le  montant  de  la  rente  3  pour  100  complémentaire  auquel  ils  ont  droit. 
Ce  montant  devra  être  égal  à  la  différence  entre  la  rente  k  1/2  ou 
k  pour  100  présentée  à  la  conversion  et  la  rente  3  pour  100  attribuée 
en  échange,  et  il  ne  sera  pas  admis  de  souscription  inférieure.  Le 
détenteur  de  titres  de  rente  pour  4,500  francs  en  4  1/2  pour  100 
présentés  à  la  souscription  aura  par  conséquent  droit  de  souscrire 
752  francs  de  rente  3  pour  100  à  80  fr.  10.  De  même  le  porteur  de 
4,000  francs  de  rentes  4  pour  100  pourra  souscrire  252  francs  de  rente 
3  pour  100. 

Lorsque  la  rente  3  pour  100  était,  il  y  a  peu  de  jours  encore,  aux 
environs  de  82  francs,  ce  privilège  de  souscription  était  un  sérieux 
attrait  en  faveur  de  la  conversion,  puisqu'il  assurait  pour  le  sixième 
des  nouvelles  rentes  remplaçant  les  anciennes  un  bénéfice  d'environ 
1  fr.  75  par  chaque  3  francs  de  rente.  Aujourd'hui,  l'attrait  est  déjà 
beaucoup  moindre,  après  la  baisse  si  violente  du  jeudi  10  oîi,  sur 
l'incident  fameux  des  lettres  soustraites  ou  falsifiées,  il  a  semblé  que 
tout  l'édifice  gouvernemental  allait  se  détraquer. 

Il  n'était  question  que  de  crise  ministérielle  et  de  démission  du  pré- 
sident de  la  république;  la  chambre  enjoignait  aux  ministres  d'inter- 
rompre le  cours  de  la  justice,  et  finalement,  sous  la  pression  de  l'émo- 
tion générale,  on  ouvrait  une  nouvelle  enquête  judiciaire  sur  les  mêmes 
faits  qui  déjà  étaient  l'objet  d'une  enquête  parlementaire.  Pendant 
quelques  heures,  le  gâchis  a  été  complet,  et  la  rente  3  pour  100,  dans 
la  journée  de  vendredi,  a  fléchi  jusqu'à  80,50,  pour  remonter,  il  est 
vrai,  à  81.90.  Samedi,  enfin,  bien  que  les  esprits  fussent  plus  calmes, 
et  que  la  situation  parût  moins  critique,  la  rente  est  restée  à  80.72. 

A  ce  prix,  l'écart  en  bénéfice  offert  aux  souscripteurs  de  la  rente  nou- 
velle ne  dépasse  plusOfr.  62,  ce  qui  est  peu,  si  l'on  songe  qu'un  nouvel 
incident  pourrait  le  faire  immédiatement  disparaître,  au  moment  même 
où  s'ouvre  la  période  laissée  aux  porteurs  de  titres  pour  faire  connaîlro 
leur  désir  d'être  remboursés  en  espèces. 

Cependant, même  si  les  cours  de  la  rente  3  pour  100  ne  se  relevaient 
pas,  les  porteurs  de  rentes  4  1/2  et  4  pour  100  auront  encore  intérêt  à 
convertir  et  à  souscrire.  L'écart  des  cours  n'est  pas,  en  effet,  le  seul 
avantage  qui  leur  soit  offert.  Ils  n'auront  pas  à  verser  immédiatement 


à? s  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'intégralité  de  leur  souscription.  Au  moment  du  dépôt  des  titres  à  con- 
vrriir,  il  sera  payé  18  francs  par  3  francs  de  rente.  Le  solde  de 
62  fr.  10  sera  vfrgé  en  d^ux  fois,  30  francs  le  1"-  avril  1888  et  32  fr.lO 
le  l'"'juillei  1888.  Malgré  ce  fractionnement,  les  souscri  'leurs  n'en  re- 
cevront pas  moins  le  montant  intf'grai  des  deux  coupons  trimesiriels 
payables  le  1"  avril  et  1"  juillet  1888,  ce  qui  diminue  d'environ  0  fr.  85 
le  prix  auquel  leur  est  concédée  la  rente,  et  le  ramène  à  79  fr.  25  pour 
la  partie  souscrite  complémentaire. 

Il  est  bien  certain  que  ces  avantages  n*ont  de  réalité  qu'à  la  condition 
que  les  rentes  se  maintiennent  au  moins  aux  environs  des  cours  ac- 
tuels, 80  fr.  70  pour  le  3  pour  100  et  101  francs  pour  le  k  1/2  ancien. 
Une  nouvelle  baisse  d'une  unité  rendrait  la  conversion  plutôt  onéreuse 
pour  les  porteurs,  qui  s'empresseraient  de  déposer  leurs  titres  avec 
une  demande  de  remboursement.  L'état,  qui  s'est  engagé  en  ce  cas  à 
rembourser  au  plus  tard  le  22  du  mois  prochain,  se  verrait  dans  une 
position  très  difficile,  si  ces  demandes  atteignaient  un  chiffre  élevé.  Il 
trouverait,  à  la  vérité,  à  la  Banque  de  France,  tout  le  concours  néces- 
saire, et  les  rentiers  recevraient  sans  aucun  retard  le  montant  en  ca- 
pital de  leurs  renies  déposées,  mais  l'état  garderait  sur  les  bras  la 
mabse  de  titres  en  3  pour  100  créée  en  vue  de  la  conversion,  et  qui  se- 
rait restée  sans  emploi.  Qu'en  ferait-il?  Qui  la  prendrait?  et  à  quel 
prix?  Ce  serait  un  coup  funeste  porté  au  crédit  de  la  France,  et  le  mar- 
ché aurait  peine  à  faire  bonne  contenance. 

Mais  cette  éventualité  ne  se  réalisera  pas.  Il  faudrait,  pour  que  la 
rente  3  pour  100  tombât  au-dessous  de  80  et  le  k  1/2  ancien  au  pair, 
que  le  pis  que  l'on  puisse  prévoir  arrivât  précisément  du  H  au  23  no- 
vembre, la  démission  du  président  de  la  république,  ainsi  que  la  mort 
du  prince  héritier  ou  de  l'empereur  d'Allemagne,  ou  de  tous  les  deux. 

Ce  qui  est  vraiment  triste,  au  point  de  vue  financier,  dans  ce  qui  se 
passe  depuis  la  rentrée  des  chambras,  c'est  qu'au  milieu  de  tant  d'in- 
terpellations, de  séances  agitées,  de  voles  d'ordres  du  jour  pur  et 
simple,  d'enquêtes  judiciaires  ou  parlementaires,  on  semble  complè- 
tement oublier  qu'il  y  a  un  budget  à  voter.  Personne  ne  s'occupe  ni  ne 
parle  de  ce  malheureux  budget,  et  nous  sommes  déjà  au  milieu  de  no- 
vembre. Il  est  clair  que  tout  le  monde  en  a  pris  son  parti,  et  que, 
cette  année  encore,  on  compte  se  tirer  d'affaire  en  votant  des  dou- 
zièmes provisoires,  expédient  désastreux  pour  la  bonne  gestion  des 
ûnances  du  pays,  mais  commode  pour  la  législature. 

Nos  affaires  intérieures  n'ont  pas  été  la  seule  cause  de  l'ébranle- 
ment qu'a  subi  notre  marché.  Les  informations  défavorables  publiées 
sur  l'état  de  santé  de  l'empereur  d'Allemagne  et  du  kionprinz  ont  tout 
d'abord  provoqué  des  ventes  nombreuses,  à  Vienne  et  à  Berlin,  sur 
toutfs  valeurs  locales  ou  étrangères.  De  plus,  la  décision  prise  par  la 
Banque  de  l'empire  d'Allemagne  de  ne  plus  admettre  les  fonds  russes 


REVDE.    —    CHRONIQUE.  â79 

parmi  les  valeurs  pouvant  servir  de  nantissement  aux  prêts  sur  gages 
a  produit  une  très  fâcheuse  impression,  en  accusant  avec  une  nouvelle 
vigueur  la  tension  des  relations  entre  Us  deux  pays.  On  a  répondu 
officieusement  qu'il  ne  s'agissait  pas  là  d'une  mesure  isolée,  et  que  la 
Banque  de  l'empire  d'Allemagne  était  résolue  à  étendre  cette  exclu- 
sion à  toutes  les  valeurs  étrangères.  On  peut  trouver  étrange  à  Saint- 
Pétersbourg,  en  tout  cas,  que  la  Banque  ait  cru  devoir  commencer  par 
les  valeurs  russes,  et  cela  quelques  jours  à  peine  avant  la  visite  du 
tsar  à  Berlin.  Les  fonds  russes  ont  brusquement  baissé  de  plus  d'une 
unité,  mais  se  sont  depuis  relevés  en  partie,  sans  regagner  leurs  an- 
ciens cours. 

La  baisse  de  l'Italien  a  été  un  motif  non  moins  sérieux  de  découra- 
gement pour  l'ensemble  de  la  spéculation  à  la  hausse.  11  s'est  produit 
une  crise  immobilière  à  Rome.  La  fièvre  des  constructions  y  a  sévi 
depuis  quelques  années,  grâce  aux  facilités  de  crédit  que  de  grands 
éiablissemens  financiers  offraient  aux  acquéreurs  de  terrains  et  aux 
entrepreneurs.  Récemment,  le  crédit  s'est  resserré,  et  l'activité  des 
constructions  a  dû  se  ralentir.  De  là  un  malaise  général,  mais  non  un 
krach  au  sens  propre  du  mot.  Une  autre  considération  a  encouragé  la 
spéculation  à  vendre  de  la  rente  italienne,  c'est  que  le  déficit  du  bud- 
get atteindra  au  moins  80  millions,  et  se  grossira  encore  des  dépenses 
de  l'expédition  de  Massaouah,  le  premier  crédit  de  20  millions  étant 
épuisé.  De  98.30,  l'Italien  a  reculé  rapidement  à  96.62.  A  moins  de 
complications  nouvelles  et  imprévues,  on  peut  présumer  que  la  baisse 
n'ira  guère  plus  loin,  la  perspective  du  coupon  à  détacher  dans  six 
semaines  devant  bientôt  ramener  des  acheteurs. 

L'Extérieure  a  baissé  d'une  unité,  66  1/2  au  lieu  de  67 1/2,  de  même 
le  Hongrois,  80.60  au  lieu  de  81.60,  de  même  le  Portugais  à  56.75. 
Les  valeurs  turques  ont  eu  pendant  quelques  jours  une  tendance  meil- 
leure :  la  rente  atteignait  14.15,  et  la  Banque  ottomane  500.  Cette 
progression  était  fondée  sur  la  probabilité  du  maintien  prolongé  du 
statu  quo  dans  la  péninsule  des  Balkans,  et  sur  l'annonce  de  résultats 
plus  satisfaisans  obtenus  dans  l'exploitation  de  la  Régie  des  tabacs. 
Le  courant  général  a  ramené  ces  titres  aux  anciens  cours,  13.82  et  492. 
L'Unifiée  a  reculé  de  3  fr.  75,  après  détachement  du  coupon  semestriel. 

Ainsi,  la  plupart  des  fonds  d'état,  —  les  Consolidés  étant  tenus  en 
dehors  ainsi  que  les  rentes  étrangères,  qui  ne  donnent  lieu  qu'à  de 
très  rares  transactions  au  comptant  sur  notre  place,  telles  que  les 
rentes  belge,  hollandaise,  suédoise,  etc., —  ont  baissé  très  notablement 
cette  quinzaine,  et,  de  ce  chef  seul,  il  eût  été  difficile  à  nos  propres 
fonds  de  se  tenir  au  niveau  précédent.  Le  recul  est  de  1  fr.  02  sur 
le  3  pour  100,  de  0  fr.  70  sur  l'amortissable,  de  1  fr.  50  sur  le  4  1/2  an- 
cien et  de  G  fr.  82  sur  le  U  1/2  nouveau,  la  comparaison  étant  établie 


A 80  REVUE    DES    DEUX    MONDES 

entre  les  cours  de  compensation  du  2  novembre  et  les  prix  de  clôture 
du  12. 

Les  valeurs  n'ont  pas  été  épargnées,  et  plusieurs  ont  même  été 
fortement  atteintes.  Il  faut  faire  toutefois  exception  pour  l'action  de 
la  Banque  de  France,  qui  s'est  approchée  du  cours  de  Zi,300,  gagnant 
une  cinquantaine  de  francs  pendant  cette  quinzaine,  à  cause  des  béné- 
fices que  l'on  supposa  devoir  résulter  pour  l'établissement  du  con- 
cours qu'il  peut  être  appelé  à  donner  à  l'état  à  propos  de  la  con- 
version. 

La  Banque  de  Paris  a  fléchi  de  23  francs  à  741,  le  Crédit  foncier  de 
20  francs  à  1,363,  et  pourtant  il  n'est  pas  téméraire  de  prévoir  que  la 
conversion  pourra  être  aussi  une  source  de  profit  pour  cette  institu- 
tion. Le  Crédit  lyonnais  est  en  baisse  de  12  francs  à  553,  la  Banque 
d'escompte  de  15  à  453,  les  Dépôts  de  7  à  600,  la  Banque  parisienne 
de  25  à  3^0,  le  Crédit  mobilier  de  12  à  305,  le  Crédit  industriel  de  15 
à  575,  la  Laenderbank  autrichienne  de  12  à  456,  le  Mobilier  espagnol 
de  8  à  123,  la  Banque  du  Mexique  de  6  à  527.  Les  actions  du  Comptoir 
d'escompte  et  de  quelques  sociétés  comme  la  Banque  transatlantique, 
le  Crédit  foncier  d'Algérie,  la  Société  générale,  et  la  plupart  des  Com- 
pagnies immobilières,  ont  donné  lieu  à  des  affaires  très  limitées  et  n'ont 
point  subi  de  changemens  de  cours. 

Les  transactions  n'ont  pas  été  plus  actives  sur  les  actions  de  nos 
grandes  compagnies.  Le  Nord  seul  a  reculé  de  15  francs  à  1,525.  Parmi 
les  obligations,  quelques-unes  ont  fléchi  de  1  ou  de  2  francs,  comme 
celle  du  Nord,  ramenée  de  408  à  405.  En  général,  il  y  a  eu  peu  de  fluc- 
tuations sur  ce  marché  de  l'épargne,  où  les  émotions  de  la  spéculation 
n'ont  pas  encore  eu  leur  contre-coup. 

Les  chemins  étrangers  ont  tous  fléchi,  les  Autrichiens  de  3  francs 
à  463,  les  Lombards  de  5  à  177,  le  Nord  de  l'Espagne  de  6  à  338,  le 
Saragosse  de  3  à  272,  les  Portugais  de  10  à  630,  les  Méridionaux  de  12 
à  775. 

Le  Suez  a  reculé  de  2,000  à  1,985,  le  Gaz  de  1,307  à  1,300,  les  Allu- 
mettes de  710  à  700,  les  Omnibus  de  1,150  à  1,140,  les  Voitures  de 
690  à  680,  le  Télégraphe  de  Paris  à  New- York  de  110  à  102,  les  Télé- 
phones (sur  lesquels  le  versement  du  dernier  quart  est  appelé)  de  505 
à  490.  Le  Rio-Tinto  a  été  porté  jusqu'à  265,  puis  ramené  à  245;  un 
acompte  de  dividende  de  3  shillings  a  été  annoncé  sur  ce  titre. 


Ls  directeur-gérant  :  G.  Culoz. 


CHARYBDE    ET    SCYLLA 


PROVERBE. 


Un  boudoir  élégant.  —  Lampes  allumées.  —  Du  feu  dans  la  cheminée. 


PERSONNAGES 


Henri  LATOURNELLE,  jeune  maître  des 

requêtes.  Joli  garçon,  mais  un  peu  raide 

et  gourmé. 
Madame  DU  VERNAGE,  sa  belle-mère. 

(La  scène  est  à  Paris.) 


ODETTE,  sa  femme. 
BAPTISTE,  domestique. 
JULIE,  femme  de  chambre. 


LATOURNELLE,  seul.  Il  marche  à  travers  le  boudoir  d"un  air  préoccupé,  s'arrètant 
par  intervalles,  pour  regarder  l'heure  à  sa  montre.  —  BAPTISTE  entre  et  dépose 
les  journaux  sur  un  guéridon. 


LATOLRNELLE. 

Ces  dcimes  sont-elles  rentrées  ? 

BAPTISTE. 

M"^^  du  Verrage  rentre  à  l'instant,  monsieur  ;  mais  Madame  n'est 
pas  encore  rentrée.  (Baptiste  sort.) 

(Latournelle    recommence  sa   promenade.   Au  bout  de  quelques  minutes, 

madame  du  Vcrnage   entre.) 

TOME    LXXXIV.    —    1^'   DÉCEMBRE    1887.  31 


A 82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

MADAME  DU  VERNAGE. 

Bonjour,  mon  ami.  (Latonrneiie  salue  froidement.)  Est-ce  qu'OdettG 
n'est  pas  encore  rentrée  ? 

LATOURNELLE. 

Non,  madame. 

MADAME    DU    VERNAGE,    s'étendant  sur   une    chaise  longue. 

Pauvre  enfant!..  Du  reste,  mon  ami,  il  n'est  encore  que  sept 
heures... 

LATOURNELLE. 

Oui,.,  et  comme  elle  n'est  dehors  que  depuis  midi!.. 

MADAME    DU    VERNAGE,    sans    répondre,   prend    un    ouvrage    de   crochet   dans 

un  panier  et  se   met   à   travailler. 

•LA    TOURNELLE  fait  encore  quelques  pas  dans  le  salon,  et  s'arrêtant  tout  à  coup 

devant  sa  belle-mère. 

Ah  çà!  chère  madame,  quelle  vie  mène-t-elle  décidément,  votre 
fille?  ' 

MADAME    DU    VERNAGE,  avec  calme. 

Mais  elle  mène  une  vie  fort  agréable,  mon  cher  monsieur  ;  elle 
fait  des  visites  à  ses  amies;  elle  va  au  Louvre,  au  Bon-Marché,  au 
Printemps,.,  et  puis  nous  allons  voir  ensemble  tout  ce  qui  est  à 
voir,  les  musées,  les  expositions,  car,  Dieu  merci,  je  l'accompagne 
un  peu  partout  depuis  que  vous  avez  cessé  de  lui  faire  cet  hon- 
neur-là,., du  moins  dans  la  journée,.,  depuis  que  vous  vous  êtes 
mis  en  tête  de  la  bouder,  je  ne  sais  pas  pourquoi  ! 

LATOURNELLE. 

Oh!  mon  Dieu!  si,  vous  savez  pourquoi,  chère  madame...  Pen- 
dant les  premiers  temps  de  notre  mariage,  j'ai  été  parfait  pour 
Odette,  et  je  dois  dire  que  sa  conduite  à  elle-même  était  alors  con- 
venable... Puis,  —  il  y  a  sept  ou  huit  mois,  —  elle  prend  tout  à 
coup  les  allures  d'un  cheval  échappé...  Elle  court  dans  Paris,  comme 
une  aliénée,  du  matin  au  soir;.,  elle  sort  dès  l'aurore,  elle  rentre 
à  peine  pour  dîner,.,  et  quand  j'essaie  de  l'interroger  sur  l'emploi 
de  son  temps,  elle  me  fait  des  réponses  vagues,  embarrassées,.. 


GHARYBDE   ET   SGYLLA.  483 

qui,  certainement,  ne  m'inquiètent  pas,  mais  qui,  pourtant,  me  pa- 
raissent fort  extraordinaires. 

MADAME    DU    VERNAGE,    travaillant  toujours    tranquillement. 

Rappelez  vos  souvenirs,  mon  ami...  Votre  femme  n'a  commencé 
à  mener  cette  vie  en  l'air  dont  vous  vous  offusquez  que  le  jour  où 
vous  l'avez  abandonnée  à  elle-même,  en  lui  laissant  voir  clairement 
le  mépris  que  vous  professiez  pour  sa  pauvre  petite  personne... 
Vous  affectiez  de  fuir  sa  compagnie,  de  vous  dérober  au  tête-à-tête,., 
et  je  vous  ai  même  vu  plus  d'une  fois  sommeiller  devant  elle  ou 
faire  semblant,  ce  qui  n'était  pas  agréable  pour  cette  jeune 
femme. 

LATOURNELLE. 

Et  à  qui  la  faute,  madame,  je  vous  prie,  si  nos  entretiens  étaient 
impossibles,.,  si  votre  fille  ne  trouvait  pas  quatre  mots  à  me  ré- 
pondre quand  je  lui  parlais?.. 

MADAME   DU   VERNAGE. 

Vous  lui  parliez  politique  ! 

LATOURNELLE. 

Je  ne  lui  parlais  pas  politique,  je  lui  parlais  littérature,  beaux- 
arts,  histoire,  sciences  naturelles  ;..  bref,  je  frappais  à  toutes  les 
portes  et  je  les  trouvais  toutes  fermées...  Eh  bien!  je  vous  le  de- 
mande encore,.,  madame,  à  qui  la  faute?..  Je  ne  connaissais  pas 
votre  fille,  moi,  quand  je  l'ai  épousée,.,  car  on  ne  connaît  jamais 
que  très  superficiellement  la  jeune  fille  qu'on  épouse;.,  mais  vous, 
madame,  vous  la  connaissiez  parfaitement,  et  vous  me  connaissiez 
aussi;.,  vous  saviez  que,  sans  être  ennemi  des  distractions  mon- 
daines, j'étais  un  homme  de  goûts  sérieux,  un  homme  occupé,.,  un 
esprit,  si  j'ose  le  dire,  un  esprit  cultivé...  Vous  saviez,  d'un  autre 
côté,  que  votre  fille,  bien  douée  sans  doute  sous  le  rapport  phy- 
sique, était  une  personne  de  goûts  purement  frivoles,  dépourvue 
de  toute  culture  intellectuelle,  sans  aucune  lecture,  dénuée  enfin 
de  tout  ce  qui  peut  alimenter  une  conversation  intéressante...  Eh 
bien  !  comment  avez-vous  pu  croire  que  l'association  de  deux  êtres 
aussi  mal  assortis  pût  jamais  être  heureuse? 

MADAME    DU    VERNAGE,   froidement. 

Ayant  élevé  ma  fille  moi-même,  je  n'ai  pu  lui  apprendre  que  ce 
que  je  savais. 


hSh  RETDE   DES   DEDX    MONDES, 

LA.TOURNELLE. 

Mais,  c'est  ce  que  je  vous  reproche,  chère  madame!..  Vous  ne 
pouviez  ignorer  qu'on  demande  aujourd'hui  aux  jeunes  personnes 
une  instruction,  des  connaissances,  des  lumières,  qu'on  n'exigeait 
pas  de  la  génération  à  laquelle  vous  appartenez...  Sentant  votre  in- 
suffisance, vous  auriez  dû  vous  adjoindre  quelques  maîtres  supplé- 
mentaires,., car,  enfin,  je  suis  vraiment  curieux  de  savoir  ce  que 
vous  lui  avez  appris,  à  votre  fille  ? 

MADAME    DU    VERNAGE. 

La  politesse,  mon  ami  !.. 

LATOURNELLE. 

Elle  ne  savait  même  pas  son  histoire  sainte!..  Je  me  rappelle 
qu'un  jour,  au  Salon,  elle  me  demanda  le  sujet  d'un  tableau...  Je 
répondis  que  c'était  une  Salomé...  «  Salomé?  qui  est-ce  ça?  »  me  dit 
votre  fille...  Gela  fit  rire  autour  de  nous...  Croyez -vous  que  ces 
choses-là  ne  mortifient  pas  un  mari  et  qu'elles  ne  le  découragent 
pas  de  promener  sa  femme  dans  les  musées  ou  n'importe  oîi  ? 

MADAME    DU   VERNAGE. 

Je  vous  avoue  qu'en  apprenant  l'histoire  sainte  à  ma  fille,  je 
n'avais  pas  cru  devoir  insister  sur  Salomé. 

LATOURNELLE. 

La  vérité  est  qu'avec  votre  vieux  fonds  aristocratique  et  votre  fa- 
natisme réactionnaire,  vous  nourrissez  une  sainte  horreur  pour 
tous  les  progrès  modernes,  et  en  particulier  pour  les  lycées  déjeunes 
filles...  Si  vous  aviez  eu  le  bon  esprit  de  mettre  votre  fille  dans  un 
de  ces  admirables  établissemens... 

MADAME   DU    VERNAGE,    déposant  brusquement    son   ouvrage. 

Si  j'avais  mis  ma  fille  dans  un  de  ces  admirables  établissemens, 
j'aurais  cru  commettre  un  crime  envers  son  futur  maril 

LATOURNELLE,    araer. 

Vous  comptiez  donc,  madame,  lui  faire  épouser  un  ignorant  et 
un  sot? 


CHARYBDE    ET    SCYLLA.  485 

MADAME   DU    VERNAGE. 

Je  comptais,  au  contraire,  lui  faire  épouser  un  homme  instruit 
et  même  un  homme  d'esprit,  —  et  je  voulais  réserver  à  cet  homme 
d'esprit  le  très  précieux  privilège  de  cultiver  lui-même,  ou  du  moins 
de  perfectionner  à  son  gré,  l'intelligence  de  sa  femme.  J'espérais 
qu'il  comprendrait  toute  la  douceur  et  aussi  toute  la  force  que  ces 
relations,  de  maître  à  disciple,  peuvent  ajouter  aux  liens  d'un  jeune 
ménage.  Je  me  serais  crue  très  coupable  d'enlever  d'avance  à  mon 
gendre  le  prestige  de  sa  supériorité  aux  yeux  de  sa  jeune  femme;., 
car,  si  une  jeune  femme  n'admire  pas  son  mari,  elle  ne  l'aime  pas 
assez,.,  entendez-vous  cela?  Il  faut,  par  conséquent,  qu'elle  recon- 
naisse en  lui  un  être  supérieur,  une  sorte  d'archange  qui  daigne  la 
prendre  sur  ses  ailes  pour  l'élever  peu  à  peu  dans  la  lumière,.,  et 
vous  n'avez  pas  idée  combien  un  tel  enseignement,  à  peine  sen- 
sible, et  qui  semble  n'être  qu'une  forme  un  peu  plus  sérieuse  de 
l'amour,  touche,  attendrit,  attache  un  cœur  de  femme  !..  Mais  non!., 
vous  auriez  voulu  que  votre  femme  sortît  d'un  lycée,  armée  de 
toutes  pièces,  comme  Minerve  du  cerveau  de  Jupiter!..  Mon  Dieu! 
je  sais  que  c'est  un  système  très  glorifié  aujourd'hui  que  de  pousser 
à  fond  l'éducation  des  femmes  avant  le  mariage...  Mais,  pardon! 
quand  vous  formez  ainsi  dans  une  sorte  de  moule  officiel  l'intelli- 
gence d'une  jeune  fille,  êtes-vous  bien  sûr  que  vous  ne  la  mettez 
pas  d'avance  en  contradiction,  en  hostilité  même,  sur  plus  d'un 
point,  avec  le  monsieur  qui  l'épousera?  Ses  idées  sur  toutes  choses, 
que  vous  fixez  ainsi  d'une  manière  définitive,  ne  risquent-elles  pas 
de  heurter  celles  de  son  mari?.,  ses  connaissances  acquises  de  lui 
déplaire?..  Ne  peut-il  arriver,  d'ailleurs,  par  hasard,  que  l'inéga- 
lité d'instruction  se  trouve  alors  du  côté  du  mari,  qui  en  souffrira 
dans  sa  dignité,  tandis  que  la  femme  ne  pourra  se  défendre  d'un 
secret  mépris  pour  son  seigneur  et  maître?..  Bref,  en  vertu  de 
toutes  ces  considérations  et  de  quelques  autres  queje  vous  épargne, 
je  suis  pour  qu'une  mère  achève  jusqu'à  la  perfection  l'éducation 
morale  de  sa  fille,  mais  qu'elle  se  contente  d'ébaucher  son  éducation 
intellectuelle,  de  lui  donner,  comme  dit  }tlo\[ère,  des  clartés  de  tout,.. 
et  de  préparer  enfin  le  terrain  à  son  mari...  C'est  ainsi  que  j'ai 
compris  ma  tâche, —  et  je  l'ai  remplie...  Permettez-moi  de  vous  de- 
mander si  vous  avez  rempli  la  vôtre? 

LATOURNELLE. 

Et  je  vous  demande,  moi,  madame,  quelle  mine  votre  fille  aurait 
laite,  si  j'avais  prétendu  lui  imposer  deux  ou  trois  heures  de  classe 
tous  les  matins?.,  car  il  n'en  aurait  pas  fallu  moins! 


488  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

MADAME    DU    VERNAGE. 

Il  ne  s'agissait  pas  de  lui  faire  la  classe...  II  s'agissait  de  saisir, 
au  jour  le  jour,  dans  le  cours  ordinaire  de  la  vie,  les  occasions 
d'étendre  son  esprit,  de  rectifier  ses  jugemens,  d'éclairer  son  goût, 
d'élever  sa  pensée,.,  et,  certes,  ce  n'est  pas  à  Paris  que  ces  occa- 
sions-là manquent. 

LATOURNELLE. 

Mon  Dieu!  madame,  je  vais  toucher  un  point  très  délicat...  Je 
voudrais  respecter  vos  illusions  maternelles,.,  mais  je  crains  que 
vous  ne  vous  abusiez  un  peu,  et  même  beaucoup,  sur  les  aptitudes 
de  votre  fille...  C'est  un  esprit  d'une  telle  frivolité,  que  je  le  regarde, 
quant  à  moi,  comme  incapable  de  la  plus  légère  application. 

MADAME   DU    VERNAGE. 

Ah!  mon  ami,  si  vous  saviez  comme  j'ai  envie  de  rire! 

LATOURNELLE. 

Je  n'en  ai  pas  envie,  moi,  madame,.,  car  la  frivolité  poussée  au 
point  où  je  la  vois  chez  votre  fille  n'est  pas  seulement  un  ridicule,., 
elle  est  un  danger,.,  un  désordre  moral,  qui  conduit  fatalement  une 
femme  à  l'oubli  de  tous  ses  devoirs...  Parmi  toutes  ces  agitées  à 
petite  cervelle,  qui  passent  leur  existence  à  courir  les  magasins,  à 
flirter  autour  du  lac  et  à  se  gorger  ensuite  de  sandwichs,  de  foies 
gras  et  de  malaga  jusqu'au  dîner,  en  connaissez-vous  beaucoup  qui 
soient  d'honnêtes  femmes?  Moi  j'en  connais  fort  peu...  Enfin,  ma- 
dame, pour  tout  vous  dire,  votre  fille  est  en  train  de  perdre  ma 
confiance,.,  elle  l'a  même  perdue! 

MADAME    DU    VERNAGE. 

Ah!  permettez,  mon  ami... 

LATOURNELLE. 

Car  il  n'y  a  pas  seulement  de  l'insanité  dans  la  vie  qu'elle  mène, 
il  y  a  aussi  du  mystère,.,  de  l'équivoque...  Odette  manque  de  fran- 
chise avec  moi;.,  plus  d'une  fois,  j'ai  su  qu'elle  m'avait  trompé  sur 
l'emploi  de  ses  journées...  De  plus,  elle  s'enferme  souvent  dans  sa 
chambre,.,  elle  a  des  tiroirs  secrets...  où  elle  cache  quelque  chose,., 
apparemment  les  lettres  qu'elle  écrit  ou  celles  qu'elle  reçoit...  Il  y 
a  trois  jours,   comme  j'étais  entré  chez  elle  un  peu  à  l'impro- 


CHAFxYBDE   ET    SCYLLA.  A87 

viste,  je  l'ai  vue  serrer  précipitamment  des  paperasses  dans  un  de 
ses  meubles  à  secret,.,  et  elle  est  devenue  rouge  jusqu'aux  che- 
veux... 

MADAME    DU    VERNAGE. 

Ahl  ma  foi!.,  c'est  trop  fort!..  Je  n'y  tiens  plus!..  C'est  vous, 
mon  cher  monsieur,  qui  allez  rougir  jusqu'aux  cheveux...  Savez- 
vous  ce  qu'elle  cache  dans  ses  tiroirs,  cette  petite  femme  frivole, 
puérile,  incapable?..  C'est  d'abord  son  brevet  de  capacité  de  pre- 
mier degré...  qu'elle  a  obtenu  aux  derniers  examens  de  l'Hôtel 
de  Ville... 

LATODRNELLE,   stupéfait  et  un  peu  incrédule. 

Non...  chère  madame?.. 

MADAME   DU    VERNAGE. 

Si,  cher  monsieur,.,  et  ce  n'est  pas  tout.  Elle  se  prépare  main- 
tenant à  l'examen  de  juillet  pour  le  brevet  supérieur...  Vous  savez, 
à  présent,  oii  elle  passe  ses  journées  depuis  six  ou  sept  mois;.,  elle 
les  passe  à  suivre  des  cours,  et  quand  elle  s'enferme  dans  sa 
chambre,  c'est  pour  rédiger  ses  notes  ou  pour  faire  ses  études  de 
dessin...  Non,  non,  je  vous  en  prie,  ne  me  cachez  pas  cette  petite 
larme  qui  glisse  au  coin  de  votre  œil,.,  elle  me  fait  plaisir,.,  elle 
me  fait  oublier  vos  impertinences...  (Eiie  lui  prend  les  mains.)  Ah  çàl 
vous  étiez  donc  très  malheureux,  mon  pauvre  garçon?.. 

LATOURNELLE,  avec   émotion. 

Très  malheureux. 

MADAME   DU  VERNAGE. 

Vous  l'aimez  donc  un  peu  malgré  tout,  mon  horrible  fille? 

LATOURNELLE. 
Beaucoup  !    (n    lui  baise   la  main.) 

MADAME    DU    VERNAGE,    retirant    doucement    sa  niaiu. 

Non!.,  pas  moi,.,  pas  moi,.,  ce  n'est  pas  moi  qu'il  faut  remer- 
cier, c'est  elle  seule.  Car,  moi,  ce  n'était  pas  trop  mon  avis.  Je 
voyais  des  inconvéniens,..  mais  elle  l'a  voulu...  «  Comme  cela. 


488  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

maman,  me  disait  cette  fillette,  je  ne  lui  laisserai  pas  d'excuse...  » 
(Elle  prfte  loreiUo.)  La  voilà!..  Elle  va  être  désespérée  que  je  l'aie 
trahie...  Elle  voulait  vous  réserver  la  surprise  jusqu'au  brevet  su- 
périeur... 

ODETTE,  entre  vivement. 

Me  voilai..  Un  peu  en  retard  peut-être,  mais...  (Eiie  s'interrompt  en 

remarquant  l'attitude  embarrassée  de  sa  mère  et  de  son  mari,  et  elle  ajoute  à  demi- 
voix)  :  Qu'est-ce  qu'il  y  a  ? 

MADAME   DU   VERNAGE. 

Ma  fille,  tu  vas  me  gronder,.,  mais  ton  mari  avait  la  tête  aux 
champs,.,  il  sentait  du  mystère,.,  il  souffrait...  Je  lui  ai  tout  dit... 

ODETTE. 

Oh  !  maman  ! 

HENRI,  lui  tendant  les   bras. 

Enabrasse-moi  !  (EUe  se  jette  à  lui  tout  émue.)  Ma  chère  petite!.,  comme 
c'est  gentil  !..  comme  c'est  bien  I 

ODETTE. 

Tu  es  content? 

BAPTISTE,  paraissant  au   fond 

Madame  est  servie  ! 


DANS   LA    SALLE  A   MANGER. 


Une  table  servie.  —  Latournelle,  M""^  du  Vernage  et  Odette  entrent  dans  la  salle  en 
causant  gaîinent.  —  Puis  ils  se  mettent  à  table.  —  Baptiste  va  et  vient  pour  le 
service. 

LATOURNELLE,    riant. 

Ce  qui  m'étonne  le  plus,  c'est  qu'aucune  de  tes  amies  ne  m'ait 
révélé  ton  secret... 

ODETTE. 

C'est  qu'elles  ne  le  savaient  pas. 


A  la  bonne  heure  ! 


GHARYBDE    ET    SCYLLA.  /i39 

LATOURNELLE. 

ODETTE. 


Mais  tout  ce    que   j'ai    dépensé   de  ruses    et  de   mensonges, 
hélas  I 


(ils  commencent  à  dîuer.) 


LATOURNELLE. 


Tu  me  montreras  tes  cahiers,.,  tes  notes,.,  cela  m'amusera  ex- 
trêmement I 

ODETTE. 

Tout  ce  que  tu  voudras. 

LATOURNELLE. 

Et,  vraiment,  tu  penses  au  brevet  supérieur? 

ODETTE,    très  animée,  et  un  peu  grisée  par  la  circonstance. 

Certainement!..  Et  je  l'aurai!.. 

LATOLRNELLE. 

C'est  qu'il  n'est  pas  facile  du  tout,  l'examen  pour  le  brevet  supé- 
rieur!.. 

ODETTE. 

Je  sais  bien,.,  mais  j'y  mettrai  le  temps  nécessaire...  Et  puis, 
j'ai  d'excellens  professeurs...  M.  Chevreau-Lambert,  pour  le  fran- 
çais et  la  littérature... 

LATOURNELLE. 

Ah  !  Chevreau-Lambert. . .  Diable  ! 

ODETTE. 

Lui-même...  M.  Renaudot,  pour  l'histoire  et  la  géographie... 
M.  Tellier,  pour  les  sciences...  Hamel-Druot,  pour  le  dessin...  En- 
fin, la  fleur  des  pois. 


490  REVUE    DES  DEUX    MONDES. 

LATOURNELLE. 

Ils  ne  doivent  pas  s'ennuyer,  ces  messieurs  !..  (a  madame  du  vernage)  : 
Et  dites-moi,  chère  madame,  est-ce  que  vous  accompagnez  Odette 
à  ses  cours? 

MADAME    DU    VERNAGE. 

Je  l'accompagne  à  certains  cours,  mon  ami,  et  pas  à  d'autres,.. 
ça  dépend  des  professeurs... 

ODETTE. 

Tu  as  joliment  bien  fait,  maman,  de  ne  pas  venir  ce  soir  chez 
Renaudot...  Nous  étions  au  moins  une  quinzaine  d'élèves  dans  son 
petit  salon,.,  un  poêle  et  le  gaz  avec  cela...  J'ai  failli  étouffer,.,  ça 
manquait  trop  d'oxygène  : . .  rien  que  de  l'azote  et  de  l'acide  carbo- 
nique... 

LATOURNELLE. 

Ah!  ah!  bravo!...  Tu  sais  la  chimie,  maintenant!.. 

ODETTE. 

Ohl  les  élémens,  seulement...  Voyons I  fais-moi  quelques  ques- 
tions... pas  trop  difficiles... 

LATOURNELLE,    se  troublant  un  peu. 

Quelques  questions?.,  sur  la  chimie?.. 

ODETTE. 

Oui. 

LATOURNELLE. 

Pourquoi?..  Ce  n'est  pas  la  peine...  Je  m'en  fie  à  toi... 

MADAME   DU    VERNAGE. 

Puisque  ça  lui  fait  plaisir,  mon  ami... 

LATOURNELLE,   embarrassé. 

Eh  bien!  voyons,.. attends...  Sur  la  chimie?.,  voyons!..  Qu'est-ce 
que  c'est  que  le  gaz  ? 


CHARYBDE   ET    SCYLLA.  fi9l 

ODKTTB. 

Quel  gaz? 

LATOURNELLL. 

Le  gaz  d'éclairage,..  le  gaz  de  la  suspension,  par  exemple? 

ODETTE. 

C'est  de  l'hydrogène. 

LATOURNELLE. 

Parfaitement!..  Ça  suffit  !  (a  madame  du  vemage)  :  Elle  sait!..  Elle 
sait  ! 

ODETTE,    gaîment. 

Veux-tu  me  donner  un  peu  de  chlorure  de  sodium,  mon  ami?.. 

(Latournelle,  après  un  moment  d'hésitation,  passe  à  sa  femme  une  bouteill» 
d'eau  minérale  qui  est  près    de  lui.) 

ODETTE. 

Mais  non,  Henri...  Je  te  dis  du  chlorure  de  sodium,  et  tu  me 
donnes  de  l'eau  de  Saint-Galmier!..  Du  chlorure  de  sodium,.,  du 
sel,  enfin! 

LATOURKELLE. 

Ah!  du  chlorure  de  sodium!.,  parbleu!.,  voilà...  di  lui  passe  la 
salière.)  Et  eu  histoire,  ma  chère,  es-tu  aussi  forte  qu'en  chimie?.. 
Mais  on  ne  vous  demande  que  l'histoire  de  France,  je  croii,  à  ces 
examens?.. 

ODETTE. 

Pour  le  premier  degré,  oui;.,  mais  pour  le  deuxième,  on  de- 
mande l'histoire  générale,.,  et  j'en  ai  déjà  appris  ou  repassé  une 
grande  partie. 

LATOURNELLE,   riant. 

Alors  tu  sais  ce  que  c'était  que  Salomé,  maintenant  ? 

ODETTE. 

Je  crois  bien  !..  Salomé,  fille  d'Hérodiade,  —  laquelle  avait  épousé 
Hérode  en  secondes  noces.  Hércdiade  était  la  belle-sœur  d'ilérode, 


Zi92  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

et  ce  fut  ce  mariage,  regardé  comme  incestueux  chez  les  Juifs, 
qui  provoq.ua  les  reproches  et  les  anathèmes  de  saint  Jean-Bap- 
tiste! Pour  s'en  venger,  Hérodiade  jura  la  mort  de  l'apôtre...  Elle 
fit  demander  sa  tête  à  Hérode  par  sa  fille  Salomé,  qui  l'obtint  en 
fascinant  Hérode  par  le  charme  de  sa  danse...  Il  y  a  même  tout 
lieu  de  supposer  qu'elle  ne  s'en  était  pas  tenue  à  la  danse,  et  qu'il 
y  eut  quelque  chose  de  plus  marqué  entre  elle  et  son  beau-père,., 
ce  qui  n'était  pas  très  joli,  mais  dans  cette  famille-là... 

LATOURNELLE,   qui   est  devenu  soucieux  peu  à  peu,  l'interrompant. 

Comment!  Qu'est-ce  que  tu  dis  donc  là,  Odette?.,  je  n'ai  jamais 
entendu  parler  de  ça,  moi  !.. 

ODETTE. 

M.  Renaudot  dit  que  c'est  une  hypothèse  très  vraisemblable, 
parce  qu'il  est  impossible  d'expliquer  autrement  que  par  la  vio- 
lence de  la  passion  et  du  désir  l'acte  sanguinaire  auquel  Hérode  se 
laissa  entraîner,  attendu  que  ce  prince  n'était  pas  naturellement 
cruel. 

LA.TOL'RJNELLE,    qui  l'a  écoutée  avec  une   impatience  croissante. 

Comment!  pas  cruel,..  Hérode?..  Et  le  massacre  des  innocens, 
ma  chère!.. 

ODETTE. 

Pardon,  mon  ami,  mais  je  crois  que  tu  confonds  les  deux  Hé- 
rode... Celui  du  massacre  des  innocens,   le  tien,  était  Hérode  le 
Grand,  !iO  ans  avant  J. -G.,  —  et  le  mien,  celui  de  Salomé,  étai 
Hérode  Antipas,  fils  de  l'autre,  —  un  an  après  J.-G. 


Es-tu  sûre? 


LATOURNELLE. 


ODETTE. 


Oui,  mon  ami. 

LATOURNELLE. 

Du  reste,  tous  ces  temps-là  sont  tellement  confus 

MADAME    DU    VERNAGE ,    toussant. 

HemI  hem! 


GHARYBDE    ET    SGYLLA,  493 

LATODRNELLE. 

Vous  dites,  chère  madame?.. 

MADAME    DU   VERNAGE. 

Rien  du  tout,  mon  ami. 

LATOURNELLE  ,    mangeant. 

Délicieuses,  ces  petites  timbales  aux  crevettes...  Ma  pauvre  Odette, 
tu  as  dû  t'ennuyer  cruellement  depuis  sept  grands  mois,  au  milieu 
d'un  travail  si  sérieux,  si  creusé... 

ODETTE. 

Non,  pas  trop...  Tu  sais,  comme  a  dit  le  poète  ; 

Le  travail  est  souvent  le  père  du  plaisir. 
LATOURNELLE. 

Ah!  du  Boileau!  Très  bien!  très  bien!..  Mais  il  faut  convenir 
que  ce  vers  n'est  pas  un  de  ses  meilleurs... 

ODETTE,    simplement. 

Mais  il  n'est  pas  de  Boileau,  mon  ami,  il  est  de  Voltaire... 

LATOURNELLE,    un  peu  troublé,  puis  se  remettant  et  affectant  de  rire. 

Ah!  bravo!  tu  n'es  pas  tombée  dans  le  piège!.. 

ODETTE. 

C'était  un  piège? 

LATOURNELLE. 

Naturellement...  Je  voulais  savoir  si  tu  étais  bien  sûre  de  tes 
auteurs.  Tu  comprends  que  je  ne  pouvais  m'y  tromper,..  Boileau 
n'a  jamais  écrit  un  vers  aussi  plat  que  celui-là...  Voltaire  lui- 
même,  du  reste,  est  habituellement  mieux  inspiré,.,  surtout  dans 
ses  poésies  légères...  Ainsi,  par  exemple,  son  quatrain:  «  Glissez, 
mortels,.,  n'appuyez  pas!..  »  C'est  charmant  ! 

ODETTE,    le  regarJant. 

Est-ce  encore  un  piège,  mon  ami? 


llQk  REVDE   DES   DEUX   MONDES, 

LATOCRNELLE,   inquiet. 

Comment?..  Non...  pourquoi? 

ODETTE. 

C'est  que  ce  quatrain  n'est  pas  de  Voltaire. 

LATOURNELLE. 

Tu  crois?.. 

ODETTE. 

Il  est  du  poète  Roy;.,  ce  sont  des  vers  écrits  au-dessous  d'une 
gravure  représentant  des  patineurs  : 

Sur  un  mince  cristal,  l'hiver  conduit  leurs  pas; 

Le  précipice  est  sous  la  glace; 
Telle  est,  de  vos  plaisirs,  la  légère  surface  : 

Glissez,  mortels,  n'appuyez  pas  ! 

LATOURNELLE. 

Enfin,  quoi  qu'il  en  soit,  ils  sont  charmansl..  C'est  ce  que  je  di- 
sais! 

MADAME    DU   VERNAGE,  toussant. 

HemI 

LATOURNELLE. 

Vous  dites,  chère  madame? 

MADAME   DU    VERNAGE. 

Je  ne  parle  pas,  mon  ami,  je  mange  tranquillement... 

(Baptiste  présente   le  plat  de  rôti.) 
LATOURNELLE,   uu    peu    aigre. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  ce  rôti-là?..  Encore  du  bœuf?..  Voyons, 
ma  chère  Odette,  ce  n'est  pas  un  jour  comme  aujourd'hui  que  je 
voudrais  te  gronder!..  Mais,  je  t'en  prie,  au  nom  du  ciel  et  de  la 
terre,  donne-moi  quelquefois  du  veau  et  de  l'agneau,  au  heu  de  ce 
gros  mouton  et  de  ce  gros  bœuf  qui  finissent  par  m'éeœurer  !.. 


CIIARYBDE   ET    SCYLLA.  i95 

ODETTE. 

Mon  ami,  c'est  que  la  chair  de  veau  et  d'agneau  est,  comme  tu 
sais,  presque  entièrement  composée  de  fibrine  et  d'albumine,  ce 
qui  n'est  guère  sain,  surtout  pour  toi  qui  es  un  lymphatique... 

LATOURNELLE. 

(Répétant  à  part,  avec  ennui  :  Lymphatique  !  )    (Haut.)  Est-CC   que  tU  appreuds 

aussi  la  médecine  ? 

ODETTE. 

Quelques  notions...  dans  ce  qui  touche  à  la  chimie,  à  l'hygiène... 

LATOUKNELLE,    à    madame    du   Vernage. 

Ne  pensez-vous  pas,  chère  madame,  qu'on  en  demande  vraiment 
trop  à  ces  jeunes  femmes,.,  qu'on  les  surmène,  qu'on  leur  sur- 
charge le  cerveau  ? 

MADAME  DU   VERNAGE. 

Mais  non,  mon  ami. 

(Une  pause    de  silence.) 
LATOURNELLE,    reprenant    d'un   air  assez    sombre. 

Et  ces  professeurs  qui  vous  examinent,  ils  sont  convenables  au 
moins,  j'espère? 

ODETTE. 

Oh!  très  convenables;.,  cependant,  quelquefois,  il  y  en  a  qui 
manquent  un  peu  de  goût.  Ainsi,  pendant  un  examen  pour  le  bre- 
vet supérieur,  auquel  nous  assistions  maman  moi,.,  tu  te  rap- 
pelles, maman  ?  —  un  de  ces  messieurs  posa  cette  question  à  la 
jeune  aspirante  qui  passait... — C'était  à  propos  de  l'anneau  de  Gy- 
gès  :.. — «  Pouvez-vous  me  dire, mademoiselle,  ce  que  c'était  que  le 
roi  Gandaule?  —  Le  roi  Gandaule,  monsieur  ?..  —  Oui,  mademoi- 
sele;..  il  arrive  tous  les  jours  qu'on  fait  allusion  à  son  histoire,.,  il 
y  a  même  des  tableaux  qui  représentent  la  scène  principale  de  sa 
vie...  Il  n'est  donc  pas  inutile  d'en  savoir  quelque  chose...  »  Et 
comme  la  pauvre  fille  rouj/issait  et  se  taisait  :  «  Alors,  mademoi- 
selle, reprit-il,  décidément,  vous  ne  savez  pas  ce  que  c'était  que  le 
roi  Gandaule?  —  Pardon,  monsieur,  —  dit-elle  alors  brusquement, 


liQQ  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  c'était  un  imbécile  !  »  Ces  messieurs  se  mirent  à  rire,  et  elle  fut 
reçue...  Moi,  je  l'ignorais  absolument,  l'histoire  du  roi  Gandaule;.. 
mais  en  sortant  de  l'examen,  j'ai  vite  consulté  ta  biographie  Mi- 
chaud,.,  et  j'ai  trouvé. 

LATOURNELLE,    inquiet. 

Qu'est-ce  que  tu  as  trouvé? 

ODETTE. 

Eh  bien!.,  comme  cette  demoiselle,.,  j'ai  trouvé  que  c'était  un 
imbécile  ! 

LATOURNELLE. 

Et  l'examinateur  donc  ! 

MADAME   DU   VERNAGE. 

Un  dilettante  I 

ODETTE. 

Ta  ne  manges  pas  de  chaufroix,  mon  ami  ? 

LATOURNELLE,  qui  s'assombrit   de  plus   en   plus. 

Non,.,  je  te  remercie,.,  pas  très  faim...  J'ai  pourtant  pris  beau- 
coup d'exercice,  aujourd'hui...  Je  suis  allé  de  mon  pied,  rue  de 
Presbourg,  dire  adieu  à  Dussailly  ... 

ODETTE. 

Ah!  il  fait  son  voyage,  décidément,  Dussailly?.. 

LATOURNELLE. 

Oui,.,  il  part  en  Amérique  ;..  il  part  même,  dès  ce  soir,  au  Havre. 

ODETTE. 

Oh!  Henri,  qu'est-ce  que  tu  dis  là?..  Si  M.  Chevreau-Lambert 
t'entendait,  il  tomberait  en  convulsions  ! 

LATOURNELLE. 

Pourquoi  ça? 


CHARYBDE   ET    SCYLLA.  597 

ODETTE. 

Parce  qu'il  n'y  a  pas  de  faute  de  langue  qui  l'exaspère  comme 
celle  que  tu  viens  de  commettre...  par  mégarde,  bien  certaine- 
ment. 

LATOURNELLE. 

Quelle  faute  de  langue  ? 

ODETTE. 

//  part  en  Amérique...  Il  part  au  Havre...  au  lieu  de:  —  Il 
part  pour  l'Amérique.  Il  part  pour  Le  Havre 


•  •  • 


LATOURNELLE. 

Mais,  je  lis  cela  tous  les  jours...  partout,  moi  ! 

ODETTE. 

Justement...  Chevreau-Lambert  nous  disait  encore  ce  matin 
qu'il  n'y  a  pas  de  faute  de  français  plus  commune  aujourd'hui,  ni 
plus  grossière,.,  et  qu'il  faut  renvoyer  cette  expression  vicieuse  aux 
loges  de  concierge  d'où  elle  est  sortie... 

LATOÏÏRNELLE,    décontenancé. 

Mais  enfin,.,  vraiment,.,  je  ne  vois  pas  la  raison... 

ODETTE. 

La  raison,  mon  ami,  c'est  que  la  préposition  en,  qui  indique  l'ar- 
rivée, le  séjour  dans  un  lieu,  V intériorité ,  comme  on  dit,  est  con- 
tradictoire et  inconciliable  avec  le  mot  partir,  qui  indique  avant 
tout  l'idée  de  départ,  de  direction  d'un  lieu  vers  un  autre,  et 
il  en  est  de  même  de  la  préposition  à...  Le  seul  cas  où  il  soit  per- 
mis d'employer  le  verbe  partir  avec  les  prépositions  en  et  <>,  c'est 
lorsque  le  sujet  du  verbe  est  censé  être  arrivé  à  destination...  Par 
exemple  :  Un  tel  est  parti  à  Borne,  est  parti  en  Amérique  depuis 
loïigte?7ips...  mais  il  part  à  Rome,  il  part  en  Amérique...  Ja- 
mais!., jamais  !..  jamais!.. 

LATOURNELLE,  -s'épongeant    le    front. 
(A   part.)   II    fait  chaud  !  (a  haute  voix,   avec   humeur  )  :  Oui,    c'oSt   pOS- 

sible;..  mais  avant  de  te  livrer  à  ces  études  de  grammaire  trans- 
TOME  LXXXIV.  —  1887.  32 


A98  REVDE    DES    DEUX   MONDES. 

cendante,  ma  chère  petite,  tu  n'aurais  peut-être  pas  mal  fait  de 
perfectionner  un  peu  ton  écriture,  tout  bonnement  I 

ODETTE. 

Mais  j'y  ai  bien  été  forcée  pour  mon  examen...  J'ai  aussi  un  maître 
d'écriture,  et  tu  verras  avec  une  douce  surprise  que  je  suis  devenue 
une  véritable  artiste. . . 

. . .  Dans  l'art  ingénieux 
De  peindre  la  parole  et  de  parler  aux  yeux! 

(Ils  se  lèvent  de  UiUc  ) 


LATOURNELLE. 

Ah  !  du  bon  Boileau,  cette  fois  1 

ODETTE,   le  legardaut  gaimcut. 

Non,.,  dis,.,  tu  le  fais  exprès? 

LATOURNELLE. 

Gomment  ça?.,  ce  n'est  pas  de  Boileau? 

ODETTE. 

Tu  le  sais  bien,  voyons  !..  c'est  de  Brébeuf,..  dans  la  Pharsalc! 

LATOURNELLE,     se   levant. 

Ah!  Brébeuf!..  dame!  Brébeuf...  Je  l'ai  un  peu  perdu  de  vue, 
moi,  Brébeuf,  je  l'avoue. 

MADAME  DD  VERNAGE,  à  qui   il  donne   le  bras 

Elle  est  ferrée,  n'est-ce  pas  ? 

LATOURNELLE,    accablé. 

Très  ferrée  ! 

MADAME   DU    yERNAGE. 

Et  jugez  quand  elle  aura  le  brevet  supérieur! 

(Ils  passent  dans  le  boudoir.) 


CHARYBDE   ET    SCYLLA.  h99 

BArllblJli     ET    JULIE,    qui  vient  l'aider  à  desservir. 


JULIE. 


Qu'est-ce  qu'ils  avaient  donc  à  bavarder  comme  ça  aujourd'hui? 
On  les  entendait  de  l'office  I 

(En   ce  moment,  Latournelle  revient  du  boudoir  dans   la  salle   et  soulève  la  portière.) 


BAPTISTE,    sans  le   voir,  répondant  à  Julie. 

Ah!  tu  as  perdu,  ma  fille,  va!..  Madame  a  collé  monsieur  tout 

le   temps!..    Ce  que  j'ai    ril..    (n   se  retourne    et  aperçoit  Latournelle.) 

•      LATOURNELLE,   sévère. 

Allez,  je  vous  prie,  me  chercher  mon  étui  à  cigarettes  dans  mon 
paletot. 

BAPTISTE. 

Bien,  monsieur  I 


DANS    LE    BOUDOIR 


MADAME   DU    VERNAGE,     ODETTE,    seules  un  instant. 


ODETTE. 

Est-ce  possible,  maman?..  Gomment!.,  vraiment,  il  me  soupçon- 
nait? 

MADAME    DU    VERNAGE. 

Il  ne  te  soupçonnait  pas  précisément,  mais  il  était  inquiet,.,  un 
peu  jaloux...  Il  ne  faut  pas  te  plaindre  de  ça,  mon  enfant! 

(Latournelle  rentre.) 
ODETTE,  lui   prenant  les  mains. 

Comment!  vilain!  vous  étiez  jaloux?..  Vous  aviez  de  mauvaises 
idées  sur  moi?.. 


500  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

LATOURNELLE. 

Pas  du  tout!..  Seulement,  je  ne  comprenais  pas  tous  ces  mys- 
tères 1 

ODETTE. 

Rassure-toi,  malheureux  I 

Mon  âme  vierge  encor,  dans  le  sommeil  des  sens, 
Des  folles  passions  ignore  les  tourmens  ! 

LATOURNELLE. 

Mais  c'est  rassurant  tout  juste  ce  que  tu  me  dis  làl 

ODETTE. 

C'était  pour  placer  ma  citation...  Tu  sais  de  qui  ils  sont,  ces 
vers-là  ? 

LATOURNELLE. 

Ma  foi  nonl..  —  Attends!  Ça  doit  être  de  Racine,  pourtant,  dans 
Phèdre,.,  rôle  d'Hippolyte?.. 

ODETTE. 

Encore  un  gage!..  Ils  sont  de  Legouvé!..  Maintenant,  mon  petit 
Henri,  je  vais  te  chercher  mon  brevet,  mes  cahiers  de  notes  et  mes 
dessins  d'après  le  relief,  et  tu  verras  si  je  me  donne  de  la  peine 
pour  te  plaire  : 

Et  si  de  t'agréer,  je  n'emporte  le  prix, 

J'aurai,  du  moins,  l'honneur  de  l'avoir  entrepris  ! 

(Kile  sort  en  courant,  puis  reparaissant  aussitôt  en  soulevant  la   portière)  : 

De  qui  sont-ils,  ceux-là? 

LATOURNELLE. 

Dame!.,  ça  doit  être  de  Corneille,.,  dans  le  Cid?.. 

ODETTE. 

Enfant!.,  c'est  de  Lafontaine!  (Eiie  part.) 


CHARYBDE  ET  SCYLLA.  501 


LATOURNELLE,  MADAME  DU  VERNAGE. 

(Latournelle  fait  quelques  pas  en  fumant  uno  cigarette,   puis   il  jette  sa  cigarette   au 
feu  et  s'assoit  dans  une  attitude  d'accablement.) 


MADAME    DU    VERNAGE. 

Eh  bien  1  cher  ami,  pourquoi  avez -vous  l'air  hébété? 

LATOLRNiLLE. 

Hébété,  c'est  beaucoup  dire...  ennuyé,  c'est  possible. 

MADAME    DU    VERNAGE. 

Pourquoi  ennuyé?..  Vous  vouliez  une  femme  instruite,.,  vous 
l'avez!..  Qu'est-ce  qu'il  vous  faut  encore? 

LATOURNELLE. 

Je  voulais  une  femme  instruite,  assurément,.,  mais  je  ne  voulais 
pas  une  espèce  de  femme  savante  à  la  façon  de  Molière,  une  pé- 
dante toujours  prête  à  faire  étalage  d'une  insupportable  érudition... 
Gomment  !  on  ne  peut  pas  dire  un  mot  maintenant  sans  qu'elle  y 
ajoute  un  commentaire  scientifique,.,  une  remarque  grammati- 
cale... ou  une  citation  littéraire;.,  c'est  agaçant. 

MADAME    DD    VERNAGE. 

Du  moins,  vous  ne  pouvez  plus  dire  qu'elle  n'a  pas  de  conversa- 
tion. 

LATOURNELLE. 

Mais  sa  conversation  n'est  pas  une  conversation,  chère  madame, 
c'est  une  conférence  ! 

MADAME    DU   VERNAGE. 

Vous  devez  comprendre,  mon  ami,  que  cette  jeune  femme  éprouve 
un  empressement  naturel  de  déballer  son  petit  savoir,  surtout  de- 
vant vous  qui  lui  reprochiez  si  amèrement  son  ignorance.  Mais  c'est 
un  premier  moment  à  passer,.,  cela  se  calmera,.,  cela  se  régula- 
risera,., soyez-en  sûr...  , 


502  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

LATOURNELLE,  bourru. 

Soit  !  mais,  en  attendant,  il  y  a  un  point,  chère  madame,  sur  le- 
quel je  vous  prierai  d'appeler  son  attention...  tUe  ne  devrait  pas 
affecter,  comme  elle  le  fait,  de  me  reprendre,  de  me  rectifier, 
quand  il  m'arrive  d'avoir  par  hasard  quelque  légère  défaillance  de 
mémoire...  Cela  me  ferait  jouer  devant  le  monde  et  même  devant 
mes  domestiques  un  personnage  pénible...  De  plus,  je  vous  dirai, 
chère  madame,  que  ses  études  me  paraissent  dirigées  d'une  ma- 
nière déplorable;.,  on  lui  apprend  mille  choses  inutiles,.,  et  même 
plus  qu'inutiles,.,  des  choses  qui  lui  altèrent  le  goût  et  qui  la  font 
sortir  du  ton  qui  convient  à  une  femme  distinguée. 

MADAME    DU    VERNAGE. 

Tout  à  fait  mon  avis  !  —  Mais  je  vous  ré|)éterai,  mon  ami,  ce  que 
j'avais  l'honneur  de  vous  dire  il  n'y  a  qu'un  instant:.,  si  vous  aviez 
daigné  faire  son  éducation  vous-même,  vous  lui  auriez  appris  ce 
que  vous  désirez  qu'elle  sache,  et  vous  ne  lui  auriez  pas  appris  ce 
que  vous  désirez  qu'elle  ne  sache  pas,.,  et  tout  serait  pour  le 
mieux...  Et  si  je  ne  craignais  de  manquer  à  la  déférence  que  je 
vous  dois,  j'ajouterais  que  vous  m'ennuyez...  Quand  votre  femme 
se  montre  ignorante  et  frivole,  vous  poussez  des  cris  de  paon;., 
elle  étudie,  elle  s'instruit,  elle  se  donne  des  peines  infinies,  et  vous 
criez  plus  fort!..  Si  vous  voulez  lui  faire  perdre  la  tête,  c'est  le 
vrai  moyen,  je  vous  en  avertis...  Vous  n'êtes  pas  un  imbécile 
comme  le  roi  Gandaule;..  par  conséquent,  j'espère  que  vous  me 

comprendrez...    Bonsoir  !..    {Elle   se  lève  pour   se  retirer.) 

LATOUR?<ELLE. 

Non,.,  je  vous  en  prie,  chère  madame, ne  m'abandonnez  pas  dans 
une  circonstance  aussi  délicate,  aussi  critique. . .  Je  reconnais  que  vous 
êtes  une  femme  de  bon  conseil...  Eh  bien!  veuillez  me  conseiller... 
Je  désirerais  véritablement  qu'Odette  renonçât  à  poursuivre  des 
études  qui  me  paraissent,  je  le  répète,  déplorablemeut  dirigées... 
Gomment  pourrais-je  m'y  prendre  pour  cela,  sans  la  ft'oisser  et  sans 
la  décourager  ? 

MADAME    DU    VERNAGE. 

D'abord  descendez  du  haut  de  votre  cravate  ; . .  ensuite  parlez  à  son 
cœur  et  parlez-lui  avec  le  vôtre...  C'est  encore  ce  qu'il  y  a  de  plus 
habile  et  de  plus  sûr  avec  nous  autres...  Je  l'entends;.,  dois-je  sor- 
tir ou  rester? 


CHARYBDE   ET   SGYLLA.  503 

LATOURNELLE. 

Restez  I 

MADAME    DU    VERNAGE. 

Gomme  Arnold  !  (euc  se  rassoit.) 

(Odette  rentre,   apportant  des  cahiers  et  des    rouleaux  de  papier.) 

ODETTE,    gaîment,    Elle   dépose  son  paquet  sur   une  table. 
Voilà!..   Mon   brevet  d'abord!..   [EUe  Im   remet   le   brevet.) 

LATOURNELLE,    après   l'avoir   contemplé. 

Tu  me  le  donnes,  n'est-ce  pas?..  Je  tiens  à  le  garder  parmi  mes 
souvenirs  les  plus  précieux. 

ODETTE. 

Tu  es  gentil  !  —  Et  puis  mes  notes  ! 

LATOURNELLE,  parcourant  les   cahiers  : 

Ail!  chère  petite,  comme  tu  as  travaillé!  C'est  effrayant,.,  c'est 
merveilleux!..  Et  ce  gros  rouleau?,. 

ODETTE. 

Mes  études  de  dessin  d'après  le  relief.  (Elle  déroule  un  dessin  sous  les  yeux 
de  son  mari.) 

LATOURNELLE,    en  admiration. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  ça? 

ODETTE. 

Ça?.,  c'est  une  feuille  d'acanthe  du  temple  de  Mars  vengeur,  et 
ça!  ce  sont  les  oves  du  caisson  du  temple  du  même  Mars  vengeur. 

LATOURNELLE. 

Mais,  c'est  très  bien,  cette  ronde-bosse;.,  ça  tourne...  C'est  vrai- 
ment très  bien...  (a  madame  du  vernago)  :  iN'est-co  pas,  madame?  Voyez 

donc!    (U  passe  le  dessin  d  madame   du    Vernage.) 

MADAME   DU    VERNAGE. 

Oui,  mon  ami;  c'est  très  bien,  ça  tourne  en  effet  parfaitement... 


504  REVUE   DES    DEUX    MONDES, 

LATOURNELLE. 

Et,  dis-moi,  ma  chère  mignonne,  est-ce  que  tu  ne  trouves  pas  que 
tu  en  sais  assez? 

ODETTE. 

Oh!  non...  Je  veux  absolument  avoir  le  brevet  supérieur! 

LATOURNELLE. 

C'est  pour  m'être  agréable,  n'est-ce  pas? 

ODETTE. 

Certainement...  D'abord... 

LATOURNELLE. 

Gomment...  d'abord?.,  et  ensuite? 

ODETTE,   câline. 

Ensuite,.,  c'est  pour  m'être  agréable  à  moi-même,  parce  que 
j'espère;.,  je  m'étais  toujours  dit  que  le  jour  où  je  t'apporterai  le 
brevet  supérieur,  tu  me  donneras...  un  cheval,.,  un  petit  cheval... 

LATOURNELLE. 

Et  si  je  te  donnais  le  petit  cheval  demain  et  un  gros  baiser  tout 
de  suite,  renoncerais-tu  sans  trop  de  peine  au  brevet  supérieur? 

ODETTE,  lui   tendant  la  joue. 

Je  te  crois  ! 

LATOURNELLE. 

Marché  conclu  !  (n  rembrass--.) 

MADAME    DU    VERNAGE. 

Vous  n'êtes  pas  encore  si  bête  que  je  croyais,  vous  I  —  Embras- 
sez-moi aussi,  mon  ami  ! 

(il    l'embrasse.  —  La  toile  tombe.) 

Octave  Feuillet. 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES 


LA   SECONDE    LUTTE    DE    FRÉDÉRIC   II  ET  DE  MARIE-THÈRÉSE,  D'APRÈS  DES 

DOCUMENS   INÉDITS. 


DERNIERS    INCIDENS    ET    FIN    DE    LA    LUTTE. 


La  population  saxonne,  abandonnée  par  son  souverain,  et  à 
la  veille  d'avoir,  ou  à  affronter  une  lutte  sanglante,  ou  à  subir  les 
douleurs  de  l'invasion,  restait  naturellement  dans  une  grande  an- 
goisse. Mais  de  tous  les  habitans  de  Dresde,  le  plus  en  peine  peut- 
être  était  encore  le  ministre  de  France,  le  marquis  de  Vaulgrenant, 
qui,  en^face  des  événemens  dont  la  rapide  succession  se  déroulait 
sous  ses  yeux,  ne  savait  véritablement  plus  quelle  contenance  tenir. 
Brûhl  n'avait  pas  manqué  de  lui  faire  savoir  qu'un  grand  person- 
nage de  la  cour  d'Autriche  allait  venir  de  Vienne,  chargé  de  la 
mission  expresse  d'engager  avec  lui,  sur  nouveaux  frais,  une  né- 
gociation tout  à  fait  sérieuse.  Lui-même  avait,  on  l'a  vu,  des  pou- 


(1)  Voyez  la  Revue  du  15  avril,  des  i"  et  15  mai,  des  1"  et  15  juin,  du  1*^*  août, 
du  1"  septembre,  du  l*^""  octobre  et  du  15  novembre. 


506  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

voirs  en  poclie,  avec  l'ordre  d'en  faire  usage,  positivement  donné, 
bien  que  parfois  singulièrement  commenté  par  d'Argenson.  Mais  il 
semblait  qu'une  lenteur  désespérante  fût  l'attribut  de  tout  ce  qui 
tenait  à  l'Autriche,  généraux  ou  diplomates  :  le  comte  d'Harrach, 
aussi  difficile  à  remuer  que  le  prince  de  Lorraine,  bien  qu'annoncé 
de  jour  en  jour  depuis  un  mois,  n'arrivait  pas.  M.  d'Arneth  nous 
apprend  qu'il  avait  cru  devoir  passer  au  camp  autrichien  en  Bohême, 
et  qu'il  s'y  attardait,  occupé  qu'il  était  à  apaiser  le  cri  de  mécon- 
tentement qui  s'élevait  dans  toute  l'armée  contre  son  général. 
Mais  en  attendant,  ce  délai  laissait  Vaulgrenant  en  quelque  sorte 
sur  des  épines.  Encore  officiellement  allié  de  Frédéric,  mais  se- 
crètement en  intelligence  avec  Auguste,  quel  parti  devait-il  prendre, 
quel  langage  tenir  en  présence  du  conflit  aigu  dont  il  était  témoin? 
Fallait-il  applaudir  au  succès  des  armes  prussiennes,  ou  compatir 
aux  embarras  du  ministre  saxon?  Que  dire  et  même  que  penser, 
quels  vœux  former  au  fond  de  l'âme  ?  Où  était  l'intérêt  de  la  France 
et  de  son  roi  ?  où  le  devoir  de  leur  représentant  (Ij  ? 

Et  ce  n'était  pas  de  Versailles  qu'il  pouvait  attendre  la  lumière. 
Les  instructions  de  d'Argenson,  de  plus  en  plus  obscm'es  et  con- 
tradictoires, se  ressentaient  à  la  fois  et  du  trouble  auquel  le  mi- 
nistre lui-même  était  en  proie  et  des  divisions  qui  partageaient 
le  cabinet  dont  il  faisait  partie.  Là,  la  confusion  était  au  comble.  La 
reprise  imprévue  des  hostilités  par  l'Autriche,  le  revirement  qui 
s'en  était  suivi  dans  l'attitude  de  Frédéric,  les  instances  nouvelles 
et  presque  suppliantes  de  son  envoyé,  avaient  porté  les  dissidences 
intérieures  du  ministère  français  au  dernier  degré  de  la  vivacité  et 
de  l'aigreur.  Si  d'Argenson  n'eût  suivi  que  l'impulsion  de  ses  in- 
stincts, au  moindre  signe  de  repentir  venu  de  Berlin,  il  eût  tendu 
les  bras  tout  ouverts  à  l'enfant  prodigue.  Loin  de  fermer  l'oreille 
aux  prières  de  Chambrier,  il  se  laissait  presque  convaincre  par  lui 
que  la  convention  de  Hanovre,  dictée  par  les  meilleures  intentions, 
n'avait  fait  que  poser  des  bases  très  acceptables  pour  une  paix  eu- 
ropéenne. Il  en  venait  à  penser  que  le  seul  tort  de  Frédéric  était 
d'avoir  manqué  de  confiance  et  agi  sans  le  prévenir.  —  «  Pourquoi 
ne  m'avoir  rien  dit?  s'écriait-il;  il  savait  pourtant  bien  que  je  suis 
Prussien  de  la  tête,  aux  pieds,  parce  que  je  suis  bon  Frunaiis.  »  — 
Mais  ses  collègues  n'étaient  pas  si  faciles  à  attendrir  ni  si- prompts 
à  passer  l'éponge  sur  un  grief  dont  au  fond  ils  s'applaudissaient 
d'être  en  mesure  de  profiter.  Orry  déclarait  plus  haut  que  jamais 
que  sa  bourse  était  vide,  et  qu'il  n'en  tirerait  pas  un  écu  pour  venir 


(1)  DJArneth,  (.  m,  p.  149-150.  —  Vaulgrenant  à  d'Argenson,  17,  20  et  29  nov.  1745. 
{Correspondance  de  Saxe.  —  Ministère  des  affaires  étrangères.) 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  507 

en  aide,  non  aux  embarras  supposés  du  roi  de  Prusse,  mais  à  son 
avidité  insatiable.  Quant  à  Tencin,  les  succès  inespérés  de  son  royal 
client  écossais  l'avaient  littéralement  enivré.  Voyant  déjà  un  prince 
catholique  sur  le  trône  de  la  Grande-Bretagne,  il  se  souvenait,  pour 
la  première  fois  peut-être  de  sa  vie,  qu'il  était  cardinal,  et  deman- 
dait si  c'était  le  moment  de  courir  après  une  alliance  protestante 
qui  donnait  tant  d'embarras  et  rapportait  si  peu  de  profit.  Que 
pourrait-on  souhaiter  de  plus  que  l'avènement  d'un  souverain  ami 
à  Londres  et  une  paix  glorieuse  avec  l'Autriche  ?  Le  seul  argent 
utilement  dépensé  était  donc  celui  qui  allait  servir  à  assurer  le 
succès  de  Charles-Edouard  par  l'envoi  d'un  corps  de  débarquement. 
Maurepas  et  Noailles,  peut-être  moins  animés,  faisaient  écho  dans, 
ce  même  sens.  C'était  à  chaque  séance  du  conseil  un  de  ces  débals 
si  bruyans  que  (suivant  une  expression  de  d'Argenson  que  j'ai  déjà 
rapportée)  on  n'aurait  pas  entendu  Dieu  tonner.  Quant  au  roi,  il 
laissait  parler  et  crier,  flottant  entre  sa  déplaisance  pour  le  nouvel 
empereur  et  le  ressentiment  qu'il  éprouvait  des  procédés  blessans 
et  des  moqueries  de  Frédéric.  N'avait-on  pas  eu  soin  de  lui  faire 
savoir  que  cet  incorrigible  railleur  plaisantait  tout  haut  de  l'em- 
pressement que  le  vainqueur  de  Fontenoy  avait  mis  à  quitter  son 
armée  pour  venir  porter  ses  lauriers  aux  pieds  de  la  marquise  de 
Pompadour  (1)  ? 

En  sortant  de  ces  séances  orageuses,  d'Argenson,  forcé  de  se  con- 
former aux  vœux  de  la  majorité,  devait  se  faire  l'exécuteur  du 
plan  de  conduite  qu'il  venait  de  combattre,  mais  il  s'acquittait  de 
cette  tâche  ingrate  avec  une  mauvaise  grâce  qu'il  ne  prenait  plus 
la  peine  de  cacher.  On  eût  dit,  en  vérité,  qu'il  n'épargnait  rien  pour 
intimider  et  décourager  son  propre  agent.  Avant  tout,  disaient 
les  instructions  ministérielles,  il  faut  être  constamment  sur  vos 
gardes  et  bien  vous  assurer  que  les  avances  qu'on  vous  fait  ne  cou- 
vrent pas  un  piège  pour  alarmer  l'Angleterre  et  obtenir  d'elle  des 
modifications  avantageuses  à  la  convention  de  Hanovre.  En  ce  cas, 
ajoutait  d'Argenson  (faisant  reparaître  discrètement  son  idée  fa- 
vorite), il  y  aurait  une  manière  de  se  tirer  d'affaire  sans  tout  bri- 
ser :  ce  serait  de  proposer  la  convocation  d'un  congrès  général. 
A  d'autres  momens,  il  semblait  prendre  plaisir  à  transmettre  les 
résolutions  du  conseil  sous  une  forme  compliquée  qui  les  rendait  à 
peu  près  inapplicables,  et  il  faut  dire  qu'il  n'avait  pas  beaucoup  de 
peine  à  y  réussir,  car  le  concert  était  loin  d'être  parfait,  même  entre 


(1)  Chambrier  à  Frédéric,  i9  et  26  novembre  1745.  —  (Ministère  des  affaires  étran- 
gères). —  Droysen,  t.  it,  p.  61.5.  —  D'Argenson  à  Chavigny,  17  novembre  et  5  dé- 
cembre 1745.  (Correspondance  de  Bavière. —  Ministère  des  affaires  étrangères.) 


508  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

les  partisans  de  la  négociation  autrichienne.  D'accord  sur  le  but,  ils 
différaient  sur  la  voie  à  suivre  pour  l'atteindre.  Plusieurs  se  méfiart, 
non  sans  raison,  du  désintéressement  et  de  la  loyauté  du  comte  de 
Brûhl,  auraient  voulu  que  Vaulgrenant  se  ménageât,  à  l'insu  du  mi- 
nistre saxon,  quelques  entretiens  directs  et  en  tête-à-tête  avec  le 
plénipotentiaire  autrichien.  D'autres,  craignant  de  déplaire  à  Phi- 
lippe V  et  surtout  à  l'ardente  Farnèse,  désiraient  que  le  comte  de 
Bêne,  ministre  d'Espagne  à  Munich,  fût  admis  en  tiers  dans  les  pour- 
parlers, sans  pourtant  qu'il  fût  trop  encouragé  à  mettre  en  avant  des 
exigences  exagérées.  D'Argenson  faisait  passer  à  Vaulgrenant  ces  re- 
commandations diverses,  sans  se  mettre  en  peine  de  les  concilier. 
—  «  De  la  sorte,  dit-il  dans  une  note  écrite  de  sa  main,  il  y  aura  trois 
négociations  :  la  première  vraie  avec  l'Autriche  en  particulier  ;  la 
deuxième  fausse  en  participation  avec  Brûhl  ;  la  troisième  illusoire  et 
complètement  fausse  avec  Brûhl  et  Bêne.  Je  conviens  que  ce  sera  fort 
difficile  :  M.  de  Vaulgrenant  s'en  tirera  comme  il  pourra  ;  mais  tel  est 
le  système  du  conseil  et  les  embarras  où  ceci  nous  jette  :  de  gros 
risques  pour  peu  d'espérance.  »  —  Enfin,  comme  s'il  eût  juré  de 
faire  perdre  l'esprit  à  son  correspondant,  il  ne  manquait  jamais  de  lui 
rappeler,  en  terminant  toutes  ses  lettres,  qu'à  aucun  prix  le  roi 
ne  voulait  rien  faire  qui  tendît  à  dépouiller  le  roi  de  Prusse  d'au- 
cune de  ses  possessions.  «  Plus  la  reine  de  Hongrie,  répétait-il,  té- 
moigne de  vouloir  s'attacher,  préférablement  à  toutes  choses, 
à  recouvrer  une  province  aussi  riche  et  aussi  à  sa  convenance 
que  la  Silésie,  plus  nous  devons  avoir  à  cœur  que  la  Prusse  la  con- 
serve. » 

Cette  reprise  de  la  Silésie  étant  le  but  unique  que  poursuivait 
Marie-Thérèse  en  se  rapprochant  de  la  France,  recommander  à  Vaul- 
grenant de  n'y  pas  concourir,  au  moins  indirectement,  c'était  lui  en- 
joindre de  conclure  un  contrat  annulé  d'avance,  comme  disent  les 
juristes,  pour  défaut  de  cause.  Dans  ces  conditions,  il  était  superflu 
d'ajouter,  comme  d'Argenson  le  fit  pourtant  une  fois  en  termes  ex- 
près, que  la  négociation  était  entreprise  plutôt  pour  n'avoir  rien  à 
se  reprocher  que  dans  f  espoir  de  la  conduire  à  bonne  fin.  L'aveu 
était  inutile  :  la  chose  se  comprenait  de  reste  (1).  » 

Gomment  Vaulgrenant  s'y  serait -il  pris  pour  passer  entre  tant 
d'écueils  et  ménager  tant  de  points  délicats?  C'est  ce  qu'il  est  diffi- 
cile de  dire,  car  le  jour  où  le  comte  d'Harrach  était  enfin  décidément 

(1)  D'Argenson  à  Vaulgrenant,  13  et  20  novembre,  l"""  décembre  1745.  {Correspon- 
dance de  Saxe.  —  Ministère  des  affaires  étrangères.)  —  Il  y  eut  bien,  dans  le  cours 
de  la  négociation,  quelques  insinuations  faites  par  l'agent  saxon  pour  décider  la 
France  à  prêter  son  concours  armé  à  l'Autriche  contre  la  Prusse;  mais,  sur  le  refus 
très  net  de  Vaulgrenant,  on  n'insista  pas. 


ÉTUDES   DIPLOMATIQDES,  509 

attendu,  ses  courriers  déjà  arrivés  et  ses  logemens  tout  préparés, 
fut  celui  même  où,  la  nouvelle  de  la  capitulation  de  Leipzig  parve- 
nant à  Dresde,  le  roi  et  toute  sa  famille  se  décidaient  à  quitter  la 
ville.  Averti  à  temps,  l'envoyé  autrichien  rétrograda  naturellement 
et  vint  retrouver  à  Prague  le  cortège  royal.  De  là,  à  la  vérité,  Briïhl 
fit  savoir  tout  de  suite  à  Vaulgrenant  qu'il  ne  tenait  qu'à  lui  de  pro- 
fiter aussi  du  voisinage,  et  qu'il  trouverait  à  Prague,  s'il  y  venait  sans 
retard,  l'envoyé  autrichien  dans  les  dispositions  les  plus  conci- 
liantes et  même  les  plus  empressées.  Mais  Vaulgrenant  répondit  très 
sensément  que,  la  France  étant  encore  en  guerre  ouverte  avec  l'Au- 
triche, la  présence  de  son  représentant  sur  une  terre  ennemie  fe- 
rait un  éclat  qui  révélerait  le  secret  de  la  négociation  avant  même 
qu'elle  fût  entamée.  Rien  de  plus  naturel,  au  contraire,  que  d'Har- 
rach  vînt  à  Dresde  s'entendre  avec  la  régence  qui  gouvernait,  au 
nom  du  roi,  dans  un  moment  où  les  plus  graves  intérêts  de  sa  sou- 
veraine étaient  en  jeu  sur  ce  théâtre  même.  Ce  sera  une  manière, 
écrivait  Vaulgrenant  à  d'Argenson,  en  lui  envoyant  sa  réponse,  de 
voir  si  on  y  va  de  franc  jeu  avec  nous,  ou  si  on  veut  seulement 
nous  amuser.  Il  dut  bientôt  être  convaincu  que  les  intentions 
étaient  sérieuses,  car  d'Harrach,  se  rendant  à  son  invitation,  fit  an- 
noncer qu'il  allait  venir  (1). 

Mais,  pendant  que  ces  correspondances  étaient  rapidement  échan- 
gées entre  les  capitales  si  rapprochées  de  la  Saxe  et  de  la  Bohême, 
les  mauvaises  nouvelles  se  succédaient  àVienne  :  d'abord  la  retraite 
ignominieuse  du  prince  de  Lorraine,  puis  l'entrée  victorieuse  de  l'ar- 
mée prussienne  en  Saxe,  enfin  la  fuite  du  roi  de  Pologne,  dont  l'effet 
était  bien  d'éviter  de  sa  part  une  soumission  immédiate,  mais  qui 
n'attestait  pourtant  pas  une  résolution  de  résistance  à  toute  épreuve. 
Ges  échecs  n'ébranlaient  pas  le  courage  de  l'impératrice,  qui  ne  per- 
dit pas  un  instant  pour  envoyer  au  prince  de  Lorraine  l'instruction  de 
se  mettre  immédiatement  en  marche  et  de  tendre  vers  Dresde  par 
la  voie  la  plus  directe,  afin  de  couvrir  à  tout  prix  cette  capitale.  Elle 
préparait  en  même  temps  tous  les  ordres  nécessaires  pour  faire  reve- 
nir vers  le  nord  tout  ce  qui  restait  de  soldats  autrichiens  stationnant 
sur  le  Rhin ,  dès  le  lendemain  du  jour  où,  la  paix  avec  la  France 
étant  conclue,  aucune  précaution  ne  serait  plus  à  prendre  de  ce  côté. 
Mais  ses  conseillers  étaient  plus  émus.  Qu'allait-il  arriver,  se  de- 
mandaient-ils avec  effroi,  si  on  était  de  nouveau  abandonné  par  la 
fortune,  puis  délaissé  par  un  allié  timide,  n'ayant  pu  réussir  à  con- 
clure avec  la  France  et  n'étant  plus  à  temps  de  profiter  de  la  mé- 


(1)  Brûhl  à  Vaulgrenant,   7,  8,  11  et  12  décembre.  —   Vaulgrenant  à  Brûhl,  9  et 
11  décembre  1745.  (Correspondance  de  Saxe. —  Ministère  des  affaires  étrangères.) 


510  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

diation  de  l'Angleterre,  en  un  mot,  suivant  l'expression  que  M.  d'Ar- 
neth  emprunte  à  un  document  qu'il  cite  :  entre  deux  chaises  assis  par 
terre.  On  insista  donc  auprès  de  Marie-Thérèse,  et  on  finit  par  ob- 
tenir d'elle,  non  de  révoquer  les  pouvoirs  donnés  au  comte  d'Har- 
rach,  mais  d'enjoindre  de  nouveaux  destinés  à  lui  servir,  au  pis- 
aller,  dans  un  cas  d'extrême  nécessité.  Si  le  malheur  s'attachait 
encore  une  fois  aux  armes  de  l'Autriche,  —  si  l'alliance  avec  la  France 
était  reconnue  impraticable,  —  alors,  mais  alors  seulement,  le  plus 
tard  possible,  et  quand  tout  autre  moyen  de  salut  aurait  échoué, 
d'Harrach  fut  autorisé  à  apposer  sa  signature  à  la  convention  de  Ha- 
novre, à  côté  de  celle  du  roi  d'Angleterre  ;  et  ce  fut  muni  de  cette 
double  instruction,  qui  allait  le  rendre  pour  un  jour  arbitre  de  la  des- 
tinée de  son  pays,  que  le  plénipotentiaire  autrichien  arriva  à  Dresde 
le  15  décembre.  Il  y  entra  au  bruit  du  canon  d'une  bataille  vivement 
engagée,  au  même  moment,  à  peu  de  distance  de  la  ville  (1). 

C'était  le  prince  d'Anhalt  qui,  suivant  le  plan  dicté  par  Frédéric, 
se  présentait  devant  la  capitale  de  la  Saxe  pour  en  enlever  de  force 
l'entrée.  Il  avait  tardé  un  peu  plus  que  ses  instructions  le  lui  pres- 
crivaient, d'abord  dans  l'espérance  que,  par  suite  de  la  demi-sou- 
mission et  de  la  fuite  du  roi  de  Pologne,  les  portes  de  la  ville 
s'ouvriraient  d'elles-mêmes  devant  lui  ;  puis  il  avait  tenu  à  se  rendre 
maître,  à  Torgau  et  à  Meissen,  des  ponts  qui  faisaient  communiquer 
les  deux  rives  de  l'Elbe,  afin  d'assurer  un  passage  au  gros  de 
l'armée  prussienne,  qui,  n'ayant  rien  à  faire  en  Lusace,  devait 
tendre  à  se  rapprocher  du  nouveau  théâtre  de  la  guerre.  Ce  délai, 
qui  lui  faisait  perdre  quelques  jours,  et  que  Frédéric  blâma  sévère- 
ment, aurait  pu  sauver  la  cause  des  alliés;  car  le  général  saxon 
Rustowbki  en  avait  profité  pour  réunir  toutes  les  troupes  de  l'élec- 
torat  autour  de  Dresde,  et  le  prince  de  Lorraine,  remis  en  cam- 
pagne par  les  ordres  pressans  de  Marie-Thérèse,  y  arrivait  lui-même 
à  grandes  journées  par  la  route  de  Leimeritz  et  de  Freyberg.  Le 
13  au  soir,  il  y  était  déjà  de  sa  personne  et  tenait  conseil  avec  Rus- 
towski  sur  les  moyens  de  résister  à  l'attaque  qui  se  préparait.  Nul 
doute  que,  par  une  rapide  concentration  de  toutes  les  forces  saxonnes 
et  autrichiennes,  la  ville,  au  moins  ce  jour-là,  eût  été  préservée. 
Tout  manqua  encore  une  fois,  faute  d'énergie  et  de  concert;  mais 
dans  cette  occurrence,  au  moins,  l'Autrichien  ne  fut  pas  le  plus  cou- 
pable. Le  prince  de  Lorraine  était  prêt  et  offrait  d'amener  tout  son 
monde.  Ce  fut  Rustowski  qui  se  persuada  qu'il  était  en  état,  avec 
ses  bataillons  saxons,  d'arrêter,  peut-être  de  repousser,  le  prince 
d'Anhalt.  Il  engagea  le  prince  à  ménager  ses  troupes,  afin  de  les 

(t)  D'Arneth,  t.  m,  p.  157,  158,  ii3. 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  511 

tenir  en  réserve  pour  le  cas  très  probable  où  le  roi  de  Prusse,  dont 
la  marche  vers  Dresde  était  déjà  annoncée,  viendrait  en  aide  à  son 
lieutenant  intimidé  ou  vaincu . 

Ce  n'était  pas  là,  nous  apprend  Frédéric  dans  son  Histowe,  le 
seul  motif  qui  décidait  le  général  saxon  à  refuser  un  secours  d'où 
pouvait  dépendre  le  sort  de  la  journée.  La  vérité  est  qu'il  croyait 
avoir  fait  choix,  pour  attendre  les  Prussiens,  d'une  position  qu'il 
regardait  comme  inexpugnable,  et  qu'il  voulait  garder  pour  lui- 
même  tout  l'honneur  du  plan  qu'il  avait  formé.  L'idée  dont  il  tenait 
ainsi  à  se  réserver  le  mérite  n'était  autre  chose,  nous  dit  encore 
Frédéric,  que  la  reproduction  à  peu  près  exacte  des  dispositions 
prises  par  le  maréchal  de  Saxe  à  Fontenoy.  Il  avait  remarqué  une 
certaine  ressemblance  entre  la  plaine  qui  s'étend  de  Dresde  au 
petit  village  de  Kesselsdorf  (et  que  d'Anhalt  devait  traverser)  et 
celle  qui  longeait  l'Escaut  devant  Tournay.  Là  régnait  aussi  un 
ravin  profond,  pareil  à  celui  qui,  placé  sous  le  feu  du  bois  de  Barry, 
arait  joué  un  si  grand  rôle  dans  la  journée  du  11  mai.  C'était  en 
profitant  de  cette  fortification  naturelle  et  en  la  complétant  par  des 
retranchemens  garnis  d'artillerie  que  Rustowski,  à  l'exemple  de 
Maurice,  croyait  pouvoir  attendre  en  sûreté  l'attaque  de  l'en- 
nemi. 

Mais  deux  situations  peuvent  être  analogues  sans  se  ressem- 
bler complètement.  La  position  prise  par  Piustowski  était  plus  forte 
peut-être  sur  sa  droite  que  celle  de  Fontenoy,  puisque  le  ravin, 
dont  le  fond  était  hérissé  de  rochers  et  de  grands  arbres,  aboutis- 
sait à  l'Elbe,  et  que,  de  ce  côté,  le  passage  était  entièrement  fermé. 
En  revanche,  sur  la  gauche,  le  village  de  Kesselsdorf  restait  abso- 
lument découvert,  et  ce  fut  de  ce  côté  que  le  prince  d'Anhalt,  ju- 
geant tout  de  suite  où  était  le  point  faible,  porta  toute  la  vigueur 
de  son  attaque.  Telle  était  pourtant  l'excellence  du  modèle  suivi 
par  Rustowski  que,  malgré  cette  imperfection,  la  copie,  pendant  les 
premières  heures,  se  comporta  comme  l'original.  Deux  tentatives 
des  Prussiens,  dirigées  contre  le  village  de  Kesselsdorf,  furent  re- 
poussées successivement,  comme  l'avaient  été  à  Fontenoy  celle  de 
Cumberland,  par  le  feu  très  bien  nourri  des  batteries  saxonnes. 
D'Anhalt  songeait  déjà  à  la  retraite,  quand  les  Saxons,  exaltés  par 
leur  succès  et  voulant  y  mettre  le  comble,  firent  la  faute  capitale 
de  sortir  de  leurs  retranchemens  pour  suivre  l'ennemi  qui  s'éloi- 
gnait. Par  suite  de  cette  fausse  manœuvre,  ils  se  trouvèrent  placés 
eux-mêmes  devant  leurs  batteries  qui  durent  cesser  de  tirer;  d'An- 
halt, qui  vit  l'imprudence,  se  retourna  vivement  pour  fondre,  avec 
sa  cavalerie,  sur  les  bataillons  qui  s'étaient  mis  en  prise,  et,  les 
contraignant  à  reculer  à  leur  tour,  pénétra  à  leur  suite  dans  le  vil- 


512  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

lage  et  se  trouva  ainsi  avoir  pris  à  revers  toute  la  ligne  des  retran- 
chemens. 

Tout  n'était  pas  dit  pourtant,  car  les  Prussiens  allaient  à  l'autre 
extrémité  de  la  même  ligne  commettre  un  écart  de  conduite  ana- 
logue :  le  jeune  prince  Maurice  d'Anhalt,  second  fils  du  général, 
placé,  avec  la  gauche  de  l'armée  prussienne,  en  face  du  sommet  du 
ravin,  voulant  avoir  sa  part  de  la  \ictoire  du  jour,  se  mit,  sans  en 
avoir  reçu  l'ordre,  en  tête  d'emporter  sur  ce  point  le  passage  de 
haute  lutte,  malgré  les  difficultés  du  terrain.  Les  hommes  éprou- 
vèrent la  plus  grande  peine  à  gravir  les  rochers  couverts  de  neige 
et  de  glace,  et  n'auraient  pu  s'y  maintenir  si  les  Saxons  eussent 
fait  le  moindre  mouvement  pour  les  en  déloger.  Rien  n'eût  été 
plus  aisé  que  de  les  précipiter  dans  la  fondrière,  et  si,  à  ce  mo- 
ment d'incertitude,  le  prince  de  Lorraine,  qui  s'était  retiré  à  peu 
de  distance  en  arrière  du  champ  de  bataille,  eût  été  appelé  ou  fût 
accouru  d'instinct  au  bruit  du  canon  qu'il  devait  entendre,  la  for- 
tune pouvait  encore  changer  d'aspect.  Mais,  ou  le  prince  ne  s'in- 
forma de  rien,  ou  on  ne  lui  fit  rien  savoir,  et  il  resta  immobile  toute 
la  journée  pendant  que  ses  alliés  périssaient.  Personne  ne  venant 
en  aide  ni  aux  soldats  découragés,  ni  au  chef  décontenancé,  la  dé- 
route devint  complète  :  armée  et  général,  dit  Frédéric,  rentrèrent 
à  Dresde  en  pleine  course.  Le  conseil  de  régence  se  réunit  à  l'in- 
stant, et  nulle  défense  n'étant  plus  possible,  le  commandant  de  la 
garnison  dut  aller  porter  au  général  prussien  la  soumission  de  la 
ville. 

La  nuit  cependant  était  venue,  nuit  d'alarmes  et  d'angoisses  dont 
l'ombre  et  le  trouble  dérobèrent  aux  regards  l'arrivée  silencieuse 
du  comte  d'Harrach.  Ce  fut  en  traversant  des  rues  encombrées  de 
blessés  et  de  fuyards  que  le  plénipotentiaire  autrichien  se  rendit,  sans 
être  reconnu,  chez  le  ministre  de  France.  Le  Heu,  l'heure,  la  gra- 
vité des  circonstances,  tout  rendait  étrangement  solennel  cette  en- 
trevue mystérieuse  qui  pouvait  changer  la  face  de  l'Europe,  et 
dont  le  secret  a  été  religieusement  gardé  jusqu'à  nos  jours  pour  la 
postérité. 

L'entretien  s'engagea  immédiatement  sur  les  conditions  de  la 
paix,  mais  tout  de  suite  la  différence  de  l'attitude  des  deux  négo- 
ciateurs, telle  que  la  révèle  le  ton  de  leurs  dépêches,  fut  très  signi- 
ficative. D'Harrach  était  pressant,  ardent,  animé  du  feu  de  toutes 
les  passions  de  sa  souveraine  et  de  ses  ressentimens  personnels.  Il 
parlait  haut  et  ferme  sans  crainte  de  s'avancer,  de  se  découvrir.  II 
ne  dissimulait  pas  d'ailleurs  que  c'était  à  prendre  ou  à  laisser,  et 
que,  si  la  France  ne  se  décidait  pas,  l'Autriche,  abandonnée  de  tous 
ses  alliés,  serait  contrainte  de  céder  à  la  Prusse.  En  face  de  lui, 


ETUDES   DIPLOMATIQUES. 


513 


Vaulgrenant,  réservé,  inquiet,  regardant  à  toutes  ses  paroles,  sem- 
blait n'avoir  d'autre  souci  que  de  ne  pas  dépasser  d'une  ligne  ni  d'un 
mot  la  lettre  de  ses  instructions,  pour  n'encourir,  en  aucun  cas, 
de  l'autorité  indécise  et  partagée  dont  il  dépendait,  ni  désaveu  ni 
reproche.  La  France  reprodiiisiit  les  mêmes  exigences  qu'à  Franc- 
fort, mais  Marie-Thérèse  s'était  beaucoup  relâchée  de  la  rigueur 
de  ses  premiers  refus.  En  Flandre,  elle  cédait  Ypres,  Furne  et 
Beaumont,  ne  résistait  plus  que  pour  garder  Tournay  et  ^'ieuport. 
En  Italie,  elle  accordait  à  l'infant  d'Espagne  Parme,  Plaisance,  Pavie 
même  au  besoin  ;  mais  d'Alexandrie  et  de  Tortone,  possessions  da 
roi  de  Sardaigne,  que  réclamait  également  la  France  en  faveur  de 
son  client  espagnol,  elle  ne  voulait  pas  qu'il  fût  question.  La 
distinction  était  naturelle.  En  Lombardie  et  dans  le  Parmesan, 
c'étaient  des  droits  personnels  ou  des  revendications  à  elle  pro- 
pres, auxquels  elle  renonçait  ;  mais  en  Piémont,  rien  ne  lui  appar- 
tenait :  elle  croyait  ne  pas  pouvoir  sans  déshonneur  faire  des 
concessions  aux  dépens  d'un  allié  qu'elle  n'avait  ni  prévenu  ni 
consulté.  Aussi,  dans  le  cours  de  la  conversation,  fut-il  évident 
(Vaulgrenant  en  convient)  que  Vidtimatum  était  moins  net.  moins 
positif  en  ce  qui  touchait  la  Flandre  qu'en  ce  qui  regardait  l'Italie. 
Vaulgrenant,  au  contraire,  fut  intraitable  sur  le  moindre  comme  sur 
le  plus  important  des  articles.  Il  était  autorisé  sur  certains  points 
à  faire  de  légères  concessions  :  il  ne  les  proposa  pas  et  ne  les  laissa, 
il  le  dit  lui-même,  entrevoir  que  faiblement.  A  l'aube  du  jour,  on 
se  sépara  sans  avoir  pu  rien  conclure  (1). 

Ainsi,  on  a  tout  ensemble  la  surprise  et  le  regret  de  le  constater, 
la  France  pouvait,  ce  jour-là,  assurer  à  la  fois  l'extension  et  la  sécu- 
rité de  sa  frontière  ;  non-seulement  cet  avantage  lui  était  offert, 
mais  on  lui  tenait  en  quelque  sorte  la  main  pour  la  forcer  d'y  sou- 
scrire. Elle  renonça  (non  sans  quelque  effort  pour  se  dérober  à 
ces  instances)  au  prix  si  noblement  acheté  par  les  victoires  de 
Maurice  de  Saxe,  uniquement  afin  de  réserver  à  un  infant  d'Es- 
pagne la  chance  plus  que  douteuse  d'acquérir  la  possession  de  deux 
citadelles  qui  n'avaient  jamais  relevé  de  la  couronne  des  rois  catho- 
liques et  qui,  en  définitive,  ne  devaient  jamais  lui  revenir.  Le  fait, 
en  lui-même  assez  étrange,  paraît  encore  plus  incroyable  quand  on 
songe  que  le  ministre  qui  imposait  cette  abnégation  à  son  envoyé, 
non-seulement  ne  professait  aucune  prédilection  pour  l'alliance  espa- 

(1)  Vaulgrenant  à  d'Argenson,  16  décembre  1745.  (Correspondance  de  Saxe. —  Mi- 
nistère des  affaires  étrangères.)—  Quant  à  la  Flaiulrc,  est-il  dit  dans  cette  dépêche,  il 
a  offert  Ypres  et  Furnes  avec  l'indépendance  do  l'abbaye  de  Saint-Hubert,  et  a  joint 
de  lui-même  Beaumont  et  Chimay. 

TOME  LXXXIV.  —  1887.  33 


514  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gno!e,  mais  se  plaignait  hautement,  dans  toutes  ses  dépêches,  du  joug 
que  faisaient  peser  sur  la  France  les  obligations  contractées  envers 
le  couple  royal  qui  trônait  à  Madrid.  IN'allait-on  pas  le  voir  quelques 
jours  après  lui-même  (j'aurai  peut-être  à  le  raconter)  offrir  au  roi 
de  Sardaigne  des  conditions  de  paix  qui  devaient  exciter,  non-seu- 
lement le  déplaisir,  mais  le  courroux,  presque  la  fureur  d'Élisa- 
betli  Farnèse?  Ce  n'était  donc  pas  l'Espagne,  mais  bien  la  Prusse, 
qui  tenait  au  cœur  du  ministre  français.  Si  ses  instructions  com- 
mandaient de  briser,  sur  un  si  faible  prétexte,  un  simulacre  de  négo- 
ciation qu'il  n'avait  jamais  voulu  prendre  au  sérieux,  ce  n'était  pas 
même  pour  ménager  les  espérances  chimériques  d'un  pelit-fils  de 
Louis  XIV  et  du  gendre  de  Louis  XV  ;  mais  c'était  le  conquérant 
de  la  Silésie  qu'il  ne  voulait  pas  laisser  troubler  dans  la  jouissance 
de  Fa  possession.  Comment  alors  ne  pas  s'affliger  en  pensant  que 
l'occasion  manquée  ne  devait  pas  se  retrouver,  et  que,  trois  ans 
pîui^  tard,  après  une  nouvelle  série  de  luttes  et  de  triomphes,  la 
France,  lassée  de  vaincre,  devait  accepter,  presque  avec  recon- 
naissance, une  paix  qui,  restituant  l'intégrité  des  Pays-Bas  à  l'héri- 
tière de  Charles-Quint,  n'accrut  pas  d'une  ligne  le  sol  français? 

Vaùlgrenant  sortait  cependant  la  conscience  tranquille,  presque 
sou^^gée,  de  la  conférence,  car,  en  rendant  compte  du  résultat,  il  se 
moi] trait  bien  plus  satisfait  de  n'avoir  rien  compromis  que  contra- 
rié de  n'avoir  rien  obtenu  :  —  «  .le  me  suis  tenu  ferme,  disait-il,  sur 
mes  propositions  ;  j'ai  parlé  avec  simplicité,  sans  marquer  ni  trop  de 
désir  ni  trop  d'éloignement,  et  par  la  foçon  dont  je  me  suis  expli- 
qué, je  crois  n'avoir  rien  dit  ni  de  trop  ni  de  trop  peu.  »  —  Tout 
autre  était  le  langage  du  comte  d'Harrach,  véritable  cri  d'impa- 
tience et  de  désespoir  :  —  «  Vous  verrez,  écrivait-il,  par  ma  rela- 
tion ci-jointe,  que  je  n'ai  pu  faire  que  de  l'eau  claire  avec  Vaùlgrenant, 
aver  lequel  j'aurais  mieux  aimé  finir  en  lui  accordant  tout  ce  qu'il 
a  demandé  que  de  signer  la  paix  de  Breslau,  auquel  cas  j'aurais 
proriosé  pour  fonds  toutes  les  argenteries  des  églises,  la  vaisselle 
et  diumans  de  la  noblesse,  qui  les  aurait  donnés  volontiers  contre 
le  roi  de  Prusse.  Je  voudrais  m'arracher  les  yeux  de  me  voir  à  la 
veille  d'être  celui  qui  devra  forger  moi-même  les  chaînes  et  l'escla- 
vage perpétuel  de  notre  auguste  impératrice  et  de  toute  sa  posté- 
rité. » 

Puis,  profitant  de  ce  que  sa  présence  à  Dresde  n'était  pas  con- 
nue pour  ne  prendre  encore  aucun  parti  décisif,  il  se  retirait  à 
Pirna,  dans  le  camp  du  prince  de  Lorraine  :  et  de  là,  entouré  d'une 
arm?e  qui  frémissait  en  se  voyant  contrainte  de  céder  sans  avoir 
même  combattu,  et  d'accord  avec  le  général  qui  sentait,  bien  que 
trop  tard,  toute  l'humiliation  de  son  attitude,  il  envoyait  à  Vienne 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  515 

de  nouveaux  plans  de  campagne,  engageant  l'impératrice  à  tenir 
ferme,  dans  l'espoir  qu'on  pourrait  faire  patienter  aussi  le  roi  de 
Pologne  jusqu'à  l'arrivée  des  Russes,  et  faire  encore  «  tourner  la 
tête  au  Tamerlan  que  nous  avons  à  combattre  (1).  » 

Mais  rien  ne  peut  arrêter  le  cours  une  fois  précipité  des  événe- 
mens,  surtout  quand  une  main  habile  ne  les  laisse  pas  dévier  du 
sens  où  les  a  une  fois  portés  la  fortune.  Dès  le  18,  Frédéric,  déjà 
en  marche  le  jour  du  combat,  arrivait  devant  Dresde  pour  y  re- 
cueillir les  fruits  d'une  victoire  qui  était  son  œuvre  au  moins  autant 
que  celle  du  général  qui  avait  livré  la  bataille.   Il  y  était  attendu 
par  des  populations  tremblantes,  qui  ne  savaient  quel  son  leur 
réservait  un  vainqueur  dont  l'humeur  intraitable  était  reduutée 
même  de  ses  propres  serviteurs,  et  dont  le  portrait  leur  avait  été 
tracé  sous  les  couleurs  les  plus  noires.  Il  parut  tout  de  suite  n'avoir 
d'autre  souci  que  de  les  rassurer.  Le  roi  de  Pologne,  ne  pouvant 
se  faire  suivre  de  toute  sa  famille,  avait  laissé  à  Dresde  ses  plus 
jeunes  enfans.  La  première  visite  de  Frédéric  fut  pour  eux,  et,  en 
les  comblant  d'amitiés  et  de  caresses,  il  exprima,  avec  une  sensi- 
bilité assez   bien  jouée   pour  sembler  sincère,  le  regret  qu'Au- 
guste et  la   reine    eussent  paru  craindre,  en  fuyant  devant  lui, 
d'être    inquiétés  dans  leurs  personnes.  Par  son  ordre,  la  disci- 
pline la  plus  sévère  fut  imposée  aux  troupes  d'occupation,  afin  de 
ne  donner  lieu  à  aucune  plainte  d'exaction  et  de  violence.  Étalant 
la  confiance  pour  mieux  l'inspirer,  il  se  montra  à  plusieurs  reprises 
sur  la  promenade  sans  gardes  et  sans  suite.  L'Opéra,   très  bien 
pourvu,  par  Auguste,  de  chanteuses  et  d'artistes  italiens,  était  le 
divertissement  favori  de  la  ville,  et  la  pièce  en  cours  de  représen- 
tation se  trouvait  être  un  drame  lyrique  dont  le  héros  était  Armi- 
nius,  le  défenseur  de  l'indépendance  germanique;  on  l'avait  com- 
posé tout  exprès  en  l'honneur  d'Auguste  et  de  Marie -Thérèse  et 
pour  célébrer  leur  union  contre  l'invasion  française.  ?^on-seulement 
Frédéric  ne  demanda  pas  qu'on  fermât  le  théâtre,  ou  qu'on  chan- 
geât de  sujet,  mais  il  commanda  une  solennité  de  gala  pour  s'y 
faire  voir,  et  laissa  chanter,  sans  paraître  s'en  émouvoir,  des  cou- 
plets dirigés  contre  les  traîtres  à  la  patrie  et  les  amis  de  l'étran- 
ger. Sur  sa  demande,  la  princesse  Lubomirska,  chez  qui  il  était 
logé,  convia  à  plusieurs  réceptions  brillantes  les  seigneurs,  les 
dames  de  distinction,  les  lettrés,  les  artistes  ;  il  prit  plaisir  à  les 
éblouir  par  la  variété  de  ses  connaissances  et  toutes  les  grâces 
d'une  conversation  piquante.  II  rappelait  aimablement  qu'il   était 
venu  à  Dresde  dix-sept  ans  auparavant,  amené,  encore  tout  jeune, 

(1]  A'aulgrenant  à  d'Argenson,  dépêche  citée.  —  D'Arnoth,  t.  m.  p.  4i3,  ii4. 


516  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

par  son  père,  auprès  du  vieil  Auguste,  et  faisait  à  ceux  qui  lui 
avaient  été  alors  présentés  la  politesse  de  les  reconnaître.  A  la 
belle  comtesse  Fleming,  la  reine  de  la  beauté  et  de  l'élégance,  il 
demandait  si  elle  se  souvenait  que,  encore  enfans  l'un  et  l'autre, 
ils  avaient  fait  des  parties  de  musique,  et  qu'elle  lui  avait  fait  don 
de  sa  première  flûte.  On  sortait  enchanté  de  ces  entretiens  :  les 
dames  surtout  étaient  ravies.  —  «  Attendait-on,  disaient-elles,  ce 
terrible  Mars  sous  les  traits  de  cet  aimable  Apollon?  »  —  Dans  une 
seule  circonstance,  Frédéric  ne  put  retenir  sa  langue  ni  mettre  un 
frein  à  la  causticité  habituelle  de  son  humeur.  Ce  fut  dans  une 
visite  qu'il  fit  à  la  somptueuse  demeure  du  comte  de  Brûhl.  On 
l'introduisit  dans  un  cabinet  où  était  renfermé  un  assortiment  com- 
plet de  chevelures  postiches  :  —  «Que  de  perruques,  dit-il,  pour  un 
homme  sans  tête  !  »  —  Mais  le  comte  de  Brïihl  comptait  beaucoup 
d'ennemis  à  Dresde,  qui  ne  furent  pas  fâchés  de  se  divertir  à  ses 
dépens.  Enfin,  le  comble  fut  mis  à  la  joyeuse  surprise  du  public 
quand  on  vit  le  roi,  à  la  tête  de  ses  généraux,  célébrer  un  Te  Deum 
dans  la  cathédrale,  en  actions  de  grâces  de  sa  victoire,  et  édifier 
l'assistance  par  la  convenance  de  son  attitude.  —  «  On  ne  s'attendait 
à  rien  de  pareil,  nous  dit  Droysen,  d'un  prince  à  qui  on  avait  déjà 
fait  une  réputation  d'irréligion.  »  —  A  partir  de  ce  moment,  il  fut 
convenu  que  c'étaient  les  intrigues  du  jésuite  confesseur  du  roi  de 
Pologne  qui  avaient  répandu  des  calomnies  sans  fondement  contre 
un  des  vrais  soutiens  de  la  religion  protestante. 

Les  conditions  de  la  paix  imposées  au  roi  de  Pologne  se  ressen- 
tirent du  désir  qu'éprouvait  son  vainqueur  de  reconquérir  la  faveur 
populaire  de  l'Allemagne.  Malgré  les  conseils  de  plusieurs  de  ses 
ministres  et  des  généraux  qui  auraient  voulu  qu'on  tirât  meilleur 
parti  de  la  victoire,  rien  ne  fut  changé  aux  termes  de  la  convention 
de  Hanovre,  sauf  l'addition  de  1  million  d'écus  de  contributions  de 
guerre.  Auguste  n'était  plus  ni  en  mesure  ni  en  humeur  de  re- 
fuser le  salut  et  le  trône  offerts  à  si  bon  compte.  Son  consentement 
ne  se  fit  pas  attendre  (1). 

Restait  à  savoir  quel  parti  l'Autriche  allait  prendre,  et  si,  maî- 
tresse encore  d'une  armée  qui  n'avait  pas  été  mise  à  l'épreuve, 
elle  imiterait  sans  plus  de  résistance  la  soumission  de  son  allié. 
Plusieurs  jours  se  passèrent  dans  l'incertitude  à  cet  égard,  d'Iîar- 
rach  restant  à  Pirna,  dans  l'espoir  de  recevoir  de  nouveaux  ordres, 
sans  se  décider  à  faire  usage  et  sans  même  parler  à  personne  des 
pouvoirs  qu'il  avait  en  main.  Mais  Frédéric  ne  parut  mettre  aucun 

(1)  Frédéric,  Histoire  de  mon  temps,  chap.  xiv.  —  Droysen,  t.  ii,  p.  634  et  suiv.  — 
Carlyle,  t.  iv,  p.  225. 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  51/ 

empressement  à  s'enquérir  d'un  résultat  qu'il  regardait  désormais 
comme  inévitable.  11  laissa  même  voir  qu'il  préférait  conclure  avec 
le  roi  de  Pologne  un  acte  séparé,  pensant  bien  que,  quand  on  se- 
rait décidément  convaincu  à  Vienne  qu'on  n'avait  plus  à  compter 
sur  aucun  auxiliaire,  force  serait  de  s'exécuter.  11  ne  se  trom- 
pait pas:  à  l'annonce  de. la  soumission  d'Auguste,  puis  de  l'échec 
de  la  négociation  française,  un  douloureux  conseil  fut  tenu  devant 
Marie-Thérèse.  Gomment  résister,  quand  on  n'avait  plus  à  attendre 
aucun  secours  d'aucun  côté  de  l'horizon,  ni  de  l'Angleterre  irritée, 
ni  de  la  Saxe  écrasée,  ni  de  la  France  insensible  aux  offres  qui  au- 
raient dû  la  séduire?  Comment  engager  le  combat,  surtout  avec  un 
général  aussi  malheureux  (pour  ne  rien  dire  de  plus)  que  Charles 
de  Lorraine,  sur  un  territoire  où  Frédéric  régnait  et  parlait  désor- 
mais en  maître,  au  milieu  de  populations  empressées  de  se  jeter 
dans  ses  bras?  Le  cas  d'extrémité  prévu  était  arrivé,  et  l'ordre  fut 
envoyé  à  d'Harrach  de  céder  à  la  nécessité;  mais  l'impératrice  ne 
voulut  pas  l'écrire  elle-même:  ce  fut  Bartenstein  qui  le  rédigea  dans 
des  termes  laconiques  où  le  regret  était  aussi  visible  que  le  dépit. 
Puis  le  courrier  était  à  peine  parti  qu'un  autre  était  expédié  à  sa 
suite.  La  princesse,  craignant  que,  dans  un  accès  de  découragement, 
son  envoyé  ne  dépassât  ses  instructions,  lui  rappelait  que  les  sti- 
pulations de  la  convention  de  Hanovre  étaient  l'extrême  limite  de 
ses  concessions,  et  que,  si  on  lui  demandait  d'y  ajouter  même  une 
ligne,  il  devait  rompre  à  l'instant  l'entretien  et  ordonner  la  reprise 
des  hostilités  ;  puis,  faisant  revenir  Vaulgrenant  sur-le-champ,  en 
passer  sans  discussion  par  toutes  les  exigences  de  la  France. 
D'Harrach,  très  contrarié  du  premier  ordre,  un  peu  consolé  par  le 
second,  se  rendit  enfin  à  Dresde,  le  22  décembre,  espérant  au  fond 
de  l'âme  que  le  vainqueur,  exalté  par  son  succès,  se  laisserait  aller 
à  former  quelque  prétention  nouvelle,  ce  qui  permettrait  de  tout 
remettre  en  question. 

Mais  ce  fut  un  plaisir  que  Frédéric  n'eut  garde  de  lui  faire;  au 
contraire,  dès  que  l'envoyé  autrichien  fut  annoncé,  il  se  vit  ac- 
cueilli à  bras  ouverts  ;  et  le  point  principal,  l'abandon  de  la  Silésie 
une  fois  concédé,  tout  ce  qu'il  put  demander,  —  reconnaissance 
immédiate  de  François  I"  comme  empereur,  —  garantie  réciproque 
des  états  allemands  des  deux  couronnes,  —  maintien  de  toutes  les 
limites  posées  par  le  traité  de  Breslau  :  Frédéric  accorda  tout,  al- 
lant même  au-devant  avec  une  grâce  protecti'ice  et  une  coquetterie 
ironique.  D'Harrach,  sentant  la  malice  (d'autant  plus  qu'il  était,  à 
ce  qu'il  paraît,  grand  railleur  lui-même  de  son  naturel),  ne  pouvait 
cacher  son  dépit  d'être  si  bien  reçu  :  —  u  J'ai  passé  une  heure  et 
demie,  écrivait-il,  avec  le  roi  de  Prusse  dans  son  cabinet;  il  m'a 


518  REVDE   DES    DEIX    MONDES, 

presque  toujours  adressé  la  parole,  et  comme  c'est  un  esprit  caus- 
tique, j'ai  eu  toutes  les  peines  du  monde  à  retenir  le  péché  originel 
dans  mes  répliques.  Peste  soit  de  toutes  les  négociations  !  Celle  que 
j'avais  le  plus  à  cœur  n'a  eu  aucun  succès,.,  celle  que  je  déteste 
avance  avec  un  succès  incroyable  !  »  —  Et,  en  sortant  de  l'au- 
dience, il  montrait  aux  amis  que  l'Autriche  avait  encore  à  Dresde 
(ils  étaient  nombreux)  les  termes  qui  lui  étaient  proposés;  il  leur 
demandait  si  on  pouvait  s'expliquer  qu'ils  ne  lussent  pas  plus  sé- 
vères, et  si  tant  de  modération  ne  cachait  pas  quelque  piège  {i). 

Le  23,  au  matin,  cependant,  tout  était  réglé,  et  l'acte  définitif 
allait  être  rédigé  dans  la  journée,  quand  on  vint  annoncer  à  Fré- 
déric l'arrivée  d'un  messager  de  l'ambassade  de  France  à  Berlin, 
porteur  d'une  lettre  de  Louis  XV.  La  communication  ne  pouvait 
arriver  plus  à  point  pour  compléter  son  triomphe. 

Ce  n'était  pas  l'ambassadeur  lui-même  qui  apportait  la  missive 
royale,  comme  il  semble  que  c'eût  été  le  devoir  de  son  poste  :  Va- 
lori  confesse  dans  ses  Mémoires  qu'il  n'avait  pas  osé  se  risquer  à 
mêler  sa  personne,  si  récemment  maltraitée,  au  chœur  d'ovations 
enthousiastes  qui  devait  entourer  le  vainqueur.  Il  venait,  en  effet, 
d'avoir  un  avant- goût  des  rebuts  qu'il  aurait  eu  à  souffrir  dans  une 
compagnie  où  il  n'était  pas  appelé.  Étant  venu  à  la  cour  pour  ap- 
porter comme  tout  le  monde  ses  félicitations,  il  y  avait  rencontré 
l'aide-de-camp  que  Frédéric  envoyait  aux  deux  reines,  sa  femme  et 
sa  nlère,  pour  leur  annoncer  la  nouvelle  de  l'heureuse  issue  de  la 
crise.  L'officier  l'aborda  et  le  prit  à  partie  pour  lui  dire  à  haute  voix  : 
«  Le  roi  me  charge,  monsieur,  de  vous  faire  savoir  qu'il  sait  triom- 
pher de  ses  ennemis  sans  le  secours  de  ses  alliés.  » 

«  L'apostrophe,  dit  Valori,  m'embarrassa  un  peu  :  »  on  le  conçoit 
sans  peine.  Dès  lors,  pourquoi  aller  chercher  à  Dresde  de  nouvelles 
avanies?  Il  y  tomberait  au  milieu  de  conférences  ouvertes  entre;  la 
Saxe,  l'Angleterre  et  l'Autriche,  où  on  ne  lui  ferait  sûrement  pas  la 
grâce  de  l'admettre,  et  où,  tout  le  monde  ayant  la  parole,  excepté 
la  France,  il  resterait  à  la  porte  dans  une  sotte  attitude.  Il  se  décida 
donc  à  charger  de  l'envoi  son  secrétaire  d'Arget,  le  même  qui  avait 
témoigné  tant  décourage  et  de  présence  d'esprit  dans  leguet-apens 
de  Jacomirs,  et  qui,  délivré  moyennant  rançon,  était  venu  rendre 
compte  à  Frédéric  lui-même  de  tout  ce  qu'il  avait  observé  pendant 
sa  détention  dans  le  camp  autrichien.  Le  roi  avait  été  frappé  de  son 
intelligence,  et  témoignait  le  désir  de  l'attacher  à  sa  personne. 
C'était  donc  un  visage  agréable  qu'on  envoyait  à  Frédéric  pour 
s'acquitter  d'une  commission  qui  courait  le  risque  de  ne  pas  l'être. 

(1)  D'Arnelh,  t.  m,  p.  156-160,  444-445.—  Valori,  Mémoires,  t.  i,  p.  llï^-ToQ. 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES,  519 

Valori  afiirme  (j'ai  peine  à  le  croire)  qu'il  ne  connaissait  pas  le 
contenu  de  la  lettre  qu'il  confiait  à  son  secrétaire  ;  s'il  l'eût  connu, 
il  eût  éprouvé  bien  plus  de  répugnance  encore  à  en  faire  la  remise 
lui-môme,  car  c'était  la  réponse  de  Louis  XV  à  la  demande  de  se- 
cours et  de  conseils  que  Frédéric  lui  avait  adressée  dans  un  jour 
d'extrême  péril.  Elle  s'était  fait  attendre  six  semaines,  et  voici  dans 
quels  termes  elle  était  conçue  : 

«  Monsieur  mon  frère,  Votre  Majesté  me  confirme  dans  sa  lettre 
du  15  novembre  ce  que  je  savais  déjà  de  la  convention  de  Hanovre 
du  26  août.  J'ai  dCi  être  surpris  d'un  traité  négocié,  conclu,  signé 
et  ratifié  avec  un  prince  mon  ennemi,  sans  m'en  avoir  donné  la 
moindre  connaissance.  Je  ne  suis  point  étonné  que  vous  ayez  re- 
fusé de  vous  prêter  à  des  mesures  violentes  et  à  un  engagement 
direct  contre  moi  ;  mes  ennemis  doivent  connaître  Votre  Majesté  : 
c'est  une  nouvelle  injure  que  d'avoir  osé  lui  faire  des  propositions 
indignes  d'elle.  Je  comptais  sur  votre  diversion;  j'en  faisais  deux 
puissantes  en  Flandre  et  en  Italie  ;  j'ai  occupé  sur  le  Rhin  la  plus 
grosse  armée  de  la  reine  de  Hongrie.  Mes  dépenses  et  mes  efforts 
ont  été  couronnés  du  plus  heureux  succès.  Votre  Majesté  en  a  fort 
exposé  les  suites  par  le  traité  qu'elle  a  conclu  à  mon  insu.  Si  la 
reine  de  Hongrie  y  avait  souscrit,  toute  son  armée  de  Bohême  se 
serait  tournée  subitement  contre  moi.  Cène  sont  pas  là  des  moyens 
de  paix...  Je  n'en  ressens  pas  moins  l'horreur  des  périls  que  vous 
courez;  rien  n'égale  l'impatience  que  j'ai  de  vous  savoir  en  sûreté, 
et  votre  tranquillité  sera  la  mienne.  Votre  Majesté  est  en  force; 
Elle  est  la  terreur  de  ses  ennemis  ;  Elle  a  remporté  sur  notre  en- 
nemi commun  des  avantages  considérables  et  glorieux  ;  l'hiver  qui 
suspend  les  opérations  militairesavec  cela  suffirait  pour  la  défendre. 
Qui  est  plus  capable  que  Votre  Majesté  de  se  donner  des  bons  con- 
seils à  Elle-même?  Elle  n'a  qu'à  suivre  son  expérience,  et  par-dessus 
tout  son  honneur.  Quant  aux  secours,  ils  ne  peuvent  consister  qu'en 
subsides  et  en  diversions.  J'ai  offert  des  subsides  à  Votre  Majesté; 
j'ai  fait  toutes  les  diversions  qui  m'ont  été  possibles,  et  je  con- 
tinuerai par  les  moyens  qui  assurant  le  mieux  le  succès...  J'aug- 
mente mes  troupes,  je  ne  néglige  rien,  je  presse  tout  ce  qui  pourra 
pousser  la  campagne  prochaine  avec  la  plus  grande  vigueur. 
Si  Votre  Majesté  a  des  vues  capables  de  fortifier  mes  entreprises, 
je  la  prie  de  me  les  communiquer  ;  je  ne  doute  pas  des  lumières 
qu'elles  en  peuvent  tirer,  et  je  me  concerterai  toujours  avec  grand 
plaisir  avec  Elle.  —  Gomme  je  finissais  ma  lettre,  j'apprends  les 
heureux  succès  des  armes  de  Votre  Majesté  et  la  fuite  de  ses  en- 
nemis devant  sa  personne;  c'est  de  tout  mon  cœur  que  je  lui  en 
fais  mes  complimens,  et  je  suis,  monsieur  mon  frère,  etc..  » 


520  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

Si  la  lettre  eût  été  expédiée  quinze  jours  plus  tôt,  au  moment  où 
Frédéric  se  voyait  contraint  de  réclamer  des  secours  qu'on  était  en 
droit  de  lui  refuser,  et  si  elle  eût  été  destinée  à  préparer  le  coup  de 
théâtre  d'un  changement  de  politique,  —  si  c'eût  été,  en  un  mot,  un 
congé  donné  en  termes  polis  à  l'alliance  prussienne,  —  le  fond  et  la 
forme  n'eussent  manqué  ni  de  dignité  ni  d'adresse.  Les  griefs  qui 
justifiaient  de  notre  part  de  légitimes  représailles  s'y  trouvaient 
accusés  dans  des  termes  dont  la  modération  même  accroissait  la 
sévérité;  la  demande  de  conseil,  qui  dissimulait  mal,  de  la  part  de 
Frédéric,  une  pétition  d'une  autre  nature,  était  repoussée  avec  une 
ironie  assez  fine  qui  n'eût  pas  mis  les  rieurs  du  côté  du  solliciteur  ; 
enfin  les  victoires  des  armes  françaises,  fièrement  rappelées,  pou- 
vaient paraître  une  réponse  méritée  à  d'indécentes  railleries.  Mais 
arrivant  à  contretemps,  au  moment  où  l'allié  infidèle  avait  su  se 
passer  de  la  France  et  où  la  France  avait  manqué  l'occasion  de  se 
passer  de  lui,  terminée  par  un  po.st-scriptum  complimenteur  et 
suivie  d'une  dépêche  où  d'Argenson  se  montrait  transporte  de  joie 
des  succès  prussiens,  une  pareille  épître  n'était  plus  qu'une  bou- 
tade d'humeur  impuissante.  Il  ne  sied  pas  à  la  majesté  royale 
de  se  plaindre  d'une  injure,  quand  le  châtiment  immédiat  ne  doit 
pas  suivre,  et  il  n'est  jamais  utile  d'offenser  ni  un  ami  douteux  avec 
qui  on  ne  veut  pas  rompre,  ni  un  ennemi  caché  qu'on  n'espère  pas 
intimider. 

D'Arget,  dès  son  arrivée,  demanda  à  remettre  la  pièce  en  main 
propre  au  roi  ;  il  n'obtint  pas  cette  faveur  sans  quelque  peine  :  le 
roi,  lui  fit-on  dire,  assistait  à  un  concert  et  ne  voulait  pas  se  dé- 
ranger. La  remise  une  fois  faite,  une  audience  lui  fut  assignée  pour 
le  lendemain,  à  cinq  heures  du  matin.  Le  roi  le  garda  en  tète-à-tête 
une  heure  et  demie,  lui  parlant  de  toutes  choses  avec  une  bien- 
veillance hautaine  et  un  calme  affecté.  —  «  Je  ne  devais  pas  m'at- 
tendre,  dit-il,  au  ton  de  la  lettre  du  roi  de  France  ;  ce  n'est  qu'une 
ironie;  il  ne  me  laisse  rien  à  espérer, et  me  conseille  de  prendre  le 
parti  que  je  trouverai  le  plus  sage.  Eh  bien  !  il  est  pris  :  je  fais  la 
paix  avec  la  Saxe  et  la  reine  de  Hongrie.  J'ai  couru  trop  de  périls; 
je  suis  las  de  jouer  quitte  ou  double  :  mon  armée  et  mon  peuple 
ont  besoin  de  repos.  La  constance  même  de  la  fortune  m'étonne  ;  je 
craindrais  de  m'exposer  de  nouveau  à  ses  caprices.  J'ai  assez  de 
gloire,  puisque  j'ai  obligé  mes  ennemis  à  me  demander  la  paix 
dans  leur  capitale  par  l'organe  du  grand  chancelier  de  Bohême.  » 
Il  ajouta  qu'une  fois  rentré  dans  la  neutralité,  il  s'emploierait  de 
bonne  grâce  pour  le  rétablissement  de  la  paix  générale;  et,  se 
posant  déjà  en  arbitre,  il  indiqua  à  quelles  conditions,  dans  sa  pen- 
sée, la  France  avait  droit  de  prétendre  et  ferait  sagement  de  se 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  521 

prêter,  et,  la  singularité,  c'est  que  ces  conditions  étaient  presque 
mot  pour  mot,  sans  qu'aucun  des  deux  interlocuteurs  pût  s'en 
douter,  celles-là  mêmes  que  Vaulgrenant  avait  tenues  dans  sa  main 
quarante-huit  heures  auparavant  (1). 

D'Arget,  à  qui  Valori,  sans  doute,  avait  fait  la  leçon,  crut  le  mo- 
ment venu  de  demander  au  roi  si,  maître  de  la  situation  comme  il 
l'était,  il  ne  serait  pas  digne  de  lui,  au  lieu  d'en  garder  seul  le 
bénéfice,  de  l'étendre  à  ses  alliés,  en  les  faisant  comprendre  dans 
le  traité  qu'il  a'iait  conclure.  Quel  plus  beau  rôle  que  d'être  le 
héros  de  l'Allemagne  et  le  pacificateur  de  l'Europe  I  —  «  J'en 
conviens,  mon  cher  ami,  dit  le  roi,  mais  le  rôle  est  trop  dange- 
reux, un  revers  me  mettrait  à  ma  perte.  A  mon  dernier  départ  de 
Berlin,  si  la  fortune  m'eût  été  contraire,  je  me  voyais  un  monarque 
sans  trône  et  mes  sujets  dans  la  plus  cruelle  oppression.  Ici,  c'est 
toujours  échec  au  roi;  j'en  appelle  à  vous-même;  enfin,  je  veux 
être  tranquille.  —  Mais,  reprit  d'Arget,  la  reine  de  Hongrie  ne 
renoncera  jamais  à  la  Silésie  ;  et,  avec  le  temps,  tôt  ou  tard... 
—  Ah!  mon  ami,  dit  le  roi  en  l'interrompant,  l'avenir  est  au- 
dessus  de  l'humanité;  j'ai  acquis,  que  d'autres  conservent.  Je  ne 
crains  rien  ni  de  la  Saxe  ni  de  l'Autriche  pour  les  dix  ou  douze  ans 
qui  me  restent  à  vivre  :  je  n'attaquerai  désormais  pas  un  chat  que 
pour  me  défendre,  et  je  verrais  le  prince  Charles  à  la  porte  de  Paris 
sans  m'en  remuer.  —  Et  nous  à  la  porte  de  Vienne?  »  re- 
prit d'Arget  sur  le  même  ton  d'indifférence.  La  vivacité  hardie  de 
la  repartie  ne  troubla  pas  Frédéric.  —  «  Oui,  je  vous  le  jure;  en- 
fin, je  veux  jouir.  Que  sommes-nous,  nous  autres  hommes,  pour 
enfanter  des  projets  qui  coûtent  tant  de  sang  !  Vivons  et  faisons 
vivre!  »  —  Le  reste  de  l'entretien,  dit  d'Arget,  se  passa  en  dis- 
cours généraux  sur  la  littérature  et  les  spectacles  (2). 

Vingt-quatre  heures  après,  la  paix  était  signée  avec  l'Autriche,  et 
Frédéric  ne  perdait  pas  un  moment  pour  en  envoyer  la  nouvelle  à 
Louis  XV,  dans  une  lettre  dont  l'amertume  trahissait  bien  plus  d'ir- 
ritation qu'il  n'avait  voulu  en  laisser  voir  à  d'Arget.  —  «  Monsieur 
mon  frère,  disait-il,  je  m'attendais  à  des  secours  réels  de  la  part 
de  Votre  Majesté,  après  la  lettre  que  je  lui  avais  écrite  en  date  du 
mois  de  novembre.  Je  n'entre  point  dans  les  raisons  qu'Elle  peut 
avoir  d'abandonner  ainsi  ses  alliés  à  leur  propre  fortune  ;  cela  fait 

(1)  Frédéric  désigna  en  particulier,  comme  !es  points  qu^  la  France  pouvait  récla- 
mer dans  les  Pays-Bas,  ïpres,  Furnes  et,  Touriiay,  et,  en  Italie,  Parme  et  Plaisance. 

[2)  D'Arget  à  d'Argenson,  25  décembre  1745.  {Corrfi^pondance  de  Saxe. —  Ministère 
des  affaires  étrangères.) — La  lettre  de  d'Ar;;et  est  insérée  dans  les  Mémoires  de  Valori, 
t.  1,  p.  190,  mais  le  texte  est  abrégé.  J'ai  cru  devoir  moi  môme  retrancher  des  lon- 
gueurs inutiles. 


522  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  je  sens  doublement  le  bonheur  de  m'êlre  tiré  d'un  pas  très 
scabreux  par  la  valeur  de  mes  troupes  :  si  j'avais  été  malheureux, 
Votre  Majesté  se  serait  contentée  de  me  plaindre,  et  j'aurais  été 
sans  ressource.  Votre  Majesté  veut  que  je  prenne  conseil  de  mon 
esprit  :  je  le  fais,  puisqu'Elle  le  veut,  et  il  me  dicte  de  mettre 
promptement  fin  à  une  guerre  qui,  n'ayant  point  d'objet  depuis  la 
mort  du  défunt  empereur,  ne  cause  qu'une  effusion  de  sang  inu- 
tile... Il  me  dit  qu'il  est  temps  de  penser  à  ma  propre  sûreté,  que 
la  fortune  est  changeante,  et  qu'après  tout,  je  n'ai  aucun  secours 
d'aucune  espèce  à  attendre  de  mes  alliés...  Les  Autrichiens  et  les 
Saxons  ont  envoyé  ici  des  ministres  pour  négocier  la  paix,  et,  après 
la  lettre  de  Votre  Majesté,  il  n'y  a  plus  qu'à  signer.  Après  m'être 
acquitté  de  ce  que  je  dois  à  l'état  et  à  ma  propre  sûreté,  aucun 
sujet  ne  me  tiendra  plus  à  cœur  que  de  pouvoir  être  de  quelque 
utilité  à  Votre  Majesté.  » 

Un  billet  à  l'adresse  de  Valori,  pour  le  charger  d'expédier  cette 
réponse,  était  plus  maussade  encore  :  —  «  Monsieur,  voici  la  ré- 
ponse que  j'ai  faite  au  roi,  votre  maître,  à  la  lettre  que  vous  venez 
de  m'envoyer  de  sa  part...  Si  cette  nouvelle  ne  fait  pas  plaisir  à 
votre  cour,  elle  ne  peut  s'en  prendre  qu'à  elle-même,  n'ayant 
jamais  voulu  m'assister  ni  de  subsides  suffisans,  ni  de  troupes... 
Pour  notre  personnel,  je  crois  que  nous  pouvons  rester  amis 
tout  comme  auparavant.  Pour  moi,  je  suis  content  d'avoir  la  con- 
solation de  n'avoir  jamais  été  aux  aumônes  du  roi  de  France.  Je 
suis  avec  estime,  monsieur,  etc.  »  —  Et,  en  post-scriptum  :  — 
«  La  paix  est  faite;  tu  l'as  voulu,  tu  l'as  voulu,  etc.  (1).  » 

On  s'explique  difficilement  le  ton  d'aigreur,  et  presque  d'insulte, 
qui  règne  dans  ces  deux  pièces.  Parvenu  au  comble  de  ses  vœux, 
jouissant  à  la  fois  du  bienfait  de  la  paix  et  de  tout  l'honneur  de  la 
victoire,  Frédéric  gardait  un  tel  avantage  de  situation  sur  son  royal 
correspondant  qu'il  n'avait  nul  besoin  et  qu'il  n'était  pas  digne  de 
son  esprit  politique  d'en  abuser  à  ce  point.  Dans  la  neutralité  où 
il  se  félicitait  de  rentrer,  son  intérêt  était  de  ménager  les  deux 
adversaires  dont  la  lutte  allait  se  continuer  sous  ses  yeux,  au  be- 
soin même  d'entretenir  leur  conflit,  non  de  les  pousser  à  bout  l'un 
et  l'autre,  au  risque  de  leur  faire  naître  la  pensée  de  s'unir  un  jour 
contre  lui.  La  France,  d'ailleurs,  avait  encore  un  service  à  lui 
rendre  :  c'était  d'occuper  l'Autriche  pour  l'empêcher  de  reprendre 
haleine  et  de  songer  même  à  revenir  sur  les  conditions  qu'elle  avait 
dû  subir.  La  prudence,  cette  qualité  qui  fit  rarement  défaut  à  Fré- 
déric, lui  commandait  donc  d'avoir  égard  à  l'émotion  naturelle 

(1)  Frédéric  à  Louis  XV  et  à  Valori,  25  décembre  1745.  —  Pol.  Corr.,  t.  iv,  p  389-390. 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  523 

d'un  allié  justement  froissé  de  son  abandon,  et  de  panser  la  bles- 
sure au  lieu  de  l'envenimer.  Même  dans  ce  premier  moment,  l'ex- 
trême irritation  du  roi  de  Prusse  n'a  pas  d'explication  naturelle; 
mais  ce  qu'on  peut  encore  moins  comprendre,  c'est  qu'il  ait  con- 
servé de  la  lettre  malencontreuse  de  Louis  XV  un  tel  ressentiment 
que,  trente  ans  encore  après,  mettant  la  dernière  main  au  texte 
définitif  de  ses  Mémoires,  il  ait  consacré  un  long  développement  à 
réfuter  un  document  tombé  dans  l'oubli.  Il  est  encore  plus  singulier 
de  lui  en  voir  travestir  les  termes  et  les  pensées  de  manière  à  prêter 
à  un  souverain,  dont  un  excès  d'orgueil  ne  fut  jamais  le  défaut,  une 
outrecuidance  burlesque  digne  d'un  matamore  de  comédie.  Rien  de 
plus  étrange  assurément,  et  de  moins  digne  de  la  royauté  comme 
de  l'histoire,  qu'une  controverse  posthume  de  cette  nature.  En  y 
regardant  de  près,  cependant,  le  lecteur  de  \ Histoire  de  mon 
temps  croit  apercevoir  quel  est  le  sentiment  qui  domine  dans  cette 
tirade  si  étrangement  passionnée.  Ce  qui  est  le  plus  amèrement 
reproché  au  roi  de  France,  c'est  l'allusion  qu'il  avait  osé  faire  au 
succès  de  son  armée  dans  les  Pays-Bas.  C'est  le  souvenir  de  Fonte- 
noy,  qui,  même  après  un  demi-siè::le  écoulé,  semble  importuner 
encore  le  vainqueur  de  Friedberg  et  de  Sohr  :  —  «  J'ai  fait  de  grandes 
choses,  se  fait-il  dire  par  Louis  XV  dans  le  langage  ridiculement 
hautain  qu'il  met  dans  sa  bouche.  On  a  aussi  parlé  de  vous.  »  — 
Voilà  le  trait  qui  est  gravé  dans  le  cœur.  Louis  XV  s'était  comparé 
un  jour  à  Frédéric:  cette  présomption,  bien  que  rudement  châ- 
tiée depuis  lors,  ne  lui  fut  jamais  pardonnée  ;  il  y  a  des  rivalités 
d' auteur,  même  sur  le  trône,  et  la  grandeur  du  .génie  ne  préserve 
pas  des  petitesses  de  la  vanité. 

Si  ce  jugement  n'est  pas  téméraire,  il  dut  se  trou  ver,  parmi  les 
hommages  que  Frédéric  reçut  de  toutes  parts,  dans  ce  moment  si 
brillant  de  son  existence,  un  en  particulier  qui,  plus  que  tout  autre, 
lui  fut  sensible,  car  il  partait  du  vainqueur  de  Fontenoy  lui-même. 
Au  récit  de  la  brillante  expédition  dont  la  Saxe  venait  d'être  le 
théâtre,  Maurice  éprouva,  en  qualité  de  connaisseur  et  à  un  point 
de  vue  pour  ainsi  dire  esihétique,  une  telle  admiration  que,  mal- 
gré le  chagrin  que,  comme  enfant  de  la  Saxe,  il  devait  éprouver  de 
l'humiliation  de  son  ancienne  patrie,  — malgré  la  contrariété  que  la 
paix  qui  en  était  la  suite  devait  causer  au  commandant  d'une  armée 
française,  —  il  ne  put  se  défendre  de  donner  cours  à  ses  senti- 
mens  et  d'en  envoyer  directement  l'expression  au  héros  lui-même  : 
—  «  Sire,  lui  écrivit-il,  l'expédition  que  Votre  Majesté  vient  de  ter- 
miner si  rapidement  est  si  brillante  que,  comme  militaire,  je  lui 
en  dois  mon  compliment.  Je  n'ai  pas  pu  m'empêcher,  comme  Saxon, 
de  compatir  aux  maux  qu'a  éprouvés  la  Saxe  ;  mais  mon  admiration 


52A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pour  tout  ce  qui  s'y  est  passé  n'en  est  pas  moins  au-dessus  de 
l'expression.  Les  manœuvres  savantes  et  judicieuses  de  Votre  Ma- 
jesté présentent  un  canevas  fort  étendu  à  la  méditation.  Je  ne  puis 
assez  l'admirer,  et,  depuis  Alexandre  et  César,  je  ne  crois  rien  de 
si  grand  et  de  si  frappant.  La  conduite  que  Votre  Majesté  a  tenue 
dans  cette  guerre  contre  les  Saxons  ressemble  et  surpasse  as- 
surément les  belles,  les  rapides  expéditions  de  ces  deux  grands 
hommes,  qui  entreprenaient  des  guerres  et  les  terminaient  en  peu 
de  jours.  Recevez  avec  bonté,  Sire,  cet  hommage,  qui  ne  peut  être 
soupçonné  de  flatterie,  et  que  l'admiration  du  sublime  m'arrache, 
malgré  l'amertume  qu'un  si  grand  événement  a  dû  naturellement 
répandre  dans  mon  âme  (l).  » 

Frédéric  voulait  rentrer,  avant  les  fêtes  de  la  nouvelle  année, 
dans  la  capitale  de  ses  états  reconquis.  Il  quitta  donc  Dresde  dans 
les  derniers  jours  de  décembre,  sans  même  attendre  les  ratifica- 
tions de  Vienne.  Dans  la  foule  empressée  qui  vint  le  saluer  au 
moment  de  son  départ,  Vaulgrenant  et  d'Harrach,  obligés  l'un 
et  l'autre,  peut-être  à  regret,  à  cette  politesse,  durent  se  ren- 
contrer et  revenir  encore  une  fois  sur  les  détails  de  leur  conver- 
sation nocturne.  Vaulgrenant  se  montra  tout  de  suite  très  inquiet 
de  savoir  si  d'Harrach,  dans  son  tête-à-tête  avec  le  roi,  n'avait 
rien  laissé  transpirer  de  la  négociation  clandestine.  L'Autrichien 
se  hâta  de  le  rassurer,  puis,  lui  montrant  une  bague  surmontée 
d'un  diamant  de  prix  qu'il  avait  au  doigt  :  —  «  Voilà,  dit-il,  le  pré- 
sent que  j'ai  reçu  en  souvenir  de  ce  malheureux  traité;  mais  j'au- 
rais mieux  aimé  avoir  coupé  le  doigt  qui  le  porte  que  de  l'employer 
à  cette  signature.  »  —  11  lui  exprima  ensuite  l'espérance  que  leurs 
pourparlers  ne  resteraient  pas  complètement  sans  fruit  et  pour- 
raient préparer  dans  l'avenir  [à  la  fui  des  fins,  dit-il)  une  voie  plus 
facile  à  l'accommodement  de  leurs  deux  cours.  —  a  En  ce  cas,  ajouta- 
t-il,  qu'elles  s'entendent  directement  et  sans  recourir  aux  intermé- 
diaires, qui  ne  font  qu'embrouiller  le  métier.  »  —  Et  il  lui  indiqua 
le  nom  de  deux  de  ses  amis  personnels,  l'un  résidant  à  Londres 
et  l'autre  à  Bruxelles,  à  qui  on  pourrait  s'adresser  si  on  avait  quel- 
que chose  à  faire  dire  secrètement  à  Vienne  (2). 

Nulle  description  n'est  nécessaire  pour  imaginer,  et  aucune  ne 

(1)  Maurice  de  Saxe  à  Frédéric,  saus  date  (décembre  1745).  —  (Miuisière  de  la 
guerre.)  —  Cette  lettre  est  aussi  insérée  dans  les  œuvres  de  Frédéric,  t.  xvii,  p.  301. 

(2)  Vaulgrenant  à  d'Argenson,  26  et  28  décembre  1745.  i  Correspondance  de  Saxe. — 
—  Ministère  des  afl'aircs  étrangères.)  —  La  première  de  ces  duu.\  ilépèches  contient 
l'en^'oi  d'une  lettre  de  d'Harrach  à  Vaulgrenant;  la  seconde,  un  récit  de  leur  couver- 
satioD. 


ETUDES    DIPLOMATIQUES.  525 

serait  suffisante  pour  bien  peindre,  la  réception  enthousiaste  qui  at- 
tendait Frédéric  dans  cette  ville  de  Berlin  qu'il  avait  laissée,  six 
semaines  auparavant,  tremblant  pour  sa  propre  sécurité,  et  où  il 
rentrait  pacifique  et  triomphant,  deux  fois  couronné  par  la  victoire. 
«  Yive  Frédéric  le  Grand!  »  Ce  fut  le  cri  qui  retentit  d'un  bout  de 
la  cité  à  l'autre,  et  auquel  la  postérité  à  fait  écho.  Ce  que  nous 
savons  des  sentimens  qui  animaient  Marie-Thérèse,  et  qu'elle  avait 
fait  partager  à  ses  sujets,  laisse  aussi  facilement  deviner  avec  quel 
morne  abattement  fut  reçue  à  Vienne  la  nouvelle  du  traité  conclu  à 
Dresde.  «  La  plus  lamentable  défaite,  dit  l'ambassadeur  vénitien 
Erizzo,  n'aurait  pas  causé  plus  de  douleur.  »  Rien  assurément  ne 
prouve  mieux  que,  pour  agir  sur  l'esprit  des  peuples  comme  pour 
déterminer  la  suite  des  événemens,  une  forte  impression  morale 
pèse  souvent  d'un  plus  grand  poids  quti  les  plus  importans  résul- 
tats matériels  ;  car,  après  tout  (M.  d'Arneth  le  fait  observer  avec  rai- 
son), de  cette  seconde  lutte  engagée  contre  l'ennemi  de  sa  gran- 
deur, l'Autriche  sortait  intacte,  n'ayant  perdu,  cette  fois,  ni  un 
pouce  de  son  territoire  ni  une  parcelle  de  sa  puissance  effective  : 
tout  ce  qui  venait  d'être  cédé  à  Dresde  avait  déjà  été  accordé  à 
Breslau  deux  années  auparavant  ;  et,  dans  cet  intervalle,  Marie-Thé- 
rèse avait  acquis,  sans  nouveau  sacrifice,  l'avantage  de  rajeunir  la 
tradition  des  Habsbourg  en  fixant  le  saint-empire  dans  sa  nouvelle 
famille,  et  elle  avait  même  su  se  délivrer,  par  la  soumission  hu- 
miliée de  la  Bavière,  de  la  seule  rivalité  qu'eussent  redoutée  ses 
aïeux.  C'était  Frédéric,  au  contraire,  qui,  ne  retirant  aucun  profit 
de  ses  nouvelles  victoires,  se  trouvait,  en  définitive,  avoir  eu  pure 
perte  versé  le  sang,  dépensé  l'argent,  risqué  le  repos  de  ses  sujets. 
il  semblait  donc  que,  dans  le  partage  de  ses  faveurs,  la  fortune  eût 
donné  à  Marie-Thérèse  la  réalité  dont  elle  ne  laissait  que  l'ombre  à 
Frédéric;  mais  c'était  une  ombre  entourée  d'une  auréole  lumineuse 
dont  le  reflet  éclairait  les  voies  de  l'avenir.  Personne  ne  s'y  trompa. 
—  ((  Vous  verrez,  disait  avec  désespoir  l'électeur  de  Trêves  au  rési- 
dent de  France,  que  ce  prince  va  être  plus  redoutable  que  ne  l'a 
jamais  été  la  maison  d'Autriche,  et  qu'il  fera  trembler  l'Europe.  » 
Mais  quel  fut,  peut-on  se  demander,  l'elfet  produit  en  France 
par  cette  paix  où  nous  n'étions  pas  compris,  et  qui  nous  laissait, 
pour  la  seconde  fois,  porter  seuls  tout  le  poids  d'une  coalition? 
C'est  ce  dont  on  a,  au  premier  ujoment,  quelque  peine  à  se  rendre 
compte.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  rien  ne  ressembla  au  cri 
d'indignation  etd'angoisse  qui  s'était  élevé,  deux  ans  plus  tôt,  quand 
le  traité  de  Breslau  éclata  comme  un  coup  de  foudre  au  milieu 
d'une  confiance  générale.  L'événement,  au  contraire,  fut  pris  avec 
un  calme  relatif,  tenant  à  plus  d'une  cause  qu'il  est  intéressant  de 


526  REVDE   DES    DECX   MONDES, 

discorner.  D'abord,  personne  n'était  surpris  :  une  première  épreuve 
avai»  préparé  à  la  récidive;  les  plus  naïts  :avaient  cessé  de  croire  à 
.la  fidélité  prussienne.  Le  traité  de  Hanovre  était  ébruité,  commenté 
depuis  trois  mois  par  tous  les  gazetiers  d'Europe  ;  l'effet,  pour  par- 
ler !e  mauvais  langage  de  nos  jours,  en  était  escompté  d'avance.  Puis 
le  mal  était  moins  grand  cette  fois,  et  le  danger,  sur  tout  bien  moins 
urgent.  Nul  rapport  entre  la  situation  de  Maurice  de  Saxe,  campé 
victorieusement  devant  Bruxelles,  et  celle  de  Broglie  et  de  Belle- 
Isle  enfermés,  presque  affamés,  dans  Prague.  L'hiver  commençait 
à  peine;  on  avait  donc  le  temps  de  réfléchir  :  ce  n'était  que  ma- 
tièro  à  spéculation,  sur  laquelle  les  politiques  et  les  nouvel- 
listes; pouvaient  raisonner  à  l'aise,  chacun  suivant  sa  propension 
naturelle. 

Celle  de  d'Argenson  nous  est  connue,  «t  il  ne  .paraît  pas  que  la 
disposition  optimiste  avec  laquelle  il  accueillait  tout  ce  qui  partait 
de  Berlin  ait  ressenti  à  ce  moment  critique  môme  un  jour  d'ébran- 
lement. D'abord,  il  voulut  douter  jusqu'à  la  dernière  heure  de  la 
soumission  de  l'Autriche;  il  la  voyait  déjà  continuant  la  lutte  sans 
alliés,  dans  des  conditions  qui  l'auraient  mise  bientôt  à  deux  doigts 
de  sa  ruine.  Ce  serait  alors,  pensait-il,  le  moment  de  reprendre 
avec  avantage  la  négociation  prématurément  entamée  par  le  comte 
d'H.urach  :  la  paix  acceptée  par  la  Saxe  n'aurait  été  ainsi  qu'un 
pas  fait  vers  une  pacification  générale.  Puis,  quand  il  n'y  eut  plus 
moyen  d'iijnorer  à  quel  prix  Marie-Thérèse  avait  acheté  son  repos  en 
Allemagne,  d'Argenson  n'eut  pas  seulement  (ce  qui  eût  été  fort  sage) 
le  bon  sens  de  ne  pas  témoigner  un  dépit  inutile  et  de  ne  pas  se 
répandre  en  récriminations  amères,  qui  Ji'auraient  abouti,  en  irri- 
tant un  vainqueur,  qu'à  faire  à  la  France  ^un  ennemi  de  plus.  Cette 
r;oto  de  modération,  commandée  par  la  dignité  et  par  la  prudence,, 
fut  vite  dépassée.  Revenant  avec  une  sorte  d'entraînement  à  ses 
idées  favorites,  d'Argenson  se  prit  à  considérer  qu'après  tout,  la 
Silésie  restant  acquise  à  la  Prusse,  le  but  principal  de  la  guerre, 
l'aiTaiblissement  de  l'Autriche,  était  atteint,  et  qu'il  s'agissait  seule- 
ment de  garder  atout  prix  ce  résultat  important.. D'où  il  conclut 
que,  pour  prévenir  une  revanche  et  un  retour  offensif  toujours  pos- 
sibles de  l'Autriche,  l'intérêt  de  la  Prusse  lui  commanderait  de  con- 
tinu^:;r  à  s'appuyer  sur  la  France,  et  afin  de  faire  mieux  sentir  à 
Frédéric  cette  coinmiinam»^  d'intérêt  et  de  le  déterminer  à  se  con- 
duire en  conséquence,  il  ne  vit  rien  de  mieux,  au  lieu  de  s'éloigner 
de  Ini  avec  froideur,  i|ue  de  rattacher,  au  contraire,  et  de  l'enlacer, 
pour  ainsi  dire,  par  de  nouveaux  liens  d'amitié  et  de  recon- 
nais.«ance.  Ce  calcul,  qu'il  n'a  .pas  déguisé  dans  ses  Mémoires  ni 
dans  sa  correspondance,  et  dont  quelques-uns  de  ses  historiens  lui 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  527 

ont  fait  honneur,  fut  visible  dès  son  premier  entretien  avec  le 
ministre  de  Prusse  Ghambrier.  Sans  cette  explication,  — je  dirais 
volontiers  sans  cette  excuse,  —  le  langage  qu'il  tint  dans  cette  con- 
versation (qui  dut  avoir  lieu  le  jour  même  où  arrivait  à  Versailles  la 
lettre  insolente  de  Frédéric)  serait  vraiment  inexplicable  de  la  part 
d'un  ministre  de  Louis  XV. 

Voici  comment  Ghambrier  lui-même  rend  compte  de  sa  confé- 
rence :  —  «  Le  marquis  d'Argenson  m'a  parlé  de  la  manière  sui- 
vante sur  l'accroissement  de  Votre  Majesté.  Il  m'a  dit  :  —  «  Vous 
savez,  monsieur,  comme  je  pense  sur  les  liaisons  du  roi  votre  maître 
avec  le  mien,  et  qu'en  vérité  personne  n'est  plus  zélé  que  moi 
pour  la  continuation  et  le  resserrement,  s'il  est  possible,  de  l'amitié 
la  plus  étroite  entre  ces  deux  princes,  parce  que  ce  sont  leurs  in- 
térêts; mais  je  vous  avouerai  cependant  que  j'aurais  désiré,  pour  la 
gloire  du  roi  de  Prusse  et  l'avantage  du  roi  mon  maître,  que  la 
paix  du  roi  de  Prusse  avec  la  reine  de  Hongrie  ne  se  fût  pas  faite, 
ou  que,  si  elle  s'était  faite,  ce  fût  conjointement  avec  la  France, 
rien  n'étant  plus  aisé  au  roi  de  Prusse,  quand  il  a  vu  que  la  Saxe 
était  à  ses  pieds  et  que  la  reine  de  Hongrie  souhaitait  de  s'accom- 
moder avec  lui,  que  de  dire  à  cette  princesse  qu'il  voulait  bien 
faire  la  paix  avec  elle,  pourvu  qu'elle  fût  commune  à  la  France  et  à 
ses  alliés.  De  cette  manière,  le  roi  de  Prusse  faisait  le  coup  le  plus 
glorieux  qu'il  pût  jamais  faire,  et  ses  liaisons  avec  nous  n'auraient 
pas  reçu  la  plus  légère  atteinte,  au  lieu  que,  de  celte  manière  (sic), 
nous  restons  dans  l'embarras.  11  faudra  bien  tâcher  de  nous  en  tirer; 
nous  y  ferons  de  notre  mieux,  en  recourant  aux  moyens  qui  sont 
dans  l'état,  quoique  épuisé,  je  l'avoue,  pour  soutenir  une  guerre 
qui  pouvait  Unir  tout  d'un  coup,  si  le  roi  de  Prusse  avait  bien  voulu 
un  peu  se  souvenir  de  nous.  » —  Suivent  certains  détails  d'un  carac- 
tère confidentiel  et  tout  à  fait  intime  sur  les  mesures  que  la  France 
allait  prendre  pour  faire  face  à  la  situation  nouvelle  où  la  laissait 
son  isolement  ;  puis,  Ghambrier  reprend  :  «  —  Enfin,  le  marquis 
d'Argenson  m'a  dit  qu'il  était  si  convaincu  de  la  nécessité  qu'il  y 
avait  pour  le  bien  des  intérêts  réciproques  que  Votre  Majesté  et 
le  roi  son  maître  fussent  étroitement  unis,  qu'il  était,  lui,  d'Ar- 
genson, du  sentiment  que  Votre  Majesté  fût  le  centre  politique  de 
tous  les  intérêts  de  la  France  dans  le  nord  et  dans  l'empire,  et  qu'il 
ordonnerait,  de  la  part  du  roi  son  maître  à  tous  les  ministres  de 
France  qui  sont  en  Allemagne  et  dans  le  nord  de  ne  se  conduire 
que  suivant  les  intérêts  de  Votre  Majesté  et  conformément  à  ce  que 
Votre  Majesté  ferait  insinuer 'par  ses  ministres  aux  ministres  de 
Franco;  qu'il  croyait  que  Votre  Majoré  connaissait  trop  ses  véri- 
tables intérêts  pour  ne  pas  conserver  de  son  côté  la  confiance  et 
l'ouverture  de  cœur  qui  conviennent  aux  mêmes  intérêts.  » 


528  KrlV!  K    DES    DEDX    MaAUKs. 

D'Argenson  tint  parole;  ordre  exprès  fut  envoyé  à  tous  les  agens 
français,  non -seulement  de  ne  montrer  aucune  humeur,  mais  de 
parler  de  la  paix  de  Dresde  comme  d'un  événement  heureux,  dont 
la  France  n'avait  qu'à  se  féliciter,  et  de  continuer  à  concerter  leur 
conduite  avec  les  agens  prussiens  comme  si  rien  n'était  venu  trahir 
leur  confiance.  S'aJressant  même  en  particulier  à  Valori,  qui  était 
naturellement  le  plus  difficile  à  convertir,  d'Argenson  terminait  son 
exhortation  par  cette  assertion  au  moins  hasardée  :  —  «  J'ai  tou- 
jours été  convaincu  que  le  roi  de  Prusse  avait  fait,  dans  les  vertus 
civiles,  le  même  progrès  que  dans  les  vertus  militaires.  Effective- 
ment, il  s'est  conduit  dans  tout  ceci  avec  franchise.  »  —  Des  servi- 
teurs n'ont  qu'à  obéir  :  aussi  les  ministres  français,  dans  les  diverses 
cours,  s'exprimèrent-ils  unanimement,  sur  l'événement  qui  défrayait 
toutes  les  conversations,  dans  des  termes  qui  leur  attirèrent  les  com- 
plimens  des  gazetiers  autrichiens  sur  les  sentimens  de  philosophie 
chrétienne  dont  ils  faisaient  preuve  (1). 

Tout  le  monde,  à  la  vérité,  et  surtout  tous  les  collègues 
de  d'Argenson,  n'étaient  pas,  sinon  aussi  bons  chrétiens,  du 
moins  aussi  philosophes  que  lui.  Plus  d'un  (Ghambrier  le  rap- 
porte) demeura  convaincu  que,  la  Prusse  une  fois  pacifiée  et 
mise  à  l'abri  de  tous  les  orages,  son  souverain  n'aurait  pas  un 
désir  bien  pressant  de  faire  partager  autour  de  lui  les  bienfaits 
du  repos  dont  il  allait  jouir.  Il  pourrait  bien,  au  contraire,  être 
tenté  d'attiser  le  feu  entre  les  deux  grandes  puissances  qui  restaient 
en  lutte,  pour  les  épuiser  l'une  par  l'autre,  et  s'élever  lui-même  à 
leurs  dépens  et  sur  leurs  ruines.  Mais  ceux-là  mêmes  qui  pensaient 
ainsi,  une  fois  le  mal  fait  et  irréparable,  ne  trouvaient,  non  plus,  nul 
avantage  à  en  montrer  trop  d'irritation  nid'alarme.  La  vraie  manière 
d'y  porter  remède,  suivant  eux,  c'était,  pour  la  France,  de  tourner 
ses  regards  et  ses  forces  vers  le  terrain  où  le  succès  de  ses  armes 
était  glorieusement  incontesté.  Pousser  activement  la  marche  auda- 
cieuse de  Maurice  de  Saxe  en  Flandre;  soutenir  les  progrès  plus 
lents,  plus  modestes,  mais  pourtant  continus  de  Mailiebois  en  Ita- 
lie; enfin  appuyer  par  un  secours  effectif  les  prodiges  que  (Charles- 
Edouard  faisait  en  Ecosse,  c'était  là,  suivant  eux,  la  seule  voie  à 
suivre  pour  se  consoler  et  se  venger  en  même  temps  des  échecs 
définitivement  subis  au-delà  du  Rhin.  Raisonnant  ainsi,  ils  n'étaient 
pas  éloignés  de  trouver  qu'après  tout  il  était  heureux  de  n'avoir 
plus,  sous  aucun  prétexte,  à  s'occuper  des  affaires  d'Allemagne, 
et  d'être  délivré,  même  à  tout  prix,  de  l'allié  exigeant  et  sus- 
pect qui  tendait  toujours  à  nous  ramener  vers  cette  ingrate  con- 


(1)  Chambrier  à  Frédéric,  6  janvier.  —  D'Argenson  à  Valori,  28  janvier  1746.  {Cor- 
respondance de  Prusse.  —  Ministère  des  affaires  étrangères.) 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  5Î9 

trée.  Telle  était  l'impression  assez  générale,  différente  assurément 
de  la  chaleur  affectée  de  d'Argenson,  mais  aboutissant  en  pratique 
à  peu  près  à  la  même  conduite.  Et  c'est  bien  là,  en  effet,  la  conclu- 
sion à  laquelle  nous  voyons  arriver  un  observateur  bourgeois,  dont 
le  bon  sens  ne  manquait  pas  de  perspicacité  :  —  «  Voilà,  dit  le  chro- 
niqueur Barbier,  le  grand-duc  reconnu  empereur  et  la  reine  de  Hon- 
grie impératrice  :  il  faudra  bien  que  la  France  et  l'Espagne  les  re- 
connaissent aussi.  i\ous  n'avons  plus  que  faire  dans  l'Allemagne  ;  il 
ne  reste  plus  que  deux  objets  :  la  Flandre  et  l'Italie  (1).  » 

L'alliance  prussienne  ne  se  brisaiL  donc  pas  cette  fois  par  une 
rupture  violente  ;  elle  tombait  en  quelque  sorte  d'elle-même,  de 
guerre  lasse,  d'un  consentement  commun,  par  suite  d'un  dégoût  et 
d'un  détachemeni  réciproques.  C'était  l'effet  de  ce  refroidissement 
insensible  qui,  dans  les  relations  politiques  comme  dans  la  vie  pri- 
vée, est  plus  mortel  pour  l'amitié  qu'une  querelle  ouverte.  On  se 
séparait  sans  colère,  mais  sans  regret,  sans  désir  de  se  revoir, 
uniquement  parce  qu'on  avait  cessé  de  compter  sur  l'appui  et  la 
lidélitç  mutuels.  Et,  à  le  bien  prendre,  celte  indifférence,  qui  ac- 
cueillait en  France  la  lin  d'une  alliance  naguèie  si  avidement  re- 
cherchée, n'était-elle  pas  elle-même  l'indice  que,  par  suite  de  l'élé- 
vation soudaine  de  la  Prusse,  une  altération  profonde  s'était  opérée 
dans  les  rapports  des  grands  états  de  l'Europe  et  dans  les  condi- 
tions de  leur  équilibre? 

jN'y  avait-il  pas  là  comme  une  aperce ption  confuse  de  ce  fait,  qu'en 
face  d'une  grandeur  nouvelle,  le  rôle  de  l'ancienne  politique  était 
terminé?  L'alliance  de  la  Prusse  avait  eu  pour  nous  son  utilité  et 
son  prix  tant  que  l'Autriche,  exerçant  sur  l'Allemagne  une  domi- 
nation souveraine,  faisait  peser  sur  notre  frontière  du  nord  la  me- 
nace d'une  force  prépondérante.  Mais,  en  face  de  l'Autriche  affai- 
blie et  de  l'Allemagne  divisée  désormais  entre  deux  puissances  en 
état  de  se  tenir  tête  l'une  à  l'autre,  l'intéiét  avait  disparu  avec  le 
danger.  Piien  ne  nous  appelait  plus  à  prendre  part  à  cette  lutte  de 
deux  ambitions  rivales,  et  si  nous  étions  encore  un  jour  amenés  à 
y  intervenir,  ce  devait  être  plutôt  pour  tenir  entre  elles  la  balance 
égale,  et  empêcher  la  plus  jeune,  la  plus  audacieuse,  en  écrasant 
l'autre,  de  s'élever  à  son  tour  à  une  grandeur  inquiétante.  A  ce 
point  de  vue  de  notre  sécurité  future,  la  Prusse  victorieuse,  aux 
mains  d'un  grand  homme,  était  déjà  peut-être  plus  à  craindre  que 
l'Autriche  humiliée.  Était-ce  là  ce  que  sentait  vaguement  l'esprit 
public  ?  Etait-ce  ce  nuage  chargé  de  la  foudre  qui  apparaissait  dans 

(1)  Barbier,  janvier  1746. 
TOME  LXXXIV.  —   1887.  3/t 


530  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  lointain?  C'est  possible  :  l'insîinct  populaire  voit  souvent  plus 
loin  et  plus  juste  que  les  hommes  d'état  de  profession,  dont  les 
regards  sont  arrêtés  par- une  barrière  de  traditions  et  de  préjugés. 

Mais  si  le  changement  survenu  dans  les  relations  mutuelles  des 
étals  de  l'Europe  centrale  était  plutôt  entrevu  que  compris  à  Paris,  à 
Vienne  et  à  Berlin,  au  contraire,  où  régnaient  de  vrais  politiques,  le  fait 
était  plus  nettement  reconnu,  et,  de  part  et  d'autre,  on  se  préparait  à 
se  comporter  en  conséquence.  Pour  Frédéric,  c'était  parti-pris  et  chose 
faite.  Le  rôle  que- le  traité  de  V/estphalie  avait  assigné  à  la  Prusse, 
comme  à  toutes  les  puissances  secondaires  allemandes,  —  celui  de 
client  de  la  France  défendu  par  elle-  contre  la  prépondérance  de 
l'Autriche,  —  n'avaitjamais  été,  nous  l'avons  vu,  accepté  par  lui  qu'à 
regret,  et  il  ne  s'y  était  prêté  qu'en  frémissant.  Son  altitude  envers 
Louis  XV  n'avait  pas  cessé  d'être  celle  d'un  pupille  insolent  et  in- 
docile, qui  se  rit,  à  sa  barbe,  d'un  tuteur  débile  et  vieilli.  Mais, 
devenu  celte  fois  tout  à  fait  majeur,  il  avait  résolu  de  secouer 
même  l'apparence  de  l'amitié  et  de  la  protection  françaises.  Une 
double  expérienice  venait  de  lui  apprendre  que  l'appui  de  nos.armes 
ne  lui  donnait  qu'une  aide  imparfaite  et  compromettante,  en  fai- 
sant peser  sur  sa  tête  la  responsabilité  des  maux  de  l'invasion  étran- 
gère. Il  avait  vu  avec  quel  art  Marie-Thérèse  savait,  dans  ses  pro- 
clamations et  ses  manifestes,  émouvoir  la  fibre  nationale  en  excitant 
contre  lui  toutes  les  susceptibilités  de  l'orgueil  tudesque.  Il  venait 
d'entendre  retentir  à  ses  oreilles  des  refrains  patriotiques  à  l'hon- 
neur de  l'Autriche  contre  les  alliés  de  l'étranger.  G'est  un  avan- 
tage qu'il  ne  voulait  plus  laisser  à  sa  rivale.  D'ailleurs,  au  point  de 
grandeur  où  il  était  parvenu,  il  ne  s'agissait  plus  seulement  pour 
lui  de  résister  à  l'Autriche,  mais  de  la  remplacer.  S'affranchir  de 
sa  domination,  c'était  peu  ;  l'égaler  même  n'était  pas  assez  :  il  se 
sentait  désormais  en  mesure  de  lui  disputer  la  prééminence.  11  avait 
dû  laisser,  sans  trop  de  regret,  à  Marie-Thérèse,  l'héritage  de  la 
dignité  impériale,  voyant  bien  qu'au  fond  le  saint-empire  romain 
n'était  plus  qu'un  édifice  vermoulu,  devant  lequel  même  ne  s'in- 
clinait qu'à  regret,  depuis  Luther,  plus  de  la  moitié  du  corps  ger- 
manique. Mais,  pour  achever  de  détourner  les  yeux  des  popula- 
tions de  cette  décoration  vaine  et  de  ce  simulacre  sans  vie,  il  fallait 
leur  apprendre  à  chercher  à  Berlin  la  vraie  capitale,  et  dans  la  dy- 
nastie dont  le  roi  de  Prusse  était  le  chef  l'espoir  de  la  patrie  alle- 
mande. 

Seulement,  si  l'on  voulait  se  présenter  à  l'AHemagne  sous  cet 
aspect  patriotique,  la  première  condition  était  de  cesser  à  tout  prix 
d'être  suspect  de  la  moindre  connivence  pour  ce  qu'on  appelait 
déjà  alors,  et  ce  qu'on  appelle  encore  aujourd'hui  au-delà  du  Rhin, 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  531 

l'ambition  française.  Que  si,  donc,  pour  maintenir  le  degré  de  gloire 
et  de  puissance  qu'il  avait  acquis,  de  nouvelles  luttes  étaient  impo- 
sées au  vainqueur  de  Friedberg  et  de  Sohr,  et  qu'un  auxiliaire  dût 
encore  être  cherché  au  dehors,  ce  ne  serait  point  aux  armées  fran- 
çaises qu'il  irait  le  demander.  Leur  présence  importune  avait  trop 
fatigué  leurs  hôtes.  La  protestante  Angleterre,  rapprochée  de  lui 
par  des  sympathies  de  religion,  d'origine  et  de  parenté,  pouvait  lui 
fournir  le  secours  beaucoup  moins  onéreux  de  sa  marine  et  de  ses 
subsides.  L'alliance  de  la  Prasse  et  de  l'Angleterre, telle  que  l'avait 
inaugurée,  à  l'insu  et  au  détriment  de  la  France,  ta  conveutiou  de 
Hanovre,  allait  ainsi  devenir  le  pivot  des  fntnres  combinaisons  di- 
plomatiques de  Frédéric,  et  si  ce  récit  doit  être  continué,  ce  sera 
du  côté  de  Londres,  en  effet,  qu'on  le  verra  tourner  sa  pensée,  et 
orienter  dans  cette  direction  nouvelle  le  vaisseau  pavoisé  par  la  vic- 
toire dont  il  tenait  en  main  le  gouvernail. 

Au  même  moment,  une  révolution  inverse  s'opérait  dans  l'esprit 
de  Marie-Thérèse.  L'annonce  imprévue  de  cette  même  convention 
de  Hanovre,  unissant  dans  une  intimité  occulte  la  Prusse  et  l'Angle- 
terre, l'avait  brusquement  poussée  (avec  quelle  ardeur  nous  l'avons 
vu)  dans  la  voie  d'un  rapprochement  avec  la  France.  On  aurait  tort 
de  croire  que  ce  fut  là  seulement  un  effet  passager  de  l'irritation 
et  de  la  surprise,  ou  un  accès  de  capricieuse  impatience.  C'était  la 
particularité  de  ce  caractère  de  Marie-Thérèse,  auquel  aucun  autre 
en  vérité  ne  ressemble  dans  l'histoire,  de  réunir  des  qualités  qui, 
étant  ordinairement  l'apanage  de  sexes  difiérens,  peuvent  paraître 
incompatibles.  Dans  le  cas  présent,  la  vivacité,  la  clairvoyance  pro- 
pres à  la  jalousie  féminine,  vinrent  chez  elle  en  aide  à  la  pensée 
virile  et  réfléchie  d'un  esprit  vraiment  politique.  L'ambhion  prus- 
sienne, soutenue,  appuyée  par  l'Angleterre, ce  fut  pour  elle  un  trait 
de  lumière  :  elle  se  vit  en  présence  d'un  danger  menaçant  son 
empire  et  sa  race,  auquel  nul  autre  ne  pouvait  être  comparé.  Frédé- 
ric maître  de  la  Silésie,  c'était  l'ennemi  attaché  à  ses  flancs,  et  pou- 
vant à  toute  heure  porter  le  fer  dans  son  sein.  Qu'était-ce  alors,  au- 
près de  cette  inimitié  intime  et  domestique, que  la  rivalité  surannée 
des  maisons  de  France  et  de  Habsbourg?  Avec  la  France,  on  se 
battait  à  distance  depuis  des  siècles  pour  un  degré  plus  ou  moins 
étendu  de  pouvoir  et  d'influence  ;  avec  la  Prusse,  c'était  un  combat 
corps  à  corps,  pour  le  fond  même  de  la  dignité  et  de  l'existence, 
et  dans  ce  duel,  dont  le  centre  môme  de  l'Allemagne  serait  le 
théâtre,  l'Angleterre,  qui  déjà  s'éloignait,  ne  pouvait  plus  lui  être 
d'aucun  secours.  De  là  cette  main  tout  de  suite  tendue  vers  la 
France,  et  qui,  si  elle  ne  fut  pas  saisie  alors,  ne  devait  plus  être  re- 
tirée.  Chose   étrange    et   presque   inouïe,   pendant  trois    années 


532  REVUE    DES    DECX   MOJNDLs. 

encore,  les  troupes  autrichiennes  et  françaises  devaient  se  rencon- 
trer, et  en  venir  aux  mains  avec  des  succès  inégaux  sur  les  champs 
de  bataille  des  Pays-Bas  et  de  l'Italie;  et  malgré  cette  hostilité  con- 
tinue, pas  un  seul  jour  celte  pensée  d'une  réconciliation  avec  la 
France  ne  sortit  de  l'esprit  de  l'héritière  de  Charles-Quinl.  En  paix, 
comme  en  guerre,  ce  fut  le  dessein  auquel  elle  travailla  sans  relâche, 
jusqu'à  ce  qu'enfin,  après  dix  ans  d'dforts,  par  le  fameux  traité  de 
Versailles  de  1756,  elle  réussit  à  le  réaliser. 

Je  ne  connais  rien  qui  démontre  mieux  combien  est  vrai  dans  le 
monde  moral  et  politique,  plus  encore  que  dans  le  monde  matériel, 
l'axiome  de  l'ancienne  école  :  Nil  natura  per  saltiim.  Lorsque  pour 
la  première  fois  parut  au  jour  ce  traité  de  1756,  objet  de  tant  de 
controverses,  qui  mit  sur  la  même  ligne  de  combat  les  drapeaux  de 
France  et  d'Autriche,  que  n'a-t-on  pas  dit,  que  n'a-t-on  pas  pensé 
de  ce  rapprochement  imprévu!  Quel  coup  de  théâtre!  quelle  sur- 
prise chez  les  contemporains!  et,  depuis  lors,  que  de  commentaires 
chez  les  historiens!  A  quels  fuiiles  incidens  ne  s'est-on  pas  plu  à 
attribuer  cette  mémorable  révolution  diplomatique  et  militaire?  Que 
de  puériles  anecdotes!  C'est  tantôt  un  billet  flatteur  de  Marie- 
Thérèse  à  la  marquise  de  Poiiipadour,  tantôt  une  plaisanterie  de 
Frédéric  sur  les  amours  de  Louis  XV,  qui  a,  dit-on,  déterminé 
la  France  à  abandonner  sa  politique  traditionnelle.  Et  voilà, 
s'écrieut  avec  une  condoléance  véritable  ou  affectée  les  historiens 
français  salariés  par  Frédéric  ou  aveuglés  par  une  sotte  admiration 
pour  lui,  à  quoi  tiennent  les  destinées  des  empires  et  ce  qui  fait 
verser  le  sang  des  peuples!  Erreur  ou  mensonge.  Le  résultat 
qui  éclata  alors  était  préparé  de  longue  date,  et  ce  n'était  pas 
seulement  la  France,  c'étaient  tous  les  acteurs  du  drame  européen, 
Autriche,  Prusse,  Angleterre,  qui,  avant  de  reparaître  sur  la  scène, 
avaient  changé,  dans  les  coulisses,  de  costume  pour  être  prêts  à 
changer  de  rôle.  Ils  obéissaient  tous,  avec  plus  ou  moins  d'hésita- 
tion, ceux-ci  par  calcul,  ceux-là  par  instinct,  à  une  nécessité  de 
situation  à  peu  près  irrésistible.  En  réalité,  l'avènemont  d'une 
grande  puissance  armée  dans  les  plaines  du  Brandebourg  ne  pou- 
vait manquer  d'altérer  tout  l'ancien  système  fédératif  de  l'Europe, 
de  même  que,  si  (pour  faire  une  supposition  chimérique)  une  nou- 
velle planète  venait  à  apparaître  dans  l'espace,  tout  l'ordre  du  sys- 
tème solaire,  décrit  par  Copernic  et  Newton,  en  serait  nécessai- 
rement troublé. 

A  ce  point  de  vue,  la  convention  de  Hanovre  et  la  négociation  in- 
fructueuse entamée  à  Dresde,  ces  deux  faits,  l'un  irop  négligé, 
l'autre  resté  inconnu  jusqu'à  nos  jours,  jettent  une  vive  lumière  sur 
la  suite  des  événemens  dont  nous  subissons  encore,  même  aujour- 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  533 

d'hui,  la  conséquence.  11  est  certain  que,  siVaulgrenant  etd'Harrach 
étaient  sortis  la  main  dans  la  main  de  leur  dernier  entretien,  la 
guerre  de  la  succession  d'Autriche  se  serait  terminée  dans  des 
conditions  analogues  à  celles  où  s'est  engagée  la  guerre  de  sept 
ans.  Seulement,  il  est  permis  de  penser  que,  les  circonstances 
étant  différentes,  le  succès  final  l'eût  été  également.  En  17A5, 
les  Pays-Bas,  qu'une  paix  précipitée  ne  devait  pas  tarder 
à  rendre  à  l'Autriche,  étaient  conquis  presque  en  entier;  en 
nous  en  abandoimant  une  partie,  Marie-Thérèse  ne  faisait  que 
consacrer  le  résultat  glorieusement  conquis  par  les  victoires  de 
Maurice  de  Saxe,  et  le  prix  de  notre  alliance  se  trouvait  ainsi 
d'avance  acquitté  par  elle,  le  jour  même  du  contrat.  On  ne  voit  pas 
qui  aurait  eu  le  droit  de  disputer  à  la  France  un  avantage  aussi  lé- 
gitimement obtenu.  On  voit  encore  moins  qui,  à  cette  heure,  en  au- 
rait eu  la  force  :  ce  n'étaii  point,  assurément,  l'Angleterre,  avec 
Charles-Edouard  aux  portes  de  Londres,  et  sa  royauté  tremblante, 
qui  rappelait  précipitamment  tous  ses  soldats  du  continent.  Se- 
rait-ce Frédéric  avec  ses  armées  épuisées  et  son  trésor  à  sec?  On 
peut  en  douter.  S'il  l'eût  tenté  cependant,  s'il  eût  passé,  dans  ses 
rapports  avec  lu  France,  d'une  neutralité  malveillante  à  une  hosti- 
lité directe,  il  aurait  trouvé  à  qui  parler;  il  n'aurait  pas  eu  affaire, 
comme  dix  ans  plus  tard,  à  des  Soubise  et  à  des  Glermont.  xMaurice 
était  vivant,  et  n'aurait  pas  conduit  nos  armées  aux  désastres  de 
Rosbach  et  de  Minden. 

Je  persiste  donc  à  penser  qu'il  y  eut  pour  la  France,  à  ce  mo- 
ment critique,  une  occasion  singulièrement  favorable  et  déplora- 
blement  perdue,  que  n'auraient  laissée  échapper  ni  le  coup  d'oeil 
d'aigle  de  Richelieu,  ni  l'adresse  de  Mazarin,  ni  la  vigilance  royale 
de  Louis  XIV.  Mais  Richelieu,  Mazurin  et  Louis  XIV  étaient  dans  la 
tombe,  et  leur  génie,  enseveli  avec  eux,  ne  devait  plus  revivre. 


Duc  DE  Broglie. 


T  H  É  R  É  s  I N  E 


DERNIERS     PARTIE   (1) 


XX. 


Robert  tenait  encore  Thérèse  éperdument  serrée  entre  ses  bras. 
Soudain  il  fut  ressaisi  par  le  souvenir  de  M.  de  Vaulcomte.  II  était 
là,  le  misérable,  là,  dans  la  pièce  voisine!  Et  il  avait  tout  entendu 
peut-être,  tout,  depuis  la  confession  terrible  de  la  jeune  femme 
jusqu'au  pardon  miséricordieux  de  son  fiancé.  Il  avait  tout  entendu  î 
Et,  à  cette  idée,  un  frisson  de  rage  secouait  le  capitaine,  qui  res- 
tait pâle,  les  nerfs  tordus  par  cette  violente  scène.  Il  savait  ce  que 
valait  ce  drôle.  La  pensée  qu'un  tel  homme  possédait  le  secret  de 
Thérèse  lui  devenait  insupportable.  Il  s'élança  vers  le  boudoir  et 
jeta  un  cri  :  personne  ! 

Robert  croyait  si  bien  voir  Jacques  en  face  de  lui  qu'il  demeura 
un  instant  immobile.  Puis  ses  idées  se  calmèrent  peu  à  peu,  et  il 
aperçut  clairement  la  réalité  des  choses.  Evidemment  M.  de 
"Vaulcomte  avait  peur.  L'héroïque  aveu  de  M™*"  Dawitt  le  livrait 
pieds  et  poings  liés  à  la  discrétion  de  Robert.  Le  gentilhomme  déchu 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  octobre  et  des  l^""  et  15  novembre. 


THÉRÉSINE.  535 

croyait  dominer  cette  créature,  il  croyait  la  terrifier  en  la  me- 
naçant de  tout  révéler  à  son  fiancé.  Et  voilà  qu'elle  prenait  les  de- 
vans,  au  contraire.  Elle  ne  cachait  rien  de  sa  vie  passée.  Si  bien 
que  maintenant  c'était  en  face  de  l'officier  que  lui,  Jacques,  se 
trouverait,  et  non  plus  en  face  d'une  femme  privée  de  pro- 
tection 1 

Le  capitaine  s'expliquait  aisément  l'épouvante  de  M.  de  Vaul- 
comte,  si  audacieux  jadis.  Un  homme  bien  né  entre  dans  la  vie 
avec  la  somme  de  bravoure,  à  peu  près  égale,  qui  échoit  à  toute 
créature.  Puis  l'éducation  exerce  l'instinct,  que  la  dignité  de  la 
vie  transforme  en  vertu.  Mais  toutes  les  vertus  se  tiennent  :  chaque 
mauvaise  action,  chaque  tare  ignominieuse,  est  comme  une  rouille 
ineffaçable  qui  ronge  peu  à  peu  les  sentiiiiens  élevés.  Lorsqu'il  est 
tombé  tout  en  bas,  en  pleine  infamie,  celui  qui  avait  naguère,  du 
cœur,  de  la  volonté,  de  l'énergie,  reste  veule  et  lâche,  Robert  ne  se 
trompait  pas.  Jacques  frissonnait,  en  effet,  à  l'idée  de  voir  appa- 
raître le  capitaine,  résolu  à  le  châtier.  Un  duel?  En  toute  autre 
occasion,  un  duel  ne  lui  aurait  peut-être  pas  fait  peur.  Il  en  comp- 
tait même  quelques-uns  d'heureux  dans  sa  vie  aventureuse.  Mais, 
ce  qui  l'épouvantait,  c'était  une  querelle  avec  cet  ami  d'enfance 
mortellement  offensé.  A  mesure  que  Robert  raisonnait  de  la  sorte, 
il  se  traçait  un  plan  de  conduite.  Une  idée  tenace  le  dominait  : 
trouver  le  misérable  et  le  punir,  il  le  dit  nettement  à  Thérèse. 

—  Votre  passé?  Je  dois  être  seul  à  le  connaître.  Nathaniel  Bé- 
ryot  ne  compte  pas  :  il  sera  mon  meilleur  ami,  comme  il  est  aussi 
le  vôtre.  Mais  un  homme  a  osé  vous  menacer;. il  vous  a  outragée; 
je  le  tuerai. 

—  Robert! 

—  Oh!  ne  craignez  rien!  Je  crois  à  la  justice!  Et,  cette  fois  du 
moins,  la  justice  sera  servie  par  la  force. 

—  Et  c'est  pour  moi... 

—  jN'êtes-vous  pas  mienne  déjà?  Dans  quelques  jours,  ne  por- 
terez-vous  pas  mon  nom?  Cet  homme  s'est  condamné  lui-même. 

Pauvre  Thérèse  !  Ce  n'était  pas  assez  que  Robert  lui  eût  pardonné 
par  un  élan  de  cœur  généreux  et  bon;  il  fallait  encore  qu'il  se 
battît  pour  elle,  qu'il  risquât  sa  vie,  qu'il  affrontât  l'epée  d'un  mi- 
sérable. Une  femme  s'exagère  toujours  les  risques  d'un  duel.  Elle 
ne  les  connaît  que  par  des  récits  débités  à  droite  et  à  gauche,  et 
souvent  grossis  à  dessein,  par  la  forfanterie  des  héius  ou  des  com- 
parses. Du  moins,  M""^  Dawitt,  n'ayant  pu  confiera  Robert  son  émo- 
tion première,  s'efforça  de  dompter  sa  peur  et  de  paraître  sou- 
riante. La  femme  d'un  si  vaillant  homme  ne  voulait  pas  se  lamenter 
comme  une  créature  faible  et  sans  énergie.  Un  dernier  élan  de  ten- 


536  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dresse  les  jeta  dans  les  bras  l'un  de  l'autre,  et  le  capitaine  partit. 
Il  allait  provoquer  celui  qui  possédait  le  secret  de  Thérèse. 

Son  premier  mouvement  fut  de  se  rendre  au  tripot  où  le  joueur 
élisait  domicile.  Après  s'être  informé  assez  longuement,  un  valet 
de  pied  répondit  que  M.  de  Vaulcomte  n'était  pas  au  cercle.  Sans 
doute  on  le  trouverait  chez  lui.  Pour  n'avoir  pas  reparu  au  cercle 
depuis  vingt-quatre  heures,  il  devait  être  malade.  Robert  n'obtint 
pas  une  réponse  plus  satisfaisante  à  l'hôtel  meublé  où  gîtait  M.  de 
Vaulcomte.  Celui-ci  était  en  voyage.  Tout  autre  se  serait  lassé  de 
cette  poursuite  infructueuse,  mais  le  capitaine  avait  au  cœur  une 
volonté  tenace  et  réfléchie.  Évidemment  il  ne  se  trompait  pas  dans 
ses  conjectures  ;  quelques  heures  auparavant,  Jacques  s'enfuyait 
lâchement.  Après  avoir  menacé  une  femme,  il  se  sauvait  devant 
l'homme  accouru  pour  la  défendre. 

Donc,  ce  misérable  se  cachait.  Atout  prix,  le  jeune  homme  vou- 
lait le  rejoindre.  Certaines  consciences  ne  sont  pas  bien  difficiles  à 
séduire.  En  glissant  cinq  louis  dans  la  main  d'un  valet,  Robert 
eut  tous  les  renseignemens  qu'il  désirait.  Jacques  était  parti  la 
veille,  par  le  rapide  du  soir,  à  destination  de  Monte-Carlo,  en  ordon- 
nant qu'on  lui  envoyât  à  l'hôtel  de  X***  les  lettres  adressées  à  son 
domicile.  Le  capitaine  n'avait  pas  besoin  d'en  savoir  davantage.  11 
s'éloigna,  toujours  aussi  ferme  et  aussi  résolu,  comme  un  soldat  en 
mission  qui  va  de  l'avant,  et  ne  se  laisse  arrêter  par  aucun  obstacle. 

Et,  en  effet,  Jacques  se  chauffait  au  soleil  de  la  Méditerranée  ! 
Les  cinquante  mille  francs  perdus,  en  une  seule  nuit,  avaient 
rendu  à  ce  décavé  un  peu  de  son  crédit  envolé.  Ave 2  cinq  cents  louis 
qu'on  emprunte,  on  peut  tenter  la  fortune  ;  et,  depuis  longtemps, 
M.  de  Vaulcomte  rêvait  de  renouveler  ses  exploits  de  jadis,  de  faire 
sauter  la  banque  comme  en  1876.  A  peine  descendu  de  wagon,  il 
courut  au  îrente-et-quarante,  et  joua  heureusement  jusqu'à  onze 
heures  du  soir.  Il  revint  à  son  hôtel,  fort  joyeux,  caressant  de  la 
main  les  billets  satinés  qu'il  sentait  frissonner  dans  sa  poche. 
Le  second  jour,  la  bonne  veine  continua.  Superstitieux,  ainsi  que 
ses  pareils,  il  resia  convaincu  que,  même  lui  échappant,  Thérésine 
lui  portait  chance.  11  s'endormit  aussi  allègrement  que  le  premier 
soir.  Le  réveil  fut  moins  gai.  Il  allait  sonner  le  valet  de  service, 
lorsque  la  porte  de  sa  ciiambre  s'ouvrit  soudainement.  Jacques  jeta 
un  grand  cri  : 

—  Robert  ! 

—  Oui.  C'est  moi.  Je  vous  poursuis  depuis  deux  jours.  Mainte- 
nant, je  vous  liens  ;  vous  ne  m'échapperez  plus. 

Robert  était  si  pâle,  ses  yeux  si  éclatans,  que  l'effroi  de  M.  de 
Vaulcomte  se  changea  soudainement  en  terreur.  Néanmoins,  il  essaya 


THÉRÉ6INE.  537 

d'accepter,  avec  son  ironie  habituelle,  les  paroles  violentes  de  son 
ancien  ami. 

—  Que  diable!  monsieur  mon  ex-camarade,  on  ne  surprend  pas 
les  gens  au  lit,  ou  on  leur  permet  au  moins  de  s'habiller  ! 

Le  capitaine  eut  un  geste  de  mépris.  Pendant  que  le  joueur  re- 
vêtait, en  hâte,  un  costume  du  matin,  Robert  alla  fermer  la  porte  à 
double  tour  et  mit  la  clé  dans  sa  poche. 

—  Maintenant,  causons,  reprit  négligemment  M.  de  Vaulcomte, 
puisqu'il  paraît  que  nous  avons  à  causer  ! 

—  Assez  de  mensonges,  et  plus  de  comédie!  Vous  savez  parfai- 
tement pourquoi  je  viens.  Vous  étiez  dans  le  boudoir  de  M^^Dawitt. 
Vous  avez  tout  entendu.  Donc,  vous  n'ignorez  pas  que  je  connais 
vos  infamies. 

—  Des  gros  mots,.,  tout  de  suite! 

—  Pas  de  gros  mots,  des  faits  ! 

Le  joueur  essaya  de  prendre  une  allure  dédaigneuse  : 

—  Vous  voulez  vous  battre  avec  moi  ? 

—  Oui. 

—  Et  vous  comptez  bien  me  tuer? 

—  Oui. 

—  Comme  cela,  tout  de  suite,  à  peine  débarqué?  Peste,  monsieur, 
vous  allez  vite  en  besogne  ! 

En  réalité,  M.  de  Vaulcomte  avait  si  peur  qu'il  en  était  pâle.  Mais 
cet  homme  rusé  savait,  avant  tout,  rester  maître  de  lui-même.  Que 
de  fois,  dans  le  cours  de  sa  vie  aventureuse,  il  s'était  tiré  d'un 
mauvais  pas,  grâce  à  la  féline  prudence  qui  ne  l'abandonnait  ja- 
mais! Depuis  quelques  minutes,  il  ébauchait  un  plan  vague  pour 
échapper  à  cette  terrible  colère.  D'un  geste  machinal,  il  prit  une  ci- 
garette et  l'alluma. 

—  Pardon,  monsieur...  Ma  question  vous  semblera  peut-être  in- 
discrète;., mais,  puisque  vous  avez  le  désir  de  me  tuer,  vous  trou- 
verez du  moins  naturel  que  je  désire  savoir  de  quelle  façon!  Vous 
comptez  vous  battre  à  Monte-Carlo  ? 

—  Oui.  Ce  soir.  Le  plus  tôt  possible,  enfin  ! 

—  Vous  êtes  accompagné  de  vos  témoins,  sans  doute? 

—  Deux  de  mes  camarades  de  la  garnison  de  Nice.  Ils  attendent 
les  vôtres,  ici,  dans  cet  hôtel. 

—  Fort  bien.  Vous  êtes  un  homme  de  précaution.  Je  vais  choisir 
deux  de  mes  amis...  Oh  !  pas  des  officiers  comme  vous!  De  simples 
joueurs  comme  moi... 

Jacques  semblait  plein  de" sang-froid.  Mais  on  voyait  aisément,  à 
la  blancheur  de  ses  lèvres,  au  léger  tremblement  de  ses  doigts,  qu'il 
était  fort  peu  rassuré.  Si,  après  tout,  son  coup  d'audace  ne  réus- 


538  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sissait  point?  Bah!  Les  niais  sont  toujours  dupés  par  les  habiles.  Et 
depuis  longtemps  il  tenait  en  médiocre  estime  ce  Robert  Glavière, 
qui  ne  savait  que  marcher  droit  dans  la  vie. 

—  Ainsi,  monsieur,  voilà  qui  est  entendu.  Je  vais  présenter  mes 
témoins  aux  vôtres.  Mais,  pardon...  Qu'est-ce  que  nous  leur  dirons, 
à  ces  témoins? 

Robert  releva  la  tête.  Il  sentait  un  danger  dans  ces  paroles  de 
M.  de  Vaulcomte,  quelque  chose  comme  une  raillerie  cachée. 

—  Hé!  monsieur,  répliqua-t-il,  vous  savez  aussi  bien  que  moi  de 
quelle  façon  se  règlent  ces  affaires-là!  Nous  inventerons  ensemble 
un  prétexte  qui  expliquera  tout  :  une  querelle  de  jeu,  une  discus- 
sion politique,  ce  que  vous  voudrez! 

Un  éclair  de  joie  traversa  les  yeux  éteints  du  joueur.  Ce  n'était 
plus  Robert  qui  était  son  maître,  mais  lui  qui  tenait  Robert. 

—  Fort  bien  imaginé,  monsieur,  reprit-il.  Cependant,  vous  me 
semblez  méconnaître  la  réalité  de  la  situation  où  nous  sommes. 
Vous  tenez  beaucoup  à  me  tuer,  et  moi  je  tiens  beaucoup  à  rester 
vivant.  J'accepte  donc  une  rencontre  sérieuse,  à  la  condition  qu'elle 
soit  loyale.  Pourquoi  voulez-vous  que  j'aille  mentir  à  mes  témoins? 
Une  querelle  de  jeu,  une  discussion  politique,  entre  nous,  des  ca- 
marades de  collège?  Allons  donc!  personne  n'y  croirait! 

La  colère  de  Robert  grandissait  peu  à  peu.  Où  Jacques  voulait-il 
en  venir?  Le  capitaine  commençait  à  craindre  que  sa  vengeance 
ne  lui  échappât. 

—  Alors,  dit-il  nerveusement,  vous  aimez  mieux  avouer  votre 
infamie  à  vos  amis  et  aux  miens  ? 

—  Parfaitement,  répliqua  M.  de  Vaulcomte  d'un  ton  dur. 

—  Vous  vous  déshonorez  ! 

—  C'est  possible  1  Mais  je  déshonore  aussi  celle  qui  sera  votre 
femme  ! 

—  Misérable!.. 

Qu'importaient  à  Jacques  les  injures?  Il  touchait  au  but  main- 
tenant. 

—  Vous  êtes  un  lâche!  dit  le  capitaine.  Après  avoir  menacé  une 
femme,  vous  vous  êtes  sauvé.  J'arrive  afm  de  vous  punir,  et,  pour 
la  seconde  fois,  vous  vous  évadez  devant  le  châtiment!  Vous  ne 
comprenez  donc  pas  que  l'un  de  nous  deux  est  de  trop?  Dans  un 
mois,  M"^Da\vitt  sera  ma  femme.  Il  faut  que  je  me  batte  avec  vous, 
et  je  me  battrai,  parce  que  je  le  veux!  Vous  m'avez  menacé  de  tout 
révéler  à  vos  témoins?  x\ous  verrons  si  vous  osez  le  faire!  Tantôt, 
à  la  maison  de  jeu,  ou  dans  le  jardin,  peu  importe,  je  vous  souf- 
fletterai devant  tout  le  monde.  Quand  le  scandale  sera  public,  vous 
serez  bien  forcé  de  me  demander  raison  ! 


THÉRÉSÎNE.  539 

Jacques  souriait  d'un  air  ironique  : 

—  Vous  oubliez  toujours  la  question  des  témoins  !  Que  vous  me 
provoquiez,  ici,  dans  ma  chambre,  ou  que  vous  me  provoquiez  de- 
vatit  cent  personnes,  cela  revient  au  même  :  je  n'en  dirai  pas  moins 
la  vérité  aux  amis  qui  voudront  bien  m'assister.  Vous  prétendez 
me  forcer  à  me  battre?  Soit.  Mais  la  question  n'est  pas  de  savoir  si 
le  duel  aura  ou  n'aura  pas  lieu.  Vous  voulez,  vous,  que  le  vrai 
motif  de  notre  rencontre  soit  ignoré.  Moi,  je  ne  le  veux  pas.  Vous 
venez  m'insulter  dans  ma  chambre,  au  saut  du  lit,  à  dix  heures 
du  matin.  Et  comme  je  décline  l'honneur  de  me  couper  la  gorge 
avec  vous,  vous  me  menacez  de  m'insulter  en  public?  Faites-le!  Un 
duel,  et  je  dis  tout  !  Pas  de  duel,  et  je  me  tais.  Je  vous  laisse  vous 
marier,  je  disparais  même  au  besoin,  si  cela  peut  vous  être  agréable,., 
à  condition  que  vous  m'y  aidiez  un  peu,  car  je  vous  avouerai  que 
je  suis  fort  gêné  en  ce  moment  !  L'argument  est  sans  réplique  :  ce 
n'est  pas  la  peine  d'insister...  Vous  m'avez  compris. 

Oui,  Robert  avait  compris  !  A  mesure  que  ce  misérable  parlait, 
il  sentait  sa  colère  décroître  et  le  sang-froid  lui  revenir.  11  était  en 
présence  d'un  terrible  danger  ;  il  ne  pouvait  ni  se  le  dissimuler  ni 
éviter  de  le  regarder  en  face.  En  provoquant  M.  de  Vaulcorate,  il 
espérait,  malgré  le  dégoût  qu'il  lui  inspirait,  trouver  un  homme 
qui  saurait  au  besoin  payer  les  félonies  commises  en  mettant  l'épée 
à  la  main.  Ils  s'étaient  rencontrés  si  peu  souvent  depuis  le  souper 
de  Cannes,  en  1876  î  En  dépit  de  ses  raisonnemens  de  l'avant-veille, 
le  capitaine  en  était  resté  toujours  à  l'homme  brave  et  résolu  que 
naguère  il  avait  connu.  Décidément  son  instinct  ne  le  leurrait  pas  : 
maintenant  il  ne  voyait  devant  lui  qu'un  forban  du  boulevard,  un 
aventurier  lâche  et  sournois,  qui  n'hésiterait  pas  à  se  couvrir 
lui-même  de  honte,  pourvu  que  cette  honte  rejaillît  jusque  sur  une 
femme. 

Que  lui  répondre?  Que  répliquer  à  ces  paroles  infâmes,  mais  lo- 
giques? Robert  aimait  éperdument  Thérèse.  Il  allait  l'épouser,  lui 
donner  le  nom  que  sa  mère  portait  jadis,  c'est-à-dire  ce  qu'il  y 
avait  de  plus  sacré  pour  lui.  Et  voilà  que  le  jour  où  il  voulait  ven- 
ger cette  femme  adorée,  il  ne  le  pouvait  pas  !  11  rencontrait  l'ignomi- 
nie d'un  homme,  et  tout  son  espoir  s'écroulait.  Le  capitaine  restait 
là,  debout,  dans  cette  chambre,  pendant  que  mille  idées  contraires 
se  heurtaient  dans  sa  tête.  Et  quelque  biais  qu'il  prît,  il  aboutissait 
toujours  au  même  point  :  M.  de  Vaulcouite  les  tenait,  Thérèse  et 
lui,  en  son  pouvoir.  Aucun  moyen  de  lui  échapper.  Ce  coquin  pour- 
rait impunément  les  menacer  l'un  et  l'autre  :  tout  cela  parce 
qu'ils  avaient  un  secret  dans  leur  vie!  Le  capitaine  regarda  encore' 
son  ennemi,  qui  fumait  imperlinemment  une  cigarette;  puis  il  sortit 


5Ù0  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

moins  irrité  que  désespéré,  car  il  ne  savait  plus  comment  se  rete- 
nir au  bord  de  l'abîme  où  il  se  sentait  rouler. 


XXI. 

Restée  seule,  après  le  départ  de  Robert,  Thérèse  réfléchit  à  la 
conduite  qu'elle  devait  tenir.  Elle  demeurait  livrée  à  elle-même.  Ja- 
mais plus  qu'en  cette  heure  douloureuse  elle  ne  sentit  l'isolement 
profond  de  sa  vie.  Ses  amis?  Elle  ne  pouvait  rien  leur  confier.  Même 
si  M^"^  Hyacinthe  se  présentait  à  l'improviste,  elle  devrait  demeurer 
silencieuse  et  souriante.  Tout  à  coup,  elle  jeta  un  cri  de  joie.  Non, 
elle  n'était  point  seule ,  puisqu'elle  possédait  un  ami  sûr  et  dévoué 
comme  Nathaniel! 

M™*  Dawitt  n'hésita  pas  une  minute. Elle  calcula  que,  si  elle  envoyait 
immédiatement  une  dépêche  à  Fresnoy,  dès  le  lendemain  matin, 
Béryot  serait  auprèsd'elle.  Il  n'ignorait  rien  de  sa  vie,  d'ailleurs  :  pas 
même  ses  amours  avec  le  capitaine.  Depuis  son  installation  à  Paris, 
elle  écrivait  presque  chaque  jour  à  son  ancien  maître.  Et  de  même, 
presque  chaque  jour,  celui-ci  lui  répondait. 

Pourtant  sa  joie  de  le  revoir  fut  gênée  par  une  inquiétude 
vague.  Nathaniel  ne  se  ressemblait  plus  à  lui-même.  Il  avait  maigri. 
Un  air  de  lassitude,  de  tristesse,  avait  succédé  à  sa  gaité  railleuse 
d'autrefois.  Il  paraissait  même  embarrassé  en  face  de  son  amie. 
Thérèse  avait  ordonné  qu'on  l'introduisît  dans  la  bibliothèque  aus- 
sitôt son  arrivée. 

—  Gomme  je  suis  heureuse  de  vous  embrasser!  dit-elle. 
Il  la  contemplait  avec  des  yeux  charmés. 

—  Ma  chère  enfant  !  si  vous  êtes  heureuse,  est-ce  que  je  ne  suis  pas 
heureux  aussi?  Il  y  a  tant  d'idées  communes  entre  nous,  quoique 
vous  soyez  une  croyante  et  moi  un  sceptique  !  IN'ai-je  pas  deviné  le 
premier  tout  ce  qui  dormait  dans  ce  cerveau-là? 

Il  mettait  paternellement  la  main  sur  la  tète  de  Thérèse.  Brus- 
quement il  se  leva,  et,  regardant  tout  autour  de  lui  : 

—  Vous  ne  travaillez  plus  guère,  n'est-il  pas  vrai,  depuis  que  vous 
possédez  une  si  belle  bibliothèque?  Ne  voyez  pas  d'ironie  dans  mes 
paroles.  Ce  n'est  qu'un  souvenir  d'autrefois.  Je  me  rappelle  le  temps 
heureux  où  nous  nous  désolions,  parce  que  la  cargaison  de  livres 
n'arrivait  pas  ! 

Il  resta  un  moment  silencieux,  comme  si  le  passé  l'absorbait  en- 
tièrement ;  puis  s'asseyant  auprès  de  M"""  Dawitt  : 

—  Aux  choses  sérieuses,  à  présent,  continua-t-il.  Vous  m'avez 
télégraphié  que  vous  aviez  besoin  de  moi  :  je  suis  venu. 

Alors  elle  lui  dit  tout  :   comment  Robert  l'avait  aimée  dès  la 


THÉRÉ51NE.  5^1 

première  minute;  ensuite  l'émotion  du  capitaine,  la  retrouvant  libre 
et  veuve  à  Paris;  et  de  quelle  façon,  lui  avouant  son  amour,  il  lui 
demandait  de  devenir  sa  femme.  Pauvre  Nathaniel,  il  savait  tout 
cela  aussi  bien  que  Thérèse  1  Est-ce  qu'elle  ne  le  lui  avait  pas  écrit? 
Et,  même,  si  elle  lui  eût  caché  la  vérité,  ne  l'aurait-il  pas  devinée  dès 
l'abord?  Ce  qu'il  ignorait^  c'étaient  les  menaces  de  M.  de  Vaulcomte, 
et  la  scène  déchirante  où  la  malheureuse  avait  tout  confessé  à  Robert. 
En  écoutant  ce  récit  pénible,  Nathaniel  eut  un  frisson.  Certes,  il 
admirait  Thérèse  de  pousser  si  loin  son  amour,  d'avoir  été  héroïque 
au  point  de  se  dégrader  aux  yeux  de  l'homme  qu'elle  adorait.  Mais 
le  pardon  chevaleresque  du  capitaine  le  remuait  jusqu'au  plus  in- 
time de  son  être.  Béryot  avait  trop  d'amour  pour  ne  point  haïr  un 
rival  préféré;  il  avait  l'âme  trop  haute  pour  refuser  de  lui  rendre 
justice.  M""^  Dawitt  s'était  bien  aperçue  que  son  ancien  maître 
n'éprouvait  que  peu  de  goût  pour  Robert.  Jadis,  à  la  Maison- 
Rouge,  il  ne  s'en  cachait  pas; et,  dans  ses  lettres,  il  affectait  de  par- 
ler fort  peu  de  «  M.  Clavière.  »  Cette  fois,  il  ressentait  une  admi- 
ration si  réelle  qu'il  exprima  franchement  sa  pensée  : 

—  Ce  que  vous  me  dites  me  rassure,  ma  chère  enfant.  J'ai  main- 
tenant le  ferme  espoir  que  vous  serez  heureuse.  L'homme  qui  s'est 
conduit,  comme  votre  fiancé,  est  mieux  qu'un  galant  homme  :  c'est 
un  cœur  généreux,  capable  de  tous  les  dévoûmens  et  de  tous  les 
sacrifices.  Et  cependant... 

Il  n'osait  point  achever  sa  pensée. 

—  Pourquoi  vous  arrêter?  demanda  Thérèse,  déjà  inquiète. 

—  C'est  que  je  voudrais  vous  poser  une  question  délicate...  Une 
femme  connaît  toujours  l'homme  qu'elle  aime,  surtout  une  femme 
comme  vous.  M.  Clavière  est-il  jaloux? 

Elle  rougit  et  ne  répondit  point.  Elle  comprenait  ce  que  ca- 
chait de  profond  la  demande  de  son  ami.  Robert  pouvait  avoir  par- 
donné par  un  élan  de  générosité  presque  surhumaine  ;  qu'advien- 
drait-il si  plus  tard  la  jalousie  du  passé  le  ressaisissait  subitement? 
Mais  non,  elle  ne  doutait  pas  de  Robert  :  il  était  incapable  de  se  sou- 
venir quand  il  avait  promis  d'oublier.  Est-ce  qu'il  l'épouserait,  s'il 
n'était  pas  sûr  de  lui  autant  que  d'elle-même?  Elle  ne  se  disait  pas 
que  l'homme,  même  le  meilleur,  n'est  qu'un  être  faible  et  incon- 
stant. A  cette  heure,  Thérèse  ne  pensait  qu'au  péril  couru  par  le 
jeune  homme. 

—  Vous  avez  eu  raison  de  me  faire  venir,  dit  Béryot,  puisque 
vof.s  étiez  seule.  Rassurez-vous  :  M.  Clavière  ne  court  aucun  péril. 

—  Pourquoi? 

—  Parce  qu'il  ne  se  battra  pas.  Eh!  je  vois  bien  que  je  vous 
étonne,  ma  chère  enfant!  Si  vous  étiez  moins  troublée,  moins  ner- 


b!l2  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

veuse,  vous  auriez  été  tout  de  suite  de  mon  avis.  Celui  qui  est  as- 
sez lâche  pour  menacer  une  femme  fera  tout  pour  éviter  un  duel. 
Rappelez-vous  le  proverbe  espagnol  :  h  Personne  n'est  brave  tous 
les  jours.  »  M.  de  Vaulcomte  a  eu  de  nombreuses  affaires  d'honneur 
sans  doute  ;  accidens  inévitables  avec  la  vie  déshonorée  qu'il  me- 
nait. Mais  je  vous  affirme  qu'il  ne  répondra  pas  à  la  provocation  du 
capitaine.  Il  se  battrait  peut-être  demain  avec  îe  premier  venu, 
avec  moi,  par  exemple  ;  pas  avec  un  homme  qu'il  a  mortellement 
offensé  ! 

A  mesure  qu'il  parlait,  Thérèse  se  sentait  plus  calme.  Non  que 
son  inquiétude  eût  entièrement  disparu;  cependant,  la  logique  sin- 
cère de  son  maître  exerçait  sur  elle  une  influence. 

Pendant  toute  la  journée,  ils  ne  se  quittèrent  pas.  Nathaniel  ne 
parla  plus  des  confidences  qu'il  venait  de  recevoir.  Il  paraissait 
préoccupé,  presque  triste,  et  comme  dominé  par  une  idée  qu'il  vou- 
lait garder  pour  lui  seul.  Thérèse  îe  conduisit  au  Bois  et  le  ramena 
pour  dîner  k  l'hôtel  de  Courtival.  Elle  se  réjouissait  de  passer  la  soi- 
rée en  tête-à-tête  avec  lui,  d'évoquer,  dans  une  causerie,  les  sou- 
venirs de  leur  vie  louisianaise.  Mais  sitôt  qu'ils  furent  rentrés  dans  la 
bibliothèque,  en  se  levant  de  table,  il  pria  son  amie  de  l'excuser, 
alléguant  des  affaires  importantes  négligées  depuis  trop  longtemps: 
puisque  aussi  bien  iî  était  à  Paris,  il  en  profiterait  pour  les  régler. 
Thérèse  n'insista  pas,  certaine  que  Nathaniel  ne  l'aurait  point 
délaissée  sans  une  nécessité  absolue. 

—  Rentrerez-vous  tard  ?  demanda-t-elle  seulement. 

—  Oh  I  pas  du  tout  :  vers  onze  heures. 

—  Alors  venez  me  voir:  je  vous  attendrai  ici. 

Pauvre  femme  !  elle  était  si  heureuse  depuis  l'arrivée  de  Natha- 
niel qu'elle  souffrait  à  la  pensée  de  se  retrouver  seule. 

A  peine  dans  la  rue,  il  héla  un  fiacre  et  se  fit  conduire  rue  des 
Fossés-Saint-Victor.  La  voiture  s'arrêta  devant  une  vieille  maison, 
humide  et  malpropre,  que  la  pioche  des  démolisseurs  devait  abattre 
l'année  suivante.  Nathaniel  descendit  prestement  du  fiacre  et  s'ar- 
rêta au  rez-de-chaussée,  devant  une  grande  porte.  On  y  voyait,  sur 
une  plaque  bleue,  deux  fleurets  enlacés,  avec  ces  mots  en  majus- 
cules : 

Salle  d'armes  pour  jeunes  gens. 

Tous  les  hommes  de  trente-cinq  ans  ont  connu  jadis  le  père  M***. 
Cet  ancien  prévôt  de  régiment,  célébrité  de  la  rive  gauclie,  don- 
nait régulièrement  des  leçons  dans  les  lycées,  dans  les  collèges  et 
à  l'École  normale.  Avait-il  une  méthode  excellente?  Pouvait-on  le 


THERESINE. 


543 


comparer  aux  maîtres  tireurs  d'aujourd'hui?  Peu  importe.  Il  était 
illustre  !  Sa  renommée  remplissait  tous  les  internats,  et  plus  d'un 
gamin,  grisé  par  le  prestige  de  l'èpée,  s'imaginait  sérieusement 
que  le  père  M***  était  un  grand  homme.  Quand  on  introduisit  Na- 
thaniel  dans  le  logis  du  vieux  professeur,  il  y  eut  d'abord  une 
scène  assez  comique.  Aucun  des  deux  ne  reconnaissait  l'autre  ! 
Tant  d'années  écoulées  et  tant  de  générations  d'escrimeurs  les  sé- 
paraient du  temps  passé!  Quand  Nathaniel  se  nomma,  le  vieux  bon- 
homme poussa  un  cri  de  joie  : 

—  Ma  foi,  mon  cher  ami,  vous  avez  un  peu  changé  depuis  1860  ! 
Quel  bon  vent  vous  amène?  J'ai  entendu  parler  de  vous.  Je  sais 
que  vous  avez  eu  des  malheurs,  mais  il  paraît  que  vous  êtes  riche 
aujourd'hui.  Ma  foi,  tant  mieux!  La  fortune  a  tant  d'indulgence 
pour  les  gredins  qu'elle  peut  bien  sourire  quelquefois  à  un  hon- 
nête homme.  Mais  je  bavarde...  Évidemment  vous  ne  venez  pas 
chez  moi  sans  intention.  Est-ce  que  je  puis  vous  rendre  service? 

—  Un  très  grand  service. 

—  Bravo! 

—  Jadis,  j'étais  un  de  vos  meilleurs  élèves.  Depuis,  j'ai  habité  la 
Louisiane  pendant  plusieurs  années.  Je  faisais  des  armes  tous  les 
jours.  Malheureusement,  je  n'ai  pas  touché  un  fleuret  depuis  trois 
ans  ;  et,  à  mon  âge,  il  n'en  faut  pas  plus  pour  se  rouiller. 

Le  visage  du  père  M***  exprimait  une  complète  stupéfaction. 

—  Est-ce  que  par  hasard!.. 

—  Oui,  j'ai  un  duel,  répliqua  froidement  Béryot.  T)u  moins  je 
me  battrai  avant  quinze  jours.  11  faut  que  je  tue  mon  adversaire,  au 
risque  d'être  tué  moi-même. 

Nathaniel  avait  prononcé  cette  phrase  très  simplement,  mais  avec 
énergie.  Une  légère  émotion  remua  le  cœur  du  vieux  prévôt.  11 
comprit  que  les  paroles  de  son  ancien  élève  cachaient  quelque 
chose  de  grave.  Il  soupçonna,  qui  sait?  quelque  drame  féminin  où 
une  passion  tardive  jetait  cet  homme  déjà  blanchi  par  l'âge. 

—  Je  comprends,  dit-il,  vous  voulez  que  je  vous  tâte? 

— Oui.  De  plus,  tâchez  qu'on  ignore  ma  visite  chez  vous.  J'y 
tiens;  car  je  pouvais  aller  dans  une  salle  quelconque,  au  lieu  de 
vous  déranger  à  neuf  heures  du  soir. 

—  Diable!  c'est  donc  mystérieux? 

—  Très  mystérieux  et  très  pressé. 

—  Eh  bien!  je  vous  attendrai  demain  matin,  à  sept  heures.  Mes 
élèves  n'arrivent  guère  avant  neuf  heures.  Nous  aurons  le  temps  de 
travailler. 

Avec  toute  la  délicatesse  d'un  vieillard  qui  a  connu  bien  des  souf- 
frances dans  sa  vie,  le  maître  d'armes  désira  savoir  ce  que  Natha  - 


bhh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

niel  avait  fait  depuis  son  départ  de  l'université  :  il  apprit  ses  pre- 
miers mécomptes  aux  Etats-Unis,  et  le  bonheur  retrouvé  dans 
les  solitudes  de  la  Maison-Rouge.  Puis  on  reparla  du  passé,  du 
bon  vieux  temps  où  le  père  M***  s'écriait  d'une  voix  de  stentor, 
ébranlant  la  salle  d'escrime  de  Sainte-Barbe  :  «  Allons,  messieurs, 
apprenez  à  devenir  des  chevaliers  français  !  »  Lorsque  Nalhaniel 
quitta  la  rue  des  Fossés-Saint-Victor,  il  se  sentait  plus  léger  d'es- 
prit, presque  joyeux,  Thérèse  s'en  aperçut,  dès  qu'il  entra  dans  la 
bibliothèque,  un  peu  après  onze  heures. 

—  Ce  n'est  pas  pour  vous  faire  un  reproche,  dit-elle  avec  un 
sourire;  mais  votre  promenade  dans  Paris  vous  a  plus  égayé  que 
toute  une  journée  passée  avec  moi  ! 

—  Les  vieux  Parisiens  sont  incorrigibles,  ma  chère!  Le  boule- 
vard les  rajeunit. 

Elle  aurait  voulu  ne  point  lui  parler  des  inquiétudes  qui  la 
poignaient.  Ce  fut  Nathaniel  lui-même  qui  aborda  ce  sujet  dou- 
loureux. Il  mettait  un  soin  délicat  à  panser  les  blessures  de  la 
pauvre  femme,  de  même  que  fait  un  habile  chirurgien.  Et,  main- 
tenant, il  essavait  de  la  rassurer,  de  lui  montrer  l'avenir  sous 
des  couleurs  moins  tristes,  malgré  les  angoisses  qu'elle  ne  par- 
venait pas  à  cacher.  Lorsqu'elle  lui  parlait  de  Robert  (et  elle 
en  parlait  presque  tout  le  temps),  il  lui  répétait  ses  argumens 
favoris.  Le  capitaine  l'aimait,  il  allait  l'épouser  :  donc  elle  se- 
rait heureuse.  Elle  n'avait  même  pas  à  craindre  pour  lui  ;  ce 
duel  tant  redouté  n'aurait  pas  lieu.  Et  quand  elle  répliquait  que, 
s'il  n'avait  pas  lieu,  en  effet,  elle  et  lui  seraient  à  la  merci  de 
M.  de  Vaulcomte,  Béryot  trouvait  encore  de  nouvelles  objections 
à  lui  opposer.  Est-ce  que  tout  ne  s'arrange  pas?  Et  comme  l'on 
a  tort  de  se  préoccuper  du  lendemain!  M.  Clavière  ne  se  bat- 
trait pas,  parce  qu'on  ne  se  battait  pas  contre  M.  de  Vaulcomte.  Que 
valaient  les  calomnies  d'un  misérable  contre  une  femme  dont  la 
vertu  était  consacrée,  contre  un  homme  dont  la  loyauté  était  pro- 
verbiale? Nathaniel  rendait  à  Thérèse  le  plus  grand  des  services  : 
il  calmait  son  esprit  surexcité,  il  apaisait  sa  nature  nerveuse.  Quand 
ils  se  séparèrent  à  une  heure  avancée,  M"^^  Davitt  était  moins  dé- 
couragée. D'ailleurs,  elle  recevrait  le  lendemain  une  longue  lettre  de 
Robert,  sans  doute,  et  cette  pensée  lui  faisait  du  bien. 

Lorsqu'ils  se  retrouvèrent  pour  le  déjeuner,  la  jeune  femme  re- 
marqua de  nouveau  la  bonne  humeur  de  son  ami.  Le  normalien  se 
frottait  les  mains.  Très  content,  le  père  M***  !  Décidément,  trois 
années  de  paresse  n'avaient  rien  fait  perdre  à  Nathaniel  de  son  an- 
cienne habileté.  Sans  doute  le  poignet  manquait  un  peu  de  souplesse 
et  les  jambes  d'élasticité;  mais  il  avait  gardé  ces  ripostes  vives  et 


THÉRÉSINE.  5A5 

ces  attaques  foudroyantes,  qui  provoquaient  jadis  l'admiration  de 
Phinéas. 

—  Vous  attendiez  des  nouvelles  de  M.  Clavière,  ma  chère  enfant  ; 
en  avez-vous  reçu  ? 

—  Le  rapide  de  Marseille  arrive  assez  tard.  Je  n'aurai  point  de 
lettre  avant  une  heure. 

Elle  achevait  à  peine  que  la  cloche  de  l'hôtel  retentit  dans  le 
silence  de  la  cour.  Elle  devina  tout  de  suite  :  c'était  lui  !  Déjà  de 
retour?  Le  cœur  de  Thérèse  battait  à  rompre.  Qu'est-ce  que  Ro- 
bert allait  lui  dire?  Qu'est-ce  qu'elle  allait  apprendre? 

C'était  Robert,  en  effet.  Il  avait  médité,  pendant  les  seize  heures 
de  son  voyage.  Comme  un  homme  habitué  aux  rudes  épreuves, 
il  avait  regardé  bien  en  face  la  situation  violemment  critique  où 
il  se  trouvait  jeté.  Il  aimait  Thérèse  ;  il  l'aimait  assez  pour  que 
l'aveu  terrible  de  la  jeune  femme  n'eût  en  rien  entamé  son  res- 
pect et  son  admiration.  Restait  M.  de  Vaulcomte.  Que  faire  pour 
se  débarrasser  de  cet  homme?  Il  ne  pouvait  pas  admettre  cependant 
que  le  secret  de  sa  compagne  appartînt  à  ce  misérable.  Mille  projets 
contradictoires  se  heurtaient  dans  son  esprit.  Puisqu'il  ne  trouvait 
rien  de  bien,  il  demanderait  conseil  à  Thérèse.  En  toute  autre  oc- 
casion, il  eût  gardé  son  tourment  pour  lui  seul.  Maintenant  il 
sentait  le  besoin  de  recourir  au  bon  sens  si  net  et  si  précis  de 
M"'"  Dawitt. 

Quand  on  l'introduisit  dans  la  bibliothèque,  il  fut  étonné  d'abord 
de  la  voir  presque  tranquille.  Mais  il  comprit  tout  de  suite  en  la 
trouvant  avec  Nathaniel.  Le  charme  du  maître  agissait  sur  l'élève. 
En  apercevant  son  fiancé,  Thérèse  courut  vers  lui  : 

—  Eh  bien?  s'écria-t-elle  d'une  voix  un  peu  tremblante. 

Sans  périphrase,  Robert  leur  dit  tout.  Il  raconta  cette  scène 
brutale,  dans  une  chambre  d'hôtel,  où  sa  loyauté,  son  courage 
s'étaient  brisés  contre  la  lâcheté  d'un  homme.  Elle  écoutait, 
muette,  la  tête  baissée.  Et  une  ride  se  creusait  sur  son  front  blanc, 
et  l'amertume  de  ses  souvenirs  la  prenait  à  la  gorge.  Toutes  les 
réflexions  faites  par  Robert,  elle  les  faisait  à  son  tour.  Elle  se  ré- 
voltait à  la  pensée  de  rester  l'esclave  d'un  être  vil  et  dégradé.  Non- 
seulement  il  posséderait  son  secret,  à  elle,  mais  encore  son  secret 
à  lui,  Robert.  Eh  bien  !  cela  ne  pouvait  pas  être  !  Quoi  î  ces  deux  hom- 
mes se  rencontreraient,  et  M.  de  Vaulcomte  oserait  regarder  en  face 
le  capitaine!  La  malheureuse  sentit  qu'elle  touchait  à  une  heure 
décisive  de  sa  vie.  Elle  releva  la  tête,  et  d'une  voix  ferme  : 

—  Écoutez-moi,  Robert  :  notre  existence  à  tous  les  deux  dépen- 
dra de  ce  que  je  vais  dire  et  de  ce  que  vous  répondrez.  Je  crois 

TOME  LXXXIV.  —  1887.  35 


5^6  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

que  je  vais  remplir  mon  devoir;  quoi  qu'il  arrive,  ne  doutez  jamais 
ni  de  ma  franchise  ni  de  mon  amour. 

M""^  Dawilt  était  fort  pâle,  Robert  la  contemplait  presque  effrayé, 
ne  comprenant  pas.  Déjà  Nathaniel  se  levait  pour  se  retirer;  elle  le 
retint  d'un  geste  : 

—  Restez  !  vous  êtes  mon  ami.  Je  désire  que  vous  m'entendiez. 
Prenant  la  main  de  Robert,  elle  ajouta  avec  une  tendresse  in- 
finie : 

—  Je  vous  aime  de  toute  mon  âme!  Vous  connaissez  ma  vie 
entière,  je  ne  vous  ai  rien  caché  ;  rien,  ni  ce  que  j'ai  fait  de  bien, 
ni  ce  que  j'ai  fait  de  mal.  L'autre  jour,  dans  un  accès  de  bonté  en- 
thousiaste, vous  m'avez  serrée  entre  vos  bras,  nommée  votre 
femme.  Ah  !  votre  cœur  en  ce  moment-là  était  bien  près  du  mien  ! 
Depuis  vous  avez  réfléchi  peut-être.  L'aveu  que  vous  seul  deviez 
recevoir,  un  autre  l'a  entendu.  Ce  passé  sur  lequel  vous  jetiez  l'ou- 
bli, un  autre  l'a  découvert.  Je  ne  veux  pas  qu'il  y  ait  entre  nous 
un  mécompte  ni  une  surprise.  Je  vous  rends  votre  parole  :  vous 
êtes  libre  1 

—  Thérèse,  vous  ne  m'aimez  plusl 

—  C'est  parce  que  je  vous  aime  que  je  parle  ainsi.  Je  tiens 
votre  pardon  de  votre  générosité,  non  pas  de  votre  volonté  réfléchie. 
Tant  que  mon  secret  n'était  qu'à  vous  seul,  vous  pouviez  m'épou- 
ser.  Aujourd'hui... 

—  Aujourd'hui,  rien  n'est  changé!  Je  vous  épouse  parce  que  je 
vous  aime,  parce  que  je  vous  estime,  parce  que  je  vous  respecte  ! 
Où  serait  la  justice  si  notre  bonheur  à  tous  les  deux  dépendait  de 
la  volonté  d'un  misérable?  Où  serait  la  conscience  si  nous  n'étions 
pas  assez  forts  pour  le  mépriser? 

Elle  se  laissa  glisser  dans  ses  bras,  oubliant  la  présence  de 
Nathaniel,  qui  les  regardait,  le  front  plissé,  mais  les  yeux  pleins 
de  larmes,  avec  un  mélange  d'u'onie  douloureuse  et  d'involontaire 
émotion. 

—  Bien  dit,  monsieur  !  s'écria-t-il.  Seulement,  ^r^Dawittetvous, 
commettez  une  petite  erreur  :  vous  n'avez  rien  à  craindre  de  M.  de 
Yaulcomte. 

Et  comme  ils  restaient  stupéfaits  tous  les  deux  : 

—  Je  vous  donne  ma  parole  d'honneur  que,  dans  quinze  jours, 
vous  serez  débarrassés  de  lui. 

XXIL 

Sans  la  maison  de  jeux  qui  le  déshonore,  Monte-Carlo  serait  un 
enchantement.  Nulle  part  la  mer  n'est  d'un  bleu  plus  intense  et  le 


THERESINE. 


547 


ciel  d'un  éclat  plus  doux.  La  nature  s'est  plue  à  créer  un  merveil- 
leux paysage,  embaumé  par  les  orangers  et  les  citronniers  en  fleurs  : 
les  hommes  sont  venus,  et  le  paradis  s'est  changé  en  enfer.  Rien 
de  plus  lamentable  que  de  voir  ces  poétiques  avenues,  où  les  co- 
quines de  tous  les  mondes  coudoient  les  aventuriers  de  tous  les 
pays. 

Nathaniel  gardait  précieusement  dans  sa  mémoire  le  récit  du 
capitaine.  11  savait  oii  trouver  M.  de  Vaulcomte.  Mais  comment  se 
lier  avec  lui?  Il  fallait  agir  assez  rapidement  pour  que  Thérèse  fût 
bientôt  rassurée,  et  assez  habilement  pour  que  Jacques  n'eût  au- 
cune méfiance.  On  n'est  pas  vainement  un  normalien,  successeur 
d'About;  on  n'a  pas  mené  pour  rien  la  vie  joyeuse  d'un  écolier  far- 
ceur. Béryot  avait  été  préoccupé  tout  d'abord  par  le  désir  de  sau- 
ver son  amie  :  maintenant  la  gaîté  habituelle  de  son  caractère 
reprenait  le  dessus.  II  s'amusait  déjà  de  la  petite  comédie  qu'ima- 
ginait son  esprit  ingénieux. 

De  coutume,  M.  de  Vaulcomte  descendait  de  sa  chambre  vers  dix 
heures  et  demie.  Il  retenait  sa  place  au  trente-et-quarante,  et  s'in- 
stallait à  une  table  de  restaurant,  toujours  la  même.  Les  joueurs 
n'ont  guère  d'appétit.  La  passion  des  cartes  remplace  tous  les  au- 
tres goûts  un  peu  vifs.  Jacques  mangeait  assez  vite,  et  ce  matin 
là,  il  ne  semblait  guère  disposé  à  remarquer  le  voisin  que  le  hasard 
lui  donnait.  Celui-ci  se  tourna  tout  à  coup  vers  M.  de  Vaulcomte,  el 
d'un  ton  très  insinuant  : 

—  Excusez-moi,  monsieur,  si  je  vous  importune  :  voulez-vous 
me  permettre  de  vous  demander  un  petit  renseignement? 

Le  gentilhomme  décavé  eut  le  geste  las  d'un  penseur  qu'on 
trouble  au  milieu  des  plus  graves  méditations.  Décidé  à  ne  se 
laisser  rebuter  par  rien,  Béryot  reprit  tranquillement  : 

—  Voici  ce  dont  il  s'agit,  monsieur.  Je  suis  arrivé  à  Monte- 
Carlo  ce  matin.  Vous  savez,.,  quand  on  a  eu  beaucoup  à  tra- 
vailler... 

Et  il  ébauchait  un  sourire  vaguement  niais. 

—  J'étais  notaire,  monsieur...  Notaire  dans  une  petite  ville... 

La  physionomie  du  gentilhomme  exprima  un  souverain  mé- 
pris : 

—  Eh  !  que  voulez-vous  ?. . 

—  De  grâce,  laissez-moi  finir.  Après  vingt  ans  de  labeur,  je  me 
suis  retiré  avec  une  certaine  fortune.  De  plus,  j'ai  recueilli  derniè- 
rement un  héritage  sur  lequel  je  ne  comptais  pas  du  tout  :  cinq 
cent  mille  francs!  C'est  une  somme,  n'est-il  pas  vrai?  Alors  l'idée 
m'est  venue  d'en  risquer  une  partie  à  la  roulette.  Vous  trouvez  cela 
ridicule?  C'est  qu'on  raconte,  chez  nous,  des  choses  si  extraordi- 


5i8  BETUE    DES    DEUX   MONDES, 

naires  sur  les  jeux  de  Monte-Carlo  !  Il  paraît  qu'on  peut  doubler 
sa  fortune  en  vingt-quatre  heures  1 

Et  toujours  avec  un  rire  bèbête,  Nathaniel  examinait  M.  de  Vaul- 
comte,  qui  trouvait  déjà  son  voisin  très  intéressant.  Il  sourit,  et 
railleusement  : 

—  Je  comprends.  Vous  me  supposez  un  habitué  de  ce  pays  en- 
chanteur, et  vous  désirez  me  demander  quelques  conseils? 

—  Précisément.  Et  si  je  ne  craignais  d'abuser... 

—  Ne  craignez  pas,  cher  monsieur  I  Le  Christ  a  dit  :  «  Aidez- 
vous  les  uns  les  autres  !  » 

Dès  son  arrivée,  Nathaniel  Béryot  s'était  affublé  d'un  nom  pai- 
sible. Il  s'appelait,  pour  la  circonstance,  Henri  Bernard.  Ravi  de 
l'aubaine,  M.  de  Vaulcomte,  en  quelques  paroles,  commença  d'ini- 
tier son  nouvel  ami  aux  mystères  du  trente-et-quarante  et  de  la 
roulette.  Le  normalien  l'écoutait  d'un  air  naïf  qui  remplissait  de 
joie  le  gentilhomme.  Le  bon  imbécile  !  Et  comme  ce  serait  amu- 
sant et  facile  de  duper  un  pareil  gobe-mouches  !  Le  prétendu 
tabellion  prenait  le  parti  de  tout  admirer.  N'était-ce  pas  le  meil- 
leur moyen  de  plaire  à  son  compagnon?  Après  avoir  savouré  une 
tasse  de  café,  Jacques  proposa  enfin  d'entrer  dans  la  maison  de 
jeux. 

—  Bien  sûr,  vous  vous  moquerez  de  moi,  reprit  Nathaniel.  Mais 
je  n'oserai  jamais  m'asseoir  devant  une  de  ces  grandes  tables.  Comme 
vous  seriez  bon,  si  vous  vouliez  bien... 

—  Quoi  donc,  cher  monsieur  Bernard? 

—  Me  permettre  de  vous  confier  mon  argent  !  Je  vous  prierais 
de  jouer  à  ma  place.  Nous  serions  comme  des  associés. 

Chacun  de  ces  mots  réjouissait  davantage  M.  de  Vaulcomte.  Il 
la  croyait  pourtant  bien  éteinte,  la  race  de  ces  bourgeois  de  pro- 
vince qui  se  laissent  plumer  comme  ils  auraient  pu  faire  au  temps 
d'Henry  Monnier  et  de  Gavarni.  Alors,  c'était  donc  vrai,  elle  exis- 
tait encore?  Et  le  ciel,  enfin  souriant,  après  tant  d'orages,  permet- 
tait au  décavé  de  rencontrer  au  bon  moment  un  des  plus  rares  spé- 
cimens de  cette  espèce  déjà  disparue.  Les  arrangemens  furent  vite 
conclus  :  Henri  Bernard  remit  à  «  son  associé  »  une  somme  de 
dix  mille  francs.  Celui-ci  se  chargea  de  les  faire  «  travailler  »  au 
profit  de  la  communauté. 

Il  arrive  qu'un  aigrefin  n'ait  pas  les  méfiances  d'un  honnête  homme; 
d'autre  part  les  joueurs,  à  la  fois  superstitieux  et  craintifs,  ont  des 
crédulités  vraiment  extraordinaires.  Un  autre  se  serait  dit  que, 
pour  un  provincial,  M.  Henri  Bernard  déposait  son  argent  d'une 
façon  trop  allègre  entre  les  mains  d'un  inconnu.  M.  de  Vaulcomte 
jugeait,  au  contraire,  cette  conduite  fort  naturelle.  On  veut  jouer 


THÉRÉSINE.  549 

et  l'on  est  timide?  Eh!  mon  Dieu!  c'est  bien  simple!  On  s'adresse 
à  un  habitué,  qui  vous  aide  de  ses  conseils  et  de  son  expérience. 
Cette  explication  donnait  un  air  de  vraisemblance  à  toute  l'aven- 
ture. D'ailleurs,  pourquoi  le  gentilhomme  eût-il  trouvé  suspectes  les 
naïvetés  d'Henri  Bernard?  Cet  homme,  de  taille  fluette  et  mince,  aux 
cheveux  déjà  blanchis,  à  l'apparence  chétive,  ne  pouvait  inspirer 
ni  doute  ni  soupçon.  Certes,  les  mains  petites  et  les  pieds  fins  de 
l'étranger  n'appartenaient  guère  à  un  provincial  qui  s'avoue  un  peu 
gauche  et  un  peu  lourd;  la  flamme  du  regard,  si  extraordinaire 
chez  Nathaniel,  aurait  dû  inquiéter  M.  de  Vaulcomte.  D'abord,  ce- 
lui-ci n'était  pas  observateur  :  ensuite,  il  luttait  sans  le  savoir 
contre  un  être  dix  fois  plus  spirituel  que  lui.  Béryot  tenait  le 
plus  souvent  les  yeux  baissés  avec  un  sourire  niais,  figé  aux 
coins  de  ses  lèvres.  Enfin,  il  confiait  des  billets  de  banque  à 
son  associé  :  cet  argument  vainqueur  possédait  une  éloquence 
persuasive  ! 

Pendant  les  deux  ou  trois  premiers  jours,  Nathaniel  tint  fidèle- 
ment compagnie  au  décavé,  qui,  grâce  à  lui,  redevenait  riche  et 
presque  insolent.  En  effet,  la  communauté  élait  heureuse,  et  Jac- 
ques gagnait  beaucoup  de  billets  de  mille  francs,  comme  au  temps 
de  sa  belle  jeunesse.  Il  retrouvait  son  audace  d'autrefois.  La  con- 
fiance dans  sa  force,  pour  le  lutteur,  est  la  moitié  du  succès. 
Bientôt  Béryot  se  lassa  de  passer  la  journée  entière  dans  l'ennui 
d'une  salle  de  jeux. 

—  Je  me  confie  entièrement  à  vous,  dit-il  à  Jacques...  Moi,  je 
vais  faire  quelques  promenades.  Par  ces  claires  journées  d'été,  ce 
pays  est  superbe  ! 

M.  de  Vaulcomte  s'inquiétait  fort  peu  de  la  présence  ou  de  l'ab- 
sence de  M.  Henri  Bernard,  notaire  :  il  gardait  la  caisse  et  n'en 
demandait  pas  davantage.  De  plus,  une  circonstance  imprévue  se 
présenta  juste  à  point  pour  expliquer  l'indifférence  de  son  associé. 
Parmi  les  étrangers  établis  à  la  Gondamine,  aux  portes  de  Monte- 
Carlo,  se  trouvait  une  jeune  Anglaise,  très  malade  de  la  poitrine. 
Miss  Dorothy  Hollfer  habitait  avec  sa  tante,  la  seule  parente  qui 
lui  restât.  La  phtisie  dévastait  lentement  toute  cette  famille.  Miss 
Hollfer, —  ou  plutôt  miss  Dolly,  comme  on  l'appelait,  —  n'avait  pas 
plus  de  vingt- deux  ou  vingt-trois  ans.  Elle  se  savait  condamnée  et 
semblait  très  résignée  au  sort  inévitable  et  prochain  qui  la  frap- 
perait. Nathaniel  fit  sa  connaissance  un  soir,  comme  elle  rentrait  en 
voiture  avec  sa  tante.  Le  cocher,  fort  brutal,  prétendait  qu'on  ne 
le  payait  pas  assez  cher.  Béryot,  qui  rêvait  aux  étoiles,  dut  inter- 
venir et  corriger  vertement  le  drôle. 

Miss  Lambs,  la  tante  de  Dolly,  le  remercia  chaleureusement,  avec 


550  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

une  mimique  exubérante  qui  accompagnait  ses  moindres  paroles. 
La  jeune  fille  regardait,  non  sans  intérêt,  cet  homme  de  cinquante 
ans,  aux  allures  fines,  qui  répondait,  avec  une  simplicité  modeste, 
à  descomplimens  un  peu  exagérés.  A  côté  de  DoU y,  gravement  assis 
sur  son  derrière,  un  caniche  café  au  lait,  nommé  Bibelot,  examinait 
l'étranger  de  ses  yeux  intelligens  et  vifs.  Nathaniel  escorta  les  deux 
femmesjusqu'à  leur  maison,  et  promit  d'aller  lesvoir,  puisqu'on  vou- 
lait bien  l'y  convier.  II  tint  parole  dès  le  lendemain,  et  conquit  aussi- 
tôt l'amitié  de  la  jeune  fille.  La  pauvre  enfant  goûtait,  grâce  à  lui,  le 
seul  plaisir  qui  lui  fût  encore  permis.  L'esprit  de  Béryot,  son  iné- 
puisable érudition,  les  anecdotes  gaies  dont  il  semait  ses  récits, 
amusaient  beaucoup  Dolly  et  la  faisaient  rire  aux  larmes,  d'un  rire 
toujours  coupé  par  une  toux  sèche  et  douloureuse  ;  mais  qu'im- 
portait à  la  petite  Anglaise  ?  Elle  disait  souvent  : 

—  Puisque  je  n'y  suis  pas  pour  longtemps,  qu'on  me  laisse  au 
moins  m'amuser  pendant  que  j'y  suis  ! 

Miss  Hollfer  était  gracieuse,  menue  plutôt  qu'amaigrie  par  le 
terrible  mal  qui  la  dévorait.  Nul  en  la  voyant  ne  l'aurait  con- 
damnée à  mort.  C'était  un  arbuste  charmant  rongé  à  l'intérieur 
par  un  insecte  invisible.  Elle  avait  vu  tous  les  siens  disparaître  les 
uns  après  les  autres.  Maintenant,  c'était  son  tour  :  elle  attendait. 
Sa  bonne  humeur  semblait  inaltérable.  Son  rire,  sans  doute,  son- 
nait quelquefois  bien  faux,  mais,  pour  s'en  apercevoir,  il  fallait 
la  patiente  attention  d'un  Béryot.  Celui-ci  prit  l'habitude  d'aller 
chaque  jour  voir  Dolly  à  la  Condamine;  le  soir,  les  deux  Anglaises 
le  retrouvaient  dans  les  jardins  de  Monte-Carlo.  Certes,  la  jeune 
fille  s'étonnait  un  peu  qu'un  M.  Henri  Bernard,  simple  bourgeois 
de  province,  fût  un  homme  si  supérieur.  Alors  elle  se  disait  à 
elle-même  : 

—  Bah!  je  n'ai  pas  le  temps  de  m'occuper  de  tout  cela!  Je  suis 
forcée  de  mettre  les  bouchées  doubles  I 

Miss  Lambs  partageait  l'enthousiasme  de  sa  nièce  pour  leur  nou- 
vel ami.  Nathaniel  connaissait  à  fond  la  littérature  anglaise.  La 
vieille  fille  pouvait  bavarder  à  son  aise  sur  des  sujets  qui  lui  te- 
naient à  cœur.  Elle  n'en  demandait  pas  davantage.  Infortunée  miss 
Lambs  !  elle  ressemblait  à  Dolly,  comme  une  caricature  ressem- 
blerait au  tableau  de  maître  d'après  lequel  on  l'aurait  copiée.  La 
nièce,  jolie,  avec  les  cheveux  noirs,  les  yeux  bruns  et  la  peau 
blanche;  la  tante,  prétentieuse,  avec  les  cheveux  frisés  au  fer,  les 
yeux  soulignés  au  crayon  noir  et  les  joues  couperosées  ! 

Béryot  ne  quittait  plus  les  deux  femmes  ;  à  peine  voyait-il  M.  de 
Yaulcomte  à  l'heure  des  repas.  Depuis  quelques  jours,  celui-ci  se 
montrait  d'une  humeur  moins  joyeuse.  La  veine  tournait  ;  décidé- 


THÉRÉSINE.  551 

ment,  la  banque  reprenait,  un  à  un,  tous  les  billets  de  banque 
d'abord  conquis  par  l'heureux  joueur.  Tant  et  si  bien  qu'un  beau 
matin,  Jacques  fut  obligé  de  demander  à  son  associé  dix  autres  billets 
de  mille  francs. 

—  Nous  sommes  donc  bien  malheureux  maintenant?  dit  Henri 
Bernard  avec  un  air  un  peu  mécontent. 

—  Très  malheureux.  J'ai  perdu  non-seulement  notre  gain,  mais 
encore  mon  argent  et  le  vôtre. 

—  Diable! 

—  Je  n'ai  pas  voulu  vous  ennuyer  tous  ces  jours-ci.  Vous  filiez 
le  parfait  amour  avec  votre  Anglaise... 

11  y  eut  une  légère  contraction  sur  le  visage  de  Nathaniel  ;  mais 
elle  disparut  bien  vite. 

—  A  propos,  tous  mes  complimens,mon  cher.  Elle  est  ravissante, 
cette  petite  !  J'y  pense  !  Avez-vous  toujours  confiance  en  moi,  malgré 
les  désastres  que  j'ai  subis? 

—  Parfaitement.  Quelle  somme  désirez-vous? 

—  Quinze  mille  francs. 

—  Je  vais  chercher  l'argent  à  l'hôtel  et  je  vous  l'apporte. 

Jacques  ne  souhaitait  pas  d'autre  réponse.  La  même  vie  recom- 
mença. M.  de  Vaulcomte  continuait  de  jouer  et  Nathaniel  d'aller 
voir  les  deux  Anglaises.  Un  après-midi,  celui-ci  trouva  Dolly  un 
peu  triste. 

—  Qu'avez-vous  donc,  ma  chère  enfant?  dit-il  en  lui  baisant  la 
main. 

—  J'ai  peur  d'être  obligée  de  quitter  La  Condamine.  Les  mé- 
decins sont  stupides.  Ils  savent  très  bien  que  je  suis  perdue  ;  rien 
ne  peut  me  sauver:  et  ils  s'obstinent  à  me  faire  changer  de  place! 
Que  je  sois  ici,  à  Menton  ou  à  Madère,  qu'est-ce  que  cela  fait?  La 
chaleur  ne  m'empêchera  pas  de  mourir  ! 

Elle  disait  cela  en  éclatant  de  rire,  en  montrant  ses  dents  blan- 
ches; et  Nathaniel  l'écoutait,  le  cœur  serré,  car  chaque  jour  il  voyait 
les  progrès  du  mal. 

—  Mon  Dieu!  reprenait  gaîment  Dolly,  les  docteurs  se  di- 
sent peut-être  que  je  vais  rester  en  place  pendant  l'éternité  : 
ils  me  donnent  du  mouvement  pendant  que  je  suis  encore 
vivante  ! 

Miss  Dorothy  Hollfer  partit,  en  effet,  pour  Madère  quelques  jours 
plus  tard.  Béryot  en  éprouva  un  vrai  chagrin. 

—  Pauvre  enfant  !  raurmura-t-il.  Elle  ne  se  doute  guère  qu'elle 
m'a  aidé  à  sauver  Thérèse! 

Sans  le  prétendu  flirt  avec  la  jeune  Anglaise,  jamais  M.  de 
Yaulcomte  ne   se  serait  expliqué  les  absences  d'Henri  Bernard. 


552  REVUE   DES    DEUX    MONDES, 

Gomment!  un  individu  s'associe  avec  un  autre  joueur,  il  lui 
confie  son  argent,  et  il  ne  surveille  même  point  la  partie!  D'ailleurs, 
la  déveine  ne  se  lassait  pas.  Nathaniel  dut,  pour  la  troisième 
fois,  puiser  dans  son  portefeuille.  M.  de  Vaulcomte  ne  pouvait 
guère  se  méfier  d'un  homme,  en  vérité,  parce  qu'il  lui  donnait 
complaisamment  de  l'argent! 

Miss  Dorothy  Hollfer  était  partie  depuis  une  semaine,  quand  un 
soir,  après  le  dîner,  Jacques  dit  brusquement  : 

—  Décidément,  mon  cher,  ici  nous  perdons  trop.  J'ai  envie  de 
tailler  une  banque  à  Nice.  Qu'en  pensez-vous? 

—  Soit!  répliqua  Nathaniel  en  tressaillant. 

C'est  qu'enfin  le  moment  était  venu,  ce  moment  que  le  nor- 
malien espérait  depuis  plus  de  trois  semaines.  Il  avait  de- 
mandé quinze  jours  à  Thérèse  ;  et,  depuis  un  mois  bientôt,  il 
jouait  sa  comédie  ridicule  de  provincial  imbécile.  Il  reprit  d'un 

ton  léger  : 

—  Vous  avez  raison.  Je  suis  superstitieux...  Nous  aurons  peut-être 
plus  de  chance  au  baccarat  qu'au  trente-et-quarante. 

Quelques  heures  plus  tard,  ils  entraient  tous  les  deux  dans  un 
des  cercles  de  Nice.  Jacques  en  faisait  partie,  et  le  règlement  lui 
permettait  d'amener  Nathaniel  avec  lui. 

—  La  banque  est  aux  enchères!  criait  une  voix  sonore  au 
moment  où  ils  pénétraient  dans  la  grande  salle  de  jeux  illu- 
minée. 

—  Deux  cents  louis,  répliqua  froidement  M.  de  Yaulcomte. 
Puis  se  tournant  vers  son  compagnon  : 

—  Bernard,  êtes-vous  de  moitié  avec  moi? 

—  Ma  foi,  non.  Jouez  d'abord  tout  seul  ;  nous  verrons  ensuite. 
Chacun  choisit  sa  place.  Béryot  s'assit  au  numéro  1,  à  côté  de 

Jacques,  qui  commença  de  tailler  avec  son  air  résolu  et  hautain. 
Un  grand  changement  s'opéra  subitement  sur  le  visage  du  norma- 
lien. Henri  Bernard  redevenait  Nathaniel  Béryot.  Les  yeux  retrou- 
vaient leur  flamme  disparue;  le  regard  prenait  son  acuité  péné- 
trante, comme  chez  les  êtres  que  fait  agir  une  énergique  volonté. 
L'heure  sonnait  enfin  !  Béryot  tenait  l'ennemi  guetté  depuis  si  long- 
temps! Mais  nul  ne  faisait  attention  à  lui  :  autour  d'une  table  de 
baccarat,  personne  ne  s'occupe  de  son  voisin.  On  ne  songe  qu'à 
soi-même  et  au  banquier.  Une  demi-heure  se  passa  de  la  sorte. 
Tout  à  coup,  d'un  geste  nerveux  et  rapide ,  Béryot  laissa  tomber 
sa  main  sur  la  main  de  Jacques  : 

—  Yous  trichez  !  dit-il  d'une  voix  mordante. 

Il  y  eut  un  tumulte.  Tout  le  monde  se  leva  :  on  parlait,  on  péro- 
rait, on  tâchait  de  s'expliquer.  Et  les  interrogations  se  croisaient, 


TUÉRÉSINE.  553 

vives  et  heurtées,  pendant  que  cinq  ou  six  joueurs  s'accrochaient 
après  M.  de  Vaulcomte  pour  l'empêcher  de  se  précipiter  sur  Natha- 
niel.  Les  uns  et  les  autres  quêtaient  des  renseignemens.  Quel  était 
ce  monsieur?  D'où  venait-il?  Qui  l'avait  présenté  au  cercle?  L'éton- 
nement  devint  de  la  stupeur  quand  on  apprit  que  cet  étranger  était 
un  ami  de  Jacques.  Alors  les  bons  joueurs  se  regardèrent  d'un  air 
idiot!  Ils  ne  comprenaient  plus!  M.  de  Vaulcomte,  non  plus,  ne 
comprenait  pas.  Quelle  folie  avait  soudainement  traversé  la 
tête  de  cet  Henri  Bernard?  Au  surplus,  l'heure  n'était  pas  aux  ré- 
flexions. Quand  un  scandale  pareil  se  produit,  les  conséquences 
sont  inévitables.  L'insulté  provoque  l'insulteur;  les  deux  hommes 
échangent  leurs  cartes,  et  tout  doit  se  terminer  sur  le  terrain. 

Nathaniel  était  sorti,  très  calme,  et,  pendant  ce  temps,  les  habi- 
tués du  cercle  entouraient  Jacques,  afin  de  lui  prouver  leur  sym- 
pathie ou  leur  amitié.  Non  que  les  membres  du  club  eussent  beau- 
coup d'estime  pour  l'aventurier;  mais  enfin  on  croyait  être  à  peu 
près  certain  qu'il  ne  trichait  pas. 

M.  de  Vaulcomte  ne  s'expliquait  pas  cette  injure  gratuite  lancée 
par  son  associé  de  la  veille.  Pourquoi?  Sous  quel  mobile?  Était-il 
sincère,  ou  ne  l'était-il  pas?  Gomment!  depuis  trois  semaines,  ils 
vivaient  presque  intimement  l'un  à  côté  de  l'autre,  et  une  telle 
communauté  d'intérêts  aboutissait  à  un  pareil  outrage?  Et  puis  par 
quelle  aberration  d'esprit  cet  Henri  Bernard,  ce  personnage  niais 
et  craintif,  osait-il  provoquer  un  adversaire  aussi  dangereux  que 
M.  de  Vaulcomte?  Le  soupçon  ne  lui  venait  pas  encore  que  le  pré- 
tendu notaire  jouait  une  comédie.  Comment  deviner  aucun  rapport, 
même  lointain,  entre  cet  homme  et  Robert? 

Rentré  à  l'hôtel,  Nathaniel  écrivit  une  longue  lettre  à  Thérèse. 
Après  l'avoir  relue,  il  haussa  les  épaules  et  la  déchira  en  mille 
morceaux.  Qu'importait  sa  confession  dernière  à  cette  femme 
qui  en  aimait  un  autre?  Il  adorait  M™^  Dawitt,  il  allait  jouer  sa  vie 
pour  elle,  et  il  en  était  heureux,  voilà  tout.  Il  ouvrit  la  fenêtre 
de  sa  chambre  et  s'accouda  au  balcon,  respirant  l'air  doux  de  la 
nuit.  Il  avait  de  noirs  pressentimens  ;  peut-être  ne  tuerait-il  M.  de 
Vaulcomte  qu'à  la  condition  d'être  aussi  tué  par  lui.  Eh  bien  !  soit, 
après  tout.  Il  mourrait  !  Quand  on  a  vécu  toute  une  existence 
d'homme,  que  peut-on  regretter  si  on  ne  laisse  rien  ni  personne 
derrière  soi?  En  somme,  il  était  plus  à  envier  qu'à  plaindre  :  il 
aurait  la  joie  de  mourir  pour  l'être  qu'il  aimait  le  plus  au 
monde  ! 

Restait  la  question  des  témoins.  Jacques  en  trouverait  facile- 
ment, puisqu'il  était  dans  son  milieu  familier.  Mais  comment  ferait-il, 
lui  Nathaniel,  qui  ne  connaissait  personne  à  Nice?  Il  n'hésita  pas. 


554  REVDE    DES    DEDX    MONDES, 

Le  lendemain,  de  bonne  heure,  il  alla  droit  à  la  caserne  et  de- 
manda l'adresse  du  colonel  du  111^  de  ligne.  Au  collet  des  soldats, 
il  avait  remarqué  que  ce  régiment  tenait  garnison  dans  la  ville. 
Arrivé  chez  le  colonel,  Nathaniel  lui  raconta  son  histoire  ;  com- 
ment, venu  à  Monte-Carlo  pour  se  distraire,  il  s'était  pris  de  que- 
relle, à  l'improviste,  avec  M.  de  Vaulcomte.  Il  suffisait  que  l'officier 
entendît  le  nom  de  l'aventurier  pour  qu'il  donnât  tout  de  suite  rai- 
son à  cet  inconnu  qui  se  présentait  chez  lui. 

—  Vous  avez  une  mauvaise  affaire  sur  les  bras,  monsieur,  dit- il 
en  hochant  la  tête.  Je  connais  de  nom  votre  adversaire.  Sa  réputa- 
tion est  assez  mauvaise.  11  est  bon  tireur,  à  ce  qu'on  m'a  raconté. 
Et  vous,  tirez-vous  bien? 

—  Plutôt  bien  que  mal,  mon  colonel.  Et  puis  j'ai  la  conscience 
nette,  et  cela  compte  pour  quelque  chose  1 

Béryot  prononça  ces  paroles  avec  une  fierté  si  noble,  que  l'offi- 
cier lui  tendit  la  main  par  un  élan  de  sympathie. 

—  Bien,  monsieur  !  Je  prierai  deux  lieutenans  de  vous  assister. 
Béryot  remercia  chaleureusement  le  colonel,  et  rentra  chez  lui, 

afin  "d'attendre  les  amis  de  Jacques.  A  midi,  les  quatre  témoins 
étaient  d'accord.  11  fut  convenu  qu'on  se  battrait  à  l'épée,  avec  le 
gant  de  salle,  dans  le  jardin  d'une  propriété  particulière.  Chacun 
des  adversaires  serait  assisté  d'un  médecin,  et  il  faudrait  interven- 
tion de  tous  les  deux  pour  que  le  duel  cessât.  Les  deux  officiers 
du  111®  revinrent  annoncer  à  leur  client  quelles  étaient  les  condi- 
tions arrêtées. 

—  C'est  à  merveille,  messieurs,  répliqua-t-il  en  souriant.  Mon 
honneur  est  entre  vos  mains  :  je  suis  tranquille  ! 

Les  jeunes  gens  croyaient  devoir  prendre  une  mine  de  circon- 
stance :  ils  s'aperçurent  bientôt  que  la  bravoure  de  Béryot  ne  lais- 
sait rien  à  désirer.  Celui-ci  les  invita  à  déjeuner,  et,  pendant  tout 
le  repas,  il  fut  étincelant  d'esprit.  Le  plus  jeune  des  convives,  Louis 
de  Graney,  arrivait  de  Coléah.  Le  normalien  lui  parla  de  cette  pe- 
tite ville  comme  un  homme  qui  sait  l'Algérie  par  cœur.  Le  plus  âgé, 
Paul  Humbert,  était  Basque  :  et  Béryot  connaissait  toutes  les  lé- 
gendes de  ce  beau  pays,  plein  de  poésie  et  de  soleil.  Cet  après-midi 
resta  dans  le  souvenir  des  deux  lieutenans  comme  un  des  plus 
charmans  de  leur  vie.  Ils  rencontraient  si  peu  souvent  un  pareil 
causeur!  On  eût  dit  que,  se  sachant  près  de  sa  fin,  Nathaniel  vou- 
lait se  montrer,  pendant  les  dernières  heures  de  sa  vie,  plus  bril- 
lant que  jamais.  Éblouissant  de  verve,  d'une  gaîté  infatigable,  mais 
un  peu  nerveuse,  il  étonnait  surtout  Paul  Humbert.  L'officier 
éprouvait  une  véritable  sympathie  pour  ce  galant  homme,  qui  allait 
se  battre  avec  un  pareil  entrain. 


THÉRÉSINE.  555 

—  Bah  !  mon  cher  lieutenant,  ne  faites  donc  pas  attention  !  Et 
surtout  ayez  confiance  en  moi.  Vous  verrez  que  je  joue  assez  bien 
de  l'épée  ! 

Quand  on  arriva  sur  le  terrain,  Louis  de  Graney  et  Paul  Hum- 
bert  ne  reconnurent  plus  leur  compagnon  de  quelques  heures.  Le 
sourire  disparaissait  de  ses  lèvres.  11  redevenait  très  calme,  très 
froid,  absolument  maître  de  lui.  Une  volonté  si  ferme  luisait  dans 
ses  yeux  éclatans,  que  Jacques,  en  le  regardant,  demeura  stupé- 
fait. Peut-être  alors  M.  de  Vaulcomte  eut- il  la  prescience  de  la 
vérité.  Peut-être  devina-t-il  qu'il  se  trouvait  devant  l'homme 
qui  châtierait  toutes  ses  iniquités  anciennes  !  Les  deux  adversaires 
furent  placés  en  face  l'un  de  l'autre,  et  Paul  Humbert  dit  d'une 
voix  grave  : 

—  Allez,  messieurs  ! 

On  vit  tout  d'abord  qu'ils  voulaient  s'étudier,  se  tâter,  avant  de 
commencer  la  partie  sérieuse.  Brusquement  Nathaniel  attaqua  M.  de 
Vaulcomte,  et  d'une  façon  si  violente  que  celui-ci  rompit  de  plu- 
sieurs pas.  Béryot  redoubla  de  nervosité  et  de  vigueur;  les  épées 
se  froissèrent  encore  une  fois,  puis  les  deux  hommes  se  fendirent 
en  même  temps.  Il  y  eut  un  grand  cri.  Le  fer  de  JNathaniel  traver- 
sait le  cœur  de  son  ennemi.  Jacques  râlait  sur  le  sol,  l'écume  aux 
lèvres,  livide,  hideux,  et  Béryot  s'affaissait  évanoui  entre  les  bras  de 
ses  témoins.  L'épée  du  gentilhomme,  entrée  sous  le  sein  droit, 
avait  percé  le  corps  de  part  en  part. 

Nathaniel  rouvrit  les  yeux  soudain  ;  d'un  geste  faible  de  la  main, 
il  fit  signe  à  Paul  Humbert  de  venir  à  lui. 

—  Est-zV  blessé?  murmura-t-il. 

—  Mort  ! 

Un  éclair  de  joie  flamba  dans  le  regard  de  Béryot,  qui  respirait 
péniblement;  on  voyait  qu'il  souffrait  beaucoup,  qu'il  faisait  un 
effort  presque  surhumain  pour  parler. 

—  Vite!.,  vitel..  écrivez,  je  vous  en  prie...  Un  mot...  tout  de 
suite...  au  télégraphe... 

Et,  se  retenant  à  cette  vie  qu'il  sentait  lui  échapper,  il  put  dicter 
ces  mots,  que  le  lieutenant  traça  au  crayon  sur  son  calepin  : 
«  Il  est  mort.  Vous  êtes  libre.  Adieu.  Je  vous  aimais...  » 


XXIII. 

Nathaniel  ne  devait  pas  succomber.  Quand  une  blessure  d'épée 
n'est  point  mortelle,  elle  guérit  assez  vite.  Combien  de  rencontres, 
après  lesquelles  les  ad\cr=aires,  grièvement  atteints,  se  sont  remis 


55 "5  REVDE  DES  DEUX  MONDES, 

en  quelques  semaines?  Le  duel  ayant  eu  lieu  à  Nice,  on  avait  trans- 
porté le  normalien  dans  une  de  ces  propriétés  qui  sont  la  parure  de 
l'Esterel.  Aussitôt  le  télégramme  reçu,  Thérèse  avait  pris  le  train  et 
était  venu  s'installer  au  chevet  de  son  ami.  Elle  et  Robert  éprou- 
vaient une  profonde  gratitude  pour  cet  homme  généreux,  dont  le 
dévoûment  assurait  leur  avenir.  Que  craignaient-ils  maintenant? 
Quel  danger  nouveau  pouvait  les  atteindre  ?  Le  secret  fatal,  mort 
avec  M.  de  Vaulcomte,  ne  les  menacerait  plus.  Tnérèse  seule  con- 
naissait la  dépêche  dictée  par  Béryot  d'une  voix  défaillante.  Le 
capitaine  ne  voyait  en  lui  qu'un  ami  sûr  et  fraternel.  Il  se  disait 
que  personne  au  monde,  à  présent,  ne  pourrait  jeter  à  la  face  de 
M"^^  Clavière  le  passé  maudit  et  détesté. 

La  convalescence  de  Nathaniel  et  le  départ  de  Thérèse  donnaient 
des  loisirs  à  Robert  :  il  en  usa  pour  réaliser  un  rêve  doucement 
caressé.  A  l'entrée  de  la  forêt  de  Fontainebleau,  entre  Ghailly  et 
Barbizon,  se  dresse  une  grande  villa  presque  perdue  au  milieu  des 
fleurs  et  des  arbres.  Dès  que  le  jour  du  mariage  fut  fixé,  le  capi- 
taine se  rendit  acquéreur  de  cette  propriété,  qui  appartenait  à  un 
riche  financier.  Une  armée  d'ouvriers  envahit  la  maison  :  le  fiancé 
voulait  qu'elle  fût  digne  de  son  adorable  compagne.  On  tendit  les 
murs  d'étoffes  précieuses  ;  le  mobilier,  en  bois  de  santal  incrusté, 
fut  délicatement  choisi  par  les  soins  mêmes  de  Robert.  Il  venait  de 
l'exposition  d'Anvers,  et  le  capitaine  fut  contraint  de  le  disputer  à 
prix  d'or  à  un  banquier  juif  de  Vienne.  La  pièce,  qui  servirait  de 
chambre  à  coucher  à  la  jeune  femme,  fut  la  copie  exacte  de  celle 
qu'elle  occupait  à  la  Maison-Rouge.  Robert  se  la  rappelait  minu- 
tieusement. Il  conservait  un  si  fidèle  souvenir  des  quelques  jours 
vécus  en  Louisiane  !  Pour  le  jardin  et  le  parc,  il  se  confia  à  l'un 
des  premiers  artistes  de  Paris.  Bref,  en  trois  semaines,  la  demeure 
lourde  et  cossue  de  l'homme  de  bourse  fut  transformée,  comme 
par  une  baguette  magique,  en  un  véritable  paradis. 

L'annonce  du  mariage  souleva  peu  d'émotion  :  tout  le  monde 
l'attendait.  D'ailleurs,  à  cette  époque  de  l'année,  Paris  n'est  plus 
à  Paris.  Les  élégans  se  sauvent  à  l'étranger,  aux  eaux  ou  à  la  mer. 
Cette  heureuse  circonstance  permit  aux  deux  jeunes  gens  de  satis- 
faire un  de  leurs  plus  chers  désirs.  Ils  n'aimaient  guère  ces  longues 
cérémonies  célébrées  en  grande  pompe,  où  le  peuple  fait  la  haie 
pour  admirer  les  toilettes  ;  où  des  artistes  illustres  chantent  d'une 
voix  grasse  des  Agnus  Dei  que  personne  n'écoute  ;  où  pas  un  des 
assistans  n'est  recueilli,  parce  que  tout  le  monde  bavarde  :  si  bien 
qu'un  mariage  est  comme  une  scène  de  comédie,  et  que  l'acces- 
soire devient  la  chose  importante ,  pendant  que  la  bénédiction 
nuptiale  n'est  plus  que  l'accessoire  ! 


THÉRÉSINE.  557 

Eux,  au  contraire,  se  marieraient  dans  une  humble  église  de 
campagne,  sans  luxe,  sans  tapage,  sans  fracas.  Des  indifférens  ne 
chercheraient  pas  à  lire  sur  leur  visage  quelles  émotions  ils  éprou- 
vaient. Leurs  témoins  et  quelques  amis  :  rien  de  plus.  Il  arrive 
d'habitude  que  les  curés  des  différentes  paroisses  s'entendent  pour 
ne  pas  se  «  voler  leurs  messes  ;  »  mais  l'influence  de  M^"  Hya- 
cinthe devait  aplanir  tous  les  obstacles. 

Par  une  splendide  journée  d'été,  Robert  et  Thérèse  arrivèrent 
dans  l'église  de  Ghailly,  calmes  etsourians,  appuyés  l'un  sur  l'autre, 
au  milieu  des  beautés  radieuses  d'une  campagne  chaude  et  parfu- 
mée. La  vieille  chapelle  est  assez  loin  du  village.  A  droite,  le 
cimetière  clos  de  murs  tout  blancs  et  rempli  de  Heurs  vivaces  ; 
à  gauche,  un  petit  bois  de  chêne  où  les  oiseaux  gazouillent  folle- 
ment. Il  faut  traverser  un  coin  de  ce  bois  pour  arriver  à  l'église  ; 
et  les  jeunes  gens  entendaient  sur  leur  passage  le  chant  des 
fauvettes,  qui  leur  souhaitaient  la  bienvenue.  Nathaniel,  très  pâle 
encore  et  à  peine  remis  de  sa  blessure,  servait  de  témoin  à  Thé- 
rèse avec  le  capitaine  de  Grissac.  Durant  les  longues  heures  où 
M™®  Dawitt  le  veillait,  Béryot  et  la  jeune  femme  s'étaient  pour  ainsi 
dire  tacitement  compris.  Pas  un  mot,  pas  une  allusion  ne  devait 
jamais  rappeler  la  fm  de  la  dépêche  envoyée  de  Nice  :  «  Adieu,  je 
vous  aimais.  »  Mais,  pendant  les  trois  quarts  d'heure  de  la  messe, 
Thérèse  ne  put  s'empêcher  de  penser  douloureusement  à  la  tris- 
tesse de  son  vieil  ami.  Certes,  il  souffrait  tout  bas  de  la  perdre 
ainsi  pour  jamais  î  Cependant  elle  n'avait  pas  hésité  à  lui  demander 
d'être  son  témoin  à  cette  heure  décisive  de  sa  vie. 

M^''  Hyacinthe  avait  achevé  d'unir  Thérèse  et  Robert;  les  rares 
amis  présens  s'approchèrent  des  époux  pour  leur  serrer  la  main. 
Puis,  successivement,  chacun  s'éloigna,  et  ils  restèrent  seuls. 
Enfin  ils  étaient  mariés  !  Ils  s'appartenaient  bien  définitivement  : 
désormais  la  mort  seule  pourrait  séparer  ceux-là  que  le  prêtre 
«t  la  loi  avaient  joints.  Robert  conduisit  sa  femme  à  la  villa 
qu'elle  ne  connaissait  pas  encore.  Il  désirait  que  ce  lût  pom'  elle 
une  suprême  surprise.  Elle  jeta  un  cri  de  joie  en  entrant  dans  cette 
chambre  à  coucher  patiemment  ornée  par  le  délicat  amour  de  son 
mari. 

Un  autre  homme,  violemment  amoureux  d'une  pareille  femme, 
se  fût  hâté  peut-être  de  savourer  l'immédiate  jouissance  d'une 
possession  divine.  Mais  un  être  aussi  raffmô  que  Robert  savait  gra- 
duer les  joies  passionnelles  d'un  amour  partagé.  Il  voulait  vivre 
la  journée  entière  avec  cette  créature  exquise,  avec  cette  élue  de 
son  cœur  et  de  son  esprit.  Elle  était  à  lui  ;  aucune  puissance  ne 
la  lui  disputerait  plus.   A  quoi  bon  des  empressemens  vulgaires 


558  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

rappelant  ces  amours  de  rencontre  qui  se  dépêchent  d'être  heu- 
reuses ? 

Thérèse  avait  choisi,  à  l'hôtel  de  Courtival,  le  valet  qui  lui  inspi- 
rait le  plus  de  confiance.  Ce  garçon,  nommé  Antoine,  devait  les 
servir  avec  Aurélie,  la  femme  de  chambre,  pendant  tout  le  temps 
de  leur  séjour  à  Chailly.  Les  deux  époux  commencèrent  par  dé- 
jeuner, assis  l'un  à  côté  de  l'autre.  Et  quand  le  repas  fut  terminé, 
\Tai  repas  d'amoureux,  coupé  par  des  rires  et  des  baisers,  ils 
montèrent  dans  une  Victoria  qui  les  emporta  au  loin,  à  travers 
la  forêt.  Quand  ils  se  sentirent  bien  séparés  des  hommes,  ils  quit- 
tèrent leur  voiture  pour  s'enfoncer  dans  les  bois.  C'était  une  soli- 
tude exquise  et  nuptiale.  Rien  ne  troublait  le  silence  des  grands 
arbres  ;  à  peine  une  brise  douce  qui  glissait  entre  les  feuilles 
frissonnantes.  Blottis  au  milieu  des  hautes  herbes,  ils  parlaient  à 
voix  basse,  se  disant  toujours  et  toujours  leur  immuable  tendresse, 
ébauchant  des  projets  pour  l'avenir,  pour  cet  avenir  que  rien  désor- 
mais ne  pouvait  leur  enlever. 

Ah  !  la  délicieuse  journée  où  les  heures  s'enfuyaient  rapides 
comme  des  minutes!  Leur  amour  était  complet  :  amour  de& 
sens  et  -du  cerveau.  Si  leurs  corps  ne  se  possédaient  pas  encore, 
leurs  âmes  s'unissaient  déjà.  Et  quand  ils  revinrent,  à  pas  lents, 
par  les  sentiers  parcourus,  ils  se  dirent  que  beaucoup  de  journées 
s-'ftjotiteraient  à  cette  journée,  et  qu'ils  boiraient  désormais  à  la 
coupe  toujours  offerte  d'un  bonheur  toujours  nouveau. 

Ils  dînèrent  seuls,  comme  seuls  ils  avaient  déjeuné,  servis  par 
les  mêmes  gens,  placés  l'un  près  de  l'autre  comme  le  matin.  Quand 
la  nuit  vint,  ils  descendirent  dans  le  parc,  amoureusement  enla- 
cés. Elle  s'assit  sous  les  arbres,  dans  un  grand  fauteuil  de  paille. 
Agenouillé  à  ses  pieds,  sur  le  gazon,  il  baisait  voluptueuse- 
ment ses  lèvres,  ôtreignant  avec  transport  sa  taille  flexible,  entre- 
coupant ses  caresses  de  sermens  passionnés  et  doux.  EnfinJ'heure 
espérée  sonna  ;  ils  allaient  s'appartenir.  Les  étoiles  souriaient  dans 
le  ciel  estival.  Les  jeunes  gens  revinrent  à  la  villa,  sentant  leurs 
cœurs  déborder  d'ivresse.  Quelle  belle  nuit  d'amour,  chaude  et  par- 
fumée! Et  comme,  après  tant  d'épreuves,  ils  méritaient  bien  d'être 
heureux  enfin! 

Thérèse  attendait  Robert.  Elle  tomba  dans  ses  bras,  presque  pâmée 
d'avance,  affolée  d'amour,  assoiffée  de  caresses.  Alors,  en  cette  femme 
que  la  nature  avait  créée  sensuelle,  que  son  existence  première  avait 
dressée  aux  plaisirs,  il  y  eut  un  réveil  brutal  et  violent  de  ses  ardeurs 
longtemps  assoupies.  Elle  désirait  Robert  non-seulement"^avec  tout 
son  cœur,  mais  avec  toutes  les  vibrations  de  son  corps.  Ge^n'était 


THÉRÉSINE.  559 

pas  une  épouse  très  aimante,  partageant  les  transports  d'un  mari 
désiré,  mais  une  maîtresse  tendre,  exaspérée  et  délirante.  Thérèse 
redevenait  Tliérésine.  Elle  aimait  pour  la  première  fois  de  sa  vie,  et 
elle  aimait  avec  sa  chair  autant  qu'avec  son  âme.  A  son  insu,  elle 
mettait  dans  ses  caresses  folles  tout  ce  que  la  galanterie  donnait 
jadis  de  sortilèges  à  la  pauvre  fille  de  Cannes.  Dans  cette  bac- 
chante, Robert  ne  reconnaissait  plus  la  femme  qu'il  avait  aimée 
et  épousée.  Ces  transports  le  ravissaient  et  l'épouvantaient.  Gom- 
ment retrouver  la  créature  hautaine  et  pieuse,  l'amie  de  M^'  Hya- 
cinthe, la  mondaine  dédaigneuse  et  respectée,  en  cette  maîtresse 
ivre  de  baisers,  aussi  habile  à  les  rendre  que  passionnée  pour  les 
recevoir  ? 

Le  soleil  était  déjà  haut  sur  l'horizon,  Robert  se  leva.  Thé- 
rèse donnait  toujours.  Son  corps  souple  et  gracieux  se  mode- 
lait harmonieusement  sous  la  blancheur  des  draps  froissés.  La 
tête  appuyée  sur  son  bras,  elle  souriait,  les  lèvres  entr'ouvertes, 
et  montrant  un  peu  de  ses  dents  blanches.  Elle  rêvait,  heureuse, 
et  lui,  lui  debout,  la  regardait  les  sourcils  froncés,  avec  des  yeux 
fixes,  où  luisaient  des  idées  étrangement  nouvelles.  Il  sortit  de  la 
chambre  et  descendit  dans  la  cour.  Il  appela  un  palefrenier  et  fit 
seller  un  cheval.  Dix  minutes  après,  il  galopait  en  pleine  forêt.  Il 
avait  besoin  d'air,  de  solitude  et  d'espace! 

Mille  pensées  violentes  s'entre-choquaient  dans  son  cerveau.  Il 
se  rappelait  les  aveux  de  Thérèse,  cette  existence  de  pécheresse 
qu'elle  lui  avait  confessée.  Ohl  il  se  rappelait  tout  maintenant, 
et  dans  les  moindres  détails!  Qui  venait-il  d'épouser?  Une  créa- 
ture façonnée  à  la  volupté  par  les  amans  qui  la  payaient  jadis. 
Alors,  ces  baisers  qu'elle  lui  donnait,  d'autres  les  lui  avaient  ensei- 
gnés? Dans  les  bras  de  celui-ci  ou  de  celui-là,  elle  avait  appris 
naguère  ces  caresses  enfiévrées  qui  le  rendaient  fou  !  Alors,  il  fris- 
sonnait à  la  fois  de  colère  et  de  désir.  Du  feu  courait  dans  ses 
veines,  et  une  rage  s'emparait  de  lui.  Il  devenait  atrocement  jaloux  ! 
Et  jaloux  de  tout  le  monde,  puisqu'il  lui  était  impossible  de  discerner 
personne  ! 

Qui  étaient-ils,  ces  amans  d'une  nuit  ou  d'une  heure,  qu'elle 
lui  avouait  il  y  a  quelques  semaines,  pleurante  et  prosternée  à  ses 
genoux?  Elle  ne  se  rappelait  même  pas  leurs  noms  ni  leurs  visages! 
C'étaient  des  inconnus,  qui  avaient  passé  pour  la  déshonorer  et  la 
flétrir!  Une  courtisane!  Et  cette  courtisane,  c'était  sa  femme!  Il 
l'avait  épousée,  elle  portait  son  nom! 

Après  tout,  que  pouvait-il  lui  reprocher?  Est-ce  qu'il  ignorait  le 
passé,  quand,  après  cette  confession,  il  la  serrait  dans  ses  bras. 


560  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

en  lui  disant  :  «  Je  pardonne  et  j'oublie?  »  Mais  à  qui  pardonnait-il, 
en  somme,  lorsque  l'amour  de  son  cœur  inspirait  la  clémence  de 
ses  lèvres?  A  M™^  Phineas  DaAvitt,  à  la  veuve  d'un  homme  hono- 
rable et  honoré,  son  ami  à  lui,  le  compagnon  de  son  enfance.  Lors- 
qu'il parlait  d'effacer  l'existence  ignominieuse  d'autrefois,  il  voyait 
la  femme  du  monde  qu'entourait  le  respect  universel,  qui  s'atti- 
rait l'admiration  de  tous  par  sa  piété,  par  ses  bonnes  œuvres,  par 
son  héroïsme. 

Et  voilà  qu'en  cette  nuit  de  noces,  la  courtisane  réapparaissait, 
victorieuse  !  Voilà  qu'au  lieu  de  satisfaire  et  d'exciter  sa  passion 
pour  Thérèse,  les  caresses  de  cette  créature  ravivaient  le  dégoût 
que  méritait  Thérésine  !  Vainement  l'air  du  matin  fouettait  le  visage 
de  Robert.  La  paix  ne  rentrait  pas  dans  le  cerveau  de  ce  malheu- 
reux. Il  en  revenait  toujours  là  :  «  Elle  a  eu  cent  amans,  et  je  ne 
peux  pas  les  connaître  1  »  Il  tournait  et  retournait  dans  son  esprit 
cette  pensée  abominable  :  «  Je  suis  jaloux,  et  ma  jalousie  enve- 
loppe tout  le  monde,  parce  qu'elle  ne  peut  préciser  personne!.. 
Puis  lorsqu'il  fut  las  d'éperonner  son  cheval,  las  de  galoper 
par  les  sentiers  feuillus,  il  tourna  bride  et  revint  du  côté  de  la 
villa. 

Qu'allait-il  dire  à  sa  femme?  Rien.  Elle  pouvait  lui  répondre 
qu'elle  avait  tout  avoué  et  qu'il  avait  tout  pardonné.  Lui  reproche- 
rait-il de  l'aimer  tellement  que  ses  caresses  étaient  trop  ardentes? 
Reprocherait-il  à  la  femme  légitime  d'être  aussi  une  maîtresse  em- 
portée ?  Absurdité  !  Il  ne  pouvait  que  se  taire  et  garder  sa  souffrance 
pour  lui  seul... 

Mais  en  souffrant,  il  serait  heureux!  Cette  nuit  de  noces,  qui 
subitement  allumait  sa  fureur,  lui  laissait  des  souvenirs  délicieux 
et  enflammés.  A  mesure  qu'il  se  rapprochait  d'elle,  sa  raison  était 
jalouse,  et  son  corps  reconnaissant.  Il  se  rappelait  avec  de  plus 
lâches  frissons  les  baisers  de  cette  magicienne... 

Alors  seulement  il  comprit  combien  serait  atroce  leur  existence 
commune.  Tour  à  tour  l'amour  et  la  jalousie,  le  présent  et  le  passé, 
se  livreraient  bataille;  tour  à  tour  il  l'adorerait  et  il  la  méprise- 
rait ;  tour  à  tour  il  voudrait  la  fuir  et  il  aurait  envie  d'elle  ! 

Du  moins,  pendant  cette  première  journée,  Robert  eut  assez  d'em- 
pire sur  lui-même  pour  que  Thérèse  ne  devinât  rien.  Il  fut  préoc- 
cupé et  même  sombre.  ïl  allégua  un  léger  mal  de  tête,  et  la 
jeune  femme  ne  s'inquiéta  pas  davantage.  Enfin  la  nuit  revint.  Cette 
nuit  dont  il  attendait  le  retour  avec  tant  de  gratitude  et  tant  de  ran- 
cune! 

Et  ce  furent  les  mêmes  baisers,  les  mêmes  caresses,  les  mêmes 
transports!  Comme  les  étreintes  de  Robert  répondaie,nt  aux  siennes. 


THÉRÉSmE.  561 

Thérèse  ignorait  les  pensées  atroces  de  cet  homme,  qui  lui  deve- 
nait plus  étranger  à  mesure  qu'il  la  possédait  davantage  !  Au  matin, 
de  même  que  la  veille,  Robert  s'arracha  d'auprès  de  l'enchante- 
resse; et,  de  même  que  la  veille,  il  s'enfuit  tout  seul  à  travers  bois. 
Ainsi  le  sort  en  était  jeté!  Il  faudrait  qu'il  vécût  désormais  cette 
vie  déchirée  :  follement  amoureux  pendant  la  nuit,  follement  jaloux 
pendant  le  jour  ! 

Mais  on  ne  joue  pas  la  comédie  perpétuellement.  Une  heure  de- 
vait venir  où  Thérèse  devinerait  la  fatale  vérité.  Robert  n'était  plus 
le  même  :  son  visage  pâle,  ses  yeux  sombres,  ses  traits  convulsés, 
exprimaient  clairement  sa  douleur.  Cependant,  M"'^  Glavière  ne 
soupçonnait  pas  les  idées  cruelles  qui  hantaient  le  cerveau  de  son 
mari.  Et  peut-être  cette  situation  étrange  se  fiît-elle  prolongée  quel- 
ques semaines  encore,  sans  un  incident  brusque  qui  décida  de 
leur  avenir  à  tous  les  deux. 

Chaque  matin,  Robert  recommençait  la  course  eflrénée  qui  ra- 
fraîchissait au  moins  ses  nerfs.  Un  jour,  Thérèse  s'éveilla  au  mo- 
ment où  il  partait.  Elle  sourit  et  tendit  vers  lui  ses  bras  attrayans 
dans  un  élan  de  tendresse  ardente.  Son  corps  sortait  à  moitié  du 
lit  découvert,  et  ses  beautés  se  montraient  dans  toute  leur  splendide 
nudité.  Il  se  dégageait  de  cette  superbe  créature  un  parfum  d'amour 
si  troublant,  elle  semblait  si  bien  créée  pour  l'exaltation  des  sens, 
que  Robert  frémit  de  la  tête  aux  pieds.  Sous  le  coup  des  pensées 
lancinantes  qui  le  torturaient,  le  jeune  homme  ne  vit  plus  en  elle 
sa  femme  légitime,  sa  compagne,  celle  qui  portait  son  nom  :  elle 
lui  apparut  comme  un  démon  de  luxure  et  de  perversité.  Toute 
son  existence  repassa  devant  ses  yeux,  ainsi  qu'un  éclair  fantas- 
tique. Il  la  regardait  avec  des  yeux  hagards. 

—  Je  te  tends  les  bras  et  tu  restes  loin  de  moi?  murmura- 
t-elle. 

Et,  comme  il  demeurait  toujours  immobile,  sans  répondre  : 

—  Grand  Dieu!  que  t'ai-je  fait,  Robert?  Pourquoi  cette  colère 
dans  tes  yeux?  Il  y  a  quelques  heures  encore,  tu  me  serrais  éper- 
dument  sur  ta  poitrine!  Et  maintenant,.,  et  maintenant  tu  as  l'air 
de  me  haïr  ! 

Le  visage  du  malheureux  se  décomposa  : 

—  Eh  bien  !  oui,  je  te  hais  ! 

Cette  réponse  brutale  frappa  Thérèse  en  plein  cœur.  Elle  ne  com- 
prenait pas,  elle  ne  devinait  pas.  Alors,  avec  une  éloquence  exas- 
pérée, Robert  lui  dit  tout.  Il  lui  avoua  ses  jalousies,  ses  colères,  ses 
fureurs,  et  comment  la  violence  même  de  son  amour,  à  elle,  avait 
suscité  la  violence  de  son  ressentiment,  à  lui  ! 

TOME  Lxxxiv.  —  1887.  36 


562  REVUE   DES    DEDX    MONDES, 

Elle  écoutait,  presque  terrifiée. 

—  C'est  de  l'aberration  !  Mon  passé?  Tu  le  connaissais  !  Je  t'ai 
confessé  toutes  mes  fautes,  prosternée  à  tes  genoux  !  Je  t'ai  dit 
tout  ce  que  j'ai  fait  de  mal,  quand  je  ne  savais  pas  encore  ce  que 
c'était  que  le  mal.  Tu  m'as  pardonnée  ;  et  aujourd'hui  tu  me  re- 
proches injurieusement  la  passion  qui  m'a  jetée  dans  tes  bras! 
11  est  impossible  que  ce  soit  ton  cœur  qui  ait  parlé  !  Car  enfin  tu 
m'aimes,  tu  me  l'as  dit,  tu  me  l'as  prouvé  !  Pendant  des  mois,  je 
t'ai  vu  tendre,  et  d'une  tendresse  qui  me  ravissait  !  Lorsqu'un  mi- 
sérable m'a  outragée,  c'est  malgré  moi  que  tu  as  voulu  risquer  ta 
vie  pour  me  venger  et  me  défendre.  Et  maintenant  tu  as  la  colère 
dans  le  regard  et  la  menace  sur  les  lèvres  I  Qu'y  a-t-il  donc  de 
changé  en  moi!  Quelle  différence  vois-tu  entre  la  femme  que  j'étais 
et  la  femme  que  je  suis? 

Cet  élan  d'indignation  fiévreuse  rendait  Thérèse  plus  belle  en- 
core. Sa  chemise  de  fine  batiste  moulait  nettement  sa  poitrine  et 
sa  gorge.  Ses  magnifiques  cheveux  noirs,  déroulés  en  longues 
tresses,  coulaient  sur  ses  épaules  et  ses  bras  nus.  Robert  restait 
à  la  même  place,  immobile,  cachant  sa  tête  entre  ses  mains.  Enfin 
il  releva  le  front  et  fit  quelques  pas  vers  le  lit  où  elle  se  tenait  à 
demi  dressée,  pâle  et  frémissante  : 

—  Je  ne  vous  accuse  pas  !  dit-il  d'une  voix  sourde.  Le  coupable, 
ce  n'est  pas  vous,  c'est  moi.  Non,  je  n'ai  pas  le  droit  de  vous  re- 
procher le  passé,  puisque  je  le  connaissais!  Appelez  cela  du  nom 
que  vous  voudrez,  subite  folie  ou  jalousie  insensée.  Je  ne  peux  pas 
moi-même  analyser  ce  que  j'éprouve!  Mais  je  souffre  comme  un 
damné!  Mais  je  sais  que,  depuis  que  je  vous  ai  possédée,  là,  dans 
ce  lit,  mon  cœur  est  divisé,  comme  arraché  en  deux  moitiés!  Je 
vous  aime  et  je  vous  hais.  J'adore  avec  toutes  les  forces  de  mon 
désir  la  femme  que  vous  êtes  :  je  méprise  avec  toutes  les  forces 
de  ma  jalousie  la  femme  que  vous  avez  été  ! 

Il  la  frôlait  presque.  Par  un  mouvement  brusque,  elle  l'enlaça 
de  ses  bras  ;  la  chemise  glissa  le  long  du  corps.  Robert  fut  secoué 
de  tout  son  être,  lorsqu'il  sentit  cette  chair  souple  et  palpitante 
se  coller  contre  lui. 

—  Robert!  Robert!  je  te  jure  que,  depuis  huit  jours,  c'est  une 
folie  diabolique  qui  te  possède  !  Pourquoi  me  parles-tu  d'un  passé 
que  nul  ne  soupçonne,  et  que  j'ai  moi-même  effacé  à  force  de  sacri- 
fices ! 

Elle  se  serrait  contre  lui,  et  la  tiédeur  d'un  jeune  sang  faisait 
brûler  le  sien  dans  ses  veines.  A  demi  renversée,  elle  appuyait  sa 
tête  pâle  sur  cette  poitrine  qui  ne  la  repoussait  pas.  Les  parfums 
grisans  de  l'exquise  et  troublante  créature  bouleversaient  le  reste 


THÉRÉSINE,  563 

de  raison  du  jeune  homme.  A  ces  lèvres  ofFertes,  il  allait  tendre 
les  siennes,  pour  les  unir  dans  un  long  baiser.  Soudain  la  réalité 
le  ressaisit  tout  entier, 

—  On  n'efface  jamais  le  passé,.,  murmura-t-il  en  la  repous- 
sant. . . 

Elle  retomba  en  travers  du  lit,  les  yeux  fermés. 

—  Non  !  on  n'efface  pas  le  passé,  reprit-il.  Ce  qui  a  été  sub- 
siste et  subsistera  toujours!  Pardonne-moi,  Thérèse,  oh!  par- 
donne-moi, je  t'en  supplie!  Il  m'est  impossible  de  t'exprimer 
tout  ce  que  je  souffre  !  Je  sais  bien  pourtant  ce  que  tu  souffres,  toi,  et 
je  te  plains  du  plus  profond  de  mon  âme.  Nous  étions  fous  en  espé- 
rant que  j'oublierais  ce  qui  ne  peut  pas  s'oublier!  Quand  tu  m'as 
fait  ta  confession  si  loyale  et  si  noble,  je  t'ai  relevée  et  prise  entre 
mes  bras  avec  un  élan  très  sincère.  Est-ce  ma  faute  si  je  suis 
poursuivi  par  le  spectre  de  ton  existence  d'autrefois?  Je  deviendrais 
méchant,  vois-tu,  à  continuer  la  vie  que  je  traîne  depuis  huit 
jours.  Je  te  regarde,  là,  à  demi  nue,  dans  la  magnificence  de  tes 
beautés  offertes...  Je  t'aime  et  je  te  désire,  je  sais  que  tu  me  dé- 
sires et  que  tu  m'aimes,.,  j'ouvre  les  bras  pour  te  reprendre,  pour  te 
caresser,  pour  te  posséder...  Horreur!  je  me  dis  que  d'autres  t'ont 
prise,  possédée  et  caressée  aussi!  Alors  la  jalousie  me  secoue,  tes 
aveux  me  poursuivent,  et  je  me  rappelle  soudainement  tout  ce 
dont  je  ne  veux  pas  me  souvenir  !  J'étais  un  insensé  !  On  ne  répare 
pas  l'irréparable... 

De  nouveau  il  cachait  sa  tête  dans  ses  mains.  Thérèse  demeurait 
immobile,  tenant  toujours  ses  yeux  fermés. 

—  Non,  je  ne  peux  pas,.,  je  ne  peux  plus!  Je  t'adore, et  je  fuis  ! 
Si  je  te  rends  malheureuse,  tu  es  déjà  vengée!  Va!  j'emporte 
avec  moi,  dans  la  plaie,  l'arme  qui  m'a  frappé!  Et  quand  je  serai 
à  mille  lieues  de  l'endroit  où  tu  es,  je  t'aimerai  toujours  et  je  te 
désirerai  insatiablement  ! 

Tout  à  coup,  il  éclata  en  sanglots.  Puis,  tournant  la  tète  comme 
pour  ne  pas  la  voir  une  dernière  fois,  il  se  précipita  hors  de  la 
chambre.  Thérèse  s'était  dressée.  Quand  il  disparut,  elle  jeta  un 
grand  cri,  un  cri  lamentable  et  désespéré.  Et,  tordant  ses  bras,  elle 
roula  évanouie  sur  cette  couche  nuptiale  à  jamais  déserte. 

XXIV. 

Depuis  cinq  jours  elle  était  seule,  farouche  ainsi  qu'une  bête 
blessée  qui  se  cache  pour  mourir.  Ses  domestiques  la  servaient,  ne 
comprenant  rien  au  brusque  départ  de  M.  Clavière,  à  l'anéantisse- 


5?/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment  où  s'enfonçait  leur  maîtresse.  L'n  matin,  Aurélie  lui  de- 
manda si  elle  était  malade.  Elle  ne  répondit  même  pas.  A  quoi 
bon?  Malade,  oh!  oui,  bien  malade!  Le  grand  ressort  de  la  vie  se 
brisait.  Thérèse  se  levait  le  plus  tard  possible  ;  puis,  après  avoir 
déjeuné  sans  appétit,  elle  descendait  au  jardin.  Là,  elle  s'asseyait 
dans  un  rocking- chair,  se  chauffant  au  soleil,  glacée  par  le  froid 
intime,  aigu,  de  la  douleur.  Aucun  de  ses  amis  ne  l'aurait  recon- 
nue. Ses  larges  yeux  gris  étaient  sans  flamme  et  sans  éclat.  Dans 
son  regard,  une  immobile  fixité,  comme  si  elle  eût  cherché  à  dis- 
tinguer à  travers  l'espace  un  invisible  fantôme.  Indifférente  à  tout, 
elle  ne  connaissait  plus  rien  ni  personne.  C'était  une  créature 
finie,  absolument  finie. 

Six  semaines  s'écoulèrent  ainsi.  La  villa  ressemblait  à  ces  mai- 
sons de  malades  où  l'on  ne  parle  qu'à  voix  basse,  où  ceux  qui  mar- 
chent, glissent  silencieusement  avec  des  frôlemens  d'ombres.  Au- 
rélie et  Antoine  étaient  consternés.  Ils  croyaient  qu'après  une 
querelle  violente,  les  époux  s'étaient  séparés.  Ils  ne  devinaient 
pas  que  leur  maîtresse  s'en  allait  très  lentement,  minée  par 
un  mal  mystérieux.  Ce  mal,  c'était  sa  pensée  qui  la  rongeait. 
Elle  repassait  toute  son  existence,  depuis  la  première  minute  où 
elle  avait  réfléchi,  jusqu'au  violent  départ  de  Robert.  Cette  créa- 
ture, dont  l'âme  était  si  pure  et  l'intelligence  si  haute,  se  heurtait 
brusquement  à  un  obstacle  qu'elle  ne  parvenait  pas  à  franchir.  Elle 
se  disait  perpétuellement  :  «  Pourquoi  est-il  parti?..  Pourquoi?  » 
Et  elle  ne  trouvait  aucune  réponse  à  cette  question  formidable. 

Robert  l'aimait  passionnément.  Alors,  comment  l'abandonnait-il? 
Cette  femme  ne  pouvait  pas  raisonner  comme  cet  homme.  Elle  ne 
concevait  pas  que  les  fautes  anciennes  eussent  tué  la  tendresse  de 
son  mari.  Sa  conversion  à  la  piété  catholique,  jadis,  à  la  Maison- 
Rouge,  l'avait  fait  croire  aux  théories  décevantes  de  l'église.  Elle 
s'était  imaginé  naïvement  qu'une  parole  du  prêtre  peut  remettre  les 
péchés  commis.  Et  voilà  que  brutalement  la  réalité  se  dressait 
contre  elle,  et  l'écrasait! 

Thérèse  traîna  cette  existence  végétative  jusqu'à  la  mi-novembre. 
Depuis  le  retour  du  froid,  elle  ne  descendait  presque  plus  au  jar- 
din et  quittait  à  peine  son  appartement.  Aurélie  dirigeait  la  maison 
toute  seule,  comprenant,  avec  son  instinct  d'ancienne  paysanne, 
que  mieux  valait  encore  laisser  sa  maîtresse  plongée  dans  ses 
cruelles  songeries.  Deux  ou  trois  fois,  cependant,  elle  essaya  de 
l'arracher  à  ses  méditations.  Des  lettres  s'entassaient  sur  une  table, 
mêlées  de  quelques  télégrammes.  Thérèse  ne  voulait  même  pas  les 
ouvrir.  A  quoi  bon?  Les  nouvelles  du  monde  extérieur  ne  l'inté- 
ressaient plus  à  présent. 


THÉRÉSINE.  565 

Vers  le  commencement  de  décembre,  la  température  s'abaissa  su- 
bitement :  de  gros  nuages  noirs  annonçaient  les  bourrasques  pro- 
chaines. M'"^  Glavière  prit  ce  prétexte  pour  ne  plus  même  sortir  de 
sa  chambre  à  coucher.  Elle  continuait  à  ne  point  parler,  à  ne  point 
lire.  Enfoncée  dans  un  large  fauteuil,  qu'on  roulait  près  de  la  fe- 
nêtre, Thérèse  usait  ses  journées  à  regarder  devant  elle,  dans  l'es- 
pace. Un  matin,  comme  la  servante  ouvrait  les  rideaux,  la  pauvre 
créature  dit  ces  trois  mots,  avec  une  expression  de  surprise  enfan- 
tine :  «  De  la  neige  1  »  Il  neigeait,  en  effet,  depuis  quelques  heures  ;  et 
toute  la  journée  d'épais  flocons  tombèrent  dans  le  jardin,  sur  les 
allées,  sur  les  arbres.  Les  grands  chênes  dépouillés  ressemblaient 
à  de  grands  spectres  tendant  leurs  bras  décharnés.  Pour  la  première 
fois,  il  y  eut  comme  un  apaisement  sur  le  visage  de  Thérèse.  On 
eût  dit  que  des  idées  nouvelles  remuaient  dans  ce  cerveau,  qu'une 
lueur  d'espérance  filtrait  dans  ce  cœur  brisé. 

Vers  le  soir,  la  jeune  femme  s'enferma  chez  elle.  Quand  elle  fui 
bien  assurée  de  rester  seule,  elle  ouvrit  les  armoires  et  deux  ou 
trois  malles  closes  depuis  son  arrivée  à  la  villa.  Elle  chercha  quelque 
temps  ;  puis,  ayant  trouvé  une  robe  décolletée,  à  longue  traîne,  elle 
murmura  d'une  voix  presque  joyeuse  : 

—  J'avais  cette  toilette  quand  je  /'ai  revu  à  Paris.  C'était  à  dîner 
chez  M™^  de  Grissac.  //  m'aimait  déjà... 

Ses  doigts  maniaient  l'étoffe  avec  une  sorte  de  volupté. 

—  Je  vais  me  faire  belle,.,  très  belle,.,  dit-elle  encore  à  voix 
basse. 

Thérèse  portait  une  robe  de  chambre  épaisse  et  chaude,  toute 
noire.  Elle  la  retira,  comme  pour  se  dévêtir.  Puis,  allumant  toutes  les 
bougies  des  candélabres,  elle  se  regarda  dans  la  haute  glace.  La 
jeune  femme  souriait,  ses  yeux  gris  s'éclairaient  d'une  flamme 
étrange.  Elle  murmura  une  seconde  fois  : 

—  Je  veux  me  faire  belle,.,  très  belle... 

Et  elle  commença  lentement  à  se  parer.  Elle  se  rappelait,  très 
exactement,  de  quelle  façon  elle  était  habillée  à  ce  dîner  de  M.^^  de 
Grissac.  Dans  son  coffret  à  bijoux ,  elle  prit  la  même  rose  de  dia- 
mans  qui  étincelait,  un  peu  à  droite,  au  milieu  de  l'épaisseur 
brune  de  ses  cheveux.  Elle  apportait  un  soin  minutieux  à  ces  actes 
étranges,  comme  si  elle  procédait  k  sa  dernière  toilette,  la  toilette 
du  condamné  qui  va  monter  sur  l'échafaud.  Et  quand  ce  fut  ter- 
miné, elle  se  contempla  de  nouveau  des  pieds  à  la  tête. 

—  Il  m'aimait,.,  je  mérite  d'être  aimée;.,  pourquoi  est-?7  parti? 
Pourquoi?  J'ai  bien  réfléchi  depuis  des  mois  :  je  n'arrive  pas  à  com- 
prendre... 

Elle  s'abandonna  quelques  minutes  à  une  sombre  méditation, 


566  •  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

tenant  l'index  de  sa  main  gauche  appuyé  sur  son  front.  Elle  re- 
prit, parlant  toujours  avec  cette  même  voix  sans  rythme  des  folles  : 

—  Heureusement,  je  vais  m'offrir  à  des  baisers  qui  ne  me  trom- 
peront pas! 

Elle  jeta  une  mante  sur  ses  épaules,  et  ouvrit  doucement  la  porte 
de  sa  chambre.  Quand  elle  se  fut  engagée  dans  le  grand  escalier, 
elle  marcha  très  lentement,  afin  que  les  domestiques  ne  l'enten- 
dissent point.  Arrivée  au  fond  du  vestibule,  elle  glissa  une  petite 
clé  dans  la  serrure  et  se  trouva  dehors,  sur  le  perron. 

La  neige  tombait  toujours  en  flocons  réguliers.  C'étaient  comme 
des  oiseaux  très  petits  et  très  blancs  qui  s'abattaient  les  uns  après 
les  autres  ei  jonchaient  le  sol  silencieusement.  Un  tapis  immaculé 
s'étendait  sur  la  longueur  des  allées  désertes.  Thérèse  hésita  une 
minute  au  moment  de  descendre  dans  le  jardin.  Puis,  avec  un  ho- 
chement de  tête  sauvage,  elle  se  précipita  en  avant.  Elle  portait 
des  mules  très  fines  sur  ses  bas  de  soie.  La  sensation  glaciale 
fut  si  douloureuse  qu'elle  eut  peine  à  retenir  un  cri.  Après  une 
violente  secousse,  une  contracture  tordit  son  corps;  puis,  ce  fat  une 
brûlure  lancinante.  Mais  résolument  Thérèse  marcha  droit  devant 
elle.  Quand  elle  fut  au  milieu  du  jardin,  elle  rejeta  la  mante  qui  la 
couvrait.  Et,  se  croisant  les  bras,  elle  laissa  la  neige  tomber  sur  ses 
épaules  nues... 

Ce  fut  d'abord  si  atroce  qu'elle  eut  un  sentiment  de  révolte.  L'in- 
stinct de  la  conservation  faillit  vaincre  la  volonté.  Mais  non,  elle  de- 
vait mourir,  et  d'une  mort  qui,  pour  tout  le  monde,  n'eût  pas  l'ap- 
parence .  d'un  suicide  ! 

Elle  était  debout,  dans  sa  blancheur  spectrale,  sous  cette  blanche 
neige  qui  tombait,  qui  tombait,  égale,  meurtrière.  La  blanche 
lune,  humide  et  voilée,  épandait  une  lueur  blanche  sur  toutes  ces 
blancheurs  désolées.  Et  l'om  eût  dit  une  apparition  fantastique  dans 
ce  paysage  d'hiver  tout  blanc,  tout  blanc 

Le  hasard  voulut  que,  dix  minutes  plus  tard,  Aurélie  montât 
dans  la  chambre  de  sa  maîtresse.  Voyant  la  pièce  vide,  elle 
courut  au  cabinet  de  toilette  :  vide  aussi!  Alors  elle  regarda 
autour  d'elle.  Des  armoires  ouvertes,  des  cartons  béans,  des  toi- 
lettes dépliées  :  partout  lé  désordre  d'une  hâte  fiévreuse.  Elle  eut 
comme  une  hallucination  de  la  vérité.  Cette  fille,  de  nature  .dé- 
vouée, aimait  assez  sa  maîtresse.  Elle  voyait  M"'''  Clavière  souffrir 
si  cruellement  que  peu  à  peu  cette  affection  s'était  fortifiée. 
Elle  appela  au  secours  :  à  ses  cris,  Antoine  accourut,  et  tous 
les  deux  s'élancèrent  dans  le  jardin.  Ils  découvrirent  la  malheu- 
reuse Thérèse  alTaissée  sur  elle-même,  presque  évanouie.  Gom- 


THÉRÉSINE.  567 

ment  se  trouvait-elle  là,  décolletée,  en  grande  toilette,  sur  cette 
neige  épaisse  et  glacée  ?  Ni  l'un  ni  l'autre  ne  prit  le  temps  de  com- 
prendre; ils  la  soulevèrent  dans  leurs  bras,  afin  de  la  transporter 
dans  son  lit. 

Quand  Thérèse  revint  à  elle,  enfouie  sous  les  couvertures,  elle 
n'avait  plus  sa  raison.  Le  délire  hantait  ce  cerveau,  secoué  de- 
puis quatre  mois  par  tant  de  pensées  cruelles.  Antoine  attela  en 
toute  hâte,  pour  aller  à  Melun  chercher  un  médecin.  Celui-ci  se 
fit  raconter  l'accident  avec  les  plus  grands  détails.  II  ne  put 
d'abord  se  prononcer  devant  cette  malade  à  demi  folle  et  brûlée 
par  la  fièvre. 

Le  lendemain,  une  pleurésie  se  déclara.  Aurélie  se  lamentait 
de  voir  sa  maîtresse  abandonnée  dans  cette  effroyable  crise. 
Quoi!  une  créature  si  enviée,  si  admirée,  n'avait  pas  un  ami 
auprès  d'elle  I  Bien  qu'elle  perdît  un  peu  la  tête,  la  pauvre  fille 
eut  la  présence  d'esprit  d'envoyer  deux  dépêches  :  l'une  à 
M"'  Hyacinthe,  l'autre  à  Nathaniel  Béryot.  Elle  était  sûre  que 
celui-ci  se  trouvait  à  Fresnoy;  quant  à  l'évêque,  il  ne  quittait 
guère  son  diocèse. 

Ce  fut  lui  qui  arriva  le  premier.  Thérèse,  toujours  fort  malade, 
avait  cependant  recouvré  connaissance. 

—  Pourquoi  est-ce  votre  femme  de  chambre  qui  m'a  envoyé 
cette  dépêche?  demanda-t-il . 

Il  se  tenait  assis  au  chevet  du  lit,  serrant  entre  ses  mains  la 
main  de  sa  belle-sœur.  Elle  le  regarda  fixement  ;  puis  elle  courba 
la  tête  sans  répondre.  L'évêque  crut  que  la  fatigue  l'empêchait 
de  parler.  11  la  baisa  doucement  au  front,  et,  passant  dans  la  pièce 
voisine,  il  pressa  le  bouton  d'une  sonnette.  Aurélie  apparut  aus- 
sitôt, et  dit  tout  ce  qu'elle  savait.  Un  matin,  elle  et  Antoine 
avaient  entendu  de  terribles  éclats  de  voix;  ensuite,  après  une 
scène  violente,  M.  Clavière  était  parti  à  pied.  Depuis,  pas  une  nou- 
velle. 

—  II  n'a  pas  écrit  à  madame? 

—  Non,  monseigneur. 

L'évêque  était  stupéfait.  Quelques  mois  auparavant,  il  avait  reçu 
une  lettre  de  son  frère.  Celui-ci  annonçait  qu'il  allait  faire  un 
voyage.  M"''  Hyacinthe  avait  supposé  naturellement  que  Thérèse  ac- 
compagnait son  mari.  Depuis,  Robert  donnait  de  temps  en  temps 
signe  de  vie  par  une  lettre  timbrée  du  Righi,  par  un  télégramme 
daté  du  Tyrol.  Que  se  passait-il  donc?  Quel  drame  brisait  brusque- 
ment le  bonheur  de  ces  deux  créatures?  Comment  le  prélat  se 
serait-il  inquiété  de  son  frère  et  de  sa  belle-sœur,  puisqu'il  les 
croyait   se  promenant  au  loin,  dans  les  pays  baignés  de  soleil, 


568  REVDE   DES    DEUX    MONDES. 

dérobant  leur  bonheur  aux  regards  des  indifférens?  Voilà  que, 
soudain,  il  découvrait  la  catastrophe,  sans  rien  apercevoir  de  ses 
causes  ! 

Il  se  résigna  à  ne  plus  interroger  Thérèse  jusqu'à  ce  qu'elle  fût 
rétablie.  Sa  surprise  fut  grande,  le  lendemain,  quand  sa  belle- 
sœur  lui  adressa  la  parole  d'elle-même.  Ainsi  que  la  veille,  il  se 
tenait  auprès  d'elle.  Tout  à  coup  elle  lui  prit  la  main  : 

—  Gomme  vous  êtes  bon  d'être  venu!  murmura-t-elle.  Je  me 
disais  que  j'allais  mourir,  là,  toute  seule,  de  même  qu'une  aban- 
donnée 1 

—  Pourquoi  mon  frère  n'est-il  pas  là? 

—  Il  ne  m'aime  plus!  murmura-t-elle. 

—  Mais  c'est  impossible!  Je  connais  Robert,  je  connais  son 
cœur.  Il  n'est  pas  un  être  capricieux  et  léger  ! 

—  Il  ne  m'aime  plus!  redit-elle  encore. 

—  Pourquoi  aurait-il  cessé  de  vous  aimer,  quelques  jours  après 
votre  mariage? 

—  Plus  tard,.,   plus  tard,.,  soupira-t-elle  d'une  voix  très  douce. 
•  Le  prélat  comprit  qu'elle  garderait  obstinément  le  silence  sur 

les  causes  de  la  cruelle  séparation.  Pourquoi?  Il  ne  devinait 
pas. 

C'est  à  Nathaniel  seulement  qu'elle  raconta  l'effroyable  scène.  Bé- 
ryot  était  parti  de  Fresnoy  immédiatement  ;  mais  les  télégrammes 
sont  lents  à  parvenir  au  fond  de  la  Gôte-d'Or.  De  même  que  M'""  Hya- 
cinthe, il  croyait  les  jeunes  époux  en  voyage.  La  dépêche  d'Aurélie 
le  consterna.  Ce  fut  bien  pis  quand  Thérèse  le  mit  au  courant  de  la 
brutale  réalité.  Oh!  elle  lui  dit  tout,  tout!  Elle  ne  cachait  rien  à 
cet  homme,  qui  pénétrait  dans  les  replis  les  plus  profonds  de 
son  cœur.  Tant  de  réflexions,  depuis  des  mois,  s'étaient  accumu- 
lées dans  son  esprit  1 

—  Avons  de  m'expliquerce  que  je  ne  peux  parvenir  à  comprendre  ! 
s'écria-t-elle.  Dans  quelques  jours,  dans  quelques  semaines  du  moins, 
je  serai  morte:  que  je  ne  meure  pas  sans  savoir  pourquoi  j'ai  perdu 
mon  bonheur!  Il  m'a  dit  qu'il  était  jaloux!  Jaloux  de  mon  passé? 
C'est  impossible,  puisqu'il  le  connaissait  tout  entier  ! 

Nathaniel  jugea  qu'il  fallait  d'abord  calmer  cette  ardente  ner- 
vosité. Plus  tard,  quand  elle  serait  guérie  (si  elle  guérissait),  il 
serait  temps  de  lui  faire  voir  la  vérité  en  face. 

Thérèse  se  trompait.  La  mort  devait  la  trahir  comme  l'amour. 
Lentement,  péniblement,  la  pleurésie  disparut.  Au  bout  de  six  se- 
maines, la  malade  pouvait  se  lever  et  faire  quelques  pas  dans  sa 
chambre.  A  présent,  elle  se  sentait  presque  heureuse,  bercée  par 
ces  deux  affections  fidèles.  Béryot  demeurait  à  la  villa  à  poste 


THÉRÉSINE.  569 

fixe;  M^""  Hyacinthe,  lui,  donnait  à  sa  belle-sœur  tout  le  temps  que 
n'exigeaient  pas  les  soucis  de  son  diocèse.  Béryot,  qui  s'illusion- 
nait et  la  croyait  à  peu  près  rétablie,  s'inquiéta  cependant  de  la  voir 
toujours  si  maigre  et  si  pâle. 

—  Je  la  trouve  efïroyablement  changée,  dit-il  un  matin  au  doc- 
teur en  le  reconduisant  jusqu'à  la  porte.  Cette  toux  sèche,  ces 
joues  creuses,  cette  poitrine  qui  halète,  me  tourmentent  au  dernier 
point.  Faudra-t-il  donc  bien  du  temps  avant  qu'elle  ne  se  remette 
tout  à  fait? 

—  Hélas  !  monsieur,  répliqua  le  docteur  avec  un  soupir,  je  crains 
bien  qu'elle  ne  se  remette  jamais. 

—  Jamais  ! 

—  La  pleurésie  s'en  va,  mais  la  phtisie  reste.  Dès  que  M™^  Gla- 
vière  sera  en  état  de  voyager,  je  l'enverrai  à  Menton. 

Nathaniel  eut  un  frisson.  Il  revit,  dans  un  éclair,  le  visage  de  la 
petite  Dolly;  il  l'entendit,  lorsqu'elle  lui  disait  de  sa  voix  qui  riait 
douloureusement  :  «  —  Qu'importe  que  je  meure  ici  ou  là,  puis- 
qu'il faut  que  je  meure  !  »  Et  Thérèse  serait  ainsi,  grand  Dieu  1 
Gomme  la  pauvre  miss  Hollfer,  elle  se  sentait  dépérir,  chaque  jour, 
rongée  par  un  mal  mystérieux,  comme  par  un  animal  invisible  qui  lui 
mangerait  la  poitrine!  Dès  que  Ms""  Hyacinthe  revint  à  la  villa,  Natha- 
niel lui  répéta  les  paroles  du  médecin.  Une  ombre  glissa  sur  le  vi- 
sage de  l'évêque. 

—  Soit,  dit-il  ;  vous  la  conduirez  dans  le  Midi.  Je  tâcherai  d'être 
assez  libre  pour  y  passer  un  mois  avec  elle.  Mais  ce  qui  est  de  mon 
devoir  avant  tout,  c'est  de  contraindre  mon  frère  à  revenir  auprès 
de  cette  mourante. 

—  Savez-vous  donc  où  lui  écrire? 

—  J'ai  reçu  une  lettre  de  lui  il  y  a  huit  jours.  U  est  à  Vienne.  Ne 
vous  inquiétez  de  rien  :  cela  me  regarde. 

Il  fallut  attendre  quinze  jours  avant  de  pouvoir  transporter 
M""®  Clavière  dans  un  wagon.  Comme  elle  ressemblait  peu  à  la 
belle  et  radieuse  jeune  femme,  admirée  de  tout  Paris  un  an  aupa- 
ravant! C'était  le  spectre  de  la  Thérèse  d'autrefois.  Ses  yeux  gris 
semblaient  encore  plus  grands  dans  son  visage  aminci,  émacié. 
La  pâleur  mate  de  son  visage,  cette  pâleur  pareille  à  de  la  nacre 
précieuse,  avait  fait  place  à  une  blancheur  maladive.  Ce  pauvre 
corps,  jadis  si  beau,  flottait  dans  les  étoffes  de  laine  qui  le  cou- 
vraient; les  mains,  si  distinguées  et  si  fines,  avec  leurs  ongles  trans- 
parens  et  rosés,  s'allongeaient  maintenant,  semées  de  petites  rayures 
rouges,  semblables  à  des  stries  presque  invisibles.  Thérèse  ne  se 
rendait  pas  compte  de  son  état  :  elle  croyait  que  la  mort  ne  voulait 
pas  d'elle.  Après  avoir  espéré  un  repos  prochain  dans  la  tombe,  elle 


570  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

ne  trouvait  qu'une  lente  agonie.  Cette  moribonde  s'imaginait  qu'on 
ne  l'envoyait  à  Menton  que  pour  presser  la  guérison  définitive  de  sa 
pleurésie!  D'ailleurs,  qu'elle  fût  ici  ou  là,  à  quoi  bon?  Nulle  espé- 
rance ne  dorait  sa  vie.  Elle  recouvrerait  la  santé  sans  doute  :  et  puis 
après  ? 

Nathaniel  montra  tout  ce  que  peut  une  affection  tendre  et  déli- 
cate. En  huit  jours,  il  eut  installé  sa  chère  malade  dans  une  villa 
spacieuse,  appuyée  contre  la  montagne.  Devant  la  terrasse,  la  mer 
bleue,  où  se  jouaient  les  rayons  du  soleil.  Il  fit  venir  de  l'hôtel  de 
Courtival  et  de  la  villa  de  Chailly  tous  les  objets  familiers  dont  la 
jeune  femme  aimait  à  s'entourer.  Celle-ci  eut  bientôt  autour  d'elle 
les  tableaux  de  maîtres  où  elle  aimait  à  jeter  les  yeux,  les  poètes 
préférés  qu'elle  se  plaisait  à  feuilleter.  Et  toujours  la  présence  de 
Béryot,  qui  s'ingéniait  à  la  distraire,  à  l'amuser,  à  lui  parler  de 
toutes  les  choses  qui  pouvaient  égayer  son  esprit.  Thérèse  vécut 
ainsi  deux  mois,  persuadée  qu'elle  se  remettait  un  tout  petit  peu 
chaque  jour,  et  qu'en  reprenant  toute  sa  santé,  elle  retrouverait  les 
jouissances  d'une  vie  honorable  et  digne,  sinon  celles  de  l'amour 
partagé.  Ce  fut  pendant  cette  période  qu'elle  aborda  nettement  avec 
Nathaniel  la  grande  question  qui  la  préoccupait  :  «  Pourquoi  Robert 
était-il  parti  ?  » 

—  Oui,  vous  avez  longtemps  cherché  !  s'écria  Béryot.  Et  vous  cher- 
chez encore,  et  vous  ne  comprenez  pas,  et  vous  ne  pouvez  pas  com- 
prendre I  Un  cerveau  de  femme  n'imagine  pas  ce  qu'il  y  a  d'égoïsme 
dans  le  cœur  de  l'homme.  Vous  ne  concevez  pas  la  cause  de  la  ja- 
lousie de  votre  mari  !  Pourquoi  jaloux,  puisqu'il  connaissait  le  passé? 

—  Non-seulement  il  le  connaissait,  dit-elle  d'une  voix  très  douce, 
mais  encore  il  l'avait  pardonné. 

—  Pardonné?  Oui,  dans  le  premier  mouvement,  par  un  élan  de 
générosité.  On  s'éblouit  soi-même  avec  ces  générosités-là  !  Puis  la 
réflexion  arrive,  suivie  bientôt  du  repentir.  Vous  aimiez  Robert  de 
toute  votre  âme  et  de  tout  votre  corps.  11  s'est  dit  que  vous  aviez 
été  avec  d'autres  ce  que  vous  étiez  avec  lui.  Un  homme  redoute  tou- 
jours le  passé  de  la  femme  qu'il  aime.  Presque  toujours  il  peut  le  dé- 
terminer, ce  passé  qui  le  hante  et  l'obsède  !  11  peut  mettre  un  nom  sur 
un  visage,  provoquer  celui-ci  ou  celui-là,  venger  sa  douleur  en  sa- 
tisfaisant sa  rancune. Votre  mari  ne  pouvait  pas.  Sa  jalousie  flottait 
dans  un  vague  effroyable.  11  se  disait  :  «  Elle  a  eu  des  amans  !  » 
Quels  amans?  Et  dans  les  transports  d'amour  que  vous  éprouviez 
pour  lui,  il  croyait  retrouver  l'odeur  de  tous  ces  exécrables  bai- 
sers ! 

Nathaniel  parlait  brutalement,  pareil  au  bon  chirurgien  qui,  d'un 
coup  net,  enfonce  le  bistouri  dans  la  plaie.  En  regardant  Thérèse, 


THÉRÉ8INE.  571 

il  eut  le  regret  de  sa  rude  franchise.  Son  visage  s'inondait  de 
larmes.  Elle  pleurait;  oh!  elle  pleurait  désespérément. 

—  Je  comprends,.,  murmura-t-elle  d'un  voix  brisée.  Les  prêtres 
ont  menti,  les  philosophes  ont  menti,  les  poètes  ont  menti  !  Les  pre- 
miers disent  qu'on  pardonne  à  la  femme  coupable,  parce  que  le  re- 
pentir lave  le  péché  et  que  la  miséricorde  de  Dieu  est  infinie.  Les 
seconds  disent  qu'on  pardonne  à  la  femme  coupable,  parce  que  la 
morale  universelle  n'admet  pas  de  châtiment  sans  rémission.  Les 
troisièmes  disent  qu'on  pardonne  à  la  femme  coupable,  parce  que 
l'amour  efface  tout.  Ce  n'est  pas  vrai!  Ce  n'est  pas  vrai!  Où  donc 
trouver  un  exemple  plus  épouvantable  que  le  mien?  Je  suis  née  tout 
en  bas,  je  ne  savais  rien,  je  ne  n'étais  qu'une  brute!  Vous  avez  ouvert 
mon  intelligence  et  éclairé  mon  cœur.  A  partir  de  ce  jour,  je  crois 
n'avoir  oiTensé  ni  la  loi  religieuse  ni  la  loi  humaine.  Je  me  suis  ré- 
habilitée devant  Dieu,  d'abord  ;  ensuite,  devant  ma  conscience  ;  enfin, 
aux  yeux  du  monde.  Et  je  me  suis  brisée  contre  les  mépris  de  Ro- 
bert !  C'était  fatal  !  La  réhabihtation  d'une  pécheresse  est  impos- 
sible !  L'homme  pardonne  et  n'oublie  pas.  Dieu  seul  peut  oublier, 
parce  qu'il  efface! 

A  partir  de  ce  jour,  Thérèse  fut  plus  calme.  Une  hautaine  rési- 
gnation remplaçait  maintenant  ses  inutiles  désespoirs.  Cependant, 
la  phtisie  faisait  tous  les  jours  de  nouveaux  progrès.  La  malade  s'en 
allait  lentement,  et  Nathaniel  s'apercevait  bien  qu'elle  n'avait  plus 
que  peu  de  mois  à  vivre.  Thérèse  seule  ne  se  voyait  pas  si  près  de 
la  mort.  Avec  son  besoin  d'activité  cérébrale,  elle  formait  des  pro- 
jets pour  l'avenir.  Elle  se  vengerait  de  l'existence  obstinément 
cruelle  en  rendant  le  bien  pour  le  mal.  La  souffrance  n'aigrit  que 
les  âmes  inférieures.  Les  êtres  dont  la  nature  est  un  peu  élevée 
sont  grandis,  au  contraire,  par  les  épreuves  qu'ils  subissent.  Tra- 
hie dans  son  espoir.  M""®  Clavière  voulait  prendre  sa  revanche.  Son 
mari  la  fuyait;  elle  restait  abandonnée,  privée  de  l'ami  naturel  et 
du  protecteur  légal?  Soit.  Elle  serait  la  protectrice  et  l'amie  de 
tous  les  déshérités  de  la  vie  !  Elle  racontait  à  Béryot  ses  projets. 
Avec  sa  grande  fortune,  que  de  choses  il  lui  serait  possible  d'ac- 
complir! Et  le  pauvre  homme  retenait  à  peine  ses  larmes,  en  écou- 
tant cette  noble  femme  parler  de  l'avenir,  quand  l'avenir  pour  elle 
était  si  court  ! 

La  trêve  ne  dura  guère.  Un  après-midi  du  mois  d'avril,  par 
un  beau  soleil  souriant  et  chaud,  le  médecin  se  déclara  plus  satis- 
fait. Il  permit  que  Thérèse  fît  une  promenade  en  voiture  avec  son 
ami.  Tous  les  deux  allèrent  visiter  une  grande  fabrique  de  poteries, 
située  à  peu  de  distance  de  la  ville.  Beaucoup  d'étrangers,  ceux 
qui  passent  l'hiver  à  Menton  s'y  donnent  assez  souvent  rendez-vous. 


572  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  arrivant  dans  le  Midi,  Thérèse  avait  soulevé  bien  des  sympa- 
thies autour  d'elle.  On  se  racontait  tout  bas  son  histoire,  histoire 
mal  connue  et  vaguement  romanesque.  On  disait  que  cette  jeune 
Américaine,  plusieurs  fois  millionnaire,  après  avoir  épousé  par 
amour  le  frère  de  M"""  Hyacinthe,  s'était  vue  brusquement  délaissée. 
L'évêque,  interrogé  par  ses  curieuses  amies.  M""®  de  Sénozan, 
M""^  de  Glérac  ou  M™*"  de  L'ArbresIe,  ne  donnait  aucun  détail  :  il 
se  contentait  de  juger  sévèrement  la  conduite  de  son  frère.  Les 
belles  dames  de  Paris,  en  écrivant  à  Nice  ou  à  Cannes,  ne  manquè- 
rent pas  de  grossir  encore  les  bruits  qui  couraient  :  si  bien  que 
le  respect  inspiré  par  la  jeune  femme  se  doublait  d'une  pitié  pro- 
fonde. 

Lorsqu'elle  péaétra  dans  le  grand  hall  de  la  poterie,  où  sont  ex- 
posées les  faïences  en  terre  colorée,  on  la  regarda  beaucoup.  Elle 
passa  bientôt  dans  une  pièce  voisine,  et,  toujours  accompagnée  de 
xNathaniel,  y  séjourna  quelques  minutes.  Quand  elle  rentra  dans  le 
hall,  elle  entendit  cette  phrase  qu'une  autre  visiteuse  disait  à 
son  mari  :  «  —  La  pauvre  femme  est  perdue  ;  elle  n'a  pas  deux 
mois  à  vivre  !  »  Thérèse  s'aperçut  qu'il  se  faisait  un  grand  silence 
à  son  apparition.  On  semblait  gêné,  embarrassé.  Celle-là  même  qui 
venait  de  prononcer  des  paroles  si  malencontreuses,  détournait  la 
tête,  toute  confuse.  M™^  Clavière  prit  nerveusement  le  bras  de  Na- 
thaniel  : 

—  Sortons,  murmura-t-elle  d'une  voix  altérée. 

Ils  remontèrent  en  voiture.  Béryot  essaya  de  causer  avec  son 
amie.  Elle  garda  le  silence.  Mais,  de  retour  à  la  villa,  Thé- 
rèse ôta  son  chapeau  d'une  main  fébrile,  et,  retirant  l'épais  man- 
teau qui  la  couvrait,  se  regarda  longuement  dans  une  glace.  Elle 
vit  son  visage  très  pâle,  avec  des  rougeurs  vives  aux  pommettes  ; 
elle  vit  ses  yeux  brûlant  d'une  fièvre  malsaine;  elle  songea  que 
depuis  la  fin  de  la  pleurésie,  elle  ne  cessait  pas  de  tousser  d'une 
toux  sèche,  surtout  aiguë  et  douloureuse  pendant  la  nuit;  puis 
elle  examina  ses  mains  et  remarqua  que  ses  ongles  semblaient 
soulevés  à  la  racme.  Alors,  se  tournant  vers  son  ami,  elle  dit,  d'une 
voix  sourde  : 

—  Cette  femme  avait  raison:  dans  deux  mois  je  serai  morte! 
Thérèse  avait  assez  lu  pour  reconnaître  la  marche  de  la  phtisie, 

cette  phtisie  qu'on  lui  cachait,  et  si  habilement,  qu'elle  s'était  aveu- 
glée sur  son  état.  Vainement  Nalhaniel  essaya  de  la  détromper.  Son 
amie  ne  l'écoutait  plus:  elle  réfléchissait.  Assise  dans  un  fauteuil, 
la  tête  légèrement  penchée  en  avant,  la  malade  regardait  fixement 
devant  elle,  dans  le  vide.  Tout  à  coup,  elle  éclata  en  sanglots,  et, 
saisissant  avec  fièvre  la  main  de  Béryot  : 


THÉRÉSINE.  573 

—  Je  ne  veux  pas  mourir!  s'écria-t-elle.  Oui,  c'est  vrai,  dans 
un  moment  de  désespoir,  j'ai  offert  mes  épaules  nues  à  la  neige  ! 
Oui,  je  sentais  alors  avec  délices  la  mort  glaciale  m'envahir  et  péné- 
trer dans  mes  veines!  A  présent...  j'ai  peur!  Je  peux  encore  faire 
du  bien  aux  autres  et  à  moi-même!  J'ai  vingt-six  ans;  l'avenir 
qui  s'ouvre  devant  moi  est  long  et  plein  de  promesses  !  Je  ne  veux 
plus  mourir,  je  ne  veux  plus,  non  I  je  ne  veux  plus  ! 

Et  elle  pleurait,  se  tordant  les  bras  ;  et  cette  malheureuse  créa- 
ture, qui  avait  couru  frénétiquement  à  un  suicide  atroce,  se  révol- 
tait à  l'idée  de  cette  tombe  où  elle  se  sentait  glisser.  Elle  passa 
une  nuit  épouvantable,  coupée  de  délire  et  de  rêves  affreux,  et  ne 
s'endormit  qu'au  matin,  anéantie.  Il  fallut  plusieurs  jours  pour 
qu'elle  retrouvât  un  calme  relatif.  Elle  ne  parlait  presque  plus  à 
Nathaniel,  et  s'enfermait  dans  un  silence  farouche. 

Puis,  comme  son  instinct  la  guidait  toujours  vers  des  idées  hautes, 
son  esprit  surexcité  s'apaisa  et  s'ennoblit  encore.  Elle  songea  que 
celte  mort  était  son  œuvre,  en  somme.  Elle  l'avait  préparée  et  vou- 
lue. Que  pouvait -elle  maintenant  demander  à  la  vie?  Sa  destinée 
ressemblait  à  ces  météores  qui  jettent  un  éclat  rapide  et  disparais- 
sent brusquement.  Elle  mesura  les  joies  qu'elle  avait  goûtées,  les 
douleurs  qu'dle  avait  souffertes  :  et  elle  se  résigna. 

Dès  lors,  Thérèse  se  montra  presque  gaie.  Elle  acceptait  tout  : 
non-seulement  la  mort  qu'elle  sentait  prochaine,  mais  aussi  la 
maladie,  qui  la  torturait  chaque  jour  davantage.  Un  matin  que  Na- 
thaniel essayait  de  lui  dire  quelques  mots  de  consolation,  elle  eut 
un  sourire  vague  : 

—  Ne  sentez-vous  pas,  mon  ami,  quelle  sera  une  délivrance? 
Je  /'ai  passionnément  appelée  là-bas,  à  Fontainebleau.  Puis  j'ai  eu 
un  accès  de  désespoir,  l'autre  jour,  quand  j'ai  entendu  qu'elle  frap- 
pait à  ma  porte  ;  je  n'étais  qu'une  enfant  sans  courage,  sans  vo- 
lonté... 

Depuis  quelque  temps,  la  mourante  ne  parlait  plus  de  Robert. 
Nathaniel,  comprenant  bien  qu'elle  y  pensait  à  chaque  instant,  au- 
rait voulu  la  distraire  de  ces  cruelles  songeries.  Il  s'efforçait  d'in- 
téresser son  esprit  par  des  lectures,  par  des  causeries  et  des  re- 
tours sur  leur  existence  d'autrefois.  Thérèse  l'écoutait  un  moment, 
mais  pour  retomber  bien  vite  dans  ses  rêves.  Un  matin,  vers  le 
milieu  du  mois  de  mai,  ils  causaient  tous  les  deux  dans  le  jardin, 
en  face  de  la  mer.  La  brise,  légère  et  parfumée,  caressait  douce- 
ment les  feuilles  des  orangers  et  des  citronniers  dans  les  par- 
terres. Aussi  loin  que  la  vue  pouvait  s'étendre,  on  n'apercevait 
que  des  vagues  bleues  et  violettes,  où  les  rayons  de  soleil  jetaient 
des  pointes  d'or  très  fines.  La  jeune  femme  regardait  autour  d'elle, 


57A  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

sans  tristesse,  avec  ce  sourire  mélancolique  qui  semblait  figé  sur 
ses  lèvres  pâles. 

—  Dans  six  semaines  ou  deux  mois,  je  n'y  serai  probablement 
plus,  dit-elle.  Tenez,  je  serais  heureuse  de  dormir  ici  mon  grand 
sommeil,  près  de  cette  maison  où  j'aurai  vécu  mes  dernières  heures. 
Vous  achèterez  la  propriété  ;  vous  mettrez  beaucoup  de  fleurs  au- 
tour de  ma  tombe  ;  et  sur  la  pierre  mon  nom,  mon  vrai  nom  : 
Thérésine!  Oh!  pas  Thérèse  surtout!  Thérèse  n'a  fait  que  soulTrir, 
tandis  que  Thérésine  a  été  heureuse... 

Puis,  violemment,  elle  prit  la  main  de  Nathaniel;  et,  avec  une 
passion  étrange  : 

—  Et  je  me  cache  de  vous,.,  de  vous,  mon  meilleur  ami  !  C'est 
une  idée  qui  m'est  venue.  J'y  pense  et  j'y  repense  tout  le  temps,  à 
chaque  heure  du  jour  et  de  la  nuit.  Je  ne  voudrais  pas  mourir  sans 
avoir  revu  Robert  !  Je  voudrais  lui  dire  adieu  et  lui  donner  mon 
dernier  baiser  ! 

Ce  cri  de  tendresse  échappé  à  une  créature  agonisante  remua  pro- 
fondément Béryot.  Il  comprenait  maintenant  le  silence  de  son  amie. 
Elle  ne  lui  disait  rien,  à  lui,  parce  qu'elle  causait  tout  bas  avec 
Vautre,  avec  celui  qui  était  loin  et  qu'elle  aimait  d'autant  plus  qu'il 
la  faisait  souffrir  davantage.  Où  le  trouver,  maintenant  ?  Nathaniel 
allait  écrire  à  M^'  Hyacinthe,quand  une  dépêche  de  l'évêque  arriva, 
il  annonçait  sa  venue  prochaine.  Et,  en  elfet,  vers  la  fin  de  la  se- 
maine, le  prélat  s'installait  auprès  de  Thérèse,  devinant  bien  que 
le  dénoûment  approchait. 

—  J'ai  prévu  le  désir  de  la  pauvre  enfant,  dit-il  à  Béryot,  quand 
celui-ci  lui  eût  confié  le  vœu  suprême  de  son  amie.  Depuis  près 
d'un  mois,  j'ai  suivi  de  loin  Robert.  En  ce  moment,  il  est  à  Naples. 
Emportez  cette  lettre,  et,  lorsque  mon  frère  l'aura  lue,  c'est  avec 
lui  que  vous  reviendrez. 

jNathaniel  partit  le  lendemain.  M^'^  Hyacinthe  avait  tout  dit  à  Thé- 
rèse. Une  joie  pure  illuminait  le  visage  de  la  jeune  femme.  Enfin, 
le  ciel  exauçait  donc  son  dernier  désir  !  Elle  le  verrait  encore  une 
fois,  celui  qu'elle  aimait  du  plus  profond  de  son  âme,  celui  qu'elle 
adorait  malgré  la  féroce  dureté  de  son  abandon  !  Elle  passait  main- 
tenant ses  journées  étendue  sur  une  chaise  longue,  car  elle  pouvait 
à  peine  marcher.  Mais  qu'importait,  à  présent,  qu'on  lui  défendît 
de  se  lever?  Elle  ne  se  plaignait  plus  de  la  toux  qui  déchirait  sa 
poitrine,  ni  du  râle  qui  la  rongeait  affreusement.  Elle  était  joyeuse 
et  riante. 

—  Vous  comprenez,  monseigneur,  ce  n'était  pas  possible!  Je  de- 
vais le  revoir;  j'avais  bien  mérité  cette  consolation  1  Le  destin  m'en 
a  refusé  tant  d'autres  !  Robert  n'est  pas  méchant  :  quand  il  saura 


THÉRÉSINE.  575 

que  je  n'en  ai  plus  que  pour  peu  de  temps,  il  sautera  en  wagon  et 
reviendra  ici! 

Elle  comptait  les  jours.  Aurélie  avait  acheté  un  petit  calendrier, 
et  Thérèse  faisait  des  calculs  en  étudiant  la  marche  des  trains  de 
San-Remo  jusqu'à  Naples.  Elle  y  pensait  le  jour,  elle  y  pensait  la 
nuit.  jNathaniel  avait  quitté  Menton  tel  jour  ;  tel  jour,  il  entrerait  à 
Naples.  Il  ne  faudrait  pas  longtemps  pour  voir  Robert  et  le  déci- 
der. Ils  seraient  de  retour  ensemble  vers  les  premiers  jours  du 
mois  de  juin.  Et  comme  Robert  l'embrasserait,  comme  il  la  cares- 
serait, comme  il  lui  demanderait  pardon  de  l'avoir  rendue  si 
malheureuse  ! 

Un  soir,  une  dépêche  arriva.  Nathaniel  avertissait  qu'il  n'avait 
pas  trouvé  Robert  :  celui-ci  venait  de  partir  pour  Catane.  Mais  Bé- 
ryot  suppliait  Thérèse  de  ne  pas  se  désoler.  Il  allait  s'embarquer 
pour  la  Sicile;  ce  ne  serait  qu'un  retard  de  quelques  jours...  Un 
retard!  Et  M^^  Hyacinthe  se  demandait  si  Thérèse  serait  encore 
vivante, au  retour  des  deux  hommes.  La  maladie  marchait  avec  ra- 
pidité, et  Thérèse  souffrait  le  martyre.  Elle  ne  pouvait  même  plus 
rester  étendue  sur  la  chaise  longue.  Il  fallait  qu'elle  demeurât  cou- 
chée, et  c'est  à  peine  si  on  lui  permettait  de  se  lever  une  heure 
tous  les  matins. M^""  Hyacinthe  ne  la  quittait  guère.  Mais  dès  qu'elle 
se  trouvait  seule,  elle  reprenait  ses  calculs  avec  une  sorte  de  joie 
enfantine.  La  pauvre  créature  y  mettait  une  intensité  d'esprit 
extraordinaire.  Sa  pensée  suivait  obstinément  les  deux  voyageurs. 
Sur  son  lit,  à  côté  d'elle,  s'étalait  une  carte  d'Italie,  et  son  imagi- 
nation, détachée  des  choses  extérieures,  volait  par-delà  l'espace. 

Seconde  dépêche!  Celle-ci  venait  de  Catane,  très  longue,  très  dé- 
taillée. INathaniel  avait  retrouvé  Robert  ;  et  le  jeune  homme,  après 
avoir  lu  la  lettre  de  son  Irère,  s'était  mis  à  fondre  en  larmes. 
«  Partons,  partons  vite  !  »  s'était-il  écrié.  Et  ils  revenaient  en- 
semble. Ils  revenaient  ! 

—  Vous  voyez  que  la  vie  a  quelquefois  du  bon,  monseigneur, 
murmura-t-elle  d'une  voix  éteinte.  Dans  quatre  jours,  dans  cinq 
jours,  peut-être  avant,  il  sera  ici,  près  de  moi,  et  j'entendrai  sa 
douce  voix,  et  je  verrai  son  cher  visage  !.. 

Alors  Thérèse  recommença  ses  calculs  encore  une  fois.  Troi- 
sième dépêche  :  ils  étaient  à  Rome.  Puis  encore  une  autre  dépêche  : 
ils  étaient  à  Florence.  Une  joie  céleste  rayonnait  sur  le  visage  de 
Thérèse.  Comme  ils  voyageaient  vite,  mon  Dieu!  Robert  l'aimait 
donc  toujours,  puisqu'il  se  dépêchait  ainsi  ? 

Un  dernier  télégramme  arriva  ;  Réryot  annonçait  que  Robert  et 
lui  seraient  à  Menton  le  lendemain  matin,  à  onze  heures.  Un  frisson 
de  joie  secoua  la  mourante.  Elle  frappa  ses  mains  l'une  contre 


576  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

l'autre,  ainsi  qu'une  petite  fille  à  qui  l'on  promet  une  partie  de 
plaisir. 

—  Plus  qu'un  jour  et  une  nuit  !  balbutia-t-elle. 

Elle  ne  ferma  pas  l'œil  un  instant.  Naguère  elle  effaçait  les 
jours;  maintenant  elle  tenait  les  yeux  fixés  sur  sa  montre,  et  sa 
pensée  effaçait  les  heures  I  Comme  elle  fut  longue,  cette  nuit,  cette 
dernière  nuit  !  Enfin  l'aube  parut  et  le  soleil  se  leva,  rosant  le  ciel 
bleu.  Thérèse,  à  présent,  comptait  les  minutes  qui  la  séparaient  de 
son  bonheur.  M°''  Hyacinthe  était  assis  près  du  lit,  à  côté  d'elle, 
serrant  sa  main  fiévreuse. 

Elle  dit  lentement  : 

—  Le  train  entre  en  gare...  Ils  descendent...  Je  les  devine,  je 
les  sens,  je  les  vois...  C'est  étrange!  ma  pensée  a  une  lucidité  infi- 
nie... Ils  montent  en  voiture,  ils  arrivent... 

Thérèse  se  tut,  et  laissa  retomber  sa  tête  sur  l'oreiller.  Une  ex- 
quise félicité  l'envahissait.  Dans  quelques  minutes,  ils  seraient 
réunis...  Elle  suivait  la  voiture,  elle  entendait  le  galop  des  che- 
vaux.... Et  soudain  un  bruit  de  roues  devant  la  grille  de  la  villa. 
Eux,  enfin  !  ils  étaient  là  ! 

Le  visage  de  la  jeune  femme  avait  recouvré  sa  beauté  divine. 
Les  yeux  grands  ouverts,  elle  se  laissait  aller  à  son  ivresse.  Un 
bruit  de  pas  rapides  retentit  dans  l'escalier,.,  la  porte  s'ouvrit!.. 
Nathaniel  parut  :  il  était  seul.  L'effet  fut  si  puissant,  que  cette  mou- 
rante épuisée,  ruinée  par  la  souffrance,  eut  encore  la  force  de  se 
dresser  à  demi  : 

—  Robert!  Robert!  Où  est  Robert? 

Nathaniel  restait  au  seuil  de  la  chambre,  muet,  immobile,  le 
visage  décomposé. 

—  Robert!  Où  est  Robert?  s'écria-t-elle  encore  une  seconde 
fois. 

—  Il  m'a  quitté  à  San-Remo...  Il  n'a  pas  eu  le  courage  de  ve- 
nir, et... 

Une  angoisse  indicible  crispa  le  visage  de  la  malheureuse.  Il 
fallait  qu'elle  trouvât  dans  la  mort  une  déception  aussi  cruelle  que 
dans  la  vie  !  Thérèse  retomba  en  arrière,  les  cheveux  épars  sur 
l'oreiller.  Elle  dit  seulement  : 

—  Ah! 

Et,  dans  ce  cri,  son  âme  s'envola. 


Albert  Delpit. 


LA 


QUESTION    HOMÉRIQUE 


Histoire  de  la  littérature  grecque,  par  ]\IM.  AlIVed  et  Maurice  Croisât.  —   Tome  i", 
Homère,  la  Poésie  cyclique,  Hésiode,  1  vol.  in-8",  Ernest  Thorin. 

11  y  a,  disions-nous  ici  même,  dans  une  étude  dont  se  souvien 
nent  peut-être  encore  quelques-uns  des  lecteurs  de  la  Bévue  (1),  il 
y  a  bien  des  manières  de  lire  Homère,  et,  ce  jour-là,  nous  cherchions 
à  montrer  quel  parti  l'archéologue  pouvait  tirer  de  ï Iliade  et  de 
VOdyasée  pour  l'histoire  des  arts  primitifs  de  la  Grèce  et  de  son  in- 
dustrie naissante.  Aujourd'hui,  c'est  à  un  autre  point  de  vue  que 
nous  nous  placerons  pour  rouvrir  et  feuilleter  ces  poèmes,  que  ne 
saurait  manquer  de  relire  plusieurs  fois  dans  sa  vie  tout  homme 
qui  aime  les  lettres  grecques  et  qui  a  eu  l'honneur  de  les  ensei- 
gner. L'attention  de  tous  ceux  qui  s'intéressent  encore  à  l'antiquité 
vient  d'être  appelée  de  nouveau  sur  un  problème  qui  divise  les 
meilleurs  esprits  et  qui,  dans  les  premières  années  de  ce  siècle, 
a  provoqué  des  débats  passionnés  sur  ce  que  l'on  est  convenu  d'ap- 
peler la  Question  homérique. 

Ce  réveil  d'une  discussion  qui  a  longtemps  occupé  la  critique  et 
qui  n'est  pas  près  de  finir,  nous  le  devrons  à  un  ouvrage  dont  le 
premier  volume,  le  seul  qui  ait  paru  jusqu'ici,  est  presque  tout  en- 
tier consacré  à  la  poésie  épique  ;  nous  voulons  parler  de  cette  ///.■<- 
toire  de  la  littérature  grecque,  au  frontispice  de  laquelle  on  lit  les 
noms  de  deux  frères,  M\L  Alfred  et  Maurice  Groiset.  L'un  et  l'autre 
étaient  bien  préparés  à  l'entreprise  en  vue  de  laquelle  ils  ont  asso- 

(l)  Homère,  d'après  les  plus  récentes  découvertes  de  V archéologie,  15  juillet  1885. 
TOME  LXXXIV.  —  1887.  37 


578  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 

cié  leurs  efforts.  Ce  fardeau  est  trop  lourd  pour  les  épaules  d'un 
homme  seul  ;  de  tous  ceux  qui  ont  conçu  cette  haute  ambition,  aucun, 
ni  Mure,  ni  Otlfried  Muller,  ni  Bernhardy,  ni  Bergk  n'a  pu  remplir 
tout  son  programme  et  aller  jusqu'au  bout  de  la  voie.  Ceux  qui  s'y 
engagent  aujourd'hui  de  concert  ont  une  longue  habitude  de  tra- 
vailler et  de  penser  en  commun;  l'exacte  correspondance  des  des- 
tinées a  encore  resserré  les  liens  que  le  sang  avait  créés.  La  maison 
paternelle  les  avait  formés  dans  les  mêmes  disciplines  ;  un  peu  plus 
tard,  les  mêmes  maîtres  les  avaient  initiés  au  culte  des  modèles 
classiques,  aux  mystères  de  cette  religion  qui  compte  encore  quel- 
ques fidèles;    ils  ont  ensuite  passé  par  la   même  école  et  suivi 
la  même  carrière  ;  ils  occupent ,   l'un  à  Paris  et  l'autre  à  Mont- 
pellier, des  chaires  pareilles.  Ils  auraient  pu  se  contenter  d'être 
gens  de  goût  et  professeurs  excellens  ;  c'est  une  tentation  à  laquelle 
ne  cèdent,  dans  notre  université  française,  que  trop  d'esprits  dis- 
tingués; ceux-ci  se  sont  astreints  au  dur  labeur  de  composer  et 
d'écrire.  Comme  s'ils  avaient  conçu  de  bonne  heure  la  pensée  de 
l'ouvrage  considérable  dont  ils  nous  offrent  aujourd'hui  les  pré- 
mices, toutes  leurs  recherches  ont  porté  sur  des  parties  de  cet  en- 
semble qu'ils  s'apprêtent  à  embrasser  tout  entier.  C'est  ainsi  que 
M.  Maurice  Croiset  a  su  parler,  avec  une  élégance  aisée  qui  était 
bien  de  mise  en  un  pareil  sujet,  du  plus  spirituel  des  sophistes 
grecs,  de  Lucien,  que  l'on  a  souvent  comparé  à  Voltaire;  il  l'a,  d'une 
main  adroite ,  replacé  dans  son  milieu,  entre  le  polythéisme,  qui 
n'obtient  plus  que  des  respects  vides  de  croyance,  et  le  christia- 
nisme qui  commence  par  en  bas  la  conquête  de  la  société  gréco- 
romaine;  il  a  fait  connaître,  par  une  complète  et  lucide  analyse, 
l'œuvre  très  variée  du  brillant  écrivain  (1).  Quant  à  M.  Alfred  Croi- 
set, il  suffira  de  rappeler  son  étude  sur  Pindare,  où  un  si  vif  sen- 
timent des  beautés  originales  du  poète  thébain  s'allie  à  une  érudi- 
tion si  curieuse  et  si  sûre,  que  n'effraient  point  les  problèmes  les 
plus  ardus,  la  difficulté  de  restituer  la  métrique  des  odes  et  de  se 
faire  une  idée  delà  musique  qui  leur  servait  d'accompagnement  (2). 
La  magistrale  édition  de  Thucydide  n'a  pas  été  accueillie  avec  moins 
de  faveur  ;  elle  a  trouvé  grâce  devant  les  philologues  les  plus  exi- 
geans,  et  elle  a  gagné  le  suffrage  des  lettrés  les  plus  délicats  (3). 


(1)  Croiset  (Maurice),  Essai  sur  la  vie  et  les  œuvres  de  Lucien,  1  vol.  in-8",  188 
Hachette. 

•(2)  Croiset  (Alfred),  la  Poésie  de  Pindare  et  les  lois  du  lyrisme  grec,  1  vol  in-8'', 
1880  ;  IMchette. 

(3)  Thucydide,  Histoire  de  la  guerre  du  Péloponèse,  texte  grec,  publié  d'après  les 
travaux  les  plus  recens  de  la  philologie,  avec  un  commentaire  critique  et  explicatif,  et 
précédé  d'une  introduction,  par  M.Alfred  Croiset.  Livres  iir,  1  vol.  in-8»,  1886;  Ha- 
chette. 


LA   QUESTION    HO  lERIQUE.  579 

Un  sens  des  plus  fermes  y  préside  à  l'établissement  du  texte  ;  une 
profonde  connaissance  du  vocabulaire  et  de  la  grammaire  aide  l'édi- 
teur à  choisir  entre  les  leçons  que  lui  fournissaient  les  manuscrits; 
les  notes  sont  sobres  et  précises.  L'introduction  renferme  tous  les 
renseignemens  nécessaires  sur  l'histoire  de  Thucydide  et  de  son 
livre;  mais  ce  qiii  en  fait  surtout  le  prix,  ce  sont  les  pages  oii  le 
critique  définit  la  méthode  de  son  auteur  et  celles  où  il  montre 
comment  s'est  formée  la  prose  attique,  quels  sont  les  caractères 
qui  la  distinguent  et  qui  l'ont  rendue  propre  à  jouer,  dans  le  monde 
antique,  comme  l'instrument  par  excellence  de  la  pensée,  un  rôle 
dont  rien  n'approche,  si  ce  n'est  celui  dont  la  prose  française  s'est 
emparée  dans  les  temps  modernes,  et  qu'elle  a  su  soutenir  avec 
tant  d'éclat  depuis  trois  siècles. 

Ces  pages,  qui  ont  été  si  vivement  goûtées  par  ceux  qui  ont  été 
les  chercher  dans  les  prolégomènes  d'une  édition  savante,  nous  les 
retrouverons  à  leur  place  dans  l'ouvrage  où  les  deux  collaborateurs 
se  proposent  de  suivre,  depuis  ses  commencemens  jusqu'à  son 
terme,  le  développement  organique  du  génie  grec  et  l'évolution  de  sa 
pensée  ;  on  y  verra  reparaître,  appropriés  aux  exigences  d'un  autre 
cadre ,  leurs  travaux  et  leurs  idées  sur  la  poésie  lyrique  et  sur  la 
sophistique  du  temps  des  Antonins.  Avant  de  prendre  leur  élan, 
MM.  Alfred  et  Maurice  Groiset  ont  ainsi  mesuré  le  champ  qu'ils  se 
proposent  de  parcourir  ;  ils  en  ont  exploré  les  chemins  ;  ils  ont  écrit 
par  avance  quelques-uns  des  chapitres  du  livre  dont  ils  ont  osé  con- 
cevoir le  plan,  et  qu'ils  auront,  je  le  souhaite  et  je  l'espère  ferme- 
ment, le  bonheur  d'achever,  car  ils  sont  jeunes  encore:  ils  n'ont  pas 
dépassé  la  mohié  de  cette  longue  vie  sur  laquelle  semblent  avoir  le 
droit  de  compter  ceux  qui  font  un  bon  emploi  de  leurs  heures,  sans 
abuser  de  la  force  qui  est  en  eux  et  sans  la  laisser  s'engourdir  dans 
l'oisiveté. 

Dans  ces  conditions  mêmes,  il  leur  faudra  bien  des  années  pour 
atteindre  le  but  qu'ils  se  sont  fixé.  La  carrière  s'étend  devant  eux 
comme  à  perte  de  vue;  aucune  autre  littérature  n'a  eu  une  longé- 
vité qui  se  puisse  comparer  à  celle  de  la  littérature  grecque.  Lorsque 
l'historien  cherche  dans  l'épopée  homérique  les  matériaux  qu'elle 
a  mis  en  œuvre,  il  remonte  bien  au-delà  d'Homère,  et,  tout  décidé 
qu'il  soit  à  s'arrêter  au  seuil  de  la  période  byzantine,  au  moins  est-il 
tenu  de  descendre  jusqu'aux  Julien  et  aux  Libanius,  aux  Basile  et 
aux  Ghrysostome;  c'est  environ  treize  ou  quatorze  siècles  d'une 
incessante  et  prodigieuse  activité  d'esprit  qu'il  s'agit  de  faire  passer 
sous  les  yeux  du  lecteur,  au  moyen  d'une  série  de  tableaux  qui  con- 
servent à  chaque  époque  et  à  chaque  groupe  d'écrivains  l'expression 
particulière  de  sa  physionomie  propre,  sa  vivante  originalité.  Pour 


580  REVCE  DES  DEDX  MONDES. 

ne  pas  se  laisser  effrayer  par  la  grandeur  de  la  tâche,  il  faut  être 
soutenu,  comme  le  dit  l'auteur  de  la  préface,  par  «  cet  enthousiasme 
qui  est  nécessaire  aux  œuvres  de  longue  haleine  (1)  ;  »  il  faut  l'être 
par  la  sympathie  et  l'estime  d'un  public  d'élite.  Cet  enthousiasme 
ne  s'éteindra  pas  ;  il  sera  entretenu,  il  sera  réchauffé  sans  cesse 
par  les  découvertes  et  les  surprises  de  cette  longue  exploration, 
par  l'infinie  variété  de  tous  les  beaux  ouvrages  que  les  deux  voya- 
geurs rencontreront  à  chaque  détour  du  chemin  ;  l'accueil  fait  par 
les  gens  de  goût  à  cette  première  partie  répond  de  celui  que  les 
volumes  suivans  trouveront  auprès  des  mêmes  lecteurs.  Il  va  d'ail- 
leurs de  soi  que  ceux-ci  ne  seront  pas  toujours,  sur  tous  les  points, 
de  l'avis  des  deux  historiens  ;  mais  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  s'ar- 
rêter aux  discussions  minutieuses  et  aux  chicanes  de  détail.  Ce 
qui  fait  l'intérêt  du  livre,  c'est  le  compte  qu'il  rend  de  la  naissance 
et  du  développement  de  la  poésie  épique.  M.  Maurice  Croiset  est 
un  disciple  modéré  de  Wolf  ;  malgré  la  discrétion  de  sa  critique  et 
la  finesse  de  ses  jugemens,  il  n'a  pas  réussi  à  nous  convaincre. 
Nous  saisirons  donc  cette  occasion  pour  exposer  les  vues  que  nous 
a  suggérées  à  nous-même  une  lecture  attentive  et  complète  de 
VIliade. 


I. 


Il  y  a  quelques  années,  j'avais  à  ouvrir  un  cours  de  littérature 
grecque  devant  des  auditeurs  qui  ont  le  droit  de  beaucoup  deman- 
der à  leurs  maîtres,  devant  les  élèves  de  l'École  normale  ;  c'était 
par  Homère  et  par  la  question  homérique  que  je  devais  commencer. 
Ma  première  préoccupation  avait  été  de  savoir  comment  étaient 
posés,  à  cette  heure,  les  problèmes  sur  lesquels  j'avais  à  me  pro- 
noncer; or  je  n'avais  pas  tardé  à  reconnaître  que,  dans  ces  derniers 
temps,  la  critique  n'avait  guère  fait  que  tourner  toujours  dans  le 
même  cercle,  sur  les  traces  des  grands  érudits  de  la  première 
moitié  du  siècle  ;  elle  n'avait  pas  présenté  de  solutions  vraiment 
nouvelles;  elle  avait  plutôt  discrédité,  en  les  poussant  jusqu'à  leurs 
conséquences  extrêmes,  celles  qui,  pendant  un  certain  temps,  avaient 
paru  sur  le  point  de  prévaloir.  Un  critique  d'un  esprit  d'ailleurs 
vigoureux  et  pénétrant,  Paley,  n'allait-il  pas  jusqu'à  soutenir,  par 
des  raisons  dont  quelques-unes  pouvaient  sembler  presque  spé- 
cieuses, que  VIlÙKle  et  VOdyssée,  sous  leur  forme  actuelle,  ne 
s'étaient  constituées  qu'après  les  guerres  médiques,  dans  le  cours  du 

(1)  Cette  préface  est  signée  de  M.  Alfred  Croiset. 


LA    QUtSTION    HOMÉRIQUE.  581 

v^  siècle  (1)  ?  Comment  faire  pour  prendre  parti,  pour  choisir  entre 
toutes  ces  hypothèses  qui  se  détruisent  l'une  l'autre,  très  fortes  tant 
qu'il  ne  s'agit  que  d'ébranler  et  de  renverser  la  théorie  contraire, 
très  faibles  et  bientôt  ruinées  jusque  dans  leurs  fonlemens  dès 
qu'elles  sont  à  leur  tour  attaquées  et  battues  en  brèche  par  un 
vigoureux  assaillant?  Où  chercher  un  moyen  terme  entre  la  con- 
ception un  peu  enfantine  dont  se  contentait  la  bonhomie  de  nos 
pères  et  ces  systèmes  tout  arbitraires  où  l'on  exalte  la  poésie  et  où 
l'on  supprime  le  poète,  entre  les  pensées  que  suggère  au  critique 
l'étude  comparative  des  littératures  et  cette  vérité  d'expérience 
qu'il  n'y  a  pas,  dans  l'histoire  des  lettres  et  des  arts,  de  grand 
monument  où  un  homme  de  génie  n'ait  mis  la  main  et  laissé  l'em- 
preinte de  sa  personne  exceptionnelle  et  sacrée?  C'est  dans  l'ana- 
lyse et,  si  l'on  peut  ainsi  parler,  dans  la  dissection  des  deux  épo- 
pées, que  l'on  dit  trouver  la  justification  de  toutes  ces  hypothèses; 
pour  mesurer  le  degré  de  confiance  qu'elles  méritent,  le  mieux  ne 
serait-il  pas  de  fermer,  au  moins  pour  un  temps,  tous  ces  gros 
livres  où  la  matière  est  souvent  si  mince,  tous  ces  programmes, 
toutes  ces  thèses  où  la  polémique,  presque  toujours  pédantesque, 
prend  parfois  des  allures  injurieuses?  Le  plus  sûr  n'est-il  pas  de 
s'adresser  aux  deux  sœurs  immortelles,  kV  Iliade  et  à  Y  Odyssée,  pour 
les  interroger  en  toute  franchise  et  pour  tâcher  de  saisir  leur  ré- 
ponse ? 

L'heure  des  vacances  avait  sonné  ;  je  partais  pour  aller  passer 
l'automne  à  la  campagne,  dans  un  village  de  la  côte  normande  ; 
tout  ce  que  je  tirai  de  ma  bibliothèque,  ce  fut  un  dictionnaire  et 
l'Homère  de  Boissonade,  celui  qui  fait  partie  de  cette  jolie  collec- 
tion des  poètes  grecs  que  ce  fin  helléniste  s'amusa  jadis  à  publier, 
sans  autre  ambition  que  de  fournir  un  texte  correct  aux  honnêtes 
gens  qui  auraient  envie  de  mettre  dans  leur  poche  un  Sophocle  ou 
un  Théocrite  et  de  l'emporter  en  promenade  ou  en  voyage  (2). 
Les  volumes  sont  petits  et  très  bien  imprimés,  sur  papier  de  fil, 
avec  des  caractères  nets  et  fermes  que  Jules  Didot  avait  fondus  tout 
exprès  ;  il  y  en  a  quatre  pour  Homère  :  deux  pour  Y  Iliade,  deux 

(1)  Homeri  quœ  nunc  exstant  an  reliquis  cycli  carminibus  antiquiora  jure  habita 
sint,  auctore  F.  A.  Paley,  M.  A.,  Homeri  Iliadis,  Hesiodi,  .Eschyli  editore.  Londres 
Norgate.  Dans  un  article  de  la  Revue  critique  (20  septembre  1879),  nous  croyons 
avoir  montré  combien  était  paradoxale  et  impossible  à  soutenir  la  thèse  de  M.  Paley, 
fondée  tout  entière  sur  des  assertions  gratuites  ou  sur  des  textes  et  sur  des  faits  mal 
interprétés;  elle  n'a  d'ailleurs,  que  nous  ?achions,  été  admise  par  aucun  critique  dont 
l'opinion  compte. 

(2)  Poetarum  grœcorum  sylloge,  24  vol.  in-32,  1823-1826,  chez  Lefèvre.  En  Î8G7, 
voici  comment  l'éditeur  définissait  lui-même  son  entreprise  :  Ces  volumes,  disait-il 
dans  la  préface  du  tome  i",  l'Anacréon,  celaient  des  «  libelli  belluli,  qui  otio  magis 
et  deambulationi  litteratorum  conveniunt  quam  studiis  recoaditioribuF.  » 


582  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES, 

pour  XOdyssée  et  pour  les  Hymnes.  Au  bas  des  pages,  point  de 
notes,  ni  critiques  ni  explicatives  ;  l'éditeur  suppose  que  l'on  sait, 
comme  lui,  assez  de  grec  pour  ne  pas  être  embarrassé  par  les  diffi- 
cultés qui  arrêteraient  les  écoliers;  tout  ce  qu'il  semble  avoir  mis 
là  du  sien,  ce  sont  quelques  notules^  comme  il  les  appelle,  qui  sont 
reléguées  à  la  tin  des  volumes.  Il  les  donne,  comme  il  le  con- 
fesse non  sans  une  pointe  d'ironie,  telles  qu'elles  lui  venaient  à 
l'esprit,  pendant  qu'il  corrigeait  les  épreuves.  Rien  de  plus  inégal 
et  de  plus  capricieux  que  cette  annotation  ;  il  est  tel  chant  de 
V Iliade  qui  ne  lui  suggérera  que  deux  ou  trois  observations,  tandis 
que,  pour  tel  autre,  les  remarques  se  presseront  bien  plus  nombreuses 
sous  sa  plume.  Ici,  ce  sera  quelque  correction  ingénieuse  qu'il 
propose  d'un  air  souriant  et  détaché  ;  là,  quelque  leçon  générale- 
ment admise  qu'il  discute  brièvement,  ou  quelque  conjecture  d'un 
de  ses  devanciers  qu'il  écarte  d'un  mot  malicieux.  Le  plus  souvent, 
ce  sont  des  rapprochemens  inattendus  que  lui  fournit  sa  vaste  lec- 
ture, ou  bien  des  citations  d'auteurs  inédits  qu'il  était  seul  à  avoir 
lus  dans  les  manuscrits  de  la  Bibliothèque  royale  ;  lui  qui  pèche 
d'ordinaire  plutôt  par  excès  de  sobriété,  il  abuse  un  peu  de  Pla- 
nude.  Dans  cet  érudit  qui  ne  s'est  jamais  attaqué  au  texte  d'aucun 
grand  écrivain  classique,  qui  n'a  pas  formé  d'élèves  et  qui  n'a 
exercé  aucune  influence  sur  les  philologues  ses  contemporains,  il 
y  a  toujours  eu,  malgré  la  précision  de  sa  science,  quelque  chose 
de  l'amateur  et,  qu'on  nous  passe  l'expression,  du  dillettante. 

Ces  notules,  qui  sont  servies  à  part,  comme  ces  plats  que  se  ré- 
servent les  gourmets,  on  peut,  à  volonté,  s'en  donner  le  régal  ou 
n'en  tenir  aucun  compte  ;  elles  ne  gênent  pas  le  lecteur  qui  veut 
se  mettre  seul  en  face  du  texte  grec  et  en  recevoir  l'impression  di- 
recte. C'était  ce  que  je  voulais  tenter;  dans  mes  cou-rses  solitaires 
par  les  sentiers  de  la  falaise  ou  a  sur  le  rivage  de  la  mer  retentis- 
sante, »  je  ne  pouvais  donc  avoir  meilleurs  compagnons  que  ces 
volumes  discrets,  d'où  ne  sortirait  aucune  voix  qui  prévînt  mon 
jugement,  qui  risquât  de  troubler  mon  tête-à-tête  avec  Homère. 
Chaque  matin  et  chaque  après-midi,  j'en  prenais  un  avec  moi  et, 
pour  l'ouvrir,  j'allais  me  cacher  loin  des  importuns,  tantôt  dans 
quelquevergerdont  j'avais  appris  à  franchir  la  haie,  tantôt  dans  une 
petite  anse  où  des  rochers  tout  noirs  de  coquillages  me  dérobaient 
à  la  vue.  Une  fois  établi  dans  ma  retraite,  je  m'empressais  de  re- 
prendre ma  lecture  là  où  je  l'avais  laissée  la  veille.  Suivant  les 
jours,  elle  avançait  plus  ou  moins  vite.  Je  ne  manquais  jamais  de 
marquer  au  passage,  pour  en  chercher  le  sens  quand  je  serais  de 
retour  à  la  maison,  les  mots  qui  m'étaient  inconnus;  un  coup  de 
crayon  suffisait  à  me  les  rappeler,  et  il  y  avait  telle  séance  où,  en- 
traîné par  le  charme  du  récit,  j'allais  d'un  trait  jusqu'au  bout  de 


LA   QUESTION    HOMERIQUE.  583 

quelqu'une  des  grandes  scènes  du  poème;  d'autres  fois,  quelques 
vers  m'occupaient  toute  une  matinée;  un  épisode,  moins  encore, 
une  comparaison,  une  simple  épithète,  me  suggéraient  des  ré- 
flexions que  je  jetais  à  la  hâte,  en  abrégé,  sur  les  marges  de  mon 
exemplaire;  le  soir,  je  les  développais  et  les  tirais  au  clair;  je  rédi- 
geais et  je  classais  ces  notes,  d'où  je  comptais  tirer  la  matière  de 
mon  enseignement.  Tantôt  assis  dans  ces  prés  que  les  humides 
caresses  du  vent  d'ouest  gardent  éternellement  verts,  tantôt  étendu 
sur  le  sable  humide  de  la  grève,  jusqu'au  moment  où  la  marée 
montante  venait  me  mouiller  les  pieds  et  m' avertir  de  la  fuite  des 
heures,  j'employai  ainsi  trois  mois,  qui  comptent  parmi  les  temps 
les  plus  heureux  de  ma  vie,  à  lire  V Iliade  de  la  première  à  la  der- 
nière ligne.  Je  souhaitais,  j'espérais  en  faire  autant  pour  V Odyssée, 
et  celle-ci  aurait  été  plus  vite  lue;  chaque  jour,  la  langue  homérique 
me  devenait  plus  familière.  Le  temps  me  manqua  pour  remplir  tout 
mon  programme  ;  ce  n'est  pas  aux  seuls  collégiens  que  les  vacances 
paraissent  toujours  trop  courtes.  A  peine  avais-je  terminé  V Iliade 
que  le  moment  était  venu  de  retourner  à  Paris,  pour  y  reprendre 
la  chahie  de  ces  occupations  multiples  et  brisées  qui  ne  per- 
mettent pas  à  l'esprit  de  se  recueillir,  de  se  dégager  du  présent,  et 
d'avoir  du  passé,  par  instans,  une  vision  aussi  pleine  et  aussi  claire 
que  l'est  celle  du  paysage  entrevu,  la  nuit,  à  la  lueur  d'un  éclair. 
Depuis  lors,  la  vie  est  ainsi  faite,  je  n'ai  jamais  retrouvé  les  quel- 
ques semaines  de  loisir  qui  m'auraient  été  nécessaires  pour  reprendre 
et  pour  achever  cette  lecture. 

L'étude  que  j'avais  entreprise  est  donc  restée  incomplète  ;  mais 
n'est-ce  pas  surtout  de  Y  Iliade  que  se  sont  occupés  les  critiques 
qui  ont  émis  une  opinion  sur  les  origines  de  l'épopée?  N'est-ce  pas 
d'elle  qu'ils  partent  et  à  elle  qu'ils  reviennent  toujours,  dans  leurs 
raisonnemens  et  leurs  conjectures?  L'Iliade  est  le  plus  beau  des 
deux  poèmes;  c'est  aussi  le  plus  ancien,  comme  les  Grecs  l'avaient 
senti,  ce  qu'ils  disaient  à  leur  manière  en  attribuant  V Iliade  à  la 
la  jeunesse  etV  Odyssée  à  la  vieillesse  d'Homère.  Arrivez  à  montrer 
qu'il  convient  de  voir  dans  V Iliade  l'œuvre  d'un  homme  de  génie 
qui  ordonne  et  qui  utilise  les  matériaux  poétiques  élaborés  par  ses 
prédécesseurs,  et  la  preuve  sera  faite  pour  VOdyssée.  Plus  on  des- 
cend dans  le  temps,  plus  on  s'éloigne  de  la  période  vraiment  pri- 
mitive, de  celle  où  les  aèdes,  les  chanteurs  comme  Phômios  ou  Dé- 
modocos,  célébraient,  dans  des  récits  de  courte  durée,  tel  ou  tel 
de  leurs  héros  favoris,  racontaient  telle  ou  telle  de  ses  aventures 
et  de  ses  prouesses,  et  mieux  on  s'explique  la  naissance  d'un  poème 
digne  de  ce  nom,  où,  dans  un  cadre  spacieux  et  d'un  ferme  dessin, 
viennent  se  grouper  et  agir  de  concert  plusieurs  de  ces  personnages 
dont  chacun  avait  eu  d'abord  son  histoire  séparée,  sa  geste  parti- 


184  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

culière,  comme  disaient  nos  ancêtres.  C'était  là  le  progrès  organique, 
la  marche  régulière  et  naturelle  ;  partout  et  toujours,  dans  ses  créa- 
tions successives,  l'esprit  humain  va  du  simple  au  composé.  C'est 
le  premier  Homère,  celui  de  V Iliade,  qu'il  s'agit  de  dégager  des 
ombres  qu'a  épaissies  autour  de  lui  la  critique  assembleuse  de 
nuages,  pour  prendre  une  expression  homérique;  une  fois  celui-ci 
retrouvé,  le  second,  celui  de  l'Odyssée,  suit  la  fortune  de  son  de- 
vancier; la  statue  reparaît,  en  pleine  lumière,  debout  sur  son  pié- 
destal. 

II. 

On  l'a  déjà  deviné  :  noue  sommes  de  ceux  qui  croient  à  l'existence 
d'Homère;  mais  nous  sommes  arrivé  à  cette  conviction  par  une 
voie  un  peu  différente  de  celle  qu'ont  suivie  ceux  que  l'on  peut 
appeler,  comme  on  dit  aujourd'hui,  les  conservateurs  libéraux  ; 
nous  donnerons  ce  titre  aux  critiques  qui,  tout  en  tenant  grand 
compte  des  observations,  souvent  si  fines  et  si  pénétrantes,  de  Wolf 
et  de  ses  continuateurs,  ne  peuvent  se  décider  à  admettre  que  les 
vrais  auteurs  de  V Iliade  et  de  V Odyssée  soient  Onomacrite  d'Athènes, 
Zopyre  d'HéracIée  et  Orphée  de  Crotone.  Ce  qui  surtout  a  frappé 
les  défenseurs  de  la  tradition,  ce  que  plusieurs  d'entre  eux  ont  fait 
ressortir  avec  beaucoup  de  force  et  de  talent,  c'est  la  qualité  par- 
tout pareille  et  la  couleur  uniforme  de  la  langue  ;  c'est,  dans  la 
description  des  mœurs  et  de  l'état  social,  dans  l'expression  des 
sentimens  et  des  idées,  cette  suite  et  cette  cohérence  parfaites  qui 
ne  sauraient  se  rencontrer  que  dans  un  ouvrage  où  tout  est  bien 
d'une  seule  et  même  venue  ;  c'est  la  constance  avec  laquelle  les 
caractères  se  soutiennent  jusqu'au  bout,  tels  qu'ils  se  sont  annon- 
cés et  posés  tout  d'abord  ;  c'est  enfin  et  surtout  l'unité  de  la  com- 
position, unité  que  l'on  s'attache  à  rendre  sensible  en  prouvant  que 
toutes  les  péripéties  de  l'action  s'expliquent  par  la  colère  d'Achille, 
par  «  cette  colère  funeste  »  qui,  comme  le  disent  les  premiers  vers 
du  poème,  «  causa  aux  Grecs  des  milliers  de  maux,  jeta  chez  Hadès 
beaucoup  d'âmes  vaillantes  de  héros,  et  fit  de  leurs  corps  la  pâture 
des  chiens  et  des  oiseaux  de  proie;  ainsi  s'accomplissait  la  volonté 
de  Zeus.  » 

La  critique  française,  qui  répugne  d'instinct  aux  conceptions 
vagues  et  qui  aime  les  idées  claires,  a  été  en  général,  dans  ce 
siècle,  plutôt  portée  à  réagir  contre  les  systèmes  qui  sont  nés  des 
Prolégomènes  de  Wolf.  Sans  fermer  les  yeux  ni  les  oreilles  à 
ce  qu'il  y  avait  de  juste  dans  les  observations  des  novateurs,  sans 
méconnaître  les  différences  profondes  qui  séparent  V Iliade  de 
VÉnéide,  par  exemple,  ou  des  épopées  modernes,  elle  a  défendu 


LA   QUESTION    HOMERIQUE.  5S5 

pied  à  pied  le  terrain,  et,  à  de  rares  exceptions  près,  elle  ne  s'est 
pas  résignée  à  sacrifier  la  personnalité  d'Homère.  Edgar  Quinet, 
malgré  ses  sympathies  pour  la  science  allemande,  avait  donné 
l'exemple  dans  plusieurs  essais  qui  ont  paru  ici  même,  et,  dans  les 
derniers  jours  de  sa  longue  vie,  après  avoir  relu  Homère  auprès  de 
moi,  et  souvent  avec  moi,  il  revenait  sur  cette  question;  dans  son 
dernier  livre  :  l'Esprit  nouveau,  il  défendait  encore  les  opinions 
chères  à  sa  jeunesse,  et  mettait  à  son  plaidoyer  une  chaleur  et  une 
verve  que  l'âge  ne  paraissait  pas  avoir  refroidies  (1).  Sainte-Beuve 
était  du  même  avis,  et  l'on  ne  relira  pas  sans  profit  et  sans  plaisir  l'ar- 
ticle qu'il  écrivait  sur  ce  sujet,  en  18/13,  à  propos  d'une  traduction 
d'Homère  qui  venait  de  paraître  (2).  On  a  pris  l'habitude  de  de- 
mander au  grand  critique  plutôt  ses  jugemens  sur  les  auteurs  mo- 
dernes et  contemporains  que  ce  qu'il  pense  des  écrivains  de  l'anti- 
quité. C'est  qu'il  ne  s'est  attaqué  à  ceux-ci  que  de  loin  en  loin, 
comme  pour  se  dépayser  et  pour  se  reposer  ainsi,  par  une  sorte  de 
voyage,  des  études  où  il  s'enfermait  d'ordinaire;  mais  aussi,  lors- 
qu'il cède  à  cette  tentation,  avec  quelle  vivacité  de  goût  et  quel 
accent  ému  il  parle  des  anciens,  un  peu  comme  s'il  les  découvrait, 
comme  s'ils  avaient  encore  pour  lui,  chaque  fois  qu'il  les  retrouve 
sur  son  chemin,  tout  l'attrait  de  la  nouveauté  ! 

Sainte-Beuve,  dans  ces  pages  qui  sont  trop  oubliées,  ne  faisait 
guère  que  donner  ses  conclusions  ;  mais,  en  même  temps  que  lui 
et  après  lui,  d'autres  critiques  ont  essayé  d'exposer  la  question 
dans  son  ensemble,  de  discuter  et  de  réfuter  un  à  un  les  argu- 
mens  des  sceptiques,  de  montrer  l'invraisemblance  de  leurs  hypo- 
thèses et  ce  qu'elles  impliquent  de  contradictions.  Personne  ne  s'est 
acquitté  de  cette  tâche  avec  une  dialectique  plus  nerveuse  et  plus 
incisive  que  M.  Havet  dans  un  de  ses  premiers  ouvrages,  dans 
une  thèse  de  doctorat  à  laquelle  il  n'a  manqué,  pour  devenir  popu- 
laire, en  dehors  du  cercle  fermé  des  érudits,  que  d'avoir  été  écrite 
en  français,  au  lieu  de  l'être  dans  un  latin  excellent  (S).  M.  Jules 
Girard  s'est  prononcé  dans  le  même  sens,  et  les  auditeurs  de  ses 
leçons  de  l'Ecole  normale  et  de  la  Sorbonne,  ceux  qui  regrettent 
qu'il  soit  sitôt  descendu  de  sa  chaire,  n'ont  pas  oublié  son  cours 
de  1869  ;  ils  se  rappellent  comment  ce  fin  connaisseur  des  lettres 
grecques  s'entendait  à  renouveler  les  aspects  d'un  débat  que  l'on 
pouvait  croire  épuisé,  avec  quelle  ingénieuse  adresse  il  mettait  le 
doigt  sur  les  points  faibles  des  systèmes,  quel  sentiment  sincère  et 
tout  personnel  de  la  poésie  homérique  il  portait  dans  cette  contro- 

(1)  De  la  poésie  épique  {Revue  du  1""  janvier  1836)  :  Poètes  épiques,  Homère  {Revue 
du  15  mai  1830);  l'Esprit  nouveau,  \  vol.  in-8°,  1875. 

(2)  Portraits  contemporains,  t.  m,  p.  i08-i33  :  Homère. 

(3)  De  liomericorum  poematum  origine  et  unitate,  1  vol.  in-8',  18i3. 


5S6  REVDE  DES  DEDi.  MONDES. 

verse.  C'est  que,  depuis  bien  des  années,  il  entretenait  avec  cette 
poésie  un  doux  et  familier  commerce  ;  il  n'était  pas  de  ceux  comme 
il  y  en  a  tant,  même  parmi  les  plus  renommés,  qui  dissertent  sur 
Homère  sans  l'avoir  jamais  lu  ailleurs  que  dans  une  traduction  (1). 
Après  ces  maîtres,  on  n'aurait  plus  rien  à  dire,  si  on  ne  se  pla- 
çait à  un  point  de  vue  un  peu  différent.  Par  de  nombreux  exemples 
empruntés  à  d'autres  civilisations  primitives,  ils  ont  prouvé  que  le 
poète  et  le  public  auquel  il  s'adressait  ont  pu  se  passer  de  l'écri- 
ture, le  premier  pour  composer  son  œuvre,   le   second  pour  en 
recevoir  et  en  transmettre  le  dépôt.   On  a  très  bien  compris  ce 
qu'avaient  pu  être  la  puissance  et  la  ténacité  de  la  mémoire  quand 
elle  était  toujours  exercée,  et,  comme  dirait  un  ingénieur,  sous 
pression;  mais  ce  que  l'on  n'a  pas  assez  montré,  ce  me  semble, 
c'est  comment,  dans  de  telles  conditions,  l'intelligence  avait  pu 
prendre  assez  de  souplesse  et  de  force  pour  être  capable  d'enfanter 
des  œuvres  qui  eussent  ces  caractères  d'ampleur  et  d'unité  que 
nous  admirons  dans  V Iliade. 

Une  première  étude  s'imposerait  au  critique  qui  aurait  l'ambi- 
tion de  ne  négliger  aucune  des  données  du  problème  :  ce  serait 
l'étude,  une  étude  méthodique  et  approfondie,  de  la  langue  d'Ho- 
mère. On  devrait  en  relever  toutes  les  particularités  et  les  classer 
sous  les  trois  chefs  que  comporte  toute  analyse  de  ce  genre  :  pho- 
nétique, morphologie  et  syntaxe;  mais  cet  inventaire  n'aura  de 
valeur  qu'à  la  condition  d'être  poussé  jusque  dans  le  dernier  dé- 
tail, ce  qui  ne  saurait  se  faire  que  dans  des  travaux  tout  techniques, 
destinés  aux  philologues  de  profession.  Ici,  l'on  se  bornera  à  deux 
remarques  ;  elles  portent  sur  des  faits  qui  avaient  déjà  frappé  les 
commentateurs  anciens  et  que  les  modernes  ont  soumis  à  un  exa- 
men plus  rigoureux. 

«  Il  ne  suffit  pas  à  Homère,  dit  Dion  Ghrysostome,  de  mêler 
ensemble  les  diverses  façons  de  parler  des  Hellènes  et  de  s'expri- 
mer tantôt  en  éolien,  tantôt  en  dorien,  tantôt  en  ionien  ;  il  faut  en- 
core qu'il  parle  olympien,  ^lacrrl  (^ixle'yc'TGat  (2).  »  N'insistons  pas 
sur  l'allusion  que  renferment  ces  derniers  mots  à  ce  que  les  an- 
ciens appelaient  la  dionymie  homérique,  c'est-à-dire  à  quelques 
rares  passages  de  V Iliade  dans  lesquels  le  nom  d'un  même  objet 
ou  d'un  même  personnage  est  donné  deux  fois,  d'abord  dans  la 
langue  des  hommes,  puis  dans  ce  que  le  poète  appelle  la  langue 
des  dieux-,  selon  toute  apparence,  les  termes  qu'il  indique  comme 
appartenant  au  seul  parler  des  dieux  sont  des  termes  déjà  vieillis 


(1)  La  leçon  d'ouverture  du  cours  de  M.  Jules  Girard  a  été  publiée  dans  la  Revue 
des  cours  littéraires  du  20  mars  18G5. 

(2)  Dion  Ghrysostome,  Orationes,  xi,  23. 


LA    QUESTION    HOMERIQUE.  587 

de  son  temps,  qui  empruntaient  à  la  désuétude  oii  ils  étaient 
déjà  presque  partout  tombés  je  ne  sais  quel  air  mystérieux  et  sacré. 
Quant  aux  formes  doriennes,  on  a  reconnu,  en  y  regardant  de  plus 
près,  qu'il  n'y  en  a  pas,  à  vrai  dire,  dans  V Iliade-,  de  celles  que 
l'on  qualifiait  ainsi,  les  unes  n'étaient  nées  que  de  leçons  incor- 
rectes qui  ont  été  corrigées  dans  les  meilleures  éditions  du  texte, 
et  les  autres  s'expliquent  par  les  habitudes  du  dialecte  éolien  (1). 
Ce  qui  subsiste,  c'est  le  mélange  de  l'éolisme  et  de  l'ionisme. 
Comme  M.  Croiset  le  fait  remarquer,  les  formes  éoliennes  se  ren- 
contrent tout  d'aboi'd  dans  un  grand  nombre  de  locutions  tradition- 
nelles: mais  l'emploi  de  l'éolisme  dans  la  langue  homérique  n'est 
pas  restreint  à  ces  formules  et  à  ces  épithètes  consacrées.  On  trouve 
ailleurs  encore  que, dans  cette  sorte  de  répertoire  traditionnel,  dans 
des  passages  qui  n'ont  pas  ce  caractère,  beaucoup  de  formes 
éoliennes  substituées  à  des  formes  ioniennes  quand  la  nécessité  de 
la  mesure  l'exige  ;  on  les  trouve  même  là  où  elles  sont,  non  pas  in- 
dispensables, mais  simplement  plus  commodes. 

Tout  fréquent  que  soit  le  retour  de  ces  formes,  c'est  l'ionien  qui 
fait  le  vrai  fond  de  la  langue  épique;  mais  il  est  difficile  d'ad- 
mettre que  cet  ionien  corresponde  exactement  à  celui  qui  aurait 
été  parlé,  du  temps  oii  sont  nés  ces  poèmes,  dans  l'une  ou  l'autre 
des  villes  de  l'Ionie.  Ce  qui  rend  cette  hypothèse  très  invraisem- 
blable, c'est  le  fait  bien  constaté  que  le  poète  a  souvent  le  choix, 
pour  un  même  mot,  pour  une  même  flexion,  casuelle  ou  verbale, 
entre  trois  ou  quatre  formes  différentes,  qui  ont  d'ailleurs  absolu- 
ment la  même  valeur  ;  or,  l'expérience  le  prouve,  nulle  part,  chez 
aucun  peuple,  le  langage  vivant  et  spontané  ne  reste  dans  cette 
indiff"érence  qui  serait  un  embarras  pour  l'esprit  ;  toujours,  parmi 
toutes  les  formes  que  pourraient  lui  fournir  ses  ressources  propres, 
les  procédés  de  dérivation  dont  il  dispose,  il  en  choisit  une  et  il 
laisse  tomber  les  autres,  ou,  pour  mieux  dire,  il  ne  les  crée  pas,  il 
ne  les  appelle  pas  à  l'existence.  Ne  lui  demandez  pas  les  raisons 
qui  le  décident,  il  n'en  a  pas  conscience  ;  elles  sont  instinctives  et 
secrètes,  mais  elles  n'en  agissent  que  plus  impérieusement.  L'usage 
courant  ne  connaît  pas  ces  hésitations  des  grammairiens  qui  met- 
tent parfois,  dans  leurs  paradigmes,  deux  formes  l'une  à  côté  de 
l'autre;  partout  et  toujours,  dans  les  limites  d'un  district  de  quelque 
étendue,  d'une  ville  ou  même  d'un  de  ses  quartiers,  il  prend  résc- 
lument  son  parti  et  s'y  tient  pendant  un  temps  plus  ou  moins  long-, 
jusqu'au  jour  où  il  en  change,  par  l'effet  d'une  de  ces  causes  q^  i 
modifient  et  qui  renouvellent  perpétuellement  les  langues. 

On  a  donné,  du  mélange  des  deux  dialectes,  une  de  ces  explica- 

(1)  Croiset,  Histoire  de  la  littérature  grecque,  t.  i,  p.  260. 


588  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

tions  que,  par  politesse,  on  qualifie  souvent  d'ingénieuses.  On  a 
émis  l'idée  que  les  chants  qui  constituent  V Iliade  ont  été  composés 
d'abord  en  grec  éolien;  puis,  plus  tard,  d'autres  aèdes  les  au- 
raient portés  dans  les  villes  ioniennes,  et,  pour  en  rendre  l'intelli- 
gence plus  facile  à  ce  nouvel  auditoire,  il  les  auraient  mis  en  langue 
ionienne,  sans  réussir  pourtant  à  faire  disparaître  tout  vestige  de 
l'éolisme  primitif;  les  formes  éoliennes  subsistantes  seraient  celles 
qui,  en  raison  de  difficultés  métriques,  auraient  résisté  à  cette 
transposition.  «  Le  texte  de  V Iliade,  répond  M.  Groiset,  ne  se  prête 
pas  à  cette  conjecture  ;  car  d'abord  il  renferme  bien  des  formes 
éoliennes  qui  auraient  pu,  sans  inconvénient  pour  la  mesure,  être 
transposées  en  ionien,  et,  en  second  lieu,  si  elle  était  exacte,  il 
devrait  y  avoir  des  différences  notables,  au  point  de  vue  du  nombre 
des  formes  éoliennes,  entre  les  parties  anciennes  ainsi  traduites  et 
les  plus  récentes  qui  ne  l'auraient  pas  été  ;  or,  en  fait,  cette  inéga- 
lité n'existe  pas.  » 

Cette  hypothèse  ne  soutient  donc  pas  l'examen;  d'ailleurs,  elle 
ne  rend  pas  compte  d'un  autre  des  caractères  qui  sont  propres  à  la 
langue  homérique;  elle  n'explique  pas  l'existence  simultanée,  dans 
un  idiome,  de  ces  formes  synonymes  qui,  sans  avoir  une  origine 
dialectale  différente,  se  remplaçaient  l'une  l'autre,  au  gré  du  poète; 
suivant  les  exigences  de  la  mesure,  il  emploie  tantôt  l'une,  tantôt 
l'autre  de  ces  désinences.  C'est  toujours  le  même  phénomène  :  par 
une  suite  d'opérations  où  interviennent  nécessairement  la  réflexion 
et  le  choix,  le  poète  épique  s'est  assuré  la  possession  et  le  libre 
usage  de  ressources  dont  ne  dispose  nulle  part  la  langue  popu- 
laire; celle-ci  a  la  simplicité,  la  détermination  rigoureuse  de  toutes 
les  œuvres  que  crée  l'instinct. 

Comme  l'idiome  qu'elle  emploie,  le  mètre  dont  se  sert  l'épopée 
suppose,  lui  aussi,  un  long  développement  antérieur.  Les  philolo- 
gues ont  émis  différentes  conjectures  sur  les  origines  de  l'hexa- 
mètre ;  quelle  que  soit  celle  que  l'on  préfère,  on  admettra  que  les 
Grecs  n'ont  pas  dû  trouver  du  premier  coup  un  type  rythmique 
aussi  beau,  aussi  merveilleusement  approprié  à  sa  destination.  11 
a  pu  y  avoir,  pendant  un  certain  temps,  hésitation  entre  plusieurs 
rythmes  différens,  entre  les  rythmes  anapestiques,  par  exemple, 
qui  sont  ceux  de  la  marche  ou  de  la  danse,  et  les  rythmes  dacty- 
liques,  qui  parurent  moins  sautillans  et  plus  graves,  mieux  faits 
pour  le  cours  soutenu  du  récit  épique.  Alors  même  que  ceux-ci  eu- 
rent prévalu,  ce  fut,  comme  le  soupçonne  Aristote,  par  une  série 
de  tentatives  et  de  retouches  que  l'on  en  vint  à  donner  au  vers  sa 
forme  définitive  (1).  On  avait  peut-être  commencé  par  le  composer 

(1)  Aristote,  Poétique,  §  24  :  Tô  ôè  [AÉTpov  tô  r;pwi/.6v  xtio  r/j;  Tieipa;  yif.[xoi'.iv  (bous- 
enlcndu  tt)  ènoTtotîof). 


LA    QUESTION    HOMERIQUE,  589 

d'un  moindre  nombre  de  pieds;  les  métriciens  croient  y  apercevoir 
la  trace  d'une  soudure  qui  aurait  réuni  en  un  seul  tout  deux  par- 
ties autrefois  distinctes  ;  puis  on  se  préoccupa  de  lui  assurer  l'am- 
pleur qui  convenait  à  la  noblesse  du  thème,  et  il  est  possible  que 
l'on  ait  essayé  d'aller  jusqu'à  des  systèmes  de  sept  à  huit  dactyles  ; 
mais,  à  l'épreuve,  on  reconnut  que  six  de  ces  groupes  consti- 
tuaient le  plus  grand  nombre  de  syllabes  que  le  chanteur  pût  aisé- 
ment prononcer  sans  reprendre  haleine  ;  au-delà  de  cette  limite, 
l'effort  se  faisait  sentir.  La  voix  commençait  même  à  tomber,  au  mo- 
ment où  elle  atteignait  cette  limite  ;  ainsi  s'explique  le  parti  que 
l'on  prit  d'écourter  le  pied  final,  de  remplacer  le  dernier  dactyle 
par  un  trochée.  La  syllabe  terminale  était  à  peine  entendue,  dans 
le  mouvement  que  faisaient  les  poumons  afin  de  se  remplir  d'air 
pour  lancer  le  vers  suivant;  on  s'habitu  i  donc  à  ne  point  atta- 
cher d'importance  à  la  quantité  de  cette  syllabe,  et  ce  fut  ainsi 
que  le  spondée  remplaça  souvent  le  dactyle  à  la  fin  de  l'hexa- 
mètre. On  arriva  de  même,  par  toute  une  suite  d'expériences,  à 
faire  un  choix  entre  les  différentes  coupes  ou  césures  que  compor- 
tait le  vers;  tandis  que  l'on  s'attachait  à  éviter  celles  qui  parais- 
saient mal  sonner,  les  autres  étaient  recherchées  pour  l'effet  heu- 
reux qu'elles  produisaient,  et  elles  donnaient  le  moyen  de  varier  les 
allures  du  vers  sans  en  rompre  la  cadence. 

Ce  vers  dont  la  destinée  et  le  rôle  ont  été  si  brillans,  cette  lan- 
gue dont  la  richesse  fournit  au  poète  tant  de  formes  toutes  prêtes  à 
entrer  dans  le  vers  et  à  y  prendre  une  place  comme  marquée 
d'avance,  tout  cela  témoigne  très  haut  de  cette  activité  poétique, 
de  cette  élaboration  prolongée  qui  avaient  précédé  l'apparition  des 
deux  grandes  épopées.  Si  de  l'étude  des  formes  on  passe  à  celle 
de  la  valeur  et  du  sens  des  mots,  on  a  la  même  impression  :  par- 
tout on  rencontre,  dans  V Iliade,  ce  que  l'on  peut  appeler  l'élément 
antérieur  et  primitif,  celui  que  ne  suffisent  pas  à  expliquer  le  poème 
lui-même  et  les  habitudes  d'esprit  qu'il  suppose,  les  traditions 
qu'il  met  en  œuvre.  Prenez,  par  exemple,  les  épithètes  dites  ho- 
ynériques,  ces  adjectifs  que  l'on  voit  reparaître  chaque  fois  que  re- 
vient le  nom  qu'elles  qualifient.  Pour  peu  que  l'on  ait  quelque  idée 
des  lois  qui  président  à  l'évolution  de  l'intelligence  et  des  idiomes 
qui  lui  servent  à  exprimer  ses  pensées,  on  sent,  on  devine  que  ce 
n'est  pas  l'auteur  de  V  Iliade  qui  a  introduit  ces  épithètes,  comme 
un  ornement  cherché  et  voulu,  dans  la  trame  de  sa  poésie.  Si  l'on 
embrasse,  dans  une  vue  d'ensemble,  toute  l'histoire  du  dévelop- 
pement de  la  langue  grecque,  on  peut  dire  que  ces  épithètes  cor- 
respondent à  la  seconde  des  phases  qu'a  traversées  cette  langue, 
à  la  seconde  période  de  cette  vie  qui  devait  être  si  longue  et  si 
pleine. 


590  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

La  science  n'atteint  point  et  ne  peut  pas  étudier,  par  l'observa- 
tion directe,  les  premiers  balbutiemens  et  les  débuts  de  la  parole 
articulée  ;  aucun  linguiste  n'a  vu  une  langue  se  créer  sous  ses 
yeux;  cependant  l'étymologie  ouvre  plus  d'un  jour  sur  les  profon- 
deurs mystérieuses  de  cette  période  initiale  et  sur  les  phénomènes 
qui  la  caractérisent;  la  rigueur  des  méthodes  que  suit  aujourd'hui 
cette  analyse  des  élémens  du  langage  permet  d'avoir  confiance  dans 
les  résultats  ainsi  obtenus.  Dans  la  plus  ancienne  forme  du  lan- 
gage, la  distinction  de  l'adjectif  et  du  substantif  n'existe  pas  en- 
core; à  proprement  parler,  il  n'y  que  des  adjectifs.  Toutes  les 
choses  sont  dénommées,  non  par  un  signe  abstrait  qui  les  repré- 
sente avec  tous  leurs  attributs  secondaires,  mais  par  une  épilhète 
qui  fait  revivre,  qui  renouvelle  une  des  principales  sensations  que 
l'objet  a  produites  quand  il  a  été  pour  la  première  fois  perçu  par 
l'intelligence.  Pour  ne  prendre  qu'un  exemple,  la  mer,  c'est  la  salée 
(y.lc,),  ou  la  troublée  (9à>;acca)  (Ij,  ou  bien  encore  c'est  le  chemin^ 
le  chemin  qui  mène  partout  (tcovto;)  (2).  Peu  à  peu  ces  mots,  affai- 
blis et  comme  usés  par  une  longue  répétition,  finissent  par  perdre 
leur  valeur  pittoresque  ;  leur  sens  primitif  s'oublie.  A  mesure  que 
l'intelligence  note  de  plus  nombreux  attributs  des  choses,  elle  s'ac- 
coutume à  désigner  chacun  des  êtres  qui  l'entourent  par  un  terme 
qui  acquiert  la  vertu  de  rappeler  à  l'esprit  tout  un  groupe  d'idées 
accessoires,  de  propriétés  secondaires.  Les  adjectifs  primordiaux 
pâlissent  et  se  décolorent  ;  ils  deviennent  de  vrais  noms. 

Cependant  l'homme  est  trop  jeune  encore,  trop  sensible,  trop 
aisément  étonné;  il  voit  encore  autour  de  lui  trop  de  neuf  et  d'im- 
prévu pour  se  résigner  du  premier  coup  à  ce  changement  de  ré- 
gime ;  quand  commencent  à  se  flétrir  et  à  perdre  de  leur  éclat  les 
premiers  noms  des  choses,  l'esprit  se  prend  à  trouver  que  les 
termes  usuels  ne  sont  pas  assez  représentatifs  ;  il  sent  le  besoin  de 
leur  rendre  cette  couleur  qui  s'était  évanouie,  cette  puissance 
qu'ils  avaient  pour  parler  à  l'imagination.  C'est  alors  que  naît, 
pour  satisfaire  ce  désir,  toute  une  nouvelle  génération  d'épilhètes 
descriptives.  Ainsi,  à  la  longue,  la  notion  du  sens  étymologique  de 
l'expression  6à>.acca  s'était  perdue;  quand  on  prononçait  ce  mot,  il 
ne  suscitait  plus  qu'une  idée  assez  vague,  celle  de  cette  grande 
masse  liquide  qui  enveloppe  la  Grèce  et  ses  îles.  Voulait-on  que 
l'esprit  ne  s'en  tînt  pas  là,  qu'il  éprouvât  quelqu'une  des  impres- 
sions déjà  ressenties  dans  le  voisinage  et  au  spectacle  de  la  mer, 

(1)  6â),ac-(7(x,  dit  Max  Mullcr  (Essais  sw  la  mythologie  comparée,  1  vol.  in-8",  1873, 
traduction  G.  Perrot,  p.  62),  est  une  forme  dialectique  de  ôâpaaTa  ou  tâpa^ao', 
exprimant  les  vagues  agitées  de  la  mer  (èxâpa^s  os  tiovtov  lloaôiowv). 

(2)  De  la  racine  pad,  marcher.  Max  IMulirr,  Essais  sur  la  mythologie  compar  e, 
p.  61. 


fi 


LA    QUESTION    HOMERIQUE.  591 

c'était  aux  adjectifs  que  l'on  demandait  ce  réveil  de  la  sensation. 
L'un,  -Two'Xu'pOvO'.îêo;,  évoquait  le  bruit  de  la  vague  qui  vient  à  in- 
tervalles réguliers  battre  ses  rivages;  un  autre,  âX[i.ufo;,  faisait  son- 
ger au  goût  salé  de  ses  eaux;  ceux-ci,  £ÙpiJ-opo;,  àTpuye-o;,  rappe- 
laient son  étendue  indéfinie  ou  son  éternelle  stérilité,  qui  contraste 
avec  la  fécondité  de  ces  guérets  que  l'on  ensemence  et  que  l'on 
moissonne  chaque  année.  Ces  épithètes  de  formation  secondaire  se 
distinguent  tout  d'abord  à  ce  trait  que  ce  sont,  en  général,  des 
mots  composés  ;  qu'elles  soient  faites,  comme  c'est  le  cas  le  plus 
ordinaire,  de  deux  radicaux  différons,  ou  bien  d'un  radical  unique 
et  d'un  suffixe  de  dérivation,  la  complexité  de  ces  élémens  est  l'in- 
dice d'un  état  déjà  très  avancé  de  la  langue.  La  plupart  de  ces 
termes  ont  dû  être  créés  par  les  poètes,  par  les  auteurs  de  ces 
hymnes,  dont  nous  n'avons  plus  que  de  courts  fragmens  ou  des 
imitations  très  postérieures,  et  surtout  par  ces  chanteurs  épiques 
dont  Homère  fut  le  continuateur  et  le  glorieux  héritier. 

A  l'origine,  quand  l'homme  commença  de  s'élever  au-dessus  de 
la  bestialité,  la  première  poésie,  c'était  la  langue  même.  Chaque 
mot  était  à  la  fois  une  image  et  l'expression  d'un  sentiment,  une 
description  et  un  cri  de  joie  et  d'amour  ou  d'horreur  et  de  haine, 
d'admiration  ou  d'effroi.  C'était  tout  un  poème  en  raccourci  ;  ce  se- 
rait le  plus  beau  de  tous,  parce  que  c'est  le  plus  sincère  et  le  plus 
naïf,  s'il  était  encore  lisible,  si  la  signification  primitive  du  plus 
grand  nombre  des  mots  ne  se  dérobait  aux  analyses  les  plus  sub- 
tiles. Comment  la  saisirions-nous  aujourd'hui  ?  Elle  ne  tarda  point 
à  s'obscurcir  pour  les  créateurs  mêmes  de  la  langue  ;  elle  leur 
échappait  à  mesure  qu'ils  percevaient  de  nouveaux  rapports  et  que, 
pour  les  noter,  ils  faisaient  passer  les  termes  du  sens  particuher 
au  sens  général,  du  sens  propre  au  sens  figuré.  C'est  alors  que, 
grâce  à  quelques  âmes  privilégiées,  plus  réfléchies  et  plus  suscep- 
tibles de  fortes  émotions  que  ne  le  sont  les  âmes  vulgaires,  naquit 
une  seconde  poésie,  celle  qui  emprunta  le  secours  du  rythme  et  de 
la  musique.  Le  poète  arrive  ainsi  à  tirer  de  sa  langueur  l'imagina- 
tion assoupie,  à  lui  rendre,  pour  un  moment,  la  faculté  d'être  aussi 
vivement  touchée  par  la  beauté  et  par  la  variété  du  monde  qu'elle 
l'a  été  jadis,  aux  jours  lointains  de  son  enfance  ;  il  y  réussit  encore 
aujourd'hui,  trois  mille  ans  après  Homère,  dans  notre  siècle  de 
raisonnement  abstrait,  de  sciences  exactes  et  d'industrie.  Le  choix 
des  épithètes  est  un  des  plus  puissaiis  moyens  qu'il  emploie  à  cet 
effet.  Le  substantif  ne  nous  suggère  qu'une  idée  indéterminée  et 
comme  incolore  de  l'objet;  l'épithètenousle  fait  voir  par  une  sorte 
d'hallucination.  Plus  la  poésie  s'adresse  à  une  société  raffinée  et 
plus  elle  recherche  les  épithètes  dites  de  circonstance,  celles  qui 
rendent   les   aspects  variés,   momentaniés,   successifs  des  choses. 


592  REVUE    DES    DEUX    MOJNDES. 

L'esprit,  accoutumé,  par  un  continuel  usage  de  l'abstraction,  à 
réunir  sous  un  même  terme  tout  un  nombreux  groupe  d'attributs 
qu'il  considère  comme  connexes,  ne  trouve  plus  plaisir  à  se  les  en- 
tendre rappeler,  à  s'entendre  dire  que  la  mer  est  agitée  ou  qu'elle 
est  stérile.  Ces  notions  sont  entrées  dans  le  concept  même  de  la 
chose  ;  il  n'y  a  plus  d'intérêt  à  les  en  détacher.  La  poésie  des  âges 
reculés  connaît  aussi  les  épithètes  de  circonstance  et  les  emploie 
souvent  avec  un  goût  exquis  ;  mais  ce  qu'elle  a  de  particulier,  c'est 
l'usage  qu'elle  fait  des  épithètes  qui,  comme  un  déterminatif  né- 
cessaire, reparaissent  chaque  fois  qu'est  mentionné  un  certain  objet. 
Ces  épithètes  définissent  les  propriétés  essentielles,  peignent  les 
états  continus  et  durables.  C'est  que  l'idée  des  choses  et  des  hom- 
mes n'est  pas  encore,  dans  les  esprits,  assez  ferme  et  assez  arrêtée 
pour  qu'ils  ne  se  complaisent  pas  à  voir  qualifier  l'objet  par  ses 
attributs  les  plus  sensibles.  Ceux-ci  lui  causent  encore  une  sorte 
de  surprise  et  de  joie  perpétuelle;  le  monde  n'est  pas  encore  assez 
vieux,  les  hommes  ne  sont  pas  assez  blasés  sur  son  ordonnance 
et  sur  sa  marche  pour  ne  plus  s'étonner  de  rien,  pour  admettre, 
sans  réflexion  et  par  une  sorte  d'induction  machinale,  qu'il  leur 
offrira  demain  les  scènes  auxquelles  il  les  a  fait  assister  la  veille. 
Cette  affirmation  sans  cesse  réitérée  de  la  permanence  des  êtres  ras- 
sure en  quelque  manière  l'intelligence  ;  celle-ci  croit  découvrir  ainsi 
de  nouveau,  à  chaque  instant,  les  phénomènes  naturels  ;  elle  jouit 
de  sa  découverte  ;  on  ne  la  lassera  jamais  en  lui  répétant  que  l'au- 
rore teint  de  rose  le  monde  qui  renaît  au  malin,  ou  que  les  grands 
bœufs  qui  traînent  la  charrue  ont  des  jambes  torses  et  des  cornes 
recourbées. 

La  création  de  ces  épithètes,  la  saveur  et  l'agrément  qu'on  y 
trouvait,  ne  s'expliquent  donc  que  par  un  état  d'âme  qui  corres- 
pond à  un  moment  très  particulier,  à  une  heure  fugitive  de  la  vie 
et  du  développement  de  la  race  grecque.  Ce  qu'elles  représentent, 
ce  sont  les  derniers  eflbrts,  les  derniers  effets  de  cette  force  créa- 
trice qui  avait  donné  naissance  au  langage.  Ces  épithètes,  insépa- 
rables du  nom  qu'elles  accompagnent,  forment  avec  lui  un  groupe 
dont  les  élémens,  sans  être  soudés  l'un  à  l'autre  comme  dans  le 
mot  composé,  sont  pourtant  unis  par  le  lien  étroit  d'une  juxtaposi- 
tion constante;  elles  ont  ainsi  quelques-uns  des  caractères  de  cette 
poésie  spontanée  qui  naquit  d'elle-même  sur  les  lèvres  à  peine 
entr'ouvertes  de  l'humanité,  quand  celle-ci  commença  de  donner 
des  noms  aux  choses.  D'autre  part,  les  matériaux  qui  constituent 
ces  épithètes  ont  été  choisis  avec  goût  et  assemblés  avec  art,  en 
vue  de  la  place  qu'elles  devraient  occuper  dans  le  vers  ;  à  ce  titre, 
elles  relèvent  déjà  de  cette  poésie  savante  qui  joue  de  la  langue 
comme  d'un  instrument,  qui  sait  y  chercher  et  y  trouver  les  mots 


LA    QUESTION    HOMERIQUE.  593 

les  plus  lumineux  et  les  plus  brillans,  ceux  aussi  que  le  timbre  de 
leur  son  et  la  quantité  de  leurs  syllabes  rend,  les  plus  aptes  à  faire 
vibrer,  en  vertu  de  certaines  affinités  mystérieuses,  toutes  les  cordes 
de  la  sensibilité,  à  mettre  l'imagination  en  branle  et  à  lui  donner 
ainsi  la  plus  vive  et  la  plus  délicate  des  jouissances. 

Ces  épithètes  reviennent  presque  à  chaque  vers  dans  Y  Iliade; 
mais,  si  nous  en  avons  bien  compris  la  valeur  et  la  portée,  elles 
remontent  à  une  plus  haute  antiquité.  Je  ne  sais  qui  a  dit  que  la 
mythologie  homérique  était  déjà  de  la  mythologie  défraîchie.  Les 
dieux  n'étaient,  à  l'origine,  que  les  forces  mêmes  de  la  nature  avec 
lesquelles  ils  se  confondaient;  dansY  Iliade,  ils  sont  devenus  des  per- 
sonnes morales,  à  âme  et  à  visage  d'homme  ;  or,  pour  créer  des 
types  tels  que  ceux  de  Zeus  et  d'Apollon,  d'Aphrodite  et  d'Athéna, 
des  types  dont  chacun  représente  déjà  un  notable  effort  d'abstrac- 
tion et  de  pensée,  il  faut  que  l'intelligence  soit  sortie  de  l'âge  des 
longs  et  candides  émerveillemens.  On  n'en  est  pas  assez  loin  en- 
core pour  avoir  perdu  le  sens  et  le  goût  de  ces  beaux  adjectifs,  de 
leur  ampleur  sonore  et  de  leur  puissance  expressive;  on  continue 
d'en  user  parce  qu'on  y  est  accoutumé,  parce  qu'ils  entrent  bien 
dans  le  vers,  parce  qu'ils  facilitent  la  tâche  du  poète  ;  mais  l'état 
d'esprit  que  traduisent  ces  épithètes  n'est  déjà  plus  tout  à  fait  celui 
des  contemporains  d'Homère.  Elles  sont  un  legs  du  passé,  d'un 
passé  déjà  lointain  ;  comme  une  foule  de  phrases  faites  et  de  locu- 
tions qui  portent  la  même  empreinte  et  dont  il  serait  intéressant 
de  dresser  la  liste,  elles  font  partie  du  fonds  que  ces  premiers  in- 
terprètes du  génie  grec  ont  am_assé  laborieusement  et  qu'ils  ont 
transmis,  comme  un  trésor  qui  grossissait  d'année  en  année,  au 
poète  souverain  qui  devait  en  tirer  la  matière  d'une  œuvre  immor- 
telle. 

Ce  qui  confirme  l'induction  psychologique  en  vertu  de  laquelle 
nous  attribuons  un  caractère  antérieur  et  primitif  à  celles  des  épi- 
thètes dites  homériques  qui  définissent  des  phénomènes  naturels  ou 
des  catégories  d'êtres  vivans,  c'est  une  observation  à  laquelle  don- 
nent lieu  ceux  de  ces  qualificatifs  qui  sont  attachés  à  la  personne 
des  dieux  et  des  héros.  Plusieurs  de  ces  épithètes  ne  s'expliquent 
pas  par  les  données  mêmes  du  poème,  par  les  traditions  qui  y  ont 
été  mises  en  œuvre.  Deux  exemples  suffn-ont.  Ivronos  est  souvent 
mentionné  dans  Y  Iliade;  il  y  est  toujours  nommé  àyî^uT^opiTr,;,  le 
dieu  «  aux  pensées  crochues,  rusé.  »  Or  les  seuls  fîiits  de  son  his- 
toire légendaire  qui  soient  rappelés  dans  Y  Iliade,  c'est  qu'il  est  le 
père  commun  de  Zeus,  de  Poséidon  et  de  Hadès,  et  que  Zeus  l'a 
détrôné,  qu'il  l'a  précipité  là  «  où  on  ne  jouit  ni  de  l'éclat  du  soleil 

TOME  LXXXIV.  —  1887.  38 


594  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

qui  monte  au  firmament,  ni  du  souffle  des  vents,  mais  où  l'on  est 
enveloppé  par  les  profondeurs  du  Tartare.  »  Où  trouver,  dans  ces 
récits,  rien  qui  justifie  une  épithète  comme  celle  que  nous  venons 
de  citer?  Celle-ci  est  née  certainement  d'autres  épisodes  du  mythe 
de  Kronos,  qui  ne  sont  même  pas  visés  dans  les  poèmes  homéri- 
ques :  elle  fait  allusion  aux  embûches  que  Kronos  dressa  pour  saisir 
son  père  Ouranos  et  le  dépouiller  de  sa  virilité,  puis  au  moyen  qu'il 
imagina  pour  se  garantir  lui-même  contre  un  accident  de  ce  genre, 
en  dévorant  les  fils  que  lui  donnait  Rhéa. 

Voici  qui  est  plus  curieux  encore  et  plus  significatif.  Prenez  le 
premier  des  héros,  Achille.  C'est  par  sa  vaillance  incomparable  et 
par  la  force  irrésistible  de  son  bras  qu'il  s'élève  au-dessus  de  tous 
ses  compagnons  d'armes  ;  à  peine  le  poète  a-t-il  une  ou  deux  fois 
l'occasion  de  vanter  sa  légèreté  à  la  course,  quand  il  le  montre 
fuyant  devant  le  Scamandre  qui  précipite  sur.  lui  ses  ondes  bouil- 
lonnantes, puis,  bientôt  après,  poursuivant  Hector  autour  des  murs 
de  Troie  ;  cependant,  de  la  première  à  la  dernière  ligne  de  l'épopée, 
Achille  est  toujours  le  héros  «  aux  pieds  légers,  »  Tro^^a;  w/.ùç 
'A/O.'Xeu:.  Pour  rendre  raison  de  cette  apparente  anomalie,  il  faut 
supposer  que  les  premiers  chants  où  Achille  ait  fait  figure  racon- 
taient son  adolescence  passée  parmi  les  forêts  du  Pélion  et  ces 
chasses  où,  dans  les  ravins  et  sur  les  plateaux  de  la  montagne,  il 
arrivait  à  lutter  de  vitesse  avec  son  maître  le  centaure.  Les  aèdes, 
qui  s'emparèrent  ensuite  de  ce  personnage,  lui  conservèrent  ce 
surnom,  sous  lequel  il  était  déjà  connu  de  leurs  auditeurs  ;  ils  le  lui 
gardèrent  d'autant  plus  volontiers  que  cette  épithète  leur  fournis- 
sait une  fm  de  vers  commode.  A  ses  débuts,  la  poésie  épique  avait 
certainement  tous  les  caractères  de  l'improvisation,  et  il  lui  en  est 
toujours  resté  quelque  chose,  jusque  dans  de  grands  poèmes  comme 
y  Iliade  et  VOdyssée;  la  mémoire,  quelque  souple  et  tenace  qu'on 
la  suppose,  trouve  un  secours  précieux  dans  ces  groupes  de  mots 
qui  viennent  se  ranger  comme  d'eux-mêmes  dans  un  des  compar- 
timens  du  cadre  métrique;  pendant  que  la  bouche  les  prononce, 
l'esprit  a  le  temps  de  se  reposer  et  de  reprendre  haleine  en  vue 
d'un  nouvel  effort. 

Ce  n'est  pas  seulement  dans  certaines  des  épithètes  qui  caracté- 
risent les  héros  que  se  laisse  deviner  tout  ce  long  travail  d'inven- 
tion poétique  et  de  formation  graduelle  qui  a  précédé  V Iliade;  ce 
poème,  et  avec  lui  VOdyssée,  témoignent  en  plus  d'un  endroit  du 
rôle  que  jouaient  déjà,  dans  les  plaisirs  de  la  société  grecque,  ces 
récits  rythmés  de  guerre  et  d'aventures.  Ici,  c'est  Achille  qui,  re- 
tiré dans  sa  tente,  charme  les  loisirs  de  son  oisiveté  forcée  en  chan- 
tant, au  son  de  la  lyre,   «  les  prouesses  des  vaillans,  »  â'cu^a  fÎÈ 


LA   QUESTION    HOMERIQUE.  596 

YS)Ây.  àvf^f(Lv(l).  Composait-il  des  espèces  de  ballades  ou  récitait-il  des 
cantilènes  que  lui  avaient  appris  les  aèdes  ?  Le  poète  ne  le  dit  point, 
et  il  n'indique  pas  non  plus  quel  était  le  thème  des  chants  de  ce 
Thamyris,  le  seul  aède  qui  soit  nommé  dans  Y  Iliade,  dont  les 
Muses  furent  jalouses  et  dont  elles  châtièrent  l'orgueil  en  le  rendant 
aveugle  et  muet  (2).  Si  le  poète  est  presque  absent  de  V Iliade,  c'est 
peut-être  parce  que  celle-ci  ne  représente  que  la  vie  du  camp,  que 
la  guerre  et  ses  péripéties  sanglantes;  la  vraie  place  de  l'aède, 
c'est,  dans  le  palais  du  roi,  la  salle  où  se  réunissent  ses  parens, 
ses  compagnons  et  ses  hôtes,  la  salle  du  festin  où  l'on  passe,  à  se 
divertir,  des  journées  entières  et  une  partie  de  la  nuit.  Là,  entourés 
d'auditeurs  qui  ne  se  lassent  pas  d'écouter,  Phémios  et  Démodocos, 
l'un  à  Ithaque  et  l'autre  chez  les  Phéaciens,  célèbrent  les  amours 
adultères  d'Ares  et  d'Aphrodite,  les  exploits  des  Achéens  sous  les 
murs  de  Troie  et  les  maux  qu'ils  y  ont  subis,  les  ruses  qui  leur  ont 
assuré  la  victoire,  enfin  les  périls  et  les  désastres  du  retour;  on 
les  remercie  par  des  paroles  comme  celles  qu'Ulysse  adresse  à  Dé- 
modocos :  «  Les  aèdes  sont  dignes  d'honneur  et  de  respect  parmi 
tous  les  hommes  qui  habitent  sur  la  terre,  car  la  Muse  leur  a  en- 
seigné le  chant  et  elle  aime  la  race  des  aèdes  (3).  » 

Si  les  tableaux  de  bataille  qui  remplissent  V Iliade  n'ont  pas  fourni 
à  son  auteur  l'occasion  de  montrer  l'aède  dans  l'exercice  de  sa 
fonction  sociale,  V Iliade,  cependant,  elle  aussi,  rappelle,  sous  une 
autre  forme,  les  poèmes  qui  l'ont  précédée.  Tydée,  le  père  de  Dio- 
mède,  avait  été  le  héros  de  chants  qui  étaient  encore  très  répandus 
au  temps  d'Homère  ;  c'est  ce  que  permet  de  supposer  une  allusion 
deux  fois  répétée  aux  exploits  qui  signalèrent  Tydée  quand,  seul 
des  Argiens,  il  pénétra,  comme  messager,  comme  parlementaire, 
dirions-nous,  dans  la  ville  de  Thèbes,  quand  il  ne  craignit  pas  d'y 
provoquer  tous  les  Thébains  à  des  exercices  de  force  et  d'adresse, 
et  se  tira,  au  retour,  par  sa  seule  vaillance,  d'une  embuscade  où 
pensaient  le  faire  périr  ceux  dont  il  avait  humilié  l'orgueil.  Dans  la 
bouche  d'Agamemnon,  qui  exhorte  Diomède  à  se  couvrir  d'autant 
de  gloire  que  l'a  fait  son  père  en  cette  occurrence,  les  phases  prin- 
cipales de  l'aventure  sont  clairement  indiquées  ;  nous  avons  là 
comme  une  analyse  de  ce  chant  d'une  Thébaïde  antérieure  à 
Y  Iliade  {h).  Ailleurs,  Pallas,  dans  une  circonstance  semblable,  se 
contente  d'un  résumé  bien  plus  succinct  ;  mais,  dans  ces  quelques 


(1)  JUade,  IX,  189. 

(2)  llwde,  ir,  59i-000. 

(3)  Odxjssée,  viii,  479-481. 

(4)  Iliade,  IV,  375-401. 


596  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

vers,  elle  n'oublie  aucun  des  détails  qui  ont  de  l'importance;  c'est 
bien  le  même  récit  qu'elle  vise  (1). 

Tydée,   dont  le  souvenir  est  ainsi   plusieurs  fois  évoqué  dans 

Y  Iliade,  n'y  paraît  pas  ;  il  est  censé  avoir  péri  bien  avant  que  com- 
mence la  guerre  de  Troie  ;  mais  V Iliade  met  en  scène  un  contem- 
porain de  Tydée,  Nestor.  Nestor  est  presque  inutile  à  l'action,  car 
son  bras,  appesanti  par  l'âge,  n'est  plus  d'aucun  secours,  et  ce 
n'est  pas  son  éloquence  un  peu  diffuse,  c'est  celle  d'Ulysse,  plus 
nerveuse  et  allant  plus  droit  au  fait,  qui,  dans  les  conjonctures 
difficiles,  entraîne  et  décide  le  conseil  des  rois.  Pourquoi  donc  le 
poète  fait-il  reparaître  sans  cesse  Nestor  sur  la  scène  et  ne  le  men- 
tionne-t-il  jamais  qu'avec  honneur?  Pourquoi  lui  fait-il  prendre  sans 
cesse  la  parole,  dont  il  abuse  quelquefois?  C'est  que  Nestor,  l'an- 
cêtre légendaire  des  Néléides,  de  ces  grandes  familles  qui  tenaient 
le  premier  rang  à  Milet,  à  Éphèse  et  dans  la  plupart  des  cités 
ioniennes,  était,  quand  parut  \  Iliade,  un  personnage  déjà  très  po- 
pulaire, au  moins  dans  une  moitié  de  la  Grèce  asiatique;  il  était  le 
héros  de  prédilection  des  aèdes  de  l'Ionie.  De  même  que  tous  les 
exploits  dont  Nestor  entretient  les  chefs  grecs  datent  du  premier 
âge  de  sa  vie,  de  même  le  personnage  appartient  tout  entier  à  un 
cycle  antérieur  oii  a  été  le  prendre,  déjà  célèbre,  le  poète  de 
Ylliude. 

«  Le  vieux  cavalier  Pelée,  l'excellent  conseiller  et  harangueur  des 
Myrmidons,  »  est  comme  une  autre  épreuve,  moins  nette  de  con- 
tour, du  type  de  Nestor.  Gomme  celui-ci,  il  est  encore  vivant  au 
moment  où  son  fils  combat  devant  Troie;  mais,  tandis  que  Nestor 
est  venu  voir  Antiloque  faire  ses  premières  armes  en  champ  clos, 
Pelée  est  resté  en  Thessalie,  où,  triste  et  seul,  il  attend  celui  qui  ne 
doit  pas  revenir,  et  ce  trait  ajoute  quelque  chose  au  tragique  de  la 
destinée  d'Achille.  Il  est  cependant  fait  bien  souvent  allusion,  dans 

Y  Iliade,  aux  aventures  de  Pelée,  à  cette  lutte  étrange  qui  fit  entrer 
l'époux  mortel  dans  la  couche  d'une  déesse,  à  ces  noces  auxquelles 
assista  tout  l'Olympe  ;  on  devine  que  Pelée,  lui  aussi,  a  dû  avoir, 
chez  les  Éoliens,  sa  geste,  qui  précéda  peut-être  celle  d'Achille,  qui 
en  fut  comme  la  préface.  La  légende  de  Pelée,  telle  que  la  raconte 
Apollodore,  est  le  sec  résumé  d'une  Pêléide  perdue.  Il  serait  aisé  de 
signaler,  dans  Y  Iliade  et  dans  YOdyssée,  bien  d'autres  exemples  de 
ces  personnages  que  le  poète  mentionne  au  passage  sans  rien  expli- 
quer ;  maints  épisodes  qui  supposent  une  action  assez  complexe, 


(1)  Iliade,  V,  801-809.  La  Dolonie,  petite  composition  qui  fut  d'abord  étrangère  à 
VUiade  et  ue  s'y  agrégea  qu'assez  lard,  fait  aussi  allusion  à  cette  prouesse  de  Tydee. 
Ce  devait  être  là  une  des  parties  les  plus  goûtées  de  la  geste  de  Tydée. 


LA    QUESTION    HOMERIQUE.  597 

avec  des  péripéties  variées,  sont  indiqués  en  quelques  vers.  On 
sent  que  le  poète  compte  sur  la  mémoire  de  ses  auditeurs  pour  ani- 
mer et  pour  développer  cette  sorte  de  sommaire,  pour  susciter  dans 
l'imagination,  au  premier  appel,  la  vue  rapide  et  claire  des  inci- 
dens  sur  lesquels  il  ramène  leur  attention  et  des  différons  acteurs 
qui  s'y  trouvent  mêlés. 

C'est  ainsi  que,  derrière  la  scène  où  se  joue  le  drame  de  V Iliade, 
apparaît,  comme  dans  le  lointain  d'une  toile  de  fond,  toute  la  luxu- 
riante végétation  de  l'épopée  naissante,  cette  silva  carminum,  comme 
dit  Wolf,  cette  forêt  de  poèmes  qui,  par  les  beaux  jours  et  sous  la 
tiède  chaleur  d'un  printemps  que  le  monde  ne  reverra  plus,  jaillit 
si  drue  et  si  vigoureuse  d'un  sol  où  pullulaient  les  germes,  des  pro- 
fondeurs fécondes  de  l'âme  grecque.  Ces  poèmes  que  nous  aperce- 
vons ainsi  aux  limites  de  notre  horizon,  dont  nous  pouvons  affirmer 
l'existence,  mais  que  nous  ne  lirons  jamais,  comment  et  par  quels 
traits  s'en  distingue  V Iliade?  Pourquoi  a-t-elle  vécu,  tandis  que  ses 
sœurs  aînées  sont  mortes  presque  avec  la  génération  qui  les  avait 
vues  naître  et  qui  les  avait  saluées  de  ses  applaudissemens?  Quelle 
idée  convient-il  de  se  faire  du  rôle  et  de  l'œuvre  de  celui  que  l'an- 
tiquité a  nommé  Homère?  Peut-être  serons-nous  mieux  en  mesure 
de  répondre  à  ces  questions  maintenant  que,  sans  apporter  ici  tout 
l'appareil  de  preuves  que  demanderait  une  démonstration  complète, 
nous  avons  indiqué  tout  au  moins,  par  quelques  brèves  remarques 
et  par  quelques  exemples  choisis,  comment  la  critique  peut  s'ap- 
pliquer avec  succès  à  chercher  dans  Homère  ce  que  nous  appel- 
lerons les  élémens  préhomériques.  Cette  méthode,  si  nous  ne  nous 
faisons  illusion,  conduit  à  des  résultats  qui,  aujourd'hui  même, 
après  tant  de  théories  et  de  redites,  ont  encore  le  mérite  d'une 
certaine  nouveauté. 

III. 

On  a  vu  combien  sont  singuliers  les  caractères  qui  distinguent 
la  langue  de  V Iliade,  et  comme  on  a  mal  réussi  à  les  expliquer.  Au 
contraire,  le  mélange,  en  proportions  inégales,  des  deux  dialectes 
et  la  multiplicité  des  formes  étjuivalentes,  tout  cela  devient  facile  à 
comprendre  si  l'on  se  place  à  un  autre  point  de  vue,  si  l'on  fait  une 
très  large  part  à  l'action  personnelle  et  à  la  libre  volonté  de  l'au- 
teur de  V Iliade.  Des  aèdes  qui  l'avaient  précédé,  les  uns,  les  plus 
anciens  peut-être,  avaient  employé  l'éolien,  et  les  autres,  l'ionien, 
lequel  comportait  d'ailleurs  presque  autant  de  variétés  qu'il  y  avait 
de  villes  dans  la  confédération  ionienne  ;  quelques-uns  même  avaient 
sans  doute  déjà  donné  l'exemple  d'allier  les  uns  aux  autres,  dans  un 
même  chant,  des  élémens  empruntés  aux  deux  dialectes.  Ioniens  et 


598  BEVUE  DES  DEDX  MONDES. 

Éoliens  ne  vivaient-ils  pas  côte  à  côte  sur  les  rivages  occidentaux 
de  l'Asie-Mineure?  N'y  avait-il  pas,  entre  les  deux  groupes,  d'étroits 
rapports  de  race  et  d'intérêts,  d'idées  et  d'affaires,  un  commerce 
quotidien  et  comme  une  pénétration  réciproque?  Telle  ville,  comme 
Smyrne,  avait  été  fondée  par  les  Éoliens  ;  mais  les  Ioniens  avaient 
fini  par  y  prendre  le  dessus  et  par  la  rattacher  à  leur  ligue  natio- 
nale. Il  n'y  avait  pas,  entre  les  deux  peuples  ou  plutôt  entre  ces 
deux  branches  d'un  même  peuple,  de  frontière  définie  qui  pût  arrê- 
ter les  chantres  épiques;  ceux-ci,  par  profession,  étaient  d'éternels 
voyageurs  ;  la  parole  étant  le  seul  moyen  dont  ils  disposassent  pour 
produire  au  dehors  leurs  inventions  et  leurs  pensées,  il  leur  fallait 
chercher  chaque  jour  un  nouvel  auditoire,  et,  pour  le  trouver,  se 
déplacer  sans  cesse,  courir  le  monde  par  terre  et  par  mer,  aller  de 
Milet,  la  reine  de  l'Ionie,  jusqu'à  l'éolienne  Cymé,  puis  se  laisser 
porter  par  le  vent,  sur  quelque  barque  de  pêcheur  où  ils  payaient 
leur  passage  en  chansons,  jusqu'à  Dèlos,  où  les  Ioniens,  en  habits  de 
fête,  se  donnaient  rendez-vous  autour  du  vieil  oracle  d'Apollon  ;  ils 
revenaient  ensuite  par  Chios  et  par  Lesbos.  Dans  cette  vie  errante, 
l'aède  devait  acquérir  une  connaissance  pratique  et  familière  de  tous 
les  parlers  divers  qui  étaient  en  usage  sur  ce  littoral  et  dans  les  îles 
contiguës.  En  même  temps,  pour  satisfaire  ses  auditeurs  et  pour  les 
servir  suivant  leurs  goûts,  il  lui  fallait  savoir  les  plus  beaux  des 
chants  qu'avaient  fait  entendre  ses  prédécesseurs;  il  pourrait  ainsi 
mettre  en  scène  les  héros  les  plus  populaires  et  les  plus  aimés,  tout 
en  relevant  l'intérêt  du  récit  par  quelques  additions  heureuses,  par 
un  grain  de  nouveauté  ;  car  «  la  chanson  la  plus  nouvelle,  »  disait-on 
déjà  du  temps  de  ces  vieux  poètes,  «  est  celle  que  les  hommes  écou- 
tent le  plus  volontiers  (1).  » 

Dans  ces  conditions,  supposez  un  poète,  supérieur  à  ses  devan- 
ciers par  l'originalité  de  son  génie,  qui  naît  à  propos,  vers  la  fin 
d'un  siècle  qu'a  tout  entier  rempli  et  charmé  la  riche  floraison  des 
cantilènes  épiques  ;  supposez-le  cédant  à  l'ambition  de  composer  une 
œuvre  plus  considérable  et  mieux  liée  qu'aucune  de  celles  qui  se 
sont  jusque-là  disputé  la  faveur  des  Grecs  d'Asie,  concevant  le  plan 
et  mûrissant  la  pensée  de  V Iliade;  pour  réussir  dans  cette  entre- 
prise, il  lui  faudra  une  langue  noble,  riche  et  variée,  qui  se  prête 
en  même  temps  avec  toute  la  souplesse  possible  aux  exigences  du 
mètre.  Afin  de  se  donner  cet  instrument,  l'inventeur,  le  novateur 
que  nous  nous  figurons,  puisera  tout  ensemble  dans  l'ample  trésor 
de  tous  ces  parlers  locaux  qu'il  a  entendus  retentir  à  sou  oreille  et 
dans  celui  de  l'idiome  poétique  déjà  élaboré  par  les  aèdes  anté- 
rieurs, par  ceux  de  l'Éolie  et  par  ceux  de  l'Ionie  ;  il  saura  mettre  à 

(1)  Odyssée,  i,  351. 


LA    QUESTION    HOMERIQUE.  599 

contribution  tout  à  la  fois  les  deux  principaux  dialectes  de  la  Grèce 
orientale  avec  leurs  variétés  secondaires  et  les  formules,  les  épi- 
thètes,  les  termes  de  tout  genre  qui,  pour  avoir  été  déjà  souvent 
usités  dans  ces  narrations,  étaient  dès  lors  comme  investis  d'une 
sorte  de  dignité  supérieure  ;  il  prendra  plaisir,  les  anciens  l'ont  déjà 
remarqué,  à  relever  la  simplicité  de  sa  phrase  par  l'emploi  de  mots 
vieillis,  qui  réveilleront  l'attention  de  l'auditeur  et  paraîtront  bien 
à  leur  place  dans  ces  tableaux  d'un  passé  héroïque,  plus  grand  et 
plus  glorieux  que  le  présent  (1).  Par  le  jeu  simultané  de  tous  ces 
procédés,  il  continuera,  mais  avec  plus  de  décision,  le  travail 
qu'avaient  commencé  ses  devanciers  ;  il  achèvera  de  créer  une 
langue  composite,  une  langue  artificielle,  si  l'on  veut,  qui,  grâce 
à  ses  mérites  propres  et  au  succès  prodigieux  de  V Iliade,  restera 
désormais  pour  toujours  la  langue  de  l'épopée  ;  elle  remplira  cette 
fonction  non-seulement  entre  les  mains  des  poètes  cycliques,  les 
successeurs  immédiats  d'Homère,  mais  bien  plus  tard  encore,  jus- 
qu'au temps  d'Apollonios  de  Rhodes,  le  poète  érudit,  et  même  de 
Nonnos  de  Pannopolis,  ce  dernier  né,  ce  fils  posthume  de  la  muse 
grecque. 

La  langue  de  V Iliade,  c'est  donc  une  langue  littéraire,  dans  le 
même  sens  et  au  même  titre  que  celle  des  odes  de  Pindare,  des 
chœurs  de  la  tragédie  attique  et  de  la  prose  d'Hérodote  ;  formée 
d'élémens  empruntés  à  des  sources  très  différentes,  elle  a  pourtant, 
des  premières  aux  dernières  lignes  du  poème,  une  unité  de  ton  qui 
ne  peut  être  obtenue  que  par  un  dessin  suivi,  par  un  choix  réfléchi. 
Si  l'on  n'en  a  pas  reconnu  plus  tôt  le  véritable  caractère,  c'est  que, 
par  l'effet  des  habitudes  prises,  on  a  grand'peine  à  se  représenter 
l'inteUigence  s' acquittant  de  cette  tâche  sans  le  secours  des  lettres  ; 
mais  il  n'est  pas  plus  difficile  d'accomplir,  par  un  simple  travail  de 
tète,  cette  œuvre  de  sélection  et  d'habile  combinaison  qu'il  ne  l'est 
de  composer  et  de  retenir,  à  l'aide  de  la  seule  mémoire,  des  chants 
d'une  certaine  étendue;  or  il  n'est  plus  aujourd'hui  personne  qui 
s'imagine  que  les  aèdes  aient  jamais  écrit  par  avance  les  récits  qu'ils 
faisaient  entendre  dans  la  salle  du  banquet,  quand  ils  avaient  déta- 
ché la  lyre  de  la  colonne  où  elle  était  pendue  et  qu'ils  s'étaient 
assis,  comme  le  dit  l'auteur  de  VOdyssée,  sur  le  siège  aux  clous 
d'argent. 

Le  poète  dont  l'intervention  opportune  a  doté  l'épopée  de  la  langue 
qu'elle  ne  désapprendra  plus  n'en  a-t-il  pas  fait  autant  pour  le  mètre 
dont  elle  se  servira  désormais  jusqu'au  jour  où  elle  mourra  de  vieil- 
lesse? Ce  qui  est  certain,  c'est  que  l'aède  qui  a  inventé  l'hexamètre 
et  qui  l'a  mis  en  vogue  était  un  homme  d'un  goût  particulièrement 

(1)  Croiset,  Histoire  de  la  littérature  grecque,  t.  i,  p.  2G^26'k 


600  RE\DE    DES    DEUX    MONDES, 

délicat,  que  distinguait  de  ses  rivaux  une  oreille  plus  sensible  et 
plus  fine.  On  est  tenté  de  croire  qu'il  n'est  autre  qu'Homère.  Con- 
sultez l'histoire  de  la  poésie  lyrique,  qui  succédera,  eu  Grèce,  à  la 
poésie  épique  ;  tous  les  poètes  dont  elle  a  fait  la  gloire,  tous  ceux  qui 
s'y  sont  fait  admirer  pour  la  puissance  de  leur  imagination  et  pour 
les  beautés  originales  de  leur  style  ont  été,  en  même  temps,  les  créa- 
teurs de  formes  rythmiques  nouvelles  ;  on  devait  à  Archiloque  le  tri- 
mètre  iambique  et  le  tétramètre  trochaïque,  à  Arion  le  dithyrambe, 
à  Alcée  et  à  Sapho  les  strophes  qui  portent  leur  nom. 

En  tout  cas,  si  l'auteur  de  V Iliade  n'a  pas  eu  le  mérite  de  l'in- 
vention, ce  que  nous  ne  saurons  jamais,  tout  au  moins  ne  peut-on 
lui  refuser  l'honneur  d'avoir  compris  combien  ce  type  était  supé- 
rieur à  tous  ceux  qui  lui  avaient  fait  et  qui  lui  faisaient  peut-être 
encore  concurrence,  à  tous  ceux  que  la  poésie  naissante  avait  mis 
à  l'essai.  Par  le  parti  qu'il  en  tira,  il  lui  valut  le  privilège  de  deve- 
nir et  de  rester  à  tout  jamais  le  mHrc  héroïque,  comme  l'appelaient 
les  Grecs,  c'est-à-dire  le  seul  mètre  qui  fût  digne  d'être  employé  à 
célébrer  les  prouesses  des  héros,  ces  ancêtres  légendaires  de  la  race 
hellénique,  les  brillans  acteurs  de  cette  histoire  merveilleuse  à  la- 
quelle l'imagination  grecque,  même  après  Hérodote  et  Thucydide, 
s'intéressa  toujours  bien  plus  vivement  qu'à  l'hi&toire  vraie.  Cet 
instrument,  tel  qu'il  se  révélait  dans  l'Iliade,  parut  aux  généra- 
tions qui  suivirent  si  accompli  de  tout  point,  que  personne,  même 
dans  les  siècles  les  plus  raffinés,  ne  tenta  d'en  modifier  le  jeu,  d'en 
raccourcir  ou  d'en  allonger  les  cordes,  d'en  changer  le  timbre.  Les 
étrangers  mêmes  en  subirent  la  séduction.  Lorsque  Rome  s'éprit 
de  la  Grèce,  le  premier  souci  des  écrivains  philhellènes,  ce  fut  d'im- 
porter l'hexamètre  en  Itahe  et  de  l'y  acclimater;  or  l'entreprise  était 
malaisée.  Le  fond  primitif  du  latin  était  pauvre  en  dactyles  ;  par 
l'effet  des  contractions  qu'y  avaient  subies  nombre  de  désinences 
nominales  et  verbales,  on  y  trouvait  surtout  des  iambes,  des  tro- 
chées et  des  spondées.  Ennius  et  ses  continuateurs  ne  s'arrêtèrent 
pas  à  ces  difficultés.  Pour  que  la  langue  admît  les  systèmes  dacty- 
liques,  ils  la  remanièrent  hardiment,  ils  mirent  de  côté  certaines 
formes  récalcitrantes,  ils  en  introduisirent  de  nouvelles,  et,  grâce 
à  ces  expédions,  ils  firent  si  bien  que  Lucrèce  et  Virgile,  deux 
siècles  plus  tard,  n'éprouvaient  plus  aucun  embarras  à  couler  le 
métal  de  leurs  pensées  dans  le  moule  dont  les  aèdes  éoliens  avaient 
jadis  tiré  la  matière  d'un  idiome  où  les  voyelles  brèves  surabon- 
daient, ici  appuyées  l'une  sur  l'autre,  là  séparées  par  des  consonnes 
simples,  et  où  le  dactyle  naissait  sans  effort  de  leur  multiplicité. 

Cet  artiste,  sûr  de  son  propos,  qui  sait  choisir  avec  une  liberté 
si  judicieuse  et  si  hardie,  dans  les  élémens  de  provenance  diverse 
qu'il  a  sous  la  main,  ceux  dont  il  pourra  tirer  le  meilleur  parti, 


LA    QUESTION    UOAIÉRIQUE.  601 

on  le  retrouve  dans  toute  la  composition  de  son  œuvre,  dans 
l'emploi  qu'il  fait  des  mots  et  dans  la  manière  dont  il  les  groupe, 
dans  la  nature  des  combinaisons  auxquelles  il  a  recours  afin  de 
varier  ses  tableaux,  dans  le  ferme  dessin  des  caractères,  dans 
la  noblesse  et  la  simplicité  de  l'action.  Ainsi,  d'ordinaire,  il 
use  largement ,  comme  l'avaient  fait  ses  devanciers ,  de  ces  épi- 
thètes  descriptives  et  permanentes  dont  nous  avons  essayé  d'expli- 
quer l'origine  et  la  raison  d'être  ;  n'ont-elles  pas  le  double  avantage 
de  faire  plaisir  à  ses  auditeurs  en  répondant  à  un  besoin  secret  de 
leur  esprit,  et  d'alléger  en  même  temps  l'effort  d'attention  et  de 
mémoire  auxquels  sont  condamnés,  par  l'effet  des  conditions  oii 
s'exerce  alors  la  faculté  poétique,  et  le  poète  qui  compose  et  le 
rapsode  qui,  l'œuvre  une  fois  créée,  se  charge  de  la  faire  vivre  ? 
Mais,  si  ces  épithètes  abondent  dans  la  narration  et  dans  les  dis- 
cours où  l'orateur  prend  son  temps,  comme  elles  deviennent  rares 
dès  que  c'est  la  passion  qui  éclate  et  que,  pour  en  traduire  les 
emportemens,  les  mots  se  pressent  sur  les  lèvres!  On  n'en  trouve 
qu'un  bien  petit  nombre  dans  les  invectives  qu'échangent  Agamem- 
non  et  Achille;  il  n'y  en  a  pas  une  seule  dans  ce  couplet  par  lequel 
Achille,  la  voix  toute  sifflante  de  haine  et  de  colère,  répond  à  Hec- 
tor, qui,  avant  d'engager  la  lutte  suprême,  lui  demande  de  conve- 
nir que  le  cadavre  du  vaincu  sera  rendu  à  ses  proches  pour  recevoir 
de  leurs  mains  la  sépulture  : 

«  Hector,  ennemi  détesté,  ne  me  parle  pas  de  promesses  mu- 
tuelles. Point  de  sermons  entre  les  lions  et  les  hommes  ;  point  d'en- 
tente entre  les  loups  et  les  agneaux;  la  haine,  et  toujours  la  haine! 
De  même  entre  toi  et  moi  :  ni  amitié  ni  promesse  ;  il  faut  que  l'un 
ou  l'autre  meure  et  qu'il  rassasie  de  son  sang  Ares,  l'opiniâtre 
combattant.  Appelle  à  toi  toute  ta  vertu  ;  c'est  maintenant  qu'il  est 
à  propos  d'exceller  à  manier  la  lance  et  à  combattre.  Plus  de 
fuite  pour  toi;  Pallas-Athéné  va  te  dompter  par  mon  fer;  tu  paie- 
ras en  une  seule  fois  les  deuils  de  tous  mes  amis,  massacrés  par 
ton  fer  (1)  !  » 

Là  où  les  données  du  thème  que  développe  le  poète  s'accommo- 
dent de  ces  épithètes,  elles  rendent  encore  un  autre  service  ;  elles 
distraient  et  elles  reposent  l'esprit,  que  risqueraient  de  fatiguer,  à 
la  longue,  toutes  ces  scènes  de  bataille  et  de  carnage  ;  elles  lui  font 
sentir  discrètement  un  contraste  qui  l'émeut  toujours,  celui  des  mi- 
sères auxquelles  est  en  proie  la  race  éphémère  des  hommes  et  de 
l'éternité  de  la  nature,  de  son  immortelle  sérénité.  Il  en  est  de 
même  des  comparaisons.  Comme  le  dit  très  bien  M.  Croiset,  «  elles 

(1)  Iliade,  xxn,  201-272.  Xous  empruntons  à  M.  Croiset,  qui  a  cité  aussi  ce  passage, 
son  excellente  traduction. 


602  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

étendent  de  la  manière  la  plus  heureuse  l'horizon  du  poème.  Dans 
un  récit  de  guerre,  elles  nous  font  voir  incidemment,  et  comme 
par  d'ingénieuses  échappées  de  vue,  des  scènes  de  chasse,  des 
épisodes  de  la  vie  rustique  ou  urbaine,  et  plus  souvent  encore  les 
aspects  divers  de  la  nature.  » 

On  n'a,  sans  doute,  aucune  raison  de  penser  que  Y  Iliade  ait  été 
le  premier  poème  où  aient  paru  ces  comparaisons;  à  leur  fréquence 
même,  au  caractère  de  la  formule  qui  sert  à  les  introduire,  on  sent 
qu'elles  étaient  déjà  dans  les  habitudes  de  la  narration  épique  ;  mais, 
d'autre  part,  il  n'y  avait  certainement  rien  de  pareil  dans  les  plus 
anciennes  cantilènes.  Celles-ci  étaient  encore  de  la  poésie  populaire; 
elles  en  avaient  la  brièveté  un  peu  sèche  et  se  passaient  de  transi- 
tions ;  elles  se  contentaient  de  résumer,  en  quelques  mots  heurtés 
et  rapides,  les  phases  principales  de  l'action.  Ce  n'est  qu'un  art 
déjà  très  avancé  qui  a  pu  avoir  l'idée  de  chercher  dans  ces  pein- 
tures accessoires,   dans  ces  ressemblances  et  ces  analogies,  un 
moyen  de  rendre  plus  forte  et  plus  vive  l'impression  que  voulait 
laisser  tel  détail  du  récit.  L'exemple  de  ces  comparaisons  descrip- 
tives a  donc  été  donné  par  quelque  prédécesseur  immédiat  d'Ho- 
mère; mais,  avec  celui-ci,  ces  courtes  descriptions  auraient  pris 
plus  de  relief  et  de  couleur.  Peut-être  faut-il  voir  encore  la  marque 
de  la  supériorité  de  son  génie  dans  une  particularité  qui  nous  a 
toujours  frappé.  Nulle  part  le  poète  ne  décrit  pour  le  plaisir  de  dé- 
crire, comme  le  feront  souvent  ses  imitateurs;  il  semble  avoir  com- 
pris que  la  nature  ne  se  suffit  pas  à  elle-même,  qu'elle  n'est  pour 
l'homme  qu'un  cadre  où  se  déploie  son  activité,  qu'une  source  inépui- 
sable de  sentimens  et  de  pensées;  aussi  presque  toutes  ces  compa- 
raisons se  terminent-elles  par  un  trait  qui  indique  commenttel  ou  tel 
phénomène  de  la  nature  retentit  dans  le  cœur  de  l'homme.  L'homme 
n'est  jamais  absent  de  ses  tableaux.  Rappelez-vous,  par  exemple, 
un  passage  célèbre  du  poème,  celui  où  la  plaine  tout  étincelante 
des  feux  allumés  par  les  Troyens  est  comparée  au  ciel  resplendis- 
sant d'étoiles.   En  quelques  beaux  vers,  le  poète  rappelle  l'eifet 
d'une  de  ces  nuits  transparentes  et  lumineuses  où  l'œil  distingue 
au  loin  les  crêtes  des  montagnes,  leurs  pentes  et  les  ravins  qui  en 
sillonnent  les  flancs  ;  il  s'arrête  sur  ce  mot  :  «  Le  pâtre  se  réjouit  en 
son  âme  (1).  »  Ailleurs,  le  poète  peint  le  brouillard  que  le  vent  du 
sud  répand  autour  des  sommets  et  sur  les  hauts  pâturages,  ou  bien 
la  nuée  orageuse  que  le  zéphyr  pousse  devant  lui  sur  la  mer  qui 
devient  noire  comme  de  la  poix  ('2)  ;  là  encore,  la  nature  est  aper- 
çue à  travers  les  sentimens  de  l'homme,  définie,  dans  la  variété  de 

(1)  réyriÔE  ôs  ts  çpéva  %o'.\f.i\s .  Iliade,  vin,  ôod-559. 
(2J  Iliade,  m,  10-12,  et  iv,  276-280. 


LA    QUESTION    HOMERIQUE.  603 

ses  aspects,  par  l'inflaence  que  les  divers  incidens  de  sa  vie  exercent 
sur  celle  de  l'homme,  sur  ses  mouvemens  et  sur  ses  actions.  Dans 
la  première  de  ces  comparaisons,  Homère,  au  lieu  d'insister,  comme 
le  ferait  peut-être  un  poète  moderne,  sur  les  formes  qu'affectent 
les  masses  mobiles  de  ces  vapeurs  que  roule  et  que  chasse  la  brise, 
songe  surtout  à  la  terreur  du  berger,  dont  la  vue,  au  milieu  de  la 
brume,  u  ne  porte  pas  plus  loin  qu'un  jet  de  pierre,  »  et  qui  craint 
pour  son  troupeau.  Dans  la  seconde  de  ces  peintures,  c'est  encore 
aux  émotions  et  au  trouble  du  berger  que  nous  assistons  ;  celui-ci, 
du  haut  de  quelque  promontoire  escarpé,  a  regardé  venir  l'orage  ; 
au  moment  où  vont  l'atteindre  le  vent  et  les  averses,  il  se  hâte, 
plein  d'effroi,  de  rassembler  ses  brebis,  et  il  les  entraîne  vers  une 
grotte  où  elles  seront  à  l'abri, 

pCyriO-iv  te  îowv,  \tT.ô  te  nr.irjz  ■/^),aa'E  ;j.r,>.a. 

C'est  surtout  la  délicatesse  de  l'art  homérique  que  l'on  admire 
dans  la  sobriété  de  ces  descriptions  si  pittoresques  à  la  fois  et  si 
concises  ;  pour  faire  sentir  toute  la  puissance  de  cet  art,  il  faudrait 
étudier,  l'une  après  l'autre,  les  figures  des  héros  du  poème.  On 
n'aurait  pas  de  peine  à  montrer  que  ces  héros,  ceux  du  moins  qui 
occupent  le  devant  de  la  scène,  ne  sont  pas  des  types  généraux, 
des  images  incertaines  et  vagues,  comme  il  y  en  a  trop  dans  V Enéide. 
Chacun  d'eux  se  distingue  par  des  traits  qui  lui  sont  propres,  qui 
en  font  une  personne  vivante,  un  individu.  Tous  ces  personnages 
ont  un  caractère  commun,  le  courage  militaire;  mais  dès  que  l'on 
y  regarde  d'un  peu  près,  on  s'aperçoit  que  ce  courage  n'a  pas  par- 
tout la  même  physionomie  et  la  même  couleur;  suivant  que  l'on 
passe  de  l'un  à  l'autre  des  acteurs  du  drame,  il  offre  des  variétés 
et  des  nuances  très  curieuses.  Ajax,  fils  de  Télamon,  c'est  surtout 
la  force  de  résistance,  c'est  le  type  du  courage  dî endurance,  comme 
on  dirait  en  anglais  (i)  ;  ce  n'est  pas  sans  motif  qu'Homère,  quand 
il  le  peint  abrité  sous  son  large  bouclier  et  arrêtant,  par  sa  résis- 
tance, la  marche  en  avant  de  toute  une  armée,  le  compare  à  l'âne, 
que  les  coups  qui  pleuvent  sur  son  dos  ne  peuvent  faire  bouger 
du  champ  où  il  a  trouvé  sa  pâture  (2).  Ulysse,  c'est  le  courage  ré- 
fléchi, ingénieux,  inventif;  c'est,  si  l'on  peut  rapprocher  ces  deux 
mots,  le  courage  prudent.  Que  reste-t-il  donc  pour  Diomède?  Le 
fils  de  Tydée  représente  le  courage  aventureux  et  emporté  ;  Dio- 
mède est  de  ceux  pour  qui  le  péril  est  par  lui-même  un  attrait,  qui 
vont  à  la  bataille  et  au  danger  comme  à  une  fête.  La  lutte  l'enivre; 

(1)  Ce  mot,  d'un  usag-e  courant  dans  le  parler  populaire  de  la  Normandie,  mérite- 
rait de  passer  dans  la  langue  littéraire. 

(2)  Iliade,  xi,  558-563. 


604  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

c'est  dans  ces  momens  que,  comme  le  dit  Aphrodite  qu'il  a  bles- 
sée, ((  il  combattrait  même  Jupiter  (1).  » 

Homère  a  donné  aux  héros  grecs  une  plus  grande  importance 
qu'aux  héros  troyens.  Du  côté  des  Grecs,  les  caractères  sont  plus 
nettement  dessinés  et  plus  variés.  C'est  pourtant  chez  les  Troyens 
que  l'on  trouvera  une  autre  forme  du  courage,  la  plus  noble  de 
toutes,  le  courage  par  devoir,  celui  du  soldat  qui  se  sait  condamné 
à  périr  et  qui  n'en  va  pas  moins  à  la  bataille  pour  donner  l'exemple 
à  ses  compagnons  et  pour  payer  sa  dette  à  la  patrie  (2).  Mieux  que 
toutes  les  autres,  cette  forme  du  courage  s'allie  aux  tendres  affec- 
tions. Seul  de  tous  ces  héros,  Hector  est  époux  et  père.  Chez  lui, 
l'amour  de  sa  cité  natale,  l'amour  de  sa  lemme  et  de  son  fils,  ne 
sont  pas  étouffés  par  cette  ardeur  presque  sauvage  qui  entraîne 
au  combat  les  autres  héros.  Hector  est  le  plus  touchant  de  tous  les 
héros  ;  il  est  le  plus  complet,  parce  qu'il  a  l'âme  la  plus  riche  et  la 
plus  large  ;  c'est,  en  un  certain  sens,  le  plus  moderne,  celui  dont 
le  courage  se  rapproche  le  plus  de  l'idée  qu'une  société  civilisée 
se  fait  de  cette  vertu.  On  retrouverait  dans  Sarpédon  quelque  chose 
du  même  caractère,  de  cette  douceur  qui  tempère  la  force,  de  ce 
sentiment  du  devoir  qui  fait  que  l'on  se  sacrifie  sans  illusion,  mais 
non  sans  orgueil.  Dans  les  paroles  et  sur  les  traits  de  l'un  et  de 
l'autre,  il  y  a  cet  accent,  ce  triste  et  fier  rayon  qu'y  met  la  con- 
science d'un  sacrifice  généreux. 

Quant  à  Achille,  ce  dieu  mortel,  il  réunit  en  sa  personne  tous 
les  dons  que  se  partagent  les  autres  chefs  des  deux  peuples.  Il  a 
tous  les  courages  à  la  fois  :  le  courage  obstiné  d'Ajax,  —  voyez-le 
soutenir  l'assaut  incessant  et  fougueux  que  lui  livrent  les  flots  con- 
jurés du  Scamandre  et  du  Simoïs  ;  — le  courage  intelligent  d'Ulysse, 
— il  remet  sonépée  au  fourreau  quand  la  voix  d'Athéné,  c'est-à-dire 
celle  de  la  réflexion,  le  détourne  d'engager  contre  Agamemnon  une 
lutte  où  il  ne  serait  pas  suivi  par  l'opinion  de  l'armée;  —  le  courage 
brillant  de  Diomède,  celui  dont  l'exaltation  joyeuse  supprime  jus- 
qu'à l'idée  du  danger.  Il  se  sait  condamné  comme  Hector,  et  par 
un  arrêt  encore  plus  certain,  à  mourir  sur  le  champ  de  bataille;  et, 
s'il  s'immole  plutôt  à  l'amour  de  la  gloire  qu'aux  intérêts  de  l'ar- 
mée qui  ne  peut  triompher  sans  lui,  son  image  n'en  a  pas  moins 
cette  poésie  et  ce  charme  mélancoliques  qui,  dans  la  fiction  comme 
dans  l'histoire,  s'attachent  aux  figures  de  ces  jeunes  héros  que 
couchent  dans  la  poussière,  un  jour  de  victoire,  la  flèche  d'un  Pa- 
ris ou  la  balle  d'un  soldat  inconnu.  Deux  traits  de  caractère  don- 
nent à  Achille,  dans  ce  groupe  tragique,  une  physionomie  à  part  et 

(1)  Iliade,  v,  3G3. 

(2)  Iliade,  vi,  3G1-370;  442-447;  476-494. 


LA   QUESTION   HOMERIQUE.  605 

très  originale  :  nous  voulons  parler  de  son  amitié  pour  Patrocle  et 
de  sa  tendresse  pour  sa  mère. 

Achille  a  bien  laissé  à  Skvros  une  femme  et  un  fils  ;  dans  le 
camp,  il  a  une  captive  qui  partage  sa  couche,  Briséis  aux  belles 
joues  ;  mais  la  grande  passion  de  sa  vie,  c'est  son  affection  pour  le 
compagnon  de  sa  jeunesse,  pour  Patrocle.  Patrocle,  à  côté  d'Achille, 
c'est  la  bonté,  la  sagesse,  le  conseil  toujours  écouté  patiemment, 
sinon  toujours  suivi.  A  la  nature  violente  d'Achille,  il  faut  un  contre- 
poids; il  faut  quelqu'un  qui  la  retienne  ou  plutôt  qui  la  ramène, 
car  il  n'est  pas  possible  d'arrêter  l'élan  de  cette  colère  au  moment 
même  où  elle  s'emporte  et  se  déchaîne.  C'est  ensuite  que  Patrocle 
intervient,  qu'il  gagne  quelque  chose  sur  des  résolutions  qui  sem- 
blaient d'abord  absolues  et  invincibles  ;  c'est  ainsi  que,  dans  la 
pitié  que  lui  inspirent  les  désastres  des  Grecs,  il  réussit  à  obtenir 
d'Achille  cette  concession  qui  lui  sera  fatale  à  lui-même.  Ce  qui 
gagne  les  cœurs  à  Patrocle,  on  le  devine  dans  la  courte  lamentation 
que  Briséis  prononce  sur  son  cadavre  ;  elle  rappelle  comment  il  la 
consolait  et  l'encourageait,  comment  il  lui  promettait  un  avenir 
meilleur  qui  ferait  oublier  un  passé  douloureux,  et  elle  résume  sa 
plainte  en  ce  dernier  vers,  qui  mérite  de  ne  point  être  oublié  : 
M  C'est  pourquoi  je  ne  cesserai  de  te  pleurer,  toi  qui  as  toujours 
été  si  doux  pour  moi  (1).  »  La  touchante  simplicité  de  cet  hom- 
mage fait  comprendre  comment  Achille  a  pu  aimer  assez  Patrocle 
pour  que,  séparé  de  lui  par  la  lance  d'Hector,  son  affliction  se  tourne 
en  haine  sauvage  contre  le  meurtrier,  en  une  haine  qui  va  jusqu'à 
la  férocité. 

Par  un  contraste  qui  donne  encore  à  ce  personnage  une  physio- 
nomie plus  particulière  et  plus  attachante,  ce  vainqueur  terrible 
dont  le  cri  seul  suffit  à  faire  reculer  toute  l'armée  des  Troyens, 
cet  implacable  qui  s'acharne  sur  le  corps  de  son  ennemi  vaincu, 
Achille,  quand  il  se  trouve  en  présence  de  Thétis,  redevient  le  petit 
enfant  qui  court  en  pleurant  conter  à  sa  mère  ce  qui  lui  a  fait  de 
la  peine  et  se  cacher  la  tête  dans  son  sein,  se  laisser  bercer  et  con- 
soler par  ses  caresses.  Sans  doute,  ces  faciles  effusions  s'expli- 
quent en  partie  par  l'âge  de  l'humanité  que  peint  Homère;  dans 
tous  ces  héros,  il  y  a  de  l'enfant  ou  tout  au  moins  de  l'adolescent; 
mais,  de  tous,  Achille  est  celui  chez  qui  ce  caractère  devait  le  plus 
se  marquer.  Ulysse  est  trop  réfléchi,  trop  rusé  et  trop  fier  de  sa 
ruse  pour  avoir  de  ces  attendrissemens  abandonnés  et  de  ces  épan- 
chemens  sur  l'épaule  maternelle  :  il  en  rougirait  ;  quand  ses  yeux 
se  mouillent,  alors  que,  chez  les  Phéniciens,  il  écoute  Démodocos 
chanter  les  maux  que  les  Grecs  ont  soufferts  devant  Troie,  il  se 

(1)  lliaàe,  xix,  300. 


606  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

cache  la  tête  sous  son  manteau,  pour  qu'on  ne  le  voie  pas  pleurer. 
Achille,  au  contraire,  est  à  la  fois  le  plus  jeune  des  héros  et  le  plus 
primesautier,  celui  qui  s'est  le  moins  fait  une  contenance  et  un 
rôle,  celui  qui  cède  le  plus  vite  et  le  plus  volontiers  à  son  premier 
mouvement.  Ses  émotions  sont  trop  vives  et  trop  fortes  pour  qu'il 
n'éprouve  pas  le  besoin  de  les  répandre  au  dehors.  La  donnée  même 
du  poème  et  les  conditions  de  cette  vie  de  camp,  où  le  danger  était 
toujours  proche,  ne  permettaient  pas  de  mettre  auprès  de  lui  une 
épouse  ;  mais  son  ami  pouvait  partager  sa  tente  et  être  le  premier 
confident  de  toutes  ses  joies  et  de  toutes  ses  douleurs;  mais,  dans 
les  grandes  occasions,  sa  divine  mère,  la  plus  charmante  des  déesses, 
pjuvait  sortir  des  flots  pour  venir  l'écouter  et  le  plaindre  sur  la 
grève. 

Pour  découvrir  le  vrai  fond  de  cette  âme  mobile  et  sensible,  il 
faudrait  encore  assister  à  l'entrevue  de  Priam  et  d'Achille,  au  revi 
remeut  qui  s'y  produit  quand  le  vieillard,  «  portant  à  sa  bouche  les 
mains  de  l'homme  qui  a  tué  son  fils,  »  adresse  à  son  hôte  la 
prière  qui  commence  par  ces  mots  :  a  Souviens- toi  de  ton  père, 
ô  Achille  égal  aux  dieux  !  »  Mais  cette  analyse,  si  l'on  voulait 
l'appliquer  à  tous  les  personnages  de  V Iliade,  risquerait  de  mener 
loin  ;  il  n'en  faut  pas  tant  pour  prouver  que  le  poète  excelle  à  mar- 
quer, par  des  nuances  finement  saisies,  les  différons  aspects  que 
prend,  d'un  homme  à  un  autre,  tel  ou  tel  défaut,  telle  ou  telle 
qualité.  On  a  vu  de  quelle  manière  il  arrive  à  créer  des  êtres  qui, 
malgré  leur  apparente  simplicité,  sont  nettement  définis  et  par  suite 
bien  vivans,  plus  vivans  que  ne  le  sont,  dans  le  monde  réel,  ces 
êtres  effacés  et  vulgaires  qui  ne  se  distinguent  pas  les  uns  des 
autres  par  des  caractères  franchement  accusés.  Que  nous  voilà  loin 
dd  la  poésie  naïve  et  populaire  qui  se  contente  d'ébaucher,  par 
quelques  touches  hardies  et  brusques,  des  portraits  qu'elle  n'achève 
pas  et  qui  laissent  souvent  l'esprit  incertain  ! 

Où  se  révèlent  plus  clairement  encore  une  maturité  d'esprit  et  une 
science  de  composition  que  l'on  est  surpris  tout  d'abord  de  trouver 
ici,  c'est  dans  l'artifice,  déjà  signalé,  par  lequel  le  poète  a  mêlé  à 
l'action  de  YUiade  un  héros  qui;,  d'après  l'âge  que  lui  attribue  la 
légende,  ne  devait  pas  figurer  parmi  les  preux  qui  prirent  Troie. 
En  s  arrangeant  pour  donner  une  place  à  Nestor  dans  les  rangs  de 
l'armée  d'Agamemnon,  Homère  a  eu  la  pensée  d'établir  un  lien 
entre  les  générations  héroïques  et  d'en  indiquer  la  suite;  il  a,  de 
plus,  cherché  et  obtenu  un  effet  dont  le  succès  était  certain.  On 
pourrait,  au  besoin,  s'aider  de  nos  chansons  de  geste  ou  même 
d'œuvres  littéraires  bien  plus  modernes,  des  pièces  historiques  de 
Shakspeare  et  des  romans  de  Balzac,  pour  se  représenter  le  genre 
de  plaisir  que  devait  goûter  le  public  du  temps  à  voir  reparaître 


LA    QUESTION    HOMERIQUE.  607 

là,  dans  un  rôle  nouveau,  sous  des  traits  dont  quelques-uns  s'étaient 
déjà  gravés  dans  la  mémoire,  tandis  que  d'autres  se  montraient 
pour  la  première  fois,  un  personnage  que  l'on  avait  déjà  rencontré 
dans  d'autres  chants.  C'est  comme  lorsqu'on  retrouve  après  bien 
des  années,  vieilli  et  déjà  changé,  mais  pourtant  encore  reconnais- 
sable,  un  camarade  d'enfance,  un  ami  de  jeunesse.  Dans  les  récits 
qui  faisaient  de  Nestor  le  contemporain  d'Hercule  et  de  Pirithoûs, 
((  le  cavalier  Gérénien,  «  comme  on  l'appelait,  était  vanté  pour  sa 
bravoure,  pour  ses  rapides  incursions  sur  le  territoire  ennemi,  pour 
ses  exploits  de  force  et  d'agilité  ;  mais  sans  doute  il  se  distinguait 
déjà  par  un  don  précoce  de  réflexion  et  de  sagesse.  Il  était  l'Ulysse 
de  ce  premier  cycle,  et  peut-être  avait-il  mérité  dès  lors  le  titre 
qu'il  porte  dsiusj'jliiide,  celui  de  «  l'harmonieux  harangueur  des 
Pyliens,  »  ^^yù;^ nu^Lwv  àyopTiT/-;;.  En  passant  sur  sa  tête,  les  années 
lui  ont  enlevé  la  force  de  combattre  ;  mais  elles  ont  beaucoup  ajouté 
à  son  expérience,  elles  ont  mûri  sa  sagesse,  elles  en  ont  augmenté 
le  crédit  et  l'autorité.  Les  contes  où  il  se  complaît  servent  à  établir 
son  identité  ;  les  premiers  auditeurs  de  V Iliade,  en  le  voyant,  dès 
le  début  du  poème,  siéger  parmi  les  chefs  et  chercher  à  empêcher 
la  querelle  d'éclater  entre  Agamemnon  et  Achille,  ont  dû  être  char- 
més de  saluer,  au  milieu  de  ces  figures  dont  plusieurs  peut-être 
n'éveillaient  pas  en  eux  de  souvenirs,  un  visage  qui  leur  était  fami- 
lier. Avec  cette  finesse  de  perception  que  donnait  à  ces  illettrés 
l'habitude  qu'ils  avaient  de  ces  récitations  épiques,  le  principal 
divertissement  de  leur  vie,  avec  la  bonne  foi  et  le  sérieux  qu'ils  y 
portaient,  ils  ont  dû  noter  curieusement  les  différences  et  les  res- 
semblances ;  rien  n'a  dû  leur  échapper  de  ce  que  le  poète  ajoutait  à 
l'image  qu'ils  avaient  dans  l'esprit,  et  c'était  pour  eux  une  jouis- 
sance de  comparer  le  vieillard  au  jeune  homme,  de  le  sentir,  dans 
cette  existence  qui  avait  dépassé  le  terme  moyen  de  la  vie,  à  la  fois 
un  et  divers,  d'expliquer  son  présent  par  son  passé,  son  rôle  actuel 
par  son  caractère  d'autrefois,  que  l'âge  avait  marqué  de  son  em- 
preinte, sans  en  effacer  la  physionomie  et  l'expression  première. 

IV. 

Je  n'ai  jamais,  pour  ma  part,  rouvert  l'Iliade  sans  avoir,  dès 
l'abord,  en  relisant  le  premier  chant,  le  sentiment  très  vif  d'un 
grand  dessin  conçu  clairement  et  exécuté  d'une  main  sûre.  On  se 
rappelle  cette  exposition  magistrale  où  des  incidens  si  bien  amenés 
mettent  aux  prises  Achille  et  Agamemnon,  où,  dans  la  dispute  qui 
s'engage,  les  voix  s'enflent  par  degrés,  et,  de  réplique  en  ré- 
plique, montent  jusqu'à  cette  invective  superbe  qui  provoque  la 
menace  de  l'Atride,  menace  bientôt  suivie  d'effet;  Achille  se  retire 


608  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

SOUS  sa  tente,  fait  appel  à  Thétis,  et  celle-ci  arrache  à  Zeus  la  pro- 
messe de  donner  la  victoire  aux  Troyens  tant  que  les  Grecs  n'au- 
ront pas  réparé  l'injustice  commise.  Toute  la  suite  du  poème  n'est- 
elle  pas  le  développement  de  cette  sorte  de  programme,  et  de  si 
spacieux  propylées  seraient-ils  en  rapport  avec  l'édifice  de  très 
médiocre  dimension  que  supposent  ceux  qui  prétendent  trouver 
le  noyau  de  V Iliade  dans  une  Achilléide  très  courte,  qui  n'aurait 
compris  que  le  tiers  ou  le  quart  du  poème  que  nous  avons  aujour- 
d'hui sous  les  yeux,  et  à  laquelle  seraient  venues  s'ajouter,  en 
divers  temps,  la  plupart  des  scènes  dont  se  compose  aujourd'hui 
cette  épopée?  C'est  ce  qu'a  très  bien  mis  en  lumière  Sainte-Beuve, 
dans  une  page  qui  méritait  de  ne  pas  être  oubliée  ;  nous  ne  résis- 
terons pas  au  plaisir  de  la  citer  : 

«  Ce  qui  me  paraît,  dit-il,  demeurer  bien  évident,  et  sauter  aux  yeux 
quand  ils  lisent  au  naturel  et  sans  les  lunettes  des  systèmes,  c'est  que 
le  sujet  et  le  héros  de  l'Iliade,  c'est  Achille.  11  paraît  peu,  il  se  retire 
tout  d'abord;  on  ne  l'a  envisagé,  dans  cette  première  scène  de  co- 
lère, que  pour  le  perdre  de  vue  aussitôt;  mais  sa  grande  ombre  est 
partout,  son  absence  tient  tout  en  échec.  C'est  pour  le  venger  que 
Jupiter  châtie  les  Grecs  et  porte  son  tonnerre  du  côté  des  Troyens. 
Si  Hector  se  hasarde  hors  des  murs ,  c'est  qu'Achille  se  tient  sur 
ses  vaisseaux  ;  s'il  hésite,  malgré  les  présages  favorables,  avant  de 
franchir  le  seuil  et  la  muraille  du  camp,  c'est  qu'Achille  à  tout  mo- 
ment peut  reparaître.  La  grande  et  solennelle  députation  de  Phœ- 
nix,  d'Ajax  et  d'Ulysse,  compose,  en  quelque  sorte,  le  milieu  moral 
du  poème  et  nous  transporte  au  centre  même  de  l'absence  d'Achille. 
Cela  donne  patience  au  lecteur  et  lui  rafraîchit,  s'il  en  avait  besoin, 
la  mémoire,  l'image  toute-puissante  du  héros.  Ce  vaisseau  noir,  à 
l'extrémité  de  l'aile  droite  du  camp,  domine  tout;  les  regards  à 
chaque  instant  se  retournent  vers  lui  comme  vers  une  divinité 
muette  ;  il  recèle  la  foudre  presque  à  l'égal  de  l'Ida.  Si  Ajax,  le  grand 
Ajax,  occupe  la  première  place  dans  la  défense  et  résiste  comme 
une  tour,  le  poète  répète  toujours  qu'Ajax  n'est  que  le  second  des 
Grecs,  de  même  que  l'autre  Ajax,  aux  instans  de  poursuite,  est  ap- 
pelé le  plus  léger,  mais  toujours  après  Achille.  Ces  deux  Ajax,  ce 
n'est  donc  encore,  l'un  en  force  et  l'autre  en  légèreté,  que  la  mon- 
naie d'Achille.  Et  qu'est-ce  que  Patrocle,  dès  qu'il  apparaît,  sinon  | 
son  ami,  son  suppléant,  un  autre  lui-même?  Il  en  a  les  armes,  et 
lui  seul  tient  la  clé  de  cette  indomptable  colère.  Achille  n'a  pas  cessé 
d'être  présent  à  la  pensée  jusqu'au  moment  où  il  se  retrouve  en  per- 
sonne, gémissant  et  terrible,  remplissant  d'un  bond  l'arène  pour  ne 
plus  la  quitter.  Qu'il  y  ait  eu  des  épisodes  intercalés,  des  scènes 
d'Olympe  à  tiroir ,  ménagées  çà  et  là  pour  faire  transition  et  reHer 
entre  elles  quelques-unes  des  rapsodies,  c'est  possible,  et  la  saga- 


LA   QUESTION   HOMERIQUE.  609 

cité  conjecturale  peut  s'y  exercer  à  plaisir  et  s'y  confondre  ;  mais 
si  l'on  est  sans  prévention ,  on  ne  peut  méconnaître  non  plus  un 
grand  ensemble  et  ne  pas  voir  planer  dans  toute  la  durée  de  l'action 
la  haute  figure  du  premier  des  héros,  de  celui  qui  agitait  en  songe 
et  qui  suscitait  Alexandre.  » 

Ce  grand  ensemble  que  devinent  et  que  saisissent  ainsi  d'emblée, 
dans  V Iliade,  les  vives  intuitions  du  goût,  on  prétend  qu'il  n'a  pu 
ni  se  former,  ni  surtout  se  transmettre  et  se  conserver  sans  le  se- 
cours de  l'écriture.  On  a  répondu  par  des  considérations  qui  étaient 
de  nature  à  lever  ces  doutes  ou  tout  au  moins  à  en  affaiblir  singulière- 
ment la  portée.  «  Je  trouve,  disait  M.  Girard,  que  cette  argumenta- 
tion veut  expliquer  l'inexplicable,  et  qu'elle  se  meut  en  grande  partie 
dans  l'incertain.  Si  j'essaie  de  me  représenter  l'âge  fortuné  auquel 
on  fait  remonter  la  première  origine  de  l'épopée  hellénique,  cette 
naissance  de  la  Grèce  que  le  monde  n'a  vue  qu'une  fois,  dit  Wolf 
lui-même,  et  qu'il  ne  reverra  plus  jamais,  au  milieu  de  cette 
merveilleuse  jeunesse,  si  simple  et  si  riche,  où  les  sens  et  l'ima- 
gination se  partagent  l'homme  tout  entier,  où  les  premiers  sen- 
timens  de  l'humanité  ont  tant  de  force  et  tant  de  grandeur,  en  vérité, 
je  serais  plutôt  tenté  de  me  demander  si  les  facultés  d'un  poète  de 
génie  ont  des  limites  que  de  leur  en  imposer  d'arbitraires.  On  nie 
que  la  mémoire  d'un  Homère  ait  été  assez  forte  pour  suffire  seule 
aune  grande  composition.  Qu'en  sait-on?  » 

11  en  est  de  même  pour  ces  assertions  tranchantes  qui  prétendent 
établir  l'impossibilité  d'une  récitation  suivie  de  Y  Iliade  et  de  X  Odys- 
sée-, «  des  remarques  analogues  à  celles  que  nous  venons  de  pré- 
senter paraissent  en  diminuer  de  beaucoup  la  valeur.  Il  ne  faut  pas 
nous  flatter  de  trop  bien  connaître  l'époque  homérique,  et  surtout 
il  faut  nous  garder,  en  lui  prêtant  nos  mœurs,  de  nous  substituer 
aux  véritables  auditeurs  de  ces  antiques  poèmes.  Songeons  un  in- 
stant à  ce  que  devaient  être,  à  l'apogée  de  la  civilisation  athénienne, 
lorsque  tant  d'autres  objets  sollicitaient  la  curiosité  des  Grecs,  les 
représentations  des  concours  tragiques,  à  combien  de  pièces  devait 
suffire,  en  un  ou  plusieurs  jours,  l'attention  des  spectateurs,  et,  si 
je  ne  me  trompe,  nous  reconnaîtrons  deux  choses  :  d'abord  qu'il  ne 
fallait  pas  plusieurs  semaines  ni  même  beaucoup  de  jours  pour  ré- 
citer de  suite  les  seize  mille  vers  de  V Iliade,  la  plus  longue  des 
deux  épopées  ;  ensuite,  qu'on  ne  doit  pas  se  défier  si  vite  de  cette 
foule  d'auditeurs  que  nous  cherchons  à  nous  figurer  autour  d'Ho- 
mère ou  des  homérides  qui  chantent  son  œuvre.  Platon  nous  repré- 
sente un  contemporain  de  Socrate,  le  rapsode  Ion  d'Éphèse,  dans  un 
temps  où  on  lisait  Homère  et  où  le  drame  avait  produit  la  plupart 
de  ses  chefs-d'œuvre,  passionnant  avec  les  vers  du  vieux  poète  un 

TOME  Lxxxiv.  —  1887.  39 


610  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

public  de  plus  de  vingt  mille  personnes  ;  il  nous  les  montre  les 
yeux  étincelans,  pleurans,  épouvantés.  Quelles  ne  furent  donc  pas 
les  émotions  des  premiers  auditeurs  d'Homère,  dans  cette  ardeur 
encore  neuve  de  curiosité,  quand  le  poète  leur  apportait  l'unique 
nourriture  de  leur  esprit  et  de  leur  âme,  quand  toute  science  reli- 
gieuse et  humaine,  toute  idée  de  gloire  et  de  patriotisme,  n'avaient 
d'autre  interprète  que  lui  ?  Croit-on  qu'ils  dussent  laisser  facilement 
échapper  l'impression  des  caractères  homériques  si  fortement  tra- 
cés, ou  que  les  lignes  si  simples  et  si  grandes  des  principales  si- 
tuations dussent  se  confondre  dans  leurs  esprits  oublieux  ou  dis- 
traits? 11  paraît  probable,  au  contraire,  que  la  suite  de  Y  Iliade  et  de 
YOdysi^ée  était  aussi  sensible  pour  eux  qu'elle  a  jamais  pu  l'être  pour 
aucun  lecteur  d'aucun  temps.  » 

On  ne  saurait  méconnaître  la  justesse  de  ces  observations,  et  ce- 
pendant l'esprit  de  ceux  mêmes  qu'elles  touchent  le  plus  conserve 
encore  quelque  inquiétude  ;  on  en  revient  toujours  à  se  demander 
comment,  dans  de  telles  conditions,  un  poète  a  pu  produire  une 
œuvre  si  étendue,  si  bien  liée,  si  voisine  de  la  perfection,  une  œuvre 
qui,  à  peine  née,  suscita  nombre  d'imitations,  dont  une  seule,  V Odys- 
sée, approcha  du  modèle.  Pour  n'être  pas  troublé  par  cette  ques- 
tion, il  faut  s'être  convaincu  que  cette  poésie  est,  à  sa  manière, 
une  poésie  savante  et  réfléchie.  Si  nous  ne  nous  trompons,  les  chants 
des  aèdes,  tels  que  Phémios  et  Démodocos,  sont  à  l'Iliade  ce  que 
VAîlinos,  le  Lityersès,  les  Thrmes  qui  s'improvisaient  au  chevet  des 
morts,  les  Péans  et  les  Hymnes  primitifs,  les  Nonnes  attribués  à 
Olénos  qui  se  chantaient  à  Délos,  ce  que  toute  cette  poésie  lyrique 
populaire  est  awx  compositions  des  A.rchiloque,des  Alcman,  des  Alcée 
et  des  Sapho.  Le  rapport  est  le  môme  ;  toute  la  différence  serait  que 
les  maîtres  de  la  lyrique  ionienne,  dorienne  et  éolienne  ont  pu  se 
servir  de  l'écriture  (il  n'est  d'ailleurs  pas  certain  qu'ils  en  aient  fait  un 
grand  usage),  tandis  que  l'auteur  de  V Iliade  n'avait  pas  cette  res- 
source. 11  ne  l'avait  point,  mais  il  n'en  sentait  pas  le  besoin.  L'erreur 
et  le  préjugé,  l'erreur  qui  fausse  nos  jugemens,  le  préjugé  que  renou- 
vellent sans  cesse  et  qu'enfoncent  chaque  jour  plus  avant  dans  notre 
esprit  les  habitudes  du  milieu  où  nous  vivons,  c'est  d'attacher  une 
importance  capitale  à  l'introduction  des  signes  graphiques.  Parce 
qu'aujourd'hui  nous  ne  savons  plus  nous  en  passer,  nous  sommes 
portés  à  croire  que  l'intelligence,  avant  de  les  avoir  à  sa  disposition, 
a  langui  dans  une  sorte  d'enfance,  qu'elle  n'a  pu  se  tendre  et  se  con- 
centrer par  la  méditation  en  vue  de  l'acte  créateur.  Or  c'est  plutôt 
le  contraire  qu,i  est  le  vrai.  Platon  l'a  si  bien  montré  dans  une  page 
célèbre  du  Phèdre  qui  n'a  de  paradoxal  que  l'apparence  :  «  Père  de 
l'écriture,  »  dit  un  roi  thébain  au  dieu  Thoth  qui  est  venu  lui  ap- 
porter son    invention,    «  par    une    bienveillance    naturelle  pour 


LA   QUESTION    HOMERIQUE.  611 

ton  ouvrage,  tu  l'as  vu  tout  autre  qu'il  n'est;  il  ne  produira  que 
l'oubli  dans  l'esprit  de  ceux  qui  apprennent,  en  leur  faisant  né- 
gliger la  mémoire.  En  effet,  ils  laisseront  à  ces  caractères  étrangers 
le  soin  de  leur  rappeler  ce  qu'ils  auront  confié  aux  lettres  ',  ils  ne 
s'appliqueront  plus  à  en  garder,  par  leurs  propres  forces,  le  sou- 
venir intérieur  et  vivant.  » 

Rien  de  plus  juste,  dans'  un  certain  sens.  Sans  l'écriture,  il  est 
vrai,  point  de  prose  possible,  et,  par  suite,  point  de  science.  Seule, 
l'écriture  permet  de  classer,  de  conserver,  de  consulter  à  volonté 
ces  longues  séries  de  faits  et  de  raisonnemens  qui  fournissent  la 
matière  de  l'histoire,  des  sciences  d'observation  et  des  sciences 
mathématiques  ;  mais  on  ne  saurait  nier,  d'autre  part,  que,  du  jour 
où  l'esprit  compte  sur  la  plume  pour  enregistrer  la  pensée  au  fur 
et  à  mesure  qu'elle  se  produit,  il  n'est  plus  tenu  de  garder  en  lui- 
même  toute  une  suite  d'idées  bien  liées,  qui,  toujours  présentes, 
reparaissent  et  défilent  au  premier  commandement,  dans  l'ordre  lo- 
gique. Or  cet  effort  suffit  pour  donner  naissance  à  l'œuvre  d'imagi- 
nation, au  plus  beau  des  poèmes.  Là,  il  n'y  a  qu'une  action  à  in- 
venter et  des  caractères  à  développer.  Plus  la  réflexion  aura  été 
prolongée,  intense,  obstinément  fixée  sur  un  même  objet,  et  plus 
le  poète  aura  chance  d'arriver  à  voir  ses  personnages  vivre  et 
s'agiter  sous  ses  yeux,  comme  des  êtres  réels  ;  mieux  il  se  les  re- 
présentera avec  la  diversité  de  leurs  physionomies  et  de  leurs  gestes 
familiers,  de  manière  à  lire  dans  leurs  âmes,  à  savoir  d'avance  ce 
que  chacun  d'eux  devra  dire  et  faire  dans  telle  ou  telle  circonstance. 
Cette  vision,  par  sa  force  et  sa  netteté,  ira  presque  jusqu'à  l'hallu- 
cination.  Comme  l'esprit  humain,  tout  en  changeant  d'outils,  ne 
change  pas  de  nature,  aujourd'hui  encore  la  faculté  poétique  s'exerce 
dans  des  conditions  qui  rappellent  à  beaucoup  d'égards  celles  où 
étaient  placés  les  inventeurs  des  plus  anciennes  fictions,  les  au- 
teurs des  premières  épopées  de  l'Inde,  de  la  Grèce  et  de  la  Ger- 
manie. Il  est  tel  romancier  qui  ne  commence  à  écrire  que  lorsque, 
à  force  d'y  penser,  il  a  réglé,  jusque  dans  les  moindres  détails, 
toute  la  marche  de  son  intrigue,  lorsqu'il  a  arrêté  tout  le  canevas 
de  son  dialogue.  Tel  poète  moderne  ne  remettait  au  pnpier  le  dépôt 
de  son  œuvre  que  le  jour  où  la  pièce  entière,  ode,  élégie  ou  drame, 
était  achevée  dans  sa  tête  ;  n'eût  été  la  tentation  d'user  des  instru- 
mens  que  l'on  a  sous  la  main,  tentation  à  laquelle  on  finit  toujours 
par  céder,  il  aurait  composé  ainsi,  sans  trop  de  peine,  tout  un  vo- 
lume. Le  difficile,  ce  n'est  donc  pas  de  beaucoup  obtenir  de  la  mé- 
moire, —  plus  on  lui  demande  et  plus  elle  donne,  surtout  quand 
elle  est  aidée  par  le  rythme,  —  c'est  d'avoir  du  génie,  un  génie 
comme  celui  qui  éclate  dans  V Iliade. 

Dans  ces  derniers  temps,  on  a  demandé  souvent  à  la  méthode 


612  REVUE   DES    DEDX    MONDES.  «te 

comparative  d'éclairer  de  ses  lumières  cet  obscur  problème  de  la 
question  homérique  ;  on  a  cherché,  dans  la  Grèce,  dans  l'Inde,  en 
Scandinavie,  en  Germanie,  en  Espagne,  chez  les  Slaves,  enfin  un 
peu  partout,  comment  les  choses  s'étaient  passées  chez  les  peuples 
qui  ont  eu,  eux  aussi,  sous  une  forme  quelconque,  une  épopée  na- 
tionale, oii  sont  venus  s'agréger  et  se  fondre,  dans  une  œuvre  d'en- 
semble, les  principaux  mythes  et  les  plus  anciennes  traditions  d'une 
race  ou  d'une  tribu,  les  souvenirs,  altérés  et  embellis  par  l'imagi- 
nation populaire,  des  grandes  luttes  héroïques,  des  migrations  aven- 
tureuses et  des  chefs  qui  les  ont  conduites.  A  la  suite  de  ces  études, 
on  a  cru  pouvoir  distinguer,  d'une  manière  générale,  dans  l'histoire 
de  ce  travail   et  de  cet  enfantement  poétiques,  les  deux  périodes 
que  l'on  a  appelées  la  période  de  production  et  la  période  de  ré- 
daction. Le  premier  de  ces  termes  n'a  pas  besoin  d'être  expliqué; 
le  second  désigne  l'époque,  plus  ou  moins  tardive,  où  l'on  a  re- 
cueilli, en  y  faisant  un  choix,  des  chants  et  des  récits  qui,  jusqu'alors, 
avaient  été  conservés,  quelquefois  pendant  plusieurs  siècles,  par 
voie  de  transmission  orale.  La  distinction  est  fondée  ;  pris  dans  leur 
ensemble,  les  faits  la  confirment.  Il  y  a  donc  lieu  de  l'appliquer  à 
la  Grèce,  comme  aux  autres  nations  chez  lesquelles  l'épopée  est  ar- 
rivée à  son  plein  épanouissement,  l'épopée,  cette  fleur  merveilleuse 
et  rare  qui  ne  réussit  pas  dans  tous  les  terrains  et  dont  ne  se  pa- 
rent pas  tous  les  printemps.  En  Grèce,  la  première  de  ces  deux 
périodes,  c'est  celle  que  remplissent  ces  aèdes  qui  ont  tiré  de  la 
carrière,  qui  ont  taillé,  qui  ont  amené  sur  le  chantier  les  matériaux 
de  l'édifice  grandiose  que  construisit  plus  tard  un  maître  architecte; 
ce  qui  répondrait  à  la  seconde,  ce  seraient  les  poèmes  homériques, 
ce  seraient  Y  Iliade  et  V  Odyssée.  Sans  doute,  il  peut  paraître  étrange 
d'entendre  parler  de  rédaction  à  propos  du  legs  d'un  siècle  qui  ne 
savait  pas  écrire  ;  ce  mot  fait  songer  tout  d'abord  au  travail  d'un 
scribe  qui  fixe  sur  le  papier  les  fictions  qui,  jusqu'à  ce  moment, 
ont  volé  de  bouche  en  bouche.    La  contradiction  n'est  d'ailleurs 
qu'apparente;   elle  n'est  que  dans  les  termes.   Certains  peuples, 
comme,  par  exemple,  les  Scandinaves  et  les  Germains,  vivaient  à 
côté  de  nations  civilisées,  qui  possédaient  l'alphabet  depuis  des 
centaines  d'années  ;  lorsque,  chez  eux,  l'épopée  diffuse  et  populaire 
eut  fait  son  temps,  lorsque  s'éveilla  le  désir  de  ramasser  les  épis 
et  de  lier  la  gerbe,  on  avait  déjà  emprunté  à  ses  voisins  l'usage  des 
lettres.  Il  n'en  était  pas  de  même  des  contemporains  d'Homère; 
leurs  relations  avec  les  Phéniciens  ne  remontaient  pas  assez  haut 
pour  qu'ils  leur  eussent  déjà  dérobé  le  secret 


De  peindre  la  parole  et  de  parler  aux  yeux. 


ï 


LA    QUESIION    HOMÉRIQUE.  613 

S'ensuit-il  que  l'esprit  grec  n'ait  point  passé  par  les  mêmes 
phases,  et  qu'il  n'ait  pas,  à  une  heure  donnée,  éprouvé  le  même 
besoin?  Ce  besoin,  il  l'a  certainement  ressenti,  quand  se  fut 
formé,  quand  eut  grossi  le  trésor  des  mythes  sourians  ou  sévères 
et  des  beaux  contes  de  batailles  et  de  voyages;  mais  il  l'a 
satisfait  à  sa  manière,  et  ce  qui  nous  étonne  comme  un  vrai  tour 
de  force  ne  semble  pas  lui  avoir  coûté  de  peine.  On  ne  se 
fait  pas  une  juste  idée  de  ce  qu'il  y  a  de  ressources  dans  l'intel- 
ligence, de  sa  souplesse  et  de  son  élasticité.  L'étude  compa- 
rative des  langues,  dès  qu'elle  étend  ses  recherches  au-delà  des 
limites  du  monde  aryen,  suffit  à  prouver  que  l'homme  emploie  à 
l'expression  de  ses  idées  des  instrumens  très  divers,  qu'il  tire  un 
excellent  parti  de  ceux  mêmes  qui  nous  paraissent  les  plus  impar- 
faits. Ce  qui  est  vrai  des  idiomes  l'est  aussi  des  littératures  ; 
celles-ci,  suivant  les  temps  et  les  lieux,  arrivent  à  des  résultats 
presque  pareils  par  des  procédés  fort  différens.  Deux  phénomènes, 
très  curieux  et  tout  exceptionnels,  caractérisent  le  premier  âge  de 
la  poésie  grecque ,  ce  que  l'on  peut  appeler  sa  période  épique. 
L'œuvre  où  sont  venus  se  grouper  et  s'ordonner  les  élémens  pré- 
parés par  les  générations  antérieures,  cette  œuvre  qui  fera  oublier 
toutes  ses  devancières,  s'en  distingue  par  ses  proportions  plus  am- 
ples et  par  sa  beauté  supérieure;  elle  est  d'ailleurs,  elle  aussi,  fille 
de  la  mémoire,  et  c'est  sur  la  mémoire  reconnaissante  et  fidèle  de 
ceux  qu'elle  a  charmés  qu'elle  compte  pour  ne  pas  périr.  De  plus,  il 
s'est  trouvé  que  le  rédacteur,  le  compilateur  (on  a  cru  quelquefois 
que  c'était  là  le  sens  étymologique  du  mot  Homeros),  était  un  homme 
de  génie;  personne  ne  contestera  ce  titre  au  poète  de  V Iliade. 

A  l'heure  marquée  où  tout  concourait  à  favoriser  cette  entre- 
prise, il  s'est  donc  rencontré  un  poète  d'une  originalité  singulière 
qui  a  pu  s'emparer,  pour  en  faire  son  profit,  de  tous  les  fruits  du 
travail  antérieur.  Il  a  employé,  tout  en  les  perfectionnant,  les 
formes  rythmiques  et  la  langue  poétique  qu'avaient  créées  les 
aèdes  ;  des  linéamens  encore  incertains  de  la  légende,  il  a  tiré  le 
cadre  d'une  action  restreinte  et  bien  définie  ;  il  a  prêté  aux  traits 
des  personnages  de  son  drame  un  air  de  vie  et  à  leurs  paroles  un 
accent  que  l'on  n'avait  pas  connus  jusqu'alors;  il  a  produit  ainsi 
une  œuvre,  V Iliade,  qui,  tout  en  se  rattachant  à  ce  qui  l'avait  pré- 
cédée et  en  ne  changeant  rien  aux  habitudes  du  public,  a  provoqué 
tout  d'abord  une  vive  admiration,  a  paru  très  supérieure  à  tout  ce 
que  l'on  se  souvenait  d'avoir  entendu.  Un  second  poète,  presque 
égal  au  premier,  quoique  son  imagination  ait  moins  de  puissance 
et  d'éclat,  a  composé  \'Odys>iâe;  il  s'était  si  bien  aidé  du  modèle 
qu'il  avait  sous  les  yeux,  il  s'en  était  si  habilement  approprié  la 
langue,  il  en  avait  imité  avec  tant  de  goût  la  savante  ordonnance, 


615  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

en  introduisant  déjà  dans  son  ouvrage  plus  d'artifice  et  de  com- 
plication, que  les  générations  suivantes  ont  confondu  les  deux 
auteurs,  qu'elles  n'en  ont  plus  fait  qu'une  seule  personne.  Ainsi 
attribués  au  seul  Homère,  les  deux  poèmes  ont  bientôt  acquis,  dans 
tout  le  monde  grec,  une  situation  à  part,  une  popularité  qui  les 
mettait  hors  ligne  et  au-dessus  de  toute  comparaison.  C'est  ce  que 
démontre  un  fait  capital  qui  domine  toute  cette  recherche.  Les 
poètes  cycliques  ont  ajusté  leurs  poèmes  sur  V Iliade  et  sur  VOdys- 
sée.  Pour  ne  nous  occuper  ici  que  de  V Iliade,  les  ChanH  eypria- 
ques  arrêtaient  leur  récit  au  jour  où  Agamemnon  et  Achille  avaient 
reçu  en  prix  ces  captives,  Ghryséis  et  Briséis,  qui  devaient  devenir 
ensuite  la  cause  des  malheurs  des  Grecs  ;  de  même  la  Petite  Iliade 
prenait  la  suite  des  événemens  après  la  mort  de  Patrocle  et  les  con- 
duisait jusqu'à  la  chute  d'Ilion.  Aucun  de  ces  poèmes  ne  racontait, 
avec  d'autres  incidens,  les  aventures  qui  forment  la  matière  même 
de  V Iliade.  Il  y  a  là  un  des  plus  forts  argumens  que  l'on  puisse 
alléguer  en  faveur  de  l'opinion  que  nous  avons  soutenue.  D'après 
divers  indices,  c'est  vers  le  temps  des  premières  Olympiades  que 
les  plus  anciens  des  poètes  dits  cycliques,  Arctinos  de  Milet,  Les- 
chès  de  Mitylène  et  Stasinos  de  Gypre,  ont  repris  et  continué,  dans 
des  conditions  nouvelles,  avec  l'aide  de  l'écriture,  la  tâche  qu'Homère 
avait  si  brillamment  inaugurée,  la  coordination  de  tous  ces  récits 
où  s'était  jouée  librement  la  fantaisie  des  premiers  chanteurs  épi- 
ques ;  or  si,  dès  ce  moment,  V Iliade  assujettissait  ainsi  les  poètes 
du  Cycle  à  certaines  données  qu'ils  n'étaient  pas  libres  d'écarter, 
si  elle  leur  prescrivait  et  le  point  de  départ  et  le  terme  de  leurs 
narrations,  c'est  qu'elle  était  déjà  constituée,  c'est  que  ce  grand 
corps  avait  déjà  la  stature  et  les  contours  que  nous  lui  connaissons. 
U Iliade  de  l'antiquité  classique,  notre  Iliade,  existait  donc  au  milieu 
du  viii^  siècle  ;  on  peut  le  conclure  de  l'influence  qu'elle  a  exercée 
sur  la  formation  des  poèmes  cycliques,  comme  on  a,  de  nos  jours, 
affirmé  l'existence  de  la  planète  Neptune,  sans  la  voir,  diaprés  les 
mouvemens  qu'elle  imposait  aux  astres  voisins. 

Tout  indirecte  qu'elle  soit,  cette  preuve  n'en  a  pas  moins  une 
valeur  sérieuse,  que  n'a  pu  méconnaître  M.  Croiset;  il  ne  cherche 
point  à  nier  qu' Arctinos,  quand  «  il  entreprit  de  compléter  V Iliade 
par  le  dehors  en  la  continuant,  »  l'ait  connue  telle,  à  quel- 
ques détails  près,  que  la  lisait  Hérodote;  mais  si,  selon  lui,  V Iliade 
ressemblait  dès  lors  à  «  cet  être  vivant,  un  et  complet  »  auquel 
Aristote  devait  plus  tard  la  comparer,  elle  n'était  pas  née  avec  ce 
caractère  ;  il  n'y  avait  pas  été  imprimé  par  une  pensée  ordonna- 
trice et  maîtresse,  par  celle  du  poète  qui  avait  eu  le  premier  l'idée 
de  raconter  la  dispute  d'Achille  avec  Agamemnon  et  ses  consé- 
quences funestes.  Ce  poète  n'aurait  composé  que  quelques  chants, 


LA    QUESTION    HOMERIQUE.  615 

tels  que  là  Querelle,  les  Exploits  d'Agamemnon,  V Ambassade,  la 
Patroclie,  les  Adieux  d' Hector  et  d' Andromaque ,  la  Mort  d'Hec- 
tor. Ces  chants  répondaient  bien  aux  phases  principales  d'une  même 
action  ;  mais  c'était  là  le  seul  lien  qui  les  réunît,  lien  bien  faible  et 
bien  lâche  ;  dans  ce  premier  état,  ils  n'étaient  même  pas  rattachés 
les  uns  aux  autres  par  des  transitions  qui  permissent  de  les  réciter 
à  la  suite  ;  ils  ne  formaient  pas  une  série  continue.  La  beauté  de 
ces  narrations  leur  aurait  aussitôt  valu  l'avantage  de  jouir  auprès 
du  public  contemporain  d'une  faveur  exceptionnelle  ;  ceux  qui  les 
répétaient,  pour  aller  au-devant  des  désirs  de  leurs  auditeurs,  se 
seraient  appliqués  à  étendre  ce  thème  devenu  si  vite  populaire  ;  ils 
auraient  obtenu  ce  résultat  au  moyen  de  ce  que  M.  Groiset  appelle 
les  chants  de  développement  et  les  chants  de  raccord.  Ce  travail 
aurait  été  poursuivi,  pendant  un  sièc'e  et  plus,  de  l'an  900  environ 
jusque  vers  les  premières  Olympiades,  par  les  membres  de  cette 
école  de  chanteurs  épiques  que  l'on  nommait  les  Homérides,  et  qui 
paraissent  avoir  habité  surtout  l'île  de  Chios;  il  aurait  créé  cet  en- 
semble et  fait  l'unité  là  oii  il  n'y  avait  d'abord  que  des  chants  con- 
nexes, mais  isolés,  des  fragmens  épars. 

Nous  ne  saurions  suivre  ici  M.Croisetdans  le  compte  qu'il  rend  de 
cette  opération.  Malgré  tout  ce  qu'il  y  a  d'ingénieux  dans  ses  remar- 
ques etde  subtil  dans  ses  raisonnemens,  il  n'arrive  pas  plusqueceux 
qui  l'ont  précédé  dans  cette  voie  à  faire  comprendre  comment  l'unité 
a  pu  sortir  de  la  multiplicité.  On  parle  de  noyaux  de  cristallisation, 
ou  bien  d'un  centre  organique  autour  duquel  seraient  venues  se 
grouper,  par  l'effet  d'une  sorte  d'attraction,  les  parties  les  plus  ré- 
centes du  poème.  Ce  sont  là  dépures  métaphores,  et,  comme  dit  le 
vieux  proverbe,  comparaison  n'est  pas  raison.  Un  poème  n'est  ni  un 
minéral,  ni  une  plante;  c'est  une  simple  projection  de  la  pensée,  une 
suite  de  pensées  traduites  par  des  mots;  or  ce  qu'il  faudrait  allé- 
guer, pour  rendre  vraisemblable  l'hypothèse  que  l'on  propose,  c'est 
un  autre  exemple,  bien  attesté,  d'un  beau  poème  qui,  avec  cette 
unité  de  composition  et  de  ton,  serait,  comme  Vico  le  disait  de 
l'Iliade,  l'œuvre  non  pas  d'un  homme,  mais  de  toute  une  nation. 

Nous  ne  discuterons  pas  non  plus,  —  il  y  aurait  trop  à  dire,  — 
le  critérium  auquel  M.  Groiset  prétend  reconnaître  les  parties  du 
poème  qui  appartiennent  à  Homère,  c'est-à-dire  au  plus  ancien  et 
au  mieux  doué  des  nombreux  auteurs  de  V Iliade.  11  analyse  deux 
ou  trois  chants  où  il  croit  trouver  la  première  esquisse  de  toute  la 
fable  ;  puis  il  attribue  ou  il  retire  à  Homère  les  autres  rapsodies 
suivant  qu'elles  ressemblent  à  ces  chants  qu'il  a  pris  comme  types 
ou  qu'elles  en  diffèrent.  En.  partant  de  ce  principe,  ce  qu'il  refuse 
de  porter  à  l'actif  d'Homère,  ce  n'est  pas  seulement  tout  ce  qui 
peut  sembler  languissant  et  médiocre,  c'est  encore  plus  d'un  mor- 


616  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

ceau  justement  admiré,  sous  ce  prétexte  que  les  beautés  n'en  sont 
pas  du  même  ordre  et  du  même  genre  que  dans  les  chants  qu'il 
considère  comme  primitifs  ;  il  n'y  retrouve  pas  ce  qu'il  appelle  «  la 
grande  manière  homérique.  »  L'entrevue  de  Paris  et  d'Hélène  après 
le  combat  singulier,  la  scène  où  Hélène,  sous  les  yeux  des  vieillards 
troyens,  monte  aux  murs  de  Troie  pour  nommer  à  Priam  les  princi- 
paux chefs  de  l'armée  grecque,  la  rencontre  d'Héra  etdeZeus  sur  le 
sommet  de  l'Ida,  enfin  jusqu'à  la  merveilleuse  prière  de  Priam 
prosterné  aux  pieds  d'Achille,  tout  cela  est  fort  beau  sans  doute, 
mais  n'appartient  plus  à  Homère.  Que  penser  d'une  méthode  qui 
aboutit  à  de  pareils  résultats?  Est-il  rien  de  plus  hasardé,  de 
plus  arbitraire,  de  plus  dangereux?  En  procédant  ainsi,  on  aurait 
bientôt  fait  de  démontrer  que  le  même  homme  ne  peut  avoir 
écrit  Macbeth,  le  drame  le  plus  sombre  et  le  plus  tragique  qui 
fut  jamais,  et  les  charmantes  fantaisies  du  Songe  d'une  nuit 
d'été.  Dans  Victor  Hugo,  sans  parler  du  poète  dramatique,  on 
trouverait  au  moins  quatre  poètes  différens  :  celui  des  premières 
Odes,  celui  des  Feuilles  d'automne  et  des  Chants  du  crépuscule, 
celui  des  ChâtimenSy  celui  de  la  Légende  des  siècles. 

Restent  les  contradictions  que  l'on  a  signalées  dans  V Iliade.  A 
tout  prendre,  elles  sont  sans  importance  et  ne  portent  que  sur  des 
détails.  On  en  a  relevé  de  plus  graves  dans  des  livres  tels  que 
Y  Enéide  et  le  Don  Quichotte,  livres  dont  chacun  n'a  qu'un  auteur, 
un  auteur  qui  savait  écrire  et  qui  pouvait  se  relire.  D'ailleurs,  ces 
légères  discordances  s'expliquent  encore  mieux  dans  l'hypothèse 
d'un  poème,  né  d'un  effort  unique,  que  dans  celle  d'un  ouvrage  qui, 
composé  de  pièces  de  rapport,  aurait  été  l'objet  de  plusieurs  revi- 
sions successives,  revisions  au  cours  desquelles  on  aurait  remarqué 
et  fait  disparaître  ces  incohérences.  Quant  aux  inégalités  de  l'exé- 
cution, il  n'est  pas  nécessaire,  pour  en  rendi'e  raison,  de  supposer 
la  collaboration  de  plusieurs  poètes  qui  ne  pouvaient  avoir  tous  le 
même  génie.  Quelque  soigné  qu'il  soit,  tout  récit  étendu  comporte 
des  parties  secondaires,  des  morceaux  de  transition,  qui  ne  sauraient 
avoir  le  même  intérêt  et  le  même  éclat  que  les  scènes  capitales. 
De  tout  temps,  d'ailleurs,  l'inspiration  a  eu  ses  défaillances.  Peut-on 
citer  un  poète,  je  dis  des  plus  grands,  qui,  dans  une  œuvre  de  longue 
haleine,  soit  partout  égal  à  lui-même  ?  Pourquoi  ne  pas  admettre 
avec  Horace,  en  toute  simplicité,  que,  lui  aussi,  le  bon  Homère 
sommeille  quelquefois, 

Quandoque  bonus  dormitat  Homerus? 

Qu'on  ne  s'y  trompe  point  :  nous  no  nous  flattons  pas  d'avoir 
prouvé  l'existence  d'Homère.  De  tels  problèmes  ne  sont  passuscep- 


LA    QUESTION    HOMÉRIQUE.  617 

tibles  d'une  solution  rigoureuse,  qui  s'impose  comme  une  vérité 
démontrée.  Tout  ce  que  l'on  peut  se  proposer,  en  pareille  matière, 
c'est  de  faire  voir  que  l'hypothèse  pour  laquelle  on  se  prononce  est 
encore  celle  qui  offre  le  moins  de  difficultés,  celle  qui  est  le  mieux 
d'accord  avec  l'ensemble  des  faits  sur  lesquels  a  pu  porter  l'obser- 
vation, et  avec  ce  que  l'on  sait  des  lois  auxquelles  est  soumis  le 
développement  de  l'esprit.  Sans  doute,  ce?  n'est  qu'au  prix  d'un 
puissant  effort  pour  nous  détacher  de  toutes  nos  habitudes  et  pour 
sortir  de  nous-mêmes  que  nous  arrivons  à  admettre  cette  concep- 
tion d'un  poète  illettré  composant  de  tête  un  poème  qui,  si  large 
que  l'on  fasse  la  part  aux  interpolations,  devait  bien  avoir,  de  pre- 
mier jet,  au  moins  dix  mille  vers.  Ce  qui  ajoute  à  notre  embarras, 
c'est  que  ce  poème  a  certains  des  caractères  de  ces  œuvres  sa- 
vantes qui  viennent,  vers  le  moment  oii  s'achève  un  mouvement 
littéraire,  faire  oublier,  par  l'harmonie  de  leurs  proportions  et  par 
la  perfection  de  leur  forme,  tous  les  essais  antérieurs,  tous  ces  ou- 
vrages d'où  elles  ont  tiré  les  élémens  de  la  langue  qu'elles  em- 
ploient, des  idées  qu'elles  expriment  et  des  personnages  qu'elles 
créent.  Un  pareil  phénomène  déconcerte  et  surprend  la  critique  ; 
elle  a  peine  à  s'expliquer  cette  alliance  d'une  naïveté  si  sincère  et 
d'un  art  si  consommé;  elle  comprend  mal  comment  ce  poète,  chez 
qui  la  pensée  a  des  teintes  d'aurore  et  qui  a  pris  la  première  fleur 
de  tous  les  senlimens  humains,  est  en  même  temps  un  maître  d'une 
habileté  si  prodigieuse,  un  maître  que  l'on  imitera  désormais  sans 
l'égaler. 

iNous  ne  nous  dissimulons  pas  ce  qu'il  y  a  là  d'insolite  et 
d'étrange  ;  nous  croyons  pourtant  avoir  montré  que  l'Homère  mul- 
tiple et  flottant  de  Wolf  et  de  ses  continuateurs  est  encore  plus 
invraisemblable  que  l'Homère  de  la  tradition,  ou  tout  au  moins 
(jue  celui  dont  nous  avons  entrevu  l'image  et  dessiné  le  rôle. 
V Iliade  telle  que  nous  la  connaissons  reste,  il  est  vrai,  quel({ue 
chose  d'unique  en  son  genre,  une  sorte  de  miracle  du  génie  poéti- 
([ue  de  la  Grèce  ;  mais,  après  tout,  elle  est  moins  inexplicable 
qu'une  Iliade  à  laquelle  je  ne  sais  combien  de  poètes  auraient  mis 
la  main,  et  qui  se  serait,  pour  ainsi  dire,  faite  toute  seule,  ou 
que  celle  des  commissaires  de  Pisistrate,  que  V Iliade  par  une  So- 
viété  de  gens  de  lettres,  comme  disait  Sainte-Beuve.  Toutes  ces 
théories,  qui  n'éclairent  rien  et  qui  ne  font  que  rendre  les  ténèbres 
plus  épaisses,  n'ont  de  spécieux  que  leur  partie  négative.  Ne  serait- 
il  pas  sage  d'en  revenir  au  mot  de  La  Bruyère  :  «  On  n'a  guère 
vu  jusqu'à  présent  de  chef-d'œuvre  de  l'esprit  qui  soit  l'ouvrage  de 
plusieurs.  » 

George  Pekrot. 


LE 


DUC     DE     RICHELIEU 


EN    RUSSIE    ET    EN    FRANCE 


Nous  avons  déjà  signalé  la  féconde  activité  de  la  Société  impériale 
d'histoire  de  Russie,  dont  l'emperenr  Alexandre  Itl,  avant  son 
avènement  au  trône,  était  le  président.  Elle  a  organisé  d&  vastes 
recherches  dans  les  archives  de  l'empire  et  des  états  étrangers, 
dans  les  collections  privées  comme  dans  les  collections  publiques. 
Ses  publications,  dont  les  premières  datent  de  1867,  comprennent 
aujourd'hui  tout  près  de  soixante  volumes.  Elles  intéressent  au  plus 
haut  degré  non-seulement  l'histoire  de  la  Russie,  mais  la  nôtre 
et  celle  de  toute  l'Europe.  Je  prendrai  comme  exemple  un  des 
volumes  les  plus  récemment  parus  et  dont  l'éditeur  est  M.  Alexandre 
Polovtsof,  sénateur  de  l'empire,  actuellement  président  de  la  so- 
ciété. Ce  livre  ne  renferme  pas  moins  de  deux  cent  cinquante-cinq 
pièces,  tirées  surtout  des  archives  russes  ou  du  dépôt  de  notre  mi- 
nistère des  affaires  étrangères.  Toutes  ces  pièces  ont  été  publiées 
dans  la  langue  des  originaux,  c'est-à-dire  en  français  :  il  n'y  a  de 
russe  que  le  titre  du  volume,  les  tables  des  matières  et  la  savante 
préface  de  l'éditeur.  Toutes  sont  relatives  à  l'un  des  personnages 
les  plus  importans  à  la  fois  de  l'histoire  de  Russie  et  de  l'histoire 
de  France  :  ce  duc  de  Richelieu,  qui  fut  le  créateur  du  port  d'Odessa 
et  le  colonisateur  de  la  Petite-Russie,  et  qui,  cinquante-trois  ans 
avant  M.  Thiers,  fut  le  libérateur  du  territoire. 

Chose  singulière,  cet  homme,  qui  fut  l'un  des  plus  grands  du 
xix^  siècle,  n'a  pas  encore  son  historien.  On  peut  dire  que  nous 
n'avons  sur  lui  que  des  pages  détachées;  d'une  part,  les  années 


LE    DUC    DE    RICHELIEU.  619 

qu'il  passa  hors  de  France  n'ont  été  racontées  que  dans  les  histoires 
locales  consacrées  à  Odessa  et  à  la  Russie  du  Sud,  comme  celles  de 
Skalkovski  et  de  Smolianinof,  et  dans  la  récente  monographie  de 
M.  Pingaud  intitulée  :  le  Bue  de  lUehelieu  en  Russie  (1)  ;  d'autre 
part,  c'est  dans  les  histoires  générales  de  la  restauration,  celles  de 
Vaulabelle,  Viel-Gastel,  Alfred  Nettement,  M.  Hamel,  qu'il  faut  cher- 
cher son  rôle  comme  premier  ministre  et  ministre  des  affaires 
étrangères  en  France.  Sa  vie  a  été  si  singulièrement  partagée  entre 
le  service  de  Russie  et  le  service  de  France  qu'elle  semble  deman- 
der à  ses  historiens  des  compétences  toutes  différentes  et  la  con- 
naissance de  deux  mondes  tout  à  fait  dissemblables.  Cependant  les 
deux  parts  qu'il  a  faites  dans  son  existence  s'expliquent  l'une  par 
l'autre,  la  seconde  par  la  première.  On  ne  comprendrait  pas  l'in- 
fluence salutaire  qu'il  a  eue  sur  Alexandre  I"  et  l'étendue  des 
droits  qu'il  avait  à  son  concours,  si  on  ne  pouvait  apprécier 
l'étendue  des  services  qu'il  lui  avait  rendus  comme  gouverneur 
d'Odessa  et  de  la  Russie  méridionale.  C'est  parce  qu'il  avait  donné 
à  ce  souverain  tout  un  royaume,  en  peuplant  de  vastes  déserts  et 
en  créant  ce  nouveau  monde  qui  s'appelle  la  Aouvelle-Bussie,  qu'il 
lui  a  été  possible  ensuite  de  sauver  les  provinces  françaises  de  l'Est 
et  de  nous  conserver  l'Alsace  et  la  Lorraine  :  Odessa  avait  payé 
d'avance  la  rançon  de  Strasbourg  et  de  Metz. 

Nous  allons  essayer  d'esquisser  cette  vie  de  Richelieu  dans  son 
ensemble  et  dans  sa  logique  ;  nous  la  raconterons  à  l'aide  des  notes 
rédigées,  peu  de  temps  après  sa  mort,  par  la  duchesse  de  Riche- 
lieu, le  comte  de  Langeron,  le  négociant  Sicard,  à  l'aide  aussi  de 
quelques  fragmens  autobiographiques  de  Richelieu  lui-même,  mais 
surtout  à  l'aide  des  rapports  adressés  par  lui  à  son  impérial  ami,  de 
sa  correspondance  avec  ce  prince  et  avec  les  hommes  d'état  russes 
sous  les  règnes  de  Catherine  II,  Paul  I"  et  Alexandre;  nous  insis- 
terons sur  les  faits  qui  ont  pu  échapper  à  ses  biographes  précédens 
et  dont  nous  devons  la  révélation  à  M.  Polovtsof.  Nous  montrerons 
successivement  Richelieu  dans  ses  années  de  jeunesse,  puis  gou- 
verneur d'Odessa  et  de  la  Petite-Russie,  puis  premier  ministre  de 
Louis  XVIII,  à  deux  reprises,  de  1815  à  1822. 

I. 

Armand-Emmanuel-Sophie-Septimanie  du  Plessis,  né  à  Rordeaux 
en  1766,  est  le  cinquième  duc  de  Richelieu  :  le  premier  fut  le  grand 
cardinal,  ministre  de  Louis  XIII;  le  second,  un  petit  neveu  du  car- 
dinal-duc ;  le  troisième,  le  célèbre  maréchal ,  le  vainqueur  de  Minorque 

(1)  Dans  son  livre  intitulé  les  Français  en  Russie  et  les  Russes  en  France. 


620  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

et  de  Glosterseven  ;  le  quatrième,  le  duc  Joseph,  père  de  notre  héros. 
Celui-ci  a  porté  successivement  trois  titres  :  il  fut  d'abord  comte  de 
Chinon  ;  puis,  en  1788,  à  la  mort  du  maréchal,  duc  de  Fronsac  ; 
enfin,  en  1791,  à  la  mort  de  son  père,  duc  de  Richelieu.  A  qua- 
torze ans,  on  lui  avait  fait  épouser  Rosalie  de  Rochechouart  ;  mais, 
aussitôt  après  la  cérémonie,  on  l'avait  fait  partir  avec  son  précep- 
teur, l'abbé  Labdan,  pour  un  voyage  qui  ne  dura  pas  moins  de 
quatre  ans  (1780-178/i),  et  pendant  lequeHl  visita  l'Italie,  la  Suisse, 
l'Allemagne  et  les  Pays-Bas.  Cette  alliance  si  précoce,  réduite 
d'abord  à  une  simple  formalité,  était  un  de  ces  mariages  de  con- 
venance, si  fréquens  dans  la  société  du  xviii®  siècle,  où  les  deux 
familles  vovaient  surtout  l'union  de  deux  fortunes  et  de  deux  bla- 
sons.  Richelieu  et  sa  femme,  qui  semblent  avoir  eu  l'un  pour  l'autre 
surtout  de  l'estime,  du  respect,  de  l'amitié,  ont  passé  ensemble  bien 
peu  de  jours  :  la  duchesse  se  trouva  séparée  du  duc  d'abord  par  les 
campagnes  contre  les  Turcs,  puis  par  la  révolution  et  l'émigration, 
enfin  par  les  quatorze  années  que  Richelieu  consacra  à  l'administra- 
tion de  la  Nouvelle-Russie.  Elle  lui  survécut,  et,  enl82/i,  à  la  prière 
de  M.  Laine,  rédigea  une  Notice  sur  l'illustre  défunt. 

Richelieu,  de  retour  à  Paris,  reçut  une  charge  à  la  cour  et  le 
grade  de  sous- lieutenant  dans  un  régiment  de  dragons.  Il  eût  pu 
mener  la  vie  frivole  des  jeunes  courtisans,  mais  il  ne  leur  ressem- 
blait guère  ;  surtout,  il  ne  tenait  en  rien  de  son  aïeul,  le  galant  ma- 
réchal. «  Né  avec  un  esprit  plus  solide  que  brillant,  nous  dit  le  comte 
de  Langeron,  peu  fait  pour  la  frivolité  de  la  société  de  son  temps,  il 
y  portait  une  réserve,  disons  même  un  embarras  et  quelquefois  un 
air  de  pédanterie  dont  les  causes  étaient  trop  respectables  pour  qu'on 
osât  en  plaisanter  ;  sa  vertu  en  imposait  même  aux  jeunes  gens  de 
son  âge,  qui  l'estimaient,  en  s'éloignant  de  lui  ;  il  n'était  pas  à  leur 
hauteur  et  se  trouvait  déplacé  avec  eux  ;  il  était  timide  et  embar- 
rassé avec  les  femmes...  »  Il  avait  fait  de  bonnes  études  classi- 
ques ;  il  avait  voyagé,  et  ses  notes  de  voyage  montrent  avec  quel 
esprit  d'observation  et  quel  sérieux.  Tandis  que  les  Français  de  son 
temps  affectaient  volontiers  de  ne  savoir  que  leur  langue,  il  surpre- 
nait agréablement  les  étrangers  par  la  facilité  avec  laquelle  il 
parlait  l'allemand,  l'anglais  ou  l'italien  et,  plus  tard,  le  russe.  Des 
idées  à  la  mode,  il  ne  s'était  assimilé  que  les  plus  pratiques  ;  il  était 
plutôt  de  l'école  des  physiocrates  que  de  celle  des  philosophes,  et 
la  nouvelle  économie  politique  lui  était  familière. 

Tout  le  monde  était  frappé  de  sa  ressemblance  physique  avec 
son  grand-père,  dont  il  différait  si  fort  au  moral  :  «  il  était  d'une 
taille  élevée  et  élancée,  fort  maigre,  un  peu  voûté;  »  d'une  figure 
charmante,  en  ses  années  de  jeunesse,  et  qui  resta  agréable  jusqu'à 
la  fin  de  sa  vie  ;  avec  «  deux  grands  yeux  noirs  pleins  de  feu  ;  »  un 


LE    DUC    DE   RICHELIEU.  621 

peu  myope;  le  teint  fort  brun,  les  cheveux  crépus  et  très  noirs, 
mais  qui  devaient  blanchir  de  bonne  heure.  A  la  cour  de  Louis  XVI, 
il  parut  un  puritain  ;  s'il  avait  vécu  plus  avant  en  notre  siècle,  on 
n'eût  pas  manqué  de  le  classer  parmi  les  doctrinaires.  Malgré  ses 
origines  méridionales,  sa  naissance  bordelaise,  son  teint  brun,  son 
titre  gascon  de  Fronsac,  c'était  presque  un  homme  du  Nord  par  son 
tempérament  moral.  Il  aimait  les  Allemands,  constate  encore  Lan- 
geron  :  «  L'estimable  bonhomie  de  leur  société  et  leur  ton  senten- 
tieux  et  froid  convenaient  à  son  esprit.  »  S'il  tenait,  par  quelque 
côté,  à  la  brillante  jeunesse,  à  la  gentilhommerie  de  son  temps, 
c'était  par  la  passion  des  armes  ;  mais  dans  son  courage  même  il 
semble  qu'il  soit  entré  moins  de  fougue  que  de  froide  intrépidité. 

L'oisiveté  de  la  vie  de  cour  et  de  garnison  lui  pesait  :  à  peine  ce 
u  petit  duc,  »  encore  comte  de  Chinon,  avait-il  retrouvé  sa  jeune 
épousée,  qu'il  songeait  déjà  à  quitter  Paris.  En  1787, —  il  avait  alors 
vingt  et  un  ans, —  à  la  nouvelle  de  la  déclaration  de  guerre  entre  les 
Turcs  et  les  Russes,  il  demanda  au  roi  la  permission  de  prendre 
du  service  en  Russie.  Le  genius  qui  devait  gouverner  toute  sa  car- 
rière le  hantait  déjà.  Cette  démarche  contrariait-elle  les  vues  poli- 
tiques du  cabinet  de  Versailles?  ou  le  roi  fut-il  choqué  de  voir 
qu'un  jeune  homme,  qui,  par  grâce  insigne,  avait  obtenu  la  charge 
de  premier  gentilhomme  de  la  chambre,  ne  parût  pas  estimer  à  son 
prix  une  si  haute  valeur?  Tout  ce  que  nous  savons,  c'est  qu'on  re- 
fusa la  permission  demandée.  Richelieu  resta  donc  en  France,  et  la 
révolution  naissante  l'y  trouva.  La  duchesse  nous  dit  que,  tout  au 
commencement  de  cette  crise,  il  était  de  ceux  qui  désiraient  la 
réforme  des  abus,  qu'il  eut  «  ce  rêve  des  belles  âmes,  le  bonheur 
du  peuple,  »  mais  que  ces  sentimens  n'altérèrent  point  son  amour 
pour  son  roi.  Aux  journées  d'octobre,  il  accourut  de  Paris  à  Ver- 
sailles, à  pied,  par  un  chemin  détourné,  afin  d'avertir  le  roi  de  l'ar- 
rivée des  bandes  parisiennes.  Il  lui  donna  le  conseil  de  se  mettre  à  j, 
la  tête  de  ses  gardes,  d'évacuer  le  château  et  de  se  porter  en  arrière,  s 
en  lieu  sûr.  Louis  XVI,  ici  encore,  n'osa  prendre  la  décision  hardie  ^ 
qui  eût  pu  le  sauver.  On  ne  voit  pas  que  Richelieu  ait  pu  rendre 
d'autres  services  à  une  cause  désormais  perdue.  La  révolution  pa- 
rait lui  avoir  rendu  la  liberté  qui  lui  avait  été  refusée  par  le  roi  en  |l 
1787;  il  put  voyager  en  Allemagne,  séjourner  à  Francfort,  puis  à 
Vienne.  Tout  cela  le  rapprochait  de  la  Russie,  l'acheminait  vers  sa 
destinée. 

Dans  ses  impressions  de  voyage  en  Allemagne,  on  trouve  de  nom 
breuses  observations  sur  l'agriculture,  l'industrie,  le  commerce, 
les  routes,  la  population,  les  réformes  de  Joseph  II,  un  sentiment 
très  vif  des  beautés  de  la  nature,  et  aussi  de  piquantes  remarques 
sur  les  princes  et  principicules  de  l'empire.  Il  y  a  là  toute  une  ga- 


622  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

lerie  de  portraits  :  l'archevèque-électeur  de  Mayence,  «  d'un  esprit 
rétréci  et  d'un  orgueil  précisément  en  raison  inverse  de  sa  nais- 
sance, »  distingué  surtout  u  par  la  foule  de  valets  grands  et  petits 
qu'il  traîne  à  sa  suite,  »  n'ayant  pas  moins  de  mille  quatre  cents 
personnes  dans  son  cortège,  «  y  compris  M""  de  Gudenhofen,  nou- 
vellement créée  comtesse,  et  qui  fait  chez  lui  les  fonctions  de  premier 
mmistre  ;  »  l'archevèque-électeur  de  Cologne,.  «  dont  la  politesse, 
surtout  à  l'égard  des  Français,  est  à  peu  près  nulle,  »  mais  qui  ne 
manque  pas  d'esprit  et  auquel  on  peut  même  reprocher  de  a  trop 
sacrifier  au  plaisir  de  le  faire  briller;  »  l'archevèque-électeur  de 
Trêves,  dont  Richelieu  affirme  qu'il  n'a  «  jamais  vu  de  prince  plus 
poli,  plus  affable  et  surtout  doué  d'un  tact  plus  fm  ;  »  le  landgrave 
de  Hesse,  qui  fait  la  traite  de  ses  soldats,  s'imagine,  à  force  de 
pédantisme  militaire,  copier  le  grand  Frédéric,  et,  dans  ses  ma- 
nœuvres de  parade,  se  donne  un  mouvement  prodigieux,  croyant 
que  toute  l'Europe  a  les  yeux  sux  lui;  »  enfin,  «  cette  foule  de 
princes,  comtes  et  barons  d'empire,  tous  souverains  comme  le  roi 
de  France  l'était  autrefois,  régnant  sur  deux  villages  et  la  plupart 
sur  une  multitude  de  quadrupèdes  ordinairement  en  beaucoup  plus 
grand  nombre  que  leurs  sujets,  et  parmi  lesquels  on  pourrait  leur 
assigner  une  place  à  beaucoup  plus  juste  litre  que  parmi  les  têtes 
couronnées.  »  Richelieu  eut  la  bonne  fortune  d'assister  aux  fêtes  du 
couronnement  de  Léopold  à  Francfort,  et  son  récit  complète  heu- 
reusement ceux  que  Goethe,  Lang  et  Forster  nous  ont  laissés  sur 
ces  solennités  impériales.  Même  en  Allemagne,  Richelieu  retrouve 
l'écho  de  nos  divisions  politiques  :  il  entend  parler  des  patriotes  et 
il  entend  discourir  les  émigrés.  Il  est  surtout  affecté  de  la  violence 
et  de  la  légèreté  de  ces  derniers  : 

Je  désirerais»  bien  vivement,  écrit-il,  de  pouvoir  persuader  à  cette 
multitude  de  Français  qu'à  mon  grand  étonnement  et  à  celui  de  tous 
le^  gens  qui  les  entendaient  solliciter,  prier,  pour  engager  les  princes 
à  èe  liguer  et  à  envahir  leur  patrie,  que  ce  serait  pour  eux-mêmes 
un  très  fâcheux  et  très  malheureux  événement.  En  effet,  ils  connaisr 
sent  assez  l'esprit  de  vertige  qui  règne  maintenant  en  France  pour 
savoir  qu'au  premier  bruit  de  l'entrée  des  troupes  allemandes,  la 
reine,  peut-être  le  roi,  et  surtout  tout  ce  qui,  dans  chaque  province, 
aurait  le  vernis  d'aristocratie,  noble  ou  ecclésiastique,  serait  impi- 
toyablement massacré...  Je  puis,  sans  hasarder  la  vérité,  affirmer 
qu'une  des  raisons  pour  lesquelles  les  Français  ont  été  mal  reçus  à 
Francfort,  c'est  la  véhémence  de  leurs  propos  et  leurs  fréquentes  et 
instantes  sollicitations  pour  qu'il  se  forme  une  ligue  contre  la  France. 

Ainsi,  dans  ces  simples  notes  de  voyage,  on  voit  déjà  se  dessiner. 


LE   DUC    DE   RICHELIEU.  623 

chez  le  jeune  officier  de  vingt-quatre  ans,  l'économiste  qui  renou- 
vellera la  face  de  la  Nouvelle-Russie  et  l'homme  d'état  qui,  en 
France,  luttera  courageusement  contre  les  violences  des  ultra. 

A  Vienne,  il  rencontre  le  prince  Charles  de  Ligne  et  le  comte  de 
Langeron,  dont  le  nom  devait  être  un  jour  inséparable  du  sien.  Ces 
trois  jeunes  gens  dînaient  ensemble  chez  le  vieux  prince  de  Ligne, 
lorsqu'un  officier,  arrivé  en  courrier  de  l'armée  russe,  vint  leur 
annoncer  que  celle-ci  allait  mettre  le  siège  devant  Ismaïl.  «  Il 
ajouta,  comme  par  un  pressentiment,  que  le  siège  serait  sûrement 
très  vif,  que  le  pacha  qui  commandait  dans  la  place  était  un  homme 
courageux,  qu'à  la  tête  d'une  garnison  nombreuse  il  attendrait 
l'assaut,  qui  ne  pouvait  manquer  d'être  très  chaud.  Il  n'est  pas 
inutile  de  dire  que  cet  homme  tirait  de  sa  tête  toutes  ces  savantes 
conjectures.  »  Aux  premiers  mots  du  courrier,  Richelieu  regarde 
le  prince  Charles  ;  celui-ci  le  regarde  aussi,  et,  ajoute  Langeron 
dans  sa  Notice,  «  ils  se  devinent  :  leurs  âmes  étaient  faites  pour 
s'entendre.  —  Allons-y!  s'écria  le  jeune  Richelieu.  —  Lâche  qui 
s'en  dédit  î  »  répliqua  Charles.  Et  le  départ  est  décidé. 

Le  vieux  prince  de  Ligne  pleura  bien  un  peu  ;  mais  il  ne  put 
qu'encourager  son  fils.  Richelieu  n'avait  personne  pour  l'encoura- 
ger, mais  personne  aussi  pour  le  retenir.  C'était  bien,  cette  fois, 
son  étoile  qui  se  levait  et  qui  lui  montrait  le  chemin.  Et  puis,  nous 
dit  le  duc,  «  j'étais  las  de  porter  toujours  un  uniforme  sans  avoir 
jamais  reçu  un  coup  de  fusil.  »  Le  voyage  projeté  n'était  pas  pré- 
cisément une  partie  de  plaisir  :  il  s'agissait  de  500  lieues  à  par- 
courir, en  grande  partie  par  des  pays  déserts,  par  un  hiver  déjà 
rigoureux,  presque  sans  bagages,  sans  équipage  et,  en  ce  qui  con- 
cerne Richelieu,  avec  peu  d'argent.  Le  10  septembre  avait  eu  lieu 
ce  dîner  mémorable:  le  12,  à  deux  heures  du  matin,  Charles  de 
Ligne  et  Richelieu  se  mirent  en  route.  Langeron  était  parti  la 
veille. 

On  ne  manqua  pas,  raconte  le  duc,  de  discourir  beaucoup  à  Vienne 
sur  ce  départ  précipité.  Tous  les  gens  de  poids,  toutes  les  têtes  froides, 
accoutumés  à  envisager  en  tout  sens  le  parti  qu'ils  prennent  et  à  ne 
rien  donner  à  la  fortune,  blâmèrent  ouvertement  notre  résolution,  et 
la  légèreté  française  joua  un  grand  rôle  dans  leur  critique. 

Ils  traversèrent  la  Moravie,  la  Silésie,  la  Gallicie,  et  Richelieu 
reprend  son  carnet  de  voyage  pour  nous  faire  part  de  ses  observa- 
tions sur  les  résultats  de  l'administration  autrichienne  dans  les  pro- 
vinces polonaises.  A  mesure  qu'ils  avançaient,  le  pays  devenait 
plus  sauvage  :  en  Bukovine  ,  en  Moldavie ,  on  se  trouvait  déjà  en 
pleine  barbarie.  Mais,  assure  le  noble  aventurier,  «  je  puis  assurer 


62Ù  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

que,  même  versés  dans  un  fossé  plein  de  neige,  au  milieu  de  la 
nuit,  l'idée  d'être  fâchés  d'être  partis  de  Vienne  ne  nous  est  pas 
venue.  » 

C'est  ainsi,  après  dix  jours  et  dix  nuits  de  voyage,  qu'on  arriva 
à  Bender,  le  quartier-général  du  prince  Potemkin  (prononcez  Pa- 
tiômkine).  Là,  on  retrouva  d'autres  Français,  que  la  passion  des 
armes  avait  également  chassés  des  antichambres  de  Versailles  et  dé- 
portés en  ces  régions  désolées,  entre  autres  le  vaillant  comte  Roger 
de  Damas.  En  même  temps,  on  eut  une  déception  cruelle  :  on 
apprenait  qu'il  n'avait  jamais  été  question  d'assaillir  ïsmaïl,  que  la 
campagne  était  finie,  à  telles  enseignes  que  Damas  se  disposait  à 
rentrer  en  France.  Cependant  on  se  présenta  à  l'audience  de  Po- 
temkin, et  Richelieu  eut  la  première  révélation  de  cette  Russie 
encore  tout  asiatique  de  Catherine  II.  Il  a  une  jolie  page  sur  le 
personnage  étrange,  qui  semblait  moins  le  généralissime  d'une  armée 
européenne  qu'une  sorte  de  grand-vizir  de  la  sultane  chrétienne, 
un  satrape  ou  un  pacha  délégué  par  elle  pour  régner  sur  un  pays 
cinq  ou  six  fois  plus  vaste  que  le  royaume  de  France  : 

Rien  ne^m'avait  préparé,  nous  dit  Richelieu,  au  spectacle  qui  frappa 
mes  yeux  en  entrant  dans  le  salon  du  prince  :  un  divan  d'étoffe  d'or 
sous  un  superbe  baldaquin,  cinq  femmes  charmantes  mises  avec  tout 
le  goût  et  la  richesse  possibles,  une  sixième  vêtue  avec  toute  la  ma- 
gnificence du  costume  grec,  couchée  sur  des  coussins  à  la  manière 
orientale.  Le  prince  Potemkin  assis  seul  auprès  d'elle,  vêtu  d'une 
espèce  de  pelisse  fort  large,  assez  semblable  à  nos  robes  de  chambre. 
C'est  le  vêtement  qu'il  affectionne  le  plus,  et  souvent  il  n'a  que  celui-là, 
parce  que,  dessous,  il  peut  être  quasi  nu.  Cinquante  officiers  de  tout 
grade,  debout,  garnissant  le  fond  de  la  salle,  qui  était  éclairée  par 
un  très  grand  nombre  de  bougies... 

Le  prince  Potemkin,  dont  le  pouvoir,  surtout  à  l'armée,  ne  connaît 
point  de  bornes,  est  un  de  ces  hommes  extraordinaires,  aussi  diffi- 
ciles à  définir  que  rares  à  rencontrer,  mélange  étonnant  de  gran- 
deur et  de  faiblesse,  de  ridicule  et  de  génie...  Il  possède,  tant  au 
moral  qu'au  physique,  beaucoup  de  celte  supériorité  qui  imprime  le 
respect  et  captive  l'obéissance.  Sans  avoir  voyagé  et  sans  presque  ja- 
mais lire,  il  réunit  des  connaissances  très  étendues  dans  tous  les 
genres...  On  peut  dire  de  lui  que,  s'il  ne  lit  pas  les  livres,  au  moins 
il  lit  les  hommes...  Il  pompe  les  connaissances  des  gens  qu'il  ren- 
contre, et,  sa  mémoire  le  servant  à  souhait,  il  s'approprie  sans  peine 
ce  que  les  autres  hommes  ne  se  procurent  qu'à  force  de  peines  et  de 
travaux...  L'habitude  de  l'autorité,  la  certitude  de  maîtriser  tout  jus- 
qu'à l'opinion,  surtout  dans  un  pays  où  elle  est  presque  sans  force, 
fait  que  ce  que  l'on  nomme  dans  un  autre  pays  le  respect  humain  n'a 


LE    DUC    DE   RICHELIEU.  625 

aucune  influence  sur  sa  conduite...  La  position  où  le  prince  Potemkin 
se  trouve  à  l'égard  de  l'empire  russe  surpasse  tout  ce  que  l'imagination 
peut  se  figurer  de  plus  absolu.  Rien  n'est  impossible  à  sa  puissance  : 
il  commande  aujourd'hui  depuis  le  mont  Caucase  jusqu'au  Danube,  et 
il  partage  encore  avec  l'impératrice  le  reste  du  gouvernement  de  l'em- 
pire. Ses  richesses  sont  immenses...  Il  prend  à  sa  volonté  dans  toutes 
les  caisses...  Plusieurs  tables  nombreuses  et  magnifiquement  servies, 
une  foule  de  valets  de  tous  étages,  des  comédiens,  des  danseurs,  un 
orchestre,  tout  ce  qui  peut  servir  aux  plaisirs  d'une  capitale  accom- 
pagne le  prince  Potemkin  au  milieu  des  camps  et  du  tumulte  des 
armes...  La  crainte  de  n'être  pas  cru  peut  seule  empêcher  de  rappor- 
ter les  choses  inconcevables  en  tout  genre  qu'opère  un  simple  signe 
de  sa  volonté. 

C'était  à  se  demander  si  nos  deux  Français  n'étaient  pas  tombés 
dans  le  camp  turc  en  croyant  arriver  à  l'armée  russe.  Le  prince  Po- 
temkin les  reçut  «  d'une  manière  très  distinguée,  »  les  admit  pen- 
dant trois  jours  à  sa  table.  Bientôt  l'expédition  rêvée  par  eux  de- 
vint H  de  plus  en  plus  vraisemblable.  »  Le  troisième  jour  au  soir, 
le  prince  les  expédia  sur  Ismaïl.  Lui-même  se  dispensa  de  s'y 
rendre  :  «  des  raisons  politiques  et,  peut-être  plus  que  tout,  l'envie 
de  ne  pas  quitter  la  princesse  Dolgorouki  dont  il  était  fort  épris, 
l'en  empêchèrent.  » 

Au  camp  sous  Ismaïl,  on  se  canonnait  déjà.  Richelieu  put  admi- 
rer la  bravoure  du  soldat  russe,  qu'il  proclame  a  le  meilleur  soldat 
de  l'Europe,  »  mais  il  fut  étonné  de  l'insuffisance  dans  le  comman- 
dement, de  l'encombrement,  du  désordre  barbare,  qui  présidaient  à 
toutes  les  opérations.  Dans  les  attaques,  les  troupes  étaient  si  mal 
dirigées  qu'elles  croisaient  leurs  feux  et  qu'il  tombait  plus  de  Russes 
par  les  balles  de  leurs  camarades  que  par  celles  des  Turcs.  Jamais 
le  gentilhomme  français  n'aurait  pu  imaginer  que  la  vie  humaine 
pût  avoir  si  peu  de  prix.  Les  soldats  ne  se  ménageaient  pas  plus 
que  leurs  officiers  ne  les  ménageaient.  On  gaspillait  leur  sang  comme 
s'il  n'eût  été  d'aucune  valeur.  Après  le  combat,  l'ignorance  des 
chirurgiens  russes  était  telle  et  le  service  de  santé  si  mal  organisé 
que  tout  blessé  était  un  homme  mort.  ?s 'était-on  pas  assuré  de 
combler  les  vides  avec  le  recrutement?  et  qu'était  un  soldat,  après 
tout,  sinon  un  serf  arraché  à  la  glèbe  et  revêtu  de  l'uniforme?  «  On 
frémit  en  pensant  à  l'horrible  consommation  d'hommes  qui  se  fait 
inutilement  dans  cette  armée.  » 

Beaucoup  de  temps  et  beaucoup  de  vies  furent  dépensés  dans 
une  série  d'attaques  mal  conçues  et  mal  exécutées,  à  la  fois  aventu- 
reuses et  timides  ;  les  chefs  se  disposaient  à  lever  le  siège,  et  l'on 

TOME  LXXXIV.  —  1887.  40 


626 


REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


embarquait  déjà  les  canons  sur  la  flottille  delalvilia,  lorsqu'un  ordre 
arriva  de  Bender.  Potemkin  enjoignait  «  non  à' attaquer,  mais  de 
prendre  la  place.  »  En  même  temps,  cet  original  envoyait  au  camp 
un  autre  original,  l'homme  le  plus  propre  à  relever  le  moral  des 
chefs  et  à  fanatiser  les  soldats,  le  comte  Souvorof,  le  futur  capitaine 
des  batailles  d'Italie  et  d'Helvétie. 

Cet  homme  singulier,  écrit  Richelieu,  qui  ressemble  plus  à  un  chef 
de  Cosaques  ou  de  Tatars  qu'au  général  d'une  armée  européenne,  est 
doué  d'une  intrépidité  et  d'une  hardiesse  peu  communes...  Ses  succès, 
fortifiant  le  préjugé  commun  à  tous  les  [lusses  de  l'in milité  des  pré- 
cautions et  de  la  science  contre  les  Turcs,  augmentent  encore  leur  in- 
souciance totale  pour  tout  ce  qui  compose  l'art  de  la  guerre.  La  ma- 
nière de  vivre,  de  s'habiller  et  de  parler  du  comte  Souvorof  est  aussi 
singulière  que  ses  opinions  militaires...  11  mange  dans  sa  tente, 
assis  par  terfe  autour  d'une  natte,  sur  laquelle  il  prend  le  plus  dé- 
testable repas...  Il  s'endort  ensuite  pendant  quelques  heures,  passe 
une  partie  de  la  nuit  à  chanter,  et,  à  la  pointe  du  jour,  il  sort 
presque  nu  et  se  roule  sur  l'herbe,  assurant  que  cet  exercice  lui 
est  nécessaire  pour  le  préserver  des  rhumatismes.  Il  n'a  point 
de  chevaux  à  lui  et,  lorsqu'il  veut  faire  une  reconnaissance,  il 
monte  sur  le  premier  cheval  de  Cosaque  qu'il  rencontre;  il  part  à 
toutes  jambes;  il  va  ainsi  jusque  sur  le  bord  du  fossé,  sans  s'em- 
barrasser ni  des  coups  de  canon,  ni  du  danger  réel  d'être  pris...  S'il 
n'esc  pas  insensé,  il  dit  et  il  fait  du  moins  tout  ce  qu'il  faut  pour  le 
paraître;  mais  il  est  heureux,  ti  cette  qualité,  dont  Mazarin  faisait  tant 
de  cas,  est,  à  bon  droit,  fort  estimée  de  l'impératrice  et  du  prince  Po- 
temkin. 


Voilà  sous  les  ordres  de  qui  notre  brillant  genfdhomme  de  Ver- 
sailles allait  faire  ses  premières  armes.  Le  20  octobre,  on  adressa 
une  dernière  sommation  aux  Turcs;  le  21  éclata  une  effroyable 
canonnade,  a  la  plus  terrible  dont  l'histoire  de  la  guerre  fasse  men- 
tion ;  »  le  22,  on  donna  l'assaut. 

Cette  sanglante  journée  a  fait  une  vive  impression  sur  Richelieu, 
et  son  récit  en  prend  parfois  une  puissance  descriptive  et  une  in- 
tensité de  pittoresque  remarquables.  Il  nous  peint  cette  ville  d'Is- 
maïl,  «  véritable  volcan  dont  le  feu  sortait  de  toutes  parts;  »  ce 
«  cri  universel  de  Allah!  qui  se  répétait  tout  autour  de  la  ville  »  et 
auquel  répondait  le  cri  de  guerre  des  Russes;  les  décharges  de 
mousqueterie  si  multipliées  qu'il  n'avait  «  jamais  vu  à  l'exercice 
un  feu  de  file  aussi  nourri  et  aussi  soutenu  ;  »  les  soldats  affolés, 
sourds  aux  commandemens,  épuisant  dans  une  fusillade  forcenée 
leurs  dernières  cartouches  ;  les  cris  des  femmes  et  des  enfans  qu'on 


LE   DUC    DE    RICHELIEU.  627 

massacre  ;  les  Tares  subissant  la  mort  avec  l'impassibilité  du  fata- 
lisme; l'ardeur  du  régiment  de  Polotski,à  la  tête  duquel  son  aumô- 
nier, voyant  que  tous  les  officiers  étaient  tués,  se  place  bravement, 
le  crucifix  d'une  main  et  le  sabre  de  l'autre,  promettant,  comme  un 
apôtre  de  l'islam,  la  couronne  du  martyre  à  ceux  qui  marcheraient 
en  avant,  menaçant  de  l'enfer. ceux  qui  reculeraient;  la  fureur  des 
victorieux  portée  à  un  tel  paroxysme  que,  «  malgré  la  subordination 
qui  règoe  dans  les  troupes  russes,  le  prince  Potemkin,  l'impératrice 
elle-même,  n'auraient  pu,  malgré  toute  leur  puissance,  sauver  la 
vie  à  un  Turc;  »  enfin  cette  effroyable  boucherie  de  30,000  musul- 
mans, dont  plus  de  2,000  femmes  et  enfans,  et  dont  le  récit  étonna 
Potemkin  lui-même  et  lui  fit  passer  l'envie  de  visiter  sa  conquête. 

J'aperçus,  raconte  le  duc,  un  groupe  de  quatre  femmes  égorgées, 
entre  lesquelles  un  enfant  d'une  figure  charmante  (une  jeime  fille  de 
dix  ans)  cherchait  un  asile  contre  la  fureur  de  deux  Cosaques  qui 
étaient  sur  le  point  de  la  massacrer...  Je  n'hésitai  pas  à  prendre  entre 
mes  bras  cette  infortunée,  que  ces  barbares  voulurent  y  poursuivre 
encore.  J'eus  bien  de  la  peine  à  me  retenir  et  à  ne  pas  percer  ces  mi- 
sérables du  sabre  que  je  tenais  à  la  main.  Je  me  contentai  cependant 
do  les  éloigner,  non  sans  leur  prodiguer  les  coups  et  les  injures  qu'ils 
méritaient,  et  j'eus  le  plaisir  d'apercevoir  que  ma  petite  prisonnière 
n'avait  d'autre  mal  qu'une  coupure  légère  que  lui  avait  faite  au  visage 
le  même  fer  qui  probablement  avait  percé  sa  mère.  Je  découvris,  en 
mêuie  temps,  qu'une  petite  médaille  d'or,  qui  pendait  à  son  cou  avec 
une  chaîne  du  même  métal,  représentait  l'image  du  roi  de  France. 
...  Cette  dernière  circonstance  acheva  de  m'attacher  entièrement  à  elle  ; 
et,  comme  ehe  vit,  par  le  soin  que  je  prenais  à  la  préserver  de  tout 
danger,  que  je  ne  voulais  lui  faire  aucun  mal,  elle  s'accoutuma  à 
moi...  Le  nombre  des  morts  était  infiniment  accru,  et  souvent  je  fus 
obligé  de  franchir  plusieurs  cadavres  en  tenant  dans  mes  bras  ma  pe- 
tite, à  qui  je  voulais  épargner  l'horreur  de  fouler  aux.  pieds  les  corps 
de  ses  compatriotes. 

Pendant  l'action,  Richelieu  avait  reçu  deux  balles  dans  ses  ha- 
bits ;  Charles  de  Ligne,  qui  combattait  d'un  autre  côté,  avait  été 
assez  grièvement  atteint  au  genou;  Langeron  était  sain  et  sauf. 
Aucun  des  convives  du  dîner  de  Vienne  ne  manquait  donc  à  l'appel. 
Quant  à  Potemkin,  «  plein  de  confiance  dans  le  succès  d'une  expé- 
dition dont  il  avait  ordonné  positivement  la  réussite,  il  n'avait  pris 
d'autres  mesures  que  celle  de  faire  tenir  des  canonniers  la  mèche 
allumée  auprès  de  leurs  pièces,  afin  qu'à  l'arrivée  du  courrier  toute 
la  ville  de  Bender  et  les  environs  apprissent  que  la  forteresse  d'Is- 
maïl  était  au  pouvoir  des  Russes.  »  Il  fit  le  plus  gracieux  accueil  à 


628  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

nos  Français  ;  mais  ceux-ci,  rassasiés  de  gloire  militaire,  soucieux 
des  événemens  de  France,  n'aspiraient  plus  qu'à  retourner  en  Oc- 
cident. Richelieu,  Charles  de  Ligne  et  Roger  de  Damas  repartirent 
donc  le  Ih  novembre  et  arrivèrent  à  Vienne.  Catherine  II,  en  ré- 
compense des  exploits  de  Richelieu,  lui  avait  accordé  la  croix  de 
Saint-George  et  fait  don  d'une  épée  d'or.  Elle  écrivait  à  Grimm  : 
«  Il  n'y  a  qu'une  voix  sur  le  duc  de  Richelieu  d'aujourd'hui.  Puisse- 
t-il  jouer  le  rôle  du  cardinal  un  jour  en  France,  sans  en  avoir  les 
défauts  !  En  dépit  de  l'assemblée  nationale,  je  veux  qu'il  reste  duc 
de  Richelieu  et  qu'il  aide  à  rétablir  la  monarchie.  »  Vingt-trois  ans 
devaient  se  passer  avant  que  le  vœu  de  l'impératrice  s'accomplît. 
C'est  dans  l'hiver  de  1790  à  1791  que  Langeron,  dans  sa  Notice, 
place  le  premier  voyage  à  Pétersbourg  de  son  ami,  devenu,  par  la 
mort  de  son  père,  duc  de  Richelieu,  et  sa  présentation  à  l'impéra- 
trice. Il  y  a  là  évidemment  une  erreur.  La  correspondance  de  Grimm 
avec  Catherine  en  fait  foi.  (c  Le  duc,  écrit-il  à  la  date  du  10  avril 
1791,  à  son  retour  d'Ismaïl..,  m'a  parlé  de  son  extrême  regret 
de  ce  que  la  mort  de  son  père,  —  qui,  par  parenthèse,  n'est  pas 
une  perte,  —  l'ait  obligé  de  revenir  ici  (à  Paris)  en  toute  hâte  et 
empêché  de  suivre  le  prince  brillant  (Potemkin)  à  Pétersbourg.  » 
Et  à  la  date  du  11  mai  :  «  Le  duc  de  Richelieu,  dont  le  nom  ismai- 
litique  était  Fronsac,  et  qui  vient  de  faire  une  course  à  Londres,  a 
la  tête  tournée  de  sa  croix  de  Saint-George  :  il  en  a  une  joie  d'en- 
lant.  » 

Richelieu  héritait,  avec  son  nouveau  titre  ducal,  une  immense 
fortune,  montant  à  près  de  500,000  livres  de  revenu,  mais  forte- 
ment grevée  par  la  mauvaise  administration  de  son  père.  «  Son  ex- 
trême délicatesse,  lit-on  dans  la  Notice  de  la  duchesse,  lui  imposa 
la  loi  de  n'en  jouir  qu'après  que  les  dettes  très  considérables  de 
son  père  seraient  payées.  »  Pendant  son  voyage  d'Angleterre,  il  ap- 
prit que  Louis  XVI  le  rappelait  auprès  de  lui,  pour  son  service  per- 
sonnel. «  Malgré  les  réflexions  infiniment  désagréables  qu'a  fait 
naître  en  foule  la  résolution  que  j'allais  prendre,  écrit-il  à  sa  femme, 
j'ai  obéi  à  la  voix  du  devoir  et  je  suis  parti  sur-le-champ.  »  Le  roi 
était  installé  aux  Tuileries,  et  les  Tuileries  n'étaient  guère  sûres. 
La  fermentation  était  grande  dans  Paris,  et,  quelques  jours  après 
l'arrivée  du  duc,  trois  officiers  de  la  garde  nationale  manquèrent 
d'être  pendus  dans  le  jardin  même  du  palais.  «  Je  vous  assure, 
écrit-il  encore,  qu'il  m'a  fallu  plus  de  courage  et  de  dévoûment 
pour  me  décider  à  revenir  qu'il  n'en  aurait  fallu  à  un  poltron  pour 
monter  à  l'assaut  d'Ismaïl.  » 

Lorsque  le  roi  exécuta  la  fugue  de  Varennes,  Richelieu  ne  fut  pas 
mis  dans  le  secret,  où  la  légèreté  de  la  reine  avait  cependant  mis 
le  coiffeur  Léonard.  II  n'apprit  qu'en  même  temps  que  tout  le  monde 


i 


LE    DDC    DE    RICHELIEU.  629 

le  départ  de  la  famille  royale.  Il  fut  «  navré  de  douleur  de  n'avoir 
pas  été  trouvé  digne  de  cette  confiance  que  son  attachement  avait 
droit  d'exiger.  »  Cependant,  dès  qu'il  apprit  le  retour  de  Louis  XYI, 
il  reprit  son  service  auprès  de  lui.  On  ne  sait  encore  qu'imparfai- 
tement les  raisons  qui,  en  août  179J ,  le  décidèrent  à  repartir  pour 
la  Russie.  Estimait-il  qu'il  n'y  avait  plus  rien  à  faire  pour  le  salut 
de  la  monarchie  et  avait-il  deviné  la  faiblesse  incurable  du  roi  et 
l'incapacité  de  son  entourage?  Ou  bien  la  reconnaissance  pour  les 
faveurs  dont  l'avait  comblé  Catherine  II,  le  désir  de  se  distinguer  sur 
un  théâtre  où  ses  grandes  facultés  trouveraient  leur  emploi,  ou  enfin 
un  pressentiment  obscur  de  ses  destinées,  l'entraînaient-ils  vers 
l'Orient?  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que,  dans  la  séance  de  l'assem- 
blée nationale  du  27  juillet  1791,  il  fut  donné  lecture  d'une  «  lettre 
d'Armand  Richelieu  (il  n'est  pas  question   de  duc),  qui,  quoique 
Français,  est  en  ce  moment  au  service  de  Russie;  il  demande  un 
passeport  pour  aller  remplir  ses  engageraens  ;  il  promet  de  revenir 
aussitôt  la  guerre  finie,  et  il  désire  que  les  connaissances  militaires 
qu'il  y  acquerra  le  mettent  à  portée  de  concourir  un  jour  à  la  gloire 
de  sa  patrie.  »  L'assemblée  accorda  le"  passeport  demandé,  en  or- 
donnant «  que  le  motif  en  serait  exprimé  dans  son  procès-verbal.  » 
Les  grandes  propriétés  que  Richelieu  possédait  en  France,  le  souci 
du  bien-être  de  sa  femme  et  de  sa  belle-mère,  l'intérêt  des  créan- 
ciers de  son  père,   tout  lui  faisait  un  devoir  de  ne  pas  quitter  la 
France  sans  avoir  pris  cette  garantie.  Il  est  important  pour  nous 
de  constater  que  ce  n'est  point  en  qualité  à\'migré  qu'il  a  passé  la 
frontière,  mais  bien  avec  l'autorisation  formelle  de  l'assemblée. 

C'est  dans  l'hiver  de  1791  à  1792  que  se  placent  son  premier 
séjour  à  Saint-Pétersbourg,  sa  présentation  à  Catherine  par  Nassau- 
Siegen,  un  demi-Français,  amiral  de  la  flotte  russe,  enfin  sa  grande 
faveur  auprès  de  l'impératrice,  qui  lui  accorda  le  grade  de  colonel 
et  l'admit  dans  ses  réunions  intimes  de  l'Ermitage,  grâce  si  enviée 
et  si  rare  que,  comme  le  constate  Langeron,  «  on  n'y  avait  jamais 
vu  quelqu'un  du  grade  ni  de  l'âge  de  M.  de  Richelieu.  » 

Cependant  cette  sorte  de  pacte  que  le  passeport  de  juillet  1791 
avait  établi  entre  Richelieu  et  l'assemblée  de  France  ne  fut  guère 
observé  de  part  et  d'autre.  Langeron  nous  dit  que  l'impératrice 
chargea  Richelieu  de  porter  au  prince  de  Condé  60,000  ducats  pour 
l'entretien  du  corps  d'émigrés  qu'on  avait  rassemblé  dans  le  Rris- 
gau.  Puis  il  fit  avec  ce  corps  et  avec  l'armée  autrichienne,  en  qua- 
lité d'officier  de  l'état-major  russe,  les  campagnes  de  1792,  1793 
et  1794. 11  assista  aux  sièges  de  Valenciennes,  de  Condé,  du  Quesnoy, 
de  Dunkerque,  de  Maubeuge,  etc.  Il  paya  de  sa  personne,  dirigea 
les  travaux  du  génie  devant  les  places,  chargea  les  colonnes  répu- 
bUcaines  à  la  tête  des  troupes  autrichiennes.  Malgré  le  titre  d'offi- 


630  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

cier  russe  dont  il  se  couvrait,  il  faut  donc  le  considérer  comme  un 
soldat  de  Gondé.  S'il  n'était  pas  un  émigré  de  droit,  il  était  bien  un 
émigré  de  fait,  un  émigré  de  cœur.  Rien  d'étonnant  si  nous  voyons, 
en  mai  1792,  sa  femme,  «  la  femme  Richelieu,  »  protester  contre 
le  séquestre  dont  les  biens  de  son  mari  sont  menacés,  repoussant 
la  qualification  d'émigré  qu'on  veut  attribuer  au  duc,  invoquant  son 
passeport  de  1791,  alléguant  son  titre  d'officier  au  service  de  Russie, 
produisant  une  attestation  signée  de  Novikof,  le  chargé  d'affaires 
russe  à  Paris.  11  est  probable  qu'en  i79"2,  et  sur  des  raisons  assez 
plausibles,  le  séquestre  dut  être  prononcé.  Puis  la  convention  dé- 
clara les  domaines  du  duc  biens  nationaux  et  fit  procéder  à  la  vente 
d'une  partie  de  ses  propriétés.  Enfin  sa  femme  elle-même  fut  jetée 
en  prison  et  n'en  sortit  qu'après  thermidor.  La  gêne  de  la  duchesse 
fut  alors  extrême,  celle  du  duc  également.  A  certains  momens,  sur- 
tout après  sa  disgrâce  sous  Paul  P"^,  Richelieu  fut  réduit  à  vivre 
avec  trente  sous  par  jour,  a  Je  reçus  à  cette  époque,  écrit  M"*^  de 
Richelieu,  une  lettre  de  lui  qui  m'annonçait  sa  triste  situation  et 
me  témoignait  que  le  nec  plus  ultra  de  son  ambition  serait  de  re- 
cueillir de  son  immense  fortime  1,000  écus  de  rente.  Quelle  dou- 
leur j'éprouvai  de  ne  pouvoir  même  pas,  sur  ma  dot,  les  lui  as- 
surer !  Ses  biens  étaient  vendus  en  partie  et  la  nation  s'était  emparée 
du  reste.  Je  sortais  de  prison,  et  le  bien  de  ma  mère  était  sous  le 
séquestre.  » 

C'est  au  printemps  de  179Zi  que  Richelieu  reparut  en  Russie, 
accompagné  de  Langeron ,  qui  avait  partagé  toutes  ses  aven- 
tures de  guerre.  Ils  furent  assez  heureux,  —  Potemkin  étant  mort, 
—  pour  trouver  un  autre  protecteur,  le  vieux  maréchal  Roumantzof, 
un  autre  héros  des  guerres  turques,  le  vainqueur  de  Kagoul.  Lan- 
geron le  dépeint  comme  un  u  homme  d'un  esprit  supérieur,  d'un 
grand  talent,  mais  d'un  caractère  dur  et  bizarre,  chef  exact  et  sé- 
vère, mais  plutôt  calculateur  qu'audacieux  et  plus  habile  général 
qu'intrépide  soldat.  »  11  prit  les  deux  Français  en  affection,  nomma 
Richelieu  colonel  en  second  de  son  régiment  de  cuirassiers  et  Lan- 
geron vice-colonel  de  son  régiment  des  grenadiers  de  la  Petite- 
Russie.  Ce  fut  pour  eux  une  bonne  fortune,  car,  dit  encore  Lan- 
geron, «  ils  ne  trouvaient  plus  à  la  cour  de  Russie  les  mêmes 
prévenances  qu'autrefois;  M.  de  Richelieu  ne  fut  plus  admis  aux 
sociétés  de  l'Ermitage  ;  la  cause  des  Bourbons  et  celle  de  la  noblesse 
française  étaient  perdues,  et  on  les  expédia  assez  sèchement  à  leurs 
régiinens,  où  ils  allaient  plutôt  par  nécessité  que  par  attrait.  » 

Richelieu  avait  inutilement  essayé  de  lutter  contre  ces  disposi- 
tions de  Catherine.  Ses  lettres  à  son  ami  le  comte  Razoumovski, 
alors  ambassadeur  de  Russie  à  Vienne,  témoignent  de  l'amertume 
qu'il  en  ressentit  :  «  Si  l'on  avait  eu  pour  but  de  me  dégoûter 


LE    DUC    DE    RICHELIEU.  631 

absolument,  on  n'aurait  pas  pu  s'y  prendre  autrement,  et,  pour 
peu  que  cela  dure,  on  y  parviendra;  car  la  pauvreté  et  le  malheur 
se  supportent,  mais  l'humiliation  ne  se  supporte  pas...  J'avais  cru 
que  je  jouirais  des  faveurs  qui  m'avaient  été  accordées  à  mon  der- 
nier voyage,  les  petites  entrées  étant  une  grâce  qui,  une  fois  accor- 
dée,, ne  pouvait,  jusqu'à  présent,  plus  être  ôtée.  »  Vainement  s'est-il 
adressé  à  Esterhazy,  à  Markof  ;  ceux-ci  l'ont  renvoyé  au  favori  du 
jour,  Platon  Zoubof.  Encore  un  type  étrange  que  ce  dernier  amant 
de  Catherine  ! 

J'ai  toujours,  continue  le  duc,  trouvé  sa  porte  fermée,  et  je  n'ai  pu 
parvenir  à  le  voir  qu'à  sa  toilette  du  matin,  cérémonie  la  plus  indé- 
cente dont  il  soit  possible  de  se  faire  idée.  Gn  arrive  à  dix  heures 
pour  attendre  l'heure  à  laquelle  il  se  frisera,  ce  qui  n'est  jamais  hxé. 
La  seule  fois  que  j'y  ai  été,  j'ai  attendu  jusqu'à  une  heure,  qu'on  nous 
a  fair,  entrer.  Il  était  assis  vis-à-vis  d'une  table  de  toilette  et  lisait  des 
gazettes;  nous  l'avons  tous  salué,  sans  qu'il  nous  rendît  notre  salut. 
On  lui  a  apporté  des  papiers  à  signer,  et,  au  bout  de  trois  quarts 
d'heure,  je  me  suis  approché  de  lui.  Il  m'a  dit  quelques  mots;  je  lui 
ai  rappelé  notre  affaire,  dont  M.  de  Markof  avait  eu  la  bonté  de  lui 
parler  le  matin.  Il  ne  m'a  pas  répondu  un  seul  mot  et  a  appelé  une 
autre  personne.  Peu  accoutumé  à  cette  manière,  je  gagnai  la  porte  et 
m'enfuis  un  moment  après,  un  peu  honteux  peut-être  d'une  impoli- 
tesse aussi  grande...  M.  Esterhazy  prétend  que  la  manière  dont  on  me 
traite  est  une  façon  de  faire  voir  aux  Français  qu'ils  n'ont  rien  à  espé- 
rer et  de  dégoûter  tous  ceux  qui  y  sont,  ainsi  que  ceux  qui  pourraient 
avoir  envie  d'y  venir...  Vous  sentez,  mon  cher  ambassadeur,  combien 
il  est  désagréable  d'aller  mendier  ainsi  son  pain  de  porte  en  porte. 
J'aimerais  mieux  le  gagner  comme  cadet,  à  la  pointe  de  mon  épée,  que 
de  l'obtenir  comme  colonel  de  cette  manière. 

Voilà  où  en  était  réduit  l'arrière-neveu  du  grand  cardinal  et  le 
petit-fils  du  maréchal!  IN'aurait-il  pas  mieux  valu  subir  en  France 
la  loi  de  l'égalité  que  de  souffrir  à  l'étranger  de  si  cruels  dédains? 

C'est  dans  leurs  garnisons  de  Volhynie  que  la  mort  de  Cathe- 
rine II  et  l'avènement  de  Paul  P"^  surprirent  Richelieu  et  Langeron. 
Le  nouveau  prince  témoigna  d'abord  quelque  faveur  au  jeune  duc  : 
il  le  nomma  général-major  et  le  fit  colonel  des  cuirassiers  de  l'em- 
pereur; plus  tard  même,  en  1799,  il  l'éleva  au  grade  de  lieute- 
nant-général. Mais  combien  le  service  était  devenu  plus  dur  sous  le 
fantasque  souverain  !  Paul  I"  détestait  ce  régiment  de  cuirassiers, 
«  qu'il  croyait  avoir  été  rempli  des  espions  dont  sa  mère  l'entou- 
rait, »  et  s'en  prenait  au  nouveau  colonel,  qui  n'en  pouvait  mais. 
Richelieu  était  bien  un  militaire;  mais,  dit  Langeron,  il  n'était  pas 


632  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

un  caporal;  ni  lui  ni  ses  hommes  n'étaient  très  avancés  dans  «  la 
science  profonde  de  la  parade.  »  Autre  tort  aux  yeux  du  tsar.  Or, 
à  chaque  instant,  il  fallait  manœuvrer  sous  ses  yeux.  «  A  chaque 
manœuvre,  une  faute,  même  légère,  enflammait  la  fureur  de  Paul, 
et  M.  de  Richelieu,  réprimandé  sans  cesse,  grondé,  chassé  du  ser- 
vice, repris,  rechassé  encore,  épuisa  toutes  les  disgrâces.  »  Un  jour, 
il  courut,  sans  ordres,  avec  son  régiment  éteindre  un  incendie  ;  cela 
mit  le  comble  à  la  colère  du  tsar  et  à  la  disgrâce  du  duc.  Celui-ci 
dut  quitter  le  service  de  Russie  et  se  retirer  à  Vienne. 

Coup  sur  coup,  deux  grands  changemens  eurent  lieu  en  Europe. 
Bonaparte  était  premier  consul,  et  les  gens  avisés  pouvaient  pré- 
voir qu'il  n'en  resterait  pas  là.  Ainsi  se  réalisait  le  pressentiment 
que  Richelieu  exprimait,  dans  une  lettre  du  29  août  1793,  au  comte 
Razoumovski  :  «  Je  persiste  à  croire  que,  par  la  force  des  choses, 
les  Français  auront  un  roi,  mais  que  ce  roi  ne  sera  pas  de  la  mai- 
son de  Bourbon.  »  D'autre  part ,  Alexandre  P""  succédait  à  l'empe- 
reur Paul.  Il  adressait  à  Richeheu,  qu'il  appelle  son  «  cher  duc,  » 
la  lettre  la  plus  aimable,  lui  disant  combien  il  serait  content  «  de 
le  voir  à  Pétersbourg  et  de  le  savoir  au  service  de  Russie,  auquel  il 
pouvait  être  si  utile  (juin  1802).  »  N'étant  encore  que  grand-duc 
héritier,  il  lui  avait  déjà  témoigné  une  sincère  amitié,  l'avait  admis 
dans  son  intimité,  lui  confiant  ses  chagrins  et  ses  inquiétudes.  Tous 
deux  avaient  souffert  des  caprices  tyranniques  de  Paul  P"^  :  il  était 
donc  naturel  qu'Alexandre,  après  son  avènement,  se  souvînt  de 
l'ami  des  mauvais  jours. 

Cependant  quelque  temps  se  passa  avant  que  Richelieu  pût  ren- 
trer au  service.  L'établissement  en  France  d'un  nouvel  ordre  do 
choses  lui  faisait  espérer  de  pouvoir  rentrer  dans  une  partie  de  ses 
biens  :  l'intérêt  des  créanciers  de  son  père  lui  faisait  un  devoir  de 
tenter  une  démarche.  Il  fallait  d'abord  obtenir  de  Bonaparte  la 
permission  de  rentrer  en  France  ;  Alexandre  recommanda  ses  inté- 
rêts à  Caulaincourt,  l'envoyé  de  France  à  Pétersbourg,  ainsi  qu'à 
l'envoyé  de  Russie  en  France,  Kalitchef.  «  Le  2  janvier  1802,  ra- 
conte la  duchesse,  revenant  de  la  messe,  j'aperçus  une  voiture 
allemande  qui  traversait  ma  rue  ;  mon  cœur  me  dit  bien  vite  que 
c'était  lui.  Il  arriva  plus  vite  que  moi  dans  notre  maison,  et  ce  fut 
lui  qui  m'y  reçut.  Les  tambours,  les  poissardes  vinrent  aussitôt 
le  féliciter  de  son  retour.  Je  ne  crois  pas  que  tous  les  émigrés  aient 
été  ainsi  fêtés.  »  Ronaparte  lui  avait  bien  accordé  un  passeport 
pour  rentrer  en  France  ;  mais  il  lui  refusait  sa  radiation  de  la  liste 
des  émigrés,  formalité  qui  seule  permettrait  à  Richelieu  de  ren- 
trer dans  ses  biens.  On  mettait  à  cette  grâce  des  conditions,  comme 
une  promesse  de  soumission  et  l'acceptation  de  l'amnistie,  que  le  duc 
refusait  de  subir.  Il  se  défendait  également  d'entrer  au  service  de 


LE   DUC    DE   RICHELIEU.  633 

la  France,  comme  l'y  engageait  Talleyrand.  La  duchesse,  sa  femme, 
alla  voir  la  future  impératrice  Joséphine  ;  lui-même  écrivit  à  Bona- 
parte une  lettre  très  digne.  Toutes  ces  démarches  restèrent  sans 
résultat.  «  M.  de  Richelieu,  écrit  sa  femme,  n'hésita  jamais  sur  le 
parti  qu'il  devait  prendre.  La  ligne  de  l'honneur  était  toujours  la 
sienne  ;  aucun  sacrifice  ne  lui  coûtait  pour  la  suivre.  Il  abandonna 
donc,  pour  la  seconde  fois,  sa  famille,  ses  amis  et  sa  fortune, 
pour  aller  en  chercher  une  à  la  pointe  de  l'épée.  Ce  ne  fut  qu'après 
son  retour  en  Russie,  quand  sa  faveur  auprès  d'Alexandre  préoc- 
cupa les  politiques  français,  que  le  premier  consul,  qui  avait  alors 
intérêt  à  ménager  le  tsar,  consentit  à  céder.  Le  décret  de  radiation 
ne  fut  donc  pas  un  acte  spontané  de  clémence,  mais  plutôt  le  résul- 
tat d'une  sorte  de  négociation  diplomatique,  dans  laquelle  se  sont 
surtout  employés  Kalitchef  et  Talleyrand.  L'empereur  Alexandre 
dut  même  s'adresser  directement  à  Bonaparte.  La  duchesse  est 
donc  en  droit  d'écrire  que  Richelieu  fut  heureux  de  tenir  son  «  bon- 
heur de  cet  auguste  bienfaiteur  et  d'être  délivré  de  la  reconnaissance 
envers  l'usurpateur.  »  Rentré  en  possession  de  ses  biens,  il  envoya 
une  procuration  à  sa  femme  pour  gérer  ses  biens  et  désintéresser 
les  créanciers.  «  S'il  ne  me  reste  rien,  lui  mandait  il,  eh  bien  !  je 
pourrai  marcher  la  tête  haute,  et  ce  que  j'aurai,  je  ne  le  devrai 
qu'à  moi.  » 

IL 

C'est  ici  que  se  terminent  les  années  de  jeunesse  de  Richelieu  et 
que  commence  son  grand  rôle  historique.  Quand  il  reparut  à  Pé- 
tersbourg,  en  septembre  1802,  Alexandre  lui  fit  un  accueil  non- 
seulement  bienveillant,  mais  affectueux.  «  L'empereur  m'a  reçu 
encore  mieux  qn^i  je  ne  m'y  serais  attendu,  écrit-il  ;  il  m'a  permis 
de  le  voir  souvent  et  familièrement,  ce  dont  je  profite  avec  plaisir, 
non  parce  qu'il  est  l'empereur,  mais  parce  que  c'est  un  homme 
aimable  et  attachant  comme  j'en  ai  peu  connu.  »  Il  faut  insister 
sur  le  caractère  intime  et  cordial  de  l'amitié  qui  unissait  ces  deux 
hommes  :  il  donne  la  clé  des  faits  qui  suivront  :  il  explique  com- 
ment il  fut  possible  à  Richelieu  de  se  rendre  si  utile  d'abord  à  la 
Nouvelle-Russie,  puis  à  la  France  elle-même. 

Alexandre  lui  avait  fait  don  d'une  terre  dont  le  revenu,  12,000 
et  bientôt  2â,000  livres,  s'il  ne  compensait  pas  les  pertes  qu'il  avait 
faites  en  France,  assurait  du  moins  son  existence.  En  1803,  l'em- 
pereur le  nomma  gouverneur  d'Odessa.  En  1805,  il  le  nomma 
gouverneur-général  de  la  Nouvelle-Russie,  c'est-à-dire  de  la  région 
qui  s'étendait  du  Dniester  au  Caucase;  elle  comprenait  les  pays 
d'Odessa,  Kharkof,  Kherson,  Ekatérinoslav,  la  Crimée,  le  Kouban, 


63 A  REVUE   DES   DEDX   MONDES. 

le  rivage  du  Caucase.  C'était  tout  un  empire,  celui-là  même  sur 
lequel  Richelieu  avait  vu  régner  Poterakin  avec  la  pompe  et  la  non- 
chalance d'un  despote  oriental,  et  qu'il  allait  désormais  gouverner 
avec  la  simplicité,  l'activité  et  la  probité  d'un  administrateur  euro- 
péen, élevé  dans  les  doctrines  économiques  et  les  idées  philanthro- 
piques du  xviii^  siècle  français.  Où  son  prédécesseur  avait  maintenu 
les  traditions  et  les  mœurs  de  l'Asie,  il  allait  faire  pénétrer  la  civili- 
sation de  l'Occident.  Où  celui-là  n'avait  pu,  en  un  jour  de  magnifi- 
cence trompeuse  et  pour  donner  un  décor  au  voyage  triomphal  de 
Catherine,  que  faire  surgir  des  cités  éphémères  et  des  villages 
d'opéra  comique,  celui-ci  allait  bâtir  pour  l'éternité. 

Odessa  avait  été  fondé  en  1793  :  c'était,  à  l'origine,  une  petite 
bourgade  tatare  appelée  Kodja-Bey,  avec  un  fortin  turc.  Les  acadé- 
miciens de  Pétersbourg,  consultés  par  Catherine  II,  donnèrent  à 
cette  bourgade  le  nom  d'une  antique  cité  hellénique  qu'on  suppo- 
sait avoir  existé  quelque  part  dans  le  voisinage,  Odessos.  On  y  en- 
voya des  douaniers,  des  soldats  et  des  fonctionnaires.  Mais  la  colonie 
végéta  obscurément  jusqu'à  l'avènement  d'Alexandre  et  à  l'installa- 
tion de  Richelieu.  On  y  comptait  à  j^eine  quelques  Occidentaux;  les 
autres  habitans,  au  nombre  de  quatre  ou  cinq  mille,  étaient  des 
Russes,  Polonais,  Grecs,  Arméniens,  Juifs,  Turcs  et  Tatars.  «  Quel- 
ques toises  de  jetée,  commencée  pour  abriter  un  petit  coin  de  la 
rade,  raconte  le  négociant  Sicard  dans  sa  Notice  sur  Richelieu,  un 
bureau  de  douane  et  de  quarantaine,  établis  et  resserrés  sur  le  bord 
de  la  mer,  sous  de  petits  hangars  en  bois  ou  de  mauvaises  bâtisses, 
étaient  les  seuls  établissemens  pour  le  commerce.  Deux  cabanes 
couvertes  en  chaume,  servant  d'églises,  et  quelques  casernes 
c'étaient  tous  les  établissemens  publics.  Des  huttes  couvertes 
en  terre  ou  en  paille  pour  maisons,  éparses  çà  et  là  sur  l'aligne- 
ment des  rues,  où  croissait  l'herbe,  formaient  ou  indiquaient  la 
ville.  »  Richelieu,  pour  palais  de  gouvernement,  se  contenta  d'un 
rez-de-chaussée  composé  de  cinq  chambres.  Il  eut  d'abord  pour 
unique  mobilier  des  tables  et  des  bancs  de  bois.  Quand  il  voulut 
se  donner  le  luxe  d'une  douzaine  de  chaises,  on  dut  les  faire  venir 
deKherson.  C'est  lui  qui  appela  dans  Odessa  le  premier  menuisier, 
le  premier  serrurier  et  le  premier  boulanger  qu'on  y  ait  vus. 

Si  l'on  veut  savoir  ce  qu'est  devenu  Odessa  pendant  les  onze 
années  de  son  administration,  il  faut  lire  la  Notice  de  Sicard  et  sur- 
tout les  trois  Rapports  que  le  duc  de  Richelieu  adressait  à  l'em- 
pereur Alexandre  en  1810,  1812  et  1813.  Les  maisons  furent  con- 
struites à  l'européenne  sur  un  plan  général  d'alignement.  Les  rues 
furent  pavées,  éclairées,  plantées  d'arbres.  Un  vaste  môle,  des  quais 
magnifiques,  des  docks  immenses  entourèrent  le  port.  Odessa  fut 
pourvu  d'une  cathédrale  imposante  et  de  deux  églises  pour  le  rite 


LE    DUC    DE   RICHELIEU.  635 

catholique  et  pour  le  rite  grec,  d'un  théâtre  et  d'un  conservatoire  de 
musique,  d'une  salle  de  bal,  d'un  jardin  botanique,  d'une  quaran- 
taine. 11  y  eut  un  imtitnt  pour  l'éducation  des  garçons  et  des  filles 
de  la  noblesse,  un  gymnase  on  école  secondaire  pour  l'enseigne- 
ment des  connaissances  nécessaires  au  commerce  :  ce  que  nous 
appellerions  aujourd'hui  V enseignement  spécial.  Les  gens  de  métier 
furent  organisés  en  zechs  ou  corporations.  Il  y  eut  une  police,  un 
service  de  santé,  des  médecins  pour  la  vaccination,  qui  n'avait  été 
cependant  introduite,  même  en  France,  qu'en  1800.  Richelieu  créa 
un  biireau  de  change,  un  hôtel  de  la  Monnaie,  une  banque  d'es- 
comple,  une  société  d'assurance  maritime,  la  première  qu'ait  con- 
nue la  Russie.  A  Odessa,  comme  dans  le  reste  de  la  monarchie,  les 
contestations  entre  négocians  devaient  être  portées  devant  les  tri- 
bunatLX  ordinaires,  dont  la  compétence  était  médiocre,  la  procédure 
lente  et  coûteuse  :  Odessa  dut  à  son  gouverneur  le  premier  tribu- 
nal de  commerce  qu'on  ait  vu  dans  l'empire.  Successivement  toutes 
les  nations  européennes  accréditèrent  à  Odessa  leurs  consuls.  En 
180A,  le  nombre  des  habitans  s'élevait  déjà  à  8,000;  il  était  d'en- 
viron A0,(K)O  en  1812.  Le  renom  du  duc  de  Richelieu  y  attira  quan- 
tité de  Français;  c'est  ainsi  que  Sicard  y  vint  en  1804  :  «  A  cette 
époque,  nous  dit-il,  j'étais  à  Marseille  ;  on  y  parlait  à  peine  d'Odessa, 
sans  avoir  nulle  idée  de  la  ville  ni  du  pays,  et  conséquemment  de 
son  commerce ,  et  je  vis  décider  trois  ou  quatre  expéditions  pour 
Odessa,  sur  ce  que  le  jeune  duc  de  Richelieu,  comme  on  l'appelait 
alors,  en  était  gouverneur  ;  ce  fut  sous  les  mêmes  auspices  que  je 
me  décidai  aussi  moi-même  à  y  venir  pour  quelques  mois.  » 

Au  milieu  de  cette  splendeur  nouvelle  de  la  cité,  le  duc  observa 
la  même  simplicité  de  vie.  Parmi  les  monumens  dont  il  dota  la 
ville,  le  palais  du  gouverneur  fut  seul  oublié.  Il  gagna  surtout  le 
cœur  des  habitans  par  ses  manières  unies  et  affables,  qui  n'ôtaient 
rien  à  sa  dignité  et  à  son  air  de  grand  seigneur.  Il  aimait  à  se  pro- 
mener seul  par  les  rues,  à  entrer  dans  les  magasins  et  les  fabri- 
ques, à  converser  avec  les  industriels,  les  ouvriers,  les  paysans.  Il 
connaissait  par  son  nom  chaque  chef  de  maison  et  presque  chaque 
habitant.  Un  des  principaux  négocians,  faute  de  comprendre  l'uti- 
lité d'un  de  ses  actes  d'administration,  avait  porté  plainte  à  Péters- 
bourg  ;  le  duc  entra  un  jour  chez  lui  et  y  fit  une  frugale  collation. 
En  sortant,  il  dit  à  la  personne  qui  l'accompagnait  :  «  Puisque  j'ai 
rencontré  cet  homme,  j'ai  tâché  de  lui  faire  voir  que  je  ne  lui  en 
voulais  pas  pour  sa  plainte  contre  moi.  »  Sicard  raconte  qu'à  son 
arrivée  à  Odessa,  pendant  qu'il  était  encore  à  la  quarantaine,  il  vit 
venir  à  lui  un  officier-général  qui  s'informa  de  sa  santé  et  du  but  de 
son  voyage,  lui  demanda  des  nouvelles  commerciales  de  Marseille 
et  lui  offrit  ses  services  en  l'engageant  à  aller  le  voir  à  son  entrée 


636  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

en  ville  ;  c'était  le  duc  de  Richelieu.  A.  d'autres  il  disait  :  «  J'espère 
que  vous  serez  des  nôtres  et  que  vous  ferez  de  bonnes  afTaires  pour 
vous  et  pour  nous  ;  vous  ne  rencontrerez  ici  ni  embarras,  ni  diffi- 
cultés; en  cas  contraire,  adressez-vous  à  moi  et  vous  obtiendrez 
justice  et  protection.  »  Parlant  les  principales  langues  de  l'Europe, 
il  pouvait,  comme  Mithridate,  dont  il  était  à  certains  égards  le 
successeur,  s'adresser  à  chacun  dans  l'idiome  qui  lui  était  propre. 
Une  autre  comparaison  qui  s'offre  à  l'esprit,  c'est  celle  que  n'a  pas 
manqué  de  faire  Sicard  :  «  Déjà  la  réputation  du  gouvernement 
doux  d'Idoménée  attire  en  foule  de  tous  côtés  des  peuples  qui  vien- 
nent s'incorporer  aux  siens  et  chercher  le  bonheur  sous  son  aimable 
domination.  »  Dans  ce  pays  neuf,  dont  l'essor  aurait  pu  être  aisé- 
ment comprimé  par  l'abus  de  la  paperasserie  et  de  la  réglementa- 
tion, Richelieu  avait  pris  pour  maxime  :  a  Ne  réglons  pas  trop!  » 

Avant  lui,  sur  cette  plage  déserte,  il  n'y  avait  pas  un  arbre,  et  l'on 
n'aurait  pu  y  trouver  un  fruit  ou  un  légume  :  il  encouragea  la  plan- 
tation desjardins,  le  développement  de  la  culture  maraîchère,  et  bien- 
tôt Odessa  put  fournir  de  primeurs  la  Russie  et  la  Turquie.  Il  aimait 
les  arbres  et  avait  lui-même  un  petit  jardin  où  il  se  plaisait  à  plan- 
ter, greffer  et  tailler.  Il  faisait  venir  des  graines  de  toute  sorte  et  les 
distribuait  à  ses  familiers ,  les  engageant  à  les  semer.  «  Un  fruit 
obtenu  de  nos  plantations,  dit  Sicard,  l'enchantait;  il  s'en  emparait 
et  le  montrait  pour  prouver  le  succès.  »  Un  habitant  avait  devant  sa 
porte  deux  acacias  qui  souffraient  de  la  chaleur;  le  duc  entra  chez 
lui  et  lui  dit  :  «  Je  vous  en  prie,  donnez  un  peu  d'eau  à  ces  arbres, 
vous  me  ferez  plaisir.  Si  vous  ne  voulez  pas  le  faire,  permettez  que 
je  les  fasse  arroser  moi-même.  »  Cette  plage  de  sable  sur  laquelle 
s'élève  Odessa  dut  à  Richelieu  son  premier  vêtement  de  verdure. 

Quant  aux  provinces,  dont  il  devint  gouverneur-général  à  par- 
tir de  1805,  la  transformation  ne  devait  pas  être  moins  extraordi- 
naire. La  Nouvelle-Russie,  jusqu'alors,  avait  été  une  sorte  de  dé- 
sert, présentant,  soit  des  steppes  sablonneuses,  comme  un  petit  Sa- 
hara européen,  soit  des  steppes  herbacées,  comparables  à  la  Prairie 
d'Amérique  et  où  Bas-de-Guir  et  les  autres  personnages  de  Fenimore 
Gooper  ne  se  seraient  pas  trouvés  dépaysés.  Pourtant  les  steppes 
herbacées  couvraient  le  sol  le  plus  fertile  de  l'Europe,  ce  tcherno- 
ziom^ cette  terre  noire,  cet  humus  profond,  dont  la  fécondité,  déjà 
au  temps  d'Hérodote,  étonnait  les  Grecs,  nourrissait  presque  sans 
travail  les  Scythes  Laboureurs,  et  plus  tard  emplissait  les  greniers 
d'Athènes.  Seulement,  depuis  les  invasions  barbares,  le  désert  avait 
repris  ses  droits  ;  les  tribus  agricoles  avaient  été  chassées  ou  exter- 
minées par  les  tribus  nomades  ;  les  Tatars  de  Grimée  et  les  Gosaques 
du  Dnieper  inondaient  tour  à  tour  ces  plaines  de  leurs  escadrons 
dévastateurs,  et  ce  qui  est  aujourd'hui  un  champ  de  blé  plus  grand 


\ 


LE    DUC    DE    RICHELIEU.  637 

que  la  France  entière,  n'était  qu'un  border  disputé  entre  toutes 
les  races  et  où  leurs  incursions  périodiques  avaient  fait  disparaître 
laboureurs  et  charrues.  Au  printemps,  c'était  une  poussée  d'herbes 
vigoureuses,  si  hautes  que  le  cavalier  y  disparaissait  tout  entier  avec 
son  cheval  ;  en  automne,  c'était  une  plaine  d'herbes  desséchées  où 
s'allumaient  parfois  d'immenses  incendies.  Sur  les  kourganes,  ter- 
tres élevés  qui  recouvraient  les  sépultures  de  guerriers  inconnus, 
qui  rompaient  seuls  la  monotonie  de  la  steppe  et  que  l'on  comptait 
alors  par  milliers,  se  profilait  parfois  la  silhouette  d'un  cavalier  co- 
saque ou  tatare  qui  interrogeait  l'horizon  et  cherchait  à  s'orienter  sur 
cet  océan  de  verdure. 

Depuis  que  Catherine  II  avait  mis  à  la  raison  les  Cosaques  zapo- 
rogues,  ces  brigands  chrétiens,  et  les  Tatars  de  Crimée,  ces  brigands 
musulmans,  le  voyageur  avait  un  peu  plus  de  sécurité,  et  quelques 
essais  de  vie  sédentaire  et  agricole  avaient  pu  se  produire.  Elle  avait 
fait  détruire  la  setche,  ce  camp  retranché  que  les  Zaporogues  avaient 
établi  dans  les  îles  et  les  marais  du  Bas-Dniéper,  où  ils  se  cachaient 
avec  leur  trésor  et  leur  butin  de  guerre,  et  où,  vivant  comme  une 
confrérie  de  moines  militaires,  ils  ne  toléraient  laprésence  d'aucune 
femme.  Elle  les  avait  transplantés  des  bords  du  Dnieper  à  ceux 
du  Kouban,  les  organisant  en  Cosaques  de  la  Mer-Noire  et  utilisant 
ces  barbares  en  les  opposant  à  d'autres  barbares,  les  Tcherkesses. 
Elle  avait  bâti  sur  le  Dnieper,  qui  coulait  désormais  sous  ses  lois, 
W^dLièv'moÛQN  ( gloire  de  Catherine)  et  la  forteresse  de  Kherson.  Elle 
avait  renfermé  les  Tatars  dans  la  presqu'île  de  Crimée,  les  avait 
d'abord  isolés  du  contact  des  Turcs  en  les  faisant  déclarer  indépen- 
dans,  les  avait  cernés  en  fondant  sur  leurs  rivages  ses  ports 
et  ses  forteresses  d'Eupatoria,  Sévastopol,  Caiïa,  Kertch,  enfin  les 
avait  déclarés  sujets  russes  et  forcés  de  renoncer  à  la  vie  guerrière 
pour  se  consacrer,  les  uns,  dans  leur  ancienne  capitale  de  Bakhtchi- 
Séraï,  à  de  petites  industries,  les  autres,  dans  les  vallées  ver- 
doyantes de  la  presqu'île,  à  la  culture  de  la  vigne  et  des  arbres  frui- 
tiers. Mais  au  nord  de  la  Crimée  erraient  encore  les  hordes  des 
iNogaïs.  Sur  le  Don,  que  les  Russes  tenaient  par  les  places  d'Azof  et 
Taganrog,  étaient  établis  ces  fameux  Cosaques  du  Don,  qui,  par  leurs 
rébellions,  avaient  tant  de  fois  ébranlé  l'empire  russe,  et  qui,  orga- 
nisés et  enrégimentés,  formaient  la  cavalerie  légère  de  l'empire,  et, 
par  leur  multitude,  faisaient  la  terreur  de  l'Allemagne.  Si  l'on  passait 
la  Mer-Noire  et  si  l'on  abordait  aux  rivages  du  Caucase,  on  rencon- 
trait le  Koubau,  petit  fleuve  qui  limitait  de  ce  côté  le  territoire  russe; 
au-delà  commençait  le  monde  turbulent  et  indompté  des  peuplades 
caucasiennes.  Parmi  toutes  ces  barbaries,  quelques  groupes  de  co- 
lons russes,  serbes,  allemands,  s'adonnaient  à  l'agriculture,  et,  sur 
quelques  points  du  rivage,  à  Balaklava,  à  lalta,  à  Marioupol,  à  Ta- 


638  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ganrog,  des  groupes  de  réfugiés  grecs,  également  appelés  par  Cathe- 
rine, s'adonnaient  à  l'agriculture,  surtout  au  commerce,  et  renou- 
velaient aux  pays  scythiques  les  traditions  de  l'ancienne  civilisation 
hellénique.  Cependant,  tant  nomade  que  sédentaire,  la  population 
de  ces  vastes  régions  ne  faisait  pas  la  vingtième  partie  de  ce  qu'elle 
est  actuellement.  Il  y  a  autant  de  différence  entre  la  Nouvelle-Rus- 
sie d'alors  et  celle  d'aujourd'hui  qu'entre  l'Amérique  des  Peaux- 
Rouges  et  l'Amérique  des  Anglo-Saxons.  L'homme  qui  fut  l'initia- 
teur et  l'agent  le  plus  actif  d'une  si  prodigieuse  transformation, 
c'est  le  duc  de  Richelieu.  Sa  nomination  au  poste  de  gouverneur- 
général  fait  époque  dans  l'histoire  de  cet  immense  pays. 

Comme  le  remarque  Sicard,  le  sort  de  ces  régions  était  étroite- 
ment lié  à  celui  de  la  ville  dont  Richelieu  fut  d'abord  le  gouverneur  : 
la  Nouvelle-Russie  ne  pouvait  prospérer  que  par  Odessa  et  Odessa  que 
par  la  Nouvelle-Russie  ;  cette  cité  des  sables  était  la  capitale  désignée, 
le  centre  nécessaire  de  civilisation,  le  port  par  lequel  devaient  s'écou- 
ler les  productions  du  Bug,  du  Dnieper,  du  Don,  du  Kouban,  et  par 
lequel  la  culture  européenne  pouvait  pénétrer  et  rayonner  dans  cette 
barbarie  ;  et,  en  revanche,  pour  que  la  ville  grandît  en  richesse  et 
en  magnificence,  il  fallait  que  les  ressources  inépuisables  des  terres 
noires  fussent  mises  en  valeur. 

Reprenant  les  traditions  de  Catherine,  Richelieu  appela  des  colons 
français,  surtout  alsaciens,  et  des  colons  allemands,  surtout  wur- 
tembergeois.  Les  troubles  de  l'empire  turc  lui  envoyèrent  des  Grecs, 
des  Roumains,  des  Bulgares,  des  Arméniens.  On  voit,  par  sa  corres- 
pondance avec  le  prince  Kotchoubey,  combien  ils  étaient  préoccupés 
de  ne  perdre  aucune  occasion  d'acquérir  des  hommes,  alors  infini- 
ment plus  précieux  que  la  terre  et  sans  lesquels  la  terre  n'avait  pas  de 
prix.  «  Vous  me  parlez  de  nos  colons,  lui  écrivait  Kotchoubey  ;  mais, 
puisque  vous  êtes  vraisemblablement  en  ce  moment-ci  en  Bessa- 
rabie et  peut-être  en  Moldavie,  ne  pourriez -vous  ménager  avec 
le  général  Michelson  les  choses  de  manière  que ,  sans  dire  gare 
ni  faire  semblant  de  rien,  il  puisse  nous  arriver  de  l'autre  rive 
du  Danube  des  Grecs  et  des  Bulgares?  L'occasion  est  unique,  et 
vous  pourriez  faciliter,  moyennant  des  charrois  moldaves  et  vala- 
ques,  ces  immigrations...  Vous  pourriez  peut-être  aussi  attirer 
en  Crimée  beaucoup  de  chrétiens  établis  en  Anatolie.  »  C'est  par 
ces  arrivages  de  réfugiés,  par  le  mouvement  qui  entraînait  les  pay- 
sans du  nord  de  la  Russie  vers  les  terres  chaudes,  que  toutes  les 
villes  du  sud,  Kozlof  en  Crimée,  Rostof  sur  le  Don,  Taganrog  sur  la 
mer  d'Azof,  Tiraspol  sur  le  Dniester,  Ekaterinoslav,  Elisabethgrad 
et  Kherson  sur  le  Dnieper,  sortirent  de  leur  insignifiance  ;  que  des 
centaines  de  villages  se  constituèrent  ;  que  les  champs  de  blé  suc- 
cédèrent aux  prairies  de  stipe  plumeuse  ;  que  la  population  s'éleva 


i 


LE   DUC    DE  RICHELIEU.  639 

de  300,000  âmes  à  près  de  2  millions;  que  la  terre  décupla 
pai'tout  de  valeur  et  que  la  Nouvelle-Russie  ne  tarda  pas  à 
prendre  un  essor  comparable  à  celui  du  Far -West  américain. 
Richelieu,  qui  s'intéressait  passionnément  aux  choses  de  l'agri- 
culture et  qui,  en  ce  pays  neuf,  pouvait  s'inspirer  des  exemples  de 
Sully,  fit  planter  des  mûriers,  encouragea  l'élève  du  mouton  et  sur- 
tout celle  du  mérinos,  essaya  de  propager  la  culture  du  colza,  intro- 
duisit les  machines  agricoles.  Partout  il  multiplia  les  écoles,  et,  à 
Kharkof,  fonda  l'université. 

Il  ne  lui  suffisait  pas  d' appeler  des  colons  européens  :  il  voulut  faire 
concourir  à  cette  œuvre  de  civilisation  même  les  élémens  barbares 
les  plus  réfractaires.  Les  Tatars  de  Crimée,  ces  anciens  domina- 
teurs du  sud,  qui  avaient  autrefois  poussé  leurs  ravages  jusqu'à 
Moscou,  que  le  fanastisme  musulman  et  leurs  récentes  infortunes 
aigrissaient  contre  les  autorités  russes,  il  réussit  à  les  apprivoiser. 
«  Il  les  choyait,  pour  ainsi  dire,  raconte  Sicard,  avec  une  bonté 
particulière,  combattait  leur  apathie  naturelle,  les  excitait  à  régu- 
lariser les  limites  de  leurs  propriétés,  qui,  indéterminées  sous  le  pré- 
cédent gouvernement,  donnaient  lieu  à  des  contestations  sans 
fin...  Ils  respectaient  et  chérissaient  le  due  de  Richelieu,  en  chef 
et  en  père.  »  Il  les  protégea  contre  les  soupçons  du  gouvernement 
russe;  pendant  la  guerre  qu'on  soutenait  alors  contre  les  Turcs, 
celui-ci  avait  imaginé  de  réduire  les  Tatars  à  l'impuissance  en  leur 
enlevant  leurs  chevaux.  C'eût  été  la  ruine  de  ces  populations.  Il 
faut  voir  avec  quelle  chaleur  Richelieu  plaide  leur  cause  auprès  du 
général  Viazmitinof,  ministre  de  la  guerre  : 

Vous  n'ignorez  pas,  mon  cher  général,  que  les  Tatars  de  la  mon- 
tagne n'ont  exclusivement  d'autre  moyen  de  subsister  que  leurs  che- 
vaux, qui  leur  servent  à  tous  les  transports;  que  ceux  mêmes  de  la 
plaine  en  tirent  la  plus  grande  partie  de  leurs  ressources.  S'ils  en  sont 
privés,  quel  horrible  résultat  pour  ces  malheureux!  Et  quel  e&'ît  mo- 
ral l'exécution  de  cette  mesure  aura-t-elle,  en  répandant  parmi  les 
chrétiens  la  terreur  la  plus  grande  et  aigrissant,  non  sans  raison, 
les  mahométans,  qui,  jusqu'à  présent,  ne  nous  ont  donné  aucune 
raison  de  les  maltraiter!..  Où  trouver  la  nourriture  pour  cette  mul- 
titude de  chevaux?  Songez  aussi  aux  abus  inséparables  d'une  telle 
émigration,  aux  vols,  aux  pillages!  Vous  verrez  qu'il  en  résultera  la 
ruine  immanquable  des  habitans  de  la  presqu'île  et  de  ceux  des  steppes 
de  Pérékop  et  du  Dnieper.  Nous  tomberons  donc  dans  un  inconvénient 
plus  grand  que  celui  que  nous  voulons  éviter...  .le  me  mets  à  vos  ge- 
noux pour  vous  supplier  de  ne  pas  exiger  de  nous  cette  mesure,  qui 
ferait  le  malheur  du  pays. 


QllO  REVUE    DES   DEUX   MONDES, 

En  même  temps  qu'il  défendait  si  chaudement  leurs  intérêts,  le 
duc  assemblait  ses  administrés  musulmans  ;  a  il  leur  tint  un  lan- 
gage sévère  et  imposant,  leur  fit  sentir  leur  devoir  de  soumission 
pleine  et  entière  en  cette  occasion  plus  qu'en  toute  autre  ;  leur 
parla  de  sa  confiance  personnelle  en  homme  qui  saurait  l'apprécier 
si  elle  était  justifiée,  ou  la  venger  si  elle  était  trahie;  et  les  Ta- 
tars  de  Crimée  ne  donnèrent  que  des  preuves  du  plus  parfait  dé- 
voûment.  »  Plus  tard  même,  dans  la  guerre  contre  Napoléon,  on  tira 
de  la  presqu'île  plusieurs  régimens  d'excellente  cavalerie  légère. 

Les  Tatars  Nogaïs  commençaient  à  ressentir  les  conséquences  du 
changement  qui  s'opérait  autour  d'eux  dans  le  régime  de  la  terre. 
Comme  les  Peaux-Rouges  d'Amérique,  ils  voyaient  le  progrès  de 
l'agriculture  européenne  restreindre  pour  eux  les  facilités  de  la 
vie  nomade.  Ils  étaient  la  dernière  horde  errante  de  l'Europe,  les 
derniers  témoins  de  cette  existence  à  la  scythe  qui,  pendant  trente 
siècles,  depuis  les  temps  d'Hérodote,  d'Anacharsis  et  de  Darius,  fils 
d'Hystaspe,  avait  régné  sans  partage  sur  l'immensité  de  la  steppe.  Leur 
nombre  décroissait  et  ils  tendaient  à  disparaître.  Richelieu  résolut 
de  les  sauver  en  les  fixant  au  sol,  en  les  transformant  de  pasteurs 
en  laboureurs.  11  ne  voulut  employer  que  les  moyens  de  persuasion. 
Il  leur  donna  pour  inspecteur  un  Français,  Jacques  de  la  Fère, 
comte  de  Maisons,  les  visita  dans  leurs  campemens,  leur  fit  com- 
prendre que  l'agriculture  leur  procurerait  des  ressources  plus 
assurées,  récompensa  ceux  qui  échangeaient  leur  tente  contre  une 
cabane,  leur  bâtit  une  mosquée,  construisit  le  petit  port  d'Iénitchi, 
afin  qu'ils  pussent  écouler  leurs  produits,  et  enfin  les  dota  d'une 
capitale,  la  ville  neuve  de  Nogaïsk. 

Plus  embarrassans  peut-être  étaient  les  débris  des  Zaporogues, 
devenus  les  Cosaques  de  la  Mer-Noire  ou  du  Kouban,  mais  con- 
servant leurs  vieux  instincts  de  pillage,  leur  organisation  anar- 
chique,  leurs  théories  sur  le  célibat,  leur  horreur  du  mariage  et 
leur  mépris  de  la  famille.  Depuis  qu'ils  ne  pouvaient  plus,  comme 
des  janissaires  et  des  mameluks,  se  recruter  d'aventuriers  et  de 
prisonniers  de  guerre,  c'était  encore  une  tribu  intéressante  qui, 
faute  de  se  renouveler  par  des  naissances,  était  en  train  de  dispa- 
raître. Les  terres  n'étaient  plus  cultivées,  les  fonds  de  la  colonie 
étaient  gaspillés  par  les  chefs,  la  défense  de  la  ligne  du  Kouban 
contre  les  Tcherkesses  n'était  plus  assurée  ;  les  Cosaques,  dépour- 
vus de  toute  école,  végétaient  dans  l'ignorance  antique  et  dans  la 
misère  ;  ils  ne  savaient  opposer  à  leurs  ennemis  que  des  remparts 
formés  de  claies  de  bois,  que  les  Circassiens  incendiaient  à  l'aide 
de  flèches  enflammées.  Richelieu  renforça  la  colonie  par  l'incorpo- 
ration de  vingt-cinq  mille  colons,  originaires   du  Dnieper   comme 


LE    DUC    DE    RICHELIEU.  ôAl 

Ips  Zaporogues,  et  ayant  mené  comme  eux  la  vie  cosaque  ;  mais 
déjà  beaucoup  plus  civilisés,  et  qui  emmenaient  avec  eux  leurs 
familles.  11  plaça  là-bas  encore  un  Français,  le  comte  Louis  de 
Rochechouart ,  son  parent,  qui  réorganisa  militairement  la  co- 
lonie ,  enseigna  aux  Cosaques  la  nouvelle  tactique  des  troupes  à 
cheval,  leur  donna  un  uniforme,  mit  sur  pied  dix  régimens  de 
cavalerie,  dix  d'infanterie,  une  artillerie  volante,  construisit  trente 
redoutes  pour  tenir  en  respect  les  Tcherkesses.  Richelieu  envoya 
leurs  ofliciers  se  former  ou  se  perfectionner  à  Pétersbourg,  et,  pour 
introduire  parmi  ces  colons  militaires  le  point  d'honneur  et  l'ému- 
lation, obtint  qu'ils  recrutassent  un  escadron  de  Cosaques  pour  la 
garde  impériale.  Il  remit  de  l'ordre  dans  leurs  finances,  leur  assura 
une  justice  exacte  et  impartiale,  établit  chez  eux  des  écoles,  un  hô- 
pital, un  haras,  une  bergerie  modèle  de  mérinos,  une  fabrique 
pour  les  draps  d'uniformes.  Il  mit  fin  à  l'arbitraire  des  chefs,  ré- 
forma les  mœurs,  vit  se  multiplier  les  mariages  et  les  naissances. 
Il  créa  un  centre  urbain  leur  capitale  d'Ekatérinodar  {présent  de 
Catherine.]  En  un  mot,  d'une  horde  de  bandits  vicieux  et  nuisi- 
bles, il  fit  sortir  une  colonie  florissante  de  quarante  mille  âmes  et 
des  troupes  qui  comptèrent  parmi  les  meilleures  de  l'empire. 

Avant  de  recommencer  contre  les  Tcherkesses  une  guerre  de  dé- 
vastation, il  essaya  de  leur  faire  apprécier  les  bienfaits  de  la  paix 
et  du  commerce,  et  se  rendit  à  la  limite  de  leurs  campemens  : 
même  il  manqua  d'être  pris  dans  une  embuscade  que  lui  dressè- 
rent les  chefs,  à  la  suite  d'une  entrevue  qu'il  avait  eue  avec  eux. 
u  Sans  un  Cosaque  qui  les  découvrit  à  temps,  écrit-il  à  M™®  de 
Montcalm,  je  tombais  au  beau  milieu.  Les  cent  cinquante  Cosaques 
qui  composaient  mon  escorte,  réunis  à  ceux  du  poste  voisin,  tombèrent 
si  vigoureusement  sur  les  cinq  cents  brigands  qu'ils  les  défirent,  en 
prirent  un  grand  nombre  et  m'amenèrent  à  l'instant  plusieurs  pri- 
sonniers, entre  autres  le  chef  de  la  bande,  prince  de  la  plus  grande 
naissance,  de  qui  j'ai  su  tout  le  projet  mignon  de  ces  messieurs, 
qui  était  de  tailler  en  pièces  tout  ce  qui  m'accompagnait  et  de  ne 
garder  en  vie  que  moi  seul,  en  m'eramenant  dans  les  montagnes. 
Il  y  avait  même  un  cheval  de  main  préparé  pour  m'y  conduire 
plus  commodément...  Vous  pensez  que  je  la  leur  garde  bonne,  et 
que  cette  gentillesse  ne  leur  passera  pas  ainsi.  Cet  hiver,  quand  la 
neige  qui  couvre  leurs  montagnes  ne  leur  permettra  pas  d'y  retirer 
leurs  femmes  et  leurs  enfans,  non  plus  que  leurs  bestiaux,  j'irai 
leur  rendre  visite.  »  Cependant  il  obtint  quelques  résultats  :  les 
chefs  des  tribus  les  moins  récalcitrantes  ou  les  plus  exposées  à  ses 
représailles  lui  confièrent  leurs  enfans  pour  qu'il  leur  fît  donner 
à  Odessa  une  éducation  européenne.  Il  créa,  comme  naguère  Fai- 

TOME  LXXXIV.  —  1887,  ♦  kl 


642  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dherbe  au  Sénégal,  une  sorte  d'école  des  otages.  Grâce  à  lui,  nous 
dit  Sicard,  «  des  accents  russes,  français,  allemands  ont,  par  ces 
é'èves  du  gymnase  d'Odessa,  retenti  dans  les  vallées  du  Caucase 
pour  la  première  fois.  » 

Ainsi,  des  rives  du  Dniester  aux  rivages  de  la  Golchide,  le  nou- 
veau gouverneur  était  toujours  en  mouvement,  faisant  succéder  aux 
plantations,  aux  constructions,  aux  règlemens  scolaires  ou  com- 
merciaux, les  coups  de  main  contre  les  barbares,  universel  en  son 
activité  comme  l'avaient  été  les  proconsuls  de  Rome,  digne  de  prendre 
pour  sa  devise  celle  de  Bugeaud  en  Algérie  :  Ense  et  aratro. 

Son  œuvre  fut  plus  d'une  fois  traversée,  ou  par  la  guerre  de 
Turquie,  ou  par  les  guerres  contre  Napoléon,  ou  par  l'apparition  de 
la  peste. 

Les  hostilités  contre  la  Turquie  avaient  commencé  en  1806,  pen- 
dant que  la  Russie  avait  encore  à  soutenir  la  première  lutte  contre 
Napoléon,  celle  qui  se  termina  par  la  paix  de  Tilsit.  Dès  1806, 
Michelson  avait  envahi  la  ^loldavie  :  en  1810,  les  Turcs  furent  battus 
à  Batynia,  en  1811  à  SloboHzéi.  Cette  guerre,  en  se  prolongeant 
portait  un    coup  à   la   prospérité  naissante   d'Odessa,  car  c'était 
surtout  dans  l'empire  turc  et  à  Constantinople  que  s'exportaient 
alors  les  blés  de  la  Nouvelle -Russie.  Du  moins,  Richelieu  obtint  de 
son  gouvernement  que  le  négoce  ne  fût  pas  interrompu  ;  il  démon- 
tra que  les  grains  que  n'exporterait  plus  Odessa  seraient  amenés 
à  Constantinople  par  les  navires  des  autres  nations  ;  que  parmi  les 
sujets  turcs,  ce  seraient  surtout  les  chrétiens  qui  souffriraient  de 
cette  mesure  ;  qu'il  n'y  aurait  qu'une  perte  sèche  pour  le  trafic 
russe,  sans  aucune  compensation  politique.  Pendant  presque  toute 
la  durée  de  la  guerre,  tandis  qu'on  se  battait  sur  le  Danube,  les 
négocians  des  deux  empires  trafiquaient  paisiblement  dans  le  port 
d'Odessa.  A  un  seul  moment,  en  1810,  Richelieu  se  relâcha  de  ses 
principes  de  libre  échange.  Apprenant  que  Constantinople  était  fai- 
blement approvisionné  et  que  le  pain  y  était  cher  et  mauvais,  espé- 
rant que  la  famine  contraindrait  le  sultan  à  la  paix,  il  céda  à  l'in- 
sistance des  ministres  russes  et  prohiba  l'exportation  des  blés.  Mais 
l'événement  apporta  la  justification  des  doctrines  qu'il  avait  jus- 
qu'alors professées  :  Constantinople  fut  ravitaillé  par  des  navires 
venus  de  Grèce  et  d'Egypte.  Alors,  il  se  rendit  en  personne  à  Pé- 
tersbourg  et,  à  force  d'instances,  obtint  que  l'empereur  revînt  sur 
une  mesure  dont  le  commerce  russe  était  seul  à  souffrir. 

En  sa  qualité  de  gouverneur  militaire,  il  avait  dû  se  préoccuper 
d'envoyer  des  renforts  à  l'armée  russe  et  d'assurer  son  approvi- 
sionnement. Au  début  de  la  guerre,  il  s'était  même  mis  à  la  tête 
des  troupes  de  ses  gouvernemens  ;  il  avait  contribué  à  la  prise 
d'Âkkermann,  à  celle  de  Kifia,  et  se  disposait  à  s'emparer  de  cette 


l 


LE    DUC    DE    RIGHtLIEU*  643 

forteresse  d'Ismaïl,  témoin  de  ses  premiers  exploits.  Là,  il  fut  arrêté 
par  une  fièvre  dangereuse,  dut  céder  le  commandement  à  Lange- 
ron  et  revint  malade  à  Odessa.  En  1811,  il  put  reprendre  un  rôle 
actif,  mais  dans  la  direction  de  l'est.  11  passa  le  Konban,  conquît 
le  port  tcherkesse  d'Anapa,  occupa  le  port  turc  de  Sor.djouk-Kalé, 
et  guerroya  pendant  une  vingtaine  de  jours  contre  les  tribus  du 
Caucase,  soulevées  à  la  voix  du  sultan.  En  1812,  il  préparait  un 
coup  de  main  dirigé  contre  la  capitale  même  de  l'empire  turc. 

En  février  1811,  Richelieu  adressait  une  lettre  découragée  à  sa 
sœur,  M"^  de  Montcalm  :  «  Pauvre  Odessa  !  pauvre  pays  des  bords 
de  la  Mer- Noire,  où  je  me  flattais  d'attacher  mon  nom  d'une  ma- 
nière glorieuse  et  durable  !  je  crains  bien  qu'ils  ne  retombent  dans 
la  barbarie  dont  ils  ne  faisaient  que  de  sortir.  Quelle  chimère  aussi 
était  la  mienne  de  vouloir  édifier  dans  un  siècle  de  ruines  et  de 
destruction,  de  vouloir  fonder  la  prospérité  d'un  pays  quand  presque 
tous  les  autres  sont  le  théâtre  de  calamités  qui,  je  le  crains,  ne 
tarderont  guère  à  nous  atteindre  !  Il  est  plus  qu'évident  que  la  Pro- 
vidence l'ordonne  ainsi,  et  qu'il  ne  reste  plus  qu'à  se  soumettre, 
gémir  ou  se  taire.  » 

Le  désir  de  paix  était  cependant  assez  vif  de  part  et  d'autre.  La 
guerre  épuisait  également  les  deux  empires.  En  1809  déjà,  Rou- 
mantsof,  ministre  des  aff^dres  étrangères,  écrivait  à  Richelieu  à 
propos  d'un  grand  dignitaire  turc  qui  s'était  réfugié  sur  le  territoire 
russe  :  «  Sa  Majesté,  qui  se  persuade  que  c'est  par  ordre  de  son 
maître  que  ce  transfuge  a  cherché  asile  en  son  empire,  me 
charge  de  vous  demander  s'il  ne  serait  pas  possible  d'employer 
l'ex-capitan  à  préparer  la  paix.  »  Ce  qui  retardait  celle-ci,  c'est 
que  les  Russes  entendaient  s'annexer  la  totalité  des  deux  provinces 
roumaines  et  certains  points  sur  le  littoral  caucasien  ;  or,  on  sait 
qu'en  1812,  à  la  paix  de  Bucharest,  ils  durent  se  contenter  de  la 
Bessarabie,  c'est-à-dire  d'une  très  petite  partie  de  la  Moldavie. 
Richelieu  se  désespérait  de  voir  s'éterniser  le  conflit  oriental,  non- 
seulement  parce  qu'il  avait  à  cœur  les  intérêts  d'Odessa,  mais 
parce  qu'il  prévoyait  dans  quel  embarras  mortel  allait  se  trouver 
la  Russie,  si  une  guerre  française  venait  s'ajouter  à  la  guerre 
turque.  11  fallait  l'ardeur  de  ses  convictions  et  aussi  la  cordialité 
de  ses  rapports  avec  Alexandre  pour  qu'il  osât  insister  auprès  de 
celui-ci  sur  des  points  aussi  délicats  : 

Les  rapports  continuels  que  nous  avons  avec  Constantinople,  écri- 
vait-il, me  confirment  dans  l'opinion  où  j'étais  que  les  Turcs  ne  con- 
sentiront jamais  à  la  paix  aux  conditions  exigées  par  nous.  C'est  un 
faitdont  il  n'est  plus  permis  de  douter,  non  plus  que  de  la  prolongation 
indéfinie  d'une  guerre  qui  occupe  six  divisions  et  coûte  à  Votre  Ma- 


6M 


BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


jesté  annuellement,  parles  maladies  seules,  un  tiers  des  hommes  qui 
y  sont  employés.  Cet  état  de  choses  si  funeste  à  présent,  quelles  suites 
affreuses  n'aurait-il  pas  si  vous  étiez  attaqué  du  côté  de  la  Vistule  ? 
On  ne  peut  y  penser  sans  frémir...  Si  l'on  vous  voit  fort  et  dégagé  de 
tout  embarras,  la  France  vous  respectera,  l'Autriche  et  la  Prusse  re- 
prendront un  peu  de  confiance.  Que  d'avantages,  Sire  !  Et  peuvent-ils 
être  contre-balancés  par  le  triste  avantage  d'acquérir  la  Valachie  dé- 
vastée, en  se  donnant  une  frontière  militaire  très  mauvaise  et  aigris- 
sant les  Turcs  à  jamais  ?  En  gardant  la  Moldavie  et  les  places.  Votre 
Majesté  sauve  l'honneur  de  ses  armes,  acquiert  une  belle  province, 
accomplit  les  plans  de  l'impératrice  Catherine...  Au  nom  de  Dieu,  Sire, 
daignez  écouter  la  voix  d'un  serviteur  fidèle  qui  vous  est  profondé- 
ment dévoué!  Peut-être,  hélas!  bientôt  il  ne  sera  plus  temps.  Aujour- 
d'hui, vous  pouvez  avoir  le  Séreth  :  qui  sait  si,  dans  deux  ans, 
vous  pourrez  défendre  le  Dniester  î  Tous  vos  moyens  ne  seront  pas  de 
trop  pour  repousser  l'orage  qui  vous  menace  :  rassemblez-les.  Sire,  et 
que  vos  flancs  soient  libres  pendant  que  vous  combattrez  sur  votre 
front  ! 

Plus  tard,  quand  Alexandre  a  cédé  sur  les  provinces  roumaines, 
quand  il  ne  s'agit  plus  que  de  quelques  postes  en  Asie,  Richelieu 
revient  à  la  charge  avec  une  insistance  nouvelle  :  «  J'ignore  quels 
peuvent  être  les  points  que  les  Turcs  ne  veulent  pas  accorder  en 
Asie;  mais  je  doute  qu'ils  vaillent  la  peine  de  rompre  le  traité... 
Votre  Majesté  peut  disposer  de  50,000  hommes  en  cas  de  paix  avec 
les  Turcs,  et  50,000  hommes  de  plus  sur  un  point  peuvent  déci- 
der du  sort  d'un  empire.  » 

Les  prédictions  de  Richelieu  allaient  toutes  se  réaliser  :  on  allait 
se  trouver  trop  heureux  de  renoncer  non-seulement  à  la  Valachie, 
mais  même  à  la  Moldavie,  et  encore,  dans  la  lutte  contre  Napoléon, 
l'armée  de  Tchitchagof  arriverait-elle  trop  tard  du  Midi  pour  pouvoir 
barrer  à  l'envahisseur  la  route  de  Moscou.  Pour  qu'on  pût  sauver  la 
Ville  sainte,  il  s'en  manqua  juste  de  ses  50,000  hommes.  Une  pré- 
vision du  duc  qui  se  trouva  aussi  exacte,  c'est  l'assurance  qu'il  avait 
donnée  que  les  Turcs,  dès  que  la  paix  serait  conclue,  ne  repren- 
draient plus  les  armes,  même  à  l'appel  du  conquérant  français.  La 
Porte,  en  effet,  «  ne  fut  point  dupe  des  belles  promesses  de  Napo- 
léon, )>  ou  plutôt  elle  fut  dupe  d'un  invincible  besoin  de  repos. 
Dans  la  lutte  suprême  de  1812,  oii  ses  destinées  étaient  enjeu  en 
même  temps  que  les  nôtres,  elle  resta  obstinément  neutre. 

Arrivons  au  rôle  que  joua  le  duc  pendant  la  guerre  franco-russe. 
Pour  le  comprendre,  il  est  utile  de  revenir  en  arrière  et  de  nous 
rendre  compte  de  ses  sentimens  à  l'égard  de  Napoléon.  Nous  avons 
vu  que  celui-ci  avait  eu  la  maladresse  de  laisser  au  tsar  Alexandre 


LE    DUC    DE    RICHELIEU.  645 

tout  l'honneur  de  ses  mesures  tardives  de  clémence  à  l'égard  de 
Richelieu  ;  ce  fut  donc  envers  Alexandre  que  celui-ci  s'en  montra 
reconnaissant,  tandis  qu'envers  Napoléon  il  ne  conserva  que  le  res- 
sentiment de  démarches  infructueuses  et  de  refus  réitérés.  En 
outre,  il  restait  un  royaliste  français  :  la  révolution,  sous  la  forme 
nouvelle  que  lui  imposait  l'impérialisme,  ne  lui  apparaissait  ni 
moins  usurpatrice  des  droits  du  trône,  ni  moins  spoliatrice  des 
droits  des  sujets.  Enfin,  il  s'était  sincèrement  attaché  à  la  fortune 
d'Alexandre  et  s'était  dévoué  aux  intérêts  de  sa  seconde  patrie. 
Lors  de  la  guerre  précédente,  il  avait  déjà  demandé  à  partir  pour 
l'armée.  Il  ne  tint  pas  à  lui  qu'il  ne  combattît  les  Français  à  Aus- 
terlitz,  à  Eylau,  à  Friedland.  En  1806,  n'écrivait-il  pas  à  Razou- 
movski  :  «  Mes  regrets  de  ce  que  l'empereur,  par  une  délicatesse 
dont  je  dois  lui  savoir  gré,  mais  qui  m'a  paru  exagérée,  n'a  pas 
voulu  se  servir  de  moi  dans  cette  guerre,  durent  encore  malgré 
l'événement.  » 

Après   Tilsit,   quand  les   sentimens  d'Alexandre   changèrent  à 
l'égard  de  Napoléon,  ceux  de  Richelieu  ne  changèrent  pas.  Rou- 
mantsof,  Kotchoubey,  qui  ne  voulaient  d'abord  connaître  le  nou- 
veau souverain   des  Français    que  sous  le  nom  de  Bonaparte  et 
même  de  Buonaparte,  se  décident,  dans  les  lettres,  même  confi- 
dentielles, que  nous  avons  sous  les  yeux,   à  l'appeler  Napoléon, 
puis  l'empereur  Napoléon.  Pour  Richelieu,  il  reste  Bonaparte.  A 
l'époque  où  les  deux  empereurs  échangent  mille  prévenances  à 
Erfurt,  où  Roumantsof  espère  fonder  la  grandeur  de  la  Russie  sur 
l'alliance  française,  où  Spéranski  essaie  d'introduire  dans  l'empire 
les  institutions  et  les  codes  de  Napoléon,  seul  Richelieu  ne  désarme 
pas.  En  février  1810,  quand  on  était  tout  à  la  joie  de  la  Finlande 
conquise  et  de  la  Valachie  occupée,  Richelieu,  dans  une  lettre  au 
tsar,  prévoit  la  rupture  avec  la  France.  Un  an  après,  quand  elle 
était  encore  loin  d'être  décidée,  il  écrit  au  tsar  pour  demander  à 
servir  :    «  Que  je  n'aie  pas  la  douleur,  s'écrie-t-il,    d'être  inactif 
dans  cette  lutte  du  génie  du  bien  contre  le  génie  du  mal...  Que 
Dieu  vous  protège  dans  cette  juste  cause  si  intéressante  pour  tous 
les  êtres  puissans  !  C'est  celle  de  la  liberté  du  monde  contre  l'usur- 
pation, de  l'humanité  contre  la  tyrannie.  Puissiez-vous  être  des- 
tiné par  la  Providence  à  arrêter  ce  torrent  de  maux  !  »  Lorsque 
l'éventualité  qu'il  a  prévue  se  dessine  plus  nettement,  il  reprend  : 
«  Quand  donc  le  génie  du  mal  cessera-t-il  de  lutter  dans  notre  triste 
Europe  contre  celui  du  bien!  Peut- on  penser  de  sang- froid  à  tout 
celui  que  vous  auriez  fait  à  la  Russie,  si  la  colère  de  Dieu  n'eût  pas 
suscité  le  perturbateur  du  monde?  »  Enfin,  lorsque  Alexandre  lui 
annonce  la  rupture  et  déclare  compter  a  sur  son  zèle  et  son  acti- 
vité, »  Richelieu  se  réjouit  presque  de  la  sanglante  solution  : 


QllQ  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Quelque  aiïligeaut  que  soit  pour  l'humanité,  écrit-il  à  l'empereur, 
de  voir  un  million  d'hommes  s'égorger  pour  satisfaire  la  vanité  et  l'am- 
bition d'un  seul  homme  qui  veut  être  le  fléau  de  ses  semblables,  il  me 
semble  pourtant  qu'on  doit  préférer  encore  la  guerre  à  l'état  forcé  oii 
nous  nous  trouvions,  qui,  tôt  ou  tard,  devait  amener  le  résultat  que  nous 
voyons.  Puisse  la  Providence  se  lasser  une  fois  de  protéger  le  crime, 
l'injustice  et  la  violence  !  Jamais  personne  plus  que  vous,  Sire,  ne  s'est 
efforcé  de  mettre  de  son  côté  le  bon  droit,  la  justice  et  la  modération. 
L'Europe  entière,  même  les  peuples  qui  combattent  contre  vou-^,  ne 
peuvent  s'empêcher  de  vous  regarder  comme  le  défenseur  de  leur 
liberté  et  de  former  en  secret  des  vœux  pour  vos  succès.  Pour  faire 
triompher  une  si  belle  cause,  il  faut  surtout  de  la  fermeté  et  de  la  per- 
sévérance. Prolonger  la  guerre  sera  tout  gagner,  et  la  ferme  résolu- 
tion de  ne  pas  faire  une  paix  honteuse,  fût-on  même  à  Kazan,  en  pro- 
curera promptement  peut-être  une  glorieuse. 

Quel  patriote  russe,  s'appelât-il  Rostoptchine,  aurait  pu  parler  un 
plus  énergique  langage?  Ce  que  demande  Richelieu,  c'est  la  guerre 
à  outrance ,  la  guerre  où  l'on  ne  comptera  pour  rien  de  sacrifier 
Moscou,  la  guerre  qui  ne  se  terminera  ni  au  Niémen,  ni  au  Dnie- 
per, ni  au  Volga.  En  même  temps,  il  appartient  à  ce  groupe  de  po- 
litiques russes  ou  étrangers  qui  tendirent  à  idéaliser  aux  yeux  mêmes 
d'Alexandre  le  rôle  qu'il  avait  à  jouer,  l'amenèrent  à  se  considérer 
comme  le  champion  de  l'indépendance  des  peuples  et  de  la  liberté 
du  monde,  qui  tournèrent  son  amour  même  de  la  paix  en  une  ré- 
solution obstinée  d'assurer  la  paix  par  une  guerre  implacable.  Pour- 
quoi faut-il  que  toute  cette  énergie  ait  été  tournée  contre  îa  France, 
qui,  —  l'événement  ne  l'a  que  trop  montré,  —  était  solidaire  de  son 
empereur  et  ne  pouvait  que  triompher  ou  périr  avec  lui  ?  Or,  on  ne 
trouve  pas  chez  Richelieu  l'ombre  d'un  scrupule  ou  d'une  émo- 
tion, quand  c'est  le  sort  de  la  France  qui  est  en  jeu.  N'est-on  pas 
en  droit  d'accuser  en  lui  une  certaine  dureté  de  cœur  et  un  oubli 
par  trop  complet  de  la  terre  natale  ? 

Richelieu,  pour  la  troisième  fois,  renouvela  sa  requête  pour  ser- 
vir à  l'armée  ;  il  est  vrai  que  ce  serait  à  l'armée  de  Tormassof,  et 
que  celle-ci  ne  semblait  destinée  qu'à  agir  contre  l'Autriche,  l'alliée 
temporaire  et  peu  sûre  de  Napoléon;  mais  qui  ne  prévoyait  déjà 
que  c'était  dans  des  flots  de  sang  français  que  Russes  et  Autrichiens 
scelleraient  leur  réconciliation?  C'est  peut-être  la  bonne  étoile  de 
Richelieu  qui  l'empêcha  d'acquérir  la  gloire  néfaste  qu'il  ambition- 
nait; elle  lui  suscita,  dans  sa  résidence  même,  un  autre  ennemi  que 
Napoléon. 

Richelieu,   à  la  réception  du  manifeste  impérial  annonçant  la 
guerre,  avait  convoqué  les  notables  d'Odessa.  Il  leur  avait  adressé 


LE   DUC    DE    RICHELIEU.  (5â7 

une  harangue  éloquente  et  passionnée.  Il  les  avait  exhortés  à  tout 
sacrifier  pour  le  salut  de  l'empire,  à  se  montrer  de  vrais  Russes, 
assurant  que  nulle  récompense  des  services  qu'il  avait  pu  leur  rendre 
ne  serait  plus  précieuse  à  son  cœur.  Il  donna  l'exemple  des  sacri- 
fices patriotiques  en  déposant  une  somme  de  ZiO,000  roubles,  qui 
formait  alors  toute  sa  fortune.  Enfin,  il  se  disposait  à  prendre  le  com- 
mandement de  ses  contingens  et  à  partir  pour  l'armée. 

Tout  à  coup,  des  bruits  sinistres  commencèrent  à  se  répandre 
dans  la  ville.  Une  trentaine  de  personnes  moururent  coup  sur  coup 
d'une  maladie  évidemment  contagieuse.  On  n'osait  encore  prononcer 
ce  mot  terrible  :  la  peste.  Bientôt  les  symptômes  et  les  effets  de  cette 
épidémie,  la  rapidité  foudroyante  de  sa  propagation,  ne  laissèrent  plus 
aucun  doute.  Des  jours  sombres  commencèrent  pour  Richelieu.  Il 
n'avait  pas  seulement  à  protéger  Odessa  :  il  répondait  du  reste  de  l'em- 
pire et  presque  de  l'Europe  entière,  car  le  fléau,  de  cette  porte  qu'il 
avait  ouverte  sur  l'Orient,  pouvait  gagner  Moscou  et  Pétersbourg, 
prendre  à  revers  les  armées  russes,  se  répandre  avec  elles  en  Alle- 
magne et  en  France,  ajouter  ses  ravages  à  ceux  de  la  guerre,  du  ty- 
phus et  de  la  pourriture  d'hôpital.  Quelques  villages  au  nord  d'Odessa 
étaient  déjà  attaqués.  Le  départ  des  contingens  pour  l'armée  n'avait 
laissé  à  la  disposition  de  Richelieu  que  quelques  centaines  de  Cosa- 
ques. Il  prit  alors  les  résolutions  les  plus  énergiques  :  le  cordon  sa- 
nitaire fut  établi  assez  loin  vers  le  nord,  entre  Boug  et  Dniester; 
d'autres  lignes  cernèrent  les  villages  infestés  ;  à  Odessa  même,  il  fut 
enjoint  aux  habitans  de  se  renfermer  dans  leurs  demeures  jusqu'à  ce 
qu'on  pût  savoir  celles  qui  étaient  atteintes.  Chaque  matin,  des  com- 
missaires choisis  parmi  les  notables  passaient  devant  ces  maisons, 
déposaient  sur  le  seuil  les  provisions  pour  toute  la  journée.  Quand 
on  put  se  rendre  compte  de  la  topographie  du  fléau,  on  établit  des 
lazarets  aux  portes  de  la  ville,  on  y  enferma  les  malades  d'une  part 
et  les  suspects  de  l'autre.  Les  médecins  russes  étaient  fort  inexpéri- 
mentés, trop  peu  nombreux,  et  plusieurs  d'entre  eux  avaient  déjà 
succombé.  Richelieu  eut  la  chance  de  trouver  un  Français,  Saloz,  vé- 
térinaire d'une  bergerie  près  d'Odessa.  11  avait  autrefois  suivi  à 
Paris  les  cours  de  Desgenettes,  le  célèbre  médecin  de  l'armée 
française  d'Egypte,  fameux  par  les  cures  qu'il  accomplit  lors  de 
la  peste  de  Jalfa.  Saloz,  sur  vingt  malades,  réussissait  à  en  guérir 
quatorze.  Ainsi  ce  fut  la  science  française,  la  médecine  de  Desgenettes 
et  les  procédés  chimiques  de  Berthollet  qui  contribuèrent  au  salut 
de  la  Russie.  Mais  quel  horrible  spectacle  offrit  alors  Odessa  !  Ces 
rues,  ces  quais,  ces  ports,  naguère  si  vivans,  étaient  déserts;  les 
maisons  étaient  hermétiquement  fermées;  de  temps  à  autre  parais- 
saient des  hommes  qui,  avec  des  crocs  de  fer,  traînaient  les  cadavres 
aux  fosses  pleines  de  chaux.  Tous  les  paiemens  étaient  suspendus 


6/18  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

etjes  échéances  ne  devaient  courir  qu'à  dater  du  rétablissement  des 
communications.  Richelieu  put  démontrer  que  l'éclosion  de  la  peste 
n'était  point  due  à  quelque  négligence  dans  le  service  de  prévoyance  : 
kja.  Quarantaine,  en  effet,  tous  les  étrangers  mis  en  observation  res- 
taient en  bonne  santé.  Quoiqu'il  n'eût  rien  à  se  reprocher,  il  était 
désespéré  :  «  Ah  !  disait-il  en  se  laissant  tomber  sur  une  pierre,  je  ne 
puis  y  tenir;  mon  cœur  se  fend  de  devoir  employer  toute  mon  auto- 
rité à  rendre  désertes  ces  rues  quand  j'ai  travaillé  pendant  dix  ans  à 
les  peupler  étales  animer.  »  L'épidémie  dura  six  mois,  d'août  1812 
à  février  1813;  elle  emporta  dans  Odessa  deux  mille  six  cent  cin- 
quante-six personnes. 

Une  suite  de  la  peste  presque  aussi  fâcheuse  que  la  peste,  c'est 
le  zèle  qui  s'empara  tout  à  coup  de  certains  hauts  fonctionnaires 
dans  les  provinces  qui  confmaient  à  celles  du  duc.  Ils  avaient  laissé 
Richelieu  lutter  seul  contre  le  fléau  et  respirer  une  atmosphère 
empoisonnée.  Quand  tout  fut  fini ,  ils  s'empressèrent  à  l'envi , 
prescrivirent  des  fumigations ,  établirent  des  quarantaines  rigou- 
reuses, multipHèrent  les  cordons  sanitaires,  enlevèrent  les  labou- 
reurs à  leurs  semailles  pour  les  employer  à  ces  corvées,  firent  tout 
ce  qu'il  fallait  pour  entraver  les  communications  et  briser  l'essor 
du  commerce  renaissant.  Vainement  le  duc  protestait  contre  ces  mou- 
ches du  coche  et  ces  ouvriers  de  la  douzième  heure  :  «  A  Odessa,  écri- 
vit-il en  mai,  à  Odessa,  où  la  communication  est  libre,  où  les  églises 
et  les  théâtres  sont  remplis  de  monde,  où,  à  Pâques,  j'ai  embrassé 
plus  de  deux  cents  personnes  de  tout  état,  il  n'y  a  pas  de  trace  de  la 
maladie.  »  —  «  Un  monsieur,  que  le  prince  a  envoyé  sur  le  Boug 
pour  y  commander  le  cordon,  a  requis  douze  cents  hommes  de  plus, 
dont  huit  cents  à  cheval,  et  cela  quand  il  n'y  avait  plus  de  peste 
depuis  cinq  mois  !  Je  crois,  Dieu  me  pardonne,  qu'ils  seraient  char- 
més qu'elle  revînt...  Il  faut  espérer  que  le  bon  Dieu  nous  débarras- 
sera bientôt  de  tout  cela,  comme  il  l'a  fait  de  la  peste.  » 

C'est  au  milieu  des  circonstances  les  plus  défavorables,  la  guerre 
de  Turquie,  les  deux  guerres  contre  la  France,  l'ébranlement  géné- 
ral de  l'Europe,  une  meurtrière  épidémie,  que  Richelieu  avait  pu 
accomplir  son  œuvre.  Quand  il  partira,  il  laissera  une  grande  cité 
de  commerce,  des  villes  llorissantes,  de  vastes  cultures  qui,  dans  les 
mauvais  jours,  devaient  être  le  grenier  à  blé  de  l'Europe,  des 
tribus  barbares  conquises  à  la  civilisation,  partout  la  richesse  et 
l'activité  où  il  n'avait  trouvé  que  de  mornes  solitudes. 

Dans  cette  page  si  glorieuse  pour  le  génie  civilisateur  de  la  France, 
il  est  équitable  d'inscrire,  à  côté  du  nom  de  Richelieu,  ceux  d'au- 
tres Français  qui  ont  contribué  au  succès  de  ses  efforts  :  Langeron, 
qui  fut  son  principal  lieutenant  et  devint  son  successeur  ;  le  mar- 
quis de  Traversay,  qui  éleva  les  fortifications  de  Kherson  et  de  Se- 


LE    DUC    DE    RICHELIEU.  f5k9 

vastopol  ;  le  comte  de  Maisons  et  Louis  de  Rochechouart,  qui  initiè- 
rent les  Nogaïs  et  les  Zaporogues  à  la  culture  européenne  ;  le  comte 
de  Saint- Priest,  qui  fut  président  du  tribunal  de  commerce  à  Odessa  ; 
Sicard  et  Albrand,  de  Marseille,  qui  s'appliquèrent  à  multiplier  les 
relations  entre  ces  deux  grandes  villes  commerçantes  qui  toutes  deux 
portent  un  nom  grec  ;  le  chevalier  de  Rosset,  inspecteur  de  la  Qua- 
rantaine ;  le  conseiller  de  commerce  Raimbert  ;  l'ingénieur  Bazaine, 
père  du  trop  fameux  maréchal  ;  l'ingénieur  Potier,  qui  dessina  le  bou- 
levard maritime  d'Odessa;  les  architectes  Schaal  etThomon,qui  don- 
nèrent les  plans  de  la  Bourse  et  du  théâtre  ;  l'horticulteur  Dessemet, 
qui  organisa  le  jardin  botanique  ;  Pictet  de  Rochemont,  Réveillod, 
les  demoiselles  Rouvier,  qui  créèrent  des  bergeries  modèles;  Com- 
père, fondateur  d'un  grand  établissement  d'agriculture;  Glari,  qui 
monta  une  manufacture  de  coton  à  Caffa  ;  le  marquis  de  Castelnau, 
qui  écrivit  V Histoire  de  lu  Petite-Iiussic-  Devallon,  qui  lui  donna 
son  premier  journal,  le  Messager  de  la  Btissie  méridiumde  ;  l'abbé 
Nicolle,  qui  fut  le  directeur  d'abord  de  l'institut,  puis  du  lycée 
d'Odessa;  Delavigne,  Pagnes  de  Sauvigny,  Belin  de  Ballu,  Jeudy- 
Dugour,  qui  furent  professeurs  de  l'université  de  Rharkof  à  ses 
débuts;  Paul  Dubrux,  qui  inaugura  les  recherches  archéologiques  sur 
le  littoral  de  la  Mer-!Soire.  Tous  ces  Français,  et  bien  d'autres  dont 
l'énumération  serait  trop  longue,  rendirent  presque  plus  de  ser- 
vices à  la  Russie  en  créant  sa  grande  colonie  du  midi  que  Napoléon 
ne  lui  avait  fait  de  mal  en  prenant  Moscou. 


III. 


Dès  qu'il  avait  appris  la  restauration  de  Louis  XVIII,  Richeheu 
lui  avait  écrit  pour  l'assurer  que,  «  condamné  par  les  circonstances 
les  plus  impérieuses  et  par  les  ordres  précis  de  l'empereur  à  n'être 
que  le  spectateur  éloigné  de  ces  événemens,  »  il  n'en  ressentait  pas 
une  joie  moins  vive  «  et  comme  bon  Français  et  comme  fidèle  ser- 
viteur. »  Le  souci  de  ses  intérêts  en  France,  un  désir  bien  naturel 
de  revoir  les  siens  après  une  si  longue  absence,  le  besoin  de  récréer 
ses  yeux  et  son  esprit  fatigués  par  les  horreurs  auxquelles  la  peste 
l'avait  contraint  d'assister,  lui  firent  souhaiter  de  revoir  le  pays  na- 
tal. Il  espérait  revenir  ensuite  dans  »  sa  chère  Odessa;  »  mais  ses 
administrés  et  ses  collaborateurs  avaient  le  pressentiment  qu'ils  lui 
faisaient  des  adieux  définitifs.  Le  jour  de  son  départ  fut  un  jour 
de  deuil  pour  la  cité.  Lue  foule  immense  l'accompagna  jusqu'aux 
faubourgs;  plus  de  deux  cents  personnes  le  suivirent  jusqu'au  pre- 
mier relai  de  poste  pour  partager  avec  lui  un  dernier  repas.  «  Mes 
amis,  épargnez  moi,  répétait-il;  arrachez-moi  à  cette  triste  scène.  « 


650  REVUE  DES  DELX  MONDES. 

C'est  en  confondant  leurs  pleurs  que  gouverneur  et  gouvernés  se 
séparèrent  (septembre  1814). 

Lors  de  son  entrée  à  Paris,  une  des  premières  visites  d'Alexandre 
avait  été  pour  la  duchesse  de  Richelieu  :  «  Votre  mari  m'en  veut 
un  peu,  lui  dit-il,  de  ne  pas  l'avoir  mené  avec  moi;  si  j'eusse 
prévu  que  cette  campagne  eût  une  aussi  heureuse  issue,  il  serait 
ici;  mais  je  vous  l'enverrai  bientôt.  »  Richelieu  s'en  était  remis  à 
l'empereur  du  parti  qu'il  devait  prendre,  assuré,  disait-il,  «  en  sui- 
vant l'impulsion  qu'il  plaira  à  Votre  Majesté  de  me  donner,  de  ne 
m'écarter  jamais  de  la  route  de  l'honneur  et  du  devoir.  »  C'est  à 
Vienne,  en  octobre,  qu'il  revit  enfin  le  tsar.  Là  encore,  ce  fut  des 
affaires  de  la  Nouvelle-Russie  tout  autant  que  des  affaires  de  France, 
et  bien  plus  que  de  ses  affaires  personnelles,  qu'il  entretint  l'empe- 
reur. C'est  là  qu'il  lui  remit  des  mémoires  étendus  sur  toutes  les 
questions  d'économie  politique  qui  intéressaient  la  colonie.  C'est  à 
Vienne,  puis  à  Paris,  qu'il  plaida  pour  la  constitution  d'Odessa  en 
un  port  franc,  assurant  que  c'était  le  seul  moyen  de  développer  les 
ressources  de  cette  ville,  de  donner  l'essor  au  commerce  de  la  ré- 
gion, de  prévenir  la  contrebande  et,  en  même  temps,  le  renouvel- 
lement de  l'épidémie,  dont  les  importations  clandestines  étaient  si 
souvent  le  véhicule.  C'est  là  qu'il  exposa  ses  idées  sur  la  liberté  du 
transit  à  travers  les  pays  entre  Baltique  et  Mer-Noire.  C'est  là  qu'il 
fît  approuver  la  création  à  Odessa  d'un  lycée,  c'est-à-dire  d'une 
école  destinée  à  la  noblesse,  la  préparant  au  métier  des  armes  et 
assurant  à  ses  élèves  certains  privilèges.  Le  lycée,  dont  la  création 
fut  alors  décidée,  est  celui  qui  porte  encore  le  nom  de  Richelieu, 
comme  celui  de  son  véritable  fondateur. 

A  Paris,  il  fut  trompé  dans  l'espoir  qu'il  avait  conçu  de  rentrer 
dans  ses  biens  :  u  Mes  statues  et  mes  tableaux  mêmes,  écrivait-il, 
placés  aux  musées  du  Louvre  et  des  Tuileries,  ne  peuvent  m'être 
rendus  ni  payés.  Pour  de  la  terre,  je  n'en  possède  pas  la  largeur 
d'un  écu  ;  cela  est  un  peu  triste  surtout  pour  mes  sœurs,  qui  sont 
bien  pauvres.  Quant  à  moi,  pourvu  que  la  France  soit  heureuse,  je 
n'aurai  pas  le  moindre  regret.  »  Mais  les  autres  émigrés,  qui  éprou- 
vèrent presque  tous  des  déceptions  analogues,  ne  se  résignaient  pas 
comme  lui.  Ce  qui  l'inquiétait  le  plus,  dès  celte  époque,  c'était  l'état 
moral  du  pays  et  l'ardeur  des  haines  de  parti  : 

Le  peuple  a  besoin  de  repos,  écrivait-il  à  Saint-Priest,  et  ne  demande 
qu'à  être  tranquille.  Avec  un  peu  plus  de  sagesse  dans  un  certain  parti, 
un  peu  plus  de  modération,  de  patience,  il  ne  serait  pas  impossible 
d'atteindre  un  but  désirable  pour  tous  :  celui  de  l'affermissement  de 
la  famille  royale  et,  par  conséquent,  de  la  tranquillité;  mais  il  y  a, 
dans  notre  parti  même,  des  têtes  bien  chaudes,  pour  qui  les  choses  ne 


LE    DUC.    DE    RICHELIEU.  651 

vont  jamais  assez  vite,  et  qui,  à  force  de  courir,  pourraient  bien  ren- 
verser la  machine,  si  on  les  laissait  faire.  L'expérience  les  a  peu  in- 
struits, quoiqu'elle  ait  été  sévère. 

Alexandre  avait  chargé  Richelieu  de  sonder  le  terrain  à  la  cour 
de  France,  en  vue  d'un  projet  de  mariage  entre  le  duc  de  Berry  et 
sa  sœur  la  grande-duchesse  Anna  Paulovna.  Le  projet  échoua,  et  le 
duc  de  Berry  épousa  une  de  ses  cousines  des  Deux-Siciles.  Au  reste, 
la  Russie  n'était  guère  en  faveur  auprès  de  la  première  restaura- 
tion. Louis  XVIII  avait  exprimé  publiquement  sa  reconnaissance  au 
régent  d'Angleterre,  mais  il  croyait  n'en  devoir  aucune  au  tsar. 
Pendant  le  séjour  de  celui-ci  à  Paris,  il  avait  affecté  à  son  égard 
l'étiquette  et  les  prétentions  d'un  Louis  XIV.  Au  congrès  de  Vienne, 
Talleyrand  n'usait  de  l'influence  que  la  force  des  choses  rendait  à 
la  France  que  pour  contrecarrer  les  vues  d'Alexandre.  On  a  beau- 
coup admiré  l'habileté  du  fameux  diplomate  ;  mais  on  ne  peut  nier 
qu'elle  fut  employée  alors  non  dans  un  intérêt  national,  mais  dans  un 
prétendu  intérêt  dynastique.  Alexandre  souhaitait  alors  réunir  sous 
son  sceptre  la  totalité  de  la  Pologne,  ce  qui  eût  été  très  heureux 
surtout  pour  la  Pologne  ;  la  Prusse  consentait  à  lui  céder  ses  pro- 
vinces polonaises  et  à  ne  pas  s'établir  sur  la  rive  gauche  du  Rhin, 
à  la  condition  qu'on  lui  laissât  annexer  la  totalité  du  royaume  de 
Saxe.  Rien  n'eût  été  plus  avantageux  à  notre  pays  que  cette  triple 
combinaison  ;  c'est  pourtant  à  la  combattre  que  la  diplomatie  de  Tal- 
leyrand épuisa  toutes  ses  ressources;  il  se  rapprocha  de  l'Autriche 
et  de  l'Angleterre,  qui  étaient  alors  les  deux  puissances  les  plus 
décidées  à  nous  ôter  tout  moyen  de  relèvement  ;  il  signa  avec  elles 
un  traité  secret,  en  vertu  duquel,  si  la  guerre  sortait  des  préten- 
tions de  la  Russie,  c'est  celle-ci  que  nous  aurions  eue  à  combattre^ 
Tout  autre  était  la  politique  que  Richelieu  cherchait  dès  lors  à  faire 
prévaloir  à  Paris  :  on  voit,  par  une  lettre  de  l'ambassadeur  de 
Russie  auprès  de  Louis  XVIII,  que  le  duc  aurait  voulu  éloigner  du 
Rhin  à  la  fois  la  Prusse  et  l'Autriche,  réaliser  une  entente  cordiale 
entre  la  France  et  la  Russie,  employer  leur  effort  commun  à  pro- 
téger les  petits  états  menacés  par  les  convoitises  des  deux  grandes 
puissances  germaniques.  Malheureusement,  Richelieu,  à  part  son 
nouveau  titre  de  pair  de  France,  n'avait  alors  aucune  situation  offi- 
cielle. {(  Je  n'avais  aucune  part  aux  affaires,  écrira-t-il  plus  tard  :  'e 
public  m'y  fourrait  toujours,  mais  la  cour  jamais.  »  L'influence  de 
Talleyrand  et  de  Fouché  restait  prépondérante. 

Tout  à  coup  éclate  à  Paris  la  nouvelle  du  retour  de  Napoléon 
Le  roi  s'enfuit  ;  le  duc  l'accompagne,  faisant  soixante-douze  lieues 
en  cinq  jours  sur  le  même  cheval.  «  J'ai  vu,  écrivait-il  indigné  à 
Langeron,  j'ai   vu  ces  infâmes  soldats  crier  aujourd'hui   Vice  le 


652  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

roi  !  à  tue-tête,  et  le  lendemain  [lasser  à  Bonaparte.  Je  vous  avoue 
que  jamais  aucun  événement  de  ma  vie  ne  m'a  fait  une  impression 
semblable.  Il  y  a  un  vernis  de  honte  et  d'humiliation  auquel  on  ne 
peut  s'accoutumer.  Ou  je  me  trompe  fort,  ou  nous  marchons  à 
grands  pas  vers  la  barbarie.  Les  nations  deviennent  des  armées; 
les  armées  ne  respirent  que  la  guerre  et  le  pillage  ;  elles  s'isolent 
de  la  patrie;  et,  si  une  fois  cet  esprit  soldatesque  prend  le  dessus, 
malheur  aux  sociétés  européennes!  Il  n'y  aura  plus  besoin  de  bar- 
bares étrangers  pour  les  détruire  :  ces  barbares  sortiront  de  leur 
sein  pour  les  déchirer.  J'aperçois  le  moment  où  Ton  ne  pourra  plus 
vivre  que  par  son  épée  et  pour  son  épée.  »  Étaient-ce  là  pré- 
jugés persistans  d'émigré,  ou  était-ce  connaissance  insuffisante  du 
pays  où  il  avait  recommencé  à  vivre  depuis  si  peu  de  temps  ?  Assu- 
rément Richelieu  n'aperçoit  qu'une  partie  de  la  vérité  ;  il  ne  se  rend 
pas  compte  des  froissemens  de  toutes  sortes  qui  ont  amené  ce  sou- 
lèvement presque  unanime  du  peuple  et  des  soldats  contre  une 
dynastie  et  une  aristocratie  revenues  ensemble  de  l'émigration,  et 
que,  comme  il  le  disait  lui-même,  V expérience  avait  peu  instruites. 
Il  annonçait  à  Langeron  qu'il  était  parti  de  Gand  pour  Vienne,  afin 
d'obtenir  d'Alexandre  la  permission  de  faire  cette  campagne,  «  qui 
est  bien  politiquement  dirigée  contre  Buonaparte,  et  non  contre  la 
France.  »  Or,  à  bien  peu  de  temps  de  là,  il  allait  être  mieux  en 
mesure  que  personne  d'apprécier  si  la  coalition  européenne  ne  me- 
naçait que  Buonaparte. 

Après  la  seconde  abdication  de  Napoléon,  les  haines  et  les  con- 
voitises des  puissances  qui  étaient  les  plus  voisines  de  nous  se  ma- 
nifestèrent avec  un  tel  redoublement  de  fureur  que  Louis  XVIII 
lui-même  fut  bien  obligé  de  reconnaître  que  le  seul  appui  qu'il 
pût  invoquer  était  celui  de  la  Russie.  Alexandre  était  évidem- 
ment le  plus  impartial  des  souverains  coalisés  ;  son  empire  ne  tou- 
chait pas  à  nos  frontières  ;  il  n'avait  rien  à  prétendre  dans  nos  dé- 
pouilles; la  nouvelle  prise  d'armes  contre  Napoléon  ne  lui  avait 
coûté  aucun  sacrifice  sérieux;  il  avait  plutôt  intérêt  à  ce  que  la 
France  ne  fût  point  affaiblie  à  l'excès.  Lui  seul  pouvait  faire  contre- 
poids aux  prétentions  des  trois  autres  puissances,  qui  ne  deman- 
daient pas  moins  que  le  démembrement  de  notre  pays,  et  parlaient 
de  nous  enlever  la  Flandre,  la  Lorraine,  l'Alsace,  une  partie  de  la 
Champagne,  de  la  Franche-Comté  et  du  Dauphiné.  Dès  lors ,  il 
n'était  plus  possible  de  conserver  Talleyrand  au  ministère  des 
affaires  étrangères  :  Alexandre  avait  pu  lire  à  Vienne  le  texte  du 
traité  que  le  diplomate  avait  signé  avec  l'Angleterre  et  l'Autriche. 
Mais  par  qui  le  remplacer  comme  négociateur,  et  en  même  temps 
qui  charger  de  former  un  nouveau  ministère? 

L'homme  qui  avait  rendu  tant  de  services  à  la  Russie,  qui  était 


LE   DUC    DE   RICHELIEU.  653 

l'ami  en  même  temps  que  le  serviteur  d'Alexandre,  qui  avait  les 
droits  les  mieux  fondés  à  sa  bienveillance,  qui  avait,  l'année  pré- 
cédente, proposé  le  mariage  russe  et  préconisé  l'alliance  russe, 
n'était-il  pas  tout  indiqué  ?  Non-seulement  on  devait  préférer  à  tout 
autre  le  duc  de  Richelieu,  mais  il  était  le  seul  que  l'on  put  choisir. 
En  une  situation  si  critique,  pour  mettre  résolument  Alexandre 
dans  les  intérêts  de  la  France,  pour  pouvoir  opposer  son  désintéres- 
sement à  l'âpreté  des  convoitises  anglaises,  autrichiennes,  prus- 
siennes, c'était  presque  un  ministre  russe  qu'il  fallait  placer  à  la 
tête  du  ministère  français.  On  voit  par  sa  correspondance  avec 
quelle  énergie  Richelieu  se  défendit  d'assumer  un  tel  fardeau  dans 
de  telles  circonstances.  Vainement  il  allégua  qu'il  était  «  depuis 
longtemps  étranger  aux  hommes  et  aux  choses  de  ce  pays.  » 
C'étaient  précisément  les  relations  qu'il  s'était  créées  à  l'époque 
où  il  restait  étranger  à  la  France  qui  le  recommandaient  et  l'impo- 
saient presque  au  choix  du  roi  ;  c'était  cela  seul  qui  diminuait  pour 
lui  les  M  difficultés  énormes  »  de  sa  nouvelle  tâche.  Alexandre  ne 
put  même  donner  un  gage  plus  certain  de  ses  bonnes  intentions 
qu'en  pesant  sur  le  duc  pour  forcer  son  consentement.  Suivant  l'ex- 
pression de  Richelieu,  ce  furent  les  ordres  mêmes  du  tsar  qui  triom- 
phèrent de  sa  résistance.  Gomme  il  l'écrivait  au  comte  Gourief  :  «  Mes 
souverains  naturel  e(  adoptif  Vont  voulu,  et  je  n'ai  plus  dû  qu'obéir.  » 

On  vit  alors  ce  spectacle  extraordinaire  d'un  ministre  des  affaires 
étrangères  et  d'un  président  du  conseil  de  France,  qui,  de  Paris, 
continuait  presque  à  administrer  la  Nouvelle-Russie,  prodiguait  les 
conseils  à  son  successeur  Langeron,  faisait  décréter  Odessa  port 
franc,  complétait  l'organisation  du  lycée  Richelieu  ;  et  un  empereur 
de  Russie  initié  aux  secrets  de  notre  politique  extérieure  et  intérieure, 
chargé  de  défendre  pied  à  pied  nos  provinces  frontières,  appelé  à 
intervenir  dans  les  difficultés  que  la  famille  même  du  roi  créait  au 
gouvernement  de  celui-ci,  constamment  sur  la  brèche  pour  sauver 
une  place  forte,  écarter  les  revendications  de  créanciers  avides, 
morigéner  le  comte  d'Artois,  relever  le  courage  de  Louis  XVIIl  et 
de  son  premier  ministre,  donner  même  des  conseils  sur  la  conduite 
à  tenir  à  l'égard  de  notre  ancienne  colonie  de  Saint-Domingue. 

La  tâche  de  Richelieu  restait  encore  bien  difficile.  11  était  «  con- 
vaincu qu'il  ne  tiendrait  pas  six  semaines.  »  Il  ne  se  méprenait  pas 
en  disant  qu'il  connaissait  mal  le  pays  et  la  société  qu'il  avait  à 
régir  ;  il  était  surtout  frappé  des  mauvais  côtés  de  la  situation  et 
n'apercevait  pas  encore  les  merveilleuses  ressources  que,  si  abattue 
qu'elle  soit,  possède  toujours  la  France.  «  Tous  les  principes  du 
jacobinisme,  comprimés  pendant  dix  ans,  ont  reparu,  et  il  semble 
bien  difficile  de  faire  rentrer  ce  torrent  dans  ses  limites.  Dieu  sait 
ce  qu'il  adviendra  de  ce  malheureux  pays.  11  semble  qu'il  doive 


6ÔÂ  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

continuer  à  présenter  un  exemple  de  la  justice  divine.  Le  fléau  de 
l'invasion  étrangère,  bien  plus  affreuse  sous  tous  les  rapports  que 
l'année  dernière,  n'es  i  encore  rien  auprès  de  l'immoralité  de  ce 
peuple  et  des  dangers  qu'elle  fait  craindre;  personne  n'est  corrigé 
ni  de  son  exagération,  ni  de  ses  préjugés.  »  A  ce  moment,  il  n'a  en 
vue  que  bs  jacobins,  dénomination  sous  laquelle  on  confond  alors 
les  impérialistes  et  les  démocrates.  Mais  bientôt  les  royalistes 
exagérés,  les  ultra,  les  hommes  de  la  chambre  introuvable^  lui 
donnent  bien  d'autres  soucis.  Les  chambres,  qui  se  sont  réunies, 
«  quoique  composées  d'hommes  excellens,  sont  si  échauffées  dans 
le  sens  contre-révolutionnaire,  qu'elles  exaspèrent  l'autre  parti,  de 
manière  à  le  pousser  au  désespoir.  »  Il  est  obligé  d'avoir  plus  d'une 
fois  recours  à  l'empereur  de  Russie.  «  J'ose  vous  assurer,  sire, 
que,  sans  un  langage  énergique,  sans  une  volonté  formellement 
énoncée  de  maintenir  l'ordre  établi,  il  sera  renversé  par  des  gens 
qui  mettent  leurs  passions  à  la  place  des  principes...  La  fureur  des 
partis  ne  nous  laisse  presque  que  le  choix  entre  les  extravagances 
et  les  crimes.  L'assemblée  nous  menace  sans  cesse  de  nous  échap- 
per et  de  se  livrer  à  un  système  de  réaction  qui  amènerait  infailli- 
blement la  ruine  du  pays  et  celle  de  la  maison  royale.  »  11  a  déjà 
été  obligé  de  sacrifier  Ney,  et  Ton  peut  trouver  qu'un  tel  sacrifice, 
qui  devait  être  si  funeste  à  la  dynastie,  lui  coûte  bien  peu  de  re- 
grets. Ses  campagnes  de  1793  à  1795  sur  les  frontières  de  la  répu- 
blique et  l'exécution  du  héros  de  la  Moskova,  voilà  les  deux  pages 
qu'il  faudrait  pouvoir  effacer  de  sa  vie.  Cependant  on  lui  demande 
d'autres  têtes,  et  il  n'est  pas  sûr  que  l'amnistie,  si  hérissée  qu'elle 
soit  de  réserves  et  de  réticences,  ne  soulève  pas  la  chambre;  mais, 
ajoute-t-il  :  «  Sire,  aucune  puissance  humaine  ne  peut  me  faire  em- 
brasser un  système  de  persécutions  et  de  vengeances  qui  doit  faire 
couler  des  flots  de  sang  et  amener  la  perte  de  la  France  et  de  la 
famille  royale.  »  Dans  ses  confidences  à  Langeron,  il  est  encore 
plus  explicite:  «  On  ne  peut  se  faire  entendre  des  gens  avec  qui 
l'on  parle  qu'en  prenant  le  langage  de  la  passion  ;  avec  celui-là,  l'on 
est  sûr  de  réussir,  auprès  des  femmes  surtout,  qui  se  mêlent  de  tout, 
et  contribuent  à  entraîner  les  hommes,  même  les  plus  sages.  Ce  que 
j'entends  ici  tous  les  jours  me  fait  frémir;  les  gens  de  mœurs  les 
plus  douces  ne  parlent  que  supplices,  vengeances,  bourreaux.  » 

La  situation  de  la  France  était  épouvantable  :  150,000  sol- 
dats étrangers  occupaient  nos  provinces  ;  les  Prussiens  surtout 
s'étudiaient  à  se  rendre  insupportables  aux  malheureux  habitans  ; 
nous  avions  à  Paris  une  sorte  de  dictateur  anglais,  Wellington  ; 
on  avait  dévaUsé  nos  musées,  pillé  nos  arsenaux  ;  nous  n'avions 
ni  armée  ni  finances  ;  les  impôts  étaient  écrasans  et  les  réclama- 
tions de  toute  sorte,  des  puissances  ou  des  particuliers,  pleuvaient 


LE    DUC    DE    RICHELIEU.  655 

sur  nous;  une  classe  entière  de  Français  était  proscrite,  et  on  les 
massacrait  dans  le  Midi  ;  l'industrie  et  le  commerce  étaient  ruinés  ; 
les  pluies  diluviennes  de  1816  préparaient  la  disette  de  1817  ;  notre 
seul  réconfort,  au  milieu  de  tant  de  maux  et  de  périls,  c'était  le 
souverain  qui  pouvait  nous  reprocher  l'incendie  de  sa  capitale I 

Et  vous  croyez  peut-être  que  les  Français,  écrivait  Richelieu  à  Lan- 
geron,  ressentent  uniquement  l'horreur  de  cette  situation?  Point  du 
tout  !  ils  sont  occupés  de  leurs  querelles  de  parti,  de  faire  ôter  une 
place  à  celui-ci,  qui  n'est  pas  à  la  hauteur,  pour  la  faire  donner  à  cet 
autre.  Ils  se  déchirent  les  uns  les  autres;  la  violence  de  leurs  passions 
est  inextini,'uible;  ils  me  rappellent  les  Grecs  du  bas-empire...  Les 
salons  de  Paris  sont  des  arènes  où  l'on  est  toujours  prêt  à  se  prendre 
par  la  tête  pour  une  nuance  d'opinion.  Aussi  je  n'y  mets  pas  le  pied, 
et  d'ailleurs  je  serais  mal  reçu  dans  un  grand  nombre,  car  il  faut  que 
vous  sachiez  que  je  suis  une  espèce  de  jacobin,  parce  que  je  ne  par- 
tage pas  les  exagérations  et  les  folies. 

Richelieu  n'était  donc  pas  un  ultra  ;  mais  il  n'était  point  un  libé- 
ral. Il  avait  des  doutes  sérieux  «  sur  le  bien  à  espérer  en  France 
du  régime  représentatif  et  des  assemblées  délibérantes,  y.  La  liberté 
de  la  presse,  c'est-à-dire  de  ce  qu'il  appelle  «  les  pamphlets  et  les 
diffamations  périodiques  ou  semi-périodiques,  »  lui  semblait  aussi 
dangereuse,  et  l'on  doit  reconnaître  que  les  excès  de  la  presse  roya- 
liste justifiaient  ses  répugnances.  Il  est  visible  qu'il  apportait  d'Orient 
des  idées  particulières  en  matière  de  gouvernement.  Pour  lui,  le 
gage  de  salut,  ce  n'était  point  la  charte;  c'était  uniquement  le  roi, 
la  dynastie,  l'institution  royale,  seul  point  fixe,  seule  unité  visible 
de  la  France.  Son  administration  d'Odessa  faisait  qu'il  croyait  aux 
hommes,  non  aux  institutions.  Il  était,  au  fond,  un  partisan  du  des- 
potisme éclairé,  tel  que  Voltaire  l'avait  compris,  tel  que  lui-même 
l'avait  pratiqué  sur  la  Mer- Noire.  Et  quelle  différence  avec  savied'ici 
et  celle  de  là-bas,  où  il  n'avait  à  compter  ni  avec  les  haines  de  parti, 
ni  avec  les  compétitions  des  coteries ,  ni  avec  les  criailleries  des 
tissemblées,  ni  avec  les  journaux  ;  où  chaque  heure  était  bien  em- 
ployée et  où  chaque  effort  était  fécond;  où  il  ne  rencontrait  que  des 
fronts  inclinés  et  des  visages  reconnaissans  ;  où  il  pouvait  se  pro- 
mener tranquillement  parmi  ses  créations  comme  un  bon  proprié- 
taire dans  son  parc  ! 

Si  vous  voyiez  la  vie  que  je  mène,  écrit-il  à  Langeron,  vous  en  auriez 
réellement  pitié.  Ce  n'est  pas  le  travail  qui  m'effraie,  mais  à  toute  pri- 
vation et  aux  souffrances  il  faut  un  dédommagement.  A  Odessa,  un 
nouveau  village,  une  nouvelle  plantation,  un   arbre   me   délectait  le 


656  REVTE   DES  DEDX   MONDES. 

cœur  et  me  consolait  des  peines  que  je  pouvais  éprouver.  Ici,  nulle 
coDipensationl..  Plût  à  Dieu  que  je  n'eusse  pas  bougé  d'Odessa!.. 
Que  vous  dirai-je  de  ma  situation  ?  D'un  seul  mot,  c'est  que  je  con- 
sentirais, sur  mon  honneur,  à  me  faire  couper  le  bras  gauche  pour  en 
être  dehors...  Ma  santé  dépérit  chaque  jour,  et,  d'une  manière  ou 
d'une  autre,  bientôt  il  en  faudra  finir...  Pauvre  Odessa!  pauvre  Cri- 
mée! qu'êtes-vous  devenues?  Au  reste,  peut-être  \  retournerai-je,  et 
plutôt  que  vous  ne  pensez.  Et  peut-être  pourrai-je  encore  m'occuper 
du  bien  de  ce  pays,  où  tout  est  neuf,  où  les  hommes  ont  de  quoi 
s'étendre,  tandis  qu'ici  on  est  si  serré  les  uns  contre  les  autres  qu'on 
étouffe. 

Il  étouflfe  si  bien  que,  dans  chacune  de  ses  lettres  à  l'empereur 
Alexandre,  il  cherche  à  obtenir  la  promesse  qu'il  pourra  quelque 
jour  «  se  retirer  auprès  de  lui.  »  A  la  fin  cependant,  l'horizon  s'est 
un  peu  éclairci.  Grâce  à  Alexandre,  malgré  les  Anglais,  les  Autri- 
chiens et  les  Prussiens,  Piichelieu  a  sauvé  nos  provinces  frontières  ; 
il  a  fait  réduire  le  chiffre  des  indemnités  réclamées  par  les  états  et 
les  particuliers  ;  il  a  obtenu,  à  Aix-la-Chapelle,  l'évacuation  antici- 
pée du  territoire  ;  il  a  décidé  le  roi  à  renvoyer  la  chambre  introu- 
vable et  à  en  convoquer  une  nouvelle,  qui,  sans  doute,  ne  portera 
pas  «  la  livrée  d'un  parti.  »  Enfin,  avec  les  blés  d'Odessa  et  de  la 
Nouvelle-Russie,  il  a  nourri  la  France  et  empêché  la  disette  de  dé- 
générer en  famine.  «  Si  nous  arrivons  à  refaire  une  France,  écri- 
vait-il à  l'empereur,  c'est  à  Votre  Majesté  que  nous  le  devrons.  »  En 
1S18,  la  France  est  refaite,  en  effet.  Elle  est  maîtresse  de  son  ter- 
ritoire; elle  est  rentrée  dans  le  concert  européen  ;  elle  voit  sa  pros- 
périté reprendre  son  essor  ;  elle  commence  à  s'habituer  à  la  charte 
et  à  la  liberté. 

Dès  lors,  Richelieu  cessa  d'être  l'homme  nécessaire.  Son  minis- 
tère se  disloqua,  et  un  cabinet,  dont  Decazes  était  l'àme  et  Desselles 
le  président  titulaire,  lui  snccéda.  Malgré  l'opposition  des  libéraux 
avancés  et  des  royalistes  inlransigeans ,  malgré  les  scrupules  de 
Richelieu,  qui  ne  voulait  pas  ajouter  aux  charges  du  pays  et  qui 
écrivit  une  lettre  très  patriotique  et  très  noble,  les  chambres  lui 
votèrent  la  création  d'un  majorât  avec  50,000  francs  de  revenu. 
C'était  à  la  fois  une  légère  indemnité  pour  les  pertes  que  lui  avait 
infligées  la  révolution  et  une  glorieuse  récompense  nationale  au 
libérateur  du  territoire. 

Il  put  revenir,  au  moins  en  pensée,  à  son  Odessa,  «  où  l'on  ne 
connaissait  ni  intrigues,  ni  passions  haineuses,  ni  ultra,  ni  citra.  » 
Il  recommandait  le  littérateur  franc-comtois  Charles  Nodier  pour  y 
diriger  un  journal  littéraire,  politique  et  commercial.  Enfin  il  de- 
mandait à  l'empereur  la  permission  de  revoir  les  bords  de  la  Mer- 


LE    DDC    DE    RICHELIEU.  657 

Noire.  Malheureusement,  l'entente  cordiale  entre  les  deux  cabinets  de 
France  et  de  Russie  avait  été  un  peu  affectée  par  son  départ  du  minis- 
tère. «  Vos  successeurs,  lui  écrivait  Nesselrode,  peuvent  être  les 
meilleurs  gens  du  monde  ;  mais  ce  n'est  pas  vous,  mon  cher  duc. 
Vous  trouvez  donc  assez  naturel  que  l'empereur  ait  pris  le  parti  très 
sage  d'aller,  pour  le  premier  moment,  un  peu  bride  en  main  en  fait 
d'épanchemens  et  de  confiance.  »  Le  même  sentiment  se  trouve  ex- 
primé, quoique  de  manière  plus  discrète,  dans  une  lettre  de  l'em- 
pereur. 

Le  ministère  Decazes  ne  devait  pas  durer  longtemps  :  l'élection 
de  Grégoire,  l'assassinat  du  duc  de  Berry,  le  renversèrent  et  firent 
souffler  de  nouveau  un  vent  de  réaction.  Richelieu  fut,  pour  la  seconde 
fuis,  appelé  aux  affaires  :  c'était  dans  des  conditions  qu'on  peut  trou- 
ver encore  moins  favorables  que  la  première  fois.  En  1815,  il  se 
présentait  en  homme  étranger  aux  coteries  et  uniquement  dévoué 
à  la  cause  nationale  ;  en  1820,  il  reparaissait  en  homme  de  parti, 
en  chef  d'un  ministère  de  répression  et  de  réaction,  ayant  pour  mis- 
sion de  revenir  sur  toutes  les  lois  libérales  en  matière  de  presse  et 
de  système  électoral.  Alexandre  dut  lui  écrire  pour  relever  son  cou- 
rage :  «  Vous  êtes  appelé  par  le  roi  à  devenir  le  médiateur  entre  les 
passions  extrêmes  et  les  partis  qu'elles  enfantent...  C'est  assez  vous 
dire  que  les  vœux  des  alliés  de  Sa  Majesté  très  chrétienne  et  les 
miens  aussi  vous  accompagnent  dans  la  carrière  laborieuse  que  vous 
allez  fournir.  » 

L'attitude  des  puissances  étrangères  était  redevenue  menaçante. 
On  affectait  de  rendre  la  France  responsable  des  troubles  qui  com- 
mençaient à  se  manifester  dans  certaines  parties  de  l'Europe.  «  Si 
le  cabinet  des  Tuileries,  écrivait  Capo  d'istria  à  Richelieu,  n'avait 
point  cessé  d'être  sous  votre  direction,  si  une  sage  modération  avait 
continué  à  présider  au  gouvernement  intérieur  de  la  France,  croyez- 
vous  que  l'on  ait  encore  osé  parler  de  quadruple  alliance  ?  Croyez- 
vous  qu'une  poignée  de  savans  ou  d'élèves  d'universités  eût  suffi 
pour  exciter  tant  d'alarmes  et  pour  donner  occasion  au  système 
absurde  qu'on  s'efforce  d'établir  en  Allemagne?..  Croyez -vous  que 
ce  fussent  des  démagogues  forcenés  qui  seraient  venus  apprendre 
à  Ferdinand  Vil  que  l'Espagne  ne  peut  plus  être  gouvernée  par  des 
camarillas?. .  C'est  vous,  vous  seul,  vous  de  votre  personne,  qui  pou- 
vez donner  à  l'Europe  une  France  utile  et  bienfaisante...  Moins  votre 
personne  à  la  tête  du  ministère  français,  il  n'y  a  plus  de  France  pour 
le  monde  1  » 

Ainsi,  le  rôle  qu'on  attribuait  à  Richelieu  était  encore  grand  :  en 
enrayant  la  révolution  en  France,  il  devait  l'enrayer  en  Europe  et, 
du  même  coup,  modérer  les  idées  de  réaction  auxquelles  commen- 
TOME  LXXXIV.  —  1887.  /j2 


658  REVDE    DES    DEUX    MONDES, 

çaient  à  s'arrêter  les  souverains  de  la  sainte-alliance.  Il  pouvait 
contenir  à  la  fois  les  révolutions  et  les  contre-révolutions,  être  à  la 
fois  un  conservateur  et  un  libéral. 

A  cette  époque,  un  changement  très  curieux  se  produit  dans  les 
relations  d'Alexandre  et  de  Richelieu.  En  1S15,  l'empereur  était 
peut-être  plus  libéral  que  le  duc  ;  il  avait  plus  de  confiance  que  lui 
dans  les  chartes  et  les  institutions  représentatives  ;  il  avait  contri- 
bué à  faire  obtenir  à  la  France  une  constitution  ;  il  en  avait  donné 
une  à  la  Pologne  ;  il  rêvait  d'en  doter  un  jour  la  Russie.  A  partir  de 
1820,  il  se  rapproche  des  gouvernemens  absolus,  devient  l'âme 
de  la,  politique  des  co}}grès,  pousse  à  la  répression  des  mouvemens 
allemands,  espagnols,  italiens,  entre  en  conflit  avec  les  chambres 
polonaises  et,  par  esprit  conservateur,  abandonne  même  les  Grecs  à 
la  tyrannie  ottomane.  Dans  l'atmosphère  despotique  de  la  Russie, 
sous  l'influence  néfaste  d'Arakhtchéef,  il  tend  à  redevenir  un  despote. 
Au  contraire,  Richelieu,  qui,  en  1815,  nous  était  arrivé  avec  les  idées 
et  les  goûts  les  moins  parlementaires,  subit  de  plus  en  plus  l'in- 
fluence du  milieu  français.  Il  commence  à  se  réconcilier  avec  le  ré- 
gime des  chambres  et  la  liberté  de  la  presse.  En  France,  il  est  plus 
libéral  que  l'étiquette  du  ministère  qu'il  préside,  plus  libéral  que 
l'œuvre  qu'on  lui  a  imposée.  Il  aperçoit  mieux  les  bons  côtés  du  ca- 
ractère français  ;  il  admire  avec  quelle  rapidité  le  pays  s'est  relevé, 
à  tel  point  que,  tandis  que  tous  les  autres  gouvernemens  font  des 
emprunts,  le  sien  a  pu  même  diminuer  les  impôts.  En  Europe,  il 
comprend  la  légitimité  de  certains  griefs  des  peuples  contre  leurs 
gouvernans.  Bref,  il  est  devenu  un  homme  de  son  pays,  de  son  temps, 
et  il  démêle  parfaitement  les  caractères  de  ce  temps,  fécond  malgré 
ses  agitations,  qui  n'est  que  le  laborieux  enfantement  d'un  avenir 
meilleur.  «  Je  reconnais,  écrit-il  à  Capo  d'istria,  que  l'époque  actuelle 
est  marquée  par  la  Providence  pour  des  changemens  et  des  modi- 
fications dans  l'ordre  des  sociétés.  C'est  à  rendre  le  passage  de 
l'ordre  ancien  à  l'ordre  nouveau  exempt  de  secousses  et  de  convul- 
sions que  les  hommes  appelés  à  s'occuper  des  affaires  publiques 
doivent  s'attacher  aujourd'hui.  Ceux  qui,  comme  nous,  ont  déjà 
adopté  ces  institutions  nouvelles,  sont  dans  l'obligation  de  les  affer- 
mir et  de  les  consolider  de  tous  leurs  efforts.  Ce  n'est  que  par  ce 
moyen  qu'on  peut  espérer  se  préserver  de  nouvelles  révolutions.  » 
Ainsi,  l'Europe  doit  enfin  passer  de  l'âge  despotique  à  l'âge  parle- 
mentaire, et  c'est  par  la  hberté  seulement  qu'on  peut  prévenir  les 
bouleversemens  sociaux.  Voilà  une  profession  de  foi  qui  est  toute 
nouvelle  chez  Richelieu. 

Aussi  le  voyons-nous  combattre  auprès  d'Alexandre  et  de  ses  con- 
seillers l'idée  d'une  intervention  à  main  armée  dans  les  affaires  de 
Naples  :  «  Que  la  voie  des  armes  ne  soit  admise  que  quand  tous  les 


I 


LE    DUC    DE    RICHELIEU.  659 

autres  moyens  seront  épuisés  !  Il  me  semble  que  c'est  le  seul  rôle  qui 
convienne  au  roi  Ferdinand.  Je  ne  conçois  pas  comment  l'Autriche 
pourrait  vouloir  lui  en  tracer  un  autre  qui,  en  le  déshonoiant,  re- 
verserait aussi  une  partie  de  la  honte  sur  ceux  qui  seraient  censés 
l'avoir  imposée.  »  Il  prévoit  que  la  mission  qu'on  veut  confier  à 
une  armée  autrichienne  pour  le  rétablissement  du  despotisme  à 
Naples  est  très  propre  à  provoquer  le  soulèvement  de  l'Italie  tout 
entière.  Il  démêle  très  bien  que  la  question  qui  s'agite  dans  la  pé- 
ninsule est  plus  nationale  encore  que  libérale  :  on  y  déteste  la  do- 
mination ou  l'influence  autrichienne  plus  encore  qu'on  n'y  désire 
des  constitutions. 

Certes,  continue-t-il,  ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  rétablira,  d'une  ma- 
nière solide,  l'ordre  et  la  paix  dans  cette  belle  contrée,  et  je  plains 
vivement  les  gouvernemens  et  les  peuples.  Le  sort  qui  les  attend  sera 
bien  malheureux.  Quel  rôle  le  roi  de  Naples  va-t-il  jouer  dans  cette 
circonstance?  Va-t-il  déclarer  que  tout  ce  qu'il  a  fait  lui  a  été  arraché 
par  la  violence?  Proclamera-t-il  à  la  face  de  l'Europe  que  toutes  les 
promesses  qu'il  a  faites  au  moment  de  son  départ  n'avaient  pour  but 
que  de  mettre  un  peu  plus  tôt  sa  personne  en  sûreté?  Je  répugne  à 
croire  tant  de  bassesses.  Si  cela  avait  heu,  la  royauté  serait  frappée 
partout,  et  nous  en  ressentirions  vivement  le  contre-coup...  J'espère 
que  vous  parviendrez  à  persuader  à  l'Autriche  de  tolérer  à  Naples 
quelques  institutions  sans  lesquelles  il  me  parait  impossible  que  cette 
famille  puisse  régner. 

Alexandre  fait  la  sourde  oreille  aux  sages  conseils  de  Richelieu  ; 
et,  en  efTet,  l'invasion  d'une  armée  autrichienne  en  Italie  provoque 
le  soulèvement  du  Piémont;  le  roi  de  Naples  est  rétabli,  mais  après 
s'être  déshonoré  et  en  subissant  la  dure  tutelle  de  la  cour  de 
Yienne.  Même  en  Espagne,  la  «  fierté  castillane  »  se  raidit  contre  les 
menaces  de  la  sainte-alliance,  et  la  révolution  s'y  accentue.  Alexandre 
ne  s'en  montre  que  plus  obstiné.  Il  réserve  à  la  France,  en  Espagne, 
le  rôle  que  vient  de  jouer  l'Autriche  en  Italie.  Il  est  intéressant  de 
voir  l'ancien  gouverneur  d'Odessa,  l'ancien  serviteur  d'Alexandre, 
se  montrer  beaucoup  moins  docile  à  la  direction  de  la  Russie  que  ne 
le  seront  plus  tard  les  Yiilèle,  les  Chateaubriand  et  les  Mathieu  de 
Montmorency.  Sa  réponse  est  même  très  nette  :  «  Je  suis  convaincu 
qu'une  pareille  tentative  aurait  pour  la  maison  de  Bourbon  les  mêmes 
résultats  qu'a  eus  la  guerre  d'Espagne  pour  Buonaparte,  avec  cette 
différence  que,  dans  ce  cas,  la  chose  irait  bien  plus  vite...  Je 
regarderais  comme  traître  à  sa  conscience,  à  ses  devoirs,  celui 
qui  la  conseillerait  et  qui  s'y  prêterait.  »  On  voit  combien  Riche- 
lieu fut  plus  sage  que  ses  successeurs.  Pour  lui,  en  Espagne  aussi 


660  REVDE    DES    DEDX    MONDES. 

bien  qu'en  Italie,  il  n'y  a  qu'un  remède  efficace  :  c'est  une  bonne 
constitution  comme  celle  qui  régit  la  France,  et  dont  il  apprécie 
les  mérites  chaque  jour  davantage.  Même  dans  les  affaires  d'Orient, 
il  se  montre  plus  libéral,  plus  humain  que  l'empereur  Alexandre, 
qui  semblait  cependant  désigné  pour  être  le  champion  de  l'indé- 
pendance des  peuples  chrétiens,  mais  qui  s'obstine  à  confondre  les 
aspirations  nationales  des  Hellènes  avec  les  revendications  des  dé- 
mocrates occidentaux. 

Je  vous  suis  très  obligé,  écrivait  Richelieu  à  Sicard,  de  votre  exac- 
titude à  me  tenir  au  courant  des  affaires  de  ces  pauvres  Grecs,  qui  me 
paraissent  avoir  pris,  pour  secouer  le  joug,  le  moment  le  plus  inop- 
portun. Je  crains  bien  qu'il  n'arrive  de  grands  malheurs;  car  les  révo- 
lutions et  les  contre-révolutions  ne  se  font  pas  à  l'eau  de  rose  dans 
ces  contrées  comme  dans  les  nôtres...  Dans  tous  les  cas,  je  prévois 
une  suite  de  massacres  et  de  dévastations  dont  il  est  difficile  de  poser 
le  terme.  Dans  ces  circonstances,  nous  avons  fait,  je  crois,  tout  ce  qui 
dépendait  de  nous...  Outre  ce  que  nous  avons  dit  à  Conslaotinople, 
nous  avons  renforcé  nos  stations  dans  le  Levant...  Notre  pavillon  se 
montrera  partout  et  prêtera  son  appui  à  tous  les  êtres  souffrans  et 
opprimés. 

Est-ce  donc  un  mince  honneur  pour  Richelieu  que  d'avoir  fait 
tous  ses  efforts  pour  empêcher  la  funeste  expédition  d'Espagne  et 
préparé  l'expédition  libératrice  de  Grèce? 

Si,  par  une  juste  reconnaissance,  il  se  montre  déférent  envers 
les  conseils  de  son  «  souverain  adoptif,  »  tout  en  lui  résistant  quand 
la  cause  de  la  liberté  ou  l'intérêt  du  pays  se  trouve  en  jeu,  il  faut 
noter  sa  fière  attitude  à  l'égard  des  autres  puissances.  Quand 
l'Autriche  menace  d'occuper  les  états  du  roi  de  Piémont,  «  tout 
vaudrait  mieux  pour  nous,  s'écrie-t-il,  que  de  laisser  voir  à  notre 
peuple  des  sentinelles  autrichiennes  au  bout  du  pont  du  Var  ou  du 
pont  de  Beauvoisin  !  »  Quand  l'Angleterre,  sous  prétexte  de  châtier 
les  Barbaresques,  essaie  d'imposer  sa  suprématie  aux  autres  ma- 
rines européennes,  «  je  ne  consentirai  jamais,  écrit  le  duc,  qu'un 
brick  français  se  trouve  sous  les  ordres  d'un  amiral  anglais.  »  Voilà 
le  langage  que  tenait  Richelieu  au  lendemain  de  l'invasion. 

En  1821  prit  fin  son  second  ministère.  L'homme  qui  était  entré 
aux  affaires  pour  contenir  les  aspirations  révolutionnaires  succom- 
bait sous  les  intrigues  des  ultra-royalistes.  Ses  ennemis  l'accusaient 
d'être  trop  Russe,  eux  qui  allaient  subir  aveuglément  les  plus 
fâcheuses  influences  de  la  Russie  ;  on  oubliait  que  c'était  parce 
qu'il  avait  été  a^sez  Russe  qu'il  avait  pu  sauver  la  France  des  con- 
voitises anglaises  et  allemandes.  Il  revint  à  son  projet  de  voynge 


LE    DUC   DE   RICHELIEU.  661 

sur  la  Mer-Noire,  mais  il  trouva  convenable  de  l'ajourner.  Il  écri- 
vait, non  sans  amertume,  à  Sicard  :  «  Aujourd'hui,  on  ne  manque- 
rait pas  de  dire  que  je  vais  vendre  à  la  Russie  les  secrets  de  la 
France,  comme  on  m'accusait  de  lui  vendre  ses  intérêts  ;  car  il  faut 
que  vous  sachiez  que,  pendant  que  chez  vous  on  nous  reproche 
d'être  trop  Anglais,  ici  j'ai  été  accusé,  ffer  ceux  qui  se  sont  faits  mes 
ennemis,  de  trahir  la  France  pour  la  Russie.  » 

Il  ne  revit  pas  Odessa.  Quoiqu'il  n'eût  que  cinquante-six  ans,  les 
fatigues  et  les  émotions  l'avaient  épuisé.  Peu  de  mois  après  sa  retraite, 
en  juin  18'22,  la  marquise  de  Montcalm  annonçait  à  Alexandre  la 
mort  de  son  frère.  Elle  n'avait  pas  tort  de  lui  écrire  :  «  C'est  à  Votre 
Majesté  qu'il  a  dû  les  seules  années  heureuses  de  sa  vie.  »  Richelieu 
fut  pleuré  en  Russie  comme  en  France.  Tandis  que  le  cardinal  de 
Bausset  prononçait  son  éloge  à  la  chambre  des  pairs  et  que  Dacier  et 
Viliemain  préparaient  ceux  qu'ils  devaient  prononcer  aux  acadé- 
mies, Alexandre  I"'  exprimait  en  ces  termes  le  jugement  qui  restera 
celui  de  la  postérité  dans  les  deux  pays  :  «  Je  pleure  le  duc  de  Ri- 
chelieu, disait-il  à  notre  ambassadeur,  comme  le  seul  ami  qui  m'ait 
fait  entendre  la  vérité.  C'était  le  modèle  de  l'honneur  et  de  la 
loyauté.  Les  services  qu'il  m'a  rendus  éternisent  en  Russie  la  re- 
connaissance de  tout  ce  qu'il  y  a  d'honnête.  Je  le  regrette  pour  le 
roi,  qui  ne  trouvera  dans  aucun  autre  un  dévoûment  aussi  désinté- 
ressé. Je  le  regrette  pour  la  France,  où  il  fut  mal  apprécié,  et  à  la- 
quelle cependant  il  a  rendu  et  devait  rendre  encore  de  si  grands 
services.  » 

En  Russie,  son  nom  devait  rester  inséparable  de  celui  de  la  Nou- 
velle-Russie, comme  le  nom  de  Pierre-le-Grand  de  celui  delà  Russie 
baliique,  comme  le  nom  de  Catherine  II  de  la  Russie  Blanche,  comme 
le  nom  d'Ivan-le-Terrible  de  la  Russie  du  Volga.  Bien  qu'il  eût  opéré 
ses  conquêtes  non  sur  l'ennemi,  mais  sur  le  désert,  il  mérite  de 
prendre  place  parmi  ceux  qui  ont  fait  la  grandeur  de  l'empire.  Sur 
les  huit  universités  de  la  monarchie,  deux  font  remonter  à  lui  leurs 
origines,  Odessa  et  Kharkof.  Ce  Français  a  été  un  des  grands 
hommes  d'état  de  la  Russie.  Ce  n'est  pas  sans  raison  que  la  recon- 
naissance des  peuples  a  élevé  la  statue  de  Richelieu  sur  les  quais 
d'Odessa,  entre  les  solitudes  qu'il  a  animées,  la  mer  qu'il  a  couverte 
de  vaisseaux  marchands,  les  ports,  les  docks,  les  théâtres,  les  pa- 
lais, les  églises,  les  établissemens  d'instruction  qu'il  a  fondés. 

En  France,  il  tint,  après  vingt-quatre  ans,  la  promesse  qu'il  avait 
faite  en  1791  à  l'assemblée  nationale,  de  faire  profiter  la  patrie  des 
mérites  qu'il  aurait  acquis  au  service  étranger  :  il  empêcha  le  dé- 
membrement du  pays. 

Parmi  les  souvenirs  ou  les  spectacles  de  la  Terreur  jacobine,  du 
despotisme  impérial,  de  la  sanglante  réaction  de  1815,  entre  les 


662  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 

partis  acharnés  Tiin  contre  l'autre  jusqu'à  la  destruction  de  la  pa- 
trie, sous  le  poids  de  l'occupation  étrangère,  des  contributions  écra- 
santes, de  la  famine,  il  a  réussi  à  faire  naître  un  régime  régulier, 
normal,  pacifique.  Il  réalisa  la  prédiction  de  Catherine  sur  le  rôle 
qu'il  devait  jouer  dans  le  rétablissement  de  la  monarchie,  et  il  y  fut 
grandement  aidé  par  le  petit -fils  de  Catherine;  mais  ce  ne  fut 
point,  comme  l'impératrice  l'avait  en  vue,  la  vieille  monarchie  avec 
les  vieux  abus  qu'il  rétablit. 

Il  a  enseigné  à  la  restauration  comment  il  fallait  s'y  prendre  pour 
vivre;  il  a  su  faire  à  l'intérêt  français  le  sacrifice  même  de  ses 
préjugés,  lui  qui  n'était  point  d'abord  un  libéral;  c'est,  au  contraire, 
par  un  retour  à  l'esprit  de  parti  et  sous  la  direction  de  sectaires 
étroits  qu'après  lui  la  restauration  a  été  ruinée.  Les  fautes  de  ses 
successeurs  ne  peuvent  ôter  à  Richelieu  l'honneur  d'avoir  été  un 
des  fondateurs  en  France  de  la  liberté  politique  et  du  régime  par- 
lementaire. 

Enfin,  dans  les  relations  entre  les  deux  pays,  il  fut  le  partisan 
convaincu  d'une  entente  cordiale  entre  la  France  et  la  Russie,  idée 
qui  a  déjà  pour  elle  la  consécration  du  temps,  car  ses  premiers 
champions  furent  en  Russie  Pierre-le-Grand,  et  en  France  l'histo- 
rien Saint-Simon;  idée  qui  a  donné  à  plusieurs  reprises  de  féconds 
résultats  pour  la  grandeur  de  notre  pays  et  l'indépendance  de  l'Eu- 
rope. Au  temps  de  Louis  XV  et  d'Elisabeth,  c'est  cette  entente  qui 
brisa  l'essor  de  la  Prusse;  au  temps  de  Louis  XVI  et  de  Cathe- 
rine II,  c'est  elle  qui  maintint  l'indépendance  de  la  Bavière  contre 
les  convoitises  autrichiennes  et  la  liberté  des  mers  contre  la  tyran- 
nie britannique  ;  au  temps  de  Bonaparte  et  de  Paul  I",  de  Napoléon 
et  d'Alexandre  ï"",  elle  faillit  changer  les  destinées  du  monde  ;  au 
temps  de  Charles  X  et  de  Nicolas,  elle  assura  la  renaissance  de  la 
Grèce  ;  au  temps  de  Napoléon  III  et  d'Alexandre  II,  elle  prépara 
l'émancipation  des  nations  chrétiennes  de  l'Orient,  et,  aujourd'hui^ 
comme  au  temps  du  duc  de  Richelieu,  elle  apparaît  comme  une  ga- 
rantie de  l'équilibre  européen. 

Grâce  à  la  publication  de  M.  Alexandre  Polovtsof,  on  aperçoit 
mieux  l'unité  qui  domine  toute  la  carrière  de  Richelieu  comme 
gouverneur  de  la  Nouvelle-Russie  ou  comme  président  des  minis- 
tres de  Louis  XVIII.  C'est  une  grande  page  à  la  fois  de  l'histoire 
de  France  et  de  l'histoire  de  Russie  qui  se  trouve  ainsi  reconsti- 
tuée et  dont  les  lettres  françaises  doivent  être  reconnaissantes  aux 
travaux  de  la  Société  impériale  de  Saint-Pétersbourg. 


Alfred  Rambaud. 


LA 


PROTECTION   LÉGALE 


DE     L'HONNEUR 


L'honneur  des  particuliers  et  des  hommes  publics  n'a  jamais  été 
moins  assuré  de  respect  que  de  nos  jours.  La  licence  de  la  presse 
est  sans  bornes,  malgré  les  restrictions  légales  dont  elle  supporte 
encore  l'apparence,  et  les  nouvelles  mœurs  qu'elle  a  créées,  chez 
les  écrivains  et  dans  le  public,  favorisent  encore  ses  excès.  Devant 
la  publicité  effrénée  des  insultes  et  des  scandales  de  tout  genre,  les 
effrontés  affectent  le  dédain,  en  alléguant  qu'ils  ne  trouveraient 
nulle  part,  pour  leur  honneur  outragé,  une  réparation  efficace. 
Beaucoup  recourent  au  duel,  dont  la  pratique,  peu  meurtrière 
d'ailleurs,  s'est  tellement  multipliée  dans  certains  milieux,  qu'il  a 
perdu  toute  signification.  Quelques-uns  se  font  justice  eux-mêmes, 
presque  toujours  impunément.  Les  plus  honnêtes  et  les  plus  fiers 
se  dérobent  aux  devoirs  publics,  pour  éviter  les  occasions  de  mettre 
leur  honneur  en  péril.  La  société  perd  le  respect  d'elle-même,  en 
s'habituant  à  ne  rien  respecter  dans  aucun  de  ses  membres.  Nul 
sujet  n'appelle,  avec  plus  d'urgence,  les  réflexions  des  bons  ci- 
toyens. ïNous  voudrions  chercher  à  éclairer  ces  réflexions  en  remon- 
tant aux  principes  de  droit  qui  régissent  cette  matière  si  délicate 
de  l'honneur,  et  en  exposant  quelques-unes  des  réformes  qui  pour- 
raient la  soustraire  à  un  état  de  désordre  dont  il  est  impossible  de 
se  dissimuler  la  gravité. 


6Q!l  REVUE   DES   DEUX    MONDES, 

I. 

Ce  n'est  pas  sans  raison  que  la  considération  et  l'honneur  ont, 
pour  l'opinion  et  pour  la  loi  elle-même,  la  valeur  d'une  propriété. 
Il  s'y  attache,  en  effet,  des  avantages  d'ordre  moral  et  d'ordre  ma- 
tériel, tout  ensemble,  qui  s'acquièrent,  comme  tous  les  genres  de 
propriété,  par  le  travail  personnel  ou  par  héritage,  et  qui  se  justi- 
fient, dans  cette  double  origine,  comme  tous  les  genres  de  pro- 
priété et  comme  tous  les  droits  en  général,  parce  qu'ils  sont  une 
force  au  service  du  devoir. 

Chacun  se  sent  plus  fort,  dans  ses  rapports  avec  les  autres 
hommes,  s'il  est  entouré  de  considération,  d'estime  ou  de  respect. 
Notre  intérêt  bien  entendu,  —  et  l'intérêt  de  nos  devoirs  ne  s'en  sé- 
pare pas,  —  exige  donc  que  nous  nous  efforcions,  par  tous  les  moyens 
légitimes,  de  nous  concilier  ces  sentimens,  et,  puisqu'ils  s'atta- 
chent aux  familles  comme  aux  individus,  nous  avons  le  droit  d'en 
rechercher  le  bénéfice  pour  nos  enfans  comme  pour  nous-mêmes. 
Il  y  a  une  juste  présomption  d'honneur,  pour  tous  les  membres 
d'une  même  famille,  où,  par  l'effet  de  l'éducation  et  des  exemples, 
par  l'effet  même  de  l'hérédité,  se  sont  toujours  maintenues  des 
traditions  honorables.  Cette  présomption  forme  très  légitimement 
ce  qu'on  appelle  un  «  héritage,  »  un  «  patrimoine  d'honneur.  »  Ce 
patrimoine,  comme  toute  autre  propriété,  peut  s'évaluer  en  argent, 
au  profit  de  celui  qui  l'a  créé  ou  de  ses  ayans-droit.  C'est  ce  que 
font  les  tribunaux  quand  ils  accordent  des  dommages -intérêts  pour 
l'honneur  offensé. 

La  valeur  intrinsèque  d'un  tel  patrimoine  est  rarement  pure  de 
tout  alliage.  La  considération  n'exprime  que  des  jugemens  hu- 
mains, où  l'erreur,  le  caprice,  les  préjugés  de  toute  sorte  ont  tant 
de  part.  Elle  se  donne  souvent  à  la  situation  extérieure  plutôt  qu'au 
vrai  mérite,  et  alors  même  qu'elle  ne  tient  compte  que  des  titres 
personnels,  elle  est  loin  d'en  être  l'exacte  et  adéquate  appréciation. 
Le  hasard  est  pour  beaucoup  dans  la  façon  dont  elle  s'acquiert  et 
dont  elle  se  perd.  S'il  n'est  pas  permis  de  la  dédaigner,  il  est  sage 
de  ne  pas  en  faire  l'unique  ou  le  principal  but  de  nos  efforts. 
Il  faut  toujours,  pour  soi-même  ou  pour  autrui,  se  réserver  le 
droit  d'en  appeler  de  l'opinion  courante  à  l'opinion  mieux  infor- 
mée, et,  quel  que  soit  le  succès  de  cet  appel,  garder  la  liberté  de 
son  propre  jugement,  en  s'eflorçant  d'y  apporter  toute  la  droiture 
et  toute  l'impartialité  possibles. 

Le  droit  ne  va  pas  toutefois,  en  ce  qui  concerne  autrui,  jusqu'à 
permettre,  en  tout  état  de  cause,  de  dépouiller  quelqu'un  d'une 
considération  que  l'on  juge  mal  acquise.  C'est  un  nouveau  rappro- 


LA.    PROTECTION    LEGALE    DE    l'hONNEUR.  665 

chement  avec  la  propriété.  La  propriété  est  respectable,  de  quelque 
façon  qu'elle  ait  été  acquise,  quand  elle  remplit  les  conditions  exi- 
gées par  la  loi  pour  sa  conservation  et  pour  sa  transmission.  11  en 
est  de  même  pour  la  considération,  avec  cette  différence  qu'ici  les 
conditions  légales  ne  sauraient  être  l'objet  d'une  détermination  aussi 
exacte.  Elles  ne  sont  même  l'objet  d'une  détermination  d'aucune 
sorte.  La  loi  est  muette,  et  nécessairement  muette,  parce  qu'elle 
est  incompétente,  pour  tout  ce  qui  concerne  l'acquisition,  la  pos- 
session et  l'héritage  de  l'honneur;  elle  n'intervient  que  pour  le  pro- 
téger, et  elle  protège,  dans  la  plupart  des  cas,  le  faux  honneur 
comme  le  vrai. 

II. 

Cette  indifférence  forcée  de  la  loi  pour  la  qualité  de  l'honneur 
révolte  bien  des  consciences.  C'est,  avec  l'insuffisance  de  la  répara- 
tion légale,  l'une  des  excuses  du  duel.  Quand  mon  honneur  est 
attaqué,  je  ne  gagne  rien  à  poursuivre  en  justice  mes  calomnia- 
teurs. Non-seulement  l'effet  de  leurs  calomnies  sera  aggravé  par  la 
publicité  du  procès,  et  ne  sera  pas  compensé  par  les  dommages- 
intérêts,  l'amende  et  la  prison  qui  pourront  leur  être  infligés;  mais 
que  prouvera  cet  arrêt  même,  que  je  suppose  rendu  en  ma  faveur? 
II  attestera  seulement  que  j'ai  été  atteint  dans  mon  honneur  par 
des  allégations  dont  il  n'établira  pas,  et  dont  moi-même  je  n'aurai 
pas  été  admis  à  établir  la  fausseté.  Le  duel,  du  moins,  quelle  qu'en 
soit  l'issue,  est  une  réfutation  indirecte  des  imputations  qui  pré- 
tendent me  déshonorer,  car  la  preuve  de  courage  que  j'y  ai  donnée 
prouve  ou  semble  prouver  que  je  suis  un  homme  de  cœur. 

Le  duel  est  excusable,  dans  l'état  de  nos  mœurs  et  de  nos  lois; 
mais  il  n'est  qu'excusable.  C'est,  d'un  côté,  pour  toute  offense,  la 
peine  de  mort  prononcée  et  appliquée  par  l'offensé  lui-même.  C'est, 
de  l'autre,  la  faculté,  pour  l'offenseur,  de  se  soustraire  à  la  peine 
dont  il  est  menacé,  en  cherchant  lui-même  à  tuer  celui  qu'il  a 
offensé.  C'est,  pour  les  deux  adversaires,  le  hasard  d'un  combat  et 
les  conditions  inégales  de  force,  d'adresse  et  de  sang-froid  prenant 
la  place  de  la  justice.  C'est  enfin,  dans  l'effet  moral  où  il  trouve 
son  excuse,  une  justification  très  imparfaite  de  l'honneur.  Si  l'of- 
fensé prouve  son  honneur  en  ne  craignant  pas  de  provoquer  son 
offenseur  en  duel,  celui-ci  prouve  également  le  sien  en  acceptant 
la  provocation.  La  justification  vaut  pour  tous  les  deux,  et  elle 
n'établit  pas  mieux  que  l'arrêt  d'un  tribunal,  dans  un  procès  où  la 
preuve  n'a  pas  été  admise,  s'il  y  a  eu  calomnie  ou  simple  diffama- 
tion. Elle  ne  fait  que  substituer  une  forme  de  l'honneur  à  celle  qui 
est  en  question,  et  les  deux,  loin  de  se  confondre,  ne  sont  pas 


666  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

même  équivalentes.  On  peut  être  un  très  malhonnête  homme  et 
faire  montre  de  bravoure,  une  épée  ou  un  pistolet  à  la  main.  Une 
contenance  plus  ou  moins  ferme  n'atteste  même  pas  le  véritable 
courage.  Imposée  par  le  préjugé  du  duel,  elle  n'est  quelquefois 
qu'un  effort  tout  extérieur  qui  cache  la  défaillance  intérieure;  quel- 
quefois aussi,  elle  est  due  tout  entière  à  la  confiance  d'une  supé- 
riorité éprouvée  dans  le  maniement  des  armes.  On  n'est  pas  néces- 
sairement un  homme  de  cœur  pour  être  un  bretteur  habile.  On 
n'est  pas,  d'un  autre  côté,  un  lâche  pour  faiblir  momentanément 
dans  un  combat  de  quelques  secondes,  où  bien  des  causes  toutes 
physiques  peuvent  faire  trembler  la  «  carcasse,  »  comme  disait 
Turenne  de  son  propre  corps,  sans  qu'elle  cesse  de  revêtir  une 
âme  fière  et  vaillante. 

III. 

Le  duel  n'est  excusable  que  par  l'impuissance  de  la  loi  et  de  la 
justice  légale.  Cette  impuissance  est  de  deux  sortes  :  elle  porte, 
soit  sur  l'appréciation  même  de  l'honneur,  soit  sur  la  réparation 
qu'il  a  le  droit  d'obtenir  quand  il  a  été  offensé. 

Nul  ne  demande  et  ne  croit  possible  une  appréciation  générale 
de  l'honneur  dans  un  texte  législatif;  mais  on  voudrait  que,  dans 
les  arrêts  judiciaires,  sur  des  cas  particuliers,  l'honneur  vrai  fût 
apprécié,  et,  par  suite,  fût  seul  protégé.  On  voudrait,  en  d'autres 
termes,  que  les  débats  et  le  jugement  fissent  toujours  la  lumière 
sur  la  distinction  entre  la  simple  diffamation  et  la  calomnie. 

La  distinction  n'est  pas  étrangère  à  la  loi.  La  calomnie  seule  est 
punie  quand  il  s'agit  d'un  fonctionnaire  public,  ou,  s'il  s'agit  d'un 
particulier,  quand  elle  s'est  produite  sous  la  forme  d'une  dénoncia- 
tion adressée  à  l'autorité  judiciaire. 

Pourquoi,  dans  ces  deux  cas,  les  débats  judiciaires  et  l'arrêt  du 
tribunal  portent-ils  sur  la  vérité  ou  la  fausseté  des  faits  et,  par 
suite,  sur  la  qualité  même  de  l'honneur  qui  a  été  mis  en  cause  par 
des  allégations  infamantes?  C'est  qu'on  peut  remplir  un  devoir, 
d'un  côté,  en  signalant  les  abus  commis  par  un  fonctionnaire,  de 
l'autre,  en  dénonçant  à  la  justice  un  fait  légalement  qualifié  de 
crime  ou  de  délit.  S'il  y  a  eu  possibilité  d'un  devoir,  il  y  a  exer- 
cice légitime  dun  droit,  et  le  dénonciateur  doit  être  admis  à  en 
faire  la  preuve,  en  établissant  la  vérité  de  ses  allégations.  Dans  les 
deux  cas,  la  considération  mal  acquise  cesse  d'être  un  droit  res- 
pectable pour  autrui. 

En  est-il  ainsi  dans  tous  les  autres  cas?  Alceste  dirait  oui,  et,  de 
nos  jours  surtout  où  les  moins  rigoristes  répugnent  à  trouver 
quelque  ridicule  dans  Alceste,  beaucoup  lui  donneraient  raison. 


LA    PROTECTION    LEGALE    DE    l'hONNEUR.  667 

Sans  être  un  Philinte,  nous  n'hésitons  pas,  sous  certaines  ré- 
serves que  nous  indiquerons  tout  à  l'heure,  à  soutenir  l'opinion 
contraire.  Nous  traiterons  d'abord  la  question  au  seul  point  de  vue 
du  droit  naturel,  et  nous  nous  efforcerons  de  prouver  que  la  pra- 
tique du  droit  positif  y  trouve  en  principe  sa  justification. 

iN'est-ce  pas  un  devoir,  dit  Alceste,  de  démasquer  le  vice  honoré, 
de  lui  faire  perdre  cette  considération  qu'il  usurpe  et  d'appeler 
sur  lui  un  juste  mépris?  Il  y  a  des  cas,  sans  aucun  doute,  en  dehors 
des  abus  commis  dans  l'exercice  des  fonctions  publiques  et  des 
méfaits  légalement  punissables,  où  il  est  permis,  où  c'est  même  un 
devoir  de  flétrir  publiquement  un  malhonnête  homme.  Je  connais 
les  vilenies,  impunies  et  impunissables,  d'un  homme  riche  et  puis- 
sant, aussi  habile  à  éluder  les  règles  du  code  civil  et  les  défenses 
du  code  pénal  qu'à  tromper  l'opinion  publique.  Je  sais  témoin  de 
tout  le  mal  qu'il  fait,  sans  remplir  dans  l'état  aucune  fonction,  par 
l'influence  que  lui  donne  une  considération  dont  je  le  sais  indigne. 
Je  me  fais  un  devoir  de  combattre  cette  influence  néfaste  en  réta- 
blissant la  vérité,  toute  la  vérité.  Des  juges  pourront  me  condam- 
ner comme  diffamateur  :  la  conscience  de  tous  les  honnêtes  gens 
m'absoudra.  J'aurai  peut-être  violé  le  droit  positif,  mais  je  me 
serai  tenu  dans  les  limites  du  droit  naturel  et  de  la  morale. 

Nous  ne  recherchons  pas  pour  le  moment  si  le  droit  positif  de- 
vrait s'approprier  cette  nouvelle  dérogation  au  principe  général 
qu'il  a  posé  du  respect  de  la  considération  acquise.  Nous  restons 
sur  le  terrain  du  droit  naturel,  et  nous  nous  demanderons  seule- 
ment si,  sur  ce  terrain,  un  tel  cas  pourrait  cesser  d'être  une  ex- 
ception et  fournir  une  règle  générale,  applicable  à  tous  les  autres 
cas. 

Pourquoi,  dans  l'hypothèse  que  nous  avons  faite,  y  a-t-il  un 
droit?  C'est  qu'il  y  a  possibilité  précise  et  déterminée  d'un  devoir. 
Je  dois  au  public  la  révélation  d'un  secret  que  je  suis  seul  ou  pres- 
que seul  à  posséder,  quand  cette  révélation  peut  mettre  fin  à  un 
odieux  et  funeste  abus  d'influence.  C'est,  il  faut  bien  le  remarquer, 
un  devoir  d'assistance,  c'est-à-dire  un  devoir  qui  reste  vague  et 
indéterminé  dans  sa  formule  générale  et  que  les  circonstances  sem- 
blent seules  revêtir  d'un  caractère  rigoureux.  Ici,  il  a  ce  caractère, 
et  s'il  est  accompli  dans  des  intentions  absolument  pures,  sous  la 
pression  d'une  juste  indignation  et  d'un  amour  désintéressé  du 
bien  public,  l'acte  qu'il  a  non-seulement  permis,  mais  commandé, 
est  digne  de  tous  les  éloges.  Le  même  acte  est  encore  respectable 
quand  il  est  inspiré  par  d'autres  mobiles,  quand  il  est,  par  exemple, 
un  acte  de  vengeance  ou  quand  un  intérêt  de  parti  y  a  la  plus 
grande  part.  Il  n'a  plus  la  valeur  morale  d'un  devoir  accompli  ;  il 
garde  celle  de  l'exercice  d'un  droit.  Le  droit,  dans  les  actions  qu'il 


668  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

autorise,  fait  abstraction  de  leurs  motifs.  Il  n'exige  pas,  suivant 
l'exacte  et  profonde  distinction  de  Kant,  qu'elles  soient  accomplies 
par  devoir,  mais  qu'elles  soient  conformes  au  devoir  ;  cette  condi- 
tion est  remplie  dans  notre  hypothèse.  Voilà  pourquoi,  quels  que 
soient  les  mobiles  du  service  rendu  au  public  par  la  révélation  d'un 
secret  infamant  pour  un  homme  faussement  honoré,  nous  y  devons 
reconnaître  un  droit  dont  l'exercice  n'est  soumis  qu'à  une  condi- 
tion :  la  preuve  de  la  vérité  des  faits  allégués. 

Une  autre  hypothèse  montrera,  mieux  que  tout  argument,  com- 
bien un  tel  droit  est  exceptionnel.  Je  connais  encore  un  secret  in- 
famant, ne  concernant  cette  fois  qu'un  père  de  famille,  qui  vit  dans 
une  sphère  modeste,  entouré  de  l'affection  et  du  respect  des  siens 
et  en  possession  de  l'estime  générale.  Il  a  fait  tous  ses  efforts  pour 
racheter,  par  une  vie  sans  reproche,  une  seule  faute,  déjà  ancienne, 
ignorée  de  presque  tous.  La  considération  dont  il  jouit  et  dont  il 
tire  profit  n'est  pas  moins  usurpée,  car  il  la  perdrait  si  sa  faute 
était  connue.  Elle  est,  dans  une  certaine  mesure,  un  vol  fait  au 
public,  puisqu'elle  porte  avec  elle  des  avantages  qui  vont  à  un  moins 
digne,  au  détriment  peut-être  d'un  plus  digne.  C'est  donc,  dans 
cette  hypothèse,  comme  dans  la  précédente,  faire  œuvre  utile  que 
de  révéler  la  vérité.  C'est  remplir  encore  envers  le  public  un  de- 
voir d'assistance.  —  Le  devoir  est-il  vraiment  le  même  ?  A-t-il  les 
mêmes  caractères?  Le  service  que  je  rends  est  petit  et  indéterminé. 
Le  mal  que  je  fais  est  immense.  Je  détruis  le  bonheur  de  toute  une 
famille.  Je  fais  plus  :  je  retire  au  père  de  famille  l'autorité  dont  il 
a  besoin  pour  remplir  ses  devoirs  envers  ses  enfans  ;  car  je  lui  dé- 
robe leur  respect,  sans  lequel  l'autorité  paternelle  n'est  rien.  Je 
mets  enfin  à  néant,  pour  une  tache  unique,  tous  les  titres  que  ma 
victime  a  pu  conquérir,  par  une  longue  série  d'actions  honorables, 
à  l'estime  de  nos  concitoyens. 

Qu'importe?  dira-t-on  :  il  ne  s'agit  ici  que  des  intérêts  d'un  in- 
dividu et  d'une  famille.  Le  devoir  fait  abstraction  des  raisons  d'uti- 
lité. Fais  ce  que  dois,  advienne  que  pow^ra.  —  On  oublie  que  le 
devoir  d'assistance,  —  et  on  ne  peut  pas  invoquer  un  autre  devoir,  — 
a  précisément  pour  objet  des  acte^  utiles,  soit  à  quelques-uns,  soit 
à  tous.  Les  raisons  d'utilité,  loin  de  pouvoir  être  écartées,  sont  ici 
dominantes. 

Non,  dira-t-on  encore  :  la  révélation  d'une  vérité  qui  fait  cesser 
une  usurpation  d'honneur,  c'est-à-dire  un  véritable  vol,  n'est  pas  un 
devoir  de  pure  assistance,  c'est  un  devoir  de  stricte  justice,  contre 
lequel  ne  saurait  prévaloir  aucune  considération  d'un  autre  ordre. 
—  On  donne  ici  au  devoir  de  justice  une  extension  contraire  à  sa 
définition  juridique,  comme  à  sa  conception  philosophique.  D'homme 
à  homme,  dans  cette  «  société  générale  du  genre  humain  »  que  re- 


LA    PROTECTIOiX    LEGALE    DE    l'iIONNEUR.  669 

connaissait  la  sagesse  antique,  la  justice  n'embrasse  que  des  de- 
voirs négatifs,  absolument  et  universellement  obligatoires.  Elle  n'est 
que  le  respect  d'autrui  et  de  tout  ce  qui  appartient  à  autrui.  Dans 
les  sociétés  plus  restreintes,  dans  la  famille,  dans  l'état,  elle  com- 
prend des  devoirs  positifs,  dont  l'objet  et  le  caractère  sont  déter- 
minés par  les  relations  mêmes  qui  constituent  ces  sociétés.  Le  père 
quand  il  punit  un  enfant  coupable,  le  magistrat  quand  il  condamne 
un  malfaiteur,  font  acte  de  justice;  mais  le  fait  de  venir  en  aide, 
par  la  révélation  d'un  acte  plus  ou  moins  répréhensible,  soit  à  la 
justice  légale,  soit  à  cette  justice  toute  morale  qui  a  son  siège  dans 
les  consciences,  ne  peut  être  qu'un  devoir  d'assistance.  Il  n'a  pas 
le  caractère  strictement  obligatoire  d'un  devoir  Je  justice.  Les  cir- 
constances seules  en  font  un  devoir,  et  ce  n'est  encore  qu'un  devoir 
large,  dont  il  est  permis  de  discuter  dans  chaque  cas,  non-seule- 
ment le  mode  particulier  d'accomplissement,  mais  l'opportunité.  Ce 
sera  souvent  un  acte  libre,  qui  pourra  être  plus  ou  moins  méritoire 
ou  simplement  exempt  de  reproche,  mais  auquel  il  sera  permis  de 
se  soustraire,  sans  avoir  à  rougir  d'aucune  faute.  Ce  pourra  être 
aussi,  dans  certaines  circonstances,  un  acte  contraire  au  devoir  et 
même,  dans  le  sens  propre  du  mot,  un  acte  d'injustice. 

Ici,  en  effet,  le  devoir  de  justice  retrouve  sa  place,  non  pour 
commander  la  dénonciation,  mais  pour  la  condamner.  Je  suis  non- 
seulement  de  bonne  foi,  mais  sûr  de  mon  fait,  quand  je  révèle  un 
secret  d'où  dépend  l'honneur  d'une  famille.  Je  ne  commets  pas 
moins  une  véritable  injustice,  si  je  n'ai  pas  pesé  toutes  les  consé- 
quences de  cette  révélation,  et  si  ces  conséquences  peuvent  être 
telles  qu'elles  dépassent  de  beaucoup  le  juste  châtiment  de  la  faute 
que  je  fais  connaître. 

Même  dans  la  dénonciation  en  forme,  adressée  à  l'autorité  judi- 
ciaire, sur  des  faits  légalement  qualifiés  de  délits  ou  de  crimes,  une 
conscience  scrupuleuse  ne  saurait  faire  abstraction  des  conséquences. 
Et  cependant  le  service  rendu  à  la  société  est  nettement  défini,  et 
je  ne  livre  à  la  justice  qu'un  coupable,  dont  la  responsabilité  est 
également  circonscrite  dans  des  bornes  précises.  Je  n'en  dois  pas 
moins  me  demander  si,  en  appelant  sur  lui  des  poursuites  et  une 
condamnation,  dont  les  plus  extrêmes  rigueurs  sont  strictement 
mesurées  par  le  code  pénal  et  qui  ne  sauraient  l'atteindre  au-delà 
du  terme  de  la  prescription  légale,  le  mal  que  je  ferai  à  lui-même 
et  à  sa  famille  n'est  pas  hors  de  proportion  avec  le  bien  que  la  so- 
ciété pourra  retirer  de  son  châtiment.  Je  dois,  en  un  mot,  tenir 
compte,  non- seulement  de  sa  culpabilité,  mais  de  ce  que  je  puis 
savoir  de  sa  vie  tout  entière,  avant  et  après  sa  faute  ;  car  celle-ci  a 
pu  être  atténuée  par  les  entraînemens  de  son  passé  et  en  partie  ef- 
facée par  ses  efforts  ultérieurs  pour  la  racheter. 


670  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

Combien  la  double  appréciation  des  circonstances  de  la  faute  et 
des  conséquences  de  la  dénonciation  est-elle  plus  obligatoire,  quand 
il  s'agit  d'une  de  ces  fautes  que  le  code  n'a  pas  prévues  ou  que  la 
prescription  soustrait  à  ses  rigueurs,  et  qui  ne  relèvent  que  de  la 
conscience  publique!  Ici,  d'un  côté,  toutes  les  garanties  protec- 
trices de  la  loi  font  défaut,  et,  de  l'autre,  si  le  châtiment,  dans  sa 
forme  propre,  reste  tout  moral,  il  est  sous  l'empire  des  passions  • 
aveugles  auxquelles  obéit  trop  souvent  l'opinion,  et  il  peut  avoir, 
dans  l'ordre  matériel  lui-même,  les  plus  terribles  contre-coups. 
Enfin,  combien  de  fois  les  moyens  de  défense,  d'excuse  et  d'atté- 
nuation ne  manqueront-ils  pas,  alors  même  qu'ils  auront  toute 
liberté  de  se  produire  et  de  se  discuter  dans  un  procès  public?  Ces 
fautes  que  la  loi  ne  peut  atteindre,  par  suite  de  leur  caractère  in- 
déterminé ou  de  la  longueur  du  temps  écoulé  depuis  qu'elles  ont 
été  commises,  sont  les  plus  difficiles  à  établir  ou  à  expliquer,  soit 
en  elles-mêmes,  soit  dans  l'ensemble  de  leurs  circonstances.  Sou- 
vent on  ne  réussira,  de  part  et  d'autre,  qu'à  faire  naître  et  à  entre- 
tenir le  doute.  Or,  devant  la  justice,  le  doute  profite  à  l'accusé; 
mais  devant  l'opinion,  par  suite  d'une  malignité  naturelle,  il  profite 
surtout  à  l'accusateur. 

L'un  des  pires  effets  de  ces  révélations,  même  lorsqu'elles  sont 
le  mieux  fondées  et  qu'elles  ne  s'inspirent  que  de  motifs  désinté- 
ressés, c'est  qu'elles  ne  mettent  pas  seulement  en  cause  la  véracité 
de  l'accusateur  et  l'honneur  de  l'accusé  ;  elles  rejaillissent  presque 
toujours  sur  des  tiers  par  les  débats  qu'elles  provoquent.  Elles  en- 
traînent la  divulgation  de  douloureux  secrets  de  famille,  et  s'il  s'agit 
de  la  propre  famille  de  l'accusé,  elles  pourront  le  mettre  dans  la 
cruelle  alternative  de  sauver  son  honneur  aux  dépens  de  l'honneur 
des  siens  ou  de  sacrifier  le  premier  au  second. 

Nous  avons  supposé  jusqu'ici  des  allégations  bien  fondées  et  pro- 
duites de  bonne  foi,  dans  une  intention  honorable;  mais  on  ne  peut 
compter,  dans  la  réalité,  sur  la  réunion  de  ces  trois  conditions.  On 
ne  joue  pas  volontiers  le  rôle  d'accusateur  dans  un  pur  esprit  de 
justice.  Il  faut,  si  l'on  est  ou  si  l'on  prétend  rester  honnête,  y  être 
poussé  par  quelque  passion,  dont  l'effet  le  plus  ordinaire  sera  de 
fausser  le  jugement  et  d'altérer  la  bonne  foi.  On  croit  aisément  ce 
qu'on  désire  croire  ;  on  est  facile  sur  les  témoignages  et  sur  les 
preuves.  On  est  facile  aussi  sur  les  mobiles  d'une  révélation  qu'on  a 
plaisir  à  faire.  Ceux  mêmes  qui  ne  s'en  font  pas  honneur  comme 
d'un  acte  de  justice  aiment  à  n'y  voir  qu'une  anecdote  innocemment 
piquante.  Les  uns  s'en  exagèrent  à  eux-mêmes  la  gravité,  les  au- 
tres l'atténuent;  des  deux  côtés,  on  fait  effort  en  sens  contraire 
pour  se  dissimuler  ce  qu'un  tel  acte  peut  avoir  d'odieux. 

Soit,  dira-t-on  :  du  moment  qu'on  trompe  les  autres  en  se  trom- 


LA    PROTECTION    LÉGALE    DE    l'hONNEUR.  671 

pant  soi-même,  on  est  sans  droit  ;  mais  le  droit  subsiste  toujours 
quand  il  est  exercé  en  toute  sincérité  et  en  toute  honnêteté.  —  Oui, 
s'il  s'agissait  de  pure  morale,  mais  la  sphère  du  droit  est  diffé- 
rente. Elle  n'est  pas  étrangère  à  la  morale,  puisqu'elle  y  trouve  son 
point  d'appui  ;  elle  ne  comprend  que  des  actes  dont  le  libre  accom- 
plissement, dans  ses  conditions  générales,  peut  intéresser  la  morale  ; 
mais  elle  n'exige  pas  l'approbation  particulière  de  la  morale  pour 
chacun  de  ces  actes  pris  en  lui-même.  Le  droit  n'est  pas  une  simple 
faculté,  reconnue  et  consacrée  par  la  morale;  c'est  une  faculté  qui 
s'impose  au  respect  d'autrui.  Or  le  respect  d'autrui  ne  serait  jamais 
assuré  s'il  devait  être  précédé  d'un  jugement,  non  sur  les  actes 
extérieurs  et  manifestes  de  la  faculté  à  laquelle  il  s'applique,  mais 
sur  les  mobiles  intérieurs,  toujours  plus  ou  moins  douteux,  de  ces 
actes.  Un  intérêt  moral  consacre  les  droits  de  la  propriété  :  il  ne 
restreint  pas  ces  droits  au  bon  usage  de  la  propriété.  L'intérêt  so- 
cial, qui  est  également  un  intérêt  moral,  veut  que  les  abus  commis 
par  les  fonctionnaires  publics  et  les  crimes  ou  les  délits  commis  par 
des  particuliers  puissent  être  librement  dénoncés  ;  il  n'exclut  du 
droit  qu'il  consacre  que  les  dénonciations  calomnieuses;  il  n'en 
exclut  pas  les  dénonciations  qui  ne  sauraient  prouver  l'entière  pu- 
reté de  leurs  mobiles.  Si  un  intérêt  du  même  ordre  autorisait  les 
dénonciations  sur  des  actes  de  la  vie  privée  qui  ne  sont  pas  légale- 
ment punissables,  il  leur  laisserait  la  même  latitude  :  elles  ne  sor- 
tiraient du  droit,  quels  que  fussent  leurs  mobiles,  que  si  elles 
étaient  convaincues  d'imposture. 

>^ous  avons  admis  des  cas  où  de  telles  dénonciations  peuvent 
devenir  légitimes,  parce  qu'elles  répondent  à  des  devoirs  précis 
envers  la  société.  Elles  pourraient  encore  se  justifier  par  des  de- 
voirs envers  nos  amis  ou  nos  proches,  si  elles  avaient  pour  but  de 
les  éclairer  sur  les  dangers  que  leur  fait  courir  une  confiance  mal 
placée.  Elles  seraient,  dans  ce  dernier  cas,  d'autant  plus  légitimes 
qu'elles  ne  comporteraient  pas  la  publicité  qui  fait  seule,  propre- 
ment, de  ce  genre  de  révélations,  une  atteinte  à  la  considération 
bien  ou  mal  acquise.  Une  seule  cause  pourrait  les  rendre  illicites  : 
ce  serait  la  révélation  d'un  secret  professionnel.  Il  y  aurait  ici  un 
de  ces  conflits  de  devoirs  pour  lesquels  il  est  téméraire  de  poser 
d'avance  des  règles  générales,  et  dont  la  solution,  quelle  qu'elle 
soit,  dans  chaque  cas  particulier,  peut  laisser  indécises  les  con- 
sciences les  plus  éclairées  et  les  plus  droites.  J'admire,  mais  je  ne 
saurais  imiter  l'assurance  du  casuiste  qui  n'hésitera  pas,  soit  à 
condamner,  soit  à  absoudre  la  révélation  d'une  maladie  honteuse 
par  le  médecin  qui  l'a  soignée,  quand  cette  révélation  est  faite  à 
un  ami  pour  soustraire  sa  fille  à  la  souillure  physique  et  morale 
d'un  mariage  indigne. 


672  REVUE  DES    DEUX    MONDES, 

En  dehors  de  ces  cas,  qui  sont  exceptionnels,  l'honneur  privé, 
quelle  qu'en  soit  la  valeur  en  lui-même  et  dans  son  origine,  doit 
être  à  l'abri  de  toute  atteinte.  On  a  pu  railler  ce  qu'il  y  a  d'ex- 
cessif dans  la  maxime  que  «  la  vie  privée  doit  être  murée.  »  La  vie 
privée  est,  en  même  temps,  la  vie  de  société.  Elle  est  largement 
ouverte  à  toutes  les  relations,  non-seulement  d'amitié,  mais  de  con- 
venance. Les  plus  solitaires  ne  pourront  tellement  s' emryiurer  qu'ils 
échappent  à  tout  regard  indiscret  et  à  toute  révélation  maligne.  Les 
curiosités  et  les  médisances  du  monde  peuvent  être,  au  point  de 
vue  de  la  morale,  plus  ou  moins  innocentes  ou  plus  ou  moins  blâ- 
mables :  elles  violent  le  droit  quand  elles  tendent  à  détruire,  par 
une  révélation  publique,  en  dehors  des  exceptions  qui  pourraient 
autoriser  une  telle  révélation,  une  considération  justement  ou 
même  injustement  acquise,  et,  dans  ce  cas,  toutes  les  preuves 
qu'elles  pourraient  offrir  de  leur  véracité  ne  les  rendraient  pas 
plus  légitimes. 

IV. 

La  considération  personnelle  doit  être  assurée  de  respect.  L'hon- 
neur héréditaire  a  les  mêmes  droits.  Il  ne  doit  être  flétri  ni  dans  le 
fils  ni  dans  aucune  des  générations  qui  suivront,  tant  qu'elles  s'en 
montreront  jalouses.  Le  respect  qui  lui  est  dû  comporte  sans  doute 
les  mêmes  exceptions  que  le  respect  de  l'honneur  personnel.  Il 
s'abaisse  devant  l'obligation  d'un  service  à  rendre,  soit  à  la  so- 
ciété, soit  à  nos  proches  ou  à  nos  amis.  Un  nom  honoré  est  une 
force  dont  on  peut  abuser  pour  acquérir  une  influence  dangereuse 
ou  pour  obtenir  d'injustes  avantages.  Il  peut  donc  être  permis, 
dans  un  péril  pressant,  de  le  dépouiller  de  son  prestige  usurpé. 
L'exception  relative  aux  fonctionnaires  publics  ou  aux  malfaiteurs 
ne  trouve  plus  ici  son  application,  puisqu'ils  ne  seraient  plus  per- 
sonnellement en  cause  ;  mais  une  autre  exception  en  prend  la  place  : 
c'est  celle  des  droits  de  l'histoire.  L'historien  est  un  justicier,  et  sa 
justice  doit  pouvoir  s'exercer  librement,  soit  dans  ses  récits,  soit 
dans  ses  jugemens,  à  l'égard  de  tous  les  faits  qui  rentrent  dans  le 
cadre  qu'il  s'est  choisi.  Son  droit,  comme  celui  du  dénonciateur  de- 
vant la  justice  pénale,  n'a  d'autre  limite  que  la  calomnie  intention- 
nelle. 

L'historien  n'est  respectable  toutefois  que  s'il  fait  œuvre  d'histo- 
rien. Celui  qui,  dans  un  récit  historique,  introduirait  hors  de  tout 
propos  un  personnage  obscur  dans  le  seul  dessein  de  flétrir  un  de  ses 
descendans,  ne  pourrait  se  prévaloir  des  droits  de  l'histoire.  A  plus 
forte  raison,  celui  qui,  dans  un  écrit  quelconque,  évoquerait,  pour 
déshonorer  un  contemporain  dans  sa  famille  et  dans  son  nom,  un 


LA    PROTECTION    LEGALE   DE    l' HONNEUR.  673 

souvenir  d'ordre  tout  privé,  ne  pourrait  dire  pour  sa  justification  : 
c'est  de  l'histoire!  Ici  il  n'y  aurait  qu'une  agression  contre  l'hon- 
neur d'un  vivant,  et  l'offensé,  à  quelque  date  que  remontât  le  sou- 
venir évoqué,  aurait  le  droit  d'en  demander  réparation. 


V. 


La  considération  personnelle  ou  héréditaire  n'est  pas  seulement 
atteinte  par  des  imputations  formelles  :  elle  souffre  aussi,  et  quel- 
quefois plus  gravement,  parce  que  la  défense  lui  est  plus  difficile, 
par  des  insinuations,  par  des  propos  ou  des  gestes  injurieux.  De 
telles  attaques,  quel  qu'en  soit  le  fondement  ou  le  mobile,  ne  sau- 
raient s'autoriser  des  mêmes  exceptions  qui  peuvent  rendre  légi- 
time une  accusation  directe.  Il  peut  être  permis  de  dénoncer  un 
fait  déshonorant  ;  mais  le  droit  n'existe  et  ne  peut  se  justifier  qu'à 
la  condition  de  s'exercer  ouvertement  et  sans  détour. 

L'injure  est  toujours  illicite,  alors  même  qu'elle  a  le  caractère  et 
l'excuse  d'un  acte  de  courage;  l'insinuation  peut  être,  dans  cer- 
tains cas,  l'exercice  d'un  droit  ou  même  l'accomplissement  d'un 
devoir.  Elle  est  quelquefois,  sous  un  régime  tyrannique,  la  suprême 
ressource  de  ceux  qui  se  font  un  devoir  de  faire  connaître  des  vé- 
rités déplaisantes  pour  les  puissans,  utiles  pour  tous.  L'artifice  qui 
s'y  déploie  est  plus  qu'une  preuve  d'esprit  ou  de  courage;  c'est 
un  effort  d'honnêteté  et  de  patriotisme. 

On  range  encore  parmi  les  atteintes  à  l'honneur,  non  plus  des 
écrits,  des  paroles  ou  des  gestes,  mais  certains  actes  qui  n'ont  pas 
besoin  d'une  dénonciation  pour  déshonorer  leurs  auteurs,  tous  les 
actes,  en  un  mot,  où  se  montrent  publiquement  des  vices  honteux  : 
l'improbité,  la  lâcheté,  la  cruauté,  la  débauche.  On  y  range  même 
d'autres  actes,  dont  les  auteurs  n'échappent  pas  à  une  juste  flétris- 
sure, mais  qui  sont,  en  même  temps,  considérés  comme  déshono- 
rans  pour  leurs  victimes  elles-mêmes  :  l'adultère,  à  l'égard  de 
l'époux  trompé,  et,  à  l'égard  des  femmes  et  de  leurs  familles,  le 
viol,  la  séduction,  l'abandon.  Les  coupables  sont  qualifiés,  d'une 
manière  générale,  de  «  larrons  d'honneur.  »  Cette  idée  d'un  hon- 
neur passif,  en  quelque  sorte,  qui  dépendrait,  non  des  actes  accom- 
plis, mais  des  actes  subis,  n'est  pas  un  pur  préjugé.  Elle  atteste  le 
haut  prix  qui  s'attache  à  la  chasteté  des  femmes  et  la  solidarité  des 
devoirs  qui,  dans  le  mariage  et  dans  la  famille,  en  font,  pour  cha- 
cun, l'objet  de  la  plus  jalouse  vigilance.  L'honneur,  ainsi  entendu, 
est  l'expression,  je  ne  dirai  pas,  avec  M.  Alexandre  Dumas,  d'un 
«  capital,  »  mais  d'un  droit,  dont  le  respect  doit  être  assuré,  non- 

TOME  LXXXIV.   —  1887.  /i3 


674  RETDE   DES   DEUX   MONDES. 

seulement  devant  l'opinion,  mais  devant  la  loi,  par  des  garanties 
spéciales. 

VI. 

Tout  droit  reste  imparfait  et  boiteux  tant  qu'il  n'est  pas  déter- 
miné, garanti  et  protégé  par  la  loi  et  par  les  pouvoirs  qui  la  repré- 
sentent. L'honneur  ne  fait  pas  exception;  mais,  de  tous  les  droits, 
c'est  celui  qui  a  toujours  trouvé,  dans  l'état  légal,  l'ajipui  le  moins 
assuré.  Dans  notre  législation,  nul  article  d'aucun  code  n'en  donne 
une  définition  exacte  et  précise  ;  nulle  juridiction  n'a  réussi  à  répri- 
mer d'une  façon  à  la  fois  équitable  et  efficace  les  outrages  qu'il  peut 
subir.  La  justice  civile  lui  fait  attendre,  après  de  longs  délais  et 
des  débats  plusieurs  fois  renouvelés,  en  première  instance,  en  ap- 
pel, en  cassation,  où  il  reçoit  le  plus  souvent  de  nouvelles  et  plus 
graves  atteintes,  une  réparation  presque  toujours  insuffisante.  En 
police  correctionnelle,  les  délais  sont  un  peu  plus  courts;  mais 
l'honneur  y  est  exposé  aux  mêmes  périls,  de  la  part  des  témoins 
ou  des  avocats,  et  la  réparation  qu'il  peut  espérer  n'est  ni  plus 
sûre  ni  plus  efficace.  La  juridiction  des  cours  d'assises  abrège  éga- 
lement les  délais,  mais  le  résultat  est  encore  plus  incertain  et,  dans 
l'hypothèse  la  plus  favorable,  la  réparation  n'a  pas  plus  de  valeur. 
La  tendance  habituelle  du  jury  est  d'acquitter  également  l'offen- 
seur et  l'offensé  :  le  premier  pour  son  offense,  quelle  qu'en  soit  la 
gravité,  le  second  pour  la  vengeance  qu'il  en  a  tirée,  fut-ce  par  le 
meurtre.  Le  code  pénal  lui-même  déclare  «  excusable,  »  et,  par 
suite,  exempt  de  toute  peine,  le  meurtre  commis  par  un  mari  sur 
sa  femme,  s'il  l'a  surprise  en  flagrant  délit  d'adultère. 

En  signalant  de  nouveau  l'insuffisance  des  garanties  légales  en 
matière  d'honneur,  nous  ne  faisons  que  constater  l'incompétence 
de  l'état  dans  tout  ce  qui  touche  à  l'ordre  moral  proprement  dit. 
Cette  incompétence,  toutefois,  no  doit  être  considérée  que  comme 
relative.  Partout  où  il  y  a  des  droits,  quel  qu'en  soit  l'objet,  l'ordre 
légal  ne  saurait  abdiquer.  11  peut  n'offrir  qu'une  protection  impar- 
faite, mais  il  doit  offrir  toute  la  protection  compatible  avec  ses  con- 
ditions propres. 

Les  conditions  de  la  protection  légale,  en  ce  qui  concerne  l'hon- 
neur, se  rapportent  à  la  loi,  à  la  juridiction,  à  la  réparation. 

La  loi,  nous  l'avons  reconnu,  ne  peut  enfermer  l'honneur  dans 
des  définitions  précises  ;  mais  elle  peut  définir  les  cas  dans  lesquels 
il  reçoit  sa  garantie. 

La  règle  générale  qui  attache  le  droit  de  l'honneur  au  seul  fait 
de  la  considération  acquise,  quelle  qu'en  soit  l'origine  ou  la  valeur 


LA    PROTECTION    LEGALE   DE   l'hONiNEUR.  675 

morale,  s'impose  au  droit  positif,  plus  sûrement  encore  qu'au  droit 
naturel.  Le  droit  positif  ne  s'applique  directement  qu'aux  faits  ex- 
térieurs; il  n'entre  que  d'une  manière  indirecte  et  restreinte  dans 
l'ordre  tout  intérieur  des  sentimens,  des  pensées,  des  intentions. 
Cette  condition  du  droit  positif  est  même,  par  suite  des  liens  qui 
lui  subordonnent,  dans  une  certaine  mesure,  le  droit  naturel,  une 
raison  de  plus  pour  que  le  droit  naturel  lui-même  soit  obligé,  dans 
la  plupart  des  cas,  de  faire  abstraction  de  la  façon  dont  l'honneur 
a  été  acquis. 

Le  droit  positif,  comme  le  droit  naturel,  garantit  également  l'hon- 
neur personnel  et  l'honneur  héréditaire,  et  il  protège  l'un  et  l'autre 
contre  la  diffamation,  l'injure,  les  insinuations  malveillantes.  Les 
exceptions  sont  aussi  les  mêmes.  Le  droit  positif  est  directement 
intéressé  dans  celles  que  nous  avons  indiquées  en  premier  lieu  :  la 
révélation  des  abus  commis  par  les  fonctionnaires  publics  et  la 
dénonciation  des  crimes  ou  des  délits.  Ces  deux  exceptions  ont,  en 
effet,  leur  base,  soit  dans  les  institutions  politiques  et  administra- 
tives, soit  dans  la  loi  pénale.   Nous  y  avons  ajouté   une  troisième 
exception,  pour  laquelle  le  droit  positif  semble  beaucoup  moins 
compétent  :  les  imputations  portant  sur  des  faits   étrangers  aux 
fonctions  publiques  et  en  dehors  des  prévisions  du  code  pénal,  dans 
le  cas  où  un  devoir  déterminé  serait  intéressé  à  leur  révélation. 
Rien  de  plus  délicat  que  l'appréciation  d'un  tel  ordre  de  faits  ;  rien 
qui  paraisse  davantage  exclure  toute  action  légale  et  relever  de  la 
seule  juridiction  des  consciences.  11  y  a,  toutefois,  dans  les  impu- 
tations dont  il  s'agit,  l'exercice  ou  l'abus  d'un  droit,  et  un  tel  droit 
touche  à  de  trop  graves  intérêts,  de  l'ordre  matériel  comme  de 
l'ordre  moral,  pour  qu'il   échappe  entièrement  aux  déterminations 
et  aux  garanties  légales.  Nous  croyons  que  la  loi  doit  le  reconnaître 
dans  sa  généralité,  en  laissant  aux  tribunaux  le  soin  d'apprécier  les 
circonstances  particulières  qui  peuvent  seules  en  déterminer  la  légi- 
timité ou  l'abus.  L'appréciation  est  d'ailleurs  possible,  sans  sortir 
des  limhes  propres  de  l'ordre  légal.  L'ordre  légal,  en  effet,  dans 
l'exercice  du  pouvoir  judiciaire,  ne  peut  s'abstenir  entièrement  d'en- 
trer dans  la  considération  des  intentions.  Il  y  entre  avec  plus  de 
réserve  que  la  psychologie  ou  la  morale  ;  il  n'en  autorise  l'affirma- 
tion ou  la  négation  que  d'après  leurs  indices  les  plus  manifestes.  Il 
n'exigera  pas,  pour  admettre  la  preuve  d'un  fait  déshonorant,  que 
le  dénonciateur  justifie   de  l'entière  pureté  de  ses  intentions;  il 
recherchera  seulement  si  un  devoir  est  intéressé  dans  la  dénon- 
ciation et  si  elle  porte  en  elle-même  l'apparence  de  la  bonne  foi. 
Les  débats  judiciaires,  dans  les  questions  de  toute  nature,  appellent 
sans  cesse  une  semblable  recherche  :  il  n'y  a  aucune  raison  pour 
qu'elle  leur  soit  soustraite  en  matière  d'honneur. 


676  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


VII. 


Cette  immixtion  inévitable  de  l'ordre  judiciaire  dans  l'ordre  mo- 
ral est  la  principale  raison  d'être  de  l'institution  du  jury  et  le  meil- 
leur argument  de  ceux  qui  en  réclament  l'extension  en  toute  ma- 
tière, civile  ou  pénale.  Le  jury  est,  en  effet,  de  toutes  les  institutions 
publiques,  la  moins  officielle  en  quelque  sorte,  celle  qui  repré- 
sente le  mieux,  à  côté  des  décisions  abstraites  et  générales  de  la 
loi,  le  jugement  de  la  conscience.  Dans  les  questions  d'honneur 
surtout,  où  la  conscience  parle  toujours  plus  haut  et  plus  claire- 
ment que  la  loi,  nulle  juridiction  ne  saurait  valoir  celle  du  jury. 
Il  est  impossible  de  se  dissimuler  cependant  combien,  dans  notre 
pays,  cette  juridiction  s'est  montrée  impuissante,  pour  cet  ordre 
de  questions  particulièrement, à  protéger  les  intérêts  moraux  et  ma- 
tériels dont  elle  est  l'arbitre.  Un  double  défaut  la  vicie  dans  son 
fonctionnement  général  :  un  niveau  trop  peu  élevé  et  un  cadre  trop 
uniforme.  Ce  double  défaut  est  une  des  conséquences  de  ce  «  para- 
doxe de  l'égalité,  »  si  justement  et  si  opportunément  mis  en  cause 
par  un  écrivain  libéral  et  sensé  (1).  De  ce  que  tous  les  citoyens  ont 
des  droits  égaux,  nous  en  concluons  que  tous  les  citoyens  sont 
aptes  à  faire  des  jurés,  et  qu'ils  doivent  également,  pour  tout  ordre 
de  questions,  concourir  à  former  un  seul  et  même  jury.  Tous  les 
jurés  inscrits  sur  une  même  liste  sont,  en  effet,  considérés  comme 
tellement  égaux  que  le  sort  seul  choisit  entre  eux  ;  mais  il  ne  s'en- 
suit pas  que  toutes  les  listes  de  jurés  doivent  être  uniformément 
égales  et  embrasser,  dans  leur  ensemble,  l'universalité  des  citoyens. 
Le  jury  représente  la  conscience,  mais  la  conscience  éclairée  et 
diversement  éclairée,  suivant  la  nature  des  questions  sur  lesquelles 
elle  est  appelée  à  prononcer. 

Nous  ne  voulons  pas  discuter  ici,  à  propos  d'une  question  par- 
ticulière, les  garanties  générales  de  capacité  qui  devraient  être  de- 
mandées au  jury.  Nous  voulons  seulement  justifier,  pour  les  affaires 
d'honneur,  l'institution  d'un  jury  spécial  ou  plutôt  de  jurys  spé- 
ciaux. 

Le  nom  de  droit  commun  a  un  tel  prestige  que  les  protestations 
s'élèvent  de  tous  côtés,  comme  d'elles-mêmes,  dès  qu'on  laisse 
soupçonner  l'intention  de  proposer  une  juridiction  exceptionnelle. 
Nous  possédons  cependant,  et  même  en  assez  grand  nombre,  des 
institutions  de  ce  genre  :  les  conseils  de  guerre,  les  tribunaux  de 
commerce,  les  tribunaux  administratifs,  les  conseils  investis  d'une 
juridiction  disciplinaire  pour  certains  ordres  de  professions  ou  de 

(1)  Le  Paradoxe  de  l'égalité,  par  M.  Paul  Laffite. 


LA   PROTECTION    LÉGALE    DE   l'hONNEDR.  677 

fonctions.  Ces  derniers  conseils  ont  même  le  caractère  de  jurys 
d'honneur  pour  les  actes  qui  leur  sont  déférés  comme  entachant  la 
dignité  de  telle  profession  ou  de  telle  fonction.  L'institution  de  jurys 
spéciaux  pour  toutes  les  affaires  d'honneur  serait  une  extension 
légitime  de  cette  juridiction  disciplinaire,  contre  laquelle  nul  ne 
songe  à  protester  au  nom  du  droit  commun. 

La  juridiction  disciplinaire  n'est  appelée  à  connaître  que  des 
fautes  directement  commises  par  un  avocat,  un  magistrat,  un  pro- 
fesseur, contre  son  honneur  et  l'honneur  du  corps  auquel  il  appar- 
tient :  les  procès  qui  ont  pour  objet  la  dénonciation  de  ces  mêmes 
fautes  ou  de  fautes  du  même  ordre,  imputées  à  d'autres  catégories 
de  personnes,  sont  renvoyées  devant  les  tribunaux  ordinaires.  On 
leur  applique  la  règle  qui  veut  que  la  compétence  du  tribunal  soit 
réglée  par  la  qualité  de  l'accusé.  On  oublie  que,  dans  les  questions 
de  diffamation,  il  y  a,  en  réalité,  deux  accusés,  le  diffamateur  et  le 
diffamé,  et  que  la  situation  du  second  est,  au  fond,  plus  grave  et 
plus  digne  d'égards  que  celle  du  premier.  Nous  commettons  envers 
le  plaignant,  dans  un  procès  en  diffamation,  une  injustice  manifeste, 
quand  nous  prenons  pour  juge  de  son  honneur,  quel  que  soit  son 
rang  ou  sa  situation  dans  la  société  et  dans  l'état,  le  plus'^humble 
tribunal  ou  un  jury  de  douze  citoyens  quelconques,  désignés  par  le 
sort.  La  constitution  a  établi,  pour  toute  accusation  portée  contre 
le  chef  de  l'état  et  les  ministres,  la  plus  haute  des  juridictions: 
celle  du  sénat  :  la  loi  de  la  presse  soumet  l'honneur  du  chef  de  l'état 
et  des  ministres,  dans  les  matières  mêmes  où  l'honneur  du  pays 
y  est  impliqué,  à  la  juridiction  du  jury  ordinaire.  L'honneur  des 
fonctionnaires  de  tout  ordre  relève  également  du  jury  ordinaire, 
sans  souci  des  juridictions  spéciales  qu'ils  ont  le  droit  de  revendi- 
quer ou  le  devoir  de  subir,  quand  ils  sont  l'objet  d'une  accusation 
en  forme.  Des  civils  quelconques,  dans  un  procès  en  diffamation, 
disposent  de  l'honneur  militaire,  pour  lequel  un  conseil  de  mili- 
taires, diversement  composé  suivant  le  grade  de  l'inculpé,  a  tou- 
jours paru,  en  principe,  la  seule  juridiction  légitime. 

II  y  aurait  certainement  une  injustice  d'un  autre  ordre  à  ne  tenir 
compte,  dans  un  tel  procès,  que  de  la  qualité  de  la  personne  dont 
l'honneur  est  en  cause.  Il  faut  aussi  des  garanties  à  celui  qui  est 
poursuivi  comme  diffamateur.  Les  intérêts  d'un  civil,  accusé  de 
diffamation  envers  un  militaire,  seraient  insuffisamment  protégés, 
s'il  ne  devait  être  jugé  que  par  des  militaires.  11  faut  des  jurys 
mixtes  où  les  deux  ordres  d'intérêts  soient  équitablement  repré- 
sentés. Les  jurys  d'honneur,  qui  se  constituent  officieusement  dans 
certains  cas,  offrent  des  modèles  dont  la  loi  devrait  s'inspirer. 

Nous  dépasserions  le  but  que  nous  nous  sommes  proposé  si  nous 
entrions  dans  le  détail  de  la  composition  de  ces  jurys  d'honneur, 


678  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

dont  nous  réclamons  l'institution  légale.  Les  jurés  pourraient,  soit 
être  désignés  par  les  deux  parties,  comme  dans  les  jurys  officieux, 
soit  être  l'objet  d'un  tirage  au  sort,  comme  dans  le  jury  ordinaire, 
sur  des  listes  dressées  d'avance.  Toute  la  différence,  dans  ce  der- 
nier système,  consisterait  à  sulostituer  des  listes  spéciales  à  la  liste 
générale,  par  exemple  pour  le  cas  où  un  magistrat  aurait  été  dif- 
famé par  un  journaliste,  deux  listes,  l'une  de  magistrats,  l'autre 
de  journalistes,  clans  chacune  desquelles  les  jurés  seraient  pris  en 
nombre  égal.  Le  droit  de  récusation  pourrait  d'ailleurs  s'exercer 
dans  les  mêmes  formes.  D'autres  combinaisons  également  légi- 
times pourraient  être  proposées.  Un  seul  point  est  essentiel  :  c'est 
que  toutes  les  conditions  soient  réunies  pour  donner  au  jugement 
qui  sera  rendu,  dans  une  matière  aussi  délicate ,  la  plus  haute 
autorité. 

Vin. 

Nous  ne  voudrions,  pour  l'honneur  offensé,  qu'une  réparation 
purement  civile.  La  mauvaise  foi  et  l'intention  malhonnête  sont 
trop  difficiles  à  établir,  lors  même  que  les  accusations  sont  recon- 
nues mal  fondées,  pour  qu'une  condamnation  pénale  soit  toujours 
assurée  de  l'assentiment  des  consciences.  Une  réparation  civile  sera 
suffisante  si  elle  est  accordée  par  des  juges  dont  les  lumières  et 
l'impartialité  soient  incontestables. 

La  réparation  peut  être  de  deux  sortes  :  morale  ou  matérielle. 
La  réparation  morale  repose  sur  l'autorité  du  jugement  ;  elle  est 
assurée  par  sa  publicité.  Elle  sera  entière  si  la  fausseté  des  impu- 
tations a  pu  être  établie.  Elle  sera  nécessairement  imparfaite  s'il 
subsiste  des  doutes  ou  si  la  preuve  n'a  pu  être  admise. 

Nul  jugement,  si  éclairé  qu'on  le  suppose,  ne  peut  être  certain 
de  dissiper,  en  toute  matière,  toute  obscurité;  mais,  lorsqu'on  a  le 
malheur  de  ne  pouvoir  mettre  son  honorabilité  au-dessus  de  tout 
soupçon,  un  jugement  favorable,  prononcé  par  d'honnêtes  gens, 
même  s'il  contient  ou  s'il  implique  l'aveu  de  quelque  doute,  reste 
toujours  le  plus  haut  témoignage  et  la  meilleure  réparation  que  l'on 
puisse  espérer. 

La  situation  est  plus  pénible  si  les  faits  mêmes  qui  font  l'objet 
de  la  diffamation  n'ont  pu  être  discutés.  Nous  avons  exposé  les  rai- 
sons qui,  en  thèse  générale,  sauf  les  cas  exceptionnels,  doivent 
faire  écarter  une  telle  discussion.  Elle  ne  doit  pas  être  imposée  au 
plaignant  et,  lors  même  qu'il  l'accepte  ou  qu'il  la  réclame,  il  faut 
prévoir  le  cas  où  elle  pourrait  nuire  à  des  tiers.  Il  faut  même  pré- 
voir un  cas  plus  odieux  :  celui  d'une  connivence  entre  le  diffama- 
teur et  le  diffamé  pour  provoquer   un  débat  public  où  l'honneur 


LA    PROTECTION    LEGALE    DE    l' HONNEUR.  679 

d'un  tiers  pourrait  être  impunément  mis  en  cause,  à  son  insu  et  sans 
qu'il  eût  la  possibilité  de  se  défendre.  Il  faut  donc  se  résigner,  dans 
la  plupart  des  procès  en  diffamation,  à  des  jugemens  qui  ne  don- 
nent pleine  satisfaction  à  aucune  des  deux  parties,  puisque  ni  la  vé" 
racité  de  l'une  ni  l'innocence  de  l'autre  n'auront  pu  être  établies. 
De  tels  jugemens  sont-ils  cependant  dèpourv^us  de  toute  valeur 
morale?  Il  en  serait  ainsi  en  l'aljsence  de  tous  considérans  ;  mais 
si  les  verdicts  du  jury  ordinaire  ne  comportent  pas  de  considérans, 
il  en  est  autrement  des  verdicts  d'un  jury  spécial,  dans  une  ma- 
tière spéciale,  où  tout  est  affaire  d'opinion  et  de  sentiment,  et  où 
les  moindres  nuances  ont  parfois  plus  d'importance  que  le  fond. 
Ici,  les  considérans  auront  la  valeur,  sinon  d'un  témoignage  formel 
sur  des  faits  déterminés,  du  moins  d'une  appréciation  générale  du 
caractère  et  de  la  situation  respectives  de  chacune  des  deux  par- 
ties, et  si  le  plaignant  obtient  gain  de  cause,  ils  pourront  indiquer, 
d'une  façon  suffisamment  claire,  le  degré  de  la  réparation  morale 
qui  paraît  due  à  son  honneur. 

La  réparation  morale  se  complète  par  la  réparation  matérielle, 
sous  la  forme  de  dommages -intérêts.  Les  dommages-intérêts  ont 
eux-mêmes,  indirectement,  une  valeur  morale;  car  ils  marquent, 
par  un  signe  sensible,  le  cas  que  font  les  juges  de  l'honneur  dont  ils 
sont  les  arbitres.  Les  juges  anglais  le  comprennent  bien,  quand  ils 
font  varier,  suivant  les  circonstances,  les  dommages-intérêts  d'un 
farthing  à  plusieurs  milliers  de  livres  sterling.  Les  juges  français 
se  sont  toujours  montrés  plus  réservés  dans  la  fixation  du  chiffre 
des  dommages-intérêts.  Ils  semblent  craindre  d'aller  au-delà  de  ce 
qu'exige  la  réparation  du  tort  matériel  causé  par  une  atteinte  à 
l'honneur.  Une  réparation  pécuniaire  ne  s'applique,  en  effet,  pro- 
prement et  directement,  qu'à  ce  genre  de  tort.  Le  tort  moral  et  le 
tort  matériel  sont  même  d'ordre  si  différent  qu'on  semble  montrer 
trop  peu  de  souci  du  premier  quand  on  réclame  une  compensation 
pour  le  second.  En  France,  beaucoup  de  plaignans  en  diffamation, 
et  ce  ne  sont  pas  les  moins  honorables,  affectent  de  ne  pas  demander 
de  dommages-intérêts  ou  de  ne  demander  qu'un  chiffre  insignifiant. 
Peut-être  obéissent-ils  aussi  à  un  autre  mobile  que  le  sentiment 
désintéressé  de  leur  honneur.  Ils  peuvent  craindre,  s'il  demandent 
un  chiffre  élevé,  de  subir,  de  la  part  des  juges,  un  rabais  qui,  en 
pareille  matière,  semblerait  une  diminution  de  leur  honneur.  Un 
tel  rabais  est,  en  effet,  dans  les  habitudes  de  la  magistrature  fran- 
çaise, et  il  est  quelquefois  justifié  par  des  prétentions  exorbitantes, 
il  n'est  pas  moins  très  regrettable  en  lui-même,  s'il  a  pour  effet  d'ar- 
rêter chez  les  plus  dignes,  par  un  excusable  sentiment  de  fierté, 
les  réclamations  les  plus  légitimes.  11  faudrait,  pour  éviter  d'y  don- 
ner lieu,  que  le  plaignant  n'eût  à  formuler  aucune  demande  et  qu'il 


680  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

se  bornât  à  soumettre  au  jury  le  tort  fait  à  son  honneur,  sans  dis- 
tinguer entre  le  tort  moral  et  le  tort  matériel.  Les  jurés  ne  pren- 
draient pour  base,  dans  l'évaluation  de  l'un  et  de  l'autre,  que  leur 
propre  appréciation,  telle  qu'elle  résulterait  des  débats.  Or,  quelle 
que  soit  la  différence  de  nature  entre  le  tort  moral  et  le  tort  maté- 
riel, l'évaluation  du  second  repose  tout  entière  sur  celle  du  pre- 
mier, et  il  ne  faut  pas  craindre  d'étendre  à  l'un  le  degré  de  gra- 
vité que  l'on  reconnaît  à  l'autre. Tout  autre  mode  d'appréciation  est 
arbitraire;  car  il  est  impossible  de  calculer  en  eux-mêmes  les  ef- 
fets matériels  d'une  imputation  diffamatoire  ou  calomnieuse.  Nous 
voudrions  donc  que  le  juge  français,  comme  le  juge  anglais,  se  mon- 
trât très  large  dans  la  fixation  des  dommages-intérêts,  en  ne  tenant 
compte  que  de  la  gravité  de  l'offense.  Il  ne  doit  craindre  ni  de  ma- 
nifester par  là,  sous  une  nouvelle  forme,  son  sentiment  sur  le  tort 
moral,  ni  d'exagérer  la  réparation  du  tort  matériel. 

Un  chiffre  élevé  donnerait  enfin  satisfaction  à  un  troisième  intérêt, 
qui  est  en  cause  dans  tout  procès,  même  de  l'ordre  civil  :  l'intérêt 
social.  La  société  se  protège  elle-même  dans  son  ensemble,  quand 
elle  protège  les  droits  privés.  Elle  souffre  de  toute  violation  d'un  droit 
quelconque,  et  elle  en  souffre  de  toute  façon,  par  le  désordre  qu'ap- 
porte chaque  acte  particulier  d'injustice,  par  la  contagion  d'actes 
semblables  se  suscitant  en  quelque  sorte  les  uns  les  autres,  par  la 
tentation  enfin  qu'éprouvent  les  victimes  de  ces  actes  à  en  tirer 
directement  vengeance,  si  la  réparation  légale  est  trop  lente  ou  pa- 
raît trop  insuffisante.  Ce  dernier  danger  est  surtout  à  craindre  dans 
les  offenses  à  l'honneur,  et  il  ne  peut  être  évité  que  par  une  répa- 
ration exemplaire.  Des  dommages-intérêts  élevés  sont  la  forme  la 
plus  sûre  d'une  telle  réparation.  Ace  titre  encore,  ils  se  recomman- 
dent à  la  sollicitude  des  juges  de  l'honneur. 

Les  jurys  d'honneur  ne  seraient  pas  seulement  compétens  en  ma- 
tière de  diffamation,  ils  devraient  être  appelés  à  prononcer  dans  tous 
les  autres  cas  où  l'honneur  d'une  personne  souffre  du  fait  d'autrui, 
et  leur  sentence,  si  elle  est  favorable,  devrait  avoir  partout  le  double 
caractère  d'une  réparation  morale  et  d'une  réparation  matérielle. 
Nous  avons  indiqué  ces  cas  :  les  injures  par  des  paroles,  des  écrits 
ou  des  gestes,  les  insinuations  malveillantes,  les  actes  qui  ont  pour 
effet  d'entacher  l'honneur  de  leurs  victimes  elles-mêmes.  Il  ne  suffit 
pas  que  ces  derniers  soient  réprimés  par  la  justice  pénale;  ils  ap- 
pellent une  réparation  particulière  pour  le  tort  qu'ils  font  à  l'hon- 
neur d'autrui,  et  cette  réparation  serait  justement  obtenue,  sous  la 
forme  d'un  jugement  spécial,  par  un  de  ces  tribunaux  spéciaux  aux- 
quels devraient  ressortir  toutes  les  questions  d'honneur. 

ÉuiLE  Beaussire. 


LE 


POLITIOLE    ET    LE    POLITICIEN 


On  raconte  que  Glaucon,  fils  d'Ariston,  tourmenté  d'une  ambition 
aussi  précoce  que  généreuse,  aspira  dès  sa  plus  tendre  jeunesse  à  de- 
venir un  personnage  dans  Athènes  et  quelque  chose  dans  l'état.  Il  se 
promettait  d'arriver  par  degrés  aux  plus  grandes  charges,  d'être  avant 
peu  un  autre  Thémistocle,  un  autre  Périclès.  Il  n'avait  pas  encore  vingt 
ans  qu'on  l'entendait  discourir  dans  les  assemblées.  Prompt,  hardi,  dé- 
cisif, il  s'attribuait  une  compétence  universelle,  avait  une  opinion  sur 
les  points  les  plus  controversés.  Le  plus  malheureux  des  hommes  est 
celui  qui  a  un  discours  tout  prêt  et  qui  ne  trouve  pas  à  le  placer. 
Glaucon  prenait  d'assaut  la  tribune,  et  les  huissiers  devaient  user  ou 
de  finesse  ou  de  violence  pour  l'en  faire  descendre.  Ses  amis  lui  repré- 
sentaient en  vain  qu'il  se  rendait  ridicule,  il  ne  sentait  que  le  ridicule 
des  autres. 

11  rencontra  un  jour  Socrate,  et  Socrate  s'appliqua  à  lui  démontrer 
que  la  politique  est  une  science,  qu'il  est  encore  plus  difficile  de  gou- 
verner une  cité  qu'une  maison,  que  cela  demande  quelque  étude,  une 
certaine  préparation,  qu'il  est  dangereux  de  discourir  d'un  ton  d'oracle 
sur  des  choses  qu'on  ignore,  qu'on  s'attire  par  là  plus  de  blâme  que  de 
louanges,  plus  de  mépris  que  de  considération.  Bref,  Socrate  raisonna 
Glaucon,  le  confessa,  le  pressa  si  vivement  par  ses  petites  questions 
courtes  qu'il  lai  arracha  l'aveu  de  ses  ignorances.  Cet  adolescent 
éprouva  quelque  embarras,  son  embarras  se  tourna  en  confusion,  sa 
confusion  en  repentir,  et  il  renonça,  pour  quelque  temps  du  moins,  à 
se  mêler  des  affaires  publiques.  Cette  histoire  ressemble  à  un  conte  de 
fées;  il  est  vrai  qu'elle  se  passait  il  y  a  plus  de  deux  mille  ans,  et  que 


682  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

dans  ce  temps  le  monde  était  plus  jeune.  Depuis  lors,  il  a,  sinon  beau- 
coup marché,  du  moins  beaucoup  roulé,  et  les  Glaucon  ne  rougissent 
plus  de  leurs  péchés.  Ils  ont  un  front  d'airain,  une  imperturbable  as- 
surance, un  invincible  entêtement,  et  s'il  leur  arrivait  de  rencontrer 
un  Socrate  qui  entreprît  de  les  confesser,  la  confusion  serait  pour  So- 
crate. 

Un  savant  professeur  de  droit  à  l'université  de  Munich,  M.  Franz  de 
Holtzendorf,  correspondant  de  l'Institut  de  France,  est  convaincu, 
coaime  Socrate,  que  la  politique  est  une  science  et  qu'il  faut  avoir 
appris  beaucoup  de  choses  pour  gouverner  un  état.  Il  a  essayé  de  dé- 
montrer sa  thèîe  dans  un  livre  qui  vient  d'être  iraduit  en  français  (1). 
Lîs  polili^ues  trouveront  peut-ê  re  qu'il  se  montre  fort  exigeant,  qu'il 
leur  demande  plus  qu'ils  ne  peuvent  donner.  Socrate,  qui  procédait 
plus  simplement  qu'un  professeur  de  Munich,  se  contentait  de  dire  à 
Glaucon  :  «  Tu  veux  nous  gouverner.  Le  devoir  d'un  homme  d'état  est 
de  rendre  sa  patrie  plus  prospère  et  plus  glorieuse.  Sais-tu  comment 
il  faut  s'y  prendre  pour  enrichir  un  peuple,  quel  est  le  meilleur  sys- 
tème d'impôts,  le  meilleur  moyen  d'accroître  les  revenus  d'Athènes  et 
de  relever  ses  finances?  Si  nous  étions  en  guerre  avec  nos  voisins, 
saurais-tu  dire  avec  quelque  précision  quel  est  leur  fort  et  leur  faible 
et  en  quoi  nous  leurs  sommes  supérieure?  Si  nous  voulions  envoyer 
quelque  paît  une  colonie,  as-tu  voyagé?  Connais-tu  les  pays  lointains, 
leur  climat,  leurs  ressources,  les  chances  qu'auraient  nos  colons  d'y 
prospérer?  » 

Si  Glaucon  avait  rencontré  dans  l'agora  d'Athènes  M.  de  Holtzendorf 
et  qu'il  fût  entré  en  propos  avec  lui,  sa  confusion  eût  redoublé.  Le  sa- 
vant professeur  lui  aurait  dit  :  «  Les  impôts  et  les  colonies  ont  leur 
importance,  mais  ce  ne  sont  que  des  points  secondaires.  Un  homm« 
qui  aspire  à  gouverner  un  peuple  doit  se  dire  qu'un  gouvernement  a 
charge  d'âmes  et  au  moins  trois  missions  à  remplir.  Jaloux  de  la  gran- 
deur de  son  pays,  un  vrai  politique  s'identiQe  avec  ses  intérêts  et  ses 
traditions,  dont  il  a  fait  une  étude  approfondie.  Il  le  met  en  état  d'af- 
fronter tous  les  hasards,  de  se  défendre  victorieusement  contre  les  en- 
treprises de  ses  voisins.  11  prévoit  tous  les  cas,  tous  les  accidens  pos- 
sibles, et  il  faut  avoir  étudié  le  passé  pour  prévoir  l'avenir.  Mais  la 
politique  du  dehors  n'est  rien  sans  la  politique  du  dedans.  Un  vrai 
gouvernement  est  le  défenseur  de  la  paix  publique,  l'arbitre  des  partis 
et  de  leurs  querelles,  le  garant  des  droits  de  chacun  et  surtout  du 
droit  des  faibles,  et  il  est  de  son  devoir  de  protéger  les  minorités  contre 
la  tyrannie  d'une  majorité  oppressive.  Enfin  il  doit  travailler  à  la  civi- 


(5)  Principes  de  la  politique,  introduction  à  l'élude  du  droit  public  conteiiiporciin,par 
Franz  de  Holtzendorf.  Traduction  de  M.  Ernest  Letir,  conseil  de  l'ambassade  de  France 
en  Suisse.  Hambourg,  1887. 


LE    POLITIQUE    ET    LE    POLITIGIEX.  683 

lisation  ou  à  ce  qu'on  appelle  à  Munich  le  perfectionnement  social.  Il 
est  tenu  de  veiller  sur  les  intérêts  des  classes  souffrantes,  d'accroître 
la  richesse  de  la  nation  par  de  sages  mesures  économiques,  d'augmenter 
la  valeur  de  l'individu  en  s'occupant  de  son  éducation,  de  créer  une 
aristocratie  de  l'intelligence  en  fondant  des  universités,  en  protégeant 
les  lettres,  les  arts  et  les  sciences.  Glaucon,  puisque  tu  veux  gouverner 
Athènes,  acquiers  au  préalable  toutes  les  connaissances  nécessaires 
pour  devenir  un  grand  diplomate,  un  juriste  presque  infaillible  et  un 
réformateur  très  éclairé.  » 

L'homme  d'état,  tel  que  le  conçoit  M.  de  Holtzendorf,  serait  un  homme 
universel,  et  les  hommes  universels  sont  infiniment  rares.  On  connaît 
de  grands  ministres  qui,  après  avoir  excellé  dans  la  pohtique  du  de- 
hors, se  sont  montrés  inférieurs  à  eux-mêmes  dans  la  politique  du  de- 
dans, et  ont  compromis  le  repos  public  par  leurs  préjugés  ou  leurs  pas- 
sions. D'autres,  très  exercés  dans  le  maniement  des  partis,  ont  manqué 
l'occasion  d'agrandir  leur  pays  ou  n'ont  pas  su  discerner  les  réformes 
utiles  des  réformes  dangereuses.  Mais  ce  qu'ils  ont  fait  suffit  à  leur 
gloire,  et  pour  mériter  le  nom  de  grand  homme  d'état,  c'est  assez 
d'avoir  fait  preuve  d'une  aptitude  exceptionnelle  pour  la  diplomatie, 
ou  d'avoir  rétabli  la  paix  dans  une  époque  troublée,  ou  enfin  d'avoir 
eu  le  courage  de  réformer  des  abus  nuisibles  et  l'art  de  rajeunir  ou  de 
remplacer  des  institutions  vieillies. 

Qu'un  homme  d'état  s'adonne  de  préférence  à  la  politique  du  dehors 
ou  à  la  politique  du  dedans,  il  doit  savoir  beaucoup  de  choses.  «  Il  peut 
d'autant  moins  se  passer  de  science,  dit  M.  de  Holtzendorf,  que  dans 
nos  pays  civilisés  les  relations  de  la  vie  sont  plus  compliquées, 
et  qu'il  dispose  lui-même  de  moins  de  loisir  pour  régler  ses  entre- 
prises d'après  ses  observations  personnelles...  Un  heureux  coup 
de  main  exécuté  par  un  ofTicier  ignorant  oi  le  pur  hasard  qui  a  permis 
une  fois  à  un  incapable  de  gagner  le  gros  lot  à  la  loLerie  de  la  guerre 
sont  de  faibles  titres  à  notre  confiance.  La  biographie  des  grands  gé- 
néraux et  des  grands  hommes  d'état  modernes  témoigne  des  vastes 
et  profondes  études  qui  avaient  préparé  leurs  plans  et  leurs  entre- 
prises et  de  la  judicieuse  application  qu'ils  ont  su  faire  de  l'expérience 
acquise  par  leurs  devanciers.  »  Mais  l'étude  toute  seule  ne  suffit  pas,  et 
M.  de  Holtzendorf  en  convient  ;  il  estime  que  la  politique  est  à  la  fois  un 
art  et  une  science.  J'aimerais  mieux  dire  que,  comme  la  médecine,  elle 
est  un  art  savant.  L'histoire  ne  se  répète  jamais,  et  ses  enseignemens 
sont  souvent  trompeurs.  Un  homme  d'état  serait  bien  naïf  s'il  se  disait  : 
«  Dans  un  cas  tout  semblable  au  mien,  Pitt  recourut  à  tel  expédient; 
faisons  comme  lui,  je  m'en  trouverai  bien.  »  Les  circonstances  varient 
sans  cesse  et  les  cas  se  diversifient  à  l'iutini.  La  politique  ne  sera  jamais 
qu'une  science  conjecturale.  On  a  déûni  la  doctrine  des  probabilités 
l'ensemble  des  règles  par  lesquelles  on  calcule  le  nombre  de  chances 


684  REVDE   DES    DEUX    MONDES. 

qu'a  un  événement  de  se  produire.  Les  politiques  ne  sont  sûrs  de  rien, 
ils  doivent  se  contenter  du  probable,  leurs  certitudes  sont  très  incer- 
taines. Le  grand  Frédéric  comptait  toujours  avec  «  sa  sacrée  majesté 
le  Hasard,  »  et  le  ministre  célèbre  qui  se  vantait  de  ne  s'être  jamais 
trompé  a  prouvé  par  sa  chute  que  l'erreur  suprême  est  de  se  croire 
infaillible. 

Si  dissemblables  d'humeur  et  de  génie  que  puissent  être  les  grands 
hommes  d'état,  si  diverses  que  soient  leurs  aptitudes,  certains  traits 
leur  sont  communs  et  leur  donnent  un  air  de  famille.  M.  de  Holtzen- 
dorf  en  a  indiqué  quelques-uns;  il  est  facile  d'en  signaler  d'autres. 
Je  suis  sûr  d'être  approuvé  par  lui  si  je  dis  qu'en  règle  générale  ils  se 
défient  également  des  spéculatifs  et  de  leurs  idéalités,  des  empiri- 
ques et  de  leur  orviétan.  Ils  habitent  de  préférence  les  régions 
moyennes,  à  mi-distance  entre  ciel  et  terre;  ils  savent  que  les  idées 
intermédiaires  sont  le  fond  de  la  vie  humaine,  et  rien  ne  vaut  à  leurs 
yeux  une  pratique  éclairée.  Ils  s'élèvent  quelquefois  sur  les  sommets; 
ils  y  rencontrent  les  philosophes  et  les  poètes,  qui  leur  procurent 
des  excitans,  mais  ce  n'est  pas  auprès  d'eux  qu'ils  se  renseignent. 
Souvent  aussi  ils  descendent  dans  les  bas-fonds  pour  y  chercher  les 
outils  dont  ils  ont  besoin;  ils  ont  de  grosses  besognes  à  expédier,  et 
ils  prennent  leurs  instrumens  où  ils  les  trouvent.  Un  poète  grec  a  dit 
qu'il  ne  faut  pas  gouverner  pour  les  drôles,  mais  qu'il  est  bien  difficile 
de  gouverner  sans  eux.  Les  grands  politiques  ne  sont  pas  toujours 
très  délicats  dans  le  choix  de  leurs  auxiliaires,  il  y  a  des  nécessités 
qu'ils  subissent,  ils  s'en  vengent  par  le  mépris.  Ils  savent  que  le 
monde  ira  toujours  comme  il  va,  que  ce  coquin  d'homme  ne  changera 
jamais,  et  que  si  tout  n'est  pas  bien,  il  suffit  que  tout  soit  passable. 

Ils  ne  sont  pas  des  inventeurs,  des  créateurs  d'idées;  souvent 
même,  ils  n'ont  rien  d'original  ni  de  neuf,  rien  qui  leur  soit  propre. 
Ils  vivent  sur  le  fonds  commun,  ils  ont  toujours  des  précurseurs.  Long- 
temps avant  eux,  on  avait  dit  :  «  Voilà  ce  qu'il  faudrait  faire.  »  Mais 
personne  n'avait  su  le  faire,  et  ils  l'ont  fait.  Les  fatalistes,  tels  que  le 
comte  Tolstoï,  qui  a  tant  raisonné  et  déraisonné  sur  Napoléon  I-^', 
regardent  le  grand  homme  d'état  comme  une  marionnette  dont  la 
destinée  tient  les  fils.  Garlyle  le  considérait,  au  contraire,  comme  une 
sorte  de  révélateur,  et  ne  voyait  dans  l'histoire  universelle  qu'une 
suite  de  biographies  de  héros  mises  bout  à  bout  :  le  dernier  en  date 
était  Garlyle.  La  vérité  est  que  le  grand  homme  d'état  est  de  son  pays 
et  de  son  siècle,  qu'il  en  partage  les  aspirations,  mais  qu'il  trans- 
forme des  sentimens  confus  en  idées  claires,  des  forces  inconscientes 
en  outils  intelligens,  et  qu'il  découvre  des  moyens  d'exécution  dont 
personne  ne  s'était  avisé  avant  lui.  Des  milliers  d'Italiens  avaient  in- 
venté l'Italie  avant  (^avour;  des  centaines  de  milliers  d'Allemands 
avaient  inventé  l'unité  de  l'Allemagne  avant  M.  de  Bismarck.  Mais  le 


LE   POLITIQUE    ET    LE    POLITICIEN.  685 

moyen?  Ce  sont  eux  qui  l'ont  trouvé,  et  l'idée,  qui  n'était  qu'un  rêve, 
a  pris  une  forme  et  un  corps;  elle  est  apparue  sur  le  théâtre  du 
monde,  au  grand  soleil  de  l'histoire. 

Toutes  les  entreprises  sont  difficiles.  Le  politique  ne  se  rebute 
jamais;  à  la  fois  très  indifférent  et  très  passionné,  il  surmonte  aisé- 
ment ses  dégoûts.  Il  joint  à  un  esprit  tranquille,  posé,  une  volonté 
inquiète  et  toujours  chaude;  les  années  peuvent  passer  sur  lui  sans  le 
refroidir.  Il  a  la  vue  longue  et  l'éternelle  jeunesse  du  désir.  Il  ne  brus- 
que la  fortune  que  lorsqu'elle  semble  s'offrir  et  que,  par  ses  avances, 
elle  l'invite  à  la  prendre.  11  biaise,  il  préfère  les  voies  lentes  et 
obliques  quand  elles  lui  semblent  moins  dangereuses;  il  mesure  le 
temps  par  grandes  journées,  et  il  est  sûr  de  sa  patience.  Il  en  est  des 
grands  desseins  politiques  comme  de  ces  pièces  de  théâtre  bien  bâ- 
ties, où  les  situations  n'ont  tout  leur  prix  qu'à  la  condition  d'être 
savamment  amenées,  et  où  le  poète  emploie  toutes  les  ressources  de 
son  talent  à  les  préparer  de  loin.  M.  de  Holtzendorf  les  compare 
aux  navigations  lointaines:  «  Le  navigateur,  dit-il,  a  derrière  lui  le 
port  d'où  il  est  parti,  devant  lui  le  port  où  il  veut  se  rendre.  La  force 
et  la  direction  du  vent,  les  courans  de  la  mer  lui  dictent  l'orientation 
de  sa  voilure,  de  sorte  que  chaque  heure  peut  y  amener  un  change- 
ment. Quand  on  observe  sur  une  carte  marine  les  courbes,  souvent  très 
sinueuses,  indiquant  la  route  que  des  navigateurs  de  grande  expé- 
rience ont  été  forcés  de  suivre  pour  arriver  à  destination,  on  ptut  se 
faire  une  idée  des  détours  qu'il  faut  faire  parfois  pour  atteindre  un 
but  politique  éloigné.  »  Après  la  paix  de  Villafranca,  Gavour  crut  tout 
perdu,  et  les  bras  lui  tombèrent.  Il  se  remit  bientôt  de  son  accable- 
ment; il  se  servit  de  Garibaldi  et  de  ses  chimères,  et  les  chemins  dé- 
tournés le  menèrent  où  il  voulait  aller. 

Aussi  souple  qu'opiniâtre,  le  vrai  politique  concilie  aussi  la  gran- 
deur des  desseins  avec  une  attention  soutenue  et  diligente  aux  petites 
choses.  11  n'y  a  pas  pour  lui  de  minuties,  et  il  ne  fait  aucun  cas  des 
à-peu-près.  Il  a  constaté  plus  d'une  fois  qu'il  suffit  d'un  détail  manqué 
pour  gâter  un  grand  ouvrage.  Il  sait  que  tout  se  tient,  que  les  causes 
sont  des  effets  et  que  les  effets  sont  des  causes,  «  que  dans  la  vie  po- 
litique les  germes  de  maladie  ne  restent  jamais  fixés  sur  le  premier 
objet  qu'ils  ont  infecté,  qu'ils  sont  contagieux  de  leur  nature;  qu'in- 
versement, toutes  les  fois  que  le  corps  de  l'état  s'est  fortifié  en  un 
point,  les  heureuses  conséquences  du  traitement  se  font  sentir  ail- 
leurs. »  On  a  dit  que  le  propre  du  génie  philosophique  est  d'aperce- 
voir les  concrets  dans  les  abstraits,  les  abstraits  dans  les  concrets.  Le 
propre  de  l'hoinuie  d'état  est  de  découvrir  le  général  dans  le  particu- 
lier, le  particulier  dans  le  général,  l'avenir  dans  le  présent,  de  tout 
rapporter  à  son  idée  et  de  tout  voir  dans  l'ensemble.  Comme  l'arai- 
gnée, il  a  lissé  laborieusement  sa  toile  fil  après  fil,  et,  immobile  au 


686  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

centre,  la  couvant  des  yeux  tout  entière,  il  attend  sa  mouche,  c'est- 
à-dire  l'occasion  souhaitée. 

Il  est  tenu  d'être  à  la  fois  un  homme  de  principes  et  un  homme  d'ac- 
commodemens.  La  politique,  comme  la  religion,  comme  l'amour,  a  ses 
casuisies  et  ses  jansénistes,  et  les  jansénistes,  qui  sont  d'ailleurs  des 
oiseaux  rares,  finissent  toujours  mal.  «  Les  reproches  que  les  partis 
se  jettent  réciproquement  à  la  tête,  a  dit  M.  de  Holtzendorf,  peuvent 
se  résumer  en  ces  deux  formules  :  on  est  sans  principes  ou  on  est  à 
cheval  sur  les  principes.  Le  mieux  est  de  préférer  l'entre-deux.  »  Si 
l'homme  d'état  n'avait  pas  de  principes,  il  ne  pourrait  avoir  un  parti; 
ce  serait  un  général  sans  armée.  Au  surplus,  personne  ne  pourrait 
compter  sur  lui,  et  le  plus  grand  homme  du  monde  est  hors  d'état  de 
rien  faire  s'il  ne  dispose  de  cette  force  considérable  qu'on  appelle  le 
crédit  ou  la  confiance.  Voltaire  disait  que  le  vrai  politique  est  celui 
qui  joue  selon  les  règles  et  qui  gagne  à  la  longue,  que  le  mauvais 
politique  est  celui  qui  ne  sait  que  filer  la  carte  et  qui  tôt  ou  tard  est 
reconnu.  Il  ajoutait  que  l'histoire  nous  fournit  plus  d'exemples  d'illus- 
tres filous  punis  que  d'illustres  filous  heureux. 

Bien  que  le  vrai  politique  représente  une  idée,  il  se  prête  facilement 
aux  transactions,  aux  compromis.  U  ne  remplit  son  programme  que  s'il 
le  peut;  il  fait  passer  avant  tout  l'intérêt  de  l'état.  Il  préfère  les  incon- 
séquences, quand  elles  ne  sont  pas  trop  criantes,  à  la  raideur  inflexible 
et  à  l'orgueilleuse  logique  qui  causent  des  malheurs  et  quelquefois  des 
désastres.  Il  ne  dira  jamais  :  «  Périsse  le  monde  plutôt  que  mes  prin- 
cipes I  ))  Il  s'inspire  de  la  maxime  :  «  Vous  les  reconnaîtrez  à  leurs  fruits.» 
Mais  toutes  les  fois  qu'il  sacrifie  ses  opinions  à  la  raison  d'état,  il  s'en- 
tend à  sauver  les  apparences.  Comme  le  remarque  M.  de  Holtzendorf: 
a  L'apparence  est  une  grande  réalité,  elle  est  l'idole  devant  laquelle 
s'inclinent  les  foules.  L'homme  d'état  doit  s'en  préoccuper  avec  autant 
de  sollicitude  qu'un  médecin  des  fantômes  qui  hantent  l'esprit  surex- 
cité de  son  malade.  »  L'homme  d'état  est  un  auteur  dramatique  qui  ne 
se  contente  pas  d'écrire  sa  pièce,  il  la  monte,  la  met  en  scène.  Sou- 
vent il  brosse  lui-même  sa  toile  de  fond,  il  se  fait  peintre  en  décors  et 
il  donne  ses  instructions  à  sa  claque.  C'est  une  partie  de  son  office  qu'il 
lui  est  interdit  de  négliger;  il  ne  saurait  se  passer  d'un  peu  de  charla- 
tanerie,  et  il  faut  l'excuser  si  la  pièce  est  bonne.  L'imagination  des 
foules  est  une  puissance,  et  c'est  par  les  petits  moyens  qu'on  lui  im- 
pose ou  qu'on  la  séduit.  Malheur  à  l'homme  public  qui  ne  se  met  pas 
en  règle  avec  elle  ! 

Mais  quel  lesque  soient  la  pénétration  oula  fertilité  de  son  génie,  l'abon- 
dance de  ses  ressources,  l'homme  d'état  n'arrive  à  rien  sans  une  cer- 
taine trempe  de  la  volonté;  mieux  vaudrait  pour  lui  manquer  de  sa- 
gesse que  de  caractère.  Comme  nous  tous,  il  a  ses  nerfs,  il  doit  s'en 
faire  obéir,  garder  ses  secrets,  les  défendre  contre  la  curiosité  de  ses 


LE    POLITIQUE   ET   LE   POLITICIEN.  687 

ennemis  et  l'indiscrétion  de  ses  amis.  Il  n'a  pas  de  confident  à  qui  il  se 
livre  tout  entier;  il  y  a  des  choses  qu'il  ne  peut  dire  à  personne  et 
qu'il  ose  à  peine  se  dire  à  lui-même.  11  se  mêle  à  l'humaine  cohue,  il 
affecte  de  se  prêter  à  tout,  il  parle  librement,  avec  un  séduisant  aban- 
don, il  a  des  épanchemens  de  cœur,  et  jusque  dans  le  monde  il  est 
solitaire  et  caché.  C'est  surtout  sous  le  régime  parlementaire  que 
l'exercice  des  grandes  vertus  politiques  devient  difficile  et  périlleux. 
Les  ministres  constitutionnels  ont  affaire  à  des  assemblées  qui  sont 
aussi  curieuses  que  des  femmes.  Elles  ont  l'humeur  interrogeante,  elles 
veulent  tout  savoir,  elles  s'imaginent  qu'on  leur  manque  quand  on  leur 
cache  quelque  chose,  et  si  on  ne  leur  cachait  rien,  ou  ne  pourrait  rien 
faire.  Ajoutez  que  les  assemblées  sont  un  milieu  énervant;  elles  ont 
le  goût  des  spectacles,  des  incidens  dramatiques,  de  la  politique  à 
sensation.  L'homme  d'état  doit  garder  son  sang-froid  dans  cette  atmo- 
sphère surchauffée;  à  quelque  degré  qu'il  possède  le  don  de  la  parole, 
il  n'en  connaît  pas  les  entraînemens,  et  il  est  moins  fier  de  ce  qu'il 
dit  que  de  ce  qu'il  réussit  à  ne  pas  dire. 

Ce  qui  fait  sa  force,  c'est  que  non-seulement  il  ne  craint  point  les 
responsabilités,  il  les  aime,  il  les  recherche;  c'est  un  lourd  fardeau 
qu'il  porte  avec  plaisir.  Il  ose  et  il  n'hésite  pas  à  répondre  de  tout  ce 
qu'il  ose.  11  se  sent  fait  pour  gouverner;  il  ne  gouverne  pas  trop,  ce 
qui  serait  un  défaut  grave,  mais  il  ne  peut  admettre  qu'on  gouverne 
à  sa  place.  M.  de  Holtzendorf  parle  d'or  quand  il  affirme  que  la  fonc- 
tion propre  des  assemblées  législatives  est  de  voter  les  lois  et  le  bud- 
get, «  qu'elles  ne  doivent  jamais  aspirer  à  gouverner  elles-mêmes, 
qu'elles  ont  tort  d'exiger  que  le  pouvoir  exécutif  soit  absolument  su- 
bordonné à  leur  bon  plaisir  ;  que,  lorsqu'elles  sont  bien  conseillées, 
elles  se  bornent  à  stimuler  le  gouvernement  en  cas  de  lenteurs  ou 
d'omissions  préjudiciables,  à  réclamer  de  lui  des  renseignemens  sur 
des  évènemens  dont  il  méconnaît  l'importance,  à  contrôler  après 
coup  sa  conduite  et  à  lui  demander  compte  de  ses  fautes  et  de  ses 
maladresses.  »  —  «  En  d'autres  termes,  ajoute-t-il,  elles  ne  doivent 
pas  faire  de  la  politique  préventive,  mais  s'en  tenir  à  la  critique  des 
faits.  La  république  romaine  avait  parfaitement  compris  et  appliqué 
ce  principe  à  l'égard  de  ses  magistrats  supérieurs.  » 

Malheureusement  les  assemblées  modernes  se  soucient  peu  de  ce 
qui  pouvait  se  passer  dans  les  beaux  temps  de  la  république  romaine. 
Elles  cherchent  à  étendre  leurs  prérogatives,  à  empiéter  sur  le  droit 
d'autrui,  et  ce  n'est  pas  une  petite  affaire  pour  un  ministre  que  de 
combattre  leurs  usurpations,  de  les  remettre  à  leur  place.  C'est  ce- 
pendant le  premier  de  ses  devoirs.  11  peut  être  le  plus  accommodant  des 
hommes,  le  plus  coulant  dans  les  questions  qui  n'intéressent  que  son 
amour-propre;  il  prend  aisément  son  parti  de  certains  procédés  et  des 
petites  contrariétés,  il  a  l'humeur  souple,  facile,  et  laisse  croire  aux 


688  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sots  qu'ils  ont  quelque  influence  sur  ses  conseils.  Mais  il  représente 
l'autorité  de  l'état,  et  il  ne  souffre  pas  que  la  force  du  gouvernement 
s'affaiblisse  dans  ses  mains,  ni  qu'on  le  dépouille  de  la  liberté  d'ac- 
tion que  les  lois  lui  réservent.  Il  aime  mieux  s'en  aller,  il  est  presque 
sûr  de  revenir.  Il  peut  dire  comme  Phèdre  : 

Dans  leurs  yeux  insolens  j'ai  vu  ma  perte  écrite. 

Mais  il  se  dit  aussi  :  «  Uq  jour,  ils  auront  peur  et  leur  lâcheté  me  rap- 
pellera. »  Tout  le  monde  se  croit  capable  de  conduire  un  vaisseau  par 
UQ  temps  calme  ;  l'équipage  raisonne  et  parle  haut.  Mais  quand  la 
mer  se  démonte,  on  devient  plus  modeste,  on  a  des  égards  pour  le 
pilote,  on  attend  d'être  au  port  pour  critiquer  ses  manœuvres. 

Il  n'y  a  pas  d'institutions  parfaites.  Le  régime  parlementaire  a  de 
si  précieux  avantages  que  les  peuples  qui  en  ont  pris  l'habitude  ont 
bien  de  la  peine  à  s'en  passer.  Mais  il  a  cet  inconvénient  que  les 
vrais  hommes  d'état  y  sont  souvent  à  l'étroit,  à  la  gêne.  On  leur  de- 
mande compte  non-seulement  de  ce  qu'ils  ont  fait,  mais  de  leurs  pro- 
jets et  de  leurs  pensées  les  plus  secrètes.  Un  contrôle  excessif,  indis- 
cret, lyrannique,  les  réduit  quelquefois  à  l'impuissance,  la  nécessité 
de  se  défendre  et  de  se  conserver  les  oblige  à  se  distraire  des  grands 
intérêts  dont  ils  ont  la  garde,  et  une  partie  considérable  de  leur 
force  se  perd  en  frottemens.  En  revanche,  le  gouvernement  parle- 
mentaire procure  de  grandes  facilités  et  de  merveilleuses  espérances 
aux  hommes  qui  ont  le  goût  de  gouverner  sans  en  avoir  la  vocation, 
à  ceux  qu'on  nomme  les  poUticiens.  M.  de  Holtzendorf,  qui  n'aime  que 
la  grande  politique,  n'a  pas  daigné  parler  des  politiciens.  C'est  pourtant 
une  espèce  très  importante,  et  il  faut  bien  que  nous  nous  occupions 
d'elle,  car  elle  s'occupe  beaucoup  de  nous;  elle  joue  un  grand  rôle 
dans  nos  affaires;  quand  elles  ne  vont  plus,  elle  y  est  pour  quelque 
chose.  Si  Glaucon,  fils  d'Ariston,  n'avait  pas  suivi  les  conseils  de  So- 
crate,  il  serait  devenu  un  politicien,  et  Athènes  s'en  serait  mal  trouvée  ; 
il  n'avait  pas  assez  de  talent  pour  faire  du  bien,  on  en  a  toujours  assez 
pour  faire  du  mal. 

On  peut  définir  d'un  mot  le  politicien  en  disant  que  pour  lui  la  poli- 
tique n'est  ni  un  art  ni  une  science,  mais  un  métier.  Honnêtement  ou 
non,  il  en  vit,  et  comme  de  tous  les  métiers  c'est,  selon  lui,  le  plus  at- 
tachant, le  plus  glorieux,  il  souhaite  d'en  vivre  à  perpétuité.  D'ordi- 
naire, il  commence  par  être  un  courtier  d'élections,  après  quoi  il  tra- 
vaille pour  son  compte.  Arrive-t-il  à  se  faire  nommer  député,  sa  prin- 
cipale préoccupation  est  de  l'être  toujours.  A  cet  effet,  il  lui  importe 
de  passer  aux  yeux  de  ses  électeurs  pour  un  homme  influent,  qui  est 
en  mesure  de  demander  beaucoup  et  d'obtenir  tout  ce  qu'il  demande. 
Son  fonds  de  roulement  est  son  influence,  et  il  s'applique  de  tout  son 


LE    POLITIQUE    ET    LE   POLITICIEN.  689 

pouvoir  à  l'accroître  sans  cesse.  Les  moyens  qu'il  emploie  sont  divers. 
Tel  député,  homme  sérieux,  qui  a  de  l'étude,  acquiert  une  réelle  com- 
pétence dans  certaines  questions  spéciales,  et  ses  connaissances  peu- 
vent servir  à  d'autres  que  lui.  Ce  député  n'est  pas  un  politicien.  Les 
vrais  politiciens  dédaignent  les  spécialistes,  ils  se  piquent  de  tout  sa- 
voir sans  avoir  rien  appris.  Il  y  en  a  qui  ont  du  talent  pour  la  parole 
et  le  don  de  s'échauffer  à  froid.  Tel  autre,  qui  ne  sait  pas  parler  ou  que 
la  tribune  épouvante,  a  l'esprit  d'intrigue  et  de  manège.  Tel  autre  a  un 
journal  qui  travaille  à  sa  gloire,  et  dans  les  temps  troublés,  il  a  ce  double 
bonheur  que  du  même  coup  son  importance  et  son  tirage  augmentent. 
Que  s'il  réussit  à  faire  croire  à  son  étoile  et  à  devenir  chef  d'un  petit 
groupe,  il  peut  tout  espérer.  Mais  les  politiciens  n'ont  pas  tous  les 
mêmes  ambitions.  Les  uns,  qui  ont  de  la  vanité,  rêvent  de  devenir 
ministres;  d'autres,  méprisant  les  viandes  creuses  et  préférant  l'être 
au  paraître,  aiment  mieux  passer  leur  vie  à  faire  et  défaire  des  ca- 
binets, et,  sans  contredit,  c'est  le  parti  le  plus  sûr. 

En  général,  la  politique  du  dehors  laisse  le  politicien  assez  indiffé- 
rent. On  en  connaît  qui  sont  de  bons  patriotes,  et  si  la  patrie  était  en 
danger,  on  pourrait  compter  sur  eux.  Mais  le  patriotisme  du  politicien 
est  intermittent.  Dans  l'habitude  de  la  vie,  il  se  soucie  très  peu  de  ce 
qui  se  passe  au-delà  des  frontières,  et  il  ne  faut  pas  lui  demander  de 
sacrifier  à  la  sûreté  ou  à  la  gloire  de  son  pays  ses  opinions  qu'il  prend 
pour  des  principes.  Quant  à  la  politique  du  dedans,  il  la  comprend  à 
sa  façon.  Il  n'est  pas  de  ces  niais  qui  considèrent  la  paix  publique 
comme  le  souverain  bien;  il  aime  à  remuer  les  eaux  tranquilles,  il 
sème  le  vent  au  risque  de  récolter  la  tempête  :  si  on  ne  disputait  plus, 
que  deviendraient  les  politiciens?  Ses  électeurs  l'ont  nommé  pour  faire 
triompher  leurs  idées,  leur  programme.il  est  souvent  assez  intelligent 
pour  trouver  ce  programme  absurde;  mais  il  a  le  courage  de  l'absurde. 
Tout  compromis  lui  paraît  méprisable,  et  il  traite  ses  adversaires  sans 
ménagement  :  il  a  tous  les  droits,  il  leur  laisse  tous  les  devoirs.  S'il 
fait  partie  de  la  majorité,  il  estime  que  le  seul  droit  des  minorités  est 
de  se  soumettre,  sans  en  appeler;  s'il  représente  une  minorité,  il  la 
tient  pour  la  vraie  majorité.  N'eût-il  derrière  lui  qu'un  tout  petit 
groupe,  il  ne  dit  pas  :  mes  amis  et  moi;  il  dit  :  nous,  ■  et  nous,  c'est 
la  nation,  c'est  quelquefois  l'univers. 

Il  est  de  son  naturel  grand  partisan  des  réformes  ;  mais  qu'il 
s'agisse  de  douanes,  d'impôts,  d'écoles  ou  du  recrutement  de  l'armée, 
il  ramène  tout  à  la  politique,  et  fait  de  tout  une  question  de  parti. 
Peu  lui  importe  que  la  loi  qu'il  vote  soit  inapplicable,  il  a  trouvé  une 
occasion  de  plus  d'affirmer  ses  principes.  11  a  sans  cesse  devant  les 
yeux  les  meneurs  d'élections  qui  l'ont  fait  élire,  et  ceux  qu'il  courtise 
le  plus  sont  les  plus  déraisonnables,  parce  que  d'habitude  la  déraison 
TOME  LXXXIV.  —  1887.  /t4 


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690  REVDE   DES   DEDX    MONDES. 

crie  et  gesticule,  tandis  que  la  raison  est  modeste  et  quelquefois 
silencieuse.  Il  désire  qu'en  toute  occurrence  son  altitude  soit  irrépro- 
chable ,  c'est-à-dire  qu'on  ne  puisse  jamais  le  soupçonner  de 
préférer  son  bon  sens  aux  intérêts  de  son  parti ,  qui  sont  les 
siens.  Le  neveu  de  Rameau  semblait  peindre  les  politiciens  quand  il 
parlait  de  ces  hommes  qui  passent  leur  vie  à  prendre  et  à  exécuter 
des  positions.  «  J'abandonne  aux  grues,  disait-il,  le  séjour  des  brouil- 
lards, je  vais  terre  à  terre  et  je  prends  mes  positions.  »  Il  aflirmait 
qu'au  surplus  tout  le  monde  en  fait  autant,  et  quand  on  lui  disait  :  «  Il 
y  a  pourtant  un  être  dispensé  de  la  pantomime,  c'est  le  philosophe 
qui  n'a  rien  et  qui  ne  demande  rien,  »  —  il  répliquait  :  u  Où  est  cet 
animal-là?  » 

Le  vrai  politicien,  qui  ne  pense  qu'à  augmenter  son  influence,  estime 
que  la  seule  mission  sérieuse  d'un  ministère  est  de  lui  accorder  avec 
empressement  et  de  bonne  grâce  tout  ce  qu'il  demande  pour  ses  élec- 
teurs, pour  ses  cliens,  pour  ses  amis  et  les  amis  de  ses  amis.  Il  ne 
pourrait  s'accommoder  ni  d'un  gouvernement  qui  n'aurait  pas  beau- 
coup de  places  à  donner,  ni  d'un  gouvernement  qui  se  sentirait  assez 
fort  pour  lui  refuser  quelque  chose.  11  admet  bien  en  principe  qu'un 
gouvernement  doit  gouverner,  mais  il  s'attribue  le  droit  de  gouverner 
le  gouvernement.  U  s'ingère  dans  toui.es  les  administrations,  il  en- 
tend avoir  les  bureaux  dans  sa  main,  il  décide  du  choix  des  fonction- 
naires, il  les  avance,  il  les  révoque  à  son  gré.  il  laisse  aux  ministres 
la  responsabilité,  il  ne  leur  ôte  que  le  pouvoir,  qu'il  garde  pour  lui. 
En  vertu  de  ce  bel  arrangement,  ceux  qui  répondent  de  tout  ne  peu- 
vent rien,  et  ceux  qui  ne  répondent  de  rien  peuvent  tout.  C'est  le  pa- 
radis des  irresponsables. 

U  y  a  des  politiciens  pervers,  qui  savent  que  plus  le  bois  est  pourri, 
plus  les  parasites  ont  de  chances  d'y  trouver  un  logement  commode 
et  une  abondante  nourriture.  Il  en  est  d'autres  qui,  de  la  meilleure  foi 
du  monde,  croient  servir  leur  pays  en  énervant  le  pouvoir,  en  relâ- 
chant la  discipline,  en  affaiblissant  de  jour  en  jour  tous  les  ressorts 
de  l'état.  Us  ont  décidé  depuis  longtemps  que,  pour  qu'un  pays  soit 
vraiment  libre,  il  faut  que  tout  le  monde  ait  le  droit  d'attaquer  le 
gouvernement,  sans  que  le  gouvernement  ait  le  droit  de  se  défendre. 
Ne  leur  parlez  pas  d'un  pouvoir  fort  et  responsable;  ils  veulent  que  le 
pouvoir,  qui  est  l'ennemi,  soit  à  la  fois  très  responsable  et  très  faible. 
Us  ne  peuvent  concevoir  la  liberté  sans  un  peu  de  désordre,  sans  une 
certaine  confusion,  et  ils  ne  craignent  pas  le  grabuge. 

Leur  vraie  pensée  est  que,  dans  un  état  bien  ordonné,  leur  influence 
ne  tarderait  pas  à  s'amoindrir,  et  leur  influence  leur  est  chère,  le  sa- 
lut de  l'humanité  en  dépend.  Us  ne  sauraient  trouver  la  garantie 
de  leur  bonheur  que  dans  l'instabilité  ministérielle.  Un  ministère 
faible,  chancelant,  est  obligé  de  compter  avec  eux  ;  s'il  venait  à  s'aller- 


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LE   POLITIQUE   ET   LE    POLITICIEN.  691 

mir,  ils  auraient  bientôt  fait  de  former  des  coalitions  pour  le  renver- 
ser. Il  faut  que  chacun  fasse  son  métier.  Si  on  représentait  au  politi- 
cien qu'il  emploie  ses  votes  à  accroître  son  importance  et  qu'il  passe 
sa  vie  à  conclure  des  marchés,  il  répondrait  fièrement  qu'il  ne  de- 
mande rien  que  pour  ses  amis,  et  il  montrerait  à  l'univers  ses  mains 
nettes.  Qu'il  vienne  à  découvrir  que  quelque  gouvernant  conclut  des 
marchés  moins  honnêtes,  il  crie  au  scandale,  il  proteste,  il  fulmine. 
Ce  n'est  plus  un  politicien,  c'^est  Caton  et  son  austérité  farouche.  Il 
s'érige  en  juge  d'instruction  ou  en  procureur-général,  il  se  drape 
dans  sa  robe  rouge,  et  on  voit  monter  à  son  front  des  sueurs  de  vertu 
indignée. 

J'ose  affirmer  que  Xénophon  s'est  trompé,  qu'il  s'est  laissé  abuser 
par  de  faux  rapports,  que,  quoi  qu'il  en  dise,  Glaucon,  fils  d'Ariston, 
ne  suivit  point  les  conseils  de  Socrate.  Quand  on  se  flatte  d'avoir 
une  vocation,  on  ne  résiste  pas  à  ses  appels.  Glaucon  devint  po- 
liticien, et  comme  il  possédait  quelque  talent  de  parole  et  beau- 
coup d'esprit  d'intrigue,  il  acquit  promptement  une  assez  grande 
influence,  qu'il  employait  à  perdre  de  réputation  tous  les  hommes  qui 
avaient  du  crédit  et  de  l'autorité  dans  Athènes;  car  il  pensait,  lui  aussi, 
qu'un  pays  ne  peut  être  glorieux  et  prospère  que  lorsqu'il  a  un  gou- 
vernement incapable  de  gouverner. 

Un  scandale  éclata.  11  se  trouva  qu'un  parent  de  l'archonte 
éponyme  avait  profité  de  sa  situation  pour  se  faire  payer  les  ser- 
vices qu'il  rendait.  Glaucon  s'indigna ,  il  poursuivit  le  criminel , 
fit  nommer  une  commission  d'enquête  chargée  d'informer  contre 
les  corruptions  et  les  corrupteurs  de  la  république,  et,  comme  il 
arrive  d'ordinaire,  il  mêlait  les  exagérations  aux  vérités,  il  confon- 
dait les  indices  avec  les  preuves,  les  présomptions  avec  les  évi- 
dences, il  croyait  aveuglément  aux  faux  bruits,  aux  récits  controu- 
vés,  aux  rapports  les  plus  téméraires,  qu'on  appelait  à  Athènes  des 
potins,  et  il  considérait  comme  son  ennemi  personnel  quiconque  se 
permettait  d'avoir  un  doute  ou  de  suspendre  son  jugement.  Son  nou- 
veau métier  le  charmait.  Les  commérages,  les  délations  lui  semblaient 
de  délicieux  ragoûts  ;  quand  on  en  a  tàté,  tout  autre  plaisir,  y  compris 
le  vin  et  les  femmes,  paraît  un  peu  fade.  Ce  n'était  plus  le  Glaucon 
d'autrefjis;  il  portait  sur  son  front  la  majesté  d'un  président  d'aréo- 
page, et  il  promenait  dans  les  rues  comme  dans  les  échoppes  ses  yeux 
d'inquisiteur,  qui  faisaient  trembler  les  coupables  et  même  les  inno- 
cens.  Il  soupçonnait  celui-ci,  il  dénonçait  celui-là.  A  l'entendre,  on 
aurait  pu  s'imaginer  qu'Athènes  était  un  foyer  de  pestilence,  qu'à 
l'exception  de  Glaucon  et  de  ses  amis,  elle  ne  renfermait  que  de  mal- 
honnêtes gens  et  des  âmes  vénales,  en  quête  d'acheteurs. 

Un  jour  qu'il  était  descendu  au  Pirée  pour  les  besoins  de  son  en- 


692  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quête,  il  se  trouva  face  à  face  avec  Socrate,  qui  sortait  de  chez  le 
vieux  Céphale,  père  d'Euthydème  et  de  Lysias,  et  Socrate  lui  dit  : 
«  Glaucon,  défle-toi  de  l'intempérance  de  ton  zèle.  Si  on  t'en  croyait, 
Athènes  serait  une  caverne,  et  cette  cité  me  paraît  plus  honnête  que 
beaucoup  d'autres.  La  nature  humaine  est  encline  au  mal,  et  sous  tous 
les  régimes,  dans  tous  les  temps,  dans  tous  les  lieux,  il  y  a  eu  des 
corrupteurs  et  des  corrompus  ;  tu  en  trouverais  facilement  à  Sparte  et 
à  la  cour  des  rois  de  Macédoine.  Au  surplus,  le  patriotisme  devrait 
t'empêcher  de  laver  ainsi  notre  linge  sale  en  public,  sur  l'agora,  au 
grand  soleil.  Nous  avons  des  voisins.  Ne  vois-tu  pas  que  toute  la  Grèce 
est  aux  fenêtres?  Nos  amis  secouent  tristement  la  tête,  nos  enne- 
mis triomphent,  et  les  cafards  prennent  les  dieux  à  témoin  de  nos  ini- 
quités, en  ayant  bien  soin  de  cacher  leurs  mains  qui  sont  moins  propres 
que  les  nôtres.  »  Glaucon  le  regarda  de  haut  en  bas,  fronça  le  sourcil 
et  répondit  :  «  Je  dois  interroger  tantôt  deux  généraux,  un  patron  de 
navire,  un  coiffeur,  trois  portiers  et  quatre  marchandes  de  sardines.  Je 
t'écouterai  quand  j'aurai  plus  de  loisir.  »  A  quelques  jours  de  là,  il 
dînait  chez  Agathon  avec  Aristophane.  Quand  les  tables  furent  enle- 
vées et  qu'on  eut  terminé  les  libations  aux  dieux  libérateurs,  le  grand 
poète,  se  tournant  vers  le  tribun,  lui  récita  des  vers  qu'il  venait  de 
composer  et  qui  signifiaient  à  peu  près  :  «  Intrépide  et  emphatique 
braillard,  tu  remplis  tout  de  ton  audace,  l'Attique,  l'assemblée  du 
peuple,  les  finances,  les  décrets,  les  tribunaux.  Comme  un  torrent 
bourbeux,  tu  as  bouleversé  notre  ville;  les  criailleries,  tes  vociféra- 
tions intéressées  assourdissent  Athènes.  Tu  as  quelque  chose  à  gagner 
dans  cette  affaire,  et  tu  ressemblesaupêcheur  qui,  posté  sur  une  roche 
escarpée,  guette  les  thons.  » 

Les  politiciens  ont  leurs  années  grasses  et  leurs  années  maigres; 
quand  ils  abusent  de  leurs  prospérités,  leur  déchéance  est  proche. 
Telle  nation  leur  témoigne  longtemps  une  excessive  indulgence,  et  les 
traite  en  enfans  gâtés,  à  qui  on  passe  toutes  leurs  fantaisies.  Le  jour 
arrive  où  elle  s'aperçoit  que,  faute  d'un  gouvernement  ferme  et  stable, 
ses  affaires  languissent  ou  s'embrouillent,  qu'elle  décline  dans  l'estime 
du  monde,  que  ses  amis  s'éloignent  d'elle  et  que  ses  ennemis  cessent 
de  la  redouter.  Alors  elle  prend  en  haine,  en  dégoût,  les  brouillons 
qui  la  discréditent,  et  elle  acclame  le  dictateur  qui  l'en  délivre.  Le  re- 
mède est  souvent  pire  que  le  mal  ;  mais,  comme  le  remarque  fort  sen- 
sément M.  de  Holtzendorf  :  «  Les  peuples  ont  rarement  plus  d'une 
idée  à  la  fois,  et  à  chaque  époque  on  a  regardé  comme  le  bonheur  su- 
prême le  contraire  des  abus  dont  on  souffrait  le  plus  dans  le  moment 
présent.  » 

G.  Valbert. 


REVUE      LITTÉRAIRE 


THEOPHILE     GAUTIER. 


Histoire  des  œuvres  de  Théophile  Gautier,  par  le  vicomte  de  Spœlberch  de  Lovenjoul, 

2  vol.  in-S».  Paris,  1887;  Charpentier. 


Il  y  a  deux  opinions  sur  Théophile  Gautier.  La  première,  qui  était 
la  sienne,  selon  toute  apparence,  est  celle  de  sa  famille  et  de  ses 
amis,  de  ses  disciples  et  de  ses  biographes.  C'est  aussi  celle  des  ar- 
tistes, ainsi  qu'ils  s'appellent  volontiers  eux-mêmes,  race  pour  laquelle, 
vous  et  moi,  si  nous  existons,  nous  ne  sommes  guère  que  la  matière 
de  leurs  observations,  l'objet  de  leurs  dédains,  et  l'occasion  de  leurs 
triomphes.  Et,  généralement,  c'est  l'opinion  de  tous  ceux  qui  profes- 
sent qu'en  littérature  le  fond  n'importe  guère,  mais  seulement  et 
uniquement  la  forme;  le  style  et  non  pas  la  pensée;  la  manière  enfin 
dont  on  dit  les  choses,  et  non  point  Its  choses  que  l'on  dit.  Pour 
M.  Emile  Bergerai,  l'un  de  ses  disciples  et  même  de  ses  gendres,  la 
gloire  de  Gautier  est  donc,  «  de  toutes  les  contemporaines ,  celle  qui  est 
appelée  à  grandir  le  plus  dans  l'avenir.  »  De  même,  pour  M.  Charles 
de  Lovenjoul,  —  le  curieux,  patient  et  heureux  chercheur  à  qui  nous 
devions  déjà  V Histoire  des  œuvres  de  Balzac,  et  qtii  vient  de  passer 
trente -quatre  ans  à  réunir  les  matériaux  épars  d'une  Histoire  des 
œuvres  de  Théophile  Gautier,  en  deux  volumes  in-octavo,  —  Gautier, 


694  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

s'il  n'est  pas  le  plus  grand  écrivain  de  son  siècle,  est  du  moins  «  le 
plus  parfait  styliste  français  de  son  temps,  et  peut-être  de  tous  les 
temps;  »  c'est-à-dire  l'homme  qui  a  le  mieux  connu,  depuis  qu'il  y 
en  a  une,  les  ressources,  les  richesses,  les  secrets  de  la  langue  fran- 
çaise. Et  il  le  serait  enGn  pour  M.  Edmond  de  Concourt,  —  ainsi 
qu'on  le  voit  dans  son  Journal,  récemment  publié,  —  si  lui-même,  l'au- 
teur de  la  Faustin  et  des  Frères  Zemganno,  sans  l'oser  dire  en  propres 
termes,  ne  se  croyait  autant  ou  plus  de  droits  à  ce  titre. 

D'autres,  cependant,  pensent  tout  autrement.  Styliste,  si  l'on  veut, 
et  le  «  plus  parfait  de  tous  les  temps,  »  pour  peu  que  l'on  y  tienne, 
ils  le  veulent  encore,  des  temps  qui  furent  et  des  temps  qui  seront;  car 
l'éloge  est  mince  à  leurs  yeux.  11  leur  paraît  seulement  qu'en  vérité,  sou-i 
prétexte  de  style,  Gautier  a  trop  manqué  d'idées;  et,  sous  ces  formes, 
admirables  d'ailleurs,  cherchant  le  fond  et  ne  le  trouvant  pas,  ils  ne 
reconnaissent  dans  ce  «  fier  génie  »  qu'une  espèce  de  peintre  ou  d'aqua- 
fortiste, —  n'ont-ils  pas  dit  d'émailleur?  —  égaré  dans  la  littérature. 
Bien  loin  de  croire  que  la  gloire  de  Gautier  doive  aller  toujours  gran- 
dissant, son  œuvre  même    est   pour   eux  destinée   à  périr  promp- 
tement  tout  entière.  Car,  disent-ils,  «il  ne  part  de  rien,  et  c'est  aussi 
là  qu'il  arrive;  et,  chemin  faisant,  il  n'y  a  pour  nous  ni  instruction, 
ni  émotion,  ni  intérêt,  même  de  curiosité;  rien  que  de  la  fantaisie 
vagabonde,  des  descriptions,  et  du  style  riche  qui  se  promène  capricieu- 
sement autour  de  rien.  »  Et  c'est  assez  pour  des  artistes,  mais  c'est 
trop  peu  pour  les  bourgeois,  qui  composent  la  postérité.  Telle  est 
entre  autres  l'opinion  qu'exprimait  il  n'y  a  pas  longtemps  M.  Éuiile 
Faguet,  dans  un  chapitre  de  ses  pénétrantes  et  remarquables  Études 
littéraires  sur  le  XIX''  siècle  (1).  Et  M.  Scherer,  plus  sévère  encore,  ou 
moins  sensible  peut-être  aux  séductions  du  style  riche,  des  arabes- 
ques et  des  astragales,  n'avait  pas  craint,  avant  M.  Faguet,  d'appeler 
quelque  part  Théophile  Gautier  «  l'écrivain  le  plus  étranger  qui  fut 
jamais  à  toute  conception  élevée  de  l'art,  aussi  bien  qu'à  tout  emploi 
viril  de  la  plume.  »  11  fit  beau  voir,  à  cette  occasion,  dans  le  Figaro, 
la  grande  colère  de  M.  Bergerat,  sous  le  nom  de  Caliban,  qu'il  portait 
alors,  —  et  qu'il  n'a  pas  fait  servir  sans  doute  à  de  plus  pieux,  mais 
tout  de  même,  quelquefois,  à  de  meilleurs  usages. 

Pour  nous,  s'il  faut  choisir,  l'une  et  l'autre  opinion  nous  semble  égale- 
ment excessive,  et  la  seconde  est  peut-être  moins  juste,  mais  la  première, 
en  revanche,  est  plus  fausse.  Eu  etTet,  quand  on  a  écrit,  comme  Gautier, 
selon  le  calcul  approximatif  de  iM.  Bergerat,  deux  cent  cinquante  ou  trois 
cents  volumes,  dont  pas  un  d'ailleurs  n'a  fait  époque  ou  date,, ni  marqué 
dans  Ihistoire  littéraire  d'un  temps  la  fin  ou  le  commencement  de 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1  "'  dlciiubrc  188G. 


REVUE    LITTÉRAIRE.  695 

quelque  chose,  on  n'est  pas  un  grand  écrivain,  ni  même  une  «  gloire  » 
de  ce  temps.  Or,  vers  ou  prose,  il  faut  bien  l'avouer,  on  pourrait,  dans 
une  histoire  de  la  littérature  contemporaine,  oublier  ou  négliger,  sans 
qu'il  y  parût  seulement,  l'œuvre  presque  entière  de  Théophile  Gau- 
tier, Si  Lamartine  n'avait  pas  écrit  les  Méditations,  ou  Hugo  les  Orientales, 
je  vois  ou  }e  crois  voir  assez  clairement  ce  qu'il  nous  manquerait,  et, 
si  je  puis  ainsi  parler,  je  voisle  trou  que  cela  ferait;  mais  Âlberlus, 
mais  la  Comédie  de  la  mort,  m£iis  Espana,  mais  Émaux  et  Camées,  si 
nous  ne  les  avions  pas,  que  dira-t-on  bien  qu'il  nous  manquerait  ? 
Quelques  pièces,  peut-être,  ornemens  et  joyaux  de  nos  Anthologies, 
admirables,  sans  doute,  quoique  non  pas  incomparables,  comme  on 
s'est  plu  trop  souvent  à  le  dire,  mais  rien  de  vraiment  important  ou 
même  de  très  original, —  si  l'on  veut  bien  considérer  les  imitations  que 
l'on  a  faites,  et  qu'il  leur  est  arrivé  quelquefois  de  passer  leurs  mo- 
dèles. Quanta  Fortunio,  Mademoiselle  de  Êlaupin,  le  Capitaine  Fracasse, 
quelques  qualités  de  style  que  l'on  y  vante,  et  en  consentant  qu'elles 
y  soient,  les  Trois  Mousquetaires  du  vieux  Dumas,  les  romans  d'Eu- 
gène Sue  ou  de  Frédéric  Soulié,  les  Mystères  de  Paris  ou  les  Mémoires 
du  Diable,  ne  tiennent  pas  seulement  plus  de  place  dans  les  biblio- 
thèques, ils  en  occupent  une  plus  importante  aussi  dans  l'histoire  du 
roman  contemporain.  A  moins  que  ce  ne  soit  donc  dans  le  feuilleton 
dramatique  ou  dans  le  compte-rendu  des  Salons  de  peinture,  Gautier 
n'a  rien  laissé  qui  paraisse  assuré  de  survivre.  Et  c'est  pourquoi, 
dans  le  siècle  où  nous  sommes,  de  bien  moindres  stylistes,  mais  qui  ont 
écrit  parce  qu'ils  avaient  quelque  chose  à  dire,  ce  qui  est  après  tout 
l'une  des  fins  de  l'art  d'écrire,  ou  qui  l'ont  dit  sans  presque  y  songer, 
sont  de  bien  autres  écrivains  que  lui. 

Mais,  en  le  remettant  à  sa  vraie  place,  fort  au-dessous  de  Lamartine, 
d'Hugo,  de  ce  Musset  dont  il  rêvait,  nous  dit-on,  de  refaire  les  poèmes 
avec  des  «  rimes  plus  soignées,  »  fort  au-dessous  de  Vigny  même,  — 
quels  que  soient,  j'en  conviens,  chez  le  noble  auteur  de  Moïse  et  d'i'Zwa 
les  défaillances  ou  les  manques  de  l'exécution,  —  je  voudrais  que  l'on 
eût  rendu  plus  de  justice,  d'abord,  et  une  justice  plus  exacte,  à  de  très 
réelles  et  assez  rares  qualités  de  poète,  et  non  pas  seulement  de  sty- 
liste, qui  furent  bien  celles  de  Théophile  Gautier.  Telle  est  d'abord, 
sinon  peut-être  cette  incuriosité  du  présent  et  ce  détachement  de  la 
chose  publique,  où  je  veux  bien  qu'il  se  mêlât  un  peu  d'affectation  et 
d'ostentation,  et  un  vif  désir  d'irriter  le  «  bourgeois,»  mais  au  moins, 
selon  son  expression,  telle  est  cette  «  nostalgie,  »  très  sincère,  d'un 
autre  ciel  et  d'un  autre  temps,  d'une  autre  vie,  moins  uniforme  et 
moins  civilisée,  moins  rectiligne  et  plus  libre,  plus  pittoresque  et  plus 
magnifique.  Les  louangeurs  du  passé  ne  sont  pas  tous  autant  de  poètes; 
il  y  en  aurait  trop  ;  mais  il  n'y  a  pas  non  plus  de  vrai  poète,  sans  cette 


696  BEVUE  DES  DEDX  MONDES. 

«  nostalgie  »  de  ce  qui  fut  et  qui  n'est  plus.  Tel  est  encore  ce  don 
de  voir,  de  montrer  et  de  peindre',  cette  imagination  «  plastique,  » 
ainsi  qu'on  Ta  très  bien  nommée,  qui  est  d'un  peintre,  si  l'on  veut, 
ou  d'un  sculpteur,  non  moins  nécessaire,  cependant,  ou  même  essen- 
tielle au  poète  que  ne  l'est  à  l'orateur  une  imagination  «  musicale,  » 
en  quelque  sorte,  et  le  don  de  satisfaire,  de  séduire,  d'enchanter 
l'oreille.  Une  poésie  vague,  avec  du  sentiment  et  même  du  mouve- 
ment, mais  sans  contours  ni  couleurs,  n'est  en  vérité  qu'une  espèce  de 
métaphysique,  un  peu  plus  prétentieuse  que  l'autre.  Et  telle  est  enfin 
cette  faculté  ou  fécondité  d'invention  verbale,  ce  sens  de  l'épithète  ou 
de  l'adjectif,  divers  et  nuancé,  qu'il  aimait  lui-même  à  vanter  en  lui, 
et  qu'en  effet  de  plus  grands  que  lui  n'ont  [pas  eu  comme  lui.  Tout 
est  bleu  dans  Lamartine,  et  tout  est  «  fauve  »  dans  Hugo.  D'ailleurs, 
les  qualités  qui  manquent  à  Gautier  sont  assez  nombreuses,  et  d'assez 
de  prix,  —  mouvement  et  sentiment,  éloquence  et  passion,  harmonie 
et  pensée,  je  n'en  rappelle  ici  que  quelques-unes,  —  pour  que  l'on  ne 
lui  marchande  point  celles  qu'il  eut  d'un  vrai  poète,  je  le  répète,  et 
non  pas  seulement  d'un  artiste.  C'est  un  poète  fort  incomplet,  qui, 
connaissant  lui-même  les  bornes  de  son  propre  talent,  a  eu  la  sa- 
gesse de  ne  les  point  passer,  en  même  temps  que  l'habileté  de  faire 
croire  aux  siens  qu'elles  étaient  les  bornes  de  l'art,  mais  c'est  un  poète, 
et  il  faudra  lui  en  garder  le  nom. 

Quoi  que  l'on  pense,  au  surplus,  de  son  œuvre  elle-même,  et  quand 
elle  serait  destinée,  comme  on  le  croit,  à  périr  prochainement  tout 
entière,  je  voudrais  encore  et  surtout  que  l'on  eût  reconnu,  sur  toute 
une  direction,  si  je  puis  ainsi  dire,  de  la  littérature  contemporaine, 
l'influence  considérable  des  exemples,  des  conseils  et  des  paradoxes  de 
Gautier.  «  Je  m'entourerai  déjeunes  gens,  disait-il  un  jour  à  M.  Emile 
Bergerat,  et  je  les  initierai  aux  secrets  de  la  forme  et  aux  mystères  de 
l'art;  »  et,  en  effet,  c'était  là  sa  vraie  vocation.  Maisce  rôle  de  maître  ou 
d'initiateur  dont  il  rêvait  en  souriant  de  faire  l'occupation  de  sa  vieil- 
lesse, il  oubliait  qu'il  l'avait  tenu,  sans  presque  s'en  douter  lui-même, 
dans  les  premières  années  du  second  empire;  —  et  nous  le  voyons 
aujourd'hui.  Favorisé  par  les  circonstances  ;  Lamartine  étant  presque 
oublié  tout  vivant,  Hugo  retiré  là-bas  dans  son  île,  Vigny  toujours  en- 
fermé dans  sa  m  tour  d'ivoire,  »  Musset  déjà  plus  d'à  demi  mort,  et 
Sainte-Beuve,  enfin,  «rangé  »  dans  la  critique;  l'auteur  de  Mademoi- 
selle (le  Maupin  s'est  ainsi  trouvé,  pour  toute  une  génération  de  jeunes 
gens,  l'unique  représentant  du  romantisme,  et  je  dirais  volontiers,  si 
je  ne  craignais,  en  le  disant,  de  soulever  ses  os  dans  sa  tombe,  qu'il 
en-est  devenu  le  Malherbe  ou  le  Boileau.  Parmi  les  poètes  qui  se  sont 
fait  connaître  depuis  1848,  combien  en  pourrait-on  citer,  et  lesquels,  qui 
n'aient  plus  ou  moins  subi  l'influence  de  Théophile  Gautier,  ou  encore, 


REVUE   LITTÉRAffiE.  697 

et  plus  exactement,  par  l'intermédiaire  de  Théophile  Gautier,  l'influence 
de  Victor  Hugo?iMais,  sans  vouloir  ici  préciser  une  comparaison  qui, 
comme  toutes  les  comparaisons  de  ce  genre,  n'a  de  valeur  on  d'intérêt 
qu'autant  qu'elle  demeure  un  peu  vague,  ce  que  Malherbe  a  fait  contre 
Ronsard,  et  avec  colère,  Gautier,  lui,  l'a  fait  pour  Hugo,  avec  respect  et 
avec  amour.  En  l'imitant,  il  l'a  expurgé;  il  le  châtiait  en  le  couronnant 
de  fleurs;  il  obligeait  le  torrent  romantique  à  rentrer  dans  ses  rives; 
il  en  réparait  les  ravages;  et  en  en  régularisant  les  conquêtes,  il  en 
assurait  la  durée. 

On  dit  à  ce  propos,  et  nous-même  nous  l'avons  rappelé  tout  à  l'heure, 
sans  y  souscrire,  mais  sans  y  contredire,  que  Gautier  a  manqué 
d'idées  :  ce  n'est  toutefois  qu'une  manière  de  parler,  et  sur  laquelle 
il  est  bon  de  s'entendre.  Non,  Gautier  n'a  point  d'idées,  cela  est  vrai, 
sur  les  rapports  de  l'exécutif  avec  le  judiciaire;  il  n'en  a  pas  non 
plus  sur  la  question  du  libre  arbitre  ou  sur  le  mystère  de  la  grâce; 
il  en  a  moins  encore,  —  et  quoi  que  son  gendre  ait  pu  dire  de 
Vomniscience  de  son  beau-père,  —  sur  la  variabilité  des  espèces  et 
sur  la  conservation  de  la  force.  Mais  un  poète  a-t-il  besoin  d'en  avoir? 
Et,  quand  il  en  a,  j'entends  sur  de  pareilles  matières,  ne  lui  sont- 
elles  pas  plutôt  i:n  embarras  qu'un  secours?  C'est  une  question 
que  Ton  peut  poser.  On  aimerait  d'ailleurs  que  Gautier,  pour  sa 
gloire  ou  son  honneur  même,  eût  quelquefois  été  plus  riche  de  son 
fonds;  et,  beaucoup  de  choses  qu'il  ne  comprenait  guère,  il  avait  le 
droit  de  ne  pas  les  comprendre ,  mais  on  aimerait  qu'il  eût  évité 
d'en  parler  comme  il  fait,  par  exemple,  dans  le  Journal  de  M.  de 
Goncourt.  S'il  suflit  cependant  qu'un  poète  ait  ses  idées  sur  son 
art,  nul  n'en  a  eu  de  plus  précises,  de  plus  personnelles,  et  souvent 
aussi  de  plus  intolérantes  que  Théophile  Gautier.  On  en  trouvera  l'ex- 
pression, étrangement  grossie  par  la  liberté  d'une  conversation  entre 
hommes,  dans  ce  même  Journal  de  M.  de  Goncourt;  on  la  retrouvera, 
déjà  plus  décente  et  plus  raisonnable,  dans  le  livre  de  M.  Emile 
Bergerat;  et  Gautier  lui-même,  enfin,  nous  l'a  donnée  dans  les  deux 
morceaux  qui  contiennent  toute  sa  poétique  :  la  Notice  sur  Charles 
Baudelaire,  écrite  en  18G8,  pour  servir  d'introduction  à  l'édition  «  dé- 
finitive »  des  Fleurs  du  n:al,  et  le  rapport,  daté  de  la  même  année,  sur 
les  Progrès  de  la  poésie  française  depuis  1830.  Sous  l'abondance,  la 
richesse,  l'étrangeté  même  des  métaphores  dont  il  aime  à  se  servir, 
et  qui  font  sa  manière  de  penser,  qu'il  faut  connaître  pour  l'en- 
tendre et  savoir  ce  qu'il  veut  dire,  les  idées  de  Gautier  ne  sont  pas 
seulement  plus  nettes  qu'on  ne  l'a  bien  voulu  dire,  elles  sont  plus 
profondes.  Et,  —  j'irai  jusque-là,  —  quoique  poète  aussi  lui,  je  ne 
sais  vraiment  si  Sainte-Beuve,  écrivant  ce  «  rapport,  »  y  eût  mis  plus 
de  choses.  Mais  il  n'a  certainement  ni  jamais  ni  nulle  part  mieux  parlé 


698  REVDE   DES   DEUÎ   MONDES. 

de  certains  «  secrets  »on  «  mystères  »  de  l'art  que  Gautier  ne  l'a  fait 
dans  sa  Notice  sur  Charles  Baudelaire. 

Ce  que  cette  poétique  a  de  plus  curieux  et  même  d'assez  inattendu, 
étant  celle  de  l'homme  dont  le«  gilet  rouge  ))0u  le  «  pourpoint  rose  »  de 
la  première  à'Hernani  a  fait,  dans  l'histoire  littéraire  du  temps,  le  type 
du  romantique  chevelu,  c'est  de  procéder  point  par  point  de  la  poé- 
tique d'Hugo,  et  cependant,  point  par  point  aussi,  d'en  être  le  contre- 
pied.  Par  exemple,  ce  que  le  romantisme  avait  proclamé,  si  l'on  peut 
ainsi  dire,  de  toute  la  force  de  la  voix  du  maître,  c'était  le  principe  de 
l'individualisme  dans  l'art,  ou  le  droit  pour  le  poète,  et  pour  chacun 
de  nous,  de  se  mettre  lui-même  en  scène,  et  de  remplir  les  oreilles  des 
hommes  du  bruit  harmonieux  de  ses  lamentations.  Confessez  vous  les 
uns  aux  autres,  et  confessez  surtout  les  autres  avec  vous.  Après  les 
Méditations,  les  Feuilles  d'automne,  et  après  les  Feuilles  d'automne,  les 
Nuits,  c'est-à-dire  les  chefs-d'œuvre,  peut-être,  du  lyrisme  moderne. 
Mais,  après  eux,  ou  après  elles,  que  de  Nuits,  que  de  Feuilles,  que  de 
Méditations  qui  n'avaient  servi  qu'à  montrer  combien  peu  d'hommes  ou 
même  de  poètes  ont  ainsi  le  droit  de  nous  occuper  d'eux-mêmes  !  C'est 
pourquoi,  toutce  que  la  langue,  le  rylhme  et  la  rime  avaient  réalisé  de 
conquêtes  sur  la  timidité  classique  ou  pseudo-classique,  en  osant  traiter 
pour  la  première  foisces  sujets  si  longtemps  interdits  au  poète,  Gautier 
n'avait  garde  de  no  pas  l'accepter;  il  s'en  empare  et  se  l'approprie.  Mais 
c'est  pour  poser  aussitôt  le  principe  contradictoire,  et  pour  faire  de 
Vimpersonnalitè  de  l'œuvre  d'art  la  mesure  même  de  sa  perfection.  On 
ne  doit  mettre  de  soi  dans  son  œuvre  que  son  talent  ou  son  génie,  si 
les  dieux  vous  en  ont  donné,  mais  non  pas  son  histoire,  celle  de  ses 
amours  ou  des  amours  de  ses  amis.  «  Le  poète  doit  voir  les  choses 
humaines  comme  les  verrait  un  dieu  du  haut  de  son  Olympe,  les  ré- 
fléchir dans  ses  vagues  prunelles  et  leur  donner,  avec  un  détachement 
parfait,  la  vie  supérieure  de  la  forme.  »  Et,  à  la  vérité,  quoique  ce 
soient  ses  propres  paroles,  ce  n'était  pas  en  son  nom  qu'il  exprimait 
cette  doctrine,  ce  n'était  que  comme  étant  celle  de  l'auteur  des  Poèmes 
antiques  et  des  Poèmes  barbares,  M.  Leconte  de  Lisle.  Trop  roman- 
tique encore  pour  s'élever  jusqu'à  cette  hauteur  d'impassibilité, 
Gautier  se  contentait  de  ne  pas  se  mêler  lui-même,  sa  famille  et 
ses  amis,  à  sa  prose  ou  dans  ses  vers.  Mais  c'est  bien  là  qu'il 
tendait;  et,  pour  en  donner  une  preuve  en  passant,  c'est  à  cette  faculté 
de  se  distinguer  de  son  œuvre,  de  se  dédoubler,  de  revivre  par  l'ima- 
gination les  siècles  disparus  et  les  civilisations  éteintes,  qu'il  a  dû 
quelques-unes  de  ses  meilleures  inspirations  :  Une  Nuit  de  Cléopâtre, 
Arria  Marcella,  le  Roman  de  la  momie. 

Un  autre  principe  encore  du  romantisme,  c'était  celui  de  la  liberté 
dans  l'art,  et,  par  ces  mots  magiques,  en  1850,  on  était  édiûé,  de- 


REVUE   LITTÉRAIRE.  699 

puis  près  de  vingt  ans,  sur  ce  qu'il  fallait  entendre.  Plus  d'en- 
traves, plus  de  règles,  plus  de  critiques  surtout,  mais  à  chacun 
le  droit  d'écrire  mal,  si  c'était  sa  manière  ;  et  nul,  dit-on,  sur  ce 
chapitre,  n'était  plus  amusant  à  entendre  que  Gautier  lui-même. 
Il  a  d'ailleurs  écrit  tout  un  Uvre,  et  l'un  de  ses  meilleurs,  sur 
les  Grotesques  du  temps  de  Louis  XIII,  Théophile,  Saint-Amant, 
Scarron,  pour  les  venger  à  la  fois  des  règles  et  des  dédains  de  Boi- 
leau.Ce  n'en  est  pourtant  pas  moins  lui,  nouveau  tyran  des  mots  et  des 
syllabes,  —  et  je  ne  le  dis  pas  pour  l'en  reprendre,  mais  au  contraire 
pour  l'en  louer,  —  c'est  lui,  l'auteur  d'Émaux  et  Camées,  qui  a  réinté- 
gré dans  l'art,  avec  le  respect  et  le  souci  de  la  forme,  des  règles  nou- 
velles, si  l'on  veut,  mais  guère  moins  étroites  que  les  anciennes.  «Tout 
s'apprend  en  ce  monde,  répétait-il  volontiers,  et  l'art  comme  le  reste. 
En  résumé,  qu'est-ce  que  l'art?  Une  science  aussi,  la  science  du  charme 
et  de  la  beauté.»  Cette  science  du  charme  et  de  la  beauté,  nos  pères, 
moins  prétentieux,  l'appelaient  tout  simplement  le  style,  mais  c'était 
bien  la  même  science,  au  moins  dans  son  principe,  sinon  dans  ses 
moyens  et  dans  ses  procédés.  Et  je  m'étonne,  sans  doute,  que  Gau- 
tier, dont  après  tout  ce  n'était  point  l'affaire,  n'ait  point  vu  qu'en  don- 
nant ces  leçons  de  £on  art,  il  en  revenait  tout  bonnement  à  ce  Boileau 
qu'en  toute  autre  occasion  il  maltraitait  si  fort.  Mais  je  m'étonne 
encore  bien  plus  que  de  très  honnêtes  gens,  qui  jurent  volontiers  par 
Boileau,  se  soient  moqués  si  souvent,  et  d'ailleurs  agréablement,  des 
Parnassiens,  de  Gautier,  de  leur  préoccupation  de  la  rime  rare  ou 
riche,  et  généralement  de  l'importance  qu'ils  attachent  à  une  question 
de  langue,  de  grammaire  et  de  métrique.  C'est  comme  ceux  qui  re- 
prochent au  Jésus-Cbrist  de  M.  Zola  ce  qu'ils  ne  pardonnent  pas  seu- 
lement, mais  encore  ce  qu'ils  admirent  chez  le  Panurge  de  Rabe- 
lais. 

Mais,  on  ne  saurait  trop  le  redire,  les  vers  ne  sont  pas  de  la  prose, 
et  la  prose  n'est  pas  des  vers.  Secondaire  peut-être  en  prose,  —  et  en- 
core ceci  vaudrait-il  bien  la  peine  d'être  longuement  discuté, —  la  ques- 
tion de  forme  est  capitale  en  vers.  Elle  l'est  surtout  dans  une  langue 
telle  que  la  nôtre,  peu  sonore  d'elle-même,  oii  peu  de  mots  font  natu- 
rellement image,  où  le  vocabulaire  habituel  du  poète  ne  diffère  qu'à 
peine  de  celui  du  philosophe  ou  de  l'historien.  C'est  là,  pour  écrire  en 
vers,  qu'il  faut  avoir  appris  et  compris  «  le  pouvoir  d'un  mot  mis  en  sa 
place;  »  là,  qu'il  faut  savoir  trouver,  dans  la  didiculté  môme  de  la 
rime,  une  source,  comme  disait  outrefois  Malherbe,  de  «  nouvelles 
pensées;  »  là  surtout,  qu'il  ne  faut  jamais  prendre  une  licence,  ou 
seulement  une  liberté  que  ne  soulfrirait  pas  la  prose  ;  là,  enfin,  qu'il 
faut  se  rappeler  qu'une  «  belle  pensée  »  ou  un  «  cri  du  cœur,  »  ne  se 
séparent  pas  des  mots  qui  lo's  traduisent.  «  Vouloir  séparer  i«  vers  de 


700  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  poésie,  dit  à  ce  propos  Théophile  Gautier,  c'est  une  folie  moderne 
qui  ne  tend  à  rien  moins  que  l'anéantissement  de  l'art  lui-même.  »  Il 
a  raison  ;  mais  il  s'ensuit  qu'en  poésie  comme  en  peinture,  si  le 
«  métier  »  se  distingue  de  «  l'art,  »  il  ne  s'en  dislingue  guère.  Mais 
bien  moins  encore  se  distinguent-ils  l'un  de  l'autre,  et  tous  les  deux 
de  la  poésie  même,  depuis  que  l'invention  d'une  prose  prétendue 
poétique  n'a  laissé  subsister  de  difTérence  entre  le  prosateur  et  le 
poète  que  celle  de  la  facture.  Et  dans  un  temps  où  tout  ce  qui  se  dit 
en  vers  pourrait  aussi  bien  se  dire  en  prose,  il  fallait  donner  à  la 
forme  plus  d'importance  encore  qu'elle  n'en  avait  jamais  eue...  ou 
supprimer  les  vers. 

Bien  loin  donc  de  reprocher  à  Gautier  cette  superstition  delà  forme, 
il  convient  au  contraire  de  lui  en  savoir  autant  de  gré  que  l'on  en  sau- 
rait peu  à  un  savant  ou  à  un  érudit,  à  un  philologue  ou  à  un  méta- 
physicien. Trop  forts  de  leur  génie,  Lamartine  et  Musset,  par  exemple, 
avaient  écrit  et  surtout  rimé  trop  négligemment;  Hugo  lui-même, 
quoique  plus  artiste  ou  plus  habile  artisan  de  mots,  prodigieux  inven- 
teur de  rythmes  et  merveilleux  assembleur  de  rimes,  trop  souvent  em- 
porté par  son  mouvement  même,  s'était  donné  trop  de  libertés.  Ils 
pouvaient  être,  ils  étaient  même  déjà  devenus  d'un  dangereux  exemple. 
D'ailleurs,  parmi  leurs  inventions,  si  la  plupart  étaient  singulièrement 
heureuses,  il  y  en  avait  de  moins  bonnes,  et  si  l'on  ne  voulait  pas  qu'on 
les  imitât  précisément  par  leurs  mauvais  côtés,  le  temps,  —  après 
les  Burgraves  et  après  la  Chute  d'un  ange,  —  était  sans  doute  venu  d'y 
pourvoir.  Ce  fut  l'œuvre  propre  de  Théophile  Gautier,  le  rôle  qu'il  joua, 
comme  nous  disions,  sans  presque  le  savoir  lui-même.  Et  si  quelques 
rares  écrivains,  depuis  tantôt  un  demi-siècle,  non-seulement  en  vers, 
mais  en  prose,  sont  devenus  plus  scrupuleux  que  personne  peut-être 
ne  l'avait  été  de  1830  à  1850,  ils  le  doivent  en  partie  à  Théophile  Gau- 
tier. L'invention  manque,  aujourd'hui,  mais  non  pas  l'habileté  ou 
l'adresse,  ni  même,  parmi  les  jeunes  gens,  une  aptitude  générale  à 
revêtir  d'une  forme  «  impeccable  »  les  idées  qu'ils  n'ont  point,  mais 
qu'ils  auront  peut-être  un  jour.  Ils  savent  qu'il  y  a  un  art  d'écrire, 
et  ils  l'apprennent  à  tout  événement;  et  quand,  par  hasard,  ils  ont 
un  commencement  d'idée,  si  l'on  peut  leur  faire  une  critique,  c'est 
d'être,  en  l'exprimant,  presque  trop  esclaves  des  règles  les  plus  exté- 
rieures de  cet  art. 

Enfin,  au  droit  que  le  romantisme  réclamait  encore  pour  le  poète, 
en  imitant  la  nature  même,  de  la  refaire  à  son  image,  c'est  bien  en- 
core Gautier  qui  a  opposé  le  premier  le  principe  ou  l'obligation  con- 
tradictoire: celle  de  la  soumission  absolue  du  poète,  comme  du  peintre, 
à  l'objet  qu'il  imite.  Le  commencement  et  la  fin  de  l'art,  pour  Gautier, 
c'est  l'imitation  ;   et  la  première  loi  de  l'imitation,  pour  l'auteur  du 


REVUE    LITTÉRAIRE.  701 

Voyage  en  Espagne,  c'est  l'exactitude.  Son  cerveau,  comme  il  aimait  à 
le  dire  lui-même,  faisait  métier  de  «  chambre  noire,  »et  son  art  n'in- 
tervenait dans   sa  sensation  que   pour  en  fixer  plus  profondément 
l'image.  Le  romantisme  choisissait,  et,  après  l'avoir  choisi,  transfor- 
mait, de  parti-pris  et  de  propos  délibéré,  l'objet  de  son  imitation;  Gau- 
tier choisit  encore  le  sien,  maisquand  il  l'a  choisi,  son  unique  souci  n'est 
plus  que  de  le  reproduire.  Par  là,  c'est  encore  lui  que  nous  retrouvons 
aux  origines  du  naturalisme  contemporain.  Romantique  dans  le  choix  du 
sujet,  ne  prenant  d'ailleurs  qu'un  intérêt  médiocre  au  spectacle  de 
la  vie  de  son  temps,  ses  procédés  ou  ses  moyens  sont  cependant  déjà 
ceux  du  naturalisme.  Sans  doute,  il  se  retient  sur  la  pente;  et  cette 
faculté  qu'il  a  de  tout  décrire,  l'artiste  et  le  poète  qni  sont  en  lui 
l'empêcheraient  encore  de  l'appliquer  à  tous  les  objets  indistincte- 
ment, si  d'ailleurs  la  laideur  et  la  vulgarité  n'offensaient   son  dilet- 
tantisme, n'échappaient  d'elles-mêmes  à  son  attention,  n'étaient  pour 
lui  comme  inexistantes.  Il  n'aimait  vraiment  à  travailler  que  dans 
une  matière  aussi  précieuse  et  aussi  rare  que  son  art;  et  plutôt  que 
d'écrire  Madame  Bovary,  par  exemple ,  ou  V Éducation  sentimentale, 
il  fût  allé  jusqu'aux  Indes  chercher  ses  sujets  de  tableaux.  Mais    si 
Its  procédés  de  V Éducation  sentimentale  ou  de  Madame  Bovary  sont 
bien  ceux  de  Salammbô,  ceux  de  Salammbô  sont  ceux  aussi  du  Ro- 
man de  la  momie.  Et  je  dis  qu'en  les  introduisant  dans  l'art,  Gautier 
d'abord,  et  les  naturalistes  à  sa  suite,  y  ont  introduit  des  scrupules 
toat  nouveaux  d'exactitude  et  de  précision.  Et  je  veux  bien  d'ailleurs 
qu'ils  soient  quelque  peu  pMantesques,  et  qu'un  peu  moins  de  style, 
un  peu  plus  d'émotion,  fissent  beaucoup  mieux  notre  affaire;  mais 
ce  sont  de  louables  scrupules;  et  on  n'y  pourrait  désormais  renoncer 
qu'au  grand  dommage  de  la  sincérité,  de  la  vérité,  de  la  probité  de 
l'art. 

Si  nous  voulions  maintenant  poursuivre,  il  serait  aisé  de  retrouver 
bien  d'autres  traces  encore  de  cette  influence  de  Gautier  jusque  sur 
nos  contemporains.  Lorsque,  par  exemple,  de  nos  jours  mêmes,  nos 
petits  poètes  et  nos  jeunes  romanciers  affectent  de  considérer  le  théâtre 
comme  un  «  art  inférieur,  »  ce  n'est  sans  doute  pas  de  l'auteur  du 
Chandelier  ni  de  celui  de  Buy  Blas  qu'ils  ont  hérité  cette  belle  maxime  ; 
c'est  de  Flaubert,  dont  le  rêve  eût  été  pourtant  de  se  voir  applaudir  sur 
la  scène,  et,  par  Flaubert,  c'est  de  Gautier,  qui  n'était  lui-mâoie  qu'à 
moitié  convaincu  de  sa  propre  opinion,  mais  qui  se  revanchait  ainsi 
de  l'ennui  de  son  feuilleton  dramatique.  Dd  même,  quand  ils  se  désin- 
téressent de  la  vie  de  leur  temps,  —  ce  qui  est  une  manière  de  ne  s'in- 
téresser qu'à  eux,  — c'est  de  Gautier  qu'ils  tiennent  encore  cette  leçon, 
car  ce  n'est  pas  de  Lamartine  ou  de  Victor  Hugo,  lesquels  d'ailleurs 
eussent  aussi  bien  fait,  pour  leur  repos  et  pour  leur  gloire,  de  se  mê- 


702  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

1er  moins  à  la  politique.  Ce  n'est  pas  non  plus  de  Balzac  ou  de  George 
Sand,ni  de  Sainte-Beuve  ou  de  Michelet.  Et  quand  ils  professent  enfin 
superbement  la  doctrine  de  l'art  pour  l'art,  ou  de  «  l'autonomie  de 
l'art,  »  ainsi  que  disait  Gautier,  quel  est  donc  l'homme,  dans  ce  siècle 
agité  que  nous  vivons,  qui  en  aura  été  le  vrai  représentant?  Flau- 
bert, si  l'on  veut,  mais  avant  Flaubert,  encore  Gautier,  dont  ce  ne  sera 
pas  le  titre  le  moins  sûr  à  l'attention  de  la  postérité. 

Il  est  dans  la  nature,  il  est  de  belles  choses  : 

Des  rossignols  oisifs,  de  paresseuses  roses; 

Des  poètes  rêveurs,  et  des  musiciens 

Qui  s'inquiètent  peu  d'être  bons  citoyens. 

Qui  vivent  au  hasard,  et  n'ont  d'autre  maxime, 

Sinon  que  tout  est  bien,  pourvu  qu'on  ait  la  rime. 


II  est  de  ces  esprits  qu'une  façon  de  phrase, 

Un  certain  choix  de  mots  tient  un  jour  en  extase. 

D'autres  seront  épris  de  la  beauté  du  m.onde, 
Et  du  rayonnement  de  la  lumière  blonde. 
Ils  resteront  des  mois  assis  devant  des  fleurs, 
ïiichant  de  s'imprégner  de  leurs  vives  couleurs. 

Si  ces  vers  ne  sont  peut-être  pas  des  meilleurs  qu'il  ait  faits,  si  le 
prosaïme  en  est  même  surprenant,  du  moins  le  sens  en  est-il  clair,  et 
peuvent-ils  passer  pour  significatifs.  C'est  Gautier  qui  a  incarné  de 
notre  temps  la  doctrine  de  l'art  pour  l'art;  et,  d'avoir  incarné  une  doc- 
trine, dans  l'histoire  de  l'art,  c'est  toujours  quelque  chose.  On  pour- 
rait ajouter  qu'il  importe  peu  qu'elle  soit  fausse,  ou  même  qu'il  n'y  a 
rien  de  plus  avantageux  pour  une  doctrine  d'art.  En  art,  comme  en 
science,  et  autre  part  encore,  la  vérité,  une  fois  trouvée,  devient  vite 
anonyme,  et  c'est  l'erreur,  assez  souvent,  qui  perpétue  dans  la  mé- 
moire des  hommes,  le  renom  de  ses  inventeurs. 

Là-dessus,  il  serait  un  peu  long  de  traiter  la  question  de  l'art  pour 
l'art,  et,  d'ailleurs,  pour  y  revenir  aujourd'hui,  nous  y  touchions  trop  ré- 
cemment encore  (1).  Bornons-nous  donc  à  dire  qu'elle  est  moins  difiicile 
et  surtout  moins  embrouillée  qu'on  ne  le  veut  bien  dire,  et  qu'il  sullirait 
presque  à  la  trancher  d'une  distinction, la  plus  simple  du  monde.  Elle 
ne  se  pose  point  en  sculpture,  en  peinture,  en  musique;  on  n'a  jamais 
débattu  s'il  était  possible  ou  permis  de  démontrer  une  thèse  en  cou- 
leurs; on  n'a  jamais  douté  qu'il  fût  dangereux  de  vouloir  traiter  en 
musique  un  problème  social  ;  en  un  mot,  on  n'a  jamais  nié  sérieuse- 
ment que  l'art  de   peindre  ou  celui  de  faire  des  bruits  harmonieux 

(I)  Voyez  la  Revue  du  l'"''  novembre  1887. 


REVUE    LITTÉRAIRE.  703 

fussent  à  eux-mêmes  leur  raison  d'être  et  leur  unique  but.  On  de- 
mande maintenant  si  l'art  d'écrire  a  ou  n'a  pas  d'autre  but  que  lui- 
même?  La  réponse  est  fort  simple.  Oui,  pour  les  poètes,  l'art  peut 
être  son  propre  but  à  lui-même,  et  si 

Les  quatrains  de  Pibrac  et  les  doctes  tablettes 
Du  conseiller  Matthieu 

sont  en  vers,  tablettes  et  quatrains,  ils  ont  tort.  Qu'on  les  remette  en 
prose  !  Mais  pour  tous  les  autres  écrivains,  et  dans  tous  les  autres  genres, 
non  pas  même  pour  les  romanciers  ou  les  auteurs  dramatiques,  et 
à  moins  qu'ils  ne  se  veuillent  eux-mêmes  condamner  d'infériorité,  l'art 
ne  peut  être  à  lui-même  son  but.  Ici,  comme  dans  cette  question  de 
forme,  dont  nous  avons  dit  quelques  mots  plus  haut,  on  a  eu  le  tort 
de  vouloir  appliquer  les  mêmes  principes  à  la  prose  et  aux  vers,  et 
l'erreur  est  presque  de  même  nature  que  si  l'on  voulait  constamment 
appliquer  les  mêmes  principes  de  critique  à  la  peinture  et  à  la  mu- 
sique. Les  vers  sont  faits  pour  le  «divertissement;  »  prenez  le  mot 
dans  son  sens  le  plus  noble  et  le  plus  élevé;  la  prose  est  pour  «  l'ac- 
tion; »  et  je  prends  le  mot,  comme  on  l'entend  bien,  dans  son  sens  le 
plus  étendu.  Un  discours  est  un  acte,  une  histoire  est  un  acte,  un  ju- 
gement est  un  acte,k  Nouvelle  Héloïse  est  un  acte,  le  Mariage  de  Figaro 
est  un  acte. 

En  sa  qualité  de  poète,  je  ne  saurais  donc  m'étonner  de  trouver  en 
Gautier  un  représentant  de  l'art  pour  l'art.  C'est  à  peine  même  si  je 
regretierai  qu'il  ne  se  soit  pas  fait  de  son  art  une  conception  plus  éle- 
vée, c'est-à-dire,  qu'étant  capable  d'écrire  Émaux  et  Camées,  il  n'ait  pas 
essayé  d'écrire  Jocelyn  ou  la  Légende  des  siècles.  Au  contraire,  et,  si 
nous  sommes  juste,  il  faut  l'admirer  de  n'avoir  rien  tenté  au-delà  de 
ses  forces.  Car,  enfin,  admirons-nous  Voltaire  pour  avoir  écrit  la  ïïen- 
riade,o\i  Diderot  pour  être  l'auteur  du  Père  de  famille;  et  n'eussent-ils 
pas  été  mieux  avisés  ou  plus  prudens,  se  connaissant  mieux  l'un  et 
l'autre,  de  ne  point  forcer  leur  talent?  N'ayant  point  le  souffle  lyrique, 
et  s'en  étant  de  bonne  heure  aperçu,  mais  doué  d'un  talent  descriptif 
singulier,  Gautier  s'est  contenté  de  décrire.  Encore  bien  moins  puis-je 
m'indigner  qu'au  risque  de  s'entendre  accuser  de  paresse  ou  de  cou- 
pable indifférence,  n'étant  qu'un  artiste,  il  ait  voulu  vivre  uniquement 
pour  son  art.  Car,  ce  ne  serait  point  une  bonne  chose  que  ce  désinté- 
ressement, s'il  gagnait  tout  le  monde,  et  il  ne  faut  pas  le  prêcher; 
mais  ce  n'est  pas  non  plus  une  mauvaise  chose  qu'il  y  ait  des  écrivains, 
ou  des  poètes  au  moins,  qui  ne  se  soucient  que  de  leur  poésie,  ou, 
comme  ils  disent  maintenant,  que  de  leur  «  écriture  ;  »  et  leur  exemple 
a   son   prix,  aussi  lui.  On   peut  d'ailleurs   être  bien  assuré  qu'il  ne 


70 à  REVUE   DES    DEDX    MONDES. 

sera  pas  contagieux;  et,  pour  quelques  hommes  de  lettres  qui  se 
feront  des  lettres  un  but,  il  n'en  manquera  jamais  qui  ne  s'en  feront 
qu'un  moyen.  Les  lettres  n'auront  été  qu'un  but  pour  Gautier,  et  je  ne 
puis  le  lui  reprocher,  et,  si  l'on  me  pousse  trop,  je  suis  homme  à  l'en 
féliciter. 

Il  a,  d'ailleurs,  —  et  j'en  reviens  à  son  vrai  titre  d'honneur,  — 
exercé  une  inlluence  considérable,  et  pour  cette  raison,  comme  nous 
avons  essayé  de  le  montrer,  son  nom  vivra  et  son  souvenir.  Il  ne 
grandira  point,  quoi  qu'en  puissent  penser  M.  Emile  Bergerat  et 
M.  Charles  de  Lovenjoul,  mais  je  ne  crois  pas  qu'il  tombe  non  plus 
dans  l'oubli  profond  que  lui  prédisait  M.  Emile  Faguet.  Non-seu- 
lement dans  l'histoire  de  la  poésie  française  contemporaine,  mais 
encore  dans  ce  que  l'on  pourrait  appeler  l'histoire  des  idées  littéraires 
du  siècle,  il  nous  semble  en  effet  que  sa  place  est  dès   à  présent  " 

marquée.  Laissons  de  côté  la  question  de  l'art  pour  l'art,  et  suppo- 
sons qu^Émaux  et  Camées  ou  le  Roman  de  la  momie  ne  soient  plus  lus 
un  jour  que  des  curieux  de  lettres;  mais  comment  le  naturalisme  est-il 
sorti  du  romantisme?  —  car  il  en  est  sorti,  et  ce  père  a  beau  maudire 
ce  fils,  ce  fils  a  beau  manquer  de  respect  à  ce  père,  ils  n'en  sont  pas 
moins  le  père  et  le  fils,  le  fils  et  le  père.  —  C'est  ce  que  l'on  ne  peut 
comprendre  qu'en  étudiant  l'influence  de  Théophile  Gautier.  Là  est 
sa  véritable  originalité,  et  là  sa  sûreté  contre  les  changemens  de 
la  mode  et  du  goût.  Si  les  lecteurs  l'oublient  ou  le  négligent,  les  his- 
toriens de  la  littérature  le  leur  rappelleront.  Et  quand  ils  ne  pourront, 
comme  nous-même,  qu'indiquer  d'un  seul  trait  la  transition,  et  l'étu- 
dier que  dans  un  seul  personnage,  ils  préféreront  Théophile  Gautier  à 
Sainte-Beuve  et  à  Mérimée,  qui  ont  joué  un  peu  le  même  rôle,  ro- 
mantiques, devenus,  eux  aussi,  naturalistes  sur  leurs  vieux  jours. 


F.  Brunetièp.e. 


CHRONIQUE  DK  LA  QUINZAINE 


.■^0  novembre. 


Ils  vont  vite,  ces  étranges  événemens  qui  ont  surpris  la  France,  plus 
vite  en  vérité  que  les  morts  de  la  ballade  allemande!  Ils  ne  marchent 
pas,  ils  se  précipitent  et  nous  entraînent  avec  eux  à  travers  de  singu- 
lières obscurités.  En  peu  de  temps,  en  peu  de  jours,  peut-on  dire, 
d'heure  en  heure,  tout  s'est  aggravé,  tout  a  pris  des  proportions  inat- 
tendues. 

Une  mauvaise  affaire  de  police  correctionnelle  est  devenue  la  plus 
inextricable  affaire  d'état;  un  procèssubalterne  est  devenu  une  crise  uni- 
verselle. Elle  a  commencé,  en  elïet,  cette  crise  aujourd'hui  redoutable, 
par  la  découverte  de  quelques  trafiquans  véreux  surpris  dans  un  com- 
merce louche  de  faveurs  officielles.  Une  fois  déchaînée,  elle  n'a  plus 
connu  ni  frein  ni  limite,  elle  s'est  étendue  à  tout,  menaçant  de  tout  sub- 
merger. Elle  a  eu  ce  funeste  succès  de  passionner  les  esprits,  d'allumer 
toutes  les  suspicions,  de  mettre  en  déroute  les  pouvoirs  publics,  le 
gouvernement,  le  parlement,  l'administration,  la  magistrature  elle- 
même.  Ce  n'étaient,  au  premier  instant,  à  part  les  comparses,  que 
deux  ou  trois  généraux  pris,  les  malheureux,  en  flagrant  délit  de  com- 
plicité avec  les  traûquans  de  faveurs,  avec  la  plus  vulgaire  des  aventu- 
rières. Bientôt  tout  a  changé  de  face  par  l'intervention  de  la  chambre, 
qui  a  tout  brouillé  avec  son  enquête,  par  l'impuissance  du  ministère, 

TOME  LXXXIV.   —   1887.  /|5 


706  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  a  laissé  tout  s'envenimer,  par  la  guerre  civile  de  la  police  et  de  la 
magistrature,  par  l'apparition  d'un  nouveau  personnage,  qui  a  éclipsé 
tous  les  autres.  Ce  personnage,  c'est  le  propre  gendre  de  M.  le  prési- 
dent de  la  république,  M.  Wilson,  de  toutes  parts  mis  en  cause  pour 
ses  opérations  et  ses  trafics,  pour  avoir  abusé  de  son  influence  et  de 
sa  position  de  famille.  Ces  accusations,  d'abord  assez  vagues,  n'ont 
pas  tardé  à  se  préciser,  par  un  hasard  qui  a  fait  découvrir  en  pleine 
audience  une  supercherie  destinée  à  abuser  la  justice,  une  substitu- 
tion de  pièces  accomplie  au  profit  de  M.  Wilson,  sans  doute  avec  la 
connivence  de  la  police,  —  et  on  n'a  plus  pu  reculer  devant  une  de- 
mande en  autorisation  de  poursuites.  Malheureusement,  derrière  M.  Wil- 
son, il  y  avait  M.  le  président  de  la  république,  atteint  maintenant  dans 
sa  considération,  accusé  d'avoir  laissé  s'établir  à  ses  côtés,  au  palais 
même  de  l'Elysée,  une  agence  suspecte,  un  ministère  inavoué  de  tra- 
fics scandaleux,  sous  la  direction  d'un  membre  de  sa  famille.  C'était 
une  étrange  complication.  Sur  ces  entrefaites,  le  ministère,  plus  que 
jamais  embarrassé  de  sa  position  fausse,  menacé  d'une  interpella- 
tion dangereuse  au  Palais-Bourbon,  est  allé  un  peu  légèrement,  peut- 
être  volontairement,  au-devant  d'un  échec  qui  ne  lui  a  pas  manqué, 
lia  demandé,  sous  prétexte  délaisser  s'accomplir  jusqu'au  bout  la 
converïion  de  la  rente,  un  ajournement  de  discussion  qui  lui  a  été 
refusé,  et  il  a  sur-le-champ  donné  sa  démission;  mais  alors  s'est  ré- 
vélée une  situation  toute  nouvelle.  Ce  n'était  plus  seulement  une  crise 
ministérielle,  c'était  une  crise  présidentielle  qui  venait  de  s'ouvrir;  c'était 
pour  M.  Jules  Grévy  la  nécessité  d'une  abdication  devant  l'animadver- 
sion  croissante  des  partis,  des  républicains  du  parlement,  qui,  après 
l'avoir  exalté  il  y  a  un  an  à  peine  en  lui  décernant  un  second  sep- 
tennat, le  condamnent  aujourd'hui  à  une  humiliante  retraite. 

Le  fait  est  que,  dès  ce  moment,  M.  Grévy  n'a  plus  trouvé  aucun  con- 
cours pour  former  un  ministère.  Il  s'est  adressé  à  l'auteur  de  l'inter- 
pellatioa  devant  laquelle  M.  Rouvier  venait  de  tomber,  à  M.  Clemen- 
ceau, qui,  le  premier,  lui  a  signifié,  avec  une  respectueuse  brutalité, 
qu'il  n'avait  plus  qu'à  s'en  aller,  qu'on  ne  pouvait  plus  rien  pour  lui 
ni  avec  lui.  Il  s'est  adressé  à  d'autres  républicains  du  parlement,  à 
M.  Floquet,  à  M.  Goblet,  à  M.  de  Freycinet,  qui  paraissent  avoir  ré- 
pondu à  peu  près  de  même,  en  refusant  aussi  leur  secours  pour  refaire 
un  gouvernement.  Les  uns  et  les  autres  commettaient,  sans  aucun 
doute,  un  acte  des  plus  graves  et  dont  ils  n'ont  peut-être  pas  senti 
toute  la  portée,  en  plaçant  le  président  sous  le  coup  d'une  sorte  de 
sommation  révolutionnaire,  en  le  mettant  dans  l'impossibilité  de 
rester  à  un  poste  où  il  est  censé  être  le  gardien  inviolable  de  la 
constitution.  M.  Jules  Grévy  ne  s'est  pas  visiblement  laissé  décourager 
et  convaincre  du   premier  coup.  Il    a  cru  peut-être  à  un  égarement 


1 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  707 

momentané  d'opinion,  à  une  effervescence  qui  s'apaiserait.  Il  s'est 
enfermé  dans  son  droit  constitutionnel  comme  dans  une  citadelle  déjà 
plus  qu'à  demi  démantelée,  sans  se  hâter  de  capituler.  11  a  gagné  du 
temps,  en  se  donnant  l'agrément  de  conversations  variées  avec  tous 
les  médecins  consultans,  avec  des  hommes  de  toutes  les  nuances  ré- 
publicaines, depuis  M.  Henry  Maret,  qui  est  un  radical  d'un  esprit 
libre,  jusqu'à  M.  Ribot.  Bientôt,  cependant,  assailli  de  toutes  parts, 
harcelé  d'inimitiés  croissantes,  délaissé  par  ses  amis,  voyant  le  vide 
et  l'abandon  partout  autour  de  lui,  il  a  fini  par  comprendre  qu'il 
n'avait  plus  qu'à  céder  à  la  bourrasque,  à  préparer  sa  retraite.  Il  n'a 
plus  eu  d'autre  ressource  que  d'appeler  à  son  aide  le  ministère  dé- 
missionnaire pour  l'assister  à  ses  dernières  heures,  en  ajournant  sa 
prop^-e  démission  à  jeudi.  Et  c'est  ainsi  qu'après  être  parti,  il  y  a 
quelques  semaines,  de  la  plus  vulgaire  des  aventures,  on  est  arrivé 
rapidement,  au  pas  de  course,  à  cet  étal  indéfinissable  qui  dure  depuis 
quelques  jours  déjà,  où  s'est  dévoilée  la  plus  étrange  anarchie,  où  il 
n'y  a  plus  rien  d'intact,  où  il  reste  à  peine  une  apparence  de  ministère, 
une  ombre  de  président,  où  la  France  enfin  est  réduite  à  se  demander 
quel  sera  demain  son  gouvernement.  On  en  est  là  aujourd'hui.  Voilà 
la  succession  des  fî|its  dans  ce  qu'on  peut  appeler  la  grande  tragi- 
comédie  du  jour  ! 

C'est  assurément  une  situation  aussi  bizarre  que  périlleuse,  et  ce 
qui  en  fait  la  gravité,  ce  qui  en  est  aussi  la  moralité,  c'est  que  tous 
ces  incidens  qui  viennent  de  se  dérouler  ne  sont  évidemment  qu'un 
signe  révélateur,  la  manifestation  criante  d'un  mal  profond  subite- 
ment mis  à  nu.  On  aurait  beau  s'en  défendre  et  chercher  des  subter- 
fuges, en  effet, ce  qui  est  atteint  aujourd'hui, c'est  un  régime;  ce  qui  se 
passe  depuis  quelques  semaines,  c'est  le  procès  d'un  parti,  d'une  po- 
litique républicaine,  c'est  la  liquidation  bruyante,  confuse,  d'un  règne 
de  près  de  dix  années.  L'accident  de  corruption  qui  a  décidé  la  crise 
n'est  rien  ou  presque  rien;  le  seul  fait  sérieux,  c'est  l'état  moral  et 
politique  qu'on  a  obstinément  créé,  qui  a  préparé  et  aggravé  l'explo- 
sion. 

Certes,  si  jamais  un  parti  est  arrivé  à  la  direction  des  affaires  dans 
des  conditions  favorables  pour  lui,  c'est  le  parti  républicain.  Il  a  trouvé 
à  son  avènement  d'immenses  désastres  à  demi  réparés,  des  finances 
habilement  reconstituées,  un  pays  tranquille,  disposé  à  entrer  dans  le 
régime  que  la  force  des  choses  lui  faisait,  un  état  suffisant  de  paix 
morale  et  religieuse,  des  institutions  judiciaires  et  administratives 
éprouvées.  Il  pouvait  se  promettre  de  réformer  avec  le  temps,  avec  de 
la  prudence  et  de  l'art,  s'il  le  voulait.  11  n'a  pu  se  contenir,  il  s'est  pré- 
cipité dans  les  affaires  comme  en  pgiys  conquis.  Il  a  préféré  tout  re- 
manier et  tout  agiter,  mettre  partout  son  esprit  de  domination  et  ses 


708  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

préjugés  :  il  a  tout  désorganisé  par  passion  de  parti,  par  entraînement 
de  secte!  Là  où  il  y  avait  la  paix  morale,  les  républicains  des  majorités 
parlementaires  ont  mis  la  guerre  des  croyances  et  des  consciences 
sous  prétexte  de  laïcisation.  Ils  ont  cru  se  populariser,  surtout  servir 
leurs  intérêts  électoraux,  par  des  travaux  de  toute  sorte  et  des  prodi- 
galités :  ils  ont  en  réalité  gaspillé  la  fortune  de  la  France,  épuisé  le 
crédit,  accumulé  les  déficits  dans  le  budget,  —  dans  ce  budget  qui  n'est 
même  pas  encore  voté  pour  l'année  prochaine.  Ils  ont  tenu  à  «  épurer  » 
la  magistrature,  c'était  le  mot  à  la  mode,  c'était  aussi  le  moyen  d'avoir 
une  magistrature  à  leur  image  et  à  leur  usage;  ils  n'ont  réussi  qu'à  af- 
faiblir les  garanties  de  la  justice,  à  troubler  les  juges  et  à  diminuer 
peut-être  la  confiance  du  public.  Ils  ont  voulu  avoir  une  administration 
à  eux,  et  ils  y  ont  introduit  l'esprit  de  parti  et  de  favoritisme,  les  dé- 
lations, les  vexations  tyranniques,  surtout  cette  idée  qu'il  suffisait 
d'être  républicain  pour  avoir  droit  à  tout,  même  à  une  décoration. 
Ils  n'ont  pas  supprimé  la  préfecture  de  police  à  Paris:  ils  l'ont  énervée 
dans  sa  constitution,  dans  son  personnel,  dans  son  action;  ils  l'ont  à 
peine  défendue  contre  le  grand  ennemi,  le  conseil  municipal  de  Paris, 
occupé  encore  aujourd'hui  à  faire  destituer  les  commissaires  de  police 
coupablesd'avoir  empêché  l'exhibition  du  drapeau  rouge. —  Les  radicaux 
ont  mené  la  campagne,  les  modérés  républicains  ont  suivi,  n'osant  ou 
ne  pouvant  résister.  Qu'en  est-il  résulté?  C'est  que  tout  s'est  amoindri 
par  degr*^,  tous  les  ressorts  se  sont  relâchés,  toutes  les  idées  de  mora- 
lité publique  et  d'administration  régulière  se  sont  altfrées,  et  un  jour 
est  venu  où,  par  une  humiliation  de  plus,  la  main  d'une  vulgaire  intri- 
gante a  suffi  pour  faire  éclater  partout  la  confusion,  l'anarchie  depuis 
longtemps  préparée.  Ce  jour-là,  il  s'est  trouvé  que  tout  se  décompo- 
sait à  la  fois,  que  la  préfecture  de  police  ne  savait  plus  ce  qu'elle  fai- 
sait ou  jouait  on  ne  sait  quel  rôle  inavoué,  que  la  magistrature  restait 
indécise  et  paralysée,  que  tous  les  pouvoirs  avaient  perdu  la  tête  dans 
l'efifroiable  bagarre.  C'est  là  le  résultat  des  fausst^s  politiques,  c'est  là 
qu'on  est  arrivé  après  dix  ans  de  régne  passés  à  abuser  de  tout,  à  tout 
confondre  et  à  tout  désorganiser! 

Le  goût  instinctif,  invétéré  de  l'illégalité  et  de  l'arbitraire  dans  un 
intérêt  de  parti  perd  les  républicains,  qui  n'ont  pas  su  même  garder, 
dans  cette  espèce  de  naufrage,  le  dernier  et  précieux  avantage  de  la 
position  que  les  circonstances  leur  avaient  faite.  Par  une  fortune 
extraordinaire,  la  république,  qui  n'avait  jamais  passé  que  comme  un 
ouragan  en  France,  avait  eu,  à  sa  troisième  apparition  dans  notre 
pays,  la  chance  de  s'établir  régulièrement,  pacifiquement,  d'être  même 
votée  par  une  assemblée  conservatrice.  Elle  avait  son  organisation,  sa 
constitution,  avec  une  origine  toute  légale.  C'était  son  honneur,  c'était 
aussi    sa  force.   Malheureusement,   les   républicains   ont   une   telle 


REVUE.    —    CHRONIQUE,  709 

habitude  de  tout  violenter,  que  le  jour  où  ils  sont  arrivés  aux  affaires 
ils  ont  commencé  à  usurper,  à  empiéter  de  toutes  parts.  La  chambre 
républicaine  n'est  pas  une  convention,  elle  procède  cependant  comme 
une  convention,  elle  a  le  goût  jacobin  de  l'omnipotence.  Elle  a  créé 
des  commissions  avec  l'arrière-pensée  de  pénétrer  dans  les  administra- 
tions publiques,  de  se  substituer  au  gouvernement  et  même  quelque- 
fois à  la  justice.  Elle  a  eu,  elle  a  encore  une  commission  du  budget 
qui,  sous  prétexte  de  régler  les  dépenses  de  l'état,  désorganise  des  ser- 
vices, supprime  des  lois  et  supprimerait  au  besoin  des  traités.  Elle  est 
arrivée  ainsi,  par  le  fait,  à  fausser  toutes  les  conditions  d'un  gouver- 
nement régulier,  aussi  bien  que  du  régime  parlementaire,  à  préparer 
l'incohérence.  Il  y  avait  du  moins  une  institution  devant  laquelle  les 
républicains  s'étaient  à  peu  près  arrêtés  jusqu'ici,  c'était  la  présidence. 
Eh  bien!  l'institution  n'est  plus  intacte,  elle  a  perdu  son  inviolabi- 
lité. Ceux  qui  sont  allés  l'autre  jour  à  l'Elysée  signifier  un  congé  plus 
ou  moins  déguisé  à  M.  Jules  Grévy  ont  fait  en  réalité  un  coup  d'état, 
et  ce  qu'il  y  a  de  plus  singulier,  c'est  qu'ils  l'ont  fait  sans  titre,  sans 
mandat,  sans  un  vote  des  chambres,  par  impatience,  par  panique.  Ils 
n'ont  pas  vu  qu'ils  n'atteignaient  pas  seulement  un  président,  qu'ils 
tuaient  du  même  coup  la  présidence  :  car  enfin  que  devient  en  tout  cela 
la  constitution?  Que  s'gnifie  désormais  la  présidence  de  sept  ans? 
Quel  est  maintenant  l'hôte  de  l'Elysée  qui  pourrait  résister  le  jour  où 
l'on  pourrait  invoquer  contre  lui  un  mouvement  d'opinion  plus  ou 
moins  sincère,  on  des  chefs  parletiientaires  s'entendraient  pour  lui 
refuser  leur  concours?  C'e^stla  brèJi  -  ouverte  dans  les  institutions.  Là 
où  les  uns  ont  passé,  les  autres  passeront! 

Les  circons-tances,  dit-on,  ont  été  plus  fortes  que  les  volontés.  C'est 
M.  Jules  Grévy  qui  a  tout  fait,  tout  précipité  par  son  obstination  à  dé- 
fendre M.  Wilson  devant  une  opinion  surexcitée,  à  engager  la  considé- 
ration du  président  et  de  la  présidence  dans  les  affaires  de  son  gendre. 
Il  est  certain  que  M.  Grévy  s'était  fait  une  position  où  il  ne  pouvait 
plus  guère  rester  à  l'Elysée,  qu'il  pouvait  être  soupçonné  d'avoir  été 
négligent  ou  complice  en  laissant  s'établir  dans  son  propre  palais  une 
agence  équivoque.  11  s'était  trop  compromis;  il  n'avait  jamais  été,  dans 
tous  les  cas,  un  président  assez  éclatant  pour  dominer  l'opinion.  Il  était 
moralement  perdu,  c'est  possible;  mais  c'est  ici  précisément  une  cir- 
constance curieuse  de  plus.  Les  républicains  étaient  assurément  les 
derniers  qui  eussent  le  droit  de  se  faire  les  juges  de  celui  qui  est  encore 
le  président  de  la  république.  Ils  sont  plaisans  avec  leurs  indignations 
soudaines  et  leurs  pudeurs  offensées  !  En  réalité,  ils  savaient  depuis 
des  années  ce  qui  se  passait  à  l'Elysée.  Ils  n'ignoraient  rien,  ni  le  mi- 
nistère de  M.  Wilson,  ni  la  nature  des  opérations  du  gendre  de  M.  le 
président  de  la  république.  Ils  savaient  depuis  longtemps  tout  ce  qu'on 


710  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

dit  aujourd'hui,  et  ils  ne  nommaient  pas  moins,  il  y  a  quelques  années, 
M.  Wilson  rapporteur-général  du  budget,  sans  doute  afin  de  lui  donner 
plus  d'autorité  ou  de  facilité  pour  exercer  son  influence  et  distribuer  ses 
faveurs.  Ils  n'ignoraient  pas  non  plus  apparemment  que  M.  Grévy  était 
le  beau-père  de  M.  Wilson  ;  ils  connaissaient  ses  habitudes,  ses  familia- 
rités, ses  relations,  ses  faiblesses,  et  ils  n'ont  pas  moins,  il  y  a  un  an, 
renouvelé  son  septennat.  Ils  savaient  toui,  et  quand  ils  accusent  aujour- 
d'hui M.  le  président  de  la  république,  c'est  eux-mêmes,  c'est  leur 
complicité  ou  leur  silence  qu'ils  accusent  en  même  temps.  M.  Girévy  a 
sans  doute  le  malheur  d'être  le  beau-père  du  correspondant  de  femmes 
suspectes.  Il  a  commis  bien  d'autres  fautes  encore,  surtout  celle  de 
n'avoir  pas  vu  que  le  travail  de  désorganisation  universelle,  de  des- 
truction auquel  il  se  prêtait,  finirait  par  arriver  jusqu'à  lui.  Il  expie 
aujourd'hui,  un  peu  durement,  non  sans  une  certaine  justice  toute- 
fois, son  imprévoyance.  Ceux  qui  l'accusent,  les  républicains  qui  l'ac- 
cablent, montrent  leur  inconsistance,  et  le  plus  clair  est  que  les  uns 
et  les  autres,  par  leurs  connivences,  parleurs  aveuglemens,  ontcon- 
iribué  à  cette  crise  où  tout  s'effondre,  où  pour  le  moment  M.  Jules  Grévy 
"seul  s'en  va  sans  gloire,  sinon  sans  bruit. 

Et  maintenant  il  faudrait  sortir,   si  c'était  possible,  de  ce  gigan- 
tesque imbroglio.  La  succession  de  M.  Grévy  est  ouverte,  il  l'a  déclaré 
dans  ses  entretiens,  il  va  le  déclarer  dans  un  message,  c'est  entendu; 
on  ne  pourrait  essayer  de  le  retenir  sans  tomber  dans  le  ridicule.  Par 
qui  sera-t-il  remplacé  à  l'Elysée?  Quelle  sera  la  signification  de  cette 
élection  présidentielle,  dénoûment  improvisé  d'une  crise  qu'il  faut 
bien  appeler  révolutionnaire?  Les  candidats  se  pressent  et  se  mêlent, 
M.  Jules  Ferry,  M.  de  Freycinet,  M.  Floquet,  M.  Brisson  ;  ils  ont  tous 
leurs  partisans,  leurs  adversaires,  sans  avoir  naturellement  les  mêmes 
chances.  La   lutte  est  engagée    passionnément,  furieusement,  entre 
grands  électeurs,  et  il  n'est  pas  jusqu'à  M.  Déroulède  qui  ne  s'en  mêle, 
allant  au  Palais -Bourbon  signifier  ses  volontés,  menaçant,   si   on 
ne  s'arrête  pas  devant  son  veto,  de  descendre  dans  la  rue  à  la  tête 
d'une  formidable  armée  de  patriotes  et  de  socialistes  !  C'est  l'élément 
baroque  du  drame  électoral;  mais  comme  M.  Déroulède  n'est  pas  un 
dictateur  imposant  ses  volontés,  et  qu'il  faut  être  sérieux,  le  problème 
du  scrutin  reste  ce  qu'il  est.  Quel  sera  l'élu  du  congrès  qui  va  se  réu- 
nir ces  jours  prochains  à  Versailles?  Avant  tout,  se  sont  hâtés  de  dire 
les  républicains  orthodoxes,  la  première  condition  est  d'en  finir  avec  les 
divisions,  de  recourir  à  la  recette  merveilleuse  et  infaillible  de  la  con- 
centration. Pourvu  que  la  droite  soit  exclue  de  toutes  les  combinaisons 
et  que  tout  se  passe  enire  républicains,  c'est  l'essentiel  ;  le  reste  sera 
ce  qu'il  pourra  !  Et  quand  la  droite  serait  exclue  de  tout,  même  de  la 
chambre,  quand,  par  un  miracle  qui  ne  semble  pas  près  de  s'opérer, 


REYCE.    —   CHRONIQUE.  711 

tous  les  républicains  se  réuniraient  sur  un  seul  nom,  en  serait-on 
plus  avancé  ?  Nos  tristes  affaires  seraient-elles  plus  éclaircies?  Est-ce 
que  c'est  la  droite  qui  a  fait  les  embarras  de  la  république,  qui  a  créé 
cette  situation  où  s'accumulent  les  ruines  morales  et  les  misères? 
S'il  est  une  vérité  éclatante,  c'est  que  tout  le  mal  est  venu  de  cette 
politique  de  prétendue  concentration  et  de  radicalisme  qui,  depuis  dix 
ans,  a  tout  agité,  tout  brouillé,  tout  décomposé.  Si  le  nouveau  prési- 
dent, peu  importe  son  nom,  entre  à  l'Elysée  pour  représenter  le 
même  système  de  capitulations  et  de  concessions  au  radicalisme,  la 
question  est  tranchée;  ce  n'est  pas  une  solution,  c'est  la  continuation 
et  l'aggravation  des  crises  de  gouvernement,  des  conflits  stériles,  des 
désordres  financiers,  des  guerres  religieuses,  des  traûcs  de  parti,  de 
la  désorganisation,  de  tout  ce  qui  a  ruiné  le  pays. 

On  dissertera  tant  qu'on  voudra,  on  épuisera  les  tactiques  et  les 
intHgues  :  quel  que  soit  l'élu  de  demain,  là  seule  solution  est  une 
politique  qui,  sans  tenter  de  vaines  réactions,  se  propose  résolument 
de  pacifier  les  esprits,  de  remettre  l'ordre  dans  les  finances,  de  gou- 
vernei"  avec  une  libérale  équité,  d'assainir  un  peu  l'atmosphère  de  la 
vie  publique.  Ce  ne  serait  pas  encore  facile  assurément;  ce  serait,  dans 
tous  les  cas,  le  seul  moyen  de  répondre  aux  vœux  de  ce  vaillant  et 
honnête  pays  de  France  qui  ne  s'émeut  plus  aisément,  qui  finit  même 
par  assister  avec  un  certain  scepticisme  aux  plus  étranges  spectacles, 
et  ne  reste  si  patient  après  tout  que  parce  qu'il  garde  une  inépuisable 
confiance  dans  sa  fortune. 

Les  alTaires  de  la  France  ne  sont  sûrement  pas  sans  avoir  quelque 
retentissement  au  dehors.  11  y  a  eu  des  temps  où  elles  auraient  eu 
plus  qu'un  vain  retentissement, où  les  délibérations  de  nos  chambres, 
les  crises  de  nos  institutions  et  de  noire  gouvernement,  toutes  ces 
choses  qui  représentent  plus  ou  moins  une  révolution,  auraient  remué 
l'Europe.  Aujourd'hui,  elles  sont  suivies  avec  un  certain  intérêt  hési- 
tant par  quelques-uns,  si  l'on  veut,  avec  une  malveillance  ironique 
par  d'autres,  avec  une  curiosité  assez  froide  par  tous;  elles  sont  con- 
sidérées comme  les  phases  d'une  crise  indéfinissable,  sans  iiillaence 
extérieure.  On  ne  se  dit  pas  assez  peut-être  que,  sous  cette  apparence 
de  trouble  et  de  confusion,  il  y  a  une  nation  toujours  vivace,  toujours 
puissante,  qui  mérite  d  être  comptée,  qui  pourrait  se  ressaisir  d'un 
instant  à  l'autre,  surtout  en  face  d'un  péril  évident  pour  son  indé- 
pendance ou  sa  dignité.  On  ne  voit  qu'un  gouvernement  en  désarroi, 
des  institutions  décriées,  des  partis  qui  paralysent  tout  par  leurs  dis- 
cussions, et  le  plus  triste,  le  plus  malheureux  effet  de  ces  agitations, 
est  d'affaiblir  notre  pays  dans  son  autorité  et  dans  son  crédit,  de  le 
mettre,  pour  ainsi  dire,  temporairement  en  dehors  des  grandes  ques- 
tions qui  ne  cessent  de  se  débattre,  qui  intéressent  le  monde.  Ce  n'est 


712  REVDB   DES    DEUX    MONDES, 

point,  si  l'on  veut,  que  le  moment  soit  plus  critique  aujourd'hui  qu'hier; 
il  l'est  autant  dans  tous  les  cas,  et  le  plus  clair  est  que  la  France  est 
réduite  à  retrouver  un  gouvernement,  un  équilibre  intérieur,  tandis  que 
les  autres  états,  qui  ont  sans  doute  leurs  difficultés,  mais  qui  gardent 
leur  liberté,  poursuivent  leurs  desseins,  nouent  leurs  alliances,  font 
leurs  affaires  avec  leurs  parlemens  ou  sans  leurs  parlemens. 

Ce  n'est  qu'une  simple  coïncidence  :  toujours  est-il  qu'à  la  veille  de 
l'ouverture  récente  du  parlement  allemand,  l'empereur  Alexandre  111 
de  Russie  est  arrivé  à  Berlin  avec  toute  sa  famille  retournant  à  Saint- 
Pétersbourg.  Il  a  fait  une  apparition  de  quelques  heures,  entre  deux 
trains,  et  cette  visite,  si  longtemps  douteuse,  rendue  aujourd'hui  au 
vieil  empereur  Guillaume,  dans  des  circonstances  difficiles  par  suite 
des  relations  des  deux  empires,  plus  pénibles  encore  par  suite  de  la 
maladie  du  prince  impérial  d'Allemagne,  cette  visite  a  visiblement 
gardé  un  caractère  marqué  de  gravité  et  de  réserve.  Tout  s'est  passé 
assurément  avec  la  stricte  correction  de  l'étiquette.  Le  prince  Guil- 
laume, qui  prend  décidément  de  plus  en  plus  le  rôle  de  prince  héri- 
tier, a  été  envoyé  à  la  rencontre  du  tsar.  Le  vieil  empereur  Guillaume 
est  allé  lui-même  attendre  son  neveu  Alexandre  III  à  l'ambassade  de 
Russie,  et  il  a  passé  avec  lui  la  revue  de  la  garde  d'honneur  fournie  par 
le  régiment  de  l'empereur  Alexandre.  La  tsarine  a  conduit  ses  enfans  au 
vieux  monarque.  M.  de  Bismarck,  revenu  tout  exprès  de  Friedrichsruhe, 
—  par  ordre,  dit-on,  —  aurait  demandé  à  être  reçu  ou  aurait  été  appelé 
par  le  souverain  russe,  et  a  eu  avec  lui  un  assez  long  entretien.  Le 
soir,  avant  le  départ,  il  y  a  eu  au  palais  un  banquet  de  gala  où  des 
toasts  ont  été  échangés.  La  population  de  Berlin,  seule,  pour  sa  part, 
semble  avoir  peu  prodigué  sou  enthousiasme  sur  le  passage  du  cor- 
tège impérial  russe;  elle  a  réservé  ses  acclamations  pour  son  empe- 
reur !  Tout  cela  a  été  l'affaire  d'une  rapide  journée  d'hiver  passée  en 
politesses  officielles,  en  conversations,  en  explications.  Qu'en  est-il 
réellement?  La  visite  de  l'empereur  Alexandre  111  est-elle  restée  tout 
simplement  un  acte  de  courtoisie  et  de  déférence  dû  après  tout  à  un 
vieux  parent,  à  un  vieux  souverain  atteint  dans  ses  affections  pater- 
nelles, menacé  dans  son  grand  âge  de  perdre  son  fils,  le  premier  héri- 
tier de  sa  puissance  et  de  sa  gloire?  Est-ce  un  événement  politique 
destiné  à  modifier  une  situation,  à  sceller  ou  à  préparer  la  réconcilia- 
tion des  deux  empires,  assez  divisés  depuis  quelque  temps?  C'est  par- 
ticulièrement le  secret  de  l'entretien  que  le  chancelier  d'Allemagne  a 
eu  avec  Alexandre  111.  Les  deux  interlocuteurs  avaient  beaucoup  à  se 
dire,  s'ils  ont  voulu  tout  expliquer. 

A  en  juger  par  les  apparences,  l'entretien  n'a  pas  laissé,  sans  doute, 
d'être  délicat.  M.  de  Bismarck  a  dû  certainement  ne  rien  négliger 
pour  impressionner  l'esprit  du  tsar,  pour  convaincre  son  interlocu- 


REVUE.    —    CHRONIQDE.  713 

teur  de  la  pureté  de  ses  pensées,  de  la  sincérité  de  sa  politique.  Il  a 
pu  parler  de  la  France;  il  a  sûrement  parlé  aussi  de  la  Bulgarie,  de 
l'Orient,  en  désavouant  toute  hostilité  contre  la  politique  russe  dans 
les  Balkans.  11  a  mis  toute  son  éloquence  à  dissiper  les  préventions 
que  le  tsar  portait  à  Berlin  :  c'est  vraisemblable,  et  comme  il  faut 
qu'un  peu  de  comédie  se  mêle  toujours  aux  choses  les  plus  sérieuses, 
le  chancelier  se  serait  efforcé,  dit-on,  de  démontrer  à  Alexandre  III 
qu'on  l'avait  abusé  par  d'audacieuses  falsifications  de  dépêches,  des- 
tinées à  dénaturer  les  intentions  et  les  actes  de  sa  diplomatie.  Et  à 
qui,  s'il  vous  plaît,   seraient  dues  ces  falsifications?  Elles  seraient 
tout  simplement  l'œuvre  des  orléanistes,  qui  n'auraient  d'autre  occupa- 
tion que  de  chercher  à  brouiller  l'Allemagne  et  la  Russie,  de  souffler 
partout  la  guerre!   Que  viennent  faire  en  tout  cela  les  orléanistes? 
Quel  intérêt  ont-ils  à  conspirer  contre  le  repos  de  l'Europe  ?  Une  fois 
dans  la  voie  des  confidences,  M.  de  Bismarck  ne  se  serait  pas  arrêté  à 
mi-chemin  :   il  aurait  dévoilé  au  tsar  un  autre    mystère,  une  autre 
conspiration:   il   lui    aurait   dit  qu'il   y  avait    à    la  cour   même  de 
Berlin  un  parti  peu  nombreux,  mais  influent,   qui  passe  son   temps 
à  le  représenter,  lui  le  chancelier,  comme   l'ennemi  de  la  Russie, 
comme  l'interprète  infidèle  des  volontés  de  son  propre  souverain,  de 
l'empereur  Guillaume.   Le  chancelier  a  dit  ce  qui  lui  a  plu  et  le  tsar 
a  cru  ce  qu'il  a  voulu  !  Ce  ne  sont  peut-être  pas,  après  tout,  les  orléa- 
nistes ni  même  les  ennemis  de  cour  qui,  depuis  quelque  temps,  ont 
interdit  à  la  banque  de  Berlin  de  recevoir  en  gage  les  titres  russes,  qui 
se  préparent  en  ce  moment  à  augmenter  les  droits  d'entrée  sur  les 
blés  d'Odessa,  qui  entretiennent  une  guerre  perpétuelle  de  police  à 
la  frontière  contre  tout  ce  qui  est  russe,  qui  ont  resserré  dernière- 
ment la  triple  alliance.  Il  serait  intéressant  de  savoir  si  les  deux  puis- 
sans  interlocuteurs  se  sont  expliqués  sur  ces  divers  points  de  la  politi- 
que entre  les  deux  empires,  et  ce  qu'ils  ont  décidé  avant  de  se  quitter, 
l'un  pour  rentrer  à  Pétersbourg,  l'autre  pour  retourner  momentanément 
à  Friedrichsruhe. 

Le  fait  est  que  la  visite  de  l'empereur  Alexandre  a  pu  sans  doute 
dissiper  quelques  nuages,  mais  qu'en  définitive  on  n'est  pas  beau- 
coup plus  avancé,  et  c'est  dans  ces  conditions  que  le  parlement  alle- 
mand a  été  ouvert  par  un  discours  qui  se  ressent  visiblement  d'une 
situation  assez  sombre  et  assez  incertaine.  Ce  qui  assombrit  la  situa- 
tion à  Berlin,  c'est  la  préoccupation  de  la  sanié  du  prince  impérial, 
préoccupation  que  la  vieillesse  du  souverain  rend  plus  vive  encore. 
Ce  qui  peut  paraître  incertain  tient  à  tout  un  ensemble  de  choses  en 
Europe.  Ce  discours,  que  le  secrétaire  d'état,  M.  de  Bœtticher,  est  allé 
lire  l'autre  jour,  à  défaut  de  l'empereur,  à  la  salle  blanche  du  palais, 
est  sans  doute  suffisamment  rassurant.  Il  désavoue  toute  intention  de 


714  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

guerre,  ce  qu'il  appelle  «  le  penchant  peu  chrétien  qui  pousse  un  pays 
à  attaquer  ses  voisins.  »  Il  assure  que  l'empire  allemand  n'a  d'autre 
pensée  que  de  «  consolider  la  paix  en  concluant  des  alliances  qui  ont 
pour  but  de  prévenir  tout  danger  de  guerre,  de  mettre  l'Allemagne  et 
les  puissances  alliées  en  état  de  repousser  en  commun  des  attaques 
injustes...  »  Voilà  pour  la  triple  alliance,  à  laquelle  tout  le  monde 
s'étudie  à  donner  la  couleur  la  plus  innocente,  un  caractère  tout  dé- 
fensif  !  Ce  discours,  prononcé  pour  l'empereur  Guillaume,  est,  si  l'on 
veut,  pacifique,  provisoirement  tranquillisant  par  ses  déclarations  sur 
la  politique  extérieure;  il  l'est  un  peu  moins  par  la  proposition  nou- 
velle d'une  augmentation  des  forces  militaires.  Il  fait  marcher  en- 
semble les  désirs  de  la  paix  et  les  prévisions  de  la  guerre.  Par  une 
curieuse  particularité,  le  discours  lu  au  parlement  allemand  ne  dit  pas 
un  mot  de  là  visite  de  l'empereur  Alexandre  à  Berlin,  et  l'omission 
semblerait  précisément  justifier  ceux  qui  croient  que  rien  n'est  changé, 
que  le  voyage  du  tsar  laisse  la  situation  telle  qu'elle  était,  le  compte 
toujours  ouvert  entre  les  chances  de  paix  et  les  chances  de  guerre.  Le 
seul  homme  qui  pourrait  aujourd'hui  dissiper  les  doutes  et  aider  à 
voir  plus  clair  serait  M.  de  Bismarck.  Il  reste  à  savoir  si  le  terrible 
chancelier  verra  quelque  intérêt  à  revenir  un  de  ces  jours  de  Fried- 
richsruhe  pour  prononcer  un  de  ces  discours  qui  déchirent  tous  les 
voiles,  ou  s'il  ne  trouvera  pas  plus  habile,  plus  profitable,  de  prolonger 
l'indécision,  de  demeurer  une  sorte  d'arbitre  silencieux  entre  les  alliés 
qu'il  s'est  assurés  et  la  Russie  qu'il  s'efforce  toujours  de  regagner. 

Au  fond,  dans  tout  ce  qui  se  passe  aujourd'hui,  dans  ces  entrevues 
qui  se  succèdent,  dans  ces  discours,  dans  ces  alliances  qui  se  nouent, 
il  y  a  une  chose  singulière  :  tout  le  monde  veut  la  paix,  tout  le  monde 
a  ses  raisons  de  désirer  la  paix;  on  ne  s'allie  ou  on  ne  s'arme  que 
pour  se  défendre;  on  ne  se  résoudra  à  la  guerre  que  si  on  est  attaqué I 
Hier  encore,  en  recevant  une  délégation  de  son  parlement  qui  venait 
s'associer  à  ses  chagrins,  l'empereur  Guillaume  a  tenu  le  même  lan- 
gage :  il  veut  être  prêt,  —  «  si  quelque  attaque,..  »  à-t-il  dit,  sans 
achever  sa  phrase.  Et  comme  tout  le  monde  désavoue  avec  une  égale 
force,  avec  le  même  empressement,  toute  pensée  d'agression,  on  peut 
rester  longtemps  ainsi, — jusqu'au  jour  où  l'imprévu,  apaisant  tout 
ou  aggravant  tout  subitement,  peut  décider  de  la  plus  étrange,  de  la 
plus  énigmatique  des  situations  où  l'Europe  ait  jamais  été. 

Gomme  l'Allemagne,  l'Italie,  qui  a  pris  un  rôle  dans  les  combinai- 
sons du  jour,  vient  d'avoir,  elle  aussi,  son  ouverture  de  parlement,  et 
son  discours  royal,  expression  de  ses  vœux  et  de  ses  ambitions.  L'Ita- 
lie, ce  n'est  pas  dillicile  à  voir,  est  dans  un  moment  où  elle  se  seiit 
un  peu  gonflée,  un  peu  étourdie  de  ses  succès,  de  l'honneur  qu'elle 
a  eu  d"aller  à  Friedrichsruhe.  Elle  se  voit  admise  parmi  les  premières 


feEVUE.    —    CHRONIQUE.  715 

puissances  de  l'Europe,  appelée  à  figurer  dans  les  grandes  combinai- 
sons; elle  traite  de  pair  avec  l'Allemagne,  avec  l'Autriche,  l'ancienne 
dominatrice  au-delà  des  Alpes.  Elle  est  satisfaite,  et  le  roi  Humbert, 
parlant  un  peu  le  langage  de  M.  Crispi,  a  pu  dire  que  son  cœur  exul- 
tait de  joie,  que  «  l'Italie,  forte  de  ses  armes,  sûre  de  ses  alliances, 
amie  de  tous  les  gouvernemeas,  continue  sa  marche  ascendante  dans 
la  famille  des  grands  états,  va  maintenant  de  front  avec  les  premiers 
et  ne  craint  plus  d'avoir  à  reculer.  »  Le  roi  Humbert  s'est  empressé 
d'ajouter  à  cette  manifestation  d'une  joie  patriotique  la  déclaration 
rassurante  que  tous  ses  efforts  sont  pour  la  conservation  de  la  paix, 
que,  dans  ce  désir  de  paix,  il  est  d'accord  avec  les  autres  grands  états 
de  l'Europe,  ses  alliés.  Rien  de  mieux  :  c'est  le  mot  d'ordre  de  la  triple 
aUiance.  L'Italie  est  probablement  sincère,  d'autant  plus  qu'elle  est 
comme  tout  le  monde,  plus  peut-être  que  tout  le  monde,  intéressée  à 
la  paix,  qu'elle  n'est,  pour  sa  part,  ni  contestée  ni  menacée  dans  son 
existence,  et  que  de  plus  elle  a  largement, —  c'est  le  roi  qui  le  dit, — 
de  quoi  occuper  son  activité  avec  ses  propres  affaires. 

L'Italie,  en  efifet,  a  d'abord  aujourd'hui  ce  qu'on  pourrait  appeler 
son  expédition  du  Tonkin,  une  expédition  d'Âbyssinie  qu'elle  poursuit, 
non  plus  seulement  avec  quelques  détachemens,  mais  avec  une  petite 
armée,  quatre  ou  cinq  brigades  sous  les  ordres  du  général  de  San- 
Marzauo.  Que  se  piopose-t-elle  réellement?  Est-ce  une  campagne  pour 
réparer  la  petite  mésaventure  essuyée  l'an  dernier  par  les  armes  ita- 
liennes, pour  conquérir  la  sûreté  de  l'établissement  de  Massaouah? 
Est-ce  une  guerre  véritable  contre  le  souverain  ab>ssin,  le  négus,  qui 
paraît  résolu  à  une  vigoureuse  résistance?  C'est,  dans  tous  les  cas,  une 
entreprise  délicate,  qui  n'est  point,  sans  doute,  au-dessus  de  la  valeur 
des  soldats  iialieus,  qu'il  peut  néanmoins  être  sage  de  limiter,  si  le 
cabinet  de  Rome  ne  veut  pas  se  laisser  entraîner  dans  les  difficultés 
inextricables  de  toutes  les  eipédiiions  lointaines  et  'sdéfinies.  D'un 
autre  côté,  le  roi  Humbert,  dans  son  discours,  trace  le  plus  vaste  pro- 
gramme de  travaux  parlementaires:  reconstitution  des  ministères,  ré- 
forme de  l'administration  des  piovinces  et  des  communes,  unification 
du  code  pénal  et  de  l'administration  de  la  justice  par  la  création  d'une 
cour  de  cassation  unique,  réorganisation  des  finances  par  la  limitation 
des  dépenses  exiigèrées  et  par  la  resiiiuiiou  au  gouvernement  du  droit 
de  proposer  seul  des  dépenses  nouvelles,  bien  d'autres  choses  encore: 
tout  y  est!  Voilà,  certes,  de  quoi  occuper  une  session  et  même  plu- 
sieurs sessions.  Pour  le  moment,  le  successeur  de  M.  Depréiis  à  la  pré- 
sidence du  conseil,  M.  Crispi,  qui  paraît  aussi  ambitieux  dans  sa  poli- 
lique  intérieure  que  dans  sa  politique  extérieure,  n'a  point  sans  doute 
à  craindre  une  opposition  bien  sérieuse.  Il  a  pour  lui  le  prestige  d'un 
récent  succès  diplomatique,  un  peu  aussi  le  désanoi  des  partis,  et, 


716  REYUE    DES   DEUX   MONDES. 

dans  la  discussion  de  l'adresse,  il  a  pu  obtenir  sans  peine  une  sorte 
d'unanimité;  mais  ce  n'est  qu'un  commencement,  et  l'Italie  en  est  en- 
core à  savoir  où  la  conduira  la  politique  de  M.  Crispi,  si  ces  succès 
bruyans  dont  on  la  flatte  sont  une  garantie  ou  un  danger  pour  sa  sé- 
curité, pour  son  avenir  ! 


CEI.    DE   MAZADE. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


Le  jour  même  où  l'opération  delà  conversion  entrait  dans  sa  période 
d'exécution,  le  Ik  courant,  le  3  pour  100,  après  avoiroscillé  de  80.72  à 
80.92,  restait  à  80.87.  Après  quinze  jours  écoulés,  la  rente  se  tient  à 
81.80.  La  hausse  est  de  près  d'une  unité,  et  cependant  le  pays  vient 
de  traverser  une  crise  des  plus  graves,  crise  dont  il  n'est  pas  encore 
sorti  et  qui  peut  réserver,  au  moment  de  sa  solution,  plus  d'une  sur- 
prise. Rarement  contraste  plus  frappant  s'est  présenté  entre  l'attitude 
du  marché  financier  et  le  caractère  des  circonstances  politiques  dont 
la  Bourse  subit  d'ordinaire  l'influence.  Le  délai  de  dix  jours  imparti 
aux  rentiers  pour  opter  entre  la  conversion  et  le  remboursement  était 
à  peine  ouvert  que  les  événemens  se  sont  précipités:  l'affaire  Caffa- 
rel-Limousin  devenait  l'affaire  Wilson;  le  préfet  de  police,  suspecté 
de  soustraction  de  pièces  judiciaires,  était  suspendu  de  ses  fonctions; 
une  demande  d'autorisation  de  poursuites  contre  un  député,  gendre 
du  président  de  la  république,  était  adressée  à  la  chambre  et  votée  à 
l'unanimité;  deux  jours  plus  tard,  le  cabinet  Rouvier  était  renversé 
sur  le  dépôt  d'une  interpellation  Clemenceau;  immédiatement  après 
était  engagée  par  tous  les  organes  de  la  presse  une  campagne  des  plus 
violentes  contre  le  chef  de  l'état;  celui-ci  était  mis  en  demeure  de  dé- 
missionner, et  ses  hésitations  venaient  se  heurter  à  une  grève  minis- 


RETUE.    —    CHRONIQUE.  717 

térielle  ;  pas  un  homme  politique,  depuis  M.  Clemenceau  jusqu'à  M.  Ri- 
bot,  n'acceptait  de  M.  Grévy  la  mission  de  former  un  nouveau  cabinet; 
le  président  de  la  république,  placé  dans  l'impossibilité  de  gouverner, 
annonçait  enfin  sa  résolution  de  se  retirer;  la  crise  ministérielle  se 
transformait  en  crise  présidentielle. 

Nous  en  sommes  là  maintenant;  le  message  de  démission  sera  lu 
le  l^""  décembre,  et  le  lendemain,  jour  anniversaire  du  fameux  coup 
d'état,  le  Congrès  se  réunira  à  Versailles  pour  élire  le  successeur  de 
M.  Grévy.  Que  sera  le  nouveau  président?  Personne  n'oserait  se  hasar- 
der à  prédire  le  résultat  de  l'aventure  oîi  le  pays  a  été  entraîné  par  la 
misérable  affaire  des  décorations. 

Ce  qui  est  rassurant,  au  milieu  de  ce  grand  désarroi  politique,  c'est 
l'imperturbable  sang-froid  qu'a  su  conserver  le  monde  financier.  Nous 
ne  parlons  pas  seulement  des  grandes  maisons  de  banque,  qui  consti- 
tuent à  peu  près  seules  la  spéculation  depuis  que  le  krach  et  ses  suites 
ont  fait  fuir  le  petit  public,  mais  aussi  de  cette  innombrable  armée  de 
rentiers  qui,  confîans  dans  la  solidité  du  crédit  de  la  France,  ne  se 
laisse  émouvoir  par  aucun  incident,  si  grave  qu'il  paraisse,  et  ne  livre 
pas  ses  inscriptions,  au  grand  désespoir  des  quelques  vendeurs  qui 
persistent  encore  à  tenter  la  fortune  selon  les  anciennes  formules, 
et  qui,  depuis  des  mois  et  des  années,  paient  régulièrement  les  frais 
de  toutes  nos  crises. 

Si  jamais  occasion  a  dû  paraître  belle  à  des  spéculateurs  à  la  baisse, 
c'était  bien  celle  qui  s'offrait  à  eux  il  y  a  quinze  jours.  Tout  ce  qu'ils 
prévoyaient  de  mauvais  est  arrivé  ou  peu  s'en  faut  :  nous  sommes  en 
plein  gâchis  politique  ;  la  conversion  a  failli  être  compromise  ;  le  budget 
est  indéfiniment  ajourné;  on  ne  siitde  quoi  sera  fait  le  lendemain  à  l'in- 
térieur ;  au  dehors  tout  est  menaçant,  et  les  destinées  de  l'Europe  sem- 
blent attachées  à  la  double  agonie  d'un  vieil  empereur  et  de  son  héritier. 
C'est  dans  de  telles  conditions  que  la  rente  s'avise  de  monter  de  1  fr. 
Que  se  fût-il  donc  passé  s'il  n'y  avait  eu  tant  de  causes  de  baisse?  Les 
vendeurs  à  découvert  ne  devraient  jamais  oublier  de  méditer  les  en- 
seignemens  du  grand  écart  qui  existe  entre  les  Consolidés  anglais, 
cotés  au-dessus  de  103,  et  la  rente  3  pour  100  française  cotée  au-des- 
sous de  82. 

La  rente  n'a  pas  monté  seule.  Les  fonds  étrangers  ont  tous  gagné 
du  terrain,  plus  ou  moins,  malgré  les  incidens  de  la  visite  du  tsar  à 
Berhn,  malgré  l'imbroglio  bulgare,  malgré  les  craintes  toujours  aussi 
vives  de  l'Autriche-Hongrie  à  l'égard  des  préparatifs  belliqueux,  vrais 
ou  faux  de  la  Russie. 

L'entrevue  des  deux  empereurs,  qui  a  eu  lieu  le  18,  et  dont  la  si- 
gnification pacifique  a  été  accentuée  par  l'entretien  du  tsar  avec  le 
prince  de  Bismarck,  a  fait  naître  sur  les  places  austro-allemandes  l'es- 


718  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

poir  d'une  atténuation  momentanée  de  la  tension  qui  existe  dans  les 
relations  entre  Berlin  et  Saint-Pétersbourg.  Les  fonds  russes,  que  la 
décision  singulière  prise  par  la  Banque  de  l'empire  d'Allemagne,  la 
veille  même  de  la  visite  de  l'empereur  Alexandre  à  Berlin,  avait  fait  très 
vivement  reculer,  se  sont  peu  à  peu  relevés  vers  les  cours  antérieurs. 
Le  Hongrois  k  pour  100  or  a  regagné  quelques  centimes  et  se  tient  aux 
environs  de  81;  l'Italien,  que  le  discours  si  optimiste  prononcé  par  le  roi 
Humbert,  à  l'ouverture  du  parlement,  avait  laissé  en  apparence  indiffé- 
rent, a  été  porté  ensuite  de  96.87  à  97. /jO  ;  l'Extérieure  a  gardé  le  cours 
de  67.  Il  n'est  pas  jusqu'aux  valeurs  helléniques  et  ottomanes  qui 
n'aient  bénéficié  de  cette  disposition  générale  au  relèvement  des  cours. 
Le  Consolidé  turc,  malgré  l'extrême  détresse  du  trésor,  a  de  nouveau 
franchi  le  cours  de  H  francs. 

La  fermeté  si  remarquable  de  nos  fonds  publics  n'est  donc  pas  un 
fait  isolé,  particulier;  elle  se  rattache  à  l'ensemble  des  résultats  géné- 
raux produits  dans  le  reste  de  l'Europe  et  dans  tous  les  autres  états 
civilisés  du  monde  entier  par  les  grands  phénomènes  économiques  de 
la  diffusion  du  crédit  et  de  l'abaissement  du  taux  de  l'argent.  Considé- 
rée en  elle-même  et  dans  sa  relation  avec  les  circonstances  ambiantes, 
la  reprise  de  nos  rentes  s'explique  par  la  faiblesse  de  la  spéculation 
engagée  à  la  baisse,  comparée  aux  forces  dont  dispose  la  communauté 
des  grands  établissemens  de  crédit  intéressés  à  la  hausse,  l'habitude 
constante  du  monde  financier  d'escompter  les  effets  probables  des 
événemens  avant  que  ceux-ci  soient  accomplis  (dans  l'espèce,  l'élection 
du  nouveau  président  de  la  république),  enfin  le  succès  relatif  de  la 
conversion. 

En  temps  normal,  les  résultats  qu'a  donnés  cette  opération  eussent 
constitué  un  échec  assez  sérieux.  Mais  si  l'on  tient  compte  des  inci- 
dens  au  cours  desquels  elle  a  été  engagée  et  s'est  achevée,  on  peut 
les  considérer  comme  le  témoignage  le  plus  éclatant  de  la  solidité  du 
crédit  de  notre  pays.  Bien  que,  pendant  toute  la  durée  du  délai  fixé 
pour  l'opiion,  le  3  pour  100  fût  coté  à  peine  au-dessus  du  cours  où  les 
rentiers  auraient  eu  intérêt  à  demander  le  remboursement,  les  de- 
mandes n'ont  atteint  qu'une  somme  de  80,187,514  francs  sur  un  ca- 
pital total  de  840  millions  à  convertir.  L'état  n'aura  donc  à  payer  que 
moins  du  dixième  des  sommes  qui  pouvaient  être  exigées  de  lui.  Il 
n'a  même  pas  pour  cela  à  faire  appel  au  concours  de  la  Banque,  qu'il 
s'était  réservé  pour  parer  à  toute  éventualité.  Il  dispose  de  fonds  suffi- 
sans,  et  les  rentiers  qui  ont  tenu  à  être  remboursés  recevront  leur 
argent  le  6  décembre,  soit  100  francs  en  capital  par  titre  de  k  1/2  ou 
de  k  pour  100  de  rentes,  plus  l'intérêt  couru  du  22  septembre  der- 
nier à  la  même  date. 

Mais  on  sait  que  l'opération  ne  consistait  pas  en  une  simple  con- 


RETUE.    —   CHRONIQUE.  719 

version,  et  qu'elle  in;ipliquait  encore  la  souscription,  réservée  par  pri- 
vilège aux  porteurs  des  rentes  à  convertir,  à  un  capital  d'environ 
165  millions  de  francs  en  rentes  3  pour  100.  Il  a  été  souscrit  un  total 
de  1,799,282  francs  de  rentes,  ce  qui  représente  environ  50  millions 
de  capital,  un  peu  moins  du  tiers  des  rentes  offertes  au  public.  En 
fait,  le  trésor  doit  rembourser  80  millions  en  espèces,  et  écouler  en- 
viron pour  115  millions  en  titres  de  la  nouvelle  rente.  Ce  n'est  rien  en 
comparaison  de  ce  que  l'on  pouvait  redouter.  Mais  on  ne  peut  s'em- 
pêcher de  songer  que,  si  la  politique  n'avait  pas  contrarié  l'opération 
de  la  manière  la  plus  fâcheuse,  il  n'y  aurait  eu  aucun  remboursement 
à  opérer,  et  les  rentes  offertes  auraient  été  intégralement  souscrites. 

Depuis  l'achèvement  de  la  conversion,  deux  types  de  rente  ont  dis- 
paru de  la  cote,  le  k  pour  100  et  le  h  1/2  ancien  ;  ils  sont  remplacés, 
mais  à  titre  temporaire,  par  un  3  pour  100  nouveau  libéré,  jouissance 
janvier  1888,  qui,  dans  un  mois,  sera  confondu  avec  l'ancien,  et  par 
un  3  pour  100  nouveau  non  libéré,  qui  conservera  sa  cote  spéciale 
jusqu'en  juillet  1888,  époque  fixée  pour  le  dernier  versement. 

Pendant  que  le  3  pour  100,  après  avoir  fléchi  d'abord  de  80.87 
à  80. /lO  sur  la  démission  du  ministère  Rouvier,  se  relevait  de  80. AO 
à  81.80  sur  l'annonce  de  la  démission  du  président  de  la  république 
et  sur  l'heureuse  issue  de  la  conversion,  la  rente  amortissable  s'éle- 
vait de  83.90  à  84.95,  et  le  k  1/2  nouveau  de  106.87  à  107.32.  Les 
cours  ont  été  constamment  très  soutenus  sur  le  marché  du  comptant. 
La  cote  des  obligations  du  Crédit  foncier  et  de  nos  grandes  Compa- 
gnies a  présenté  très  peu  de  fluctuations.  A  aucun  moment,  la  crainte 
de  complications  intérieures  n'a  provoqué  un  commencement  de  dé- 
classement. L'obligation  Nord  est  restée  à  405  francs,  celle  de  l'Or- 
léans à  400,  les  autres  à  leurs  prix  antérieurs,  plus  ou  moins  rappro- 
chés du  cours  rond. 

La  Banque  de  France  avait  monté,  sur  quelques  achats  effectués  en 
vue  des  bénéfices  que  cet  établissement  pourrait  retirer  du  concours 
prouiis  éventuellement  au  trésor  pour  la  conversion.  Une  fois  les  ré- 
sultats constatés,  les  espérances  de  bénéfices  exceptionnels  se  sont 
évanouies,  et  l'action  est  revenue  à  4,250.  Le  Crédit  foncier  a  repris 
environ  15  francs  à  1,380,  la  Banque  de  Paris  10  francs  à  755,  le  Gaz 
12  francs  à  1,312,  le  Suez  22  francs  à  2,012.  Plusieurs  établissemens 
de  crédit,  comme  la  Banque  d'escompte,  le  Crédit  lyonnais,  le  Crédit 
mobilier,  la  Banque  ottomane,  la  La-nderbank  autrichienne,  la  Banque 
des  pays  hongrois,  ont  monté  de  quelques  francs.  Parmi  les  actions 
de  chemins  de  fer,  celles  du  Nord  et  du  Midi  chez  nous,  celles  des 
Chemins  Méridionaux  à  l'étranger,  accusent  seules  un  certain  pro- 
grès. 

La  hausse  considérable  des  prix  du  cuivre  a  produit  une  vraie  révo- 


720  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

lution  dans  les  cours  de  certaines  valeurs  minières  ;  le  Rio-Tinto  a 
monté  de  plus  de  100  francs  dans  cette  dernière  quinzaine;  les  ac- 
tions de  Tharsis  ont  progressé  de  25  pour  100.  Il  règne  toujours  une 
certaine  agitation  sur  le  marché  oij  se  négocient  au  comptant  des  va- 
leurs comme  le  Nickel,  la  Société  industrielle  des  métaux,  la  Compa- 
gnie Edison,  les  titres  de  mines  de  diamans  ou  de  mines  d'or,  etc. 
Les  prix  s'élèvent  ou  s'abaissent  d'un  jour  à  l'autre,  avec  des  écarts 
qui  défient  toute  explication  plausible. 

L'action  de  Panama  ne  s'est  pas  relevée  encore  de  la  dépréciation 
considérable  subie  au  commencement  du  mois,  sous  l'influence  de  ru- 
meurs défavorables  mises  en  circulation  sur  l'état  des  travaux  et  sur 
l'insuffisance  des  ressources  dont  disposerait  encore  la  compagnie.  Pour 
combattre  cette  influence,  M.  de  Lesseps  a  publié,  le  15  courant,  une 
lettre  adressée  par  lui  au  président  du  conseil  des  ministres,  et  dans 
laquelle,  après  avoir  exposé  la  situation  de  l'entreprise,  il  sollicite  de 
nouveau  des  pouvoirs  publics  l'autorisation  d'émettre  des  obligations 
à  lots  pour  une  somme  de  600  millions  de  francs.  A  l'appui  de  cette 
requête  ont  été  publiés  également  une  lettre  de  M,  de  Lesseps,  de  la 
même  date,  aux  actionnaires  et  obligataires  de  la  compagnie,  et  une 
autre  du  25  septembre  dernier  aux  membres  de  la  commission  supé- 
rieure consultative  des  travaux  du  canal  de  Panama.  11  résulte  de  ces 
documens  que  M.  de  Lesseps  est  résolu  à  ouvrir  le  canal  de  Panama  à 
l'exploitation  avant  qu'il  ne  soit  achevé  complètement  à  niveau,  et  à 
construire  provisoirement  un  système  d'écluses  sur  une  partie  du 
tracé;  qu'il  a  traité  dans  cette  intention  et  à  forfait,  pour  la  to- 
talité de  la  construction,  avec  l'ingénieur  Eiffel,  et  qu'il  évalue 
à  1,500  millions  le  montant  déûnitif  de  la  dépense  à  prévoir  pour 
la  réalisation  de  ce  nouveau  programme.  Les  souscriptions  anté- 
rieures ont  produit  900  millions  à  1  milliard,  mais  à  des  conditions  de 
plus  en  plus  onéreuses.  De  là  l'immense  intérêt,  pour  la  compagnie  et 
pour  tous  les  intéressés,  à  l'obtention  de  l'autorisation  demandée  par 
M.  de  Lesseps  d'émettre  en  obligations  à  lots  le  solde  des  emprunts 
reconnus  nécessaires. 


Le  direcieur-gérant  :  C.  Boloz. 


AMOUR    D'AUTOMNE 


PREMIERE     PARTIE. 


I. 

Un  dernier  coup  de  sifflet  ;  l'eau  bouillonne  le  long  des  flancs  de 
la  Couronne  de  Savoie,  qui  fait  trois  fois  par  jour  le  tour  du  lac,  et 
le  bateau  quitte  lentement  le  chenal  du  petit  port  d'Annecy.  Le  timo- 
nier, juché  sur  la  passerelle,  commence  à  manœuvrer  la  roue  du 
gouvernail  ;  là-haut,  sur  un  ciel  d'un  bleu  très  doux,  sa  silhouette 
précise  semble  découpée  à  l'emporte-pièce.  Niché  dans  sa  cabine 
étroite,  le  capitaine  distribue  des  billets  aux  passagers.  —  Le  mois 
de  juin  s'ouvre  à  peine  et  l'heure  est  matinale;  néanmoins,  les 
voyageurs  sont  assez  nombreux.  —  A  l'avant,  des  paysannes,  coif- 
fées du  chapeau  de  paille  savoyard  à  bords  plats,  reviennent  du 
marché  et  encombrent  les  bancs  de  leurs  paniers  ;  des  cultivateurs, 
la  veste  sur  l'épaule,  causent  en  patois  du  prix  des  bestiaux  ;  cinq 
ou  six  bourgeois  d'Annecy  discutent  entre  eux  bruyamment  les  der- 
nières élections  municipales;  et  trois  prêtres,  assis  à  l'écart,  la 
soutane  retroussée,  le  bréviaire  sur  les  genoux,  s'entretiennent  à 
mi-voix  des  affaires  de  l'évêché.  —  A  l'arrière,  une  quinzaine  de 
touristes,  presque  tous  étrangers,  occupent  les  bancs  du  pourtour 
et,  tournés  vers  les  montagnes,  la  lorgnette  à  la  main,  s'absorbent 
dans  la  contemplation  du  lac.  Deux  dames  encore  jeunes,  droites 
et  hautaines,  au  milieu  d'un  monceau  de  paquets,  fument  des  ciga- 
rettes et  dialoguent  avec  volubilité  dans  un  idiome  slave  qu'elles 
entrecoupent  de  mots  français;  —  une  matrone  mûre  et  obèse, 

TOME   LXXXIV.    —    15    DÉCEMBRE    1887.  46 


722  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

voilée  de  gaze  marron,  lit  à  haute  voix  le  guide  Murray  à  deux  lon- 
gues young  ladies  au  nez  rouge,  au  chignon  en  colimaçon  et  à  la 
poitrine  indigente;  debout  devant  elles,  élancé,  roux  et  blafard,  un 
gentleman  écoute  cette  lecture,  en  serrant  frileusement  ses  épaules 
dans  un  plaid  à  carreaux  verts  et  bleus.  —  Autour  d'un  guéridon, 
quatre  jeunes  Américains  boivent  des  grogs  à  l'eau  de  seltz  en  fu- 
mant d'énormes  cigares  suisses,  ce  qui  provoque  les  grimaces  et 
les  éternuemens  d'une  dame  française,  assise  sur  un  pliant  près  de 
son  mari.  La  dame  s'ennuie  et  admire  médiocrement  le  paysage  ; 
elle  se  retourne  vers  son  compagnon,  plongé  dans  la  lecture  du  So- 
leil, et  murmure  entre  deux  bâillemens  :  «  C'est  singulier,  voilà 
cinq  jours  que  nous  sommes  en  Savoie  et  je  n'ai  pas  encore  vu  un 
seul  petit  Savoyard!..  » 

A  travers  les  groupes  circule  un  grand  gaillard  en  jaquette  brune 
et  en  chapeau  de  paille,  qui  remplit  sur  le  bateau  les  fonctions  de 
cicérone  et  de  photographe.  Portant  à  la  main  ses  albums  reliés 
par  une  courroie,  il  vend  des  photographies  et  des  plans  du  lac  aux 
étrangers.  On  entend  par  intervalles  sa  voix  insinuante  se  mêler 
aux  conversations,  et  on  saisit  à  travers  le  tapage  de  la  chaudière  des 
lambeaux  de  son  boniment  : 

—  Désirez-vous,  madame,  un  souvenir  de  votre  voyage?..  Assu- 
rément le  guide  Jeanne  est  excellent,  mais  il  ne  vous  donne  pas 
tous  les  détails  que  vous  trouverez  sur  cette  petite  carte... 

En  ce  moment,  il  s'approche  de  la  dame  anglaise  et  de  ses  deux 
filles,  et  leur  explique  les  avantages  de  son  plan  à  vol  d'oiseau  : 

—  Vous  avez,  dit-il  en  étendant  solennellement  son  bras  vers  la 
gauche,  vous  avez  là-bas,  dans  ce  massif  d'arbres,  la  maison  où  est 
mort  Eugène  Sue,  et  plus  loin,  à  mi-hauteur,  une  grange  où  venait 
se  reposer  Jean-Jacques  Rousseau... 

Les  Anglaises  restent  impassibles;  alors,  sans  se  décourager,  il  se 
touroe  vers  le  gentleman  qui  grelotte  dans  son  plaid,  et  continue  : 

—  Cette  carte,  monsieur,  est  le  seul  souvenir  emporté  par  la  reine 
d'Angleterre,  lors  de  son  passage  à  bord  de  la  Couronne  de  Savoie. 

—  Ohl  indeedl..  s'exclame  l'homme  au  plaid,  et,  chatouillé  dans 
son  amour-propre  britannique,  il  met  la  main  à  son  porte-monnaie. 

Le  cicérone,  ayant  étrenné,  poursuit  de  groupe  en  groupe  ses 
explications  et  ses  offres  de  service.  11  est  arrivé  tout  à  fait  à 
l'extrémité  de  l'avant,  près  d'un  voyageur  solitairement  appuyé  à  la 
balustrade  : 

—  Monsieur!.,  un  souvenir  de  votre  voyage?..  Assurément  le 
guide  Jeanne  est  excellent,  mais... 

Le  voyageur  l'interrompt  par  un  merci  bref  et  agacé,  puis  se  re- 
plonge dans  sa  profonde  méditation  contemplative. 

Vêtu  d'un  complet  de  drap  gris,  coiffé  d'un  feutre  rond  à  pe- 


AMOUR  d'automne.  723 

tits  bords,  qui  laisse  voir  à  plein  sa  figure,  il  est  assez  grand  et 
bien  découplé.  Il  a  le  front  large,  la  tournure  élégante,  l'air  encore 
jeune,  bien  que  quelques  fils  gris  dans  sa  courte  barbe  brune,  de 
petits  plis  autour  des  paupières,  un  teint  mat  et  fatigué,  indiquent 
qu'il  a  sûrement  dépassé  la  quarantaine.  Sa  bouche,  à  demi  voilée 
par  la  barbe  et  les  moustaches,  a  de  bonnes  lèvres  dont  l'expression 
doit  être  charmante  lorsqu'il  daigne  sourire;  ses  yeux  bruns  cou- 
leur café  sont  lumineux  et  caressans,  encore  qu'on  y  lise  la  lan- 
gueur un  peu  ennuyée  d'un  homme  qui  a  beaucoup  vécu.  —  Pour 
le  moment,  il  paraît  occupé  à  regarder  le  paysage  grandiose  à  la 
fois  et  riant  qu'on  découvre  devant  soi  dès  que  le  bateau  glisse 
sur  le  lac. 

L'eau  est  d'un  vert  lustré  et  tendre.  Des  frissons  tantôt  argentés 
et  tantôt  mordorés  la  moirent  à  la  moindre  brise.  Le  soleil  luit  par- 
tout. A  droite,  il  baigne  l'énorme  croupe  allongée  du  Semnoz  d'une 
blonde  couleur,  très  claire  à  l'endroit  où  les  roches  se  dénudent, 
plus  foncée  et  plus  chaude  aux  places  où  s'épaississent  des  fo- 
rêts de  sapins;  à  gauche,  dans  la  verdure,  il  fait  pétiller  des 
pointes  de  clochers  de  village,  des  murs  blancs  et  des  toits  de  ven- 
dangeoirs  disséminés  dans  les  vignes.  Vers  le  fond  du  lac,  cinq 
plans  de  montagnes  s'échelonnent  et  s'enchevêtrent,  noyés  de  brumes 
transparentes  qui  veloutent  les  contours,  arrondissent  les  arêtes, 
puis  s'envolent  en  fumées  blanches  et  vont  former  comme  un  cha- 
peau de  nuées  autour  des  cimes  les  plus  hautes.  Déjà  quelques- 
unes  sont  entièrement  dégagées  et  découpent  leurs  crêtes  hardies 
sur  un  azur  éblouissant,  qui  semble  les  poudrer  de  sa  lumière  bleue  : 
—  le  Parmelan  s'allonge  comme  un  rempart  crénelé  entre  Annecy 
et  Thônes  ;  la  géante  du  lac,  la  Tournette,  domine  tout  le  paysage 
avec  ses  tours  en  ruine  et  ses  formidables  épaulemens  où  scintil- 
lent des  plaques  de  neige.  —  La  lumière  attendrie  du  matin  har- 
monise toutes  ces  lignes  et  fond  dans  une  tonalité  sans  cesse  chan- 
geante le  vert  phosphorescent  des  vignes,  l'or  des  blés,  la  verdure 
épaisse  des  noyers  trapus  et  le  velours  presque  noir  des  sapins.  Une 
brise  légère  traverse  la  nappe  céruléenne  du  lac,  y  fait  des  risées 
couleur  d'aigue-marine  et  apporte  jusque  sur  le  bateau  l'odeur  des 
vignobles  qui  commencent  à  fleurir. 

Cet  air  salubre  et  parfumé  semble  ragaillardir  le  méditatif  voya- 
geur en  veston  gris,  penché  à  l'avant.  Sa  figure  s'éclaire,  ses  yeux 
s'animent,  ses  narines  mobiles  se  dilatent  comme  pour  mieux  aspirer 
celte  brise  d'est,  qui  arrive  chargée  de  tonifians  parfums  végétaux. 
Ce  n'est  plus  le  même  homme.  Tout  à  l'heure  la  fatigue  accentuait 
les  rides  de  ses  paupières  et  creusait,  des  ailes  du  nez  au  coin  des 
lèvres,  deux  plis  qui  le  vieillissaient;  maintenant  sa  taille  se  re- 
dresse, ses  épaules  s'effacent,  son  teint  se  colore  ;  on  dirait  qu'il  a 


724  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

retrouvé  dans  les  eaux  du  lac  un  renouveau  de  jeunesse.  11  allume 
un  cigare  et  tire  de  la  poche  de  son  veston  une  lettre  à  l'enveloppe 
déchirée,  qu'il  se  met  à  relire  attentivement. 

La  lettre,  timbrée  d'Annecy,  est  adressée  à  M.  Philippe  Desgranges, 
square  d'Orléans,  rue  Taitbout,  et  en  voici  le  contenu  : 

a  Talloires,  28  mai  1886. 

«  Mon  bon  Philippe,  voilà  bientôt  vingt-six  ans  que  nous  nous 

connaissons,  et  notre  amitié  ne  s'est  jamais  refroidie.  Après  quatre 

années  de  vie  en  commun,  ni  l'éloignement,  ni  l'âge,  ni  nos  façons 

de  vivre  si  différentes,  n'ont  pu  affaiblir  les  sympathies  qui  nous 

avaient  solidement  mariés  l'un  à  l'autre  au  quartier  latin.  La  vraie 

amitié  est  pareille  aux  plantes  de  nos  montagnes  ;  une  fois  qu'elles 

ont  pris  pied  dans  la  terre  qui  leur  convient,  ni  le  vent,  ni  la  neige, 

ni  le  soleil  ne  peuvent  compromettre  leur  vitalité  persistante  ;  elles 

accrochent  vigoureusement  leurs  racines  dans  les  fissures  du  roc. 

Ainsi  avons-nous  fait;  quand  je  t'ai  dit  adieu  à  la  gare  de  Lyon,  en 

septembre  186/1,  nous  nous  sommes  promis  que  l'herbe  d'oubli  ne 

pousserait  jamais  sur  le  chemin  qui  allait  s'allonger  entre  nous,  et 

nous  nous  sommes  tenu  parole.  —  Dans  mon  ermitage  du  Vivier, 

en  face  des  montagnes  qui  m'y  emmurent,  j'éprouve  en  ce  moment 

une  mélancolique  satisfaction  à  me  rappeler  nos  premières  lettres 

bourrées  de  détails  et,  de  loin  en  loin,  nos  courtes  entrevues  à 

Lyon  ou  à  Dijon,  où  nous  nous  donnions  rendez -vous,  afin,  disais-tu 

dans  ton  style  d'avocat,  «  de  ne  point  laisser  courir  la  prescription.  » 

Depuis  lors,  il  n'est  pas  une  circonstance  intéressante  de  notre  vie, 

pas  un  gros  ennui  ou  un  petit  bonheur,  qui  n'ait  donné  lieu  à  un 

échange  de  correspondance.   Aujourd'hui,  mon  cher  vieux,  c'est 

encore  pour  te  faire  part  d'une  grave  éventualité  que  je  t'adresse 

cette  lettre.  Elle  te  trouvera,  je  l'espère,  à  Paris. 

«  Tu  te  souviens  de  notre  dernière  réunion,  à  Dijon,  dans  l'étroit 
fumoir  de  l'hôtel  de  la  Cloche,  par  une  pluvieuse  journée  d'août. 
Tu  revenais  de  l'une  de  tes  expéditions  galantes,  et  j'avais  été  con- 
duire un  malade  aux  eaux  de  Bourbonne.  Si  tu  te  le  rappelles,  tu 
t'étonnas  de  me  voir,  moi,  fumeur  obstiné,  refuser  un  cigare,  et  je 
t'avouai  que,  depuis  quelque  temps,  une  affection  des  voies  respi- 
ratoires m'avait  forcé  de  renoncer  au  tabac.  Nous  en  plaisantâmes 
ensemble;  mais,  dès  mon  retour,  la  maladie  s'est  aggravée.  Main- 
tenant je  suis  fixé  :  je  suis  irrévocablement  atteint  de  cette  mysté- 
rieuse et  perfide  affection  que,  nous  autres  médecins,  nous  appe- 
lons l'angine  de  poitrine.  Voici  déjà  trois  ans  que  je  souffre;  les 
crises  deviennent  de  jour  en  jour  plus  violentes.  Je  suis  déjà  con- 
damné à  vivre  emprisonné  dans  ma  chambre,  et  je  prévois  qu'avant 


J 


AMOUR  d'automne.  725 

peu  j'irai,  comme  disent  nos  Savoyards,  garder  les  poules  de  M.  le 
curé,  c'est-à-dire  dormir  sous  l'herbe  du  cimetière  de  Talloires.  Je 
puis  mourir  dans  un  de  ces  étouffemens  qui  m'angoissent  ;  il  faut 
donc  que  je  prenne  des  mesures  pour  assurer  l'avenir  et  la  tran- 
quillité de  ma  fille  Mariannette. 

«  Elle  va  avoir  vingt-deux  ans,  mais,  bien  qu'elle  soit  majeure, 
la  pau\Te  enfant  sera  exposée  à  de  fâcheux  ennuis  lorsqu'il  s'agira 
de  liquider  ma  succession.  Tu  sais  dans  quelles  conditions  elle  est 
née,  et  comment  mon  mariage  avec  la  brave  fille  qui  était  sa  mère 
m'a  brouillé  avec  mes  deux  sœurs.  Mariannette,  après  mon  décès, 
ne  peut  compter  sur  le  bon  vouloir  de  sa  famille  paternelle  ;  quant 
aux  parens  éloignés  de  sa  défunte  mère,  ce  sont  de  pauvres  paysans 
ignorans,  qui  ne  peuvent  lui  être  d'aucun  secours.  —  Ma  fortune, 
il  est  vrai,  est  assez  ronde  et  lui  donnera  une  confortable  aisance, 
mais  nos  terres  sont  en  partie  indivises  avec  celles  de  mes  sœurs; 
il  faudra  procéder  à  un  partage,  et  ces  dernières  n'épargneront  rien 
pour  grossir  leur  part  au  détriment  d'une  orpheline  qu'elles  détes- 
tent. Elles  ne  reculeront  même  pas  devant  un  procès,  et  Marian- 
nette, peu  au  courant  des  affaires,  laissera  un  bon  morceau  de  son 
avoir  enire  les  mains  des  avoués.  Je  voulais  arranger  tout  cela  de 
mon  vivant,  mais  cette  maladie  qui  m'a  cloué  au  Vivier  ne  me  l'a 
pas  permis. 

((  En  ces  graves  et  pressantes  conjonctures,  j'ai  pensé  k  toi,  mon 
ami.  Tu  es  avocat  et,  bien  que  tu  n'aies  pas  beaucoup  pratiqué,  tu 
sais  assez  de  droit  et  tu  as  assez  d'expérience  pour  être  le  conseil 
et  le  protecteur  de  Mariannette.  Je  fais  donc  appel  à  ton  dévoûment, 
à  cette  vivace  amitié  qui  a  poussé  au  soleil  de  notre  jeunesse  et  qui 
embaume  encore  notre  maturité.  Si  tu  es  libre,  accours  à  Talloires. 
Hâte-toi,  car  je  sens,  à  certains  prodromes  qui  ne  trompent  pas, 
l'approche  d'une  nouvelle  crise  et  je  voudrais  te  voir  avant  de 
quitter  ce  monde...  Enfin,  quoi  qu'il  arrive,  je  compte  sur  toi, 
Philippe!  Sois  pour  Mariannette  un  soutien  éclairé,  un  second  père. 
Ne  la  quitte  que  lorsque  tous  les  obstacles  seront  aplanis.  S'il  se 
peut  même,  si  plus  tard  tu  trouves  un  brave  garçon  qui  lui  plaise, 
occupe-toi  de  la  marier,  et  ne  te  désintéresse  de  ma  fille  que  lors- 
que son  avenir  sera  solidement  assuré.  —  J'aurais  encore  bien  des 
choses  à  te  dire,  mais  la  fatigue  me  gagne.  Viens  vite,  mon  bon 
Philippe!  J'espère  durer  assez  pour  te  présenter  moi-même  à  Ma- 
riannette... Mais  si,  par  malheur,  je  ne  devais  plus  te  revoir,  je 
t'embrasse  bien  fort  et...  je  compte  sur  toi! 
«  Ton  vieux  copain, 

«  Marcelin  Diosaz.  » 


726  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 


II. 

Par  une  fâcheuse  coïncidence,  Philippe  n'était  pas  à  Paris  quand 
cette  lettre  lui  fut  adressée.  Il  ne  la  trouva  qu'à  son  retour,  et  quel- 
ques jours  se  passèrent  avant  qu'il  pût  se  mettre  en  route.  Aussi 
était-ce  avec  une  nerveuse  anxiété  qu'il  regardait  le  bateau  glisser 
sur  le  lac.  On  était  arrivé  déjà  au  ponton  de  Veyrier. —  Sur  la  pente 
tapissée  de  vignes,  parmi  des  massifs  de  verdure,  les  maisons  de 
campagne  à  la  toiture  en  auvent  ouvraient  au  midi  leurs  galeries 
enguirlandées  de  pampres.  Près  du  ponton,  des  paysannes,  debout 
dans  l'eau  transparente,  jambes  nues  et  jupes  retroussées,  tor- 
daient le  linge  de  leur  lessive  dans  un  éclabousseraent  de  gout- 
telettes diamantées.  Des  rires  et  des  éclats  de  voix  montaient  sous 
les  noyers  de  la  rive.  Le  spectacle  de  cette  activité  matinale  ser- 
rait brusquement  le  cœur  de  Philippe  Desgranges.  En  écoutant  le 
rire  de  ces  laveuses  si  gaillardes  et  allègres,  il  se  demandait  si,  dans 
ce  même  moment,  son  ami  Diosaz  n'agonisait  point  en  vue  du  lac 
joyeusement  animé  et  ensoleillé.  Il  regrettait  de  n'avoir  pas  mis  à 
exécution  le  projet  tant  de  fois  discuté,  tant  de  fois  ajourné,  d'une 
"visite  à  Diosaz  dans  sa  maison  du  Vivier.  Quel  plaisir  c'eût  été  de 
parcourir  avec  lui  ce  pays  de  Savoie  si  original  et  si  peu  connu,  et 
d'y  évoquer  sur  les  cimes  des  montagnes  les  spectres  toujours  chers 
de  leur  jeunesse  évanouie!.. 

Insensiblement,  de  même  que,  là-bas,  les  montagnes  réfléchis- 
saient dans  le  miroir  du  lac  leurs  pentes  drapées  de  vignes  ou  de 
prairies,  leurs  croupes  rocheuses  ou  boisées,  Philippe  voyait  se 
refléter  dans  sa  mémoire  ces  années  de  jeunesse,  avec  leurs  impa- 
tiens désirs,  leurs  espérances  verdoyantes,  leurs  ambitions  hau- 
taines. 

Il  avait  connu  Marcelin  Diosaz  dans  un  hôtel  d'étudians,  voisin 
du  Panthéon.  Bien  que  ce  dernier  achevât  alors  sa  médecine  et  eût 
cinq  ans  de  plus  que  Philippe,  ils  s'étaient  peu  à  peu  sentis  attirés 
l'un  vers  l'autre  par  de  secrètes  et  irrésistibles  affinités.  —  Marce- 
lin était  un  montagnard  robuste  et  inélégant,  à  l'oeil  bleu,  limpide  et 
fin.  Sous  des  formes  rudes,  il  cachait  une  exquise  délicatesse  d'âme, 
un  sens  très  vif  de  tout  ce  qui  est  beau.  —  Philippe,  fils  de  riches 
bourgeois  des  environs  de  Paris,  était  aussi  un  délicat,  mais  un  dé- 
licat épris  de  plaisir,  curieux  de  sensations  neuves  et  rares.  De 
bonne  heure  son  esprit  avait  été  aiguisé  et  affiné  par  la  vie  pari- 
sienne, et  il  affectait  une  répugnance  dédaigneuse  pour  tout  ce  qui 
est  trop  simple,  trop  facile,  trop  clair.  —  Le  même  goût  pour  les 
choses  difficiles  et  les  cimes  inexplorées  avait  tout  d'abord  rapproché 


AMOUR  d'automne.  727 

ces  natures  si  différentes.  La  même  foi  philosophique  et  la  même 
admiration  pour  certains  hommes  pohtiques  avaient  fortifié  cette 
sympathie  naissante  et  peu  à  peu  établi  un  commerce  d'amitié  entre 
les  deux  étudians.  L'esprit  robuste  et  fin  à  la  fois  de  Diosaz,  péné- 
trant profondément  l'esprit  subtil  et  mobile  de  Philippe,  l'avait 
rendu  plus  consistant  et  plus  solide,  de  même  que  certains  alliages 
donnent  à  l'or  plus  de  cohésion  et  de  résistance.  Finalement,  ces 
deux  personnalités  s'étaient  si  bien  amalgamées,  qu'en  dehors  des 
heures  de  cours,  on  les  rencontrait  presque  toujours  ensemble. 

Ils  vivaient  dans  une  étroite  intimité,  partageant  le  même  appar- 
tement à  l'hôtel,  la  même  table  dans  un  restaurant  du  carrefour  de 
rOdéon,  le  même  cabinet  de  lecture,  les  mêmes  plaisirs  de  la  jour- 
née ou  de  la  soirée.  Entre  onze  heures  et  minuit,  on  les  voyait  des- 
cendre, bras  dessus  bras  dessous,  des  hauteurs  de  Bullier  ;  on  les 
rencontrait,  les  dimanches  d'été,  dans  les  bois  de  Ghaville  ou  de 
Verrières,  Diosaz  herborisant  et  Philippe  chevauchant  quelque  dada 
paradoxal.  Ils  n'avaient  point  de  secret  l'un  pour  l'autre  et  se  con- 
fiaient leurs  bonnes  fortunes.  La  seule  différence  qui  exisiàt  entre 
eux,  c'est  que  Diosaz  conservait  longtemps  la  même  maîtresse,  tan- 
dis que  Desgranges  partait  toujours  en  quête  de  nouvelles  aven- 
tures d'amour,  étrangement  compliquées.  Tous  deux  étaient  ambi- 
tieux, mais  avec  des  perspectives  très  opposées  :  Philippe  rêvait 
de  luttes  politiques  en  pleine  vie  parisienne  et  visait  à  la  députa- 
tion  ;  —  Diosaz  aspirait  au  moment  où  il  pourrait  s'établir  dans  son 
pays  récemment  annexé,  y  acquérir  de  l'influence  et  contribuer 
au  progrès  économique  et  intellectuel  de  cette  nouvelle  province 
française. 

Gomme  la  date  de  ces  rêves  de  jeunesse  était  déjà  lointaine!..  Et 
comme  le  temps  avait  amené  des  résultats  tout  autres  que  ceux  aux- 
quels les  deux  amis  avaient  rêvé!..  Sur  les  hauteurs  où  leur  fougue 
ambitieuse  les  poussait  jadis,  tous  deux  avaient  cru  voir  l'avenir 
souhaité  se  dérouler  harmonieusement  et  logiquement,  comme  du 
sommet  d'une  montagne  on  voit  les  bois  succéder  aux  pâturages, 
les  routes  fuir  dans  la  plaine,  et  les  villages  s'allonger  au  bord  des 
rivières.  Mais  la  vie  vécue  ressemble  aussi  peu  que  possible  à  la 
vie  contemplée  de  loin  à  travers  les  illusions  de  la  jeunesse.  Peu 
d'hommes  sont  assez  doués  de  volonté  et  de  ténacité  pour  suivre 
sans  gauchir  la  route  qu'ils  se  sont  d'avance  tracée;  même  lors- 
qu'ils ont  la  volonté  persistante  d'aller  droit  au  but,  ils  doivent  lut- 
ter avec  d'autres  hommes  également  doués  d'une  volonté  opiniâtre; 
ils  doivent  compter  avec  les  obstacles  que  la  destinée  jette  au  tra- 
vers du  chemin,  avec  les  révolutions,  les  passions,  la  maladie,  — 
et  surtout  avec  la  mort. 

Diosaz,  reçu  docteur,  était  retourné  à  vingt-neuf  ans  en  Savoie  ; 


728  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

il  s'était  établi  à  Talloires,  dans  le  domaine  paternel  du  Vivier,  et  y 
avait  mené  la  vie  affairée  d'un  médecin  et  d'un  propriétaire  campa- 
gnard. Il  y  avait  fait,  à  la  vérité,  beaucoup  de  bien  et  y  avait  acquis 
une  légitime  influence.  Mais  il  s'y  était  heurté  aussi  à  des  pierres 
d'achoppement.  Pris  d'un  amour  très  vif  pour  une  simple  fille  de 
chalézan  (1),  qui  était  servante  au  Vivier,  il  l'avait  épousée  pour 
légitimer  une  enfant  née  de  celte  liaison.  Cette  mésalliance,  dans 
un  pays  où  les  distances  sociales  sont  encore  rigoureusement  mar- 
quées et  maintenues,  l'avait  brouillé  avec  sa  famille.  Son  prestige 
en  avait  souffert,  et,  à  l'heure  même  de  la  maturité,  quand  il  comp- 
tait récolter  la  moisson  qu'il  avait  semée,  la  maladie  le  terrassait, 
et  c'était  la  mort  qui  allait  peut-être  le  moissonner  à  son  tour. 

Philippe,  lui,  était  resté  à  Paris,  et  avait  eu,  au  barreau,  des  dé- 
buts brillans  ;  mais  les  vulgarités  de  la  cuisine  procédurière  l'avaient 
vite  dégoûté.  Riche,  célibataire,  indépendant,  il  n'avait  pas  le  sti- 
mulant nécessaire  d'un  gagne-pain  quotidien,  et  ne  prenait  guère  au 
sérieux  sa  profession.  Il  ne  plaidait  que  de  loin  en  loin,  et,  plus  sou- 
vent qu'au  Palais,  on  le  rencontrait  dans  des  sociétés  d'artistes  et  de 
journalistes,  où  son  esprit  dédaigneux  de  la  banalité  et  son  dilet- 
tantisme de  mondain  se  trouvaient  plus  à  l'aise.  Il  n'avait  point  re- 
noncé cependant  à  se  faire  une  situation  politique  ;  mais  c'est  sur- 
tout dans  le  monde  des  politiciens  qu'il  importe  d'être  tenace  et 
persévérant.  Philippe  Desgranges,  sans  cesse  tenté  par  V éternel 
féminin,  sans  cesse  à  la  recherche  de  ce  qu'il  appelait  «  l'incon- 
nue, »  c'est-à-dire  d'un  amour  qui  pût  lui  donner  des  émotions 
rares  et  non  encore  goûtées,  n'avait  ni  le  zèle  ardent,  ni  l'activité 
persistante,  ni  la  souplesse  nécessaires  à  un  futur  homme  d'état. 
D'ailleurs,  au  moment  où  il  atteignait  la  trentaine  et  où  il  commen- 
çait à  faire  sa  trouée,  une  passion  absorbante  l'avait  détourné  de  sa 
voie.  Il  était  devenu  l'ami  très  intime  d'une  femme  mariée  à  un 
puissant  manieur  d'argent.  Peu  à  peu  les  fils  légers  et  soyeux  qui 
l'attachaient  à  cette  mondaine  et  séduisante  amie  s'étaient  multi- 
pliés et  entrecroisés  avec  une  telle  complication,  qu'au  bout  de 
quelques  années  ils  avaient  formé  un  filet  souple  et  résistant,  dans 
lequel  Desgranges  s'était  trouvé  bel  et  bien  emprisonné... 

III. 

La  pente  de  ces  méditations  rétrospectives  avait  insensiblement 
détourné  Philippe  Desgranges  de  la  contemplation  des  aspects  chan- 
geans  du  lac.  Il  entendait  à  peine,  comme  un  accompagnement  ber- 
ceur  de  ses  rêveries,  le  halètement  de  la  machine  et  le  clapotement 

(1)  Locataire  d'un  chalet  dans  la  montagne. 


AMOUR  t/automm:,  729 

frais  des  aubes  du  bateau.  On  avait  stoppé  à  Menlhon-Saint-Bernard, 
dont  on  voyait  le  château,  à  mi-hauteur,  émerger  d'un  parc  mon- 
tueux  avec  ses  grises  façades  nues  et  ses  toits  d'ardoises  très  aigus. 
Maintenant,  on  se  dirigeait  vers  Saint-Jorioz.  Cinq  ou  six  voyageurs 
venaient  de  s'embarquer,  et  on  entendait  la  voix  insinuante  du  pho- 
tographe crier  à  la  famille  anglaise  : 

—  Menthon,  patrie  de  saint  Bernard!..  Nous  traversons  le  lac 
dans  sa  plus  grande  largeur...  Vous  avez,  à  gauche,  la  muraille  du 
Parmelan,  et  ici,  vers  la  droite,  la  Tournette,  2,35A  mètres  d'alti- 
tude... 

Mais  le  bruit  des  voix,  le  va-et-vient  des  passagers,  les  fuyantes 
perspectives  des  montagnes,  brusquement  entrevues  et  disparues, 
ne  parvenaient  pas  à  attirer  l'attention  de  Philippe.  De  plus  en  plus, 
sa  pensée,  repliée  sur  elle-même,  était  en  train  d'évoquer  le  passé, 
et,  dans  l'eau  bleuissante  du  lac,  l'image  de  son  amie,  la  belle 
M™^  Camille  Archambault,  se  reflétait  telle  que  la  jeune  femme  lui 
était  apparue  quinze  ans  auparavant. 

11  la  revoyait,  comme  dans  une  hallucination,  au  fond  d'un  petit 
salon  où  une  vingtaine  de  personnes  étaient  réunies  et  où  l'on  fai- 
sait de  la  musique. —  Il  avait  la  perception  très  nette  de  cette  pièce 
haute  de  plafond,  tendue  d'une  étoffe  vieil  or,  avec  un  meuble  de 
velours  de  Gênes  et  une  longue  glace  drapée,  sur  le  tain  de  laquelle 
se  détachait  une  étude  de  Diaz  représentant  des  baigneuses  sous 
bois.  Camille  s'était  assise  devant  un  piano  à  queue,  sur  la  table 
duquel  il  s'était  lui-même  accoudé  et  d'où  il  apercevait  son  buste 
élégant,  élancé  et  mince,  avec  le  commencement  de  la  jupe  bouf- 
fante. Elle  portait  un  corsage  échancré  en  pointe,  laissant  voir  le 
dos  assez  loin  entre  les  épaules,  et  une  poitrine  plus  développée 
que  ne  le  faisait  supposer  la  gracilité  de  sa  taille.  De  ce  corsage 
aux  tons  neutres  se  détachait  un  cou  svelte  aux  inflexions  délicates, 
supportant,  comme  une  hampe  fine  supporte  une  belle  fleur,  une 
figure  d'une  originalité  attirante.  —  Les  cheveux  d'un  blond  roux, 
retroussés  sur  le  sommet  de  la  tête,  de  façon  à  bien  dégager  la 
nuque,  retombaient  en  boucles  légères  au-dessus  d'un  front  étroit 
et  haut  que  ces  frisons  masquaient  cà  demi  ;  les  yeux  jetaient  une 
flamme  fauve  sous  de  minces  sourcils  ;  le  nez  était  long  et  effilé,  la 
bouche,  relevée  aux  coins  et  moqueuse.  L'ensemble  rapp  lait  ces 
têtes  de  Prudhon  qui  enfoncent  dans  le  souvenir  leur  regard  chaste 
et  hardi.  L'une  des  fluettes  mains  blanches  courait  sur  le  clavier, 
et  on  entendait  avec  l'envolement  des  notes  les  pendeloques  des 
bracelets  cliqueter  sur  les  touches.  —  Philippe,  croyant  la  jeune 
lemme  occupée  à  déchiffrer  un  air,  l'étudiait  avec  une  curiosité 
croissante,  quand  brusquement  elle  releva  la  tête,  rencontra  les 
yeux  du  jeune  homme  fixés  sur  elle  et  soutint  obstinément  son  re- 


730  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gard.  Ce  fut  elle  qui  l'obligea  à  baisser  les  yeux,  tandis  que  du  coin 
des  lèvres  elle  ébauchait  un  ironique  sourire. 

Après  une  heure  de  musique,  on  avait  organisé  une  sauterie. 
Philippe,  ayant  invité  M'"®  Archambault,  était  frappé,  dès  les  pre- 
mières paroles  échangées,  de  l'originale  tournure  d'esprit  de  cette 
jolie  femme.  Il  y  avait  en  elle  un  mélange  de  coquetterie  piquante 
et  de  pudique  retenue  qui  décontenançait.  Elle  passait  sans  aucune 
raison  apparente  d'une  gaîté  tapageuse  et  gamine  à  une  soudaine 
mélancolie,  de  l'ironie  gouailleuse  à  l'enthousiasme  exubérant.  Chez 
cette  jeune  femme  de  vingt  ans,  aux  allures  étourdies,  on  devinait 
une  nervosité  à  fleur  de  peau,  un  maladif  besoin  de  sensations 
aiguës  ;  des  mouvemens  d'àme  désordonnés,  comme  ceux  d'une 
balance  affolée  et  qui  ne  peut  plus  retrouver  son  équilibre.  De 
toutes  les  catégories  de  l'espèce  féminine,  c'étaient  ces  natures 
névrosées  et  excessives  que  Philippe  redoutait  le  plus,  précisé- 
ment parce  qu'elles  exerçaient  sur  lui  un  plus  mystérieux  attrait. 
Aussi  son  premier  mouvement  fut-il  de  se  garer  et  de  se  tenir  à 
l'écart.  Mais  il  y  a  des  rapprochemens  qui  semblent  d'avance  com- 
binés par  une  inflexible  destinée.  M™^  Archambault  remarquait  le 
trouble  de  Desgranges  et  pressentait  déjà  qu'elle  en  était  la  cause 
provocatrice.  Elle  s'attendait  à  ce  qu'il  vînt  grossir  le  troupeau  de 
ses  cavaliers  servans,  et  le  soin  que  Philippe  mettait  à  l'éviter  la 
mortifiait.  Bientôt,  irritée  de  cette  agaçante  réserve,  c'était  elle 
qui  prenait  les  devans,  —  elle  qui,  jusqu'alors,  avait  la  réputation 
de  rester  indifférente  aux  adorations  qui  bourdonnaient  autour  de 
sa  beauté! 

Philippe  entendait  encore  sa  voix  aux  intonations  à  la  fois  mélo- 
dieuses et  coupantes  lui  murmurer  un  soir,  dans  un  coin  du  salon 
vieil  or  :  «  Monsieur  Desgranges,  pourquoi  ne  m'avez-vous  jamais 
rendu  visite?  »  —  Et,  comme  il  s'excusait  en  alléguant  qu'il  igno- 
rait quel  était  son  jour  :  —  «  Oh!  avait-elle  repris  en  ouvrant  et  en 
refermant  son  éventail,  ne  venez  pas  à  mon  jour,  vous  vous  ennuie- 
riez trop...  Je  suis  toujours  chez  moi  de  cinq  à  sept...  Venez-y  de- 
main !  »  —  Il  y  était  allé,  l'avait  trouvée  seule,  en  était  reparti  déjà 
à  demi  ensorcelé,  et  y  était  retourné  assidûment.  Puis,  un  soir  de 
janvier,  tandis  qu'elle  était  pelotonnée  frileusement  dans  la  pénombre 
d'une  large  chauffeuse  de  peluche,  il  s'était  penché  vers  elle  ;  lente- 
ment, silencieusement,  il  lui  avait  baisé  les  yeux,  et,  avec  une  brus- 
querie farouche,  elle  s'était  jetée  dans  ses  bras... 

Il  se  rappelait  avec  un  frisson  mélancolique  combien,  dans  les 
premières  années,  avaient  été  exquises  ces  furtives  heures  de  ten- 
dresse, arrachées  aux  devoirs  domestiques,  aux  importunités  mon- 
daines, soigneusement  enveloppées  de  mystère,  espacées  sagement 
à  de  longs  intervalles.  N'ayant  point  d'enfans,  M*"®  Archambault, 


AMOUR  d'automne.  731 

pendant  les  fréquentes  absences  de  son  mari  appelé  à  l'étranger 
par  ses  spéculations,  jouissait  d'une  grande  liberté.  Ayant  tous  deux 
la  même  répugnance  pour  les  ridicules  trivialités  de  l'amour  clan- 
destin à  Paris,  ils  s'arrangeaient  de  façon  à  passer  ensemble  une 
semaine  entière  dans  quelque  coin  de  la  province,  bien  obscur,  où 
ils  savouraient  comme  deux  jeunes  mariés  une  trop  courte,  mais 
paradisiaque  lune  de  miel.  Philippe  retrouvait  dans  sa  mémoire 
les  détails  précis  de  ces  brèves  et  mystérieuses  stations  d'amour, 
pleines  d'imprévu,  où  le  charme  d'un  pays  nouveau  s'ajoutait  aux 
délices  attendries  d'un  plaisir  goûté  avec  sécurité  :  —  une  auberge 
dans  un  village  de  Touraine,  où  ils  avaient  vécu  huit  jours  enfer- 
més, tandis  que  les  giboulées  d'avril  tintaient  aux  fenêtres  et  qu'à 
travers  les  vitres  humides  ils  apercevaient  les  voiles  carrées  des 
bateaux  qui  descendaient  la  Loire  ;  —  un  vieil  hôtel  silencieux  à 
Angoulème,  entre  cour  et  jardin,  à  peine  fréquenté  par  quelques 
officiers  de  la  garnison,  et  où  ils  dînaient  en  tête-à-lête,  sous 
de  grands  tilleuls,  en  vue  de  la  vallée  de  la  Charente  verdoyante  et 
toutfue  ;  —  une  maison  de  garde,  dans  la  forêt  de  Laigue,  où  ils 
occupaient  une  petite  chambre  aux  cloisons  de  sapin  et  où  ils  ne 
rentraient  qu'à  la  nuit  close,  avec  des  brassées  de  fleurs  et  de  fruits 
sauvages... 

Puis  étaient  venus  des  jours  plus  orageux  et  plas  difficiles.  Malgré 
toutes  ces  prudentes  précautions,  leur  amour  avait  transpiré  au  de- 
hors; le  mari,  devenu  soupçonneux,  avait  éié  pris  d'une  tardive  in- 
quiétude. Il  avait  exigé  de  sa  femme  qu'elle  le  suivît  dans  ses  voyages, 
et,  avec  les  difficultés  accrues,  une  certaine  amertume  s'était  mê- 
lée à  la  douceur  de  la  commune  tendresse  des  deux  amans.  L'ab- 
sence avait  irrité  la  nervosité  de  Camille.  Le  moindre  retard  dans 
la  correspondance  éveillait  sa  jalousie,  et  Desgranges  recevait  des 
lettres  pleines  de  reproches  tempétueux.  Pour  le  voir  librement, 
]yjme  Archambault  était  obligée  d'inventer  des  combinaisons  labo- 
rieuses qui  ne  réussissaient  pas  toujours.  Alors  la  fièvre  la  prenait, 
et,  quand  ils  se  revoyaient  enfin,  après  mille  traverses,  elle  repro- 
chait à  Philippe  de  ne  pas  lui  savoir  assez  gré  des  efforts  qu'elle 
avait  dû  faire  pour  ménager  une  rencontre. 

Ces  réunions,  bien  des  fois  ajournées  ou  contremandées,  ne 
pouvaient  plus  guère  avoir  lieu  qu'aux  bains  de  mer  ou  dans 
quelque  station  thermale.  Camille  s'y  faisait  envoyer  par  un  méde- 
cin à  sa  dévotion.  Au  reçu  d'un  télégramme  impératif,  Philippe 
devait  tout  quitter  pour  courir  les  chemins,  car  la  jeune  femme  ne 
comprenait  pas  que  Desgranges  ne  fût  point  immédiatement  prêt  à 
partir.  Ayant  bravé  plus  d'un  danger  pour  préparer  cette  entrevue, 
elle  exigeait  qu'il  laissât  tout  pour  accourir  auprès  d'elle.  A  ce  ré- 
gime de  brusques  et  fantasques  assignations,  il  était  impossible 


732  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

que  Philippe  pût  travailler  avec  suite  et  mener  à  bien  ses  projets 
ambitieux.  Aussi  y  avait-il  renoncé;  mais  ce  renoncement  pénible, 
cette  absolue  abdication  de  son  indépendance,  cette  conscience  qu'il 
avait  d'une  carrière  désormais  fermée,  d'une  vie  manquée  irrémédia- 
blement, aigrissaient  son  humeur  et  irritaient  ses  nerfs.  Plus  d'une 
fois  il  avait  protesté  contre  des  exigences  qu'il  trouvait  déraison- 
nables, et  ses  essais  de  révolte  s'étaient  toujours  apaisés  à  la 
suite  d'une  crise  de  larmes,  suivie  de  tendres  supplications.  D'ail- 
leurs, la  vue  seule  de  Camille  suffisait  à  triompher  de  ces  velléités 
de  rébellion.  Le  caractère  entier  et  passionné,  l'étrange  et  sédui- 
sante tournure  d'esprit  de  cette  originale  créature  agissaient  comme 
un  charme  sur  Philippe,  et  le  ramenaient  subjugué  et  repentant  à 
son  ancien  servage... 

Tandis  que  Desgranges  se  livrait  à  ce  rétrospectif  examen  de 
conscience,  le  bateau  longeait  un  haut  promontoire  boisé  qui  sem- 
blait, ainsi  qu'un  mur  à  pic,  fermer  brusquement  le  lac.  En  face, 
sur  une  presqu'île  bordée  de  peupliers  et  de  marronniers,  le  châ- 
teau de  Duingt,  avec  ses  tourelles  pointues  et  sa  façade  blanche, 
s'avançait  dans  la  verdure,  comme  pour  achever  de  barrer  l'entrée 
du  petit  lac.  La  machine  siffla,  et  ce  déchirement  aigu  interrompit 
la  méditation  de  Philippe.  Au  même  moment,  il  entendit  le  guide- 
photographe  haranguer  la  famille  anglaise  à  laquelle  il  s'était  atta- 
ché : 

—  Voici  Talloires,  l'un  des  plus  beaux  sites  du  lac  et  l'endroit 
préféré  des  touristes... 

Le  bateau  doublait  la  pointe  du  promontoire  et  décrivait  une 
courbe  lente  dans  une  anse  bordée  de  vignes,  au  fond  de  laquelle 
les  anciens  bâtimens  d'une  abbaye  de  bénédictins,  transformée  en 
hôtel,  dressent  leurs  toits  bruns  au-dessus  de  l'épaisse  verdure 
d'un  massif  de  marronniers.  Entre  les  vignobles  et  les  arbres  des 
vergers,  l'unique  rue  du  village  apparaissait,  chauffant  au  soleil  ses 
auvens  hospitaliers,  ses  galeries  de  vieux  bois  fusé  et  ses  toitures 
moussues.  —  Au-delà  du  village  et  des  vignes,  des  pentes  boisées 
et  ravinées  montaient  en  muraille  verdoyante  jusqu'aux  roches  en 
encorbellement,  où  l'église  de  Saint-Germain  est  suspendue  comme 
un  nid  de  mouettes  à  une  falaise;  puis  des  forêts  résineuses  suc- 
cédaient aux  cultures,  de§  pâturages  dorés  de  lumière  se  décou- 
paient dans  le  velours  sombre  des  sapins  et  se  continuaieiit  presque 
à  pic,  jusqu'aux  assises  rocheuses  oii  les  bastions  de  la  Tournette 
contemplaient  le  fond  du  lac  bleuissant  et  son  cirque  de  montagnes 
harmonieusement  groupées. 

Philippe  Desgranges  avait  saisi  sa  valise  et  s'était  joint  aux  pas- 
sagers qui  se  préparaient  à  quitter  le  bateau.  En  examinant  atten- 
tivement ces   nombreux  voyageurs   qui  se  rendaient  si  matin  à 


AMOUR  d'automne.  733 

Talloires,  il  fut  soudain  frappé  de  leur  attitude  compassée  et  de 
l'uniformité  du  costume  qui  les  endimanchait  :  les  hommes  étaient 
pour  la  plupart  vêtus  de  redingotes  noires  et  les  femmes  portaient 
des  toilettes  de  couleur  sombre.  En  même  temps  il  entendit  le  tin- 
tement monotone  d'une  cloche  d'église,  et  un  funèbre  pressentiment 
le  prit.  Son  cœur  s'était  anxieusement  serré,  et,  à  peine  débarqué, 
il  s'informa,  près  de  l'homme  du  ponton,  du  chemin  qui  conduisait 
au  Vivier. 

—  Vous  n'avez  qu'à  suivre  ces  messieurs  et  ces  dames,  répon- 
dit le  pontonnier;  ils  se  rendent  tous  au  Vivier  pour  la  sépulture... 

—  La  sépulture!..   Est-ce  que  M.  Marcelin  Diosaz?.. 

—  Oui,  monsieur,  il  est  mort  avant-hier,  et  on  l'enterre  ce  matin. 

IV. 

Les  gens  débarqués  du  bateau  avaient  pris  un  chemin  montant  à 
travers  les  vignes.  Philippe  pénétra  derrière  eux  dans  l'unique  et 
tortueuse  rue  de  Talloires,  à  laquelle  des  façades  percées  de  rares 
fenêtres,  et  accidentées  d'angles  saillans  ou  rentrans,  donnent  un 
aspect  de  passage  fortifié.  Il  arriva  ainsi  à  l'extrémité  du  village, 
en  face  d'une  habitation  un  peu  isolée,  dont  la  porte  cochère  large 
ouverte  laissait  voir  librement  la  disposition  intérieure.  —  Située 
entre  cour  et  jardin,  cette  maison  était  bâtie  dans  le  goût  des  con- 
fortables demeures  savoyardes  du  commencement  du  siècle.  Élevée 
au-dessus  d'un  sous-sol,  couverte  de  toits  en  auvent,  elle  était 
flanquée  de  deux  pavillons  aux  toitures  aiguës,  que  reliaient  des 
loggie  à  l'italienne.  L'une  de  ces  galeries,  sur  lesquelles  prenaient 
jour  les  portes  et  les  fenêtres  de  l'appartement,  était  enguirlandée 
de  glycines  et  de  chèvrefeuilles,  et  regardait  les  flancs  de  la  mon- 
tagne ;  —  l'autre,  orientée  au  raidi,  faisait  face  au  lac  et  au 
château  de  Duingt,  bâti  sur  la  rive  opposée.  Tout  autour  du  corps 
de  logis,  des  parterres  en  fleurs,  ombragés  de  hauts  platanes,  des 
vergers  plantés  de  noyers  et  des  vignes  bruissantes  de  sauterelles, 
descendaient  mollement  jusqu'au  bord  de  l'eau.  Du  seuil  du  porche 
béant,  rien  qu'en  embrassant  cet  ensemble  d'un  rapide  coup  d'oeil, 
on  devinait  quelle  fête  du  regard  une  habitation  aussi  heureuse- 
ment située  devait  offrir  à  ses  hôtes  à  toute  heure  du  jour. 

Mais,  à  ce  moment,  le  contraste  de  la  joie  du  dehors  avec  le  fu- 
nèbre appareil  de  l'intérieur  avait  quelque  chose  de  cruellement 
poignant. —  A  gauche,  sous  les  quinconces  des  platanes,  les  enfans 
du  bourg  stationnaient  sur  deux  files  :  les  garçons  conduits  par  le 
maître  d'école;  les  filles,  par  des  sœurs  en  cornette  noire.  Devant 
la  façade  d'entrée,  les  pompiers,  en  blouse  et  en  képi,  évoluaient 
gravement  sous  l'œil  de  leur  capitaine,  tandis  qu'entre  les  feuil- 


734  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

lages  luisans  des  grenadiers  et  des  citronniers,  on  distinguait  les 
voiles  de  mousseline  et  les  cagoules  blanches  à  cordelière,  dont  les 
femmes  de  la  confrérie  des  pénitentes  s'enveloppent  par-dessus 
leur  robe  de  deuil. 

Guidé  par  un  petit  homme  qui  remplissait  les  fonctions  de  pleu- 
reur et  que  drapait  jusqu'aux  pieds  un  manteau  d'escot  noir,  Phi- 
lippe, la  poitrine  et  la  gorge  serrées,  gravit  le  massif  escalier  de 
marbre  du  pays  qui  accédait  au  premier  étage,  et  se  laissa  conduire 
jusqu'à  la  chambre  mortuaire.  —  Le  cercueil  y  reposait  sur  des 
tréteaux,  entre  quatre  cierges  allumés  et  près  d'un  vase  plein  d'eau 
bénite.  Desgranges  secoua  l'aspersoir  sur  le  poêle  de  velours  qui 
recouvrait  la  dépouille  de  Marcelin  Diosaz.  Un  sanglot  se  nouait 
dans  son  gosier,  à  la  pensée  qu'il  était  arrivé  trop  tard  pour  serrer 
la  loyale  main  de  son  ami.  11  revoyait  en  imagination  Diosaz  des- 
cendant des  bois  deChaville,  une  chanson  montagnarde  aux  lèvres, 
il  se  remémorait  son  aimable  figure  rosée,  ses  yeux  fins  et  rieurs,  et 
sa  petite  moustache  châtaine.  Il  songeait  que  cette  joie,  ce  sourire, 
cette  exubérante  vitalité,  tout  cela  était  enfermé  maintenant  dans 
cette  boîte  de  chêne,  et  que  jamais  plus  cette  vivante  personnalité 
ne  reparaîtrait  à  la  claire  lumière  du  jour.  Il  lui  semblait  que  tout 
ce  qui  lui  restait  d'activité,  de  verdeur  et  de  sève  disparaissait  avec 
la  dépouille  de  ce  compagnon  des  jours  heureux,  et  qu'en  escor- 
tant le  corps  jusqu'au  cimetière,  il  mènerait  aussi  le  deuil  de  sa 
jeunesse... 

—  Monsieur  veut-il  mettre  un  crêpe?  demanda  le  pleureur,  qui 
remarqua  l'émotion  de  Philippe  et  devina  un  ami  du  défunt. 

11  le  conduisit  vers  une  pièce  contiguëà  la  chambre  mortuaire,  où 
une  servante  ornait  de  longs  crêpes  les  chapeaux  que  les  invités  lui 
présentaient  à  tour  de  rôle.  Ce  cérémonial  accompli,  Philippe  se 
glissa  dans  le  salon  plein  de  monde,  dont  les  volets  étaient  clos  et 
où  l'orpheline  recevait  les  embrassades  ou  les  condoléances  de 
chaque  nouvel  arrivant.  Dans  un  groupe  de  femmes  en  deuil  et 
sous  les  longs  voiles  noirs  qui  l'enveloppaient,  il  put  à  peine  en- 
trevoir le  jeune  visage  altéré  et  les  yeux  gros  de  larmes  de  la 
pauvre  enfant  secouée  par  des  sanglots  mal  étouffes.  Il  la  salua, 
tandis  que  les  regards  curieux  des  assistans  le  dévisageaient;  puis, 
honteux  de  son  veston  gris  au  milieu  de  ces  vêtemens  de  deuil,  il 
se  retira  discrètement  et  alla  s'appuyer  à  la  balustrade  de  la  gale- 
rie extérieure. 

La  cloche  de  l'église  tintait  toujours,  et  le  clergé,  crucifix  en 
tête,  entrait  dans  la  cour  sablée. 

—  Messieurs,  dit  à  voix  haute  le  pleureur,  le  mort  quitte  sa 
maison  ! 

Les  tètes  se  découvrirent,  pendant  qu'au  long  des  degrés  fleuris 


AMOUR  d'automne.  735 

de  chèvrefeuille,  le  cercueil  descendait,  porté  par  quatre  monta- 
gnards, en  veste  et  en  chapeau  rond,  ayant  en  bandoulière  une 
large  serviette  blanche  dont  le  nœud  était  fixé  dans  les  bâtons  pla- 
cés sous  la  bière.  —  Le  convoi  défila  lentement  à  travers  le  jardin  ; 
d'abord  les  enfans,  cierges  en  main  sur  deux  files,  et  les  pompiers 
marquant  lourdement  le  pas;  puis,  derrière  le  cercueil,  la  confré- 
rie des  pénitens;  enfin  la  famille,  suivie  des  dames  espacées  sur 
deux  rangs,  et  les  hommes  fermant  le  cortège  dans  le  même  ordre. 
—  La  longue  procession  se  déroula  dans  la  rue  tortueuse  jusqu'à 
l'église,  entourée  d'un  modeste  cimetière,  où  l'on  voyait,  près  de 
l'entrée,  une  fosse  béante  attendant  son  hôte.  Les  assistans  étaient 
si  nombreux  que  l'église  fut  pleine  avant  que  la  queue  du  convoi  y 
arrivât.  Au  fond  de  la  nef  bourrée  de  gens  agenouillés,  en  face  de 
l'autel  étoile  de  cierges  et  à  quelques  pas  de  la  bière,  Philippe 
distinguait  la  forme  noire  et  prosternée  de  la  jeune  fille,  dont  les 
épaules  étaient  secouées  par  une  nouvelle  explosion  de  douleur. 

Le  clergé,  lent  et  solennel,  procédait  avec  pompe  aux  cérémo- 
nies du  service  religieux.  La  messe  était  chantée  avec  grand  ren- 
fort de  voix  d'enfans  de  chœur.  On  devinait,  à  la  façon  conscien- 
cieuse dont  les  officians  psalmodiaient  le  Dies  irœ,  qu'il  s'agissait 
d'un  mort  d'importance.  Dans  cette  nef  resserrée  et  sans  bas-côtés, 
par  cette  matinée  de  juin,  la  chaleur  était  suffocante.  On  avait 
cependant  laissé  les  portes  grandes  ouvertes,  et,  dans  le  cadre  du 
portail  cintré,  on  voyait  un  coin  bleu  du  lac,  une  croupe  verte  de 
montagne,  et,  tout  au  loin,  des  frissons  de  champs  de  blé  mûris- 
sant dans  un  poudroiement  de  soleil.  Tandis  que  le  curé,  d'une 
voix  bien  timbrée,  aux  articulations  nettes  et  sonores,  chantait  la 
prose  :  Vere  dignum  et  justum  est,  œquum  et  salutare,  nos  tibi 
semper  et  ubique  griUias  agere,..  une  sauterelle,  envolée  des  jar- 
dins du  voisinage  et  encore  éblouie  de  clarté,  se  posait  sur  la  coiffe 
noire  d'une  paysanne  occupée  à  égrener  son  chapelet.  Des  enfans  la 
remarquaient  et  se  la  montraient  du  doigt  avec  un  sourire,  et  Phi- 
lippe, machinalement,  suivait  sur  les  bonnets  des  prieuses  le  sau- 
tillement eflaré  de  cette  buveuse  de  soleil,  égarée  au  milieu  de 
l'office  des  Morts. 

Après  l'absoute,  on  enleva  le  corps,  les  cierges  s'allumèrent,  et 
le  cortège,  se  reformant  dans  le  cimetière,  fit  le  tour  extérieur  de 
l'église,  au-dessus  de  laquelle  les  pâturages  verts  des  hautes  cimes 
avaient  l'air  de  s'élever  comme  un  mur  immense.  Le  soleil  de  midi 
tombait  d'aplomb  sur  les  têtes  nues,  une  pénétrante  odeur  de  foin 
coupé  emplissait  le  petit  cimetière.  On  eût  dit  qu'avant  de  l'enfer- 
mer sous  la  terre,  on  voulait  montrer  à  Marcelin  Diosaz,  dans  toute 
leur  radieuse  beauté,  les  montagnes  et  le  lac  qu'il  avait  tant  aimés. — 
Le  cercueil  descendit  dans  la  fosse.  Le  prêtre  murmura  le  dernier 


736  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

Requiescat  in  pace,  les  cierges  s'éteignirent,  et  Philippe  se  re- 
trouva dans  la  rue,  au  milieu  de  la  foule  qui  s'éparpillait. 

Il  ne  crut  pas  convenable  de  se  présenter  sur-le-champ  à 
M"^  Diosaz  pour  l'informer  de  l'objet  de  son  voyage.  Il  remit  sa 
visite  à  l'après-midi,  et  entra  dans  l'auberge  où  il  avait  fait  porter 
sa  valise.  Après  avoir  essayé  vainement  de  manger,  il  alluma  un 
cigare  pour  tuer  le  temps,  et,  accoudé  à  la  fenêtre  de  sa  chambre, 
il  se  remit  à  songer  au  mort  qui  reposait  maintenant  dans  la  terre 
pierreuse  de  l'étroit  cimetière.  —  Le  cirque  des  montagnes  était  à 
ce  moment  baigné  de  soleil.  Çà  et  là,  quelques  ombres  seulement 
s'y  marquaient  en  taches  violettes.  Une  paix  lumineuse,  un  som- 
meil d'enchantement  prenait  possession  des  villages  riverains  et  de 
la  luxuriante  marge  de  blés,  de  prairies  et  de  vignobles  qui  s'ar- 
rondissait autour  du  lac.  L'eau,  d'un  bleu  soyeux  au  soleil  et 
d'un  bleu  verdi  à  l'ombre,  n'avait  pas  une  ride.  Ce  silence  d'as- 
soupissement n'était  troublé  que  par  un  chant  de  coq,  un  bruit 
de  rames  et  un  sourd  bruissement  d'insectes.  Peu  à  peu,  Philippe 
Desgranges  se  sentait  enveloppé  d'un  calme  bienfaisant.  Ses  nerfs 
se  détendaient,  son  cerveau  se  rassérénait.  Cette  tranquillité  lim- 
pide, et  reposante  était  si  différente  de  la  fièvre  parisienne  qui  l'agi- 
tait encore  la  veille  !  11  se  figurait  être  transporté  dans  un  monde 
nouveau,  —  un  monde  aux  sites  intimes  et  aux  larges  horizons,  à 
la  lumière  à  la  fois  colorée  et  pacifique,  dont  il  n'avait  jamais  eu 
aucune  idée.  —  Dans  la  paix  endormie  du  village,  il  entendit  tout 
à  coup  deux  heures  sonner  à  l'horloge  de  l'église,  et  se  dit  qu'il 
était  temps  de  retourner  au  Vivier. 

Il  redescendit  l'unique  rue  déserte,  pleine  de  soleil,  et  se  re- 
trouva devant  la  porte,  maintenant  close,  du  logis  Diosaz.  Les 
fenêtres  donnant  sur  la  route  étaient  ouvertes  ;  des  tapis,  des  ma- 
telas pendaient  au  dehors  ;  des  femmes  allaient  et  venaient  dans 
l'intérieur,  et  il  comprit  qu'on  remettait  en  ordre  l'appartement  où 
son  ami  avait  expiré.  Il  était  peu  au  courant  des  usages  campa- 
gnards, et  la  hâte  avec  laquelle  on  procédait  le  choqua.  Il  agita  la 
sonnette,  ayant  l'esprit  déjà  prévenu  contre  l'héritière  de  Marcelin 
Diosaz.  Qu'était-ce  que  cette  Mariannette,  fille  d'une  paysanne  et 
légitimée  par  un  mariage  subséquent?  Était-elle  vraiment  digne 
de  la  tendre  sollicitude  dont  Diosaz  l'avait  entourée  jusqu'au  der- 
nier jour?  N'avait-elle  pas  trop  maternisé  peut-être  ;  et  Philippe 
allait-il  se  trouver  en  face  d'une  provinciale  à  l'esprit  étroit  et  po- 
sitif, ayant  dans  le  sang  un  peu  de  la  dureté  et  de  la  rapacité  des 
gens  de  campagne?..  N'importe!  Diosaz  l'avait  aimée.  C'était  pour 
l'amour  du  défunt  et  non  par  intérêt  pour  elle-même  que  Philippe 
venait  lui  offrir  ses  services. 

Une  vieille  servante  en  deuil  avait  ouvert  la  porte.  Il  lui  expli- 


AMOUR  d'automne.  737 

qua  qu'il  désirait  parler  à  M'^®  Diosaz,  donna  sa  carte  et  attendit, 
devant  les  massifs  du  jardin,  qu'on  lui  apportât  la  réponse  de  l'or- 
pheline. 

Après  quelques  minutes,  la  servante  redescendit  et  lui  fit  signe 
de  la  suivre. 

Il  gravit  de  nouveau  l'escalier  où  il  avait  vu  passer  le  cercueil  de 
Diosaz  et  fut  introduit  dans  le  salon,  maintenant  vide,  où  s'était 
pressée  la  foule  des  invités  en  deuil.  La  pièce  était  restée  obscure 
et  close,  à  l'exception  d'une  porte- fenêtre  entre-bâiliée,  et  dans 
l'écartement  de  laquelle  on  apercevait  les  pampres  enroulés  autour 
des  piliers  de  la  galerie,  un  coin  de  jardin  plein  de  rosiers,  et  un 
bout  de  la  nappe  bleue  du  lac.  Ébloui  par  la  lumière  de  l'extérieur, 
Philippe  ne  distinguait  rien  d'abord  dans  ce  salon  enténébré.  Un 
froissement  d'étoffe  et  un  point  blanc  qui  s'agitait  dans  l'ombre 
attirèrent  brusquement  son  attention  ;  il  entrevit  une  personne  vêtue 
de  noir,  affaissée  dans  un  fauteuil  et  roulant  dans  ses  doigts  la 
carte  que  la  servante  avait  apportée. 

Il  s'inclina,  et  ses  yeux  s'accoutumant  à  l'obscurité,  il  parvint 
à  distinguer  plus  nettement  la  figure  de  M''^  Diosaz.  Elle  s'était  le- 
vée, avait  indiqué  un  fauteuil  au  visiteur  et  restait  debout  sans 
parler. 

Philippe  vit  devant  lui  une  svelte  silhouette  de  jeune  fille,  un 
visage  aux  traits  à  la  fois  fermes  et  délicats,  éclairé  par  deux  grands 
yeux  bruns,  où  il  reconnut  l'expression  des  yeux  de  Diosaz.  Elle 
était  nu-tête,  et  ses  épais  cheveux  châtains,  plaqués  sur  les  tempes, 
encadraient  un  ovale  très  pur,  au  teint  mat,  à  la  bouche  fine.  Ses 
lèvres  pâlies  étaient  agitées  par  un  frémissement  douloureux. 

—  Mademoiselle,  commença  Desgranges  en  s'approchant,  j'étais 
un  vieil  ami  de  votre  père,  et,  bien  que  vous  ne  me  connaissiez 
pas... 

—  Vous  vous  trompez,  monsieur,  interrompit-elle  d'une  voix 
qui  tremblait,  je  vous  connais...  Mon  père  parlait  souvent  de  vous... 
Mon  père  !  reprit-elle  avec  un  accent  déchirant,  mon  Dieu,  pour- 
quoi faut-il  qu'il  ne  soit  plus  là?..  Je  ne  peux  pas  m'accoutumer  à 
l'idée  qu'il  a  quitté  sa  maison  !.. 

Des  sanglots  l'interrompirent,  et  Philippe,  très  ému  lui-même, 
la  laissa  pleurer  sans  pouvoir  trouver  un  mot.  Elle  essuya  farouche- 
ment ses  yeux,  et,  tendant  la  main  à  l'ami  de  son  père  : 

—  Il  désirait  tant  vous  voir!..  II  y  a  trois  jours,  il  faisait  encore 
des  projets  pour  le  moment  où  vous  arriveriez...  Trois  jours,  et 
puis  plus  rien...  Ah!  c'est  trop  tôt,  c'est  trop  cruel!.. 

Philippe,  navré  lui-même,  serrait  affectueusement  la  main  de  la 
jeune  fille. 

TOME  LXXXIV.  —  1887.  47 


738  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

—  Ma  pauvre  enfant,  reprit-il,  je  comprends  tout  votre  cha- 
grin... Pleurez,  ne  vous  contraignez  pas  !..  Les  larmes  font  du  bien... 
Si  c'est  un  soulagement  que  de  savoir  sa  propre  douleur  partagée, 
dites-vous  que  vous  êtes  en  présence  d'un  ami  profondément  affligé 
à  la  pensée  qu'il  ne  reverra  plus  son  ami.  11  me  semble  que  c'est 
un  morceau  de  ma  vie  qui  s'en  est  allé,  et  je  me  reproche  amère- 
ment d'être  arrivé  trop  tard... 

M"^  Diosaz  avait  relevé  la  tête,  et  ses  yeux  mouillés  brillaient 
dans  la  pénombre. 

—  C'est  injuste,  murmura-t-elle,  comme  si  elle  se  parlait  à  elle- 
même,  de  faire  mourir  ainsi  un  homme  dans  la  force  de  l'âge... 
Dieu  est  cruel!..  Il  m'enlève  un  père,  et  il  laisse  vivre  tant  de 
choses  qui  me  sont  maintenant  indifférentes!..  Quand  vous  êtes 
entré,  je  me  demandais  pourquoi  le  jardin  était  encore  là,  comme 
si  rien  ne  s'était  passé,  et  comment  ses  rosiers  pouvaient  encore 
fleurir,  maintenant  qu'il  est  mort?.. 

Philippe  écoutait  parler  l'orpheline  avec  un  étonnement  mêlé  de 
sympathie.  11  ne  s'était  pas  attendu  à  trouver,  au  fond  de  ce  coin 
perdu  de  la  province,  une  nature  si  franche,  si  peu  maniérée,  expri- 
mant sa  douleur  avec  tant  d'énergique  simplicité. 

—  Oui,  répliqua-t-il,  la  mort  est  cruelle;  mais,  si  brutale  qu'elle 
soit,  elle  ne  détruit  pas  la  personnalité  tout  entière  de  ceux  que 
nous  avons  aimés...  Leur  souvenir  reste  et  converse  encore  avec 
nous...  Voulez-vous,  mademoiselle,  que  je  vous  lise  la  lettre  que 
votre  père  m'écrivait  il  y  a  huit  jours,  et  où  il  était  question  de 
vous? 

—  Oh!  je  vous  en  prie!  s'écria-t-elle ;  il  me  semblera  que  je 
retrouve  un  peu  de  lui  ! 

Elle  s'était  rassise,  les  mains  nouées  sur  ses  genoux,  le  buste 
penché  en  avant,  et  ses  grands  yeux  fixés  sur  Desgranges,  qui  avait 
déplié  la  lettre  de  Diosaz.  11  la  lut  lentement,  presque  en  entier, 
omettant  seulement  quelques  réflexions  qu'il  jugeait  inutile  de  faire 
connaître  à  la  jeune  fille.  Celle-ci,  en  entendant  cette  lecture  où 
revivait  toute  l'âme  affectueuse  et  tendre  de  son  père,  s'était  re- 
mise à  pleurer  doucement,  silencieusement.  Philippe  se  sentait 
pénétré  d'une  émotion  croissante,  et,  quand  il  acheva  les  dernières 
phrases  de  la  lettre,  sa  voix  altérée  était  presque  aussi  mouillée 
de  larmes  que  les  yeux  de  Mariannette. 

—  Maintenant,  mademoiselle,  dit-il  en  repliant  le  papier  où  Dio- 
saz avait  écrit  ses  suprêmes  recommandations,  et  sur  les  lignes 
duquel  l'orpheline  attachait  des  regards  avides,  presque  jaloux, 
—  maintenant  vous  êtes  au  courant  de  la  mission  toute  particulière 
qui  m'a  été  confiée,  et  j'attends  vos  instructions. 


AMOT'u  d'alïtomxe.  739 

—  Pourquoi  faire?  demanda-t-elie,  comme  brusquement  réveil- 
lée d'un  songe. 

—  Mais,  reprit-il  un  peu  étonné,  pour  me  mettre  à  même  de 
remplir  le  mandat  assez  délicat  dont  m'a  chargé  Diosaz...  J'aurai 
besoin  d'avoir  le  détail  des  immeubles  pour  lesquels  un  litige  est 
à  craindre...  Il  me  faudra  entrer  en  rapport  avec  votre  notaire  et 
avec  celui  de  vos  tantes  ;  enfin  prendre  les  mesures  conserva- 
toires nécessaires  à  la  sauvegarde  de  vos  intérêts...  Il  est  donc 
indispensable  que  nous  examinions  ensemble  les  papiers  du  dé- 
funt... 

—  Non,  non!  se  récria-t-elle  d'une  voix  suppliante,  n'exigez  pas 
cela!..  Je  ne  peux  pas...  Je  ne  veux  pas  ! 

—  Pourtant?.,  objecta-t-il ,  ébahi. 

—  Quoi  !  reprit-elle  avec  un  accent  presque  indigné,  quand  la 
terre  sous  laquelle  on  vient  de  mettre  mon  père  est  encore  fraîche- 
ment remuée,  vous  croyez  que  je  vais  discuter  des  questions  d'in- 
térêt, fouiller  des  tiroirs  pour  chiffrer  sa  fortune?..  Et  si,  comme 
vous  le  craignez,  pour  m'assurer  la  possession  de  quelques  lam- 
beaux de  terre,  il  faut  plaider,  vous  vous  imaginez  que  j'aurai  le 
cœur  d'étaler  en  public  les  secrets  de  famille  de  mon  père  et  de 
traîner  ses  sœurs  devant  les  tribunaux?..  Non,  monsieur,  ne  me 
parlez  de  rien  de  pareil...  Je  veux  qu'on  me  laisse  en  paix  avec 
mon  chagrin  et  mes  souvenirs...  Je  n'ai  aimé  qu'une  personne  au 
monde  :  mon  père...  Je  veux  vivre  en  esprit  avec  lui,  comme  s'il 
était  encore  dans  sa  maison,  et  je  n'entends  pas  qu'aucune  autre 
occupation  vienne  me  distraire  de  mon  deuil  1 

Elle  s'était  levée,  et,  dans  son  geste  saccadé,  impératif,  il  y 
avait  comme  un  absolu  commandement  enjoignant  à  Desgranges  de 
ne  plus  insister.  H  s'était  levé  à  son  tour  et  la  considérait  avec 
étonnement.  Bier  qu'au  fond  de  son  esprit  sceptique  et  raisonneur 
il  taxât  d'enfantillage  romanesque  l'indignation  de  l'orpheline,  et 
encore  qu'il  lût  ennuyé  de  la  résistance  inattendue  de  la  jeune  Sa- 
voyarde, il  ne  pouvait  s'empêcher  d'admirer  l'obstination  de  cette 
enfant,  qui  ne  voulait  pas  être  troublée  au  milieu  de  sa  douleur. 
La  figure  expressive  de  Mariannette,  en  ce  moment  animée  par  la 
surexcitation,  aidait  encore  à  développer  en  lui  ce  sentiment  admi- 
raiif.  Le  sang  qui  était  monté  au  visage  de  la  jeune  fille  avait  rosé 
ses  joues  et  allumé  ses  prunelles;  elle  était  en  ce  moment  très 
jolie,  malgré  ses  traits  tuméfiés  et  ses  paupières  rougies  par  les 
larmes.  —  Philippe  essaya  une  dernière  objection  : 

—  Je  respecte  votre  chagrin,  mademoiselle  ;  mais,  si  vous  aimez 
votre  père,  il  me  semble  que  la  meilleure  marque  d'affection  que 
vous  puissiez  lui  donner,  c'est  de  respecter  les  volontés  qu'il  a  clai- 
rement exprimées. 


7â0  REVDE    DES    DEDX    MONDES. 

Elle  secoua  obstinément  la  tête  : 

—  Mon  père  a  rempli  le  devoir  d'un  bon  père  en  s'occupant  de 
mon  avenir;  moi,  je  fais  mon  devoir  de  fille  aimante  en  le  pleu- 
rant et  en  ne  pensant  qu'à  lui...  N'insistez  plus  ! 

Philippe  comprit  que,  dans  un  pareil  moment,  toutes  ses  objur- 
gations viendraient  échouer  devant  cet  entêtement  de  la  tendresse 
filiale.  Il  pensa  qu'il  fallait  laisser  au  temps  le  soin  de  modifier  les 
idées  de  cette  jeune  montagnarde.  Il  s'inclina  de  nouveau  respec- 
tueusement : 

—  Permettez-moi  en  ce  cas,  mademoiselle,  de  prendre  congé  de 
vous...  Je  souhaite  que  votre  pieuse  obstination  n'ait  pas  de  résul- 
tats fâcheux  pour  votre  repos  ;  mais  je  crains  bien  que  votre  famille, 
moins  scrupuleuse,  ne  vienne  vous  arracher  à  ces  douloureuses 
pensées  que  je  respecte...  Toutefois,  comme  j'ai,  moi  aussi,  un 
devoir  impérieux  et  respectable  à  remplir,  je  vous  demande  la  per- 
mission de  me  représenter  devant  vous  dans  un  mois...  D'ici  là, 
peut-être,  la  force  des  choses  vous  aura  inclinée  à  changer  de  ma- 
nière de  voir. 

Elle  secoua  les  épaules  d'un  air  tristement  incrédule  : 
. —  A  quelque  moment  que  vous  vous  présentiez,  monsieur  Des- 
granges, vous  serez  toujours  le  bienvenu  dans  la  maison  de  votre 
ami. 

—  Au  revoir,  mademoiselle!.. 

Il  était  déjà  sur  la  galerie,  quand  elle  le  rappela  : 

—  Monsieur,  balbutia-t-elle,  si  j'ai  été  un  peu  brusque  avec 
vous,  ne  m'en  veuillez  pas...  Je  me  sens  si  malheureuse! 

—  Je  ne  vous  en  veux  pas,  mademoiselle,  je  vous  comprends... 

—  Eh  bien!  ajouta-t-elle  avec  un  accent  de  prière,  si  vous  ne 
me  gardez  pas  rancune,  confiez-moi  pour  quelque  temps  la  lettre 
que  vous  a  écrite  mon  père...  Je  voudrais  la  relire...  Songez  !.. 
C'est  mon  seul  bonheur  maintenant  de  vivre  avec  tout  ce  qui  reste 
de  lui  ! . . 

Philippe  hésita  tout  d'abord  ;  puis,  espérant  que  peut-être  cette 
lecture  amènerait  l'orpheline  à  des  résolutions  plus  raisonnables, 
il  lui  donna  la  lettre. 

—  Je  viendrai  vous  la  redemander  dans  un  mois,  dit-il. 

Elle  arrêta  un  moment  sur  lui  de  grands  yeux  reconnaissans  ;  ils 
se  serrèrent  la  main  et  il  s'éloigna. 

Y. 

Le  résultat  négatif  de  son  entrevue  avec  M"®  Diosaz  désorientait 
Philippe.  Il  s'était  arrangé  pour  rester  absent  de  Paris  jusqu'à  la 
fin  de  l'automne,   et  il  ne  se  souciait  guère  d'y  retourner.  D'un 


AMOUR    d'automne.  7A1 

autre  côté,  il  trouvait  peu  récréatif  d'attendre  pendant  des  se- 
maines, à  Talloires,  le  moment  où  se  modifieraient  les  résolutions 
de  l'orpheline.  Il  décida  d'occuper  son  loisir  forcé  en  visitant  la  Sa- 
voie, qu'il  ne  connaissait  pas.  Par  le  col  d'Entrevernes,  il  gagna 
les  Bauges,  et  s'enfonça  dans  les  solitudes  de  ce  pays  de  grands 
pâturages  et  de  hautes  forêts.  Il  atteignit  Chambéry,  remonta  la 
vallée  de  l'Isère  jusqu'à  Albertville,  et,  par  d'étroites  gorges  boisées, 
franchit  les  montagnes  qui  le  séparaient  de  Chamonix.Les  aspects, 
tantôt  grandioses  et  tantôt  intimes,  du  paysage  savoyard  le  charmè- 
rent :  —  les  aiguilles  neigeuses,  toutes  blanches  sur  le  ciel  bleu, 
avec  de  noires  sapinières  à  leurs  pieds  ;  les  pâturages  élevés  où 
fument  oà  et  là  des  feux  de  pâtres  et  où  chantent  les  clarines  des 
troupeaux  ;  —  la  vivacité  fraîche  des  verdures,  mêlée  aux  colora- 
tions et  aux  mirages  d'une  lumière  déjà  méridionale.  —  Philippe 
se  plongeait  dans  cette  nature  virginale  et  robuste  comme  en  un 
bain  de  renouveau.  Il  y  retrouvait  les  merveilleux  aspects  de  la 
Suisse,  mais  avec  plus  de  simplicité  et  de  calme  ;  —  une  Suisse 
baignée  de  couleurs  plus  chaudes,  plus  italiennes,  sans  le  tapage 
agaçant  des  touristes,  sans  la  banalité  des  gîtes  et  l'apprêt  théâtral 
du  décor. 

Au  bout  de  quatre  semaines,  la  pensée  des  tracasseries  procé- 
durières au  milieu  desquelles  M"''  Diosaz,  livrée  à  elle-même,  se 
débattait  peut-être,  lui  donna  comme  un  remords  du  plaisir  qu'il 
prenait,  et  il  se  remit  en  route  pour  Talloires.  Il  y  revenait  plus 
gaillard,  plus  allègre  et  mieux  portant.  Pendant  ces  excursions  à 
travers  le  pays  de  Marcelin  Diosaz,  le  souvenir  de  son  ami  mort 
ne  l'avait  pas  quitté.  A  chaque  surprise  nouvelle  du  paysage,  il  se 
remémorait  l'enthousiasme  avec  lequel  l'étudiant  savoyard  parlait 
des  beautés  de  sa  terre  natale.  Les  glaciers,  les  forêts  et  les 
-cascades  lui  rappelaient  telle  ou  telle  conversation  de  leur  jeu- 
nesse, et  il  lui  semblait  entendre  la  voix  du  défunt  résonner 
derrière  lui.  Aussi,  en  retraversant  le  lac,  s'était-il  juré,  quoi 
qu'il  advînt  et  quelque  difliculté  qu'il  rencontrât,  de  remplir  fidè- 
lement, près  de  Mariannette,  la  mission  posthume  dont  il  était 
chargé. 

Quand,  un  jeudi  du  commencement  de  juillet,  le  bateau  de 
l'après-midi  déposa  Philippe  sur  le  ponton  de  Talloires,  le  village 
était,  comme  en  juin,  enveloppé  du  même  calme  recueilli,  bercé 
dans  son  sommeil  par  la  même  mélopée  assourdie  des  sauterelles 
des  vignes  ;  seulement  le  ciel  était  tendu  d'un  transparent  voile  de 
minces  nuages  blancs,  dont  la  surface,  pareille  à  de  la  neige  foulée, 
laissait  filtrer  une  lumière  plus  tendre  sur  le  lac  d'un  vert  cendré. 
Après  s'être  installé  à  l'Abbaye  et  avoir  secoué  la  poussière  du  voyage, 


742  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

Desgranges  résolut  d'aller  immédiatement  informer  M^'^  Diosaz  de 
son  retour.  Au  lieu  de  remonter  vers  le  bourg,  il  suivit,  à  l'ombre 
des  peupliers,  un  chemin  de  halage  qui  serpentait  entre  les  vignes 
et  la  berge,  et  passait  au  bas  du  clos  du  Vivier.  Tout  en  longeant 
le  talus  sinueux,  fleuri  de  reines-des-prés,  il  se  demandait  dans 
quelles  dispositions  il  retrouverait  Marian nette,  et  quels  nouveaux 
argumens  il  emploierait  pour  la  convaincre.  11  aperçut  bientôt  la 
façade  méridionale  du  logis  Diosaz.  Les  platanes  étendaient  leur 
ombre  sur  les  pelouses  fraîchement  tondues  ;  les  rosiers  piquaient  çà 
et  là  d'une  note  rouge  la  verdure  des  vignes,  et  la  loggia  aux  volets 
verts  entre-bâillés  semblait  dormir  à  l'abri  des  glycines  qui  feston- 
naient ses  piliers.  Philippe  contourna  lentement  le  clos  de  vignes, 
longea  un  sentier  caillouteux  aboutissant  à  la  route,  et  tout  à  coup, 
arrivé  à  l'angle  de  la  maison,  s'arrêta,  intrigué  par  un  spectacle 
très  inattendu. 

La  route  était  grouillante  d'enfans,  fillettes  et  garçons,  se  bous- 
culant bruyamment  pour  approcher  plus  près  du  mur,  au-dessus 
duquel  régnait  la  terrasse  du  premier  étage.  Toutes  les  conditions  et 
tous  les  âges  étaient  représentés.  Il  y  avait  des  marmots  en  robe 
et  des  adolescens  aux  vêtemens  devenus  trop  courts  pour  leurs 
membres  allongés  par  une  brusque  croissance;  des  bambins  de  sept 
à  huit  ans  et  de  grandes  filles  qui  allaient  en  avoir  seize.  Tout  ce 
jeune  monde  aux  cheveux  embroussaillés,  aux  yeux  agrandis  par 
une  mystérieuse  convoitise,  était  couvert  de  haillons  d'un  arran- 
gement pittoresque  et  curieux.  Les  robes  déteintes  et  effilochées 
laissaient  voir  des  jambes  nues  enfoncées  dans  des  souliers 
ferrés,  des  cous  hâlés  et  des  bras  grêles.  Des  filles  étaient 
coiffées  de  feutres  d'homme,  à  l'abri  desquels  étincelaient  leurs 
yeux  bleus.  Des  garçonnets  n'avaient  pour  tout  vêtement  qu'une 
chemise  sans  bouton  et  une  culotte  en  lambeaux.  De  joyeux  rires 
illuminaient  ces  yeux  d'enfans,  découvraient  des  dents  blanches  et 
égayaient  toutes  ces  mines  épanouies.  Çà  et  là,  quelques  filles,  plus 
correctement  vêtues,  tricotaient  un  bas  d'un  air  sage  et  gourman- 
daient  l'impatience  de  la  troupe. 

Dominant  tout  ce  grouillement  enfantin,  ]\F®  Mariannette  Diosaz 
en  persoLne  était  accoudée  au  parapet  de  la  terrasse,  entre  un 
grand  sac  de  gâteaux  secs,  une  sébile  remplie  de  gros  sous  et  un 
paquet  de  hardes  neuves.  Très  affairée,  nu-tête,  la  taille  serrée 
dans  sa  robe  de  deuil,  les  cheveux  frisottant  autour  de  son  visage 
animé,  elle  s'égosillait  à  établir  un  peu  d'ordre  dans  ce  fouillis  de 
têtes  remuantes  et  de  bras  tendus  vers  elle. 

—  Allons,  disait-elle  d'une  voix  impérative,  très  nette,  musica- 
lement timbrée,  les  filles  d'abord!..  Que  les  garçons  se  reculent!.. 


AMODR    d'automne.  7/i3 

Ceux  qui  n'obéiront  pas  n'auront  rien...  J'ai  apporté  des  gâteaux 
pour  les  tout  petits...  Marie  Brogny,  toi  qui  es  la  plus  sage,  tu 
vas  les  prendre  dans  un  coin  et  leur  distribuer  cela... 

En  même  temps,  elle  jetait  le  sac  à  l'aînée  des  fillettes,  tranquille- 
ment occupées  à  tricoter  leurs  bas. 

—  Maintenant,  reprit-elle,  les  grandes  auront  des  fichus,  des  ta- 
bliers et  des  chapeaux  de  paille...  Qu'on  se  place  par  rang  d'âge, 
et  que  celles  auxquelles  j'aurai  donné  sortent  des  rangs  au  fur  et 
à  mesure...  Etiennette  Villaz,  ton  feutre  ne  tient  plus  sur  ta  tête; 
tiens,  voici  un  chapeau  neuf...  Toi,  Joséphine,  tu  donneras  ce  châle 
à  ta  mère,  qui  a  un  mauvais  rhume... 

Ainsi,  à  tour  de  rôle,  son  bras,  sans  cesse  en  mouvement,  en- 
voyait par-dessus  le  parapet,  à  celle-ci  un  mouchoir,  à  celle-là  un 
col,  à  une  autre  un  tablier  d'indienne.  La  distribution  allait  être 
terminée,  quand  M^^*  Diosaz  poussa  une  exclamation  en  avisant 
soudain  une  nouvelle  venue  qui  se  présentait  au  pied  de  la  ter- 
rasse. 

—  Gomment,  Philomène  Malfroy,  toi  aussi!..  Une  grande  fille!.. 
Tu  n'as  pas  honte  de  venir  quémander  avec  des  bambines?..  Quel 
âge  as-tu  ? 

La  grande  fille  ainsi  interpellée  portait  encore  des  vêtemens  de 
fillette  où  elle  paraissait  fort  à  l'étroit,  bien  qu'elle  fût  mince  et 
élancée  comme  une  asperge  sauvage.  Sa  jupe  trop  courte  mon- 
trait une  paire  de  jambes  nues,  brunes  et  nerveuses  ;  sa  poitrine 
déjà  formée  menaçait  de  faire  éclater  son  corsage  à  l'etolle  usée  ; 
sous  son  chapeau  de  paille,  on  apercevait  une  figure  maigre,  allon- 
gée, avec  des  yeux  brilla ns  et  des  lèvres  de  chèvre  gourmande. 
—  Elle  répondit  en  baissant  sournoisement  les  yeux,  tandis  qu'un 
sourire  futé  élargissait  sa  bouche  : 

—  J'aurai  dix-sept  ans  à  la  Saint-Maurice,  mademoiselle. 

—  C'est  l'âge  oîi  une  fille  doit  travailler  chez  elle  au  lieu  de  va- 
gabonder par  les  champs,  comme  tu  en  as  l'habitude...  Je  vais  te 
donner  de  quoi  te  confectionner  un  casaquin,  mais  à  condition  que 
tu  le  coudras  toi-même...  Le  tien  a  grand  besoin  d'un  remplaçant... 
Maintenant,  au  tour  des  garçons!..  J'ai  dessous  pour  les  plus  petits 
et  des  livres  pour  les  plus  sages... 

Les  garçons  se  poussaient  en  tendant  leur  chapeau.  Mariannette 
accompagnait  chacun  de  ses  menus  cadeaux  tantôt  d'un  conseil  et 
tantôt  d'une  réprimande  ;  le  tout  lancé  d'une  voix  nette  et  ferme, 
avec  un  mélange  de  vivacité  et  de  bonté.  Elle  souriait  rarement 
et,  dans  le  son  même  de  ses  paroles,  on  sentait  percer  un  accent 
de  tristesse  ;  toutefois,  il  semblait  à  Philippe  que  la  douleur  de  la 
jeune  fille  n'avait  plus  l'amertume  et  l'exaltation  du  premier  jour. 
Au  moment  où  la  distribution  allait  être  terminée,  il  franchit  brus- 


Jllll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quement  la  foule  des  bambins  et,  planté  au  bas  de  la  terrasse, 
le  chapeau  à  la  main,  il  dit  d'un  ton  moitié  grave,  moitié  plai- 
sant : 

—  Moi  aussi,  mademoiselle,  j'aurais  une  grâce  à  vous  de- 
mander. 

En  reconnaissant  Philippe,  Mariannette  ébaubie  ne  put  s'empê- 
cher de  rougir.  Elle  abandonna  vivement  la  terrasse  et  descendit 
elle-même  ouvrir  la  porte  au  voyageur. 

—  Entrez,  monsieur  Desgranges  !  murmura-t-elle...  Excusez-moi; 
vous  me  surprenez  au  milieu  de  ma  distribution  du  jeudi...  Je 
l'avais  suspendue  depuis  un  mois,  et  il  m'en  a  coûté  de  la  re- 
prendre... Mais  les  enfans  trouvaient  le  temps  long,  et  j'ai  eu  pitié 
d'eux. 

Tout  en  parlant,  elle  avait  conduit  Philippe  sous  les  platanes,  à 
l'ombre  desquels  s'arrondissait  une  table  de  pierre,  entourée  de 
sièges  rustiques.  Elle  avait  présenté  une  chaise  au  visiteur  et  s'était 
assise  elle-même.  Accoudée  sur  la  table ,  les  deux  mains  jointes 
sous  son  menton,  elle  tenait  son  visage  tourné  vers  Desgranges  et 
semblait  attendre  qu'il  parlât  le  premier.  Au  frémissement  des  lè- 
vres de  M"^  Diosaz,  à  l'humide  éclat  de  ses  yeux,  celui-ci  devinait 
qu'elle  était  en  ce  moment  très  émue,  et  il  hésitait  à  aborder  de  nou- 
veau un  sujet  nécessairement  pénible.  Il  y  eut  entre  eux  une  mi- 
nute de  silence,  interrompue  seulement  par  le  gazouillis  d'un  char- 
donneret qui  avait  niché  dans  les  platanes;  puis  Philippe  commença 
doucement  : 

—  Vous  le  voyez,  mademoiselle,  je  suis  homme  de  parole...  Un 
mois  s'est  passé  depuis  que  j'ai  eu  l'honneur  de  me  présenter  devant 
vous,  et  voici  que  je  viens  de  nouveau  vous  tourmenter.  Pardonnez 
mon  insistance  indiscrète  et  permettez-moi  d'espérer  que,  cette  fois, 
je  réussirai  à  vous  convaincre. 

Elle  eut  un  mouvement  de  la  gorge,  comme  pour  renfoncer  un 
sanglot,  puis  d'une  voix  raffermie  : 

—  Oui,  monsieur,  répliqua-t-elle,  je  suis  prête  à  obéir  aux  recom- 
mandations de  mon  père...  Ne  me  croyez  pas  l'esprit  versatile,  ce- 
pendant... J'ai,  au  contraire,  le  défaut  d'être  très  entêtée...  Mais, 
ajouta-t-elle  avec  un  accent  indigné,  ainsi  que  vous  l'aviez  prévu, 
d'autres  personnes  se  sont  chargées  de  troubler  le  silence  dans  le- 
quel je  voulais  me  renfermer...  C'est  odieux  !..  Mes  tantes  n'ont  pas 
même  attendu  la  fin  de  mon  premier  mois  de  deuil  pour  entrer  en 
dicussion  avec  moi...  Venez,  monsieur,  vous  trouverez  là-haut  les 
citations  que  j'ai  reçues  par  huissier,  et  vous  les  examinerez,  ainsi 
que  les  papiers  laissés  par  mon  père! 

Elle  s'était  levée  et  précédait  Philippe  sur  les  marches  de  l'es- 
calier. Sous  l'auvent  de  la  galerie  du  premier  étage,  une  vieille  ser- 


AMOUR  d'automne.  7A5 

vante,  coiffée  d'un  bonnet  de  linge  à  longs  tuyaux,  tricotait  active- 
ment. 

—  Perronne,  dit  M""*  Diosaz,  tu  vas  ouvrir  et  aérer  la  chambre 
verte. 

La  paysanne  savoyarde  releva  vivement  la  tête  et  montra  un  vi- 
sage bruni,  durci  comme  un  vieux  bois  sculpté;  elle  piqua  une  ai- 
guille dans  ses  mèches  grises ,  puis,  regardant  alternativement  sa 
jeune  maîtresse  et  le  visiteur  étranger  : 

—  Le  cabinet  de  travail  de  défunt  monsieur  !  s'écria-t-elle,  eh  !  bon 
Dieu  I  pauvre  demoiselle,  allez-vous  encore  vous  y  calfeutrer  comme 
l'autre  matin,  pour  en  sortir  avec  les  sangs  tournés  et  les  yeux  brû- 
lés à  force  de  pleurer?..  Il  faudrait  pourtant  voir  à  vous  faire  une 
raison!.. 

—  Obéis-moi,  Perronne,  répliqua  Mariannette...  Voici  mon- 
sieur qui  était  le  meilleur  ami  de  mon  père...  Il  aura  besoin 
de  travailler  dans  la  chambre  verte,  car  il  veut  bien  s'occuper  de 
mettre  de  l'ordre  à  nos  affaires...  Va  donc  vilement  ouvrir  les  vo- 
lets. 

La  servante  s'achemina  lourdement  vers  la  chambre  verte,  où  ils 
la  suivirent.  Quand  les  volets  furent  entre-bâillés,  Philippe  aperçut 
dans  un  coin  le  bureau  de  Marcelin  Diosaz,  encore  couvert  de  lettres 
et  de  liasses  de  papier,  le  cartonnier  surmonté  d'un  buste  de  Saus- 
sure, la  bibliothèque  vitrée  et  l'armoire  contenant  les  préparations 
pharmaceutiques  nécessaires  à  un  médecin  de  campagne.  Sur  la 
tablette  delà  cheminée,  il  reconnut  sa  photographie,  qu'il  avait  jadis 
envoyée  à  Diosaz  et  que  celui-ci  avait  soigneusement  encadrée. 

—  Mon  père,  dit  Marionnette,  après  un  moment  de  silence,  se  te- 
nait presque  constamment  ici  dans  les  derniers  momens  de  sa  vie, 
et  c'est  ici  que  vous  me  permettrez,  monsieur,  de  vous  installer... 
Vous  trouverez  là,  sur  le  bureau,  les  papiers  timbrés  dont  je  vous 
ai  parlé,  et,  dans  ce  tiroir,  la  clé  du  cartonnier...  J'espère  que  vous 
voudrez  bien  prendre  vos  repas  chez  nous.  Vous  y  serez  un  peu 
mieux  qu'à  l'Abbaye  et  vous  pourrez  travailler  plus  à  votre  aise. 
—  Tu  entends ,  Perronne,  ajouta-t-elle  en  se  tournant  vers  la  ser- 
vante occupée  à  épousseter  les  meubles,  M.  Desgranges  mangera 
avec  moi...  Dès  ce  soir,  tu  mettras  un  second  couvert  et  tu  organi- 
seras ton  dîner  en  conséquence. 

Philippe  essaya  de  protester  en  déclarant  qu'il  ne  voulait  d'aucune 
façon  être  une  cause  de  dérangement  pour  M^""  Diosaz.  Elle  le  regarda 
d'un  air  étonné  : 

—  Ne  me  refusez  pas,  insista-t-elle,  vous  me  chagrineriez...  Mon 
père  se  réjouissait  tant  de  vous  faire  les  honneurs  du  Vivier  !..  Lais- 
sez-moi au  moins  la  consolation  de  le  remplacer,.,  autant  que  me 
le  permet  mon  isolement.  Dans  nos  campagnes  savoyardes,  on  ne 


7àQ  REVUE    DES   DEUX    MONDES» 

sait  pas  faire  de  cérémonies,  et  ce  qu'on  offre  est  toujours  offert  à 
plein  cœur...  C'est  convenu,  n'est-ce  pas? 
Philippe  s'inclina  en  signe  d'assentiment. 

—  Je  désirerais,  demanda-t-il,  jeter,  sur-le-champ,  un  coup  d'œil 
sur  le  vilain  grimoire  de  l'huissier  de  vos  tantes...  Me  le  permettez- 
vous? 

—  Je  vous  en  prie,  monsieur,  ne  vous  préoccupez  pas  de  moi... 
Perronne  veillera  à  ce  que  rien  ne  manque  à  votre  installation.  Nous 
soupons  ici  à  sept  heures,  mais  quand  vous  serez  las  de  votre  lec- 
ture, si  vous  voulez  descendre  au  jardin,  je  serai  heureuse  de  vous  te- 
nir compagnie...  Au  revoir,  monsieur  Desgranges,  et  merci  d'avance. 

Piesté  seul,  Philippe  prit  d'abord  connaissance  des  actes  d'huissier 
dont  lui  avait  parlé  Mariannette.  Il  s'agissait  d'une  demande  en  par- 
tage des  immeubles  restés  indivis  entre  Marcelin  Diosaz  et  ses  tantes, 
suivie  d'une  assignation  en  restitution  de  certains  fruits  indîiment 
perçus,  prétendait-on,  par  le  défunt.  Ainsi  que  l'avait  prévu  Diosaz, 
sous  les  expressions  entortillées  du  jargon  juridique,  on  devinait 
une  intention  bien  arrêtée  de  harceler  impitoyablement  l'orpheline. 
Philippe  était  arrivé  à  temps,  et  il  n'y  avait  plus  une  minute  à  perdre. 
Aussi,  séance  tenante,  commença-t-il  à  fouiller  le  cartonnier  et  à 
trier  les  papiers  qui  y  étaient  contenus.  Il  s'absorba  si  bien  dans 
cette  besogne  que  deux  heures  s'écoulèrent  sans  qu'il  s'en  doutât, 
et  qu'il  entendit  tout  à  coup  derrière  la  porte  la  voix  de  Mariannette  : 

—  Monsieur  Desgranges,  disait  la  jeune  fille,  le  souper  est  prêt, 
et  Perronne  déclare  que,  si  on  tarde  encore,  son  rôti  ne  sera  plus 
mangeable  1 

Il  s'excusa,  mit  les  paperasses  sous  clé,  lava  ses  mains  poudreuses 
et  se  rendit  dans  la  salle  à  manger,  où  la  jeune  fille  l'attendait.  Elle 
lui  indiqua  sa  place,  en  face  de  la  fenêtre,  dont  la  baie  encadrait 
tout  un  pan  de  la  montagne  de  Saint-Germain,  magnifiquement  éclai- 
rée par  le  soleil  couchant.  Le  regard  s'y  reposait  gaîment  sur  une 
verte  perspective  de  prés  et  de  taillis,  avec  un  premier  plan  où  des 
peupliers  d'Italie  élançaient  leurs  sveltes  fuseaux  de  feuillées  frémis- 
santes. 

En  dépliant  sa  serviette,  Philippe  surprit  dans  les  yeux  de  M"^  Dio- 
saz, tournés  vers  lui,  une  inquiète  expression  interrogatrice. 

—  Tout  marchera  bien,  je  l'espère,  affirma-t-il  pour  la  rassurer... 
Demain,  j'irai  à  Annecy  voir  votre  notaire,  et  je  tcâcherai,  en  même 
temps,  de  confesser  l'avoué  de  vos  tantes.  Elles  me  paraissent  mettre 
dans  celte  affaire  un  acharnement  ridicule  et  odieux. 

Les  yeux  de  Mariannette  redevinrent  humides. 

—  Je  ne  sais  pourquoi  elles  m'en  veulent,  soupira-t-elle,  à  moins 
qu'elles  ne  me  fassent  un  crime  d'avoir  été  bien  aimée  par  mon  père 
et  de  l'avoir  bien  aimé  ! 


AUOUR    D  AUTOMNE. 


7â7 


Ils  cessèrent  de  parler  du  procès,  et  la  conversation  roula  unique- 
quement  sur  Marcelin  Diosaz.On  a  toujours  prétendu  qu'un  bon  re- 
pas pris  en  commun  est  le  meilleur  moyen  de  rapprocher  intime- 
mentdes  personnes  étrangères  l'uneàTautre;  mais,  indépendamment 
de  la  familiarité  qui  s'établit  plus  facilement  entre  deux  convives,  le 
cher  souvenir  deDiosaz  était  un  puissant  trait  d'union  entre  Philippe 
et  Mariannette,  bien  que  les  différences  d'âge,  d'habitudes  et  de  mi- 
lieux semblassent  creuser  pour  tout  le  reste  un  fossé  profond  entre 
eux.  —  A  l'exception  de  deux  années  passées  dans  un  couvent,  à 
Ghambéry,  la  jeune  fdle  n'avait  jamais  quitté  son  père. 

—  Nous  nous  aimions  tant  !  disait-elle  à  Philippe,  nous  ne  nous 
séparions  presque  jamais.  J'accompagnais  mon  père  dans  ses  tour- 
nées à  travers  les  villages  ;  il  m'apprenait  à  panser  les  malades  et 
me  donnait  mes  premières  leçons  de  botanique.  De  temps  à  autre, 
nous  faisions  des  ascensions  sur  les  montagnes  voisines.  Une  fois, 
nous  sommes  montés  sur  la  Tournette.  Dans  les  endroits  difficiles, 
mon  père  me  portait  dans  ses  bras.  Quand  nous  sommes  arrivés  au 
Fauteuil,  nous  nous  sentions  si  heureux  d'être  tous  les  deux  seuls, 
là-haut,  en  face  de  ce  grand  spectacle,  que  nous  nous  sommes  em- 
brassés en  pleurant...  Quand  il  fera  un  temps  bien  clair,  il  faudra 
que  vous  montiez  à  la  Tournette.  Vous  verrez  comme  c'est  beau,  le 
Mont-Blanc  et  ces  soixante  lieues  de  montagnes  neigeuses  qui  fuient 
devant  vous!.. 

Dans  l'animation  que  Mariannette  mettait  à  vanter  les  beautés  al- 
pestres, Philippe  retrouvait  un  écho  des  descriptions  colorées  de 
Marcelin  Diosaz.  Cette  jeune  Savoyarde,  si  enthousiaste  et  si  simple, 
si  sincère  à  la  fois  et  si  digne  dans  sa  douleur,  si  tendre  et  si 
énergique,  l'étonnait  autant  que  le  pays  lui-même.  Dans  le  mi- 
lieu mondain  et  artificiel  où  il  avait  vécu,  il  n'avait  jamais  rencon- 
tré de  jeunes  filles  semblables.  Celles  qu'il  avait  connues  étaient 
maniérées  et  poseuses ,  ou  hardies  comme  des  garçons.  Aucune 
n'avait  cette  fraîcheur  d'âme  unie  à  cette  maturité  de  caractère. Tan- 
dis qu'elle  le  servait,  il  la  regardait  attentivement.  11  admirait  ces 
yeux  purs  que  jamais  n'avait  teints  un  crayon  noir,  ces  joues  et  ces 
lèvres  saines  dont  jamais  un  cosmétique  n'avait  terni  la  fleur  ni  em- 
pâté le  modelé.  Assurément,  elle  avait  les  attaches  des  poignets  trop 
fortes,  et  une  Parisienne  eût  dédaigné  la  robustesse  de  ses  mains  que 
rougissait  un  s^ng  trop  riche.  On  devinait  en  elle  un  peu  du  tempéra- 
ment de  la  paysanne,  sa  mère;  mais  tout  cela  était  salubre,  franc 
et  bien  équilibré.  Cela  sentait  bon,  comme  la  terre  fraîchement  re- 
muée et  l'herbe  récemment  coupée. 

—  Et  à  part  vos  excursions  dans  la  montagne,  demanda-t-il, 
n'êtes-vous  jamais  sortie? 

—  Je  n'ai  pas  été  plus  loin  qu'Annecy  et  Ghambéry. 


748  REVUE    DES   DEDX    MONDES. 

—  Jamais  vous  n'avez  été  au  théâtre? 

—  Oh  !  Dieu  non  ! 

—  Ni  au  bal? 

—  Au  bal?..  Si,  une  fois,  dit-elle  en  souriant...  J'avais  reçu  la 
visite  d'une  amie,  et  mon  père  avait  été  appelé  dans  la  soirée 
auprès  d'un  malade;  alors  nous  résolûmes  de  nous  donner  au  moins 
une  fois  dans  notre  vie  l'illusion  d'un  bal.  Toute  la  provision  de 
bougies  fut  employée  à  illuminer  l'appartement.  Nous  avions  bou- 
leversé les  commodes  et  les  armoires  pour  nous  confectionner  des 
toilettes,  et  quand  le  salon  fut  éclairé  a  giorno,  nous  y  entrâmes 
solennellement  toutes  deux  en  robes  décolletées.  Nous  valsions 
dans  la  grande  pièce  vide,  n'ayant  que  nos  voix  comme  orchestre. 
De  temps  à  autre,  Perronne  apparaissait  avec  des  sirops  sur  un 
plateau  et  nous  offrait  des  rafraîchissemens.  Lorsque  mon  père 
rentra,  il  s'amusa  beaucoup  de  notre  idée,  et,  se  mettant  de  la 
partie,  il  nous  fit  danser  à  tour  de  rôle,  tandis  que  l'une  de  nous 
jouait  des  valses  au  piano...  Voilà  l'unique  bal  auquel  j'aie  assisté, 
et  jamais  je  n'ai  ri  de  si  bon  cœur...  Ah!  voyez-vous,  nous  étions 
trop  heureux  et  cela  ne  pouvait  durer  ! 

En  l'entendant,  Philippe  se  trouvait  transporté  à  mille  lieues  de 
son  monde  de  politiciens  affairés,  d'artistes  fiévreux  et  de  femmes 
nerveuses.  Ce  que  Mariannette  lui  racontait  ressemblait  si  peu  à 
la  vie  que  ce  Parisien  parisiennant  avait  menée  depuis  qu'il  était 
sorti  de  l'adolescence  !  Et  Mariannette  elle-même,  dans  sa  simpli- 
cité de  rose  paysanne,  était  si  différente  de  ces  créatures  compli- 
quées et  factices,  étrangement  et  délicieusement  perverses,  dont  il 
avait  fait  jusque  alors  sa  société  préférée  !..  Ce  caractère  tout  d'une 
pièce  le  désorientait  et  en  même  temps  exerçait  sur  lui  une  action 
calmanteet  reverdissante. —  Lorsque,  vers  neuf  heures,  il  prit  congé 
de  l'orpheline,  il  se  sentit  moralement  réconforté  et  rajeuni.  Au 
dedans  de  lui,  une  source  vive  semblait  avoir  soudain  jailli  ;  — une 
de  ces  fontaines  printanières  et  vierges,  comme  nous  en  sentions 
parfois  sourdre  dans  nos  cœurs,  à  l'aube  de  la  prime  jeunesse,  au 
fond  du  collège,  quand  nous  venions  de  lire  de  beaux  vers,  ou  qu'à 
travers  les  fenêtres  du  dortoir,  nous  voyions  au  loin  les  collines 
empourprées  par  un  clair  soleil  de  mai... 

VI. 

Le  ciel  de  la  Savoie  et  le  voisinage  de  Mariannette  eurent  encore 
une  autre  influence  sur  Philippe  :  ils  lui  rendirent  le  goût  du  tra- 
vail. Après  un  examen  sommaire  des  titres  de  propriété  de  l'or- 
pheline, il  s'était  d'abord  imaginé  qu'une  seule  conférence  avec  les 
gens  d'affaires  d'Annecy  suffn-ait  à  aplanir  toutes  les  difficultés.  Mais 


AMOUR  d'automne.  749 

il  connaissait  mal  la  province,  où  la  lenteur  tatillonne  des  esprits 
formalistes,  les  inimitiés  locales,  les  querelles  politiques  compliquent 
les  questions  les  plus  simples  en  apparence.  Après  des  pourparlers 
diffus  avec  un  notaire  bavard  et  un  avoué  retors,  il  pressentit  que 
les  adversaires  deM"®Diosaz  emploieraient  le  vert  et  le  sec  pour  em- 
brouiller les  choses.  Il  se  remit  donc  bravement  à  l'étude  de  la 
procédure  et  du  droit  civil,  qu'il  avait  un  peu  perdus  de  vue.  Pen- 
dant des  après-midi  entières,  enfermé  dans  la  chambre  verte,  il 
compulsait  des  dossiers,  feuilletait  le  code,  analysait  des  pièces,  et 
il  était  étonné  de  ne  pas  trouver  le  temps  aussi  long  qu'il  l'au- 
rait cru. 

A  la  vérité,  cette  besogne  aride  était  variée  d'agréables  inter- 
mèdes. Lorsque  Philippe,  fatigué  de  déchillVer  des  actes  ou  de 
minuter  des  projets  d'exploits,  descendait  au  jardin  pour  respirer, 
il  y  trouvait  Mariannette  occupée  à  ébourgeonner  sa  treille  ou  à 
étendre  du  linge  sur  la  haie.  Le  grand  sourire  clair  du  lac,  joint  à 
la  vue  de  cette  jeunesse  en  train  de  s'épanouir,  suffisait  pour  lui 
rafraîchir  le  cerveau.  D'ailleurs  la  monotonie  des  heures  d'étude 
était  coupée  par  le  dîner  et  le  souper  qu'on  prenait  pour  ainsi  dire 
en  plein  air,  pendant  les  jours  de  grande  chaleur.  On  dressait  la 
table  sur  la  galerie,  entre  les  vignes  grimpantes  des  piliers,  et  il 
semblait  qu'on  fût  de  plain-pied  avec  le  jardin  et  la  montagne. 
Fatigué  de  la  cuisine  trop  raffinée  et  des  vins  savamment  frelatés 
des  dîners  parisiens,  Philippe  savourait  avec  volupté  les  simples 
menus  des  repas  ordonnés  par  Perronne.  —  Le  vin  rose  qui  pétil- 
lait dans  son  verre  était  le  produit  des  vignes  voisines  ;  le  poisson 
sortait  du  lac;  les  côtelettes  et  les  gigots  provenaient  de  petits 
moutons  de  montagne  à  la  chair  succulente  et  fine  ;  les  vaches  de 
la  maison  avaient  fourni  la  crème  et  le  beurre;  les  légumes  et  les 
fruits  avaient  été  cueillis  le  matin  même  dans  le  potager  ;  les  fleurs 
du  jardin  égayaient  la  nappe  blanche,  et  le  tout  était  servi  par  les 
mains  adroites  de  Mariannette,  qui,  assise  en  face  de  Desgranges  et 
le  regardant  avec  ses  yeux  limpides,  semblait  une  émanation  de 
tout  ce  qu'il  y  avait  de  fraîcheur  et  de  beauté  aux  entours  :  —  la 
transparence  du  lac,  le  parfum  des  fraises,  la  saine  beauté  des 
roses,  la  lumière  colorée  des  montagnes  aux  lignes  harmonieuses , 
un  peu  de  tout  cela  se  retrouvait  en  elle.  Avec  cette  cordialité 
bonne  enfant  qui  caractérise  les  mœurs  savoyardes,  elle  était  vite 
arrivée  à  traiter  son  hôte  d'une  façon  respectueusement  familière, 
et  lui-même,  mis  à  l'aise  par  la  franchise  de  cet  accueil,  avait 
pris  avec  elle  les  façons  quasi  paternelles  d'un  vieil  ami. 

Parfois,  au  milieu  de  ses  élucubrations  juridiques,  Philippe,  pen- 
ché sur  un  dossier,  entendait  s'entr'ouvrir  la  porte  de  la  chambre 
verte.  C'était  Mariannette  qui  entrait  discrètement  et  qui  apportait 


750  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

comme  un  rayon  de  soleil  dans  le  poudreux  refrognement  noir  des 
livres  et  des  paperasses  de  la  chambre  d'étude.  Elle  reprochait  dou- 
cement à  son  conseil  de  mener  une  vie  trop  casanière  et  le  pous- 
sait à  prendre  quelques  distractions  au  dehors. 

Un  soir,  elle  lui  dit  :  —  Monsieur  Desgranges,  si  vous  voulez  m'en 
croire,  vous  quitterez  votre  besogne  une  heure  plus  tôt,  nous  avan- 
cerons le  souper,  je  vous  montrerai  le  plus  joli  des  hameaux  de  Tal- 
loires,  —  Angon,  où  j'ai  une  course  à  faire...  C'est  à  un  quart 
d'heure  d'ici,  et  je  suis  certaine  que  vous  serez  content  de  votre 
promenade... 

Après  le  souper,  ils  gagnèrent  Angon  en  longeant  les  bords  du 
lac.  Mariannette  n'avait  rien  exagéré  et  le  site  était  d'une  intimité 
charmante.  —  En  face  du  hameau,  un  torrent  jaillissait  d'une  fis- 
sure de  la  montagne.  Il  tonbait  d'un  seul  jet  à  travers  les  hêtres, 
faisait  tourner  un  moulin  accroché  à  la  paroi  rocheuse,,  puis  se 
creusait  un  lit  dans  les  pierres  jusqu'à  l'extrémité  d'une  verte  pres- 
qu'île, plantée  de  vignes  et  d'arbres  fruitiers,  autour  de  laquelle 
le  lac  étendait  sa  nappe  soyeuse.  Un  chemin  caillouteux  et  rapide 
suivait  la  pente  du  ruisseau  et,  çà  et  là,  sur  les  berges,  une  ving- 
taine de  maisons  isolées  les  unes  des  autres  par  d'étroits  jardinets  et 
de  grands  arbres  s'éparpillaient  irrégulièrement.  Chaque  habitation 
avait  son  escalier  extérieur  de  pierre  ou  de  bois,  conduit^ant  à  l'étage 
élevé  au-dessus  des  celliers  ;  sa  galerie  à  claire-voie,  protégée 
par  le  large  auvent  de  la  toiture  savoyarde  ;  son  fenil  libéralement 
aéré,  d'où  s'exhalait  une  salubre  odeur  de  foin.  Aux  balustrades 
fuselées  des  galeries,  des  vignes  montaient  et  retombaient  en 
désordre;  des  pots  de  fuchsias  et  de  géraniums  égayaient  d'une  note 
rouge  la  verdure  des  pampres  et  le  brun  foncé  des  charpentes.  Par- 
fois une  cage,  où  chantait  un  chardonneret,  y  pendait  à  côté  de  la 
claie  où  séchaient  les  fromages.  De  robustes  noyers,  poussés  à  l'angle 
des  façades,  croisaient  leurs  branches  au-dessus  du  chemin,  et  en- 
veloppaient le  hameau  tout  entier  d'une  obscure  et  aromatique 
fraîcheur.  Cette  voûte  feuillue  où  se  perdaient  les  toits  moussus 
courait  ainsi  jusqu'au  lac,  et,  à  l'extrémité  de  la  coulée  de  ver- 
dure, on  voyait  fuir  tout  au  loin,  sur  l'eau  bleue,  une  barque  dont 
la  voile  blanche  se  gonflait,  ou  dont  les  rames  scintillaient  au 
soleil. 

A  Angon,  tout  le  monde  connaissait  Mariannette.  La  ménagère 
occupée  à  écosser  des  haricots  sous  l'auvent  de  sa  galerie;  le  pay- 
san en  bras  de  chemise,  qui  rebattait  sa  faux  sous  le  cintre  d'un 
cellier,  lui  envoyaient  un  respectueux  bonjour.  Elle  avait  pour  tous 
un  sourire  et  un  mot  aimables;  s'arrêtant  près  de  chaque  seuil, 
interrogeant  sur  sa  santé  une  fillette  assise  près  de  sa  vache  dans 
un  bout  de  pré;   demandant  des  nouvelles  de  son  mari  à  une 


AMOUR  d'automne.  751 

femme  qui  gravissait  les  degrés  de  pierre,  droite  sur  ses  hanches, 
les  bras  levés  et  arrondis  pour  soutenir  un  paquet  d'herbes  qu'elle 
portait  sur  la  tête.  Philippe  admirait  la  façon  naturelle  et  affable 
avec  laquelle  elle  s'intéressait  aux  détails  de  la  vie  rustique.  Elle 
savait  causer  avec  les  paysans  dans  une  langue  aisée,  simple, 
familière  et  digne  à  la  fois.  —  Quand  elle  se  fut  entendue  avec  l'un 
d'eux  sur  certains  travaux  urgens  à  effectuer  dans  ses  vignes,  elle 
conduisit  son  hôte  jusqu'à  l'extrémité  de  la  presqu'île.  Là,  plusieurs 
de  ces  bateaux  plats  en  usage  au  bord  du  lac  étaient  amarrés  à  des 
pieux,  Mariannette  regardait  silencieusement  la  surface  tranquille 
de  l'eau  limpide,  que  le  couchant  commençait  à  empourprer.  Tout 
à  coup,  elle  demanda  à  Philippe: 

—  Savez-vous  ramer,  monsieur  Desgranges? 
Il  répondit  affirmativement. 

—  En  ce  cas,  si  vous  le  voulez,  nous  reviendrons  au  Vi\ier  par 
eau...  La  soirée  est  si  belle  que  ce  serait  dommage  de  ne  pas  vous 
montrer  le  fond  du  lac  au  soleil  couchant...  Je  vais  prier  notre 
vigneron  de  nous  prêter  ses  rames  et  son  bateau. 

Elle  rebroussa  chemin  et  alla  parler  au  vigneron,  qui  émergea 
bientôt  de  l'obscurité  du  sentier,  avec  une  paire  de  rames  sur 
l'épaule.  —  Quelques  minutes  après,  le  bateau  s'éloignait  lentement 
du  talus. 

Mariannette  s'était  assise  à  l'arrière  et  Desgranges  ramait  à  l'avant. 
Pour  être  plus  à  l'aise,  il  avait  jeté  son  feutre  à  ses  pieds.  Lorsque, 
dans  la  manœuvre,  son  corps  se  renversait  en  arrière,  les  rougeurs 
du  soleil  déclinant  éclairaient  à  plein  son  buste  élégant,  sa  barbe 
en  pointe,  son  teint  hâlé  déjà  et  son  front  large  surmonté  de  che- 
veux coupés  en  brosse.  Le  mouvement  qu'il  se  donnait,  et  aussi 
l'illumination  du  soir,  rosaient  son  visage  et  allumaient  ses  yeux 
aux  paupières  allongées.  Il  s'était  opéré  en  lui  un  soudain  rajeu- 
nissement. Tout  à  l'heure  encore,  Mariannette  l'avait  surpris  courbé 
sur  les  paperasses  du  cartonnier,  le  dos  rond  et  le  front  plissé, 
ayant  dans  son  attitude  quelque  chof=e  d'alourdi  et  de  fatigué;  main- 
tenant elle  était  émerveillée  de  lui  voir  tant  de  lueurs  dans  la  phy- 
sionomie, tant  de  vigueur  et  de  souplesse  dans  le  jeu  des  articu- 
lations, et  elle  ne  put  s'empêcher  d'en  faire  naïvement  la  re- 
marque : 

—  Oh  !  s'écria-t-elle,  mais  vous  ramez  comme  un  jeune  homme  ! 
Le  compliment  parut  médiocrement  flatter  Philippe,  qui  répliqua 

d'un  ton  piqué  : 

—  C'est  en  effet  une  habitude  de  jeunesse...  J'ai  beaucoup  ca- 
noté jadis;.,  car,  nous  autres  Parisiens,  nous  ne  sommes  pas 
aussi  inhabiles  aux  exercices  du  corps  qu'on  le  croit  en  pro- 
vince. 


752  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 

—  Vraiment? 

—  Vous  vous  imaginiez,  je  suis  sûr,  que  nous  étions  tous  dé- 
jetés et  ramollis  par  une  vie  d'oisiveté  et  de  plaisir? 

—  Oh!  non...  Seulement...  Elle  s'arrêta  court  et  reprit  :  —  Par- 
donnez-moi, j'ai  sur  l'existence  qu'on  mène  là-bas  des  idées  très 
vagues  et  sans  doute  très  fausses...  Ici,  en  général,  j'en  conviens, 
on  a  de  Paris  une  assez  mauvaise  opinion,  et  les  mères  de  famille 
craignent  d'y  envoyer  leurs  enfans. 

—  Hum  !..  Elles  n'ont  pas  tout  à  fait  tort. 

—  Pensez-vous?..  Moi,  je  crois  que,  lorsqu'on  doit  se  gâter,  on 
se  gâte  tout  aussi  bien  en  province...  Voyez  mon  père,  il  est  re- 
venu de  Paris  avec  le  cœur  intact  et  l'esprit  encore  mieux  trempé. 

—  Oh  !  ma  chère  enfant,  Diosaz  était  un  diamant,  lui  ;  rien  ne 
pouvait  l'entamer...  Mais  il  y  a  des  caractères  faibles,  et,  là-bas,  les 
tentations  sont  si  fortes  ! 

—  Oui,  je  sais,  repartit-elle  ingénument. 

—  Comment?  s'exclama-t-il,  stupéfait  d'une  affirmation  aussi  ca- 
tégorique. 

—  Je  m'explique  mal...  J'ai  entendu  dire  que  les  jeunes  gens 
s'y  perdent  dans  de  mauvaises  compagnies  ;  seulement  j'imagine 
que  ces  choses-là  ne  se  passent  que  dans  des  milieux  inférieurs  et 
très  corrompus,.,  tandis  que  dans  la  bonne  société,  chez  les  gens 
bien  élevés... 

—  Les  gens  bien  élevés  se  perdent  avec  les  femmes  de  leur 
monde,  voilà  toute  la  différence  !  riposta  ironiquement  Philippe. 

—  Quoi  !  il  y  a  des  femmes  et  des  jeunes  filles  du  monde  qui  se 
respectent  aussi  peu  ? 

—  Des  jeunes  filles,  je  ne  dis  pas,  mais  des  femmes,  assuré- 
ment. 

—  C'est  une  honte  !  murmura-t-elle. 

Philippe  se  mordit  les  lèvres.  Il  se  repentait  maintenant  d'avoir 
laissé  échapper  cette  boutade  sceptique  et  quasi  inconvenante.  De 
quoi  allait-il  parler  à  cette  jeune  fille?  Le  regard  droit  et  honnête- 
ment ébahi  de  Mariannette  le  décontenançait.  Il  rompit  brusque- 
ment les  chiens. 

—  Je  m'en  veux,  reprit-il,  de  vous  entretenir  d'aussi  laides  choses 
en  face  d'un  spectacle  pareil...  Je  n'ai  pas  encore  vu  votre  pays 
aussi  absolument  beau  que  ce  soir  ! 

Ils  étaient  arrivés  au  milieu  du  petit  lac.  Du  côté  d'Annecy,  le 
reflet  du  ciel  orange  répandait  sur  l'eau  très  calme  une  éblouis- 
sante coulée  d'or  à  chatoiemens  vermeils.  Barrant  cette  nappe  in- 
candescente, la  presqu'île  de  Duingt  y  découpait  avec  vigueur  son 
château  et  ses  feuillages  presque  noirs.  Puis  l'eau  se  décolorant  in- 
sensiblement prenait  une  teinte  verte  toujours  plus  tendre,  jusqu'au 


AMOUR  d'automne.  753 

Bout-du-Lac,  où  elle  se  fondait  dans  les  vapeurs  gris  bleu  qui  fu- 
maient à  la  base  des  montagnes,  tandis  que  les  crêtes  les  plus  éle- 
vées, encore  effleurées  par  le  soleil,  semblaient  lavées  d'une  suave 
couleur  mauve.  —  Philippe  ni  Mariannette  ne  parlaient  plus. Ils  étaient 
uniquement  occupés  à  jouir  de  la  calme  beauté  de  cette  radieuse 
tombée  du  jour.  Tout  en  ramant.  Desgranges  regardait  3F®  Diosaz, 
assise  à  l'autre  bout  de  la  barque  et  se  profilant  dans  ses  vêtemens 
noirs  sur  l'eau  frissonnante  et  dorée.  Sous  une  fanchon  de  crêpe, 
ses  cheveux  châtains,  délissés  par  l'air  humide,  frisottaient  en  fines 
crêpelures  sur  ses  tempes,  et  les  vermeils  reflets  du  couchant  y 
mettaient  comme  une  auréole.  Le  dernier  empourprement  du  soir 
éclairait  d'une  virginale  lueur  ses  grands  yeux  bruns  et  l'ovale  de 
son  visage,  allongé  et  fin  comme  celui  des  figures  de  femmes  du 
Vinci. 

Peu  à  peu,  le  soleil  disparut  tout  à  fait  derrière  le  Semnoz,  et  la 
vivacité  des  colorations  s'assourdit.  Le  lac  était  devenu  d'un  vert 
foncé  ;  sur  toute  sa  surface,  on  n'entendait  d'autres  bruits  qu'un 
frais  clapotement  d'eau  contre  les  berges  et  le  rythme  des  rames 
maniées  par  Philippe.  Le  bateau  se  rapprochait  de  la  rive,  et  on 
débarqua  au  bas  des  vignes,  dans  le  petit  port  du  Vivier. 

Au  moment  où  Desgranges  prenait  congé  de  Mariannette,  elle  lui 
dit  : 

—  Ah!  cette  fois,  il  ne  faut  pas  que  j'oublie...  Monsieur  Des- 
granges, j'ai  une  restitution  à  vous  faire. 

Elle  tira  de  sa  poche  un  petit  carnet,  et  de  ce  carnet  une  lettre 
que  Philippe  reconnut. 

—  Voici,  ajouta-t-elle  en  la  lui  tendant,  la  lettre  que  vous  avez 
bien  voulu  me  confier...  Je  l'ai  gardée  peut-être  trop  longtemps, 
excusez-moi;.,  mais,  en  la  relisant,  il  me  semblait  que  j'entendais 
encore  mon  père...  Merci  de  me  l'avoir  laissé  lire,  bien  qu'elle 
contînt...  des  choses  qui  n'étaient  écrites  que  pour  vous. 

En  regagnant  l'Abbaye,  Philippe  rumina  longuement  ces  derniers 
mots.  —  Qu'avait-elle  voulu  dire  en  parlant  de  ces  choses  écrites  pour 
lui  seul?..  Il  se  souvint  tout  à  coup  du  passage  où  Diosaz  faisait  al- 
lusion à  «  ses  expéditions  galantes,  »  et  il  éprouva  une  sorte  de  ma 
laise  moral  en  songeant  que  ce  passage  avait  dû  attirer  l'attention 
de  Mariannette.  Bien  qu'il  eût  plus  du  double  de  l'âge  de  M"®Diosaz, 
cela  le  gênait.  —  Ces  quelques  mots  jetés  au  courant  de  la  plume 
avaient  dû  ouvrir  à  la  jeune  fille  de  singulières  échappées  sur  les 
mœurs  de  l'homme  qui  était  devenu  son  conseil,  et  Philippe  en 
était  quelque  peu  confus.  Pour  se  rasséréner,  il  se  répéta  l'adao-e  : 
Omnia  sana  sanis.  M^'®  Diosaz  était  si  ignorante  du  mal  que  cette 
plaisanterie  avait  dû  gUsser  sur  son  esprit  sans  y  laisser  d'impres- 

TOME  LXXXIV.   —   1887.  /j8 


754  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

sion  fâcheuse.  —  Elle  l'avait  remarquée  cependant,  sans  quoi  sa 
réflexion,  en  rendant  la  lettre,  n'aurait  eu  aucun  sens.  Et  de  nou- 
veau il  sentait  une  piqûre  d'ennui,  à  l'idée  que  cette  phrase  avait 
pu  le  peindre  à  l'esprit  de  la  jeune  fille  sous  des  couleurs  équi- 
voques. 

Lorsqu'il  fut  rentré  dans  sa  chambre  d'auberge,  un  autre  inci- 
dent acheva  de  troubler  sa  quiétude  morale.  Il  trouva  sur  sa  table 
une  lettre  de  M""^  Archambault.  Cette  longue  épître,  écrite  à  la  hâte 
sur  un  papier  anglais  épais,  fort  à  la  mode  à  ce  moment,  était  dé- 
cousue, effervescente  et  évaporée  :  l'image  même  de  la  personne 
qui  l'avait  rédigée.  Il  y  avait  de  tout  dans  ces  quatre  pages  serrées 
et  recroisées  de  lignes  griffonnées  en  travers  :  des  effusions  pas- 
sionnées, des  papotages  mondains  et  des  reproches. 

Camille  disait  son  ennui  de  se  trouver  si  éloignée  de  Philippe  ; 
puis,  brusquement,  elle  passait  au  récit  d'une  reprise  de  la  Belle 
Hélène,  à  laquelle  elle  avait  assisté  la  veille.  —  La  pièce  lui  avait 
paru  froide  en  comparaison  de  l'enthousiasme  des  représentations 
d'autrefois.  Judic  faisait  d'Hélène  une  petite  bourgeoise  ;  elle  n'avait 
pas  le  diable  au  corps  et  la  lyrique  extravagance  de  Schneider.  Du 
reste,  dans  la  société  parisienne,  tout  se  rapetissait  et  se  vulgari- 
sait :  M™®  de  Trois-Fontaines  venait  de  s'enfuir  avec  son  maître 
d'hôtel  ;  le  banquier  Akar,  en  rentrant  du  cercle,  avait  surpris  sa 
femme  en  conversation  criminelle  avec  un  petit  employé  de  minis- 
tère et  s'était  ridiculement  colleté  avec  ce  gratte-papier.  Paris  s'en- 
nuyait, et  Camille  subissait  l'influence  du  milieu.  Puisque  Philippe 
était  encore  retenu  en  Savoie  pour  plusieurs  mois,  elle  comptait  se 
faire  envoyer  à  Aix,  où  il  pourrait  la  rejoindre.  Son  mari  ne  voulait 
pas  entendre  parler  de  ce  voyage,  mais  elle  saurait  lui  forcer  la 
main.  Il  lui  était  impossible  de  vivre  loin  de  Philippe,  et,  coûte  que 
coûte,  dût-elle  faire  un  éclat,  elle  irait  le  retrouver...  Elle  était  trop 
lasse  de  la  vie  qu'elle  menait!  —  Suivait  une  litanie  de  plaintes 
contre  la  destinée  en  général  et  contre  Desgranges  en  parti- 
culier... 

Après  cette  soirée  si  intime  et  si  recueillie,  passée  sur  le  lac  en 
compagnie  de  Mariannette,  la  lettre  de  M""^  Archambault,  fiévreuse 
et  mondaine,  toute  résonnante  de  l'écho  des  commérages  parisiens, 
toute  pleine  d'orageuses  récriminations,  fit  à  Philippe  l'effet  d'une 
note  discordante.  Elle  l'impressionnait  désagréablement,  comme 
une  violente  odeur  de  musc  et  de  patchouli  qu'on  respirerait  tout 
à  coup  parmi  les  salubres  émanations  d'une  forêt.  Il  résolut  d'y  ré- 
pondre immédiatement  pour  exhorter  son  amie  à  la  patience  et  à 
la  sagesse,  et  pour  la  supplier  de  ne  pas  exciter  les  soupçons  de  son 
mari  en  mettant  à  exécution  ses  projets  de  voyage.  —  Tandis  qu'il 


AMOLR  d'automne.  755 

s'ingéniait  à  chercher  des  mots  tendres,  discrètement  persuasifs 
pour  formuler  des  conseils  de  prudence,  il  était  étonné  de  la  diffi- 
culté qu'il  éprouvait  à  remplir  les  pages  de  sa  lettre.  Involontaire- 
ment, il  repensait  à  sa  conversation  avec  M"^  Diosaz,  et  l'image  de 
Mariannette  s'interposait  entre  lui  et  la  personne  à  laquelle  il  écrivait. 
—  Assurément  M""®  Archambault  lui  était  chère.  Depuis  quinze  ans, 
ils  étaient  étroitement  liés  l'un  à  l'autre,  et  il  lui  devait  les  plus  vives, 
les  plus  délicates  émotions  d'amour  qu'il  eût  ressenties.  Mais  quelle 
différence  entre  cette  femme  maladivement  nerveuse,  se  décidant 
toujours  par  à-coups  violens,  passant  brusquement  de  l'exaltation  au 
désespoir,  et  cette  franche,  droite  et  saine  nature  de  jeune  fille!.. 
Philippe,  suivant  insensiblement  la  pente  où  l'entraînait  cette  com- 
paraison, ne  pouvait  s'empêcher  d'imaginer  quelle  eût  été  sa  des- 
tinée, si,  à  vingt-cinq  ans,  il  avait  rencontré  une  fille  semblable  à 
Mariannette  et  s'il  l'eût  épousée?..  Il  avait  passé  les  plus  belles  an- 
nées de  sa  jeunesse  en  quête  déplaisirs  raffinés,  de  subtiles  et  rares 
émotions  amoureuses;  maintenant,  arrivé  à  la  pleine  maturité,  il  se 
demandait  s'il  n'avait  pas,  comme  dans  la  fable  de  La  Fontaine, 
joué  le  rôle  de  «  l'homme  qui  court  après  la  fortune,  »  tandis  que 
celle-ci  va  s'asseoir  à  la  porte  de  «  l'homme  qui  l'attend  dans  son 
lit.  »  —  La  volupté  la  plus  exquise  et  la  plus  rare  n'était-elle  pas, 
tout  bonnement,  l'amour  d'une  vierge  qu'on  épouse,  dont  on  dé- 
couvre seul  les  beautés  non  encore  épanouies,  et  dont  on  fait  la 
compagne  des  bons  et  des  mauvais  jours,  des  peines  et  des  joies  de 
toute  sa  vie?.. 


VII. 


—  Dites-moi,  mon  brave  homme,  suis-je  bien  sur  le  chemin  qui 
descend  à  Talloires?.. 

Philippe  Desgranges  venait  de  parcourir  le  plateau  montueux 
qui  sépare  Saint-Germain  de  Menthon-Saint-Bernard,  et  d'où  on  a 
toute  la  perspective  du  lac.  S'étant  arrêté  au  bord  d'une  clairière 
où  plusieurs  sentiers  se  croisaient,  il  interrogeait  un  vieux  paysan, 
occupé  à  faire  paître  deux  chèvres  dans  les  broussailles. 

Ce  pasteur  de  chèvres  était  âgé  d'au  moins  soixante-dix  ans. 
Coiffé  d'un  chapeau  haut  de  forme,  cassé,  graisseux  et  roussi;  vêtu 
d'un  habit- veste  en  loques,  il  se  tenait  très  droit  sous  ces  haillons 
décolorés.  Son  corps  sec,  sa  barbe  blanche,  ses  yeux  vifs  éclairant 
une  maigre  figure,  lui  donnaient  une  tournure  et  une  physio- 
nomie étranges. 

—  Oui,  monsieur,  répondit-il  en  soulevant  son  chapeau  cabossé, 


756  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

VOUS  êtes  sur  le  propre  chemin  qui  mène  à  la  route  de  Tailoires... 
Il  est  bien  mauvais  en  cet  endroit-ci,  mais  il  s'améliore  quand  on  a 
passé  Perroir. 

Philippe  regardait  curieusement  le  bonhomme,  ses  chèvres  et  le 
paysage  rocailleux,  où  des  genêts  mettaient  çà  et  là  une  tache 
d'or.  —  A  un  jet  de  pierre,  une  source  s'était  creusé  un  ré- 
servoir au  pied  d'un  noyer;  et,  dans  une  cassure  de  roche,  une 
masure  en  ruine  montrait  son  toit  de  chaume  effondré  et  ses  murs 
croulans. 

—  "Vous  habitez  près  d'ici?  demanda- t-il. 

—  Moi  et  mes  chèvres,  répliqua  le  vieux,  nous  demeurons  dans 
cette  maisonnette  que  vous  voyez  là,  sous  ce  noyer. 

Desgranges  jeta  un  coup  d'œil  sur  la  masure  et  fut  pris  de  com- 
passion. Cette  ruine  ne  devait  guère  mieux  abriter  le  bonhomme 
que  ses  vêtemens  en  haillons. 

—  Comment  pouvez-vous  loger  là  pendant  les  mauvais  temps  ! 
s'écria-t-il. 

—  Ah!  dame,  reprit  l'autre  philosophiquement,  on  vit  comme 
on  peut...  Il  y  a  des  nuits,  quand  il  pleut,  où  je  suis  obligé  de  tenir 
mon  parapluie  ouvert  au-dessus  de  mon  lit,  et  ça  n'est  guère  com- 
mode, à  mon  âge...  Je  n'ai  pas  toujours  été  aussi  mal  loti,  mon- 
sieur... J'étais  entrepreneur  de  mon  métier  et  j'avais  du  crédit  dans 
toute  la  contrée.  Mais  un  maudit  pont  que  j'avais  soumissionné  et 
que  le  torrent  a  emporté  m'a  mis  sur  la  paille...  Aujourd'hui,  je 
ne  trouverais  pas  seulement  à  emprunter  de  la  braise  sur  une 
pelle!.. 

Desgranges  fouilla  dans  sa  poche  et  donna  une  pièce  blanche  au 
vieux,  qui  parut  ravi. 

—  Merci,  monsieur,  continua-t-il,  vous  êtes  bien  offrant;  merci 
de  tout  mon  cœur!.. 

Puis,  le  regardant  attentivement,  il  ajouta  : 

—  Vous  n'êtes  pas  du  pays,  et  cependant  je  crois  bien  vous  avoir 
déjà  vu  au  Vivier...  N'est-ce  point  vous  qui  êtes  venu  pour  épouser 
M"*=  Diosaz  ? 

—  Hein?  s'exclama  Philippe  stupéfait. 

—  Dame,  ça  se  dit  dans  la  paroisse  ;  et,  entre  nous,  vous  n'au- 
riez point  tort...  C'est  une  bien  parfaite  demoiselle  et  richement 
pourvue...  Grand  merci  encore,  monsieur,  et  grand  bonheur  je 
vous  souhaite  en  mariage!.. 

Philippe  quitta  brusquement  le  gardeur  de  chèvres  et  descendit 
d'un  air  soucieux  les  dernières  pentes  de  la  montagne.  —  Que  signi- 
fiait cette  ridicule  histoire  de  mariage?  Il  fallait  qu'elle  fût  déjà 
bien  accréditée  dans  le  village  pour  que  ce  vieux  mendiant  la  con- 


AMOUR  d'automne.  7Ô7 

nût  !  Desgranges  était  d'autant  plus  vexé,  qu'au  fond  il  se  recon- 
naissait coupable  d'imprudence.  En  devenant  l'hôte  assidu  de 
Mariannette,  il  avait  lui-mênie  contribué  à  donner  quelque  vraisem- 
blance à  cette  supposition.  L'innocente  familiarité  de  M"^  Diosaz, 
leurs  promenades  en  tête-à-tête  aux  environs,  avaient  pu  le  faire 
considérer  comme  un  épouseur  par  les  gens  qui  ignoraient  les  rap- 
ports d'étroite  amitié  existant  entre  lui  et  Marcelin  Diosaz.  —  Il  y 
avait  là  un  danger  auquel  ils  n'avaient  songé  ni  l'un  ni  l'autre.  Ces 
commérages  absurdes  pouvaient  compromettre  la  | tranquillité  et 
l'avenir  de  Mariannette.  Maintenant  qu'il  était  averti,  son  devoir 
exigeait  qu'il  agît  avec  plus  de  réserve. 

Il  songeait  à  ces  choses  en  débouchant  sur  la  route  et  se  disait 
qu'il  était  urgent  de  chercher  à  remédier  au  mal.  Les  affaires  de  la 
succession  Diosaz  seraient  encore  longues  à  débrouiller,  et  Philippe 
était  tenu  en  conscience  de  faire  cesser  une  situation  préjudiciable 
à  la  jeune  fille.  Mariannette  avait  l'âge  où  l'on  songe  à  se  marier, 
et  les  assiduités  équivoques  de  Desgranges  risquaient  d'éloigner 
les  partis  honorables  qui  eussent  été  tentés  de  se  présenter.  — 
Pourquoi,  en  mûrissant  cette  dernière  réflexion,  Philippe,  dans 
l'arrière-fond  de  son  cœur,  se  sentait-il  piqué  par  une  pointe  de 
mélancolie?  L'idée  que  l'un  de  ces  prétendans  éventuels  viendrait, 
fier  de  sa  jeunesse,  courtiser  Mariannette  au  Vivier  et  réussirait  à 
se  faire  aimer,  avait  lentement  déterminé  en  lui  un  obscur  et  insi- 
dieux mouvement  de  jalousie  dont  il  osait  à  peine  constater  l'éclo- 
sion.  Quelle  raison  avait-il  de  s'émouvoir  de  la  sorte?  Il  était  tout 
naturel  qu'un  jeune  homme  devînt  amoureux  de  M"®  Diosaz  ou 
qu'elle-même  fît  choix  d'un  fiancé.  En  quoi  cela  pouvaii-il  le  frois- 
ser, lui,  Philippe,  —  quadragénaire  aux  cheveux  déjà  gris,  et  de 
plus  attaché,  quasi  marié  moralement  à  une  femme  du  monde  par 
une  liaison  de  quinze  années?  —  Eh  bien!  si  fait,  cela  le  froissait. 
A  quoi  bon  se  mentir  à  soi-même?..  Il  se  sentait  entraîné  vers 
Mariannette  par  un  courant  d'attraction  composé  d'élémens  assez 
compliqués,  mais  parmi  lesquels  une  admiration  très  tendre  l'em- 
portait de  beaucoup  sur  la  simple  et  paternelle  amitié  du  commen- 
cement. L'orpheline  du  Vivier  le  séduisait  par  la  grâce  virginale  de 
ses  vingt  ans,  par  son  caractère  loyal  et  franc,  par  la  santé  de  son 
âme  et  la  beauté  de  son  corps.  Ce  sentiment  très  vif  n'était  peut- 
être  pas  encore  de  l'amour,  mais  à  coup  sûr  c'était  plus  qu'une 
tranquille  amitié. 

Le  résultat  de  cet  examen  de  conscience  l'effraya.  Si  l'état  de  son 
cœur  était  déjà  tel  après  trois  semaines  d'intimité,  Philippe  s'avouait 
qu'il  y  avait  urgence  à  se  mettre  en  garde  contre  une  si  rapide  sé- 
duction. La  constatation  de  cette  affection  naissante  était  une  rai- 


7  58  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

son  de  plus  pour  couper  court  aux  propos  des  commères  du  vil- 
lage. Il  lui  fallait  apporter  plus  de  discrétion  dans  ses  rapports  avec 
Mariannette,  espacer  davantage  ses  visites  au  Vivier.  Pour  cela,  il 
était  nécessaire  de  trouver  un  biais  qui  lui  permît  de  rester  à 
Talloires  et  de  continuer  à  s'occuper  de  la  succession,  tout  en  se 
tenant  prudemment  à  l'écart. 

Tandis  qu'il  cherchait  à  voir  clair  dans  son  cœur  et  à  découvrir 
une  solution,  Philippe  était  parvenu  au  point  culminant  de  la  route 
qui  domine  Talloires  et  le  petit  lac.  Il  longeait  le  clos  du  Toron,  et 
il  allait  prendre  un  raccourci  pour  descendre  au  bourg,  quand,  sous 
les  arbres  de  bordure,  il  aperçut,  fixé  à  l'un  des  peupliers  de  l'en- 
trée, un  écriteau  avec  ces  mots  :  appartement  meublé  à  louer.  — 
C'était  là  une  coïncidence  singulière  et  comme  une  réponse  aux  in- 
terrogations qu'il  se  posait  mentalement.  Il  résolut  de  visiter  ce  lo- 
gement, et  s'engagea  sous  les  arbres  verts  qui  formaient  une  sorte 
de  vestibule  ombreux  au  seuil  du  domaine. 

Il  suivit  une  avenue  montante,  qui  s'enfonçait  entre  un  talus  de 
vignes,  à  droite,  et  une  banquette  gazonneuse  plantée  de  pom- 
miers, à  gauche.  Elle  aboutissait  à  un  antique  mur  ombragé  de  sa- 
pins, percé  d'un  porche  que  surmontait  un  toit  de  tuiles  à  dos  d'âne 
et  d'où  retombait  la  draperie  d'une  vigne  vierge.  La  maison  faisait 
face  à  cette  ouverture,  au  fond  d'une  cour  déserte,  où  des  grami- 
nées et  des  coquelicots  poussaient  à  foison.  Le  logis  était  spacieux, 
bâti  au  commencement  du  xviii''  siècle,  ainsi  que  l'indiquait  une 
date  gravée  au-dessus  de  la  porte  principale.  La  galerie  du  premier 
étage  s'abritait  sous  la  saillie  très  large  d'un  toit  de  tuiles  noircies, 
qui  dessinait  haut  sur  le  ciel  ses  pans  coupés,  terminés  par  d'élé- 
gans  épis  faîtiers.  Vers  la  gauche,  en  contre-bas,  verdoyait  un 
potager  aux  allées  moussues ,  bordées  de  quenouilles  rabougries. 
—  Philippe  traversa  ce  clos,  où  les  légumes  poussaient  tant  bien 
que  mal  en  compagnie  du  chiendent  et  des  séneçons,  et  atteignit  la 
façade  postérieure  qui  avait  vue  sur  le  lac.  De  ce  côté,  les  portes- 
fenêtres  se  trouvaient  de  plain-pied  avec  un  parterre  où  une  table 
de  pierre  et  de  bancs  rustiques  étaient  disposés  à  l'ombre  d'un  poi- 
rier. Là  aussi,  la  vigne  vierge  tapissait  un  pan  de  mur  et  retombait 
en  longues  traînes  sur  un  vieux  prunier  effondré  au-dessus  du 
potager. 

Tout  cela  avait  un  air  d'abandon  et  de  retour  à  la  vie  sauvage.  Il 
s'en  exhalait  une  senteur  humide  et  automnale,  particulière  aux 
antiques  demeures,  où  l'on  semble  respirer  encore  l'intime  poésie 
d'un  siècle  défunt.  La  physionomie  originale  de  cette  maison  con- 
temporaine de  Jean-Jacques  et  de  M""^  de  Warens ,  le  pittoresque 
fouillis  des  jardins,  la  solitude  du  site,  plurent  à  l'imagination  et  aux 


AMOUR  d'automne.  759 

instincts  artistes  de  Philippe  Desgranges.  Ce  qui  acheva  de  le  char- 
mer fut  un  promenoir  herbeux  qui  partait  de  la  maison ,  coupait 
en  écharpe  la  pente  du  vignoble  et  s'allongeait  jusqu'au  promon- 
toire du  Roc-de-Chère.  De  là,  on  dominait  l'Abbaye  et  son  ave- 
nue de  marronniers,  la  petite  anse  de  Talloires  avec  ses  barques 
amarrées  à  la  berge,  la  pointe  des  peupliers  où  le  ponton  mirait 
dans  l'eau  profonde  son  étroite  estacade,  l'unique  rue  du  bourg 
et  l'entière  surfcice  du  petit  lac,  dont  la  nappe  bleue  caressait  les 
molles  découpures  de  la  presqu'île  de  Duingt  et  de  la  pointe  d'An- 
gon.  Tout  autour  s'arrondissait  le  cirque  majestueux  des  monta- 
gnes aux  élancemens  superbes  et  aux  formes  élégantes.  Ce  magni- 
fique décor  nageait  dans  une  limpide  lumière,  laissant  voir  les 
moindres  détails  des  cimes  bleuâtres  ou  dorées,  et  cela  gagna  le 
cœur  de  Phihppe. 

Il  décida  de  se  cloîtrer  au  Toron  pendant  le  reste  de  son  séjour  à 
Talloires,  et  se  mit  immédiatement  en  quête  du  maître  du  logis.  Ce 
propriétaire  n'habitait  pas  le  pays,  mais  il  avait  donné  pleins  pou- 
voirs au  granger,  qui  occupait  une  dépendance  du  domaine.  Ce  fut 
ce  dernier  qui  fit  visiter  la  maison  à  Desgranges.  On  s'entendit 
rapidement  sur  le  prix  de  la  location.  Il  fut  convenu  que  la  gran- 
gère,  qui  avait  été  en  condition  à  Annecy,  soignerait  le  ménage  et 
cuisinerait  les  repas  du  nouveau  locataire,  et  Philippe  s'arrangea 
pour  coucher  au  Toron  dès  le  lendemain. 

Il  redescendit  à  Talloires,  satisfait  de  la  résolution  qu'il  avait 
prise,  mais  en  même  temps  un  peu  embarrassé  de  la  façon  dont  il 
l'expliquerait  à  M"^  Diosaz.  D'une  part,  il  ne  voulait  pas  que  cette 
explication  fût  trop  précise  et  de  nature  à  troubler  l'innocente  sé- 
curité de  Mariannette  ;  mais,  d'un  autre  côté,  il  craignait  que  l'étran- 
geté  de  sa  brusque  détermination  ne  chagrinât  la  jeune  fille.  Aussi 
fut-ce  avec  une  mine  perplexe  et  soucieuse  qu'il  aborda  l'orphe- 
line. Il  la  trouva  en  conférence  avec  Perronne,  la  cuisinière. 

—  Vous  nous  surprenez  en  tiain  d'agiter  une  grave  question,  dit- 
elle  gaîment  à  Philippe  ;  on  a  apporté  une  truite  à  Perronne,  et  nous 
discutions  à  quelle  sauce  nous  vous  la  ferions  manger  demain... 
La  préférez-vous  au  court-bouillon  ou  au  blanc? 

C'était  l'occasion  pour  Desgranges  de  déclarer  que  le  lendemain 
il  ne  serait  plus  le  commensal  de  M'^®  Diosaz  ;  mais  il  lui  répugnait 
de  s'expliquer  devant  Perronne.  Il  se  contenta  de  murmurer  une 
réponse  évasive.  Vers  la  fin  du  dîner,  Mariannette  elle-même  lui 
facilita  une  entrée  en  matière.  Elle  avait  remarqué  la  préoccupa- 
tion de  son  hôte,  et  elle  lui  demanda  timidement  : 

—  Qu'avez-vous,  monsieur  Desgranges?..  Votre  promenade  de 
tantôt  vous  a-t-elle  fatigué? 


760  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Non  pas,  ma  chère  enfant,  elle  m'a  fort  intéressé,  au  contraire... 
Et  puis,  tout  en  flânant,  j'ai  découvert  une  maison  où  je  serai  mieux 
logé  qu'à  mon  auberge. 

Elle  ouvrit  de  grands  yeux  étonnés  : 

—  Vous  voulez  quitter  l'Abbaye? 

—  Oui,  je  travaillerai  plus  tranquillement  dans  mon  nouveau  gîte. 

—  Où  allez-vous  demeurer  ? 

—  Au  Toron. 

—  Au  Toron?  se  récria- t-elle,  y  pensez-vous?..  La  maison  n'a 
pas  été  restaurée  depuis  cinquante  ans;  elle  est  d'ailleurs  située 
loin  du  bourg,  et  ce  sera  bien  incommode  pour  venir  prendre  vos 
repas  au  Vivier. 

—  Aussi,  repartit  Philippe,  ai-je  l'intention  de  manger  désormais 
chez  moi  ;  je  vous  demande  la  permission  de  n'être  plus  votre  hôte 
que  de  loin  en  loin...  La  grangère  du  Toron  me  cuisinera  mes 
repas. 

M"*"  Diosaz  releva  vivement  la  tête  ;  puis,  regardant  son  interlocu- 
teur d'un  air  attristé  : 

—  Vraiment,  est-ce  sérieux  ce  que  vous  m'annoncez  là? 

—  Très  sérieux...  Demain,  je  ferai  transporter  au  Toron  les  pa- 
piers et  les  livres  qui  me  sont  nécessaires... 

—  Monsieur  Desgranges,  interrompit-elle  d'une'  voix  un  peu 
altérée,  votre  résolution  inattendue  m'inquiète...  Répondez-moi 
franchement  :  quelqu'un  ici  vous  a-t-il  manqué  d'égards?.. 
Perronne  est  parfois  un  peu  grognon  ;  moi-même  je  suis  une  maî- 
tresse de  maison  très  inexpérimentée...  Vous  ai-je  involontairement 
froissé  ? 

—  Non,  mon  enfant,  répliqua-t-il  d'un  ton  affectueux,  vous  êtes 
la  meilleure  et  la  plus  charmante  des  hôtesses  ;  Perronne  s'est  mon- 
trée pour  moi  pleine  de  prévenances,  et  je  n'ai  de  ma  vie  été  plus 
choyé  et  gâté  qu'au  Vivier. 

—  Alors  pourquoi  nous  quittez-vous? 

—  Je  vous  le  répète,  parce  que  je  veux  presser  plus  activement 
mon  travail,  et  qu'en  prenant  mes  repas  au  Toron,  je  perdrai  moins 
de  temps. 

—  Vous  en  perdriez  moins  encore  en  mangeant  au  Vivier,  où 
vous  avez  une  bibliothèque  sous  la  main  et  un  cabinet  de  travail 
bien  outillé...  Non,  reprit-elle  avec  des  yeux  humides,  vous  ne  me 
dites  pas  la  vérité,  et  votre  manque  de  confiance  me  mortifie... 
Avouez  que  vous  avez  un  autre  motif  de  vous  reléguer  au  Toron  ! 

En  voyant  les  yeux  mouillés  et  la  figure  chagrine  de  Marian- 
nette,  Philippe  eut  un  remords,  et,  ne  voulant  pas  peiner  davan- 
tage M"^  Diosaz  : 


AMOUR  d'automne.  761 

—  Je  vous  l'avoue,  dit-il,  oui,  il  y  a  un  autre  motif...  Mais,  bien 
qu'il  soit  sérieux,  il  a  des  apparences  si  invraisemblables  que  j'ai 
un  peu  honte  à  vous  le  confesser...  Je  me  suis  décidé  à  cesser 
d'être  votre  hôte,  parce  que  mes  assiduités  au  Vivier  donnent  lieu 
dans  le  bourg  à  des  interprétations  compromettantes!.. 

—  Compromettantes  ! 

Elle  réfléchit  un  moment»  —  Pour  qui  ? 

—  Pour  vous,  naturellement. 

Les  joues  de  Mariannette  rougissaient  et  ses  yeux  s'assombris- 
saient. 

—  Mais  enfin  que  dit-on?  demanda-t-elle. 

—  On  dit  que  je  suis  venu  ici  pour  vous  épouser  et  que  nous 
devons  nous  marier  prochainement. 

La  physionomie  de  la  jeune  fille  s'éclaircit;  elle  frappa  ses  mains 
l'une  contre  l'autre  et  éclata  de  rire. 

—  Perronne,  cria-t-elle  à  la  vieille  servante  qui  entrait  pour  des- 
servir, écoute  la  nouvelle!..  Sais-tu  ce  qu'on  dit  dans  le  bourg?  On 
prétend  que  je  vais  me  marier  avec  M.  Desgranges!.. 

La  bouche  prudente  de  Perronne  se  plissa  un  moment  et  gri- 
maça un  vague  sourire. 

—  Ce  n'est  pas  une  nouvelle  pour  moi,  répondit-elle...  Il  y  a  déjà 
plusieurs  jours  que  je  la  savais...  Si  je  ne  vous  en  ai  pas  parlé,  ma- 
demoiselle, c'est  que  je  craignais  de  vous  tourmenter  et  de  vexer 
M.  Desgranges. 

—  Mais  c'est  absurde  !  s'exclama  Mariannette. 

—  Oui,  reprit  Philippe,  piqué  de  la  brusque  vivacité  de  cette  ex- 
clamation, c'est  absurde,  en  effet...  J'ai  plus  du  double  de  votre 
âge,  et  je  pourrais  être  votre  père.  Mais  enfin,  dans  les  villages 
aussi  bien  que  dans  les  villes,  on  est  peu  enclin  à  la  charité... 
Quoique  ces  commérages  n'aient  pas  le  sens  commun,  j'ai  cru 
agir  sagement  en  mettant  plus  de  distance  entre  mes  visites  au 
Vivier. 

—  M.  Desgranges  va  loger  au  Toron  et  il  y  prendra  ses  repas. 
Perronne,  murmura  Mariannette  avec  humeur,  il  ne  mangera  pas 
ta  truite  et  tu  peux  la  donner  à  ton  chat  ! 

—  Eh!  ma  pauvre  demoiselle,  riposta  Perronne  en  fronçant  son 
tablier,  M.  Desgranges  a  peut-être  raison...  L'autre  tantôt,  au  four 
banal,  les  femmes  jacassaient  sur  ce  prétendu  mariage  comme  des 
ponlailles  dans  un  courtil...  11  n'est  que  temps  de  leur  clore  le  bec!.. 

—  Vous  voyez  que  cette  brave  femme  est  de  mon  avis,  reprit 
Philippe,  quand  il  se  retrouva  seul  avec  Mariannette;  si  risibles 
que  soient  ces  propos  en  l'air,  ils  peuvent  avoir  des  conséquences 
regrettables,  et  votre  père,  mon  enfant,  s'il  eût  vécu,   eût  été  le 


762  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

premier,  malgré  l'amitié  qui  nous  liait.,  à  approuver  la  réserve 
que  je  m'impose...  J'espère  que  vous  me  donnerez  aussi  votre  ap- 
probation. 

Mariannette  l'écoutait,  très  émue.  —  Assurément,  il  devait  avoir 
raison  :  ces  commérages  villageois,  propagés  sans  doute  par  la  mal- 
veillance de  ses  tantes,  étaient  fort  désagréables  pour  elle.  —  Puis 
une  autre  pensée  lui  vint.  Elle  se  demanda  si  Philippe  n'était  pas 
lui-même  ennuyé  tout  autant  et  plus  qu'elle  de  défrayer  la  curiosité 
locale.  Qui  sait  s'il  n'avait  pas  quelque  secret  motif  de  se  blesser 
du  rôle  que  la  sotte  imagination  des  gens  du  bourg  lui  faisait 
jouer?..  —  Après  avoir  réfléchi  un  moment,  elle  secoua  la  lête  : 

—  Je  comprends,  murmura-t-elle,  et  je  n'insiste  plus. 
Philippe  prit  congé  de  la  jeune  fille,  et  ils  se  serrèrent  la  main  sur 

le  seuil  de  la  porte. 

—  Au  revoir,  monsieur  Desgranges,  et  merci,  dit-elle  d'une  voix 
attristée;  je  regrette  que  vous  ne  puissiez  plus  être  mon  hôte... 
J'espère,  du  moins,  que  vous  n'oublierez  pas  trop  le  chemin  du 
Vivier,  et  que  vous  m'aiderez  de  vos  conseils,  malgré  tout... 

Elle  n'acheva  pas.  Elle  éprouvait  un  embarras,  mêlé  d'un  peu  de 
fâcherie,  à  revenir  sur  l'incident  qui  avait  motivé  la  résolution  de 
Philippe.  —  Longtemps  après  son  départ,  elle  se  tint  accoudée  à 
l'appui  de  la  galerie.  Des  rougeurs  lui  montaient  au  front,  tandis 
qu'elle  se  répétait  les  dernières  paroles  de  Desgranges,  et  elle  res- 
tait pensive,  en  face  du  lac  sur  lequel  la  nuit  azurée  descendait 
doucement. 


André  Theuriet. 


{La  deuxième  partie  au  prochain  n°.) 


LA 


CONQUÊTE  DE  L'ALGÉRIE 


LE     GOUVERNEMENT     DU      GÉNÉRAL     BUGEAUD. 


1. 

L'OFFENSIVE     CONTRE    ABD-EL-KâDER.    —    OCCUPATION     DE      MASCARA. 


I. 

La  nomination  du  général  Bugeaud  au  gouvernement  de  l'Algé- 
rie fut  d'abord  accueillie,  de  l'autre  côté  de  la  Méditerranée,  avec 
surprise,  et  sinon  avec  mécontentement,  on  peut  dire  assurément 
sans  faveur.  L'ancienne  hostilité  du  général  contre  la  conquête,  sur- 
tout le  souvenir  fâcheux  du  traité  de  Tafna,  ne  le  recommandaient 
pas  à  la  sympathie  des  colons,  et  laissaient  même,  parmi  les  mili- 
taires, à  l'exception  de  ceux  qui  avaient  combattu  sous  ses  ordres 
à  la  Sikak,  une  certaine  inclination  à  la  défiance.  Instruit  de  cette 
disposition  générale  des  esprits,  le  maréchal  Soult,  président  du 
conseil  et  ministre  de  la  guerre,  se  hâta  d'expédier  en  Algérie  la 
dépêche  suivante,  avec  l'ordre  de  lui  donner  la  plus  grande  publi- 
cité possible  :  «  Le  général  Bugeaud  ne  tardera  pas  à  partir  pour 


76Ù  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Alger.  On  ne  doit  pas  inférer  de  sa  nomination  que  l'occupation 
sera  restreinte  ;  la  campagne  qui  doit  s'ouvrir  au  printemps  prou- 
vera le  contraire.  » 

Aussi,  dès  son  débarquement,  le  22  février  ^8hi,  en  prenant  la 
direction  des  affaires  auxquelles  l'ancien  chef  d'état-major  du  maré- 
chal Valée,  le  général  Schramm,  avait  pourvu  depuis  un  mois  par 
intérim,  le  premier  soin  du  nouveau  gouverneur  fut-il  d'éclairer 
et  de  ramener  à  lui  l'opinion  par  des  déclarations  dont  la  franchise 
devait  lever  tous  les  doutes  chez  les  esprits  droits  et  raisonnables. 

(c  Habitans  de  l'Algérie,  disait-il  dans  une  proclamation  à  la  po- 
pulation civile,  à  la  tribune  comme  dans  l'exercice  du  commande- 
ment militaire  en  Afrique,  j'ai  fait  des  efforts  pour  détourner  mon 
pays  de  s'engager  dans  la  conquête  absolue  de  l'Algérie.  Je  pensais 
qu'il  lui  faudrait  une  nombreuse  armée  et  de  grands  sacrifices  pour 
atteindre  le  tut  ;  que,  pendant  la  durée  de  cette  vaste  entreprise, 
sa  politique  pourrait  en  être  embarrassée,  sa  prospérité  intérieure 
retardée.  Ma  voix  n'était  pas  assez  puissante  pour  arrêter  un  élan 
qui  est  peut-être  l'ouvrage  du  destin.  Le  pays  s'est  engagé,  je  dois 
le  suivre.  J'ai  accepté  la  grande  et  belle  mission  de  l'aider  à  accom- 
plir son  œuvre;  j'y  consacre  désormais  tout  ce  que  la  nature  m'a 
donné  d'activité,  de  dévouement  et  de  résolution.  Il  faut  que  les 
Arabes  soient  soumis,  que  le  drapeau  de  la  France  soit  seul  de- 
bout sur  cette  terre  d'Afrique.  Mais  la  guerre,  indispensable  au- 
jourd'hui, n'est  pas  le  but.  La  conquête  serait  stérile  sans  la  colo- 
nisation. Je  serai  donc  colonisateur  ardent,  car  j'attache  moins  de 
gloire  à  vaincre  dans  les  combats  qu'à  fonder  quelque  chose  d'uti- 
lement durable  pour  la  France...  Formez  donc  de  grandes  associa- 
tions de  colonisateurs  ;  mon  appui,  mon  zèle  de  tous  les  instans, 
mes  conseils  d'agronome,  mes  secours  militaires,  ne  vous  manqueront 
pas.  L'agriculture  et  la  colonisation  sont  tout  un.  11  est  utile  et  bon, 
sans  doute,  d'augmenter  la  population  des  villes  et  d'y  créer  des  édi- 
fices ;  mais  ce  n'est  pas  là  coloniser.  Il  faut  d'abord  assurer  la  sub- 
sistance du  peuple  nouveau  et  de  ses  défenseurs  que  la  mer  sépare 
de  la  France;  il  faut  donc  demander  à  la  terre  ce  qu'elle  peut  don- 
ner... » 

Aux  militaires,  il  disait  :  «  Soldats  de  l'armée  d'Afrique,  le  roi 
m'appelle  à  votre  tête.  Un  pareil  honneur  ne  se  brigue  pas,  car  on 
n'ose  y  prétendre  ;  mais  si  on  l'accepte  avec  enthousiasme  pour  la 
gloire  que  promettent  des  hommes  comme  vous,  la  crainte  de  res- 
ter au-dessous  de  cette  immense  tâche  modère  l'orgueil  de  vous 
commander.  Vous  avez  souvent  vaincu  les  Arabes,  vous  les  vain- 
crez encore  ;  mais  c'est  peu  de  les  faire  fuir,  il  faut  les  soumettre... 
La  campagne  prochaine  vous  appelle  de  nouveau  à  montrer  à  la  France 
ces  vertus  guerrières  dont  elle  s'enorgueillit...  Je  serai  attentif  à  mé- 


LA   CONQUÊTE   DE   l' ALGÉRIE,  765 

nager  VOS  forces  et  votre  santé...  C'est  par  des  soins  constans  que 
nous  conserverons  nos  soldats.  Notre  devoir,  l'humanité,  l'intérêt  de 
notre  gloire,  nous  le  commandent  également.  Soldats  !  à  d'autres 
époques,  j'avais  su  conquérir  la  confiance  de  plusieurs  des  corps 
de  l'armée  d'Afrique  ;  j'ai  l'orgueil  de  croire  que  ce  sentiment  sera 
bientôt  général,  parce  que  je  suis  bien  résolu  à  tout  faire  pour  la 
mériter.  Sans  la  confiance  dans  le  chef,  la  force  morale,  qui  est  le 
premier  élément  de  succès,  ne  saurait  exister.  Ayez  donc  confiance 
en  moi,  comme  la  France  et  votre  général  ont  confiance  en  vous.  » 

Tandis  que  ces  proclamations,  affichées  au  coin  des  rues,  dans 
tous  les  carrefours,  étaient  lues  avec  satisfaction  par  la  foule 
civile  et  militaire,  dans  le  palais  du  gouvernement,  l'intérêt  gran- 
dissait encore  ;  car  c'était  le  gouverneur  lui-même ,  qui ,  avec 
sa  verve  originale  et  franche,  développait  devant  les  fonctionnaires 
assemblés  les  idées  qu'il  n'avait  pu  que  résumer  pour  le  de- 
hors. A  dater  de  cette  première  épreuve,  on  peut  dire  que  le  gou- 
verneur était  assuré  d'avoir  conquis,  à  très  peu  d'exceptions  près, 
son  public  ;  mais  parmi  ces  rares  exceptions,  il  y  en  avait  une  qui 
était  considérable  et  avec  laquelle  il  était  indispensable  de  comp- 
ter. ({  Il  y  a  ici,  disait,  au  mois  d'octobre  IS/iO,  le  capitaine  deMon- 
tagnac,  un  général  qui  est  tous  les  généraux  d'Afrique,  c'est  Ghan- 
garnier;  sa  réputation  va  toujours  grandissant,  et  bientôt  la  terre 
ne  sera  plus  assez  vaste  pour  le  contenir.  »  Dans  ces  deux  phrases, 
il  n'y  a  pas  un  mot  de  trop  ;  c'est  l'expression  de  la  réalité  même. 
Accoutumé,  sous  l'autorité  confiante  du  maréchal  Valée,  à  tout  ré- 
gler militairement,  à  tout  entreprendre,  atout  exécuter,  à  tout  faire, 
Changarnier  s'était  créé,  dans  cette  campagne  de  1840,  une  situa- 
tion sans  égale.  L'orgueil  qui  le  dévorait  et  dont  ses  mémoires  iné- 
dits, s'ils  sont  jamais  publiés  intégralement,  révéleront  au  lecteur 
étonné  l'incommensurable  excès,  ne  lui  permettait  pas  de  se  ran- 
ger, de  s'incliner  sans  protestation,  sinon  sans  révolte,  sous  la  main 
ferme  et  décidée  d'un  général  qui  voulait  être,  de  fait  comme  de 
droit,  le  commandant  en  chef.  Aussi,  dès  la  première  heure,  Chan- 
garnier saisit-ill'occasion  de  prendre,  vis-à-vis  du  général  Bugeaud, 
une  attitude,  non  pas  d'insubordination  déclarée,  mais  de  désap- 
probation intérieure  et  de  résistance  morale. 

En  recevant,  le  jour  même  de  son  arrivée,  les  généraux  présens 
à  Alger,  le  gouverneur  venait  de  les  avertir  qu'au  printemps  il  allait 
employer  leur  «  audace  en  dehors  du  petit  cercle  où  on  l'avait  trop 
longtemps  cloîtrée.  »  —  «  Nous  vous  remercions  de  cette  promesse, 
mon  général,  répondit  aussitôt  Changarnier,  mais  nous  y  comptions 
d'avance.  Quand  Alger  était  occupé  par  quelques  milliers  d'hommes, 
leurs  sorties  ne  dépassaient  pas  la  Ghifla  ;  à  mesure  que  l'effectif  s'est 
élevé,  la  guerre  s'est  étendue.  Maintenant  que  M.  le  maréchal  Valée 


766  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

a  occupé  Médéa  et  Miliana,  et  en  a  fait  des  places  de  dépôt,  il  vous 
sera  facile  de  la  porter  plus  loin  avec  l'augmentation  de  forces  qu'on 
vous  envoie,  quand  nous  avons  déjà  bien  réduit  celles  d' Abd-el-Kader.  » 
Ce  n'était  qu'une  escarmouche  ;  mais  la  preuve  de  l'antagonisme  était 
faite.  Ni  d'un  côté  ni  de  l'autre  on  ne  cherchait  d'ailleurs  à  rompre  ; 
Changarnier  tenait  à  gagner  d'abord  sa  troisième  étoile,  et  le  gou- 
verneur, qui  connaissait  les  mérites  aussi  bien  que  les  défauts  de 
son  lieutenant,  ne  voulait  pas  écarter  trop  tôt  du  service  d'Afrique 
un  véritable  homme  de  guerre. 

Après  avoir  embrassé  d'un  coup  d'oeil  l'ensemble  des  affaires, 
accompagné  du  général  de  Tarlé,  chef  d'état-major,  des  généraux 
Changarnier,  Duvivier,  Baraguey  d'Hilliers,  des  commandans  de  l'ar- 
tillerie et  du  génie,  le  gouverneur  fit  une  course  rapide  à  Blida,  puis 
de  retour  à  Alger,  où  il  avait  appelé  d'Oran  le  général  de  La  Mori- 
cière,  il  arrêta,  de  concert  avec  lui,  le  27  février,  ses  vues  pour  la 
campagne  prochaine.  Il  y  avait  déjà  plus  d'un  mois  que,  le  21  jan- 
vier, à  Paris,  il  les  avait  fait  connaître  au  ministre  de  la  guerre. 

On  savait  que  depuis  les  premières  opérations  du  maréchal  Glau- 
zel  contre  Mascara  et  Tlemcen,  Abd-el-Kader,  sans  négliger  ces  deux 
villes  dont  la  possession  était  pour  lui  d'un  intérêt  surtout  politique, 
avait  reculé  beaucoup  plus  loin  ses  établissemens  militaires  et  très 
judicieusement  établi  sur  la  limite  du  Tell  et  des  Hauts-Plateaux  sa 
base  d'opérations,  de  manière  à  maintenir  au  nord  sa  domination  sur 
le  pays  cultivable  et  à  la  propager  en  même  temps  au  sud  à  travers 
les  vastes  espaces  de  la  région  pastorale.  Ainsi  s'étaient  élevés  du  sud- 
ouest  au  nord-est  les  établissemens  de  Sebdou,  Saïda,  Takdemt, 
Taza  et  Boghar.  D'après  ces  données,  le  général  Bugeaud  avait  réglé 
son  plan  :  c'était  dans  l'ouest  que  devait  être  porté  le  grand  effort  de 
la  campagne.  Il  n'avait  pas  encore  apprécié  le  profit  que  pouvait 
rapporter  l'occupation  de  Médéa  et  de  Miliana. 

Un  officier  du  génie,  le  général  de  Berthois,  avait  proposé  d'en- 
tourer d'un  fossé  de  10  kilomètres  de  développement  la  première 
de  ces  places.  «  Tout  cela  est  chimérique,  écrivait  à  ce  propos  le 
gouverneur  au  ministre  de  la  guerre  ;  il  faut  se  borner  à  y  avoir  une 
petite  garnison  ayant,  en  outre  de  ses  provisions,  un  mois  de  vivres 
pour  une  colonne  agissant  tout  autour.  Miliana  est  peut-être  plus 
difficile  encore  à  approvisionner  ;  je  suis  plus  convaincu  que  jamais 
des  immenses  inconvéniens  de  son  occupation  ;  certainement  je  me 
garderais  de  l'occuper  si  c'était  à  faire.  Je  n'occuperais  pas  même 
Médéa.  Je  raserais  ces  deux  villes  et  je  partirais  de  Blida  pour  faire 
mes  excursions.  »  Mais,  enfin,  les  deux  places  existaient  ;  il  ne  fal- 
lait plus  chercher  qu'à  en  tirer  un  parti  quelconque. 

«  Les  colonnes  partant  de  Médéa  et  de  Miliana,  disait,  dès  le  mois 
de  janvier,  le  général  Bugeaud,  ne  peuvent  aller  bien  loin;  elles 


LA    CONQUÊTE    DE   l' ALGERIE.  767 

ne  peuvent  faire  que  des  incursions  passagères  qui  n'obtiennent 
que  des  résultats  presque  insignifians,  sauf  la  destruction  de  quel- 
ques moissons.  Elles  laisseraient  à  l'ennemi  la  libre  jouissance  de 
l'ouest  et  de  ses  dépôts.  Il  faut  viser  à  quelque  chose  de  plus  déci- 
sif. Je  crois,  depuis  longtemps,  que  c'est  dans  la  province  d'Oran 
qu'on  peut  lui  porter  les  plus  rudes  coups,  parce  que  c'est  de  là 
qu'il  lire  ses  principaux  moyens  en  hommes  et  en  tributs.  Si  l'effectif 
était  suffisant,  je  voudrais  occuper  Mascara  avec  6,000  hommes  d'in- 
fanterie, les  Douair  et  les  spahis  ;  une  colonne  de  A, 000  hommes 
serait  disponible  àMostaganem,  place  qui  deviendrait  la  base  d'opé- 
rations et  de  ravitaillement  de  la  colonne  de  Mascara.  »  Cependant, 
avant  l'occupation  de  Mascara,  une  opération  préliminaire  lui  parais- 
sait indispensable,  la  destruction  des  magasins  et  des  ateliers  éta- 
blis par  Abd-el-Kader  à  Takdemt. 

Par  un  heureux  accord,  qui  ne  devait  pas  durer  toujours,  les 
idées  du  général  Bugeaud  se  trouvaient  être  exactement  celles  du 
général  de  La  Moricière ,  de  sorte  que  celui-ci  rentra  satisfait  à 
Oran  et  se  mit  à  disposer  tout  pour  l'exécution  du  programme  con- 
venu. Par  un  concert  non  moins  heureux,  le  ministre  de  la  guerre 
s'y  associa  pareillement  et  ne  marchanda  pas  les  envois  de  troupes 
au  gouverneur.  L'effectif  de  l'armée  d'Afrique,  au  1"  janvier  18Â1, 
était  de  61,S7/i  Français  et  de  3,6Zi8  indigènes;  la  moitié  à  peu  près 
de  cet  effectif  était  cantonné  dans  la  province  d'Alger;  le  surplus 
était  réparti  presque  également  entre  les  provinces  d'Oran  et  de 
Gonstautine.  Au  nombre  des  renforts  qui  élevèrent,  dès  le  mois  de 
mai,  le  total  de  l'armée  au  chiffre  de  78,000  hommes,  il  faut  noter 
le  6®  léger,  le  56^  de  ligne,  et  surtout  cinq  des  dix  bataillons  de 
chasseurs  à  pied,  créés  tout  récemment  sur  le  modèle  du  batail- 
lon de  tirailleurs  de  Vincennes,  qui  avait  brillamment  fait  ses  dé- 
buts en  Afrique  l'année  précédente. 

Avant  d'engager  la  série  des  opérations  qui  devaient  s'attaquer  à 
la  puissance  d' Abd-el-Kader  dans  le  Titteri  comme  dans  le  beyUk 
d'Oran,  le  gouverneur  voulut  donner  lui-même  ses  instructions  au 
général  de  iNégrier,  qui  venait  de  remplacer  à  Gonstantine  le  géné- 
ral Galbois.  Son  voyage  fut  rapide.  Parti  d'Alger  le  7  mars,  il  était 
rentré  le»  18.  Inflexible  dans  l'application  de  ses  principes  de  guerre, 
il  avait  condamné  les  deux  tiers  des  postes  retranchés  qui  s'étaient 
multipliés  dans  la  grande  province  de  l'est;  Ghelma,  Smendou, 
El-Arouch  au  nord,  Sétif  à  l'ouest,  furent  seuls  épargnés.  Pendant 
son  absence  et  d'après  ses  ordres,  le  général  Baraguey  d'IIilliers 
avait  fait  évacuer  le  camp  du  Fondouk  à  l'extrémité  orientale  de  la 
Métidja. 

A  la  fin  de  mars,  tout  était  prêt  pour  l'entrée  en  campagne.  Le 
premier  dessein  du  gouverneur  était  de  ravitailler,  ce  n'est  pas 


768  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

assez  dire,  de  bourrer  de  vivres  et  de  munitions  Médéa  et  Miliana, 
afin  d'assurer,  non  pas  seulement  la  vie  et  la  défense  de  leurs  gar- 
nisons, mais  encore  et  surtout  l'action  et  la  mobilité  des. colonnes 
qu'il  avait  décidé  d'en  faire  sortir.  C'est  ainsi  que,  pendant  les  neuf 
derniers  mois  de  l'année  1841,  il  n'y  eut  pas  moins  de  seize  con- 
vois de  ravitaillement,  neuf  pour  Médéa,  sept  pour  Miliana. 

La  difficulté  cependant  n'était  pas  médiocre,  car  les  moyens  de 
transport  étaient  notoirement  insuffisans.  Depuis  que  le  général 
Bugeaud,  dans  ses  campagnes  de  183(5  et  de  1837,  avait  pro- 
scrit les  lourds  charrois,  et  substitué  autant  que  possible  aux  bêtes 
de  trait  les  bêtes  de  somme,  il  aurait  fallu  que  l'administration  mi- 
litaire eût  augmenté  et  surtout  maintenu  à  un  chiffre  élevé  le  nombre 
de  celles-ci  en  conséquence.  Or,  au  printemps  de  18û0,  elle  avait 
bien  réuni  jusqu'à  2,600  mulets,  ce  dont  elle  était  justement  fière; 
mais,  un  an  après,  à  la  fin  du  mois  de  mars,  au  moment  de  mar- 
cher, il  n'en  existait  plus  que  600,  et  de  ces  600,  les  deux  tiers 
seulement  se  trouvaient  valides.  Le  général  Bugeaud,  qui,  devant 
une  difficulté,  quelle  qu'elle  fût,  n'était  jamais  à  court,  mit  immédia- 
tement en  réquisition,  suivant  un  tarif  raisonnable,  tous  les  mulets 
d'Alger  et  du  Sahel.  11  fit  plus  :  en  dépit  des  protestations  et  des 
cris  d'horreur  qu'arrachait  aux  officiers  de  cavalerie  la  seule  idée 
d'un  pareil  scandale,  il  décida  que  tous  les  chevaux  de  troupe, 
conduits  en  main,  porteraient  un  sac  de  riz  ou  de  farine,  du  poids 
de  60  kilogrammes. 


II. 


Le  30  mars,  le  corps  expéditionnaire  se  mit  en  mouvement, 
toucha  le  lendemain  à  Blida  et  fit  halte  près  de  Haouch-Mouzaïa,  le 
1^''  avril.  Persuadé,  comme  le  maréchal  Valée,  naguère,  qu'on  de- 
vait trouver  quelque  part  dans  la  montagne  cette  communication 
directe  entre  Blida  et  Médéa  que  Ghangarnier  avait  inutilement 
cherchée  l'année  précédente,  Duvivier  s'était  fait  fort  d'y  réussir. 
Pendant  qu'il  partait  d'Aïn-Tailazid  avec  trois  bataillons  à  l'aven- 
ture, le  gros  de  la  colonne,  couvert  par  Ghangarnier  sur  la-gauche, 
montait  sans  obstacle  au  col  de  Mouzaïa,  bivouaquait  le  soir  au  bois 
des  Oliviers,  versait  le  convoi  dans  Médéa  et  revenait  coucher  au 
même  bivouac. 

G'était,  comme  on  pouvait  s'y  attendre,  contre  Duvivier  que 
s'était  porté  l'effort  de  l'ennemi.  Attaqué  sur  un  terrain  encore  plus 
tourmenté  que  celui  d'où  Ghangarnier,  en  1840,  s'était  tiré  non  sans 
peine,  fusillé  par  des  embuscades  de  Kabyles  que  soutenait  le  ba- 
taillon régulier  de  Barkani,  il  dut  à  l'énergie  du  colonel  Bedeau 


LA    CONQUÊTE    DE   l'aLGÉRIE.  769 

qui  faisait,  avec  le  17^  léger,  l'arrière-garde,  de  sortir,  mais  non 
pas  indemne,  de  ce  pas  dangereux. 

Ce  premier  succès  enhardit  d'autant  plus  le  lieutenant  d'Abd-el- 
Kader  qu'il  fut  rejoint  dans  la  nuit  par  le  bataillon  de  Sidi-Mbarek 
et  par  une  colonne  de  1,200  à  1,500  cavaliers  arabes.  Il  n'y  eut 
guère  qu'une  escarmouche,  le  3  avril  au  soir  ;  mais  le  lendemain, 
dès  la  pointe  du  jour,  pendant  que  l'armée  remontait  vers  le  col, 
l'affaire  s'engagea  plus  sérieuse,  comme  au  20  mai  1840.  Heureu- 
sement le  général  Bugeaud  s'entendait  beaucoup  mieux  que  le  ma- 
réchal Valée  à  manier  les  troupes.  Tournés  par  deux  bataillons  du 
23^  et  du  53®,  et  menacés  d'être  pris  à  revers,  les  réguliers  dispa- 
rurent dans  les  ravins,  et  la  cavalerie  arabe,  qui  s'était  avancée  pour 
les  soutenir,  ne  tarda  pas  à  faire  demi-tour.  Au  plus  vif  de  ce  com- 
bat, le  général  Ghangarnier  fut  atteint  à  l'épaule  d'une  blessure 
qui,  d'abord  jugée  grave,  ne  l'empêcha  pourtant  pas  de  remonter  à 
cheval  et  de  continuer  son  service. 

Le  6  avril,  un  second  convoi  fut  conduit  de  Haouch-Mouzaïa  à 
Médéa  sans  coup  férir  ;  le  gouverneur  employa  la  journée  du  len- 
demain à  visiter  la  place,  où  le  bd""  releva  les  zouaves,  et  le  8  avril, 
la  colonne  expéditionnaire,  sous  des  torrens  de  pluie  qui  lui  furent 
beaucoup  plus  désagréables  que  les  balles  kabyles,  regagna  Blida, 
d'où  les  diiférens  corps  rejoignirent  pour  une  douzaine  de  jours 
leurs  cantonnemens.  Leurs  pertes,  un  peu  atténuées,  n'auraient 
été,  d'après  les  rapports  officiels,  que  de  vingt  et  un  tués  et  de 
deux  cent  dix  blessés. 

A  peine  de  retour  à  Alger,  le  gouverneur  y  reçut,  le  10  avril,  le 
duc  de  Nemours,  appelé  au  commandement  d'une  division.  De- 
puis plus  d'un  mois,  il  avait  été  précédé  bur  la  terre  d'Afrique 
par  son  frère  le  duc  d'Aumale,  qui  venait  de  marcher,  avec  le  grade 
de  lieutenant-colonel,  à  la  tête  du  ^h''  de  ligne,  à  côté  du  colonel 
Gentil,  u  Je  vous  prierai,  mon  général,  avait-il  écrit  au  gouver- 
neur, de  ne  m'épargnerni  fatigues  ni  quoi  que  ce  soit.  Je  suis  jeune 
et  robuste  et,  en  vrai  cadet  de  Gascogne,  il  faut  que  je  gagne  mes 
éperons.  Je  ne  vous  demande  qu'une  chose,  c'est  de  ne  pas  oublier 
le  régiment  du  duc  d'Aumale  quand  il  y  aura  des  coups  à  recevoir 
et  à  donner.  »  —  «  Vous  ne  voulez  pas  être  ménagé,  mon  prince? 
Je  n'en  eus  jamais  la  pensée,  avait  répondu  le  général  Bugeaud  ; 
je  vous  ferai  votre  juste  part  de  fatigues  et  de  dangers  ;  vous  saurez 
faire  vous-même  votre  part  de  gloire.  »  Et,  de  fait,  cette  petite  expé- 
dition de  dix  jours,  ce  prologue  d'une  campagne  plus  longue  dans 
un  champ  plus  étendu,  avait  suffi  pour  mettre  en  relief  les  qualités 
à  la  fois  brillantes  et  sérieuses  du  duc  d'Aumale. 

Un  jeune  officier  du  2/i%  le  lieutenant  Ducrot,  écrivait  dans  une 

TOME  LXXXIV.    —    1887.  k^ 


770  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lettre  intime  à  son  père  :  «  Il  est  impossible  de  trouver  un  jeune 
homme  plus  aimable,  plus  gracieux  que  Henri  d'Orléans.  Gomme 
lieutenant-colonel,  il  est  parfait  :  administration,  comptabilité,  dis- 
cipline, il  s'occupe  de  tout  et,  ce  qui  paraîtra  plus  extraordinaire, 
en  homme  entendu.  Il  est  brave  autant  qu'un  Français  peut  l'être, 
et  désireux  de  prouver  à  la  France  qu'un  prince  peut  faire  autre 
chose  que  parader.  En  expédition,  il  n'emmène  aucune  suite  et  vit 
avec  nos  officiers  supérieurs.  Tout  ce  que  je  demande,  c'est  que  le 
régiment  prenne  sa  bonne  part  de  combats  et  de  succès  ;  avec  un 
lieutenant-colonel  comme  le  nôtre,  personne  ne  peut  rester  en 
arrière.  » 

Médéa  venait  de  recevoir  quatre  cent  mille  rations  ;  au  gré  du 
gouverneur,  il  en  fallait  davantage,  et,  de  plus,  il  y  avait  à  com- 
mencer le  grand  ravitaillement  de  Miliana.  Le  22  avril,  les  corps, 
rappelés  en  campagne,  furent  réunis  à  Blida;  le  mauvais  temps  les 
y  retint  jusqu'au  26.  La  colonne  expéditionnaire  était  constituée  en 
deux  divisions  ;  la  première,  commandée  par  le  duc  de  Nemours  et 
sous  ses  ordres  par  le  général  Changainier,  se  composait  du  17^  lé- 
ger, du  24^  et  du  AS*  de  ligne  ;  la  seconde,  ayant  à  sa  tète  le  gé- 
néral Baraguey  d'Hilliers,  comprenait  les  zouaves,  le  2®  bataillon 
d'Afrique  et  deux  bataillons  détachés  du  26®  et  du  58®.  Les  tirail- 
leurs indigènes  formaient  réserve  avec  le  l^''  et  le  h^  régimens  de 
chasseurs  d'Afrique,  les  gendarmes  français,  les  gendarmes  maures, 
un  fort  détachement  du  génie  et  six  obusiers  de  montagne.  Pour 
donner  à  Baraguey  d'Hilliers,  qui  d'ailleurs  était  l'ancien  de  Duvi- 
vier,  une  division  active,  le  gouverneur  avait  appelé  celui-ci  au 
commandement  militaire  et  à  l'administration  supérieure  d'Alger. 
«  Vous  avez  fait  vos  preuves  dans  la  guerre  d'Afrique,  lui  avait-il 
écrit;  d'autres  ont  besoin  de  les  faire.  A  chacun  sa  part  de  gloire 
et  d'administration.  »  C'était  un  commencement  de  défaveur;  Du- 
vivier  en  eut  un  vif  ressentiment. 

La  pluie  ayant  cessé,  le  27,  les  opérations  commencèrent.  Le 
convoi  destiné  à  Médéa  y  fut  conduit  sans  difficulté,  le  29  ;  puis, 
après  un  jour  de  repos,  la  colonne  prit,  dans  la  direction  de  Miliana, 
le  chemin  plus  court  que  Ghangarnier  avait  déjà  reconnu  et  suivi 
en  1840.  Le  2  mai,  à  six  heures  du  matin,  l'avant-garde  atteignit 
la  gorge  d'où  l'Oued-Boutane  amène  au  Ghélif  les  eaux  du  Zaccar. 
Une  cavalerie  nombreuse  se  tenait  en  observation  à  quelque  dis- 
tance dans  la  plaine  ;  on  pouvait  l'évaluer  à  neuf  ou  dix  mille  che- 
vaux. Pendant  que  le  convoi  montait  lentement  vers  la  place,  un 
millier  de  Kabyles  se  jeta  inopinément  sur  son  flanc  gauche,  qui 
était  mal  couvert, et  y  causa  quelque  désordre;  mais  cette  petite 
échauffourée  n'eut  d'autre  elïet  que  de  retarder  le  déchargement 
des  mulets. 


LA    CONQUÊTE    DE    l'aLGÉRIE.  771 

En  étudiant  le  terrain  et  la  disposition  de  ce  qu'on  pouvait  aper- 
cevoir des  forces  ennemies  aux  alentours,  le  général  Bugeaud  con- 
çut l'espoir  de  les  attirer  le  lendemain  à  sa  suite  et  de  leur  infliger 
d'un  seul  coup  une  défaite  décisive.  Il  fit  donc  sans  tarder  le  plan 
de  ce  qu'il  a  toujours  appelé,  avec  une  complaisance  mêlée  de 
regret,  «  sa  bataille  sous  Miliana.  »  L'infanterie  se  prolongeait 
au-dessus  de  l'Oued-Boutane,  sur  les  hauteurs  de  la  rive  droite, 
depuis  le  seuil  du  défdé  jusqu'à  2  ou  3  kilomètres  de  la  place;  der- 
rière elle,  dans  le  fond,  étaient  massés  le  convoi  et  les  escadrons 
de  chasseurs.  Le  soir  venu,  le  gouverneur  fit  appeler  le  général 
Changarnier  et  lui  donna  en  particulier  ses  instructions,  afin  de  lui 
faire  bien  comprendre  la  manœuvre  qu'il  avait  décidée. 

La  composition  des  deux  divisions  avait  subi  quelques  modifica- 
tions; ainsi  le  17*'  léger  avait  passé  de  la  première  à  la  seconde,  le 
58®  et  le  bataillon  d'Afrique  de  la  seconde  à  la  première.  C'était 
celle-ci  qui  occupait  la  gauche  de  la  ligne  ;  elle  avait  pour  mission 
de  tenir  ferme  sur  ses  positions  et  de  servir  de  pivot  à  la  droite,  qui, 
simulant  une  retraite,  devait  reculer  d'abord,  puis,  quand  l'ennemi 
serait  descendu  en  force  dans  la  vallée,  exécuter  contre  lui  un  re- 
tour offensif.  Enfin  le  gouverneur  avait  prescrit  au  colonel  Bedeau 
d'embusquer,  pendant  la  nuit,  les  deux  bataillons  du  17®  léger 
dans  Miliana,  d'en  sortir  brusquement  au  signal  du  canon,  de  se 
jeter  sur  les  derrières  de  l'ennemi  et  de  lui  couper  la  retraite. 

Le  3  mai,  au  point  du  jour,  les  troupes  de  la  l""®  division  étaient 
rangées  suivant  les  données  de  ce  programme.  Tout  à  gauche, 
entre  le  bataillon  d'Afrique  et  le  détachement  du  génie,  postés  de 
part  et  d'autre  sur  les  hauteurs  extrêmes  des  deux  rives,  le  seuil 
du  défilé  était  gardé  par  un  des  deux  bataillons  du  24%  sous  les 
ordres  du  due  d'Aumale;  l'autre,  commandé  par  le  colonel  Gentil, 
se  tenait  avec  le  58®  un  peu  en-deçà  des  crêtes,  et  se  reliait  à 
droite  avec  les  corps  de  la  deuxième  division,  tirailleurs  indigènes, 
zouaves  et  26®  de  ligne.  En  face  de  cette  ligue  de  bataille,  l'en- 
nemi développait  la  sienne.  Dans  la  plaine  du  Chélif,  la  cavalerie 
arabe  s'était  rapprochée,  prête  évidemment  à  charger  la  colonne 
française  au  débouché  du  vallon.  Sur  le  versant  des  montagnes,  au 
sud-ouest  de  Miliana,  on  apercevait,  derrière  les  drapeaux  d'Abd-el- 
Kader,  trois  forts  bataillons  de  réguliers,  entre  deux  grosses  masses 
de  fantassins  kabyles.  Le  général  Bugeaud  évaluait  à  une  vit)gtaine 
de  mille  combattans,  infanterie  et  cavalerie,  les  forces  que  l'émir 
avait  appelées  et  concentrées  sur  ce  terrain. 

Entre  six  et  sept  heures  du  matin,  les  premiers  coups  de  feu 
avaient  été  tirés  ;  les  Kabyles  commençaient  à  descendre,  et  les 
réguliers  suivaient  lentement.  «  Quand  j'aurais  conduit  moi-même 
toutes  ces  troupes  pour  les  faire  tomber  dans  le  piège  que  je  leur 


772  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avais  tendu,  a  dit  le  général  Bugeaud  dans  son  rapport,  je  ne  les 
aurais  pas  dirigées  autrement  qu'elles  ne  firent.  Tout  le  monde 
autour  de  moi  rayonnait  d'espérance,  et  moi-même  je  pensais  sé- 
rieusement que  je  ferais  au  moins  2,000  prisonniers.  Je  fis  sonner 
la  retraite  pour  mes  tirailleurs  ;  mais  les  Kabyles,  ignorant  nos  son- 
neries, crurent  que  c'était  la  charge  ;  ils  rétrogradèrent.  Je  défendis 
alors  l'usage  des  sonneries  et  du  tambour  ;  tous  les  commande- 
mens  durent  être  faits  à  la  voix.  Cependant  l'ennemi  hésitait  tou- 
jours et  avançait  peu.  »  Si  le  général  Bugeaud  était  habile  aux 
ruses  de  guerre,  Abd-el-Kader  ne  l'était  pas  moins.  Cette  retraite  si 
bien  réglée,  si  méthodique,  si  lente,  lui  parut  suspecte. 

Les  heures  s'écoulaient  ainsi,  en  tirailleries  sans  conséquence, 
quand  tout  à  coup,  un  peu  avant  midi,  le  gouverneur  entendit  sur 
sa  gauche  des  feux  de  salve  et  le  son  de  la  charge.  Il  était  à  l'ex- 
trême droite,  auprès  du  26®;  eh  vain  courut-il  pour  arrêter  ce  mou- 
vement intempestif;  il  n'était  plus  temps  :  zouaves,  tirailleurs,  2/i®, 
58%  étaient  lancés.  Il  n'y  avait  plus  qu'à  les  soutenir.  Un  escadron 
du  h^  chasseurs  et  les  gendarmes  maures  étaient  sous  la  main  du 
général  ;  il  les  fit  partir  à  fond  de  train.  De  Miliana  cependant,  le 
17®.  léger  arrivait  à  la  course  ;  mais  il  n'y  avait  plus  ni  réguUers  ni 
Kabyles  même  à  prendre  à  revers;  les  premiers  ne  s'étaient  jamais 
aventurés  assez  près  et  les  autres  s'étaient  hâtés  de  fuir  ;  en  un 
quart  d'heure,  tout  avait  disparu.  Il  ne  restait  qu'une  centaine  de 
morts  sur  le  terrain  et  quelques  prisonniers  entre  les  mains  du 
vainqueur. 

Qu'était-il  donc  arrivé  à  la  gauche  pour  qu'elle  eût  ainsi  dérangé 
les  combinaisons  du  général  en  chef?  Vers  onze  heures  et  demie, 
une  grosse  colonne  de  Kabyles  s'était  formée  en  avant  d'elle,  dans 
un  ravin  dérobé  aux  vues  du  gouverneur.  Évidemment  Abd-el-Kader 
voulait  savoir  ce  qu'il  y  avait  dans  cette  région  mystérieuse  et 
silencieuse.  Contrairement  aux  instructions  données  à  la  droite,  la 
gauche  avait  ordre  seulement  de  tenir  ferme;  il  ne  lui  avait  pas 
été  prescrit  de  rétrograder.  En  cédant  du  terrain  d'ailleurs,  elle 
eût  risqué  de  compromettre  la  cavalerie  et  le  convoi  entassés  dans 
la  gorge  de  l'Oued-Boutane.  La  colonne  kabyle  avançait;  elle  n'était 
plus  qu'à  200  ou  300  mètres  des  crêtes  en-deçà  desquelles  se  tenaient 
couverts  le  bataillon  du  24®  et  celui  du  58®.  Était-il  prudent  de  la 
laisser  avancer  davantage?  Sur  l'avis  du  général  Changarnier,  le 
duc  de  Nemours  donna  l'ordre  de  prendre  l'offensive.  Les  deux 
bataillons  se  dressèrent,  couronnèrent  les  crêtes,  fournirent  la 
salve,  et,  tambour  battant,  baïonnette  croisée,  se  jetèrent  sur  les 
Kabyles.  L'impétuosité  de  ce  mouvement  entraîna  de  proche  en 
proche  les  corps  échelonnés  vers  la  droite,  et  ce  fut  ainsi  qu'en 
moins  de  quelques  minutes  la  charge  battit  sur  toute  la  ligne. 


LA    CONQUÊTE   DE   l' ALGERIE.  773 

Avant  trois  heures,  toute  l'armée  débouchait  dans  la  plaine  du 
Ghélif  ;  de  la  cavalerie  arabe,  on  ne  voyait  plus  que  la  poussière 
soulevée  par  sa  retraite.  Le  bivouac  fut  installé,  comme  d'habi- 
tude, auprès  du  marabout  de  Sidi-Abd-el-Kader. 

Le  soir  venu,  comme  d'habitude  aussi,  le  général  Bugeaud  con- 
voqua dans  sa  tente  les  généraux  et  les  chefs  de  corps.  Avant  de 
donner  l'ordre  pour  le  lendemain,  il  se  mit  à  faire  une  conférence 
critique  sur  les  incidens  de  la  journée.  11  commença  par  s'accuser 
lui-même  d'une  première  faute,  qui  était  d'avoir  établi  sa  ligne  de 
combat  sur  la  rive  droite  de  l'Oued  Boutane  plutôt  que  sur  l'autre 
rive;  puis  il  passa  au  mouvement  de  la  gauche,  à  l'oifensive  trop 
précipitée,  selon  lui,  qu'elle  avait  prise,  et,  par  suite,  au  médiocre 
résultat  d'une  affaire  qui  pouvait  tout  décider.  «  Une  demi-heure 
de  patience  intelligente  de  plus,  dit-il  en  manière  de  conclusion, 
et  au  lieu  d'un  succès  incomplet,  nous  en  aurions  eu  un  très  grand.  » 
Faites  d'abord  avec  mesure  et  d'un  ton  calme,  ces  observations 
furent  accueillies  en  silence  par  le  duc  de  Nemours,  qui  n'en  parut 
aucunement  blessé.  Il  n'en  fut  pas  ainsi  du  général  Ghangarnier; 
le  mot  de  «  patience  intelligente,  »  qu'il  sentait  bien  envoyé  à  son 
adresse,  l'avait  piqué  au  vif.  Sa  réplique  s'en  ressentit;  elle  fut 
sèche,  aigre,  cassante.  Il  donna  des  raisons  qui  pouvaient  être 
bonnes,  mais  l'accent  du  raisonneur  n'était  pas  fait  pour  con- 
vaincre, encore  moins  pour  adoucir  et  persuader  son  interlocuteur. 
Le  général  Bugeaud  était  irascible,  et  comme  l'éducation  ni  l'usage 
du  monde  n'avaient  refréné  son  tempérament,  il  lui  arrivait  sou- 
vent de  donner  à  ses  contradicteurs  de  terribles  coups  de  bou- 
toir. «  Il  y  a  des  années  que  je  fais  la  guerre,  venait  de  dire  Ghan- 
garnier, et,  pour  mon  métier,  je  crois  bien  le  savoir.  »  —  «  Eh! 
monsieur,  repartit  tout  à  coup  le  gouverneur,  le  mulet  du  maré- 
chal de  Saxe  a  fait  vingt  campagnes,  et  il  est  toujours  resté  mulet,  d 
Ainsi  finit  la  conférence  ;  le  gouverneur  y  coupa  court  en  donnant 
brièvement  l'ordre  ;  et  les  auditeurs  de  cette  étrange  controverse  se 
séparèrent,  plus  ou  moins  scandalisés,  plus  ou  moins  satisfaits, 
car  il  y  avait  des  uns  et  des  autres.  L'anecdote  du  mulet  fit  rapi- 
dement le  tour  du  bivouac;  on  en  rit  beaucoup,  même  parmi  ceux 
qui  appréciaient  au  plus  haut  la  valeur  du  général  Ghangarnier  ; 
mais,  à  cause  de  son  orgueil  et  de  la  raideur  de  son  caractère,  il 
n'avait  pas  autant  d'amis  qu'il  se  plaisait  volontiers  à  le  croire. 

Le  h  mai,  le  général  Bugeaud  suivit  la  rive  droite  du  Ghélif  jus- 
qu'à El-Kantara,  passa  le  pont,  et,  le  lendemain,  remonta  par  la 
rive  gauche  en  ravageant  le  territoire  des  Beni-Zong-Zoug.  Gette 
journée  du  5  mai  fut  une  belle  journée  de  cavalerie.  11  n'y  eut  pas 
moins  de  trois  engagemens  distincts  contre  trois  corps  venus  de 
trois  points  diiïérens.  Le  premier  fut  le  plus  vif  et  le  plus  disputé. 


17 h  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

Abd-el-Kader  y  combattit  en  personne,  à  la  tête  de  ses  cavaliers 
rouges,  qui,  après  avoir  tenu  tête  aux  gendarmes  français  et  aux 
gendarmes  maures,  ne  cédèrent  que  devant  la  charge  des  deux  ré- 
gimens  de  chasseurs  d'Afrique.  A  peine  ce  premier  combat  avait- il 
pris  fin,  qu'on  vit  apparaître  successivement  les  goums  de  l'ouest 
amenés  par  Miloud-ben-Arach,  et  ceux  de  l'est  amenés  par  Bar- 
kani  ;  mais  ni  les  uns  ni  les  autres  n'osèrent  s'engager  à  fond. 
Après  une  courte  fusillade,  dès  qu'ils  virent  qu'on  marchait  réso- 
lument à  eux,  ils  tournèrent  bride  et  disparurent.  «Commencée  par 
un  combat  brillant,  a  dit  le  général  Bugeaud  dans  son  rapport, 
cette  journée  a  été  encore  intéressante  par  cette  circonstance  que 
trois  gros  corps  de  cavalerie,  formant  entre  eux  un  triangle  au  mi- 
lieu duquel  je  me  trouvais,  ont  été  battus  et  mis  en  fuite  par  envi- 
ron 1,100  chevaux,  que  soutenaient  quelques  bataillons  d'infan- 
terie. Ces  faits  sont  de  nature  à  déconsidérer  la  cavalerie  de  l'émir 
aux  yeux  des  populations  arabes.  »  Après  avoir  traversé  sur  trois 
colonnes  les  montagnes  des  Soumata,  dont  les  gourbis  furent  brû- 
lés, le  corps  expéditionnaire  descendit  dans  la  Métidja  pour  prendre 
un  repos  de  quelques  jours. 

Pendant  l'absence  du  gouverneur,  le  khalifa  Ben-AUal-ben-Sidi- 
Mbarek  avait  tenté  un  coup  de  main  sur  Koléa  la  sainte,  la  cité 
consacrée  par  les  vertus  des  illustres  marabouts  ses  ancêtres; 
énergiquement  commandée  par  le  chef  de  bataillon  Poërio,  de  la 
légion  étrangère,  la  petite  garnison  s'était  victorieusement  défen- 
due. Malheureusement,  à  quelques  jours  de  là,  près  d'Ouled-Fayet, 
au  cœur  même  du  Sahel,  les  Hadjoutes  avaient  surpris  et  détruit 
un  détachement  d'une  quarantaine  d'hommes  imprudemment  aven- 
turés par  le  capitaine  Mulier. 

Le  10  mai,  un  arrêté  du  gouverneur  appela  le  général  de  Bar 
au  commandement  du  territoire  d'Alger;  Davivier,  qui  en  avait  été 
investi  trois  semaines  auparavant,  demanda  sa  mise  en  disponibi- 
lité immédiate.  En  transmettant  sa  demande  au  maréchal  Soult, 
ministre  de  la  guerre,  le  général  Bugeaud  y  ajouta  les  observa- 
tions suivantes  :  «  M.  le  maréchal  Valée  avait  nommé  le  général 
Duvivier  commandant  de  la  province  de  Titteri;  c'était  une  illu- 
sion, car  M.  Duvivier  n'a  jamais  commandé  que  dans  les  murs  de 
Médéa.  Il  a  réclamé  vainement  les  troupes  que  M.  le  maréchal  lui 
avait  promises  à  la  lin  de  la  campagne.  Depuis  que  j'ai  pris  le  com- 
mandement, M.  Duvivier  a  plusieurs  fois  réclamé  l'exécution  des 
promesses  faites  par  mon  prédécesseur.  Je  me  suis  attaché  à  lui 
prouver,  par  des  calculs  d'elfectifs  et  surtout  de  subsistances,  que 
cela  ne  se  pouvait  pas  en  ce  moment,  mais  je  lui  promettais  que, 
si  la  campagne  tournait  bien,  je  lui  donnerais  3,000  ou  /i, 000  hommes 
pour  achever  la  soumission  du  pays  et  changer  son  titre  fictif  en 


LA    CONQUÊTE    DE   l'aLGÉRIE.  775 

iQvestiture  réelle.  Il  ne  se  payait  d'aucune  de  mes  raisons  et  sou- 
tenait que  je  le  pouvais  dès  à  présent;  que,  quant  aux  subsistances, 
il  s'arrangerait  pour  vivre.  On  ne  se  décide  pas  à  des  actes  aussi 
graves  sur  des  assurances  de  cette  nature.  J'ai  donc  résisté,  et 
M.  Duvivier  a  pris  l'attitude  de  mécontent.  Au  fond,  son  méconten- 
tement avait  une  cause  plus  puissante  :  il  jalousait  Baraguey  d'Hil- 
liers,  qui  lui  enlevait  le  rang  d'ancienneté  ;  il  jalousait  encore  plus 
La  Moricière,  qui,  étant  son  cadet,  a  un  beau  commandement  iDien 
réel.  Il  m'a  demandé  un  congé  que  je  lui  ai  accordé  sans  regret, 
parce  que,  avec  du  talent  et  du  courage,  il  a  un  esprit  bizarre  et 
inquiet  qui  lui  a  fait  perdre  beaucoup  dans  l'armée.  Dans  ces  der- 
niers temps,  il  avait  peu  la  confiance  des  troupes.  Il  est  fâcheux 
qu'il  ait  quelques  travers  d'esprit,  car  il  a  de  grandes  qualités  mi- 
litaires, et  je  ne  doute  pas  qu'après  avoir  pris  quelque  repos,  dont 
il  a  d'ailleurs  besoin,  il  ne  puisse  rendre  encore  à  la  France  des 
services  distingués.  » 

Quels  qu'aient  été  les  défauts  et  les  torts  de  Duvivier,  nous  ne 
pouvons  pas  oublier  qu'il  date  en  Afrique  de  1830,  et  lorsque, 
après  avoir  peiné  à  la  tâche  depuis  l'aube  du  jour,  se  voyant  pré- 
férer un  ouvrier  de  l'onzième  heure,  il  s'éloigne,  c'est  un  devoir 
pour  nous  de  saluer  avec  respect  et  regret  son  départ. 


III. 


Le  général  Bugeaud  avait  hâte  de  rejoindre  La  Moricière  dans  la 
province  d'Oran.  Gomme  il  voulait  diviser  les  forces  d'Abd-el-Kader 
et  frapper  en  même  temps,  par  des  coups  simultanés,  l'imagina- 
nation  des  Arabes,  il  avait  décidé  que,  pendant  qu'il  marcherait  à 
la  destruction  de  Takdemt,  Baraguey  d'Hilliers  marcherait  à  la  des- 
truction de  Boghar  et  de  Taza.  C'est  pourquoi  il  avait  reconstitué 
la  colonne  expéditionnaire  à  peine  revenue  de  Miliana.  Dix  batail- 
lons, 1,100  chevaux  des  chasseurs  d'Afrique,  des  gendarmes  et  des 
spahis,  deux  compagnies  de  sapeurs,  quatre  sections  d'obusiers  de 
montagne,  deux  sections  d'ambulance  et  850  mulets  de  bât,  voilà 
l'ensemble  des  forces  qu'il  confiait  à  celui  de  ses  lieutenans  qui 
avait  alors  ses  préférences. 

Depuis  que,  dans  les  derniers  jours  de  février,  La  Moricière  était 
venu  prendre  les  instructions  de  son  chef,  pas  une  heure  n'avait  été 
perdue,  pas  un  détail  sacrifié  pour  donner  à  l'exécution  de  son  pro- 
gramme toute  la  perfection  possible.  Gomme  c'était  de  Mostaganem 
que  devait  partir  le  corps  expéditionnaire,  La  Moricière  y  avait  fait 
construire  des  baraquemens  pour  15,000  hommes  et  3,000  che- 
vaux, des  magasins  aux  vivres,  des  magasins  d'habillement,  d'équi- 


776  REVDE   DES    DEUX    MONDES. 

pemeDt,  de  harnachement,  et  tous   ces  magasins   étaient  remplis 
jusqu'aux  combles  d'approvisionnemens  de  toute  espèce. 

Les  panégyristes  de  Bugeaud  et  ceux  de  La  Moricière  se  sont  dis- 
puté pour  ainsi  dire  le  soldat,  et,  cherchant  à  l'accaparer  chacun 
au  profit  de  son  saint,  ils  se  sont  efforcés  d'attribuer  exclusivement, 
les  uns  à  celui-ci,  les  autres  à  celui-là,  des  innovations  heureuses, 
des  améliorations  qui  sont  en  fait  l'œuvre  commune  de  tous  les 
deux  et  de  quelques  autres  encore.  Telle  avait  été  imaginée  par 
La  Moricière  aux  zouaves  ;  telle  par  Bugeaud  l'année  de  la  Sikak  ; 
telle  au  2®  léger  par  Changarnier;  telle  par  les  troupiers  eux- 
mêmes  :  ainsi  du  sac  de  campement  décousu  et  transformé  en 
tente-abri  ;  ainsi  de  la  couverture  coupée  en  deux  ;  ainsi  de  la  large 
ceinture  de  laine  plusieurs  fois  roulée  autour  du  corps  ;  ainsi  de  la 
cravate  de  cotonnade  substituée  au  col-carcan.  L'administration, 
surtout  les  bureaux  de  Paris,  avaient  beau  crier  au  scandale  et  me- 
nacer les  novateurs  d'imputer  sur  leur  solde  les  dépenses  non  pré- 
vues, le  progrès  allait  son  chemin. 

Les  premières  années  qui  suivent  18ZiO  sont,  grâce  aux  néces- 
sités de  la  guerre  d'Afrique,  une  époque  de  transition.  Voici  les 
chasseurs  à  pied,  avec  leur  shako-casquette,  leur  tunique,  leur 
ceinturon,  leur  cartouchière,  leur  carabine;  bientôt  l'infanterie  va 
délaisser  les  buffleteries  croisées  sur  la  poitrine;  le  shako-boisseau 
sera  peu  à  peu  remplacé  par  le  képi,  qui  s'appellera  d'abord  la  cas- 
quette; au  fusil  à  pierre  va  se  substituer  l'arme  à  percussion. 

Bugeaud  comme  La  Moricière,  La  Moricière  comme  Bugeaud, 
encouragent  ces  transformations.  Ils  ont  les  mêmes  idées  sur  l'al- 
légement des  colonnes,  et  par  conséquent  des  élémens  qui  les  com- 
posent. Bugeaud  écrit  d'Alger,  le  là  avril,  à  La  Moricière  :  «  Je 
vois  avec  grande  satisfaction  que  vous  vous  occupez  des  détails  ; 
c'est  avec  les  détails  bien  faits  et  constamment  soignés  que  l'on 
obtient  des  succès  à  la  guerre.  Malheur  aux  généraux  qui  négligent 
les  détails  !  Simplifiez  vos  sacs  autant  que  possible  :  ils  ne  doivent 
contenir  qu'une  chemise,  une  paire  de  guêtres,  une  trousse  réduite 
au  strict  nécessaire,  les  cartouches  et  les  vivres.  Les  soldats  ne 
doivent  porter  que  la  paire  de  souliers  qu'ils  ont  aux  pieds,  mais  il 
faut  qu'elle  soit  bonne  et  déjà  essayée.  » 

Quand  le  général  Bugeaud  débarqua,  le  15  mai,  à  Mostaganem, 
avec  le  duc  de  Nemours,  il  trouva  tout,  hommes  et  choses,  dans  le 
plus  bel  ordre.  Les  troupes  amenées  d'Oran  par  La  Moricière  com- 
prenaient :  un  bataillon  du  6^  léger,  deux  bataillons  du  13®  léger, 
deux  du  15®  léger,  deux  du  Al®  de  ligne,  deux  du  56®,  à  quoi  il 
faut  ajouter  les  deux  bataillons  de  zouaves  venus  d'Alger  avec  le 
gouverneur.  La  cavalerie  se  composait  du  2®  régiment  de  chas- 
seurs d'Afrique,  des  spahis  réguliers  d'Oran,  et  de  500  Douair  et 


LA    CONQUÊTE    DE    l'aLGÉRIE.  777 


Sméla.  Comme,  à  Takdemt,  il  pouvait  y  avoir  un  siège  à  faire,  des 
murs  à  renverser  par  le  canon  ou  par  la  sape,  le  général  Bugeaud 
emmenait  par  exception,  outre  une  batterie  de  montagne,  trois 
pièces  de  8  et  trois  de  12,  enfin  un  certain  nombre  de  prolonges 
chargées  de  munitions,  d'outils  et  d'engins  à  l'usage  du  génie. 
Outre  les  vivres  charriés,  chaque  homme  en  portait  pour  huit  jours 
dans  le  sac,  et  les  chevaux  de  la  cavalerie  étaient  chargés  chacun 
de  60  kilogrammes  de  riz.  Le  corps  expéditionnaire  était  formé  en 
deux  divisions,  commandées,  la  première  par  le  duc  de  Nemours, 
la  seconde  par  La  Moricière. 

Des  itinéraires  tracés  parle  capitaine  d'état-major  de  Martimprey, 
d'après  les  indications  et  les  dires  des  indigènes  recueillis  par  le 
commandant  Daumas  et  le  capitaine  d'artillerie  Walsin-Esterhazy, 
avaient  permis  de  dresser  une  carte  des  communications  entre 
Mostaganem,  Mascara  et  Takdemt,  et  ce  travail  était  si  bien  fait 
qu'après  l'expédition  le  général  Bugeaud  put  en  signaler  au  mi- 
nistre le  mérite  vraiment  extraordinaire  :  «  Nous  n'avons  trouvé, 
a-t-il  dit  dans  son  rapport,  aucun  mécompte  ni  sur  les  distances, 
ni  sur  la  configuration  des  lieux,  ni  sur  les  eaux,  ni  sur  les  cul- 
tures. »  A  la  direction  théorique  le  capitaine  de  Martimprey  allait 
joindre  la  direction  pratique  de  la  marche  de  chaque  jour.  Escorté 
des  guides  arabes  et  suivi  d'un  cavalier  porteur  d'un  fanion  décoré 
d'une  étoile  rouge  sur  fond  blanc,  il  devait  précéder  d'une  qua- 
rantaine de  pas  la  tête  de  la  colonne.  Sous  le  surnom  &' Étoile  po- 
laire, ce  fanion  ne  tarda  pas  à  devenir  célèbre  dans  la  division 
d'Oran. 

Tout  étant  prêt  et  la  place  de  chacun  réglée  dans  la  colonne,  elle 
se  mit  en  mouvement,  le  18  mai.  Huit  jours  après,  le  25,  sans  au- 
tres incidens  que  l'échange  de  quelques  coups  de  fusil  à  l'arrière- 
garde,  elle  déboucha  devant  un  fort  en  pierre  d'où  s'élevait  dans 
l'air  immobile  un  long  panache  de  fumée  ;  c'était  Takdemt.  Après 
y  avoir  mis  le  feu,  Abd-el-Kader  se  tenait  en  observation  avec  une 
troupe  de  cavaliers  sur  la  hauteur  voisine;  on  envoya  contre  lui  les 
zouaves  :  il  s'éloigna.  Pendant  ce  temps,  le  lieutenant-colonel  Pé- 
lissier,  chef  d'état-major  de  la  division,  entrait  avec  le  capitaine 
de  Martimprey  dans  le  fort.  Sous  la  première  voûte,  ils  virent  un 
chien  et  un  chat  pendus  l'un  en  face  de  l'autre  ;  ces  deux  victimes 
allégoriques  étaient  là  sans  doute  pour  faire  allusion  à  l'inimitié  du 
musulman  et  du  roiuni.  Le  26,  dans  la  matinée,  le  génie  fit  sauter 
les  magasins,  la  fabrique  d'armes,  et  ouvrit  de  larges  brèches  dans 
les  murs  solidement  construits.  Aussitôt  après  l'explosion  des  four- 
neaux, le  corps  expéditionnaire  se  remit  en  marche,  sauf  une  em- 
buscade que  le  gouverneur  laissa  dans  les  ruines.  Il  avait  bien  prévu 
que  les  Arabes  ne  manqueraient  pas  d'y  venir  voir;  ils  y  vinrent 


778  REVUE    DES   DEUX    MONDES, 

en  effet  pour  leur  malheur,  après  quoi  l'embuscade  rejoignit  allè- 
grement la  colonne. 

On  suivait  la  route,  ou  plus  exactement  la  direction  de  Mascara  ; 
car  de  route  il  n'y  avait  pas  trace.  Selon  l'habitude  constante  des 
Arabes,  qui,  au  lieu  de  s'opposer  à  un  mouvement  offensif,  atten- 
dent pour  se  montrer  le  moment  du  retour,  la  nombreuse  cava- 
lerie d'Abd-el-Kader  ne  cessait  de  harceler  par  une  fusillade,  peu 
meurtrière  d'ailleurs,  l'arrière-garde  et  les  flancs  de  l'armée.  Près 
de  Fortassa,  elle  parut  d'abord  plus  entreprenante  ;  car,  ayant  gagné 
les  devans,  elle  occupait  une  série  de  hauteurs  que  les  Français  de- 
vaient nécessairement  franchir.  Déjà  le  général  Bugeaud  croyait 
tenir  cette  bataille  dont  il  attendait  depuis  si  longtemps  la  chance  ; 
vain  espoir  :  dès  que  l'infanterie  eût  fait  ses  dispositions  d'attaque, 
l'ennemi  tourna  bride  et  s'éloigna  au  galop. 

Il  ne  tenta  pas  plus  sérieusement  de  défendre  Mascara  qu'il  n'avait 
défendu  Takdemt.  L'armée  y  arriva,  le  30  mai.  La  ville,  absolument 
déserte,  n'était  heureusement  pas  détruite.  Il  fut  facile  d'y  trouver 
des  locaux  pour  l'hôpital,  les  magasins,  le  casernement.  «  Il  serait 
possible,  disait  le  gouverneur,  d'y  loger  6,000  ou  7,000  hommes,  et 
il  serait  avantageux  de  les  y  maintenir  ;  la  difficulté  ne  consiste  que 
dans  les  moyens  de  les  y  faire  vivre.  »  Bien  qu'il  fût  devenu  sin- 
cèrement algérien,  le  général  Bugeaud  n'apportait  pas  encore  dans 
ses  conceptions  de  néophyte  la  robuste  conviction  des  vieux  croyans, 
tels  que  La  Moricière  ou  Cavaignac.  Quand  naguère  Duvivier  avait 
assuré  qu'à  Médéa  il  saurait  «  s'arranger  »  pour  vivre  :  «  On  ne  se 
décide  pas  à  des  actes  aussi  graves,  avait  répondu  le  gouverneur, 
sur  des  assurances  de  cette  nature.  »  Pour  Mascara,  ses  préoccu- 
pations étaient  au  moins  égales. 

11  y  a,  sur  ce  sujet,  dans  les  mémoires  si  intéressans  et  si  véri- 
diques  du  général  de  Martimprey,  une  anecdote  significative.  Alors 
simple  capitaine  d'état-major,  mais  chargé  du  service  topogra- 
phique et  gardien  de  l'Étoile  polaire,  il  avait  été  invité  à  dîner,  au 
bivouac  de  Fortassa,  par  le  gouverneur,  avec  trois  députés  en  tournée 
d'Afrique,  le  colonel  de  La  Rue,  aide-de-camp  du  ministre  de  la 
guerre,  les  officiers  du  duc  de  Nemours  et  ceux  de  l'amphitryon. 
«  La  conversation,  toujours  animée  autour  du  général  en  chef,  dit 
M.  de  Martimprey,  eut,  ce  jour-là,  pour  texte,  la  difficulté  de  faire 
la  guerre  dans  un  pays  dénué  de  ressources  comme  l'Algérie.  Or 
nous  étions  campés  au  milieu  de  très  belles  moissons,  et  nous  avions 
pour  sièges  des  gerbes  de  blé.  Excité  à  la  contradiction  par  la  vue 
de  ces  richesses  agricoles,  je  me  hasardai  à  dire  que  je  voudrais 
bien  savoir  si  les  légions  romaines  ne  vivaient  pas  sur  ce  pays  qu'on 
appelait  alors  le  grenier  de  l'Italie.  Je  n'avais  pas  fini  cette  malheu- 
reuse phrase  que  la  foudre  m'avait  déjà  frappé.  Le  général  me  reprocha 


LA  CONQUÊTE  DE  l' ALGERIE.  779 

d'être  l'écho  du  général  de  La  Moricière  et  du  colonel  Cavaignac, 
et  de  venir  à  dessein  lui  dire  en  face,  et  en  choisissant  mon  audi- 
toire, qu'on  pouvait  vivre  sur  le  pays,  afin  que,  si  plus  tard  il  ne 
le  soumettait  pas,  on  pût  soutenir  que  cet  échec  tenait  à  ce  que 
lui,  général  Bugeaud,  s'était  refusé  à  employer  les  moyens  qu'on 
lui  avait  indiqués  pour  y  parvenir.  Mes  excuses  furent  mal  reçues. 
J'avais  indiqué  qu'il  y  avait  des  ressources  à  tirer  de  ces  moissons 
qui  couvraient  la  terre  :  un  ordre  du  jour  me  chargea  d'assurer 
avec  elles  l'approvisionnement  des  magasins  de  Mascara.  »  D'abord 
étourdi  de  cet  ordre  qui  lui  tombait  sur  la  tête,  le  capitaine,  en- 
couragé par  La  Moricière,  se  mit  résolument  à  l'œuvre. 

Après  deux  journées  de  repos  à  Mascara,  débarrassé  de  l'artil- 
lerie de  campagne  et  de  réserve  qui  devait  servir  à  la  défense  de 
la  place,  le  corps  expéditionnaire  avait  repris,  le  1"  juin,  la  direc- 
tion de  Mostaganem.  La  garnison  de  Mascara,  sous  le  commande- 
ment du  colonel  Tempoure,  se  composait  des  deux  bataillons  de 
son  régiment,  le  15^  léger,  d'un  bataillon  du  Al®  de  ligne,  dont  le 
chef  était  le  commandant  Géry,  de  trois  compagnies  de  sapeurs  et 
d'un  détachement  de  canonniers.  L'administration  avait  versé  dans 
ses  magasins  de  vivres  un  approvisionnement  de  cinquante  jours. 
Il  s'agissait  d'augmenter  ou  de  maintenir  au  moins  à  niveau  cet 
approvisionnement,  en  fait  de  céréales.  Le  colonel  Tempoure  et  sur- 
tout le  commandant  Géry  s'y  prêtèrent  ;  ils  fournirent  au  capitaine 
de  Marti mprey  des  corvées  de  moissonneurs  ;  malheureusement 
c'était  trop  tôt:  ni  l'orge  ni  le  blé  n'étaient  assez  mûrs;  le  rendement 
en  grains  fut  médiocre  ;  mais  on  eut  de  la  paille  pour  le  couchage 
des  malades.  11  en  était  des  boutades  du  général  Bugeaud  comme 
des  bourrasques  d'équinoxe  :  violentes  et  courtes.  Quand  il  revint  à 
Mascara,  il  fit  bonne  mine  au  capitaine  moissonneur  et  lui  donna 
les  moyens  de  continuer  son  œuvre. 

Le  retour  à  Mostaganem  ne  s'était  pas  aussi  paisiblement  exécuté 
que  le  voyage  de  Takdemt.  Au  lieu  de  prendre  le  chemin  connu  par 
El-Bordj,  le  gouverneur  avait  voulu  couper  au  plus  court,  à  travers 
les  montagnes  des  Beni-Chougrane  ;  mais  le  défilé  d'Akbet-Kredda 
se  trouva  plus  difficile  qu'il  n'avait  pensé.  C'était  une  arête  étroite, 
séparée  à  droite  et  à  gauche  par  des  ravins  infranchissables  de 
deux  crêtes  parallèles  qu'Abd-el-Kader  avait  fait  occuper  par  de 
bons  tireurs.  Ce  fut  l'arrière-garde,  composée  de  trois  bataillons 
détachés  des  6®  et  13®  léger  et  du  hV  de  ligne,  sous  les  ordres  du 
général  Levasseur,  qui  eut  particulièrement  à  soulTrir  ;  elle  eut 
70  hommes  hors  de  combat,  dont  10  morts.  Le  3  juin,  le  corps 
expéditionnaire  rentrait  à  Mostaganem,  et  le  duc  de  Nemours  s'em- 
barquait pour  France. 

Si  le  général  Bugeaud  était  parfois  exigeant,  impatient,  rude  avec 


780  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  lieutenans,  il  faisait  loyalement  valoir  leurs  services  et  leurs 
droits  à  des  récompenses  justement  méritées.  A  la  fin  de  mai,  les 
généraux  Changarnier  et  La  Moricière  furent  nommés,  le  premier 
commandeur,  le  second  officier  de  la  Légion  d'honneur  ;  le  colonel 
Bedeau  fut  promu  maréchal-de-camp  ;  le  duc  d'Aumale  lui  succéda 
au  commandement  du  17^  léger. 

IV. 

Parallèlement  à  l'expédition  de  Takdemt  et  de  Mascara,  la  divi- 
sion d'Alger  avait  fait  avec  aussi  peu  de  difficultés  et  autant  de 
succès  la  sienne.  Partie  de  Blida,  le  18  mai,  sous  les  ordres  du  gé- 
néral Baraguey  d'Hilliers,  elle  avait,  parMédéaet  Berouaghia,  gagné 
au  sud  Ksar-el-Boghari  et  Boghar,  qu'elle  avait  détruits  le  23,  et, 
plus  à  l'ouest,  Taza,  qu'elle  atteignit  le  25,  le  jour  même  où  la  divi- 
sion d'Oran  atteignait  Takdemt.  Ainsi,  trois  des  grands  établisse- 
mens  d'Abd-el-Kader  subirent  en  quarante-huit  heures  le  même 
sort. 

Au-dessus  de  la  porte  de  Taza  était  gravée  sur  une  plaque  de 
marbre  l'inscription  suivante,  qui  fut  envoyée  à  Paris  :  «  Bénédiction 
et  faveur  sur  l'envoyé  de  Dieu!  Louanges  à  Dieu!  Cette  ville  de  Taza 
a  été  construite  et  peuplée  par  le  prince  des  croyans,  notre  sei- 
gneur El-Hadj  Abd-el-Kader  (que  Dieu  le  rende  victorieux  !).  Lors  de 
son  entrée,  il  a  rendu  témoignage  à  Dieu  de  ses  œuvres  et  de  ses 
pensées,  et  alors  il  a  dit  :  Dieu  m'est  témoin  que  cette  œuvre  m'ap- 
partient et  que  la  postérité  m'en  conservera  des  souvenirs.  Tous 
ceux  qui  se  rapprocheront  de  moi  et  qui  apparaîtront  sur  mes  terres 
prospères,  recherchant  avec  empressement  la  paix  et  la  tranquillité, 
trouveront  après  moi  et  jusqu'à  l'éternité  l'exemple  de  mes  bonnes 
œuvres  et  de  mes  bienfaits.  » 

Si  fière  et  sitôt  démentie,  que  valait  cette  inscription  au  prix  de 
ces  quelques  mots  français  tracés  à  la  hâte  sur  le  mur  d'un  cachot? 
nji  55  prisonniers  et  un  capitaine  sont  partis  le  i3  mai  i84i  où 
ne  savons  pas.  — Le  iS  mai  i84i,  dix  heures,  sans  savoir  oit  nous 
allons  à  la  grâce  de  Dieu.  «  Tout  un  drame,  dit  avec  une  géné- 
reuse émotion  le  capitaine  Blanc  dans  ses  Souvenirs  d'un  vieux 
zouave,  tout  un  drame  était  enfermé  dans  ces  lignes  grossières. 
Cette  croix  qui  les  commençait  et  ces  mots  A  la  grâce  de  Dieu  qui 
les  terminaient  sont  d'une  grande  éloquence.  La  confidence  que  le 
pauvre  soldat  adresse  à  des  amis  inconnus,  qui  ne  la  liront  peut- 
être  jamais,  débute  par  le  signe  de  la  résignation  et  finit  par  un  cri 
d'espérance.  »  Dieu  l'a  entendu. 

Un  événement  extraordinaire  et  de  favorable  augure  venait  de  se 
passer  dans  la  Métidja.  Sous  le  gouvernement  du  maréchal  Yalée,  un 


LA   CONQUÊTE   DE    l'aLGÉRIE.  781 

sous-intendant  militaire,  M.  Massot,  avait  été  surpris  et  enlevé  avec 
quelques  autres  voyageurs  sur  la  route  de  Douera  par  des  coureurs 
hadjoutes.  Sur  les  vives  instances  de  la  famille  du  sous-intendant, 
le  maréchal  autorisa  l'évêque  d'Alger,  M^""  Dupuch,  qui  s'intéressait 
au  prisonnier,  à  négocier  son  échange.  L'évêque  écrivit  directement 
à  l'émir;  l'émir  lui  répondit  que  non-seulement  il  ne  faisait  pas 
d'objection  à  l'échange,  mais  qu'il  était  en  disposition  d'en  étendre 
et  d'en  appliquer  le  principe  à  tous  les  prisonniers  en  général.  La 
question  agrandie  de  la  sorte  exigea  des  explications  plus  amples. 
Le  général  Bugeaud  confirma  l'autorisation  donnée  par  son  prédé- 
cesseur. Enfin,  des  deux  côtés,  on  paraissait  d'accord,  lorsqu'un  in- 
cident imprévu  faillit  tout  compromettre. 

C'était  le  18  mai  que  l'évêque  devait  se  rencontrer  auprès  de 
Haouch-Mouzaïa  avec  le  khalifa  Ben-AUal  ;  or  ce  fut  ce  jour-là  même 
que  le  général  Baraguey  d'Hilliers  sortit  de  Blida  pour  l'expédition 
de  Boghar.  Surpris  par  ce  mouvement,  le  khalifa  se  crut  trahi  ; 
l'évêque  eut  toutes  les  peines  du  monde  à  le  convaincre  de  sa  bonne 
foi  ;  il  y  réussit  néanmoins,  et  l'échange  se  fit  le  lendemain  dans  le 
bois  des  Kareza.  Avec  quelle  joie  au  cœur  et  quelle  reconnaissance 
à  Dieu  le  pasteur  ramena  au  troupeau  les  ouailles  recouvrées  !  Et 
quelles  bénédictions  l'accueillirent  quand  il  reparut  dans  Alger  avec 
elles  ! 

Moins  d'un  mois  après,  le  15  juin,  il  y  eut  un  second  échange. 
Ce  fut  au  camp  du  Figuier,  près  d'Oran,que  finirent  heureusement 
leur  émouvant  pèlerinage  ces  55  soldats  et  ce  capitaine  partis  de 
Taza,  le  13  mai,  à  la  grâce  de  Dieu.  La  plupart  appartenaient  au 
Z"  léger;  ils  avaient  été  pris,  le  12  août  18/i0,  près  de  Koléa,  dans 
une  embuscade  où  80  de  leurs  camarades  avaient  perdu  la  vie. 

Dans  ces  négociations  d'échange,  il  y  avait  sans  doute,  du  côté 
d'Abd-el-Kader,  un  sentiment  d'humanité  dont  il  convient  de  lui 
tenir  grand  compte,  mais  il  y  avait  aussi  un  expédient  politique. 
Toujours  préoccupé  de  retenir  sous  sa  main  des  tribus  dont  la 
fidélité  lui  était  suspecte,  il  faisait  répandre  partout  le  bruit  qu'il 
était  en  arrangement  avec  les  Français,  et  qu'après  la  paix  faite,  il 
saurait,  selon  la  justice,  récompenser  et  punir. 

Le  général  Bugeaud  ne  s'y  trompait  pas.  «  Sans  nul  doute,  écri- 
vait-il, le  5  juin,  au  ministre  de  la  guerre,  en  prenant  et  détruisant 
Boghar,  Taza  et  Takdemt,  en  occupant  Mascara,  nous  venons  de 
frapper  un  coup  moral  et  matériel  qui  peut  devenir  très  funeste  à  la 
puissance  de  l'émir;  mais  il  ne  faut  pas  se  le  dissimuler,  cette  puis- 
sance ébranlée  n'est  pas  détruite.  L'émir  a  évité  avec  soin  et  habileté 
d'engager  son  armée  régulière  ;  avec  elle  et  la  cavalerie  des  tribus  les 
plus  dévouées,  il  comprimerait  longtemps  encore  peut-être  les  dis- 
positions qu'un  certain  nombre  de  tribus  auraient  à  faire  leur  sou- 


782  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

mission,  si  nous  cessions  d'agir,  si  nous  rentrions  sur  la  côte,  et 
surtout  si  Mascara  était  évacué  ou  n'était  occupé  que  par  une  faible 
garnison  privée  de  toute  communication  avec  l'armée.  L'occupa- 
tion permanente  de  Mascara  par  une  force  agissante  me  paraît  donc, 
ainsi  qu'à  tous  les  gens  qui  réfléchissent,  le  point  capital  pour  ré- 
soudre enfin  cette  difficile  question.  Ce  n'est  qu'à  ce  prix  que  nous 
pouvons  espérer  d'obtenir  la  soumission  des  tribus  entre  cette  ligne 
et  la  mer.  » 

Pour  mettre  une  grosse  garnison  dans  Mascara,  il  y  fallait  réunir 
de  gros  approvisionnemens.  Rentré  le  3  juin  à  Mostaganem,  le  gé- 
néral Bugeaud  en  repartit  le  7,  avec  un  énorme  convoi,  qui,  trois 
jours  après,  versait  son  chargement  dans  les  magasins  de  !a  place. 
En  descendant  de  cheval,  le  gouverneur  fit  appeler  le  capitaine  de 
Martimprey,  et  lui  dicta  sur  l'heure  le  tarif  des  prix  à  payer  par 
l'intendance  pour  les  grains  et  la  paille  que  les  troupes  allaient 
récolter.  «  Vous  voyez,  dit-il  au  jeune  officier,  que  je  veux  mettre 
vos  idées  à  l'essai.  Vous  serez  récompensé  si  elles  portent  fruit  ; 
dans  le  cas  contraire,  vous  aurez  à  vous  repentir  de  vos  erreurs.  » 
Le  capitaine  n'eut  pas  à  se  repentir.  Comme  son  grade  ne  lui  don- 
nait pas  assez  d'autorité  pour  diriger  en  chef  l'opération  à  laquelle 
toutes  les  troupes  devaient  prendre  part,  il  fut  mis  sous  les  ordres  du 
colonel  Randon,  du  2^  chasseurs  d'Afrique,  et  lui  servit,  dans  cette 
campagne  agricole,  de  chef  d'état-major. 

Laplaine  d'Eghris  est  immense  et  féconde;  du  J3  au  24  juin,  on 
y  fit,  la  faucille  en  main,  le  fusil  en  bandoulière,  les  motives-  il 
y  avait  bien  un  peu  de  temps  de  perdu  à  surveiller  les  nombreux 
cavaliers  qui  de  loin  voyaient  avec  déplaisir  moissonner  leurs 
champs.  En  fm  de  compte,  on  introduisit  dans  Mascara  2,500  quin- 
taux métriques  de  paille,  autant  d'orge,  et  seulement  140  de  fro- 
ment. Ce  n'était  pas  assez  pour  y  laisser  encore  ce  que  le  gouverneur 
appelait  «  une  force  agissante,  »  mais  c'était  un  bon  commence- 
ment. 

Le  25  juin,  le  corps  expéditionnaire  revint  par  El-Bordj  à  Mos- 
taganem ;  il  y  arriva  le  27,  n'ayant  eu,  dans  la  montagne,  qu'une 
fusillade  sans  conséquence  à  l'arrière-garde.  Le  général  Bugeaud 
avait  laissé  dans  Mascara  trois  bataillons  sous  les  ordres  du  com- 
mandant Géry,  qui  fut  bientôt  après  nommé  lieutenant-colonel. 
Beaucoup  d'officiers,  La  Moricière  en  tête,  étaient  d'avis  qu'il  eût 
mieux  valu  y  installer  d'ores  et  déjà  une  garnison  beaucoup  plus 
nombreuse,  capable,  à  force  d'audace  et  d'activité,  de  vivre  aux 
dépens  de  l'ennemi,  sans  avoir  besoin  de  ravitaillement.  C'était 
bien  la  pensée  du  gouverneur;  mais  le  moment  ne  lui  paraissait  pas 
encore  venu  de  tenter  une  expérience  qui,  pour  être  efficace  et  dé- 
cisive, exigeait  des  garanties  plus  sérieuses. 


LA    CONQUÊTE   DE    l' ALGÉRIE.  783 

«  Dès  le  mois  de  septembre,  —  écrivait-il  au  maréchal  Soult  le 
28 juin, à  peine  rentréà  Mostaganem,  —  la  division d'Oran  reviendra 
à  Mascara  avec  un  grand  convoi.  Elle  trouvera  dans  ses  magasins 
les  grains  qu'elle  y  a  déposés  et  qu'elle  va  y  déposer  encore  ;  elle 
trouvera  l'établissement  perfectionné,  des  moulins  établis  avec  les 
meules  que  nous  avons  enlevées  à  quelques  lieues  de  Mascara  ; 
elle  pourra  alors  parcourir  tout  le  pays  à  deux  ou  trois  marches  à 
la  ronde  et  vider  des  silos,  parce  que  la  contrée  est  réellement  fer- 
tile en  grains.  Ainsi  la  division  d'Oran  aura  pour  la  première  fois, 
en  Afrique,  appliqué  le  grand  principe  de  faire  vivre  la  guerre 
par  la  guerre.  »  En  conséquence,  avant  de  se  rembarquer  pour  Alger, 
le  gouverneur  prescrivit  au  général  de  La  Moricière  de  conduire  à 
Mascara,  sans  retard,  un  nouveau  convoi,  d'y  moissonner  jusqu'au 
20  juillet,  puis  de  revenir  à  Mostaganem,  et  de  laisser  reposer  les 
troupes  pendant  les  mois  d'août  et  septembre.  Ces  ordres  furent 
exécutés. 

Le  5  juillet,  La  Moricière  était  à  Mascara,  et  la  moisson  recom- 
mença le  6.  Le  13,  à  deux  lieues  au  nord- est  de  la  ville,  il  y  eut 
un  engagement  sérieux  auprès  du  marabout  de  Sidi-Daho.  Soute- 
nus par  les  cavaliers  rouges  de  Moustafa-ben-Tami,  les  Arabes, 
dont  on  allait  enlever  les  récoltes,  se  ruèrent  sur  les  moissonneurs  ; 
les  bataillons  de  garde  les  arrêtèrent,  puis,  en  quelques  minutes, 
l'ordre  de  travail  changé  en  ordre  de  combat,  La  Moricière  prit 
l'offensive;  zouaves,  spahis,  chasseurs  d'Afrique, s'élancèrent,  dé- 
busquèrent l'ennemi  des  hauteurs  qu'il  occupait  et  le  poursuivirent 
deux  heures  durant  dans  la  plaine.  La  température  était  excessive  ; 
les  troupes,  haletantes  de  chaleur  et  de  fatigue,  avaient  besoin  de 
repos.  Déduction  faite  des  grains  qu'elles  avaient  consommés,  l'ap- 
provisionnement de  la  place  s'était  accru  de  300  quintaux  métri- 
ques de  blé  et  de  1,500  quintaux  de  paille.  Le  15  juillet,  La  Mo- 
ricière donna  le  signal  du  départ. 

Abd-el-Kader  et  trois  de  ses  khalifas,  Bou-Hamedi,  Ben-Tami, 
Miloud-ben-Arach,  s'étaient  réunis  pour  lui  disputer  la  retraite; 
après  trois  jours  de  combat,  la  division  rentra,  le  19,  à  Mostaga- 
nem ;  elle  avait  eu  106  blessés  et  13  morts. 

«  Il  ne  faut  pas  se  dissimuler,  écrivait  le  gouverneur  au  maré- 
chal Soult,  que  les  Arabes,  ayant  toujours  attaqué  et  poursuivi 
notre  colonne  jusqu'à  deux  lieues  de  Mostaganem,  compteront  cela 
comme  une  victoire,  bien  qu'ils  ne  nous  aient  pas  fait  un  prison- 
nier ni  pris  un  seul  cadavre.  Abd-el-Kader,  qui  est  le  plus  habile 
menteur  du  monde,  publiera  ce  prétendu  triomphe  dans  toute 
l'Algérie  et  jusque  dans  le  Maroc.  Il  n'est  pas  moins  certain  que 
cette  illusion  remontera  un  peu  ses  affaires,  en  amoindrissant  la 
terreur  que  nous  avons  imprimée  aux  tribus.  Si  nous  étions  dans 


784  REYUE   DES    DEUX    MONDES. 

une  autre  saison,  nous  aurions  bientôt  réparé  cela;  mais  les  deux 
mois  cle  repos  forcé  qui  vont  suivre  seconderont  merveilleusement 
l'habile  charlatanisme  de  l'émir.  Il  faudra  quelques  rudes  leçons 
dans  les  premiers  jours  d'octobre  pour  ramener  les  choses  au  point 
où  elles  étaient  dans  les  premiers  jours  de  juillet.  » 

Abd-el-Kader  avait  alors  un  succès  beaucoup  moins  contestable 
à  faire  valoir.  La  tribu  la  plus  considérable  des  environs  de  Mosta- 
ganem,les  Medjeher,  ayant  montré  quelque  disposition  à  s'accorder 
avec  les  Français,  le  colonel  Tempoure,  commandant  de  la  place, 
était  sorti,  dans  la  nuit  du  5  au  6  juillet,  avec  une  colonne  de 
1,600  hommes,  et  s'était  avancé  jusqu'à  Souk-el-Mitou,  sur  le 
Chélif,  afin  de  donner  confiance  aux  hésitans  ;  mais  à  peine  au  bi- 
vouac, au  lieu  des  soumissions  qu'il  s'attendait  à  recevoir,  ce  furent 
des  coups  de  fusil  qui  l'accueillirent.  Les  tribus  voisines,  surtout 
les  Beni-Zerouel,  avaient  pris  les  armes  ;  Abd-el-Kader  leur  envoya 
un  escadron  de  khielas;  soutenus  et  animés  par  ce  renfort,  ils 
attaquèrent  avec  plus  de  vivacité  le  colonel,  qui  eut  fort  à  faire  pour 
se  maintenir. 

Le  soir  venu,  quelques  cheiks  des  Medjeher  arrivèrent  en  se- 
cret jusqu'à  lui  ;  mais  tout  en  lui  laissant  entrevoir  pour  l'avenir 
une  soumission  qui  ne  pouvait  pas  être  immédiate,  ils  lui  conseil- 
lèrent de  décamper  sans  retard,  parce  qu'il  aurait  le  lendemain 
sur  les  bras  tous  les  K;jbyles  soulevés  depuis Tenès  jusqu'àMosta- 
ganem.  Le  colonel  suivit  ce  conseil  et  rentra  de  nuit  dans  la  place. 
C'était  un  triomphe  pour  Abd-el-Kader  ;  il  vint  chez  les  Medjeher, 
irrité,  implacable,  fit  tomber  quelques  têtes,  et  confisqua  les  biens 
de  ceux  qui  échappèrent  à  ses  chaouchs. 

Le  général  Bugeaud  avait  fait  répandre,  dans  la  plaine  d'Eghris, 
des  proclamations  qui  engageaient  les  tribus  des  environs  à  se 
soumettre  ;  Abd-el-Kader  lui  fit  faire  cette  réponse  hautaine  et  qui, 
sur  un  certain  point,  avait  la  valeur  d'une  riposte  :  «  De  la  part  de 
tous  les  Hachem  de  l'est  et  de  l'ouest,  des  habitans  d'Eghris  et  des 
autres  Arabes,  leurs  voisins,  au  chrétien  Bugeaud.  Tu  nous  de- 
mandes de  nous  soumettre  à  toi  et  de  t'obéir  :  tu  nous  demandes 
l'impossible.  Nous  sommes  la  tête  des  Arabes  ;  notre  religion  est, 
aux  yeux  de  Dieu,  la  plus  élevée,  la  plus  honorée  et  la  plus  noble 
des  religions,  et  nous  te  jurons  par  Dieu  que  tu  ne  verras  jamais 
aucun  de  nous,  si  ce  n'est  dans  les  combats.  Dans  l'égarement  de 
votre  raison,  vous,  chrétiens^  vous  voulez  gouverner  les  Arabes  ;  mais 
les  paroles  de  ceux  qui  vous  ont  fait  concevoir  ces  espérances  ne 
sont  que  des  mensonges  illusoires.  Occupez-vous  de  mieux  gou- 
verner votre  pays  ;  les  habitans  du  nôtre  n'ont  à  vous  donner  que  des 
coups  de  fusil.  Quand  même  vous  demeureriez  cent  ans  chez  nous, 
toutes  vos  ruses  ne  nous  feront  aucun  tort.  Nous  mettons  tout  notre 


LA   CONQUETE   DE   l'aLGÉRIE.  >  85 

espoir  en  Dieu  et  en  son  prophète.  Notre  seigneur  et  notre  iman 
El-hadj-Abd-el-Kader  est  au  milieu  de  nous. 

«  Si,  comme  vous  nous  le  dites,  vous  aviez  de  la  puissance  et  de 
l'influence,  vous  n'auriez  pas  causé  la  ruine  de  Méhémet-Ali.  Vous 
lui  aviez  promis  de  l'aider  contre  ses  ennemis,  et  pourtant  les  An- 
glais sont  venus  l'attaquer  ;  ils  se  sont  emparés  de  ses  villes  à  force 
ouverte,  ils  lui  ont  fait  courber  la  tête  sous  leurs  drapeaux,  et  vous 
l'avez  abandonné  I  Aussi  votre  nom  est-il  méprisé  par  tous  les  peu- 
ples de  votre  religion,  et  vous  êtes  restés,  vous  et  votre  allié,  expo- 
sés aux  insultes  de  l'Anglais. 

«  Ce  continent  est  le  pays  des  Arabes,  vous  n'y  êtes  que  des  hôtes 
passagers;  y  resteriez-vous  trois  cents  ans,  comme  les  Turcs,  il 
faudra  que  vous  en  sortiez.  Ignores-tu  que  notre  pays  s'étend  de- 
puis Oudjda  (Maroc)  jusqu'à  Frickia  (Tunis),  Djerid,  Tell  et  Sahara, 
et  qu'une  femme  peut  parcourir  seule  cette  vaste  étendue,  sans 
craindre  d'être  inquiétée  par  qni  que  ce  soit,  tandis  que  votre  in- 
fluence ne  s'étend  que  sur  le  terrain  que  couvrent  les  pieds  de  vos 
soldats.  Quelle  haute  sagesse!  quelle  raison  est  la  tienne!  Tu  vas 
te  promener  jusqu'au  désert,  et  les  habitans  d'Alger,  d'Oran  et  de 
Mostaganem  sont  dépouillés  et  tués  aux  portes  de  ces  villes  !  » 

A  ce  dernier  trait,  il  n'y  avait  rien  à  répliquer  ;  c'était  une  vé- 
rité malheureusement  trop  justifiée  par  les  faits  ;  quant  à  la  situa- 
tion de  Méhémet-Ali  en  Egypte,  le  reproche  était  plus  sanglant 
encore. 

V. 

En  dépit  de  sa  déconvenue  à  Souk-el-Mitou,  le  colonel  Tempoure 
se  complaisait  dans  l'idée  de  soustraire  à  l'autorité  d'Abd-el-Kader 
les  tribus  voisines  de  Mostaganem,  et  de  lui  opposer,  comme  au 
temps  du  maréchal  Clauzel,  un  rival  musulman.  Il  avait  un  candidat 
sous  la  main  :  c'était  le  fils  d'un  ancien  bey  d'Oran,  qui  se  nommait 
Hadj-Moustafa.  Abd-el-Kader  s'étant  éloigné  après  ses  exécutions 
sanglantes,  les  grands  des  Medjeher  s'étaient  de  nouveau  rais  en 
relations  avec  le  colonel  et  lui  avaient  promis  de  reconnaître  son 
client  pour  chef.  Sur  ces  nouvelles  attrayantes,  le  général  Bugeaud 
n'avait  pas  hésité  à  se  rendre  d'Alger  à  Mostaganem.  Par  un  arrêté 
du  9  août,  il  nomma  bey  de  Mascara  et  de  Mostaganem  Hadj-Mous- 
tafa; il  lui  donna  pour  khalifa  son  frère  Ibrahim,  et  pour  agha  un 
serviteur  éprouvé  de  la  France,  El-Mzari.  Il  décida  en  outre  que  le 
bey  aurait  un  bataillon  et  un  escadron  turcs,  dont  l'organisation  et 
le  commandement  furent  confiés,  sur  la  proposition  de  La  Mori- 
cière,  à  deux  officiers  d'artillerie  qui  savaient  l'arabe;  le  capitaine 

TOME  LXXXIV.  —   1887.  50 


786  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

Bosquet  eut  à  former  les  coulouglis  du  bataillon  ;  le  capitaine  Wal- 
sin  Esterhazy,  les  mekhalias  ou  cavaliers  du  bey. 

Les  échos  d'Alger,  où  était  revenu  le  gouverneur,  retentissaient 
des  merveilleuses  nouvelles  de  Mostaganem  ;  la  correspondance  du 
colonel  Tempoure  n'y  suffisait  pas  :  toutes  les  tribus  avaient  les 
yeux  tournés  vers  le  bey  ;  c'était  une  attraction  générale  :  après  les 
Medjeher,  les  Gheurfa,  les  Bordjia,  les  Beni-Zerouel ,  les  Flitta; 
partout,  dans  la  vallée  du  Bas-Ghélif  et  de  la  Mina,  dans  le  Dahra 
même,  on  n'attendait  que  la  venue  du  bey  pour  se  donner  à  lui. 
L'enthousiaste  colonel  suppliait  le  gouverneur  d'arriver  au  plus 
vite  :  «  Nous  irons,  lui  écrivait-il,  promener  notre  bey  chez  toutes 
les  tribus  de  l'est,  et  vous  réaliserez,  j'en  suis  sûr,  ce  que  je  vous 
disais,  il  y  a  quelques  jours,  qu'il  était  téméraire  de  penser  ;  vous 
irez  de  Mostaganem  à  Mascara,  de  soumissions  en  soumissions,  en 
passant  chez  les  Flitta,  et  vous  ferez  votre  jonction  avec  le  général 
de  La  Moricière  au  milieu  de  cette  plaine  d'Eghris,  accompagné  d'un 
goum  d'Arabes  si  puissant  qu'il  ne  pourra  rester  aux  fiers  Hachem 
d'autre  parti  que  la  soumission.  » 

Moins  enflammée,  l'imagination  de  La  Moricière  ne  laissait  pas 
d'entrevoir  et  de  faire  flotter  devant  les  yeux  du  général  Bugeaud 
des  visions  de  mirage  :  «  Nous  pouvons  espérer,  dans  la  campagne 
d'automne,  lui  écrivait-il  le  29  août,  sinon  détruire  complètement 
la  puissance  de  l'émir,  du  moins  la  diminuer  assez  pour  qu'il  soit 
forcé  de  nous  abandonner  les  deux  tiers  de  la  province  d'Oran. 
Pour  arriver  à  ce  but  qui,  s'il  était  atteint,  résoudrait  la  ques- 
tion d'Afrique,  il  suffit  que  vous  veniez  à  Mostaganem  avec  les 
deux  bataillons  de  zouaves  et  un  bataillon  quelconque.  Vous  en 
sortiriez  avec  3,500  hommes  d'infanterie,  la  cavalerie,  quatre  ou 
six  pièces  de  montagne  et  des  vivres  pour  douze  ou  quinze  jours. 
Vous  prendriez  avec  vous  le  bey,  ses  drapeaux  et  ses  troupes,  et 
vous  le  présenteriez  aux  tribus,  faisant  ainsi  une  course  sans  avoir 
de  point  fixe  de  direction  et  sans  autre  but  que  d'agir  sur  les  popu- 
lations. Nul  doute  que  les  tribus  ne  viennent  se  rallier  au  nouveau 
bey  que  vous  leur  avez  donné  ;  mais  il  ne  faut  pas  laisser  échapper 
l'occasion.  Ce  qui  est  facile  aujourd'hui  coûtera  peut-être  plus  tard 
des  millions  et  beaucoup  de  sang.  » 

Le  bon  sens  du  gouverneur  était  un  peu  défiant  ;  cependant  il  se 
laissa  prendre  à  ces  belles  promesses.  Il  arriva,  le  J9  septembre,  à 
Mostaganem  avec  un  bataillon  de  zouaves  ;  le  23^  de  ligne  l'y  avait 
précédé.  11  trouva  la  division  d'Oran  toute  prête  à  marcher  ;  il  en 
fit  deux  parts.  Onze  bataillons,  un  escadron  de  chasseurs  d'Afrique, 
une  batterie  de  montagne,  les  Douair  et  les  Smela  constituèrent  la 
colonne  dite  de  ravitaillement  avec  laquelle  La  Moricière  devait  con- 
duire un  premier  convoi  à  Mascara;  sept  bataillons,  cinq  escadrons 


LA   CONQUÊTE    DE   l'aLGÉRIE.  787 

de  chasseurs,  quatre  de  spahis,  deux  sections  de  montagne,  le  ba- 
taillon turc  et  les  mekhalias  du  bey  formèrent  la  colonne  politique 
dont  le  général  Bugeaud  s'était  réservé  le  commandement. 

Le  21  septembre,  la  colonne  politique  se  mit  en  mouvement  la 
première  ;  elle  employa  deux  jours  à  traverser  le  territoire  des  Med- 
jeher,  qui  n'avait  que  7  ou  8  lieues  de  largeur  ;  c'était  pour  don- 
ner aux  cavaliers  de  la  tribu  le  temps  de  rejoindre.  A  la  fin 
de  la  seconde  journée,  il  n'en  était  venu  que  300;  dès  lors,  le 
gouverneur  augura  mal  des  soumissions  promises.  Du  24  au  28, 
il  attendit  au  bivouac  de  Sidi-bel-Hacel  sur  la  Mina  ;  rien  ne  vint. 
Le  28,  à  onze  heures  du  soir,  il  passa  la  rivière,  fit  7  lieues  pen- 
dant la  nuit  et  pénétra,  au  point  du  jour,  dans  les  montagnes  où 
s'étaient  retirés  les  Ouled-Sidi-Yaya  des  Flitta.  Il  leur  tua  quelques 
hommes,  fit  plus  de  300  prisonniers,  ramena  2,000  têtes  de  bétail, 
et  revint  avec  ses  prises  à  Mostaganem,  où  venait  de  rentrer  la 
colonne  de  ravitaillement. 

Après  avoir  versé  /i 50, 000  rations  dans  Mascara,  cette  colonne 
avait  été  légèrement  harcelée  au  retour.  Un  nouveau  convoi  était 
préparé;  il  comprenait  260,000  rations,  un  matériel  d'hôpital,  des 
outils,  du  fer,  des  instrumens  aratoires,  des  graines  pour  se- 
mence, etc.  Cet  énorme  chargement  s'ébranla  le  h  octobre  ;  le  len- 
demain, ce  fut  le  tour  de  la  colonne,  qui  n'avait  plus  raison  ni  droit 
àe  s' q.^^q\qt  politique;  le  projet  du  gouverneur  était  de  retourner 
chez  les  Flitta,  auxquels  il  venait  de  donner  une  première  atteinte. 

En  approchant  d'El-Bordj,  La  Moricière  apprit  qu'Abd-el-Kader 
l'attendait  à  ce  défilé  avec  des  forces  qu'on  évaluait  à  9,000  hommes, 
dont  1,200  ou  1,300  réguliers.  Embarrassé  de  son  énorme  convoi, 
et  cependant  pressé  par  le  lieutenant-colonel  Pélissier,  son  chef 
d'état-major,  et  par  d'autres  officiers  aventureux,  de  pousser  en 
avant,  quoi  qu'il  en  dût  coûter,  La  Moricière  refusa  sagement  de 
suivre  un  avis  que  désapprouvait  le  vaillant  chef  des  Douair,  Mou- 
stafa-ben-Ismaïl.  Après  avoir  fait  avertir  le  général  Bugeaud,  qu'il 
savait  être  à  peu  de  distance  sur  l'Oued-HiUil,  affluent  de  la  Mina, 
il  manœuvra  de  manière  à  se  rapprocher  de  lui.  La  prudence  et 
la  crainte  de  la  responsabilité  ne  sont  pas  une  seule  et  même 
chose;  l'état-major  du  gouverneur,  et,  dit-on,  le  gouverneur  lui- 
même,  eurent  le  tort  de  les  confondre,  et,  tout  en  louant  la  judi- 
cieuse conduite  de  La  Moricière,  d'ajouter  à  leurs  éloges  quelques 
réflexions  injustes  et  malséantes. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  deux  colonnes  se  rejoignirent  dans  la  nuit 
du  6  au  7  octobre.  Aussitôt  le  gouverneur  en  modifia  la  composi- 
tion ;  il  confia  au  général  Levasseur  le  convoi,  les  bagages  et  la 
moitié  de  l'infanterie;  l'autre  moitié,  avec  toute  la  cavalerie,  fut 
donnée  à  La  Moricière,  sous  la  direction  immédiate  du  général  en 


788  REVDE   DES   DEUX   MONDES, 

chef.  Abd-el-Kader,  qui  la  veille  était  campé  près  d'Aïn-Kebira,  ne 
s'y  trouvait  plus;  il  avait  rétrogradé  jusqu'à  l'Oued-Maoussa,  au 
débouché  des  ravins  dans  la  plaine  d'Eghris. 

Le  8,  au  point  du  jour,  le  général  Bugeaud  lança  contre  lui  toute 
sa  cavalerie,  chasseurs  d'Afrique,  spahis,  Douair  et  Smela,  mekha- 
lias,  Medjeher,  1,800  chevaux  environ.  A  la  gauche,  les  Medjeher 
se  heurtèrent  aux  cavaliers  rouges,  qui  les  ramenèrent  vigoureu- 
sement ;  sans  l'intervention  des  zouaves  accourus  au  pas  de  course, 
ces  malheureux  Arabes  étaient  perdus  ;  leur  chef,  Ben-Garda,  le 
principal  auteur  de  leur  soumission  au  bey  de  Mostaganem,  fut 
tué  dès  le  commencement.  Ce  n'était  qu'un  premier  choc  ;  le  com- 
bat fut  soutenu  longtemps  encore  par  les  khiélas  de  l'émir  avec 
une  fermeté  qui  fit  l'étonnement  de  leurs  adversaires  et  mérita  leur 
estime.  Us  se  rallièrent  trois  fois  et  ne  cédèrent  qu'à  la  troisième 
charge  ;  leur  étendard,  pris  et  repris,  passa  plusieurs  fois  par  des 
mains  différentes,  mais  ils  finirent  par  l'emporter  dans  leurs  rangs. 
Le  soir  venu,  leurs  vedettes  échangeaient  avec  celles  des  spahis  de 
Jusuf  des  complimens  sur  leur  mutuelle  vaillance. 

Le  9  octobre,  le  général  Levasseur  conduisit  le  convoi  jusqu'à  Mas- 
cara. Deux  jours  après,  le  général  Bugeaud,  laissant  dans  la  place 
ses  gros  bagages,  ses  malades  et  la  moitié  de  son  infanterie,  tra- 
versa la  plaine  d'Eghris  à  la  recherche  de  l'émir  et  des  Hachem- 
Gharaba,  ses  compatriotes,  qui  s'étaient  retirés  dans  les  montagnes 
boisées  des  Ktarnia,  entre  l'Oued-Hammam,  qui  est  l'Habra  supé- 
rieur, et  le  Sig.  Cette  poursuite  dans  un  pays  difficile  ne  donna  que 
des  résultats  sans  importance  ;  pour  s'en  revancher,  le  gouverneur 
alla  détruire,  le  16  octobre,  la  Guetna  de  Sidi-Mahi-ed-dine.  C'était 
là  qu'était  né  Abd-el-Kader  ;  c'était  dans  cette  zaouïa  qu'il  avait  passé 
sa  première  enfance.  Il  y  avait  quelques  pauvres  logis  de  tolba 
et  de  serviteurs  qui  furent  livrés  aux  flammes  avec  la  maison  natale 
de  l'émir.  La  veille,  son  frère,  Sidi-Saïd,  y  résidait  encore.  Cette 
destruction  d'un  lieu  de  prière,  de  calme  et  d'étude,  était-elle  bien 
nécessaire? 

A  l'ouest,  les  Hachem - Gharaba  s'étaient  mis  hors  d'atteinte;  à 
l'est,  les  Hachem  -  Cheraga  n'avaient  pas  attendu  davantage  l'ap- 
proche des  Français.  On  disait  qu'ils  avaient  émigré  au-delà  des 
montagnes  qui  ferment  au  midi  la  plaine  d'Eghris.  Après  avoir  re- 
fait ses  vivres  à  Mascara,  le  général  Bugeaud  prit,  le  19  octobre, 
la  direction  du  sud.  S'il  ne  rencontrait  pas  les  Hachem,  il  était  sûr 
d'arriver  à  Saïda,  l'avant-dernier  de  ces  établissemens  militaires  que 
le  génie  d'Abd-el-Kader  avait  su,  presque  sans  ressources,  créer 
sur  la  limite  du  Tell  et  des  Hauts-Plateaux;  celui-ci  détruit  après 
Takdemt,  Taza  et  Boghar,  Sebdou,  tout  à  l'ouest,  resterait  seul  à 
détruire. 


LA   CONQUÊTE    DE    l'aLGÉRIE.  789 

La  distance  depuis  Mascara  n'était  pas  grande,  une  vingtaine  de 
lieues  tout  au  plus,  mais  en  pays  de  montagne.  La  colonne  la  par- 
courut en  trois  marches.  Le  dernier  bivouac  fat  mis  en  émoi  par 
une  échauffourée  qui ,  sans  la  solidité  des  troupes  et  la  vigilance 
du  général  Bugeaud,  aurait  pu  tourner  en  panique.  Le  service  de 
sûreté  avait  toujours  été  l'objet  des  préoccupations  du  gouverneur 
et  très  fréquemment  le  sujet  des  conférences  qu'il  faisait  volontiers 
à  ses  officiers  en  station  comme  en  campagne.  Il  insistait,  entre  au- 
tres prescriptions,  sur  le  changement  des  grand'gardes  à  la  tombée 
de  la  nuit. 

Dans  l'admirable  petit  livre  qui  a  pour  titre  :  les  Zouaves  et  les 
chasseurs  à  pied,  le  duc  d'Aumale  a  fait,  en  trois  coups  de  crayon, 
de  ce  détail  du  service  en  campagne,  une  esquisse  d'une  réalité  sai- 
sissante :  «  Tandis  que  les  camarades  de  tente  s'endorment  entre 
leurs  deux  couvertes,  la  grand'garde  change  de  place  en  silence, 
car  sa  position  aurait  pu  être  reconnue.  Le  factionnaire  qu'on  voyait 
au  haut  de  cette  colline  a  disparu  ;  mais  suivez  l'officier  de  garde 
dans  sa  ronde  et,  malgré  l'obscurité,  il  vous  fera  distinguer,  sur  la 
pente  même  de  cette  colline,  un  zouave  couché  à  plat  ventre  tout 
près  du  sommet  qui  le  cache,  l'œil  au  guet,  le  doigt  sur  la  détente. 
Un  feu  est  allumé  au  milieu  de  ce  sentier,  qui  traverse  un  bois 
et  qu'un  petit  poste  occupait  pendant  le  jour;  mais  le  poste  n'est 
plus  là.  Cependant  le  maraudeur,  l'ennemi  qui  s'approche  du  camp 
pour  tenter  un  vol  ou  une  surprise,  s'éloigne  avec  précaution  de 
cette  flamme,  autour  de  laquelle  il  suppose  les  Français  endormis  ; 
il  se  jette  dans  le  bois  et  il  tombe  sous  les  baïonnettes  des  zouaves 
embusqués  qui  le  frappent  sans  bruit,  afin  de  ne  pas  fermer  le  piège 
et  de  ne  pas  signaler  leur  présence  aux  compagnons  de  leur  vic- 
time. » 

Le  21  octobre,  au  bivouac  de  Sidi-Aïssa-Manno,  le  dernier  avant 
Saïda,  un  bataillon  d'angle  avait  négligé  ces  précautions:  pendant 
la  nuit,  des  réguliers  de  Ben-Tami  s'approchèrent,  tombèrent  sur 
des  hommes  endormis  et  les  fusillèrent.  11  y  eut  quelques  minutes  de 
désordre.  Heureusement,  dès  les  premiers  coups  de  feu,  le  général 
Bugeaud,  qui  dormait  tout  habillé  sur  son  lit  de  camp,  était  sorti  de 
sa  tente;  il  avait  mis  sur  pied  les  compagnies  les  plus  voisines, 
trois  du  15^  léger,  deux  des  zouaves,  et  les  avait  lancées  là  oii  les 
lueurs  de  la  fusillade  étaient  les  plus  vives.  En  moins  d'un  quart 
d'heure,  l' échauffourée  prit  fin;  les  assaillans  se  dérobèrent  en  lais- 
sant quelques-uns  des  leurs  sur  le  terrain  et  les  rumeurs  allaient 
cesser  quand  elles  reprirent  soudain,  mais  pour  un  motif  bien  dif- 
férent. La  comédie  avait  succédé  au  drame  :  on  riait,  et  le  gouver- 
neur ne  fut  pas  le  dernier  à  prendre  sa  part  d'une  gaîté  dont  il  était 
la  cause.  En  portant  la  main  à  sa  tête,  il  s'était  aperçu  qu'il  était  coiffé 


790  REVUE   DES    DEUX    MONDES, 

d'un  vulgaire  bonnet  de  coton;  aussitôt  il  demanda  sa  casquette, 
un  sorte  de  képi  à  grande  visière  qui  était  bien  connu  des  troupes; 
et  le  lendemain,  quand  la  marche  fut  reprise,  les  zouaves,  accom- 
pagnant la  fanfare,  improvisèrent  la  Casquette  du  père  Bngemid. 

Le  '22  octobre,  on  arriva  devant  Saïda,  qu'on  trouva,  comme  Tak- 
demt,  comme  Taza,  comme  Boghar,  abandonnée,  en  flammes.  «  Cette 
enceinte,  où  Abd-el-Kader  renfermait  une  grande  partie  de  ses  pro- 
visions et  de  ses  munitions,  écrivait  le  commandant  de  Montagnac, 
contenait  dans  son  intérieur  quelques  constructions  insignifiantes 
et  quelques  baraques  pour  un  petit  nombre  d'habitans.  A  un  des 
angles  de  cette  enceinte  était  une  habitation  d'un  goût  exquis,  dans 
le  style  arabe,  décorée  de  moulures  en  plâtre  parfaitement  dessi- 
nées, de  bas-reliefs  en  marbre  très  bien  sculptés,  de  jolies  galeries 
soutenues  par  plusieurs  rangs  de  colonnes  ;  portes  et  fenêtres  à 
ogives,  dalles  en  marbre  blanc,  etc.;  une  véritable  bonbonnière. 
C'était  là  que  l'émir  venait  se  reposer  des  fatigues  de  la  guerre  et 
jouir  d'un  repos  qui  lui  permettait  de  caresser  mollement  toutes  ses 
grandes  idées  d'avenir. Tout  a  été  la  proie  des  flammes  que  lui-même 
avait  allumées.  L'enceinte,  dont  le  mur  était  de  l'^,80  d'épaisseur, 
a  été  sapée  à  force  de  pétards,  qui  ont  trouvé  une  résistance  que 
nos  constructions  les  plus  solides  n'offriraient  peut-être  pas.  Tou- 
jours des  destructions!  Triste  pensée,  lorsque  l'on  songe  avec  quel 
peu  de  ressources  cet  homme  éminemment  remarquable  avait  formé 
de  pareils  établissemens  !  » 

Au  sud  de  Saïda  s'étend,  de  l'ouest  à  l'est,  une  vaste  région  de 
pâturages  qui  est  comme  la  frontière  des  Hauts-Plateaux;  c'est  la 
Yakoubia.  Les  tribus  qui  l'habitent,  ou  mieux  la  parcourent,  ont  été 
de  tout  temps  en  hostilité  avec  les  populations  agricoles  du  nord, 
surtout  avec  les  Hachem,  et  c'était  pour  les  surveiller  et  les 
contenir  qu'Abd-el-Rader  avait  construit  Saïda.  La  ruine  de  la  for- 
teresse était  pour  elles  le  commencement  de  la  revanche;  pour  l'ache- 
ver, l'une  d'elles,  les  Assasna,  s'offrit  à  conduire  les  Français  vers 
la  retraite  où  se  trouvait  cachée  une  grosse  fraction  des  Hachera. 
Dans  la  nuit  du  23  au  2A  octobre,  on  suivit  les  guides;  ils  avaient 
promis  le  concours  de  deux  ou  trois  autres  tribus,  qu'au  point  du 
jour  on  vit  en  effet  paraître;  mais  à  l'endroit  où  ils  avaient  dit  qu'on 
devait  trouver  les  Hachem,  on  ne  trouva  rien  que  leurs  traces.  En 
poussant  plus  loin,  à  l'est,  on  atteignit  quelques  traînards  et  quel- 
ques mulets  chargés  d'effets  militaires  évacués  des  magasins  de 
Saïda:  les  mauvais  plaisans  assuraient  que  la  capture  se  réduisait  à 
deux  ballots  de  boutons  de  guêtre. 

Le  général  Bugeaud,  qui  n'était  pas  patient,  commençait  à  se  fâ- 
cher. Le  26,  au  bivouac  de  Tagremaret,  sur  l'Oued-el-Abd,  la  ca- 
valerie venait  de  rentrer  d'un  fourrage  qui   n'avait  donné  que  de 


LA    CONQUÊTE    DE   l'ALGÉttlE.  791 

maigres  résultats,  quand  on  entendit  tout  à  coup  une  vive  fusillade. 
C'était  une  attaque  soudaine  des  khiélas  de  Ben-Tami  sur  une  cin- 
quantaine de  spahis  attardés.  Remonter  en  selle  et  courir  à  leur 
aide,  le  lieutenant-colonel  Jusuf  en  tête,  fut  pour  leurs  camarades 
l'aCTaire  d'un  instant.  Quand  les  fourrageurs,  qui  avaient  d'abord 
tourné  bride,  se  virent  soutenus,  ils  reprirent  avec  élan  l'offensive,  et 
bientôt  la  mêlée  devint  générale.  On  se  tirait  littéralement  de  part 
et  d'autre  à  brûle-pourpoint,  car  les  burnous  prenaient  feu.  L'éten- 
dard des  réguliers,  qu'ils  avaient  failli  perdre  dans  le  combat  du 
8  octobre,  leur  fut  enlevé  décidément  par  le  sous-lieutenant  Fleury. 
Au  bout  d'une  demi-heure,  les  khiélas  étaient  en  déroute,  et  Jusuf 
ramenait  au  bivouac  ses  spahis  ivres  d'orgueil.  C'était  bien  à  eux 
seuls  qu'appartenait  le  triomphe:  les  chasseurs  d'Afrique,  mal  con- 
duits, étaient  arrivés  trop  tard. 

«  Mon  premier  mouvement,  a  dit  le  général  Bugeaud  dans  son 
rapport,  avait  été  de  regretter  un  engagement  que  je  croyais  devoir 
achever  d'exténuer  ma  cavalerie  sans  compensation  ;  au  méconten- 
tement succéda  bientôt  l'admiration.  Je  ramenai  au  camp  ma  cava- 
lerie victorieuse  et  dans  l'enthousiasme.  Les  dépouilles  sanglantes 
des  vaincus  étaient  portées  devant  elle  par  un  peloton,  au  milieu 
duquel  se  trouvait  l'étendard  conquis  et  qu'accompagnaient  vingt- 
deux  chevaux  de  prise.  Les  trompettes  sonnaient  des  fanfares  aux- 
quelles succédaient  des  chants  guerriers.  C'était  un  spectacle  eni- 
vrant qui  frappa  au  plus  haut  degré  nos  nouveaux  alliés,  accoutumés 
à  redouter  la  cavalerie  rouge  d'Ad-el-Kader.  » 

Beau  sujet  pour  un  peintre  militaire  ;  s'il  plaisait  à  quelqu'un  de 
nos  artistes  de  le  porter  sur  la  toile,  voici,  dans  les  mémoires  du 
général  de  Martimprey,  une  autre  esquisse  qui'  ne  laisse  pas  d'ajou- 
ter au  pittoresque  :  «  Le  retour  des  spahis  au  camp  fut  triomphal  et 
mérite  d'être  décrit,  parce  qu'il  donne  une  idée  de  cette  époque. 
Ils  revinrent  musique  eu  tête;  demère  marchaient  les  prisonniers, 
la  corde  au  cou  ;  puis  plusieurs  rangs  de  cavaliers  menant  en  main 
\id6  chevaux  de  prise  tout  sellés,  les  armes  suspendues  à  l'arçon; 
enfin  un  double  rang  de  spahis,  le  fusil  haut,  et  ayant  chacun  une 
tête  au  bout  du  canon.  Les  escadrons,  précédés  de  leurs  blessés  et 
de  leurs  morts  portés  sur  des  cacolets  et  sur  des  litières,  fermaient 
la  marche.  » 

Le  27  octobre,  les  tribus  de  la  Yakoubia  retournèrent  à  leurs 
douars  avec  les  grains  qu'elles  avaient  découverts  dans  les  silos 
creusés  par  les  Hachem  ;  la  colonne  expéditionnaire  se  replia  sur 
Mascara,  d'où  le  général  Bugeaud  avait  fait  sortir  le  lieutenant-colo- 
nel Géry  pour  concourir  à  ses  opérations;  mais  la  pluie  et  le  froid, 
qui  survinrent  inopinément,  ne  lui  permirent  pas  de  les  poursuivre. 
De  Mascara,  le  gouverneur  regagna  Mostaganem.  En  traversant  la 


792  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plaine  de  THabra,  il  reçut  d'un  bel  esprit  arabe  ce  singulier  mes- 
sage :  ((  On  nous  a  dit  que  vous  autres  Français  aimez  les  chevaux 
à  courte  queue  :  nous  attendons  que  nos  jumens  en  produisent  un 
pareil  pour  vous  le  conduire  en  signe  de  soumission.  » 

On  a  déjà  vu  ce  que  lui  avait  écrit,  au  mois  de  juin,  Abd-el- 
Kader:  uTu  vas  te  promener  jusqu'au  désert,  et  les  habitans  d'Al- 
ger, d'Oran  et  de  Mostaganem  sont  dépouillés  et  tués  aux  portes 
de  ces  villes  !  »  Dans  la  nuit  du  21  au  22  octobre,  un  parti  de  Beni- 
Amer  était  venu  jusque  sous  les  murs  d'Oran,  à  travers  la  ligne 
des  blockhaus,  saccager  les  campemens  où  les  Douairet  les  Smela, 
qui  combattaient  sous  les  yeux  du  gouverneur,  avaient  laissé  leurs 
femmes,  leurs  enfans  et  leur  avoir. 

Malgré  cette  malheureuse  affaire,  la  campagne  d'automne,  sans 
avoir  donné  tout  ce  qu'on  s'en  était  promis  au  début,  n'en  avait 
pas  moins  porté  un  coup  sensible  à  l'autorité  d'Abd  el-Kader. 
Parties  d'Oran  le  Oi  septembre,  la  majeure  partie  des  forces  de  la 
division  rentraient,  le  5  novembre,  à  Mostaganem  ;  elles  avaient 
donc  marché,  campé  ou  combattu  pendant  cinquante  trois  jours; 
jamais  troupe  française  n'avait  encore  été  si  longtemps  dehors  en 
Afrique. 

Avant  de  s'embarquer  pour  Alger,  où  il  rentra  le  10,  le  gouver- 
neur régla  la  distribution  des  commandemens  dans  la  province  de 
l'ouest  ;  il  confia  Oran  au  colonel  Tempoure,  appela  le  général  Be- 
deau à  Mostaganem,  et  réserva  Mascara  pour  La  Moricière,  qui  eut 
ordre  de  s'y  porter  avec  6,000  hommes  et  d'y  établir  le  quartier- 
général  de  la  division  sans  retard. 

VI. 

Le  général  Ghangarnier  a  écrit  dédaigneusement  dans  ses  mé- 
moires :  «  Pendant  l'été  et  une  partie  de  l'automne,  le  gouverneur 
put  se  promener  dans  les  plaines  et  dans  quelques-unes  des  mon- 
tagnes les  plus  faciles  de  la  province  d'Oran,  sans  livrer  un  seul 
combat  digne  de  ce  nom,  mais  en  faisant  des  progrès  sensibles  dans 
l'art  de  conduire  les  troupes.  Dans  le  même  temps,  le  général  Ba- 
ragueyd'IIilliers,  rencontrant  encore  moins  d'obstacles,  parcourt  les 
parties  les  plus  ouvertes  de  la  province  d'Alger,  épuise  les  troupes, 
s'en  fait  exécrer,  et  encombre  de  malades  les  hôpitaux  et  les  infir- 
meries régimentaires  de  cette  province.  »  Le  fait  est  que,  depuis 
son  expédition  sur  Boghar  et  Taza,  le  général  Baraguey  d'Hilliers 
avait  ravitaillé  Médéa  et  Miliana  dans  la  dernière  quinzaine  de  juin 
et  que,  la  chaleur  étant  devenue  très  forte,  les  hommes  étaient 
entrés  en  foule  à  l'hôpital. 

A  l'automne,  les  opérations  de  ravitaillement  furent  reprises. 


LA    CONQUÊTE    DE    l'aLGÉRIE.  793 

Les  instructions  données  par  le  gouverneur  au  général  lui  prescri- 
vaient de  constituer  à  Miliana  comme  à  xMèdéa  un  approvisionnement 
de  500,000  rations  et  de  300,000  cartouches,  de  ne  laisser  que 
800  hommes  dans  la  dernière  et  1,200  dans  l'autre,  enfin  d'agir 
aux  environs  contre  les  tribus  les  plus  hostiles.  Cette  année-là, 
quoiqu'on  fût  tout  à  la  fin  de  septembre,  la  température  était  en- 
core excessive.  La  journée  du  29  fut  particulièrement  pénible. 
«  Avec  bien  de  la  peine,  dit  le  général  Baraguey  d'Ililliers  dans  son 
rapport,  la  colonne  parvint  à  une  lieue  du  Gontas  ;  mais,  arrivés  à 
ce  point,  beaucoup  de  soldats  tombèrent  épuisés  de  fatigue.  Nous 
gagnâmes  le  col  avec  le  convoi,  et,  avec  tous  les  sous-officiers  et 
brigadiers  montés  de  la  division,  on  envoya  prendre  les  hommes 
dont  la  route  était  jonchée.  »  Miliana  put  être  ravitaillée  le  lende- 
main. Un  second  convoi  y  fut  conduit  encore  le  10  octobre.  Dans 
ces  deux  expéditions,  Ben-Allal  disputa  sérieusement  à  la  colonne 
le  défilé  de  Ghab-el-Keta. 

Que  faisait  cependant  le  général  Changarnier?  Le  gouverneur, 
qui,  malgré  ses  griefs  personnels,  estimait  à  leur  valeur  les  talens 
de  ce  vigoureux  soldat,  était  assez  en  peine  d'accorder  cette  con- 
sidération de  métier  avec  la  préférence  de  goût  qu'il  avouait  pour 
Baraguey  d'Hilliers.  Après  avoir  essayé  d'abord  de  diriger  sur  Oran 
Changarnier,  qui  ne  parut  pas  disposé  à  s'y  rendre,  il  lui  avait 
donné  trois  mois  de  congé  ;  mais,  le  congé  passé,  il  fallut  bien 
lui  trouver  de  l'emploi.  Baraguey  d'Hilliers  eut  donc  à  lui  céder, 
pour  les  derniers  ravitaillemens  de  Médéa,  le  commandement  de 
la  colonne  active.  «  Il  entrait  dans  mes  projets,  écrivait  avec  un 
peu  d'embarras  le  gouverneur  au  maréchal  Soult,  d'alterner  ce 
commandement  entre  ces  deux  officiers,  tous  deux  très  appré- 
ciables. » 

Au  retour  de  Médéa,  le  29  octobre,  Changarnier  trouva,  —  on 
pourrait  plus  exactement  dire  se  procura,  —  au  bois  des  Oliviers, 
la  chance  d'un  beau  retour  offensif  contre  Barkani,  qu'il  avait  su 
attirer  dans  une  embuscade  très  habilement  préparée.  «  L'ennemi, 
dit  le  rapport  du  général,  avait  lâché  pied  et  ne  présentait  plus 
qu'une  masse  confuse  d'un  millier  de  fantassins  réguliers  et  ka- 
byles et  d'une  centaine  de  cavaliers  qui,  pressés  à  l'extrême  gauche 
par  le  commandant  de  Mac-Mahon,  à  la  tête  du  10°  bataillon  de 
chasseurs,  au  centre,  par  un  bataillon  du  2i^  et  le  3"  bataillon  de 
chasseurs,  à  droite,  par  la  cavalerie,  que  les  colonels  de  Bourgon 
et  Korte,  et  le  capitaine  d'Allonville,  des  gendarmes  maures,  pous- 
sèrent avec  la  plus  grande  vigueur  sur  des  crêtes  étroites  et  cre- 
vassées, se  trouva  cernée  de  trois  côtés  et  reloulée  contre  un  rideau 
de  fer  qui  semblait  devoir  lui  enlever  toute  chance  d'échapper  à 
notre  poursuite;  mais  ces   marcheurs  exceptionnels,  jetant  leurs 


79 II  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

armes  au  fond  des  ravins  et  se  débarrassant  même  d'une  partie  de 
leurs  vêteraens,  pour  être  plus  agiles,  atteignirent  les  crêtes  et  dis- 
parurent au  milieu  de  rochers,  de  ravines  et  d'anfractuosités  inex- 
tricables. Ils  laissèrent  néanmoins,  sur  le  terrain  que  nous  pûmes 
atteindre,  80  cadavres,  tous  tués  à  cotips  de  sabre  et  de  baïon- 
nette. » 

Un  dernier  ravitaillement  de  Médéa,  le  il  novembre,  dont  il  n'y 
a  rien  de  particulier  à  dire,  mit  un  terme  aux  mouvemens  de  la 
division  d'Alger  pendant  la  campagne  d'automne. 


VII. 


C'était  M.  Guizot  qui  avait  fait  nommer  le  général  Bugeaud  au 
poste  éminent  qu'il  occupait.  Le  gouverneur  de  l'Algérie  en  était 
reconnaissant  au  ministre  des  affaires  étrangères,  et  quand  ses  rela- 
tions avec  le  ministère  de  la  guerre  devenaient  difficiles  ou  délicates, 
c'était  à  M.  Guizot  qu'il  avait  recours.  «  Vous  me  demandez,  lui 
écrivait-il  le  6  novembre  1841,  en  quoi  vous  pouvez  ra'aider?  le 
voici  :  le  plus  grand  service  que  vous  puissiez  me  rendre  pour  le 
moment,  c'est  de  faire  récompenser  raisonnablement  mon  armée. 
Après  avoir  été  prodigue  envers  elle  sous  le  maréchal  Valée,  qui 
obtenait  tout  ce  qu'il  demandait  pour  les  plus  minimes  circonstances, 
on  est  devenu  extrêmement  avare.  L'armée  d'Afrique,  de  laquelle 
j'ai  exigé  beaucoup  cette  année,  compare  les  époques,  et  la  com- 
paraison ne  m'est  pas  avantageuse,  puisque  j'exige  beaucoup  plus 
de  fatigue  et  que  j'obtiens  beaucoup  moins  de  faveurs.  J'ai  cru  de- 
voir ramener  les  bulletins  à  la  vérité  et  à  la  modestie  qu'ils  doivent 
avoir  chez  une  armée  que,  pour  la  rendre  capable  de  faire  de 
grandes  choses,  on  ne  doit  pas  exalter  sur  les  petites.  On  a  cru  que 
nous  avions  peu  fait,  parce  que  nous  n'avons  pas  rédigé  de  pom- 
peux bulletins  pom'  de  petits  combats  ;  mais  on  devrait  savoir  que 
nous  ne  pouvons  pas  avoir  en  Afrique  des  batailles  d'Austerlitz,  et 
que  le  plus  grand  mérite  dans  cette  guerre  ne  consiste  pas  à 
gaguer  des  victoires,  mais  à  supporter  avec  patience  et  feraieté  les 
fatigues,  les  intempéries  et  les  privations.  Sous  ce  rapport,  nous 
avons  dépassé,  je  crois,  tout  ce  qui  a  eu  lieu  jusqu'ici.  La  guerre  a 
été  poussée  avec  une  activité  inouïe,  tout  en  soignant  les  troupes 
autant  que  les  circonstances  le  permettaient,  et  elles  le  reconnais- 
sent. Le  soin  que  je  prends  d'elles  et  la  vigueur  de  nos  opérations 
me  font  un  peu  pardonner  la  rareté  des  récompenses;  mais,  si  la 
parcimonie  continuait,  il  pourrait  en  être  autrement.  Il  est  de  l'in- 
térêt du  pays  que  mon  autorité  morale  ne  soit  pas  affaiblie.  Je  com- 
prends qu'il  est  délicat  pour  vous  de  toucher  cette  corde  dans  le 


LA.    CONQUÊTE    DE    l'aLGÉRIE.  795 

conseil  ;  cependant  il  peut  se  présenter  une  occasion  favorable  et 
naturelle  de  dire  votre  mot.  "Vous  pouvez  d'ailleurs  avoir  un  entre- 
tien particulier  avec  le  roi.  J'espère  que  Sa  Majesté  ne  m'en  veut 
pas  pour  avoir  eu  quelques  petites  vivacités  avec  M.  le  duc  de  Ne- 
mours, que  j'ai  du  reste  fort  bien  traité.  Plût  au  ciel  que  tous  les 
serviteurs  de  la  monarchie  lui  fussent  aussi  dévoués  que  je  le  suis 
et  eussent  mes  vivacités  I  » 

tt  II  est  de  l'intérêt  du  pays,  disait  le  général  Bugeaud,  que  mon 
autorité  morale  ne  soit  pas  affaiblie.  »  Elle  lui  parut,  en  ce  temps-là, 
menacée,  autrement  que  dans  la  question  des  récompenses,  par  un 
incident  sans  aucune  portée,  mais  qui,  la  maliguité  publique  et  la 
presse  aidant,  devait  prendre  en  un  moment  des  proportions  exces- 
sives. 

Vers  la  fm  de  novembre,  le  général  Bugeaud  avait  témoigné  au 
maréchal  Soult  le  désir  de  prendre  un  congé,  afm  de  pouvoir  assister 
aux  discussions  des  chambres  et  régler  quelques  affaires  de  famille. 
La  demande  du  gouverneur,  soumise  par  le  maréchal  au  conseil 
des  ministres,  fut  accueillie  sans  difficulté  ;  mais  comme  il  n'y  avait 
en  Algérie  que  des  maréchaux  de  camp,  parmi  lesquels  il  aurait  été 
difficile  de  prendre  un  intérimaire  sans  froisser  les  autres,  le  con- 
seil décida  qu'un  lieutenant-général  serait  envoyé  de  France,  et 
son  choix  se  porta  sur  un  aide-de-camp  du  roi,  le  vicomte  de 
Rumigny,  qui  avait  fait  avec  honneur,  à  la  suite  du  duc  d'Orléans, 
la  campagne  de  IS/iO.  «  11  demeure  bien  entendu,  écrivait  le  maré- 
chal Soult  au  général  Bugeaud,  le  3  décembre,  que  le  lieutenant- 
général  de  Rumigny  ne  sera  qu'intérimaire,  et  qu'il  devra  revenir 
auprès .  du  roi  aussitôt  que  vous  serez  de  retour  à  Alger  pour  y 
reprendre  le  commandement  de  l'armée  et  le  gouvernement  de 
l'Algérie.  » 

Par  un  caprice  du  vent  et  de  la  fortune,  le  navire  de  l'état  qui 
portait  la  dépêche  ministérielle  fut  détourné  de  sa  route,  jeté  sur 
les  côtes  d'Espagne,  et  n'entra  dans  le  port  d'Alger  qu'après  le  dé- 
barquement inattendu  du  personnage  dont  il  avait  mission  d'an- 
noncer otficiellement  l'arrivée  prochaine.  L'expression  de  débar- 
quement inattendu  n'est  pas  tout  à  fait  exacte,  car  les  journaux  de 
France  avaient  annoncé  déjà  la  nomination  du  général  de  Rumigny, 
en  y  ajoutant  même  des  commentaires  qui  ne  laissaient  pas  de  faire 
dresser  l'oreille  au  public  et  surtout  au  principal  intéressé. 

L'une  des  faiblesses  du  général  Bugeaud  était  une  susceptibilité 
presque  maladive,  non-seulement  aux  morsures,  mais  même  aux 
moindres  piqûres  de  la  presse  ;  or  certains  journaux,  qui  voulaient 
passer,  comme  d'habitude,  pour  avoir  les  informations  les  plus 
sûres,  laissaient  entendre  qu'on  n'avait  pas  toujours  été  Satisfait  en 


796  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

haut  lieu  du  gouverneur  pendant  la  dernière  campagne,  et  que, 
toutes  convenances  gardées,  l'intérimaire  désigné  pouvait  bien  être 
un  successeur.  Aussi,  quand  le  général  de  Rumigny  tomba  comme 
des  nues  à  Alger,  l'accueil  que  lui  fit  le  général  Bugeaud  fut  d'une 
cordialité  incertaine  :  «  J'avouerai  à  monsieur  le  maréchal,  écrivait 
le  nouveau-venu  au  ministre  de  la  guerre,  le  15  décembre,  que  le 
premier  mouvement  de  sa  part  me  parut  être  un  mouvement  de 
surprise.  » 

Quelques  jours  se  passèrent,  du  côté  du  général  Bugeaud,  en 
hésitations  apparentes;  enfin,  le  20  décembre,  ayant  reçu  des  nou- 
velles d'Oran  qui  lui  parurent  d'une  grande  importance,  il  écrivit 
à  l'intérimaire  qui  ne  l'était  pas  même  encore  :  «  Dans  de  telles 
conjonctures,  je  crois  bien  servir  les  intérêts  du  pays  et  du  roi  en 
restant  à  mon  poste.  N'est-il  pas  naturel  qu'ayant  amené  des  résul- 
tats par  une  campagne  énergique,  je  désire  les  recueillir?  Vous 
êtes  trop  loyal  pour  ne  pas  répondre  :  Oui,  c'est  naturel,  c'est  même 
juste.  » 

M.  de  Rumigny  était  un  homme  respectable  ;  il  se  trouvait,  par 
le  hasard  des  circonstances, dans  le  malaise  d'une  situation  que  chaque 
jour  rendait  plus  fausse  et  plus  embarrassante  ;  plus  jeune  de  grade 
que  le  général  Bugeaud,  il  aurait  eu  un  moyen  de  s'en  tirer  en 
acceptant  un  commandement  sous  ses  ordres,  et  volontiers  il  l'eût 
fait,  sans  un  empêchement  moral  qu'il  expliquait  ainsi  au  ministre 
de  la  guerre  :  «  A  ses  qualités,  disait-il  du  général  Bugeaud,  se 
mêle  une  répugnance  prononcée  pour  toute  hiérarchie  militaire  ;  il 
aime  surtout  à  donner  des  ordres  directs  aux  grades  subalternes 
sans  les  faire  passer  par  les  grades  supérieurs.  Il  en  résulte  des 
discussions  inévitables,  et,  dans  mon  saint  respect  pour  la  disci- 
pline, il  m'est  de  toute  impossibilité  de  me  soumettre  à  ces  condi- 
tions. »  Enfin,  en  décidant  que,  pendant  l'absence  du  général  Bu- 
geaud, qui  devait  serendreàOran,  le  général  de  Rumigny  prendrait 
le  commandement  d'Alger  par  intérim,  le  maréchal  Soultcrut  faire 
cesser  l'imbroglio  ;  il  ne  fit  que  compliquer  celui-ci  d'un  autre. 

Notifiée  au  général  de  Bar,  qui  venait  d'être  nommé  chef  d'état- 
major-général  à  la  place  du  général  de  Tarlé,  à  Ghangarnier,  à  La 
Moricière,  à  Bedeau,  à  tous  les  maréchaux  de  camp  en  un  mot,  la 
décision  ministérielle  fut,  comme  elle  devait  l'être,  accueillie  respec- 
tueusement par  tous,  un  seul  excepté,  Baragueyd'Hilliers,qui,parun 
mouvement  d'orgueil  absolument  injustifiable,  demanda  son  rappel 
en  France.  On  verra  plus  tard  comment  prirent  fin  tous  ces  con- 
flits d'amour-propre,  fondés  ou  non,  sérieux  ou  ridicules. 

Camille  Rousset. 


LE 


C03IBAT   CONTRE   LE  VICE 


LA     REPRESSION. 


I. 


LES  LIEUX  DE  DETENTION    PROVISOIRE.    —    LE  VAGABONDAGE  ET  LA 

MENDICITÉ. 


Dans  une  petite  nouvelle  intitulée  V Innocence  d'un  forçat,  Charles 
de  Bernard  raconte  la  dramatique  histoire  d'un  procès  criminel 
OÙ  un  galant  homme  se  trouve  injustement  compromis  en  même 
temps  qu'un  forçat  libéré,  et  il  ajoute  cette  réflexion  sarcas- 
tique  :  «  Le  forçat  avait  pour  lui  les  amis  de  l'humanité,  les 
pliilantlu'opes  de  profession,  les  émancipateurs  de  nègres,  et  tous 
les  individus  occupés  de  l'avenir  des  nations  et  du  progrès  social, 
race  abondante  en  âmes  sensibles,  pour  qui  un  homme  parfai- 
tement dédaigné  tant  qu'il  est  innocent  devient,  pour  peu 
qu'il  sorte  du  bagne,  un  être  prodigieusement  précieux  et  recom- 
mandable.  »  Je  ne  sais  si  la  race  des  âmes  sensibles  est  de- 
venue moins  abondante  depuis  l'époque  déjà  éloignée  où  écrivait 


798  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

Charles  de  Bernard,  mais  de  nos  jours  le  trait  tomberait  à  faux.  La 
tendance  est  plutôt  de  considérer  les  libérés  comme  des  bêtes  incor- 
rigibles et  malfaisantes,  contre  lesquelles  il  faut  se  mettre  en  garde 
par  tous  les  moyens  possibles.  Mais  s'il  était  démontré  que  le  ré- 
gime de  nos  prisons,  loin  d'effrayer  ces  bêtes,  les  rend  au  con- 
traire plus  malfaisantes  encore,  peut-être  le  sentiment  de  la  sé- 
curité publique  menacée  vaudrait-il  un  retour  d'intérêt  aux  ques- 
tions que  soulève  l'organisation  de  notre  système  pénitentiaire,  ques- 
tions discutées  avec  tant  de  passion  par  la  génération  de  1830. 
Peut-être  aussi  finirait-on  par  reconnaître  que  les  philanthropes  de 
profession  et  les  émancipateurs  de  nègres  (pour  parler  comme 
Charles  de  Bernard),  qui  demandent  avec  obstination  la  réforme  de 
nos  prisons,  ne  sont  pas  tout  à  fait  des  songe-creux.  Sans  doute, 
je  suis  un  peu  de  cette  famille,  car  je  ne  crains  pas  de  dire  qu'il 
y  a,  sur  ce  point,  fort  à  faire,  et  je  voudrais  communiquer  ma 
conviction  aux  rares  lecteurs  qui  demeurent  fidèles  à  cette  aride  série 
d'études.  Ils  ne  s'étonneront  pas  si,  après  les  avoir  entretenus  de  la 
criminalité  et  de  ses  progrès,  je  leur  parle  aujourd'hui  de  la  ré- 
pression et  de  son  inefficacité. 

I. 

Un  individu  poursuivi  par  la  clameur  publique  est  arrêté  dans  la 
rue,  ou  bien,  au  contraire,  il  a  été  appréhendé  à  son  domicile  par  un 
agent  de  la  force  publique  porteur  d'un  mandat  de  justice.  Que  va 
devenir  cet  individu?  Dans  quel  lieu  va-t-il  tout  d'abord  être  con- 
duit? Pendant  tout  le  temps  que  durera  sa  détention  préven- 
tive, à  quel  régime  va-t-il  être  soumis?  S'il  est  condamné,  dans  quel 
établissement  subira-t-il  la  peine  portée  contre  lui  ?  A  toutes  ces  ques- 
tions, nous  aurons  occasion  de  répondre,  en  suivant  cet  individu 
d'étape  en  étape,  depuis  l'instant  où  la  main  de  la  justice  s'abat 
pour  la  première  fois  sur  lui  jusqu'à  celui  où  elle  le  remet  en  liberté, 
après  lui  avoir  fait  expier  sa  faute.  Cette  austère  promenade  à  tra- 
vers les  lieux  consacrés  à  la  répression  n'aura  pas  seulement  pour 
résultat  de  nous  édifier  sur  leur  organisation  intérieure;  elle  nous 
amènera  aussi  à  traiter  certains  problèmes  de  législation  criminelle 
dont  la  solution  est  inséparable  (on  commence,  mais  malheureuse- 
ment un  peu  tard,  à  s'en  apercevoir  aujourd'hui)  de  toute  réforme 
sérieuse  de  nos  établissemens  pénitentiaires. 

A  partir  du  moment  où  il  a  été  appréhendé  au  corps  par  un  agent 
de  la  force  publique,  l'inculpé  (pour  me  servir  du  terme  juridique) 
perd  la  faculté  de  disposer  de  sa  personne;  mais  il  n'est  pas  pour 
cela  en  état  d'arrestation  légale.  Cette  saisie  individuelle  n'a  pour 
but  que  de  le  maintenir  à  la  disposition  de  la  justice  jusqu'au  mo- 


LE  COMBAT  CONTRE  LE  VICE.  799 

ment  où  il  pourra  être  interrogé  régulièrement  par  le  magistrat  com- 
pétent. C'est  seulement  à  l'issue  de  cet  interrogatoire  que  cette  ar- 
restation provisoire  sera  transformée  en  arrestation  définitive,  et  que 
l'inculpé  sera  écroué  à  la  maison  d'arrêt  en  vertu  d'un  mandat  d'ar- 
rêt ou  de  dépôt  (il  est  inutile  ici  de  signaler  les  différences  assez 
minutieuses  qui  séparent  ces  deux  mandats)  signé  par  un  juge  d'in- 
struction. L'article  609ducoded'instruction  criminelle  faisant  défense 
aux  gardiens  de  maisons  d'arrêt,  sous  des  peines  assez  sévères,  de 
recevoir  ni  retenir  aucune  personne,  si  ce  n'est  en  vertu  d'un  man- 
dat ou  d'un  arrêt  de  justice,  il  a  été  nécessaire  de  créer,  pour  ré- 
pondre aux  exigences  de  la  pratique  quotidienne,  un  assez  grand 
nombre  de  lieux  de  détention  provisoire,  que  la  statistique  péniten- 
tiaire réunit  sous  le  nom  générique  de  chambres  et  cUpôis  de  sûreté. 
Ces  lieux  de  détention  étaient,  en  i.88/i  (date  de  la  dernière  statistique 
pénitentiaire),  au  nombre  de  3,129,  sans  compter  ceux  de  la  Seine  : 
64,795  individus  y  avaient  subi  pendant  l'année  71,446  journées  de 
détention.  C'est  dire  que  chaque  inculpé  y  avait  fait  un  séjour  assez 
court,  rséanmoins  l'aménagement  intérieur  de  ces  dépôts  n'est  pas 
chose  aussi  indifférente  que  sont  malheureusement  portées  à  le  croire 
les  municipalitésqui  en  sont  responsables.  Les  individus  appartenant 
aux  catégories  morales  et  sociales  les  plus  différentes  passent,  en 
effet,  par  ces  lieux  de  détention,  depuis  l'ivrogne  ou  la  prostituée  arrê- 
tés sur  la  voie  puWique,  jusqu'au  voleur  ou  à  l'assassin,  sans  parler 
des  innocens  qui ,  sous  le  coup  d'une  accusation  injuste  ou  tout 
simplement  pris  dans  une  bagarre,  peuvent  parfaitement  y  faire  un 
séjour  plus  ou  moins  prolongé.  Ces  premiers  contacts  de  la  prison 
ne  sont  pas  chose  indifférente,  et  il  en  peut  résulter  chez  ceux  qui  les 
ont  subis  d'irrémédiables  souillures.  Que,  dans  les  petites  localités 
où  ces  lieux  de  détention  sont  habituellement  vides,  ils  consistent 
tout  simplement  en  une  petite  chambre  plus  ou  moins  bien  aménagée, 
il  n'y  a  donc  rien  là  qui  ne  soit  très  natuiel  ni  qui  présente  beaucoup 
d'inconvéniens.  Mais  dans  les  grandes  villes,  où  le  nombre  des  ar- 
restations quotidiennes  est  considérable,  où  les  violons  (pour  me 
servir  de  l'expression  populaire)  ne  désemplissent  pas,  l'entassement 
et  la  promiscuité  présentent  des  inconvéniens  très  sérieux.  Pour 
certaines  natures,  ces  premières  heures  de  la  détention  sont  peut- 
être  les  plus  cruelles  de  toutes  ;  au  moins  ne  faudrait-il  pas  en  ag- 
graver l'horreur  en  leur  imposant  des  intimités  dégradantes. 

Je  ne  saurais  dire  comment  sont  aménagés  les  dépôts  des  grandes 
villes  de  France.  Le  hasard  m'en  a  fait  cependant  visiter  un  il  y  a 
quelques  années,  celui  de  Lille  ;  je  me  souviendrai  toujours  d'y 
avoir  vu  cinq  ou  six  femmes  à  demi  nues,  entassées  dans  un  taudis 
qu'éclairait  à  peine  une  ouverture  percée  dans  le  haut  de  la  mu- 
raille, et  que  garnissaient,  pour  tout  mobilier,  quelques  planches 


800  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

jetées  sur  la  terre  nue,  tandis  qu'un  trou  creusé  dans  un  coin  était 
destiné  à  recueilir  les  immondices.  Un  maître  d'équipage  soigneux 
eût  certainement  hésité  avant  de  faire  passer  la  nuit  à  ses  chiens 
dans  un  lieu  aussi  malpropre  et  aussi  humide.  J'ignore  comment 
sont  organisés  les  lieux  de  détention  provisoire  des  autres  grandes 
villes  de  France,  Lyon,  Marseille,  Bordeaux;  mais  on  ne  saurait 
guère  espérer  que  les  municipalités  de  ces  villes  en  prennent  grand 
souci  lorsque  la  capitale  elle-même  leur  a  donné  pendant  longtemps 
et  leur  donne  encore  un  déplorable  exemple  d'incurie.  Le  plus  sou- 
vent, dans  les  pages  que  l'on  va  lire,  c'est  Paris  qui  nous  servira 
de  champ  d'études,  et  l'on  verra  combien  il  s'en  faut  que  la  ville- 
lumière  soit  aussi  la  ville-modèle. 

11  existe  à  Paris  quatre-vingts  postes  de  police,  à  chacun  desquels 
sont  annexés  deux  violons,  l'un  pour  les  hommes,  l'autre  pour  les 
femmes.  Assez  rarement,  les  postes  de  police  sont  installés  dans  un 
immeuble  appartenant  à  la  ville.  Le  plus  souvent,  ils  sont  établis 
tellement  quellement,  dans  une  boutique  louée  à  cet  effet,  à  laquelle 
on  afait  subir  les  transformations  indispensables.  Quant  à  l'aménage- 
ment intérieur  de  ces  postes,  je  crois  bien  qu'à  la  préfecture  de  po- 
lice.on  ne  s'en  était  guère  inquiété  jusqu'au  jour  où  il  se  trouva  un 
explorateur  courageux  pour  les  visiter.  Ce  fut  un  membre  de  la  grande 
commission  d'enquête  instituée  par  l'assemblée  nationale,  M.  Bour- 
nat,qui,  dans  un  rapport  rendu  public,  signala  le  premier  l'installa- 
tion déplorable  tant  de  ces  postes  eux-mêmes  que  des  violons  qui  y 
sont  annexés.  En  lisant  le  rapport  de  M.  Bournat,  on  ne  sait  lesquels 
sont  le  plus  à  plaindre,  des  coquins  qu'on  y  enferme  ou  des  braves 
gens  qui  ont  charge  de  les  garder  :  insuffisance  et  infection  de 
l'air  respirable,  chaleur  excessive  en  été,  froid  glacial  en  hiver,  tels 
sont  les  principaux  inconvéniens  que  M.  Bournat  a  relevés  dans  ces 
postes.  Mais  le  pire  de  tous  est  leur  exiguïté.  J'emprunte  à  son  rap- 
port la  description  suivante  : 

«  Dans  ce  poste,  il  y  a  trois  violons.  Le  premier  est  d'une  su- 
perficie d'environ  II  mètres.  Il  est  complètement  obscur.  Il  est 
impossible,  par  le  guichet,  d'y  rien  apercevoir,  et  cependant  il 
contient  cinq  détenus.  L'odeur  qu'on  y  respire  est  infecte.  Un  se- 
cond violon,  réservé  aux  femmes,  n'est  pas  plus  grand,  et  cepen- 
dant on  y  enferme  quelquefois  jusqu'à  dix  ou  douze  femmes.  C'est 
encore  un  des  postes  qui  reçoivent  quelques-unes  des  razzias  pra- 
tiquées par  la  police  sur  les  filles  en  contravention.  On  en  a  vu 
dans  ce  poste  jusqu'à  vingt-sept  à  la  fois.  Celles  qui  ne  peuvent 
entrer  dans  le  violon  séjournent  dans  la  salle  des  gardiens.  Quant 
au  local  destiné  au  troisième  violon,  on  en  a  fait  un  dépôt  à  charbon. 
On  ne  pouvait  guère  lui  donner  une  autre  destination  ;  un  détenu  n'y 
pourrait  respirer.  Il  n'y  a  pas  la  plus  petite  ouverture  par  où  puis- 


LE    COMBAT    CONTRE    LE    VICE.  801 

sent  entrer  l'air  et  la  lumière.  Ces  violons,  déjà  si  peu  aérés,  sont 
complètement  empoisonnés,  comme  tous  les  autres,  parles  tineUes. 
Ils  sont  de  plus  tout  à  fait  insuiïisans.  Du  1"'  novembre  au  31  dé- 
cembre, il  y  a  eu  2Zi7  personnes  arrêtées  :  c'est  une  moyenne  de 
quatre  par  jour.  » 

Si  j'ai  choisi  cette  description  parmi  tant  d'autres,  ce  n'est  pas 
que  l'aménagement  de  ce  poste  de  police  soit  particulièrement  dé- 
fectueux; au  contraire.  Mais,  il  est  parfois  curieux  de  soulever 
un  coin  du  voile  qui  cache  les  dessous  de  notre  civilisation  bril- 
lante et  dissimule  à  nos  regards  les  misères  et  les  malpropretés 
d'en  bas.  Ce  poste  infect,  où  des  femmes  sont  entassées,  parfois 
au  nombre  de  dix  à  douze,  dans  un  espace  de  quatre  mètres  carrés, 
a  été  installé  tout  exprès,  il  y  a  quinze  ans,  par  un  architecte 
éminent,  dans  les  dépendances  du  nouvel  Opéra. 

Rendons  cependant  justice  à  qui  de  droit.  Dans  ces  dernières 
années,  des  efforts  sérieux  ont  été  faits  pour  remédier  aux  princi- 
paux inconvéniens  signalés  par  le  rapport  de  M.  Bournat.  Une  orga- 
nisation mieux  entendue  du  service  des  gardiens  de  la  paix  a  réduit 
le  nombre  des  heures  qu'ils  sont  obligés  de  passer  dans  l'atmo- 
sphère viciée  du  poste.  Certains  violons  ont  été  aménagés  à  nou- 
veau ;  d'autres  entièrement  reconstruits.  Enfm  de  véritables  pro- 
grès ont  été  réalisés,  mais  il  reste  encore  beaucoup  à  faire;  j'ai  pu 
m'en  convaincre  par  mes  yeux.  J'ai  en  effet  sollicité  et  obtenu  l'au- 
torisation de  m'embarquer  dans  une  de  ces  voitures  cellulaires 
vulgairement  appelées  paniers  à  salade,  qui,  trois  fois  par  jour, 
ramassent  les  détenus  de  chaque  violon  pour  les  conduire  à  la  pré- 
fecture, et  j'ai  fait  ainsi  une  tournée  assez  originale  à  travers 
Paris,  non  sans  exciter  la  curiosité  de  mes  compagnons  de  route, 
qui  me  prenaient  (je  le  dis  sans  nulle  vanité)  pour  un  détenu  de 
distinction.  Le  mode  de  transport  n'est  pas  très  confortable;  les 
cellules  en  bois  sont  un  peu  étroites  pour  qui  a  les  jambes  longues, 
et  les  voisins  assez  répugnans.  Mais  il  faut  savoir  payer  l'expé- 
rience à  quelque  prix.  J'ai  pu  m'assurer  ainsi  que  certains  postes 
avaient  subi  d'heureuses  transformations,  entre  autres  celui  de  la 
rue  Drouot,  qui,  divisé  en  un  assez  grand  nombre  de  cellules 
claires  et  bien  aérées,  pourrait  servir  de  modèle.  Mais  la  plu- 
part continuent  à  présenter  les  inconvéniens  signalés  dans  le 
rapport  de  M.  Bournat  :  insuffisance  du  local  et  infection  de  l'air. 
En  un  mot,  il  y  a  encore  fort  à  faire,  et  malheureusement,  pour 
plus  d'une  raison,  la  transformation  des  postes  de  police  de  la  ville 
de  Paris  sera  fort  lente.  C'est  à  la  préfecture  de  la  Seine  qu'il  ap- 
partient de  fournir  à  la  préfecture  de  police  les  postes  et  les  vio- 
lons dont  celle-ci  n'a  que  l'entretien.  Toute  transformation  ou 
TOME  LXXXIV.  —  1887.  51 


802  REVCE    DES    DEUX    MONDES, 

reconstruction  d'un  de  ces  postes  suppose  donc  une  entente  préa- 
lable entre  ces  deux  administrations,  et  quiconque  est  un  peu  au 
courant  des  affaires  parisiennes  sait  que  pareille  entente  est  tou- 
jours longue  à  établir.  Puis  il  y  a  la  question  d'argent,  et,  pour 
un  objet  aussi  vulgaire,  il  ne  serait  peut-êlre  pas  très  facile  de  dé- 
nouer les  cordons  de  la  bourse  tenue  par  le  conseil  municipal. 
Aussi  faut-il  ne  pas  se  montrer  trop  ambitieux  et  renoncer  au  pro- 
jet  qui   avait  été  conçu  sous  l'empire,  et  qui,  du  reste,  n'avait 
jamais  reçu  même  un  commencement  d'exécution,  de  construire 
dans  chaque  quartier  un  bâtiment  ad  hoc  où  seraient  concentrés 
tous  les  services  relatifs  à  la  sécurité  publique  :  commissariat  de 
police,  postes  de  sapeurs-pompiers,  poste  de  police,  violons,  etc.  Mais 
à  chaque  renouvellement  de  bail,  à  chaque  construction  d'un  poste 
de  police  nouveau,  la  préfecture  de  police  devrait  exiger  que  la 
préfecture  de  la  Seine  lui  livrât  un  local  comprenant  au  moins, 
outre    deux   violons  suffisamment  spacieux  affectés   aux   hommes 
et  aux  femmes,  deux  cellules  spéciales  réservées,  l'une  pour  les 
enfans,  l'autre  pour  les  personnes  appartenant   à  une   catégorie 
sociale  un  peu  supérieure.  On  ne  saurait,  en  effet,  sans  les  exposer 
à  des  périls  dont  je  pourrais  citer  des  exemples,  enfermer  des  en- 
fans  avec  des  adultes;  et,  quant  à  l'impossibilité  morale  d'enfermer 
dans  le  même  espace  de  quelques  mètres  carrés,   pour  vingt- 
quatre  ou  quarante-huit  heures,  des  individus  qui  n'appartiennent 
pas  au  même  milieu  social,  on  me  permettra  de  l'établir  par  une 
anecdote.  J'avais  pris,  une  certaine  nuit,  rendez-vous  avec  le  com- 
missaire de  police  d'un  quartier  excentrique  pour  quelques  visites 
que  nous  devions  faire  dans  sa  circonscription.  Lorsque  j'arrivai, 
vers  minuit,  au  poste  où  nous  devions  nous  rejoindre,  j'appris  qu'il 
avait  dû  s'absenter,  ayant  été  requis  pour  un  constat  d'adultère. 
Peu  de  temps  après  il  revenait,  en  efïet,  ramenant  sa  capture,  une 
petite  femme  assez  jolie,  dont  je  crois  voir  encore  le  mantelet  noir 
et  le  chapeau  rose  mal  rattaché.   Je  me  fis  conter  son  histoire. 
C'était  la   femme  d'un  gros  marchand  du  quartier,  que  son  mari 
avait  tait  surprendre  en  flagrant  délit  d'adultère  avec  un  ténor  de 
café-concert.    Or  il  se  trouvait  précisément  que,  dans  le  violon 
réservé  aux  femmes,  on  venait  d'amener  une  prostituée  arrêtée 
sur  la  voie  publique  en  état  d'ivresse.  Gomment  faire  subir  un  pa- 
reil contact  à  cette  malheureuse  femme,  qui  pleurait  à  sanglots? 
Après  délibération,  le  commissaire  de  police  lui  offrit  galamment 
son  propre  fauteuil  de  bureau,  et  elle  acheva  sa  nuit  dans  le  poste 
des  gardiens,  où  elle  put  méditer  tout  à  son  aise  sur  la  jalousie 
des  maris  et  le  danger  des  ténors.  Mais  tous  les  commissaires  de 
police  ne  sont  pas  tenus  à  autant  de  galanterie,  et  peut-être  n'est-il 


LE    COMBAT    CONTRE    LE    VICE.  803 

pas  très  prudent  de  mettre  en  éveil  celle  des  sergens  de  ville,  en 
faisant  coucher  une  femme  au  milieu  d'eux. 

Ainsi,  dès  ces  premières  heures  de  la  détention,  nous  trouvons, 
tant  en  province  qu'à  Paris,  ce  que  nous  rencontrerons  bien  souvent 
au  cours  de  cette  enquête  :  la  promiscuité,  la  promiscuité  brutale,  sans 
tempéramens,  sans  précautions,  avec  tous  les  avihssemens  qu'elle 
entraîne.  Heureusement,  cette  détention  provisoire  n'est  jamais  de 
bien  longue  durée.  En  province,  les  individus  qui  sont  enfermés  au 
violon  en  sont  généralement  extraits  le  matin  ou  le  soir,  c'est- 
à-dire  après  une  nuit  ou  une  journée  de  séjour,  pour  être  conduits 
à  la  maison  d'arrêt.  Régulièrement,  le  gardien-chef  ne  devrait 
point  les  admettre,  puisque,  n'ayant  encore  été  interrogés  par  aucun 
magistrat,  ils  ne  sont  point  détenus  sous  mandat  d'arrêt  ou  de  dé- 
pôt. Aussi  ne  sont-ils  point  écroués,  mais  simplement  reçus  à  titre 
provisoire,  et  leur  écrou  n'a  lieu  que  le  lendemain,  après  qu'ils  ont 
été  interrogés,  et  sur  le  vu  du  mandat  signé  par  le  juge  d'instruc- 
tion. II  y  a  là  une  légère  dérogation  à  la  prohibition  absolue  de 
l'article  609  du  code  d'instruction  criminelle,  que  je  signale  seu- 
lement pour  mémoire,  et  pour  montrer  combien  les  us  et  cou- 
tumes ont  souvent  en  France  plus  de  force  que  la  loi.  A  Paris,  les 
choses  se  passent  différemment.  Le  grand  nombre  de  ces  arresta- 
tions provisoires  a  rendu  nécessaire  la  création  d'une  prison  spé- 
ciale où  les  détenus  des  quatre-vingts  postes  de  police  sont  con- 
centrés tous  les  jours  et  demeurent  sous  la  main  de  la  justice 
jusqu'à  ce  qu'il  soit  statué  sur  leur  sort.  Ce  lieu  de  détention  en- 
core provisoire  s'appelle  le  dépôt  central  de  la  préfecture  de  po- 
lice. De  toutes  les  prisons  de  la  Seine,  c'est  peut-être  la  moins 
connue  et  la  plus  rarement  visitée.  C'est  cependant  la  plus  cu- 
rieuse, et  il  ne  sera  pas  sans  intérêt  d'y  passer  quelques  instans. 

II. 

Je  me  suis  servi  tout  à  l'heure  de  cette  expression  les  dessous  de 
la  civilisation.  Appliquée  au  dépôt  de  la  préfecture  de  police,  l'ex- 
pression n'a  rien  de  métaphorique.  Le  dépôt  est  bien  un  dessous, 
comme  on  dit  en  langue  de  théâtre,  puisqu'on  a  jugé  bon  de  l'amé- 
nager dans  les  substructions  du  Palais  de  Justice,  sous  la  très 
belle  et  majestueuse  façade  qui  regarde  la  place  Dauphine.  Mais  de 
cette  majesté  les  détenus  du  dépôt  sont  un  peu  les  victimes,  et 
toute  l'installation  intérieure  de  la  prison  (entre  autres  détails,  les 
prises  d'air  et  de  lumière)  a  été  subordonnée  à  des  exigences 
architecturales  dans  lesquelles  l'hygiène  n'avait  rien  à  voir.  L'amour 
de  la  symétrie  a  fait  également  attribuer  au  quartier  des  femmes 
le   même  nombre  ou  à  peu  près  de  mètres  superficiels  qu'au 


80Û  KEVDE   DES    DEUX   MONDES, 

quartier  des  hommes.  Or  le  nombre  des  femmes  arrêtées  étant 
beaucoup  plus  faible  que  celui  des  hommes,  il  en  résulte  que  les 
femmes  sont  au  large,  tandis  que  les  hommes  sont  à  l'étroit.  Mais 
la  symétrie  est  une  si  belle  chose  en  soi-même,  qu'on  ne  saurait 
demander  à  un  architecte  d'avoir  cure  de  ces  détails.  Laissons  donc 
de  côté  ces  mesquins  reproches  adressés  à  l'œuvre  de  M.  Duc,  et 
jetons  un  coup  d'oeil  sur  l'aménagement  intérieur  du  dépôt. 

Le  quartier  des  hommes  comprend  deux  salles  communes  et  en- 
viron quatre-vingts  cellules.  C'est  pendant  leur  passage  au  greffe, 
et  d'après  une  impression  sommaire  résultant  de  leur  accoutre- 
ment, de  leur  tenue,  et  aussi  de  la  nature  de  l'infraction  relevée 
contre  eux,  qu'un  triage  est  opéré  entre  les  arrivans,  par  les  soins 
d'un  surveillant  expérimenté,  triage  à  la  suite  duquel  les  uns  sont 
mis  en  cellule,  les  autres  versés  dans  la  salle  des  blouses,  les  autres 
dans  celle  des  chapeaux.  On  se  demandera  peut-être  d'où  vient  cette 
dénomination  bizarre,  mais  les  lecteurs  assidus  de  Balzac  n'en  seront 
point  étonnés.  Ils  se  souviendront,  en  effet,  que,  dans  l'histoire  de 
Ferragus,  chef  des  dévorans,  Balzac  établit  doctement  que  tant  vaut 
le  chapeau  tant  vaut  l'homme,  et  que  c'est  d'après  l'état  de  son 
couvre-chef  qu'il  faut  juger  de  sa  condition  sociale.  Sans  avoir  pro- 
bablement lu  Balzac,  les  surveiilans  du  dépôt  ont  confirmé  la  vérité 
de  cette  observation,  en  donnant  ce  nom  familier  à  celle  des  deux 
salles  communes  où  l'on  enferme  les  individus  dont  la  mine  et  l'as- 
pect général  révèlent  une  certaine  éducation  primitive.  C'est  l'aristo- 
cratie du  dépôt,  mais  une  aristocratie  qui  a  subi  bien  des  revers  et 
des  déchéances.  Les  habitans,  peut-être  faudrait-il  dire  les  habi- 
tués de  cette  salle,  ont  un  certain  air  de  naufragés,  mais  de  nau- 
fragés qui  seraient  honteux  de  leur  sort.  Ils  fuient  la  curiosité,  et 
on  sent  que  les  regards  fixés  sur  eux  leur  sont  pénibles.  S'il  était 
possible  de  les  prendre  chacun  à  part  et  de  leur  faire  conter  leur 
histoire,  on  reconnaîtrait  que,  dans  les  défaillances,  dans  les  vile- 
nies même  de  beaucoup  d'entre  eux,  il  faut  faire  la  part  de  la 
malchance  et  de  la  misère.  Mais  le  seul  égard  qu'on  puisse  leur 
témoigner  est  de  ne  pas  les  contempler  trop  longtemps  comme  des 
bêtes  curieuses  et  de  les  laisser  à  leurs  réflexions  silencieuses  et 
solitaires.  11  est  assez  remarquable,  en  effet,  qu'entre  les  hôtes  de 
la  salle  des  chapeaux  la  familiarité  ne  semble  point  régner.  Ils  se 
promènent  rarement  par  groupes  et  n'échangent  point  de  bruyans 
propos.  On  dirait  que  chacun  d'entre  eux  a  honte  de  se  trouver 
avec  les  autres.  C'est  tout  le  contraire  dans  la  salle  des  blouses. 
Ici  nous  sommes  en  pleine  démocratie.  Des  hommes  en  blouse 
blanche  ou  bleue,  en  veste,  «  et  surtout  en  guenilles,  »  sont  lâchés 
en  liberté  au  nombre  de  cent  cinquante  à  deux  cents,  dans  une  salle 
■basse  qui  s'éclaire  assez  mal  par  d'étroites  fenêtres  pratiquées  dans 


LE   COMBAT    CONTRE    LE   VICE.  805 

le  haut  du  mur.  La  plupart  sont  nu-tête  ou  n'ont  pour  couvre-chef 
qu'une  mauvaise  casquette.  Ils  causent  tout  haut,  rient,  s'inter- 
pellent les  uns  les  autres  avec  l'air  insouciant  d'hommes  auxquels 
il  ne  serait  rien  arrivé  d'extraordinaire  et  qui  se  trouveraient  dans 
leur  élément.  Un  seul  gardien  les  surveille  ;  mais  comme  il  serait 
en  danger,  perdu  au  milieu  de  la  salle,  et  qu'ils  auraient  bien  vite 
fait  de  l'étouffer  en  l'acculant  dans  un  coin  (c'est  ce  qu'on  appelle, 
en  terme  d'argot,  donner  une  pousse),  il  se  promène  sur  une  sorte 
de  balcon  en  bois  qui  domine  la  salle,  comme  un  officier  de  marine 
sur  son  banc  de  quart.  Si  on  les  regarde  du  haut  de  ce  banc,  à 
peu  près  comme  au  Jardin  des  Plantes  on  regarde  les  ours  au  fond 
de  leur  fosse,  ils  n'en  paraissent  pas  autrement  émus.  Ils  lancent 
vers  vous  un  regard  distrait  ou  gouailleur  et  reprennent  leur  pro- 
menade ou  leur  causerie.  Ce  sont,  en  effet,  les  familiers  du  logis  : 
mendians,  vagabonds,  filous,  libérés  en  rupture  de  ban.  Ils  y  sont 
maintes  fois  venus  et  ils  y  reviendront  encore.  Peu  leur  importe 
donc  l'attention  dont  ils  sont  l'objet,  et  je  ne  sais  si  l'insouciance 
des  blouses  ne  produit  pas  une  impression  plus  triste  que  l'air 
humilié  des  chapeaux. 

Quant  aux  cellules,  elles  sonttrèsdiversement  occupées.  Quelques- 
unes  ont  une  destination  particulière.  C'est  ainsi  que  la  cellule  n°  86, 
plus  spacieuse  que  les  autres,  est  spécialement  destinée  à  recevoir 
les  individus  (et  il  y  en  a  toujours  plusieurs)  atteints  d'infirmités  : 
boiteux,  manchots,  aveugles,  etc.  C'est  la  cellule  des  miracles.  Il  n'est 
pas  très  à  l'honneur  de  la  nature  humaine  d'avoir  à  dire  que,  si  on 
les  met  ainsi  à  part,  c'est  par  la  même  précaution  qui,  dans  un  chenil 
bien  tenu,  fait  mettre  à  part  les  chiens  malades,  pour  que  les  au- 
tres ne  leur  tombent  pas  dessus  à  belles  dents.  La  misère  n'est 
guère  compatissante  à  la  misère,  et  les  infirmités  dont  ces  malheu- 
reux sont  atteints,  au  lieu  d'exciter  la  compassion  de  leurs  compa- 
gnons de  détention,  les  exposeraient  plutôt  à  leurs  lazzi  et  à  leurs  mau- 
vais traitemens.  Dans  les  cellules  ordinaires,  on  met  par  principe 
tous  les  individus  arrêtés  sous  une  inculpation  qui  présente 
quelque  gravité.  Si  l'individu  arrêté  paraît  en  proie  à  une  certaine 
exaltation,  ou  si  la  gravité  même  de  l'accusation  dirigée  contre  lui 
donne  à  penser  qu'il  pourrait  attenter  à  ses  jours,  on  le  place 
dans  une  cellule  double,  sous  la  surveillance  d'un  autre  détenu 
(système  qui  n'est  pas  sans  présenter  de  sérieux  inconvéniens),  ou 
même,  dans  certains  cas  exceptionnels,  sous  celle  d'un  inspecteur 
de  la  sûreté.  C'est  ainsi  que  j'ai  eu  occasion  de  voir  au  dépôt  ce  triste 
Pranzini,  dont  la  figure  insignifiante  et  l'aspect  vulgaire  auraient 
désenchanté  bien  des  curiosités  malsaines.  On  détient  également 
en  cellule  les  individus  accusés  de  crime  contre  les  moeurs,  ou  bien 
ceux   auxquels   leur    condition   sociale   rendrait  particulièrement 


80Ô  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pénible  le  contact  des  autres  détenus  :  depuis  l'étudiant  compromis 
dans  une  rixe  de  brasserie  jusqu'au  bookmaker  arrêté  à  l'hippo- 
drome de  Longchamp.  Enfin  un  certain  nombre  de  cellules,  plus 
spacieuses  et  plus  aérées  que  les  autres,  sont  spécialement  affectées 
aux  enfans. 

Autrefois,  les  enfans,  quel  que  fût  le  motif  de  leur  arresta- 
tion, étaient  enfermés  tous  en  commun,  au  nombre  parfois  de 
trente  ou  quarante,  dans  une  même  salle,  et  ils  dormaient  la  nuit 
sur  un  lit  de  camp  garni  de  paillasses.  Leur  journée  oisive  s'écou- 
lait également  dans  cette  salle  ou  dans  deux  étroits  préaux,  sous  la 
surveillance  assez  illusoire  d'un  gardien.  Cette  promiscuité  absolue 
entre  des  enfans  égarés,  mendians,  vagabonds  et  voleurs,  avait 
donné  lieu  à  de  vives  réclamations,  dont  je  me  suis  moi-même  fait 
l'écho  (1).  La  préfecture  de  police  a  fait  droit  à  ces  réclamations,  et 
dans  l'annexe  ajoutée  au  dépôt,  elle  a  fait  réserver  aux  enfans  un 
certain  nombre  de  cellules.  Mais  le  petit  nombre  de  ces  cellules  a 
pour  conséquence  que  chacune  reçoit  plusieurs  enfans  à  la  fois.  On 
peut  se  demander  si  l'intimité  forcée  qui  s'établit  entre  trois  ou  quatre 
enfans  oisifs  et  enfermés  ensemble  toute  la  journée,  dans  un  espace 
étroit,  sous  une  surveillance  intermittente,  ne  présente  pas  autant 
d'inconvéniens  que  la  promiscuité  absolue  sous  une  surveillance 
constante.  Il  faudrait  que  chaque  enfant,  pendant  le  temps  très 
court  qu'il  passe  au  dépôt,  fût  absolument  isolé,  comme  il  le  sera 
plus  tard  à  la  Petite-Roquette,  pendant  le  temps  de  sa  déten- 
tion préventive.  Mais  ce  desideratum,  l'exiguïté  même  du  bâtiment 
ne  permettra  jamais  de  le  réaliser,  et  c'est  là  une  raison  de  plus  pour 
déplorer  l'erreur  d'architecture,  cause  première  de  toutes  les  diffi- 
cultés au  milieu  desquelles  se  débat  la  préfecture  de  police,  faisant, 
là  comme  ailleurs;,  de  son  mieux,  avec  beaucoup  d'inteUigence  et 
d'humanité. 

Il  ne  faut  pas  quitter  le  quartier  des  hommes  sans  avoir 
passé  par  l'infirmerie,  non  pas  que,  par  elle-même,  l'infirmerie,  pe- 
tite pièce  longue,  étroite,  garnie  de  couchettes  assez  peu  confor- 
tables, ait  rien  de  très  particulier,  mais  parce  qu'il  est  impossible 
d'y  faire  une  visite  sans  toucher  au  doigt  quelques-unes  des 
défectuosités  de  notre  assistance  publique.  Beaucoup  de  pau- 
vres diables  ne  viennent,  en  effet,  échouer  au  dépôt  que  faute 
d'un  établissement  hospitalier  qui  puisse  les  recevoir.  Tel  était 
en  particulier  le  cas  d'un  malheureux  que  j'y  ai  vu,  dont 
les  jambes  enflées  refusaient  de  le  porter,  et  qui  pansait  lui  même, 
tant  bien  que  mal,  ses  ulcères  avec  un  pot  de  pommade.  Trois 
jours  de  suite,  il  s'était  présenté  à  la  consultation  du  bureau  central. 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  1"  juin  1878. 


LE  COMBAT    CONTRE    LE    VICE.  807 

Trois  jours,  il  avait  été  refusé.  Le  quatrième,  de  guerre  lasse,  il 
s'était  rendu,  suivant  son  expression,  et  il  était  venu  au  poste  se 
faire  arrêter,  se  déclarant  lui-même  sans  profession  et  sans  domicile. 
Si  nos  hôpitaux,  à  peine  suffisans  pour  les  cas  de  maladies  aiguës 
qu'ils  sont  appelés  à  recevoir,  étaient  complétés  par  quelques  infir- 
meries destinées,  comme  les  infirmeries  des  irorkhouses  anglais,  à 
recevoir  les  malades  de  misère  et  de  fatigue,  qui  ont  surtout  besoin 
de  quelques  jours  de  soin  et  de  repos,  le  nombre  des  arrestations 
pour  vagabondage  et  mendicité  diminuerait  d'une  façon  assez  sen- 
sible. Mais  l'assistance  publique  a  bien  autre  chose  à  faire  de  son 
argent  ! 

Un  spectacle  à  peu  près  analogue  m'attendait  dans  l'infir- 
merie des  femmes,  beaucoup  mieux  tenue,  soit  dit  en  passant,  que 
celle  d^s  hommes.  J'y  remarquai  une  femme  qui  portait  au  front 
une  contusion  encore  toute  fraîche,  et  je  me  fis  raconter  son  his- 
toire, fort  simple  du  reste.  Veuve  sans  enfans,  elle  gagnait  péni- 
blement sa  vie  du  travail  de  ses  dix  doigts,  lorsque  la  maladie  vint 
fondre  sur  elle.  Pendant  le  séjour  assez  long  qu'elle  avait  fait  à 
l'hôpital,  son  mobilier  et  ses  effets  avaient  été  saisis,  puis  vendus, 
faute  du  paiement  de  son  terme  de  loyer.  Prématurément  renvoyée 
de  l'hôpital  avant  que  ses  forces  ne  fussent  revenues  (sans  doute 
pour  rendre  son  lit  vacant),  le  jour  même  de  sa  sortie  elle  s'était 
évanouie  de  faiblesse  dans  la  rue,  et  s'était  abîmée  la  figure  contre 
un  angle  de  trottoir.  Portée  sans  connaissance  au  poste,  elle  avait 
dû  avouer,  en  reprenant  ses  sens,  qu'elle  était  sans  domicile  ni 
moyens  d'existence,  et  elle  avait  été  envoyée  au  dépôt,  sous  la  pré- 
vention de  vagabondage.  Elle  racontait  son  histoire  en  pleurant,  sans 
récriminer  du  reste,  et  se  bornant  à  demander  avec  un  fort  accent  de 
terroir  qu'on  lui  procurât  les  moyens  de  retourner  à  Bhodez,  son  pays 
natal.  Je  connais  assez  les  traditions  de  la  préfecture  de  police  pour 
pouvoir  affirmer  que  quelque  mesure  d'humanité  aura  été  prise  en  sa 
faveur,  mais  un  renvoi  moins  prématuré  de  l'hôpital,  un  séjour  d'une 
semaine  ou  deux  à  la  maison  de  convalescence  du  Vésinet,  quel- 
ques secours  prélevés  sur  la  fondation  Monihyon  en  faveur  des 
convalescens,  auraient  épargné  à  cette  pauvre  femme  l'angoisse  et 
l'humiliation  d'une  arrestation.  Il  ne  faut  pas  se  figurer  que  ces 
natures  un  peu  frustes  soient  moins  sensibles  que  d'autres  à  cette 
humiliation.  Parfois  c'est  tout  le  contraire,  et  elles  sont  plutôt  dis- 
posées à  s'exagérer  la  souillure  de  la  prison,  même  momentanée. 
Il  y  a  quelques  années,  l'asile  de  nuit  de  la  rue  Saint-Jacques  avait 
reçu  une  femme,  jeune  encore,  dont  les  yeux  étaient  usés  par  son 
métier  de  repriseuse  de  dentelles,  et  qui  ne  pouvait  plus  se  livrer  à 
aucun  travail.  Des  démarches  avaient  été  faites  auprès  de  la  pré- 
fecture de  police  pour  que  cette  femme  fût  reçue  au  dépôt  de 


808  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

mendicité  de  Villers-Cotterets,  où  elle  aurait  pu  finir  sa  vie  dans  des 
conditions  fort  douces.  Mais  comme  elle  était  étrangère  au  dépar- 
tement de  la  Seine,  il  fallait,  pour  la  constituer  à  l'état  de  vagabon- 
dage légal,  qu'elle  fût  passagèrement  écrouée  au  dépôt.  Vainement 
lui  fut-il  expliqué  que  ce  n'était  là  qu'une  formalité,  qu'elle  ne  se- 
rait point  confondue  avec  les  autres  femmes,  mais  soignée  à  l'in- 
firmerie :  jamais  elle  ne  voulut  consentir  à  franchir  le  seuil  du  dépôt, 
et,  sans  doute,  dans  la  crainte  qu'on  ne  l'y  conduisît  de  force,  elle 
quitta  furtivement  l'asile  de  nuit.  On  n'a  jamais  su  ce  qu'elle  était 
devenue. 

Le  quartier  des  femmes  présente  au  dépôt  un  aspect  beaucoup 
plus  satisfaisant  que  celui  des  hommes,  et  cela  grâce,  ainsi  que  je 
l'ai  dit,  à  l'emplacement  proportionnellement  plus  grand,  grâce 
aussi  à  la  meilleure  tenue  qui  est  due,  pour  beaucoup,  au  per- 
sonnel chargé  de  la  surveillance.  11  n'est  pas  douteux  que  la 
monomanie  laïcisante,  qui  sévit  si  durement  sur  les  administra- 
tions publiques,  ne  finisse  par  atteindre,  un  jour  ou  l'autre,  celle 
des  prisons,  et  j'aurai  tout  à  l'heure  à  noter  quelques  prodromes 
de  cette  affection  fâcheuse.  Mais  je  ne  vois  pas  trop  comment  l'on  s'y 
prendra  pour  laïciser  le  dépôt  de  la  préfecture  de  police,  car  il  ne 
sera  pas  possible,  faute  de  place,  d'en  transformer  l'aménage- 
ment intérieur,  et  encore  moins  de  trouver  un  personnel  laïque  qui 
accepte  de  vivre  dans  les  conditions  où  vivent  les  sœurs  de  Marie- 
Joseph.  Celles-ci  sont  au  nombre  de  vingt.  Neuf  couchent  dans  des 
cellules  identiques  en  tout  point  à  celles  des  détenues;  les  onze  au- 
tres dans  un  dortoir  commun.  Gomme  lieu  de  rafraîchissement  phy- 
sique et  moral,  elles  n'ont  qu'un  préau,  faisant  également  pendant 
à  celui  des  détenues,  et  une  petite,  bien  petite  chapelle,  où  il  est 
rare  qu'on  n'en  trouve  pas  une  ou  deux  prosternées  dans  une  ado- 
ration muette,  demandant  sans  doute  à  la  prière  un  remède  aux 
défaillances  passagères  de  leur  courage.  On  ne  saurait  imaginer, 
en  effet,  une  tâche  plus  ingrate  que  la  leur.  Elles  n'ont  point 
la  récompense  qui  doit  venir  en  aide  à  leurs  compagnes  dans  la 
charité  :  le  sentiment  du  bien  qu'elles  font,  de  l'influence  qu'elles  ac- 
quièrent sur  lésâmes.  Tout  ce  qu'elles  peuvent  se  proposer,  sauf  dans 
les  cas  très  rares  qui  amènent  leur  intervention  personnelle,  c'est 
de  maintenir  l'ordre  et  d'imposer  un  peu  de  décence  à  ce  personnel 
féminin  qui  se  renouvelle  chaque  jour  et  ne  fait  que  leur  passer 
par  les  mains. 

Ce  personnel  se  divise  en  deux  catégories  très  distinctes  :  les 
inculpées  de  droit  commun  et  les  femmes  détenues  administra- 
tivement  en  vertu  des  règlemens  sur  la  police  des  mœurs.  Bien 
qu'il  ne  fût  pas  malaisé  de  prévoir  que  le  nombre  des  femmes 
appartenant  à  la  seconde  catégorie  serait  beaucoup  plus  grand  que 


LE    COMBAT    CONTRE    LE    VICE.  809 

celui  des  femmes  appartenant  à  la  première,  deux  salles  de  dimen- 
sions identiques  leur  ont  été  réservées.  Aussi  en  est-il  résulté  cette 
conséquence  que  les  inculpées  de  droit  commun  sont  très  au  large, 
tandis   que  les  femmes  détenues  administrativement  sont  entas- 
sées les  unes  sur  les  autres.  Cet  entassement  a  été  encore  accru 
par  une  mesure  récente.  On  garde  aujourd'hui  au  dépôt,  au  lieu 
de  les   envoyer    à    Saint-Lazare,  les    femmes  inscrites  qui   ont  à 
subir  une  détention  de  quatre  jours   pour  contravention  aux  rè- 
glemens  qu'elles   doivent  observer.   Dans  la   langue  du  métier, 
cela  s'appelle  :  faire  ses  quatre  jours.  La  salle  affectée  aux  femmes 
inscrites  est  à  peine  suffisante  pour  recevoir  celles  qui  s'y  pres- 
sent quotidiennement,  au    nombre    de    cent   cinquante   à    deux 
cents.  La  sœur  chargée  de  la  surveillance  est  perdue  en  quelque 
sorte  au    milieu  de  cette  foule,  et  c'est  même  un  singulier  con- 
traste à  l'œil   que  celui  de  son  ajustement  sévère  et  de  son  atti- 
tude impassible  dans   la  petite  chaise   où  elle  est    assise,  avec 
l'accoutrement  et  la  tenue  de  ces  femmes  débraillées,  qui  rient  et 
causent  à  haute  voix,  ou  bien  s'entassent  dans  les  coins  pour  y  dormir 
les  unes  sur  les  autres.  L'aspect  de  cette  salle  est,  il  faut  en  con- 
venir, assez  choquant,  mais  les  vices  de  l'aménagement  et  l'encom- 
brement sont  ici  plus  forts  que  toute  la  bonne  volonté  des  sœurs. 
Cette  promiscuité  brutale  présenterait  même  les  plus  sérieux  incon- 
véniens,  si  les  femmes  qui  y  sont  soumises  n'étaient  de  celles  dont 
il  reste  véritablement  bien  peu  de  chose  à  espérer.  C'est,  en  effet, 
une  règle  absolue  que  toutes  les  femmes  arrêtées  pour  un  fait  de 
prostitution,  et  qui  ne  sont  pas  inscrites  sur  les  registres  de  la  po- 
lice, doivent  être  isolées.  Le  grand  nombre  de  cellules  dont  on  peut 
disposer  au  quartier  des  femmes  permet  que  cette  règle  ne  soit  ja- 
mais violée.  Les  cellules  affectées  aux  insoumises  (c'est  ainsi  qu'on 
les  nomme  en  langage  administratif)  donnent  toutes  sur  un  très 
long  couloir,  dans  lequel  se  promène  constamment  une  sœur.  Quel- 
ques-unes de  ces  femmes,  ou  plutôt  de  ces  jeunes  filles,  tombent, 
après  leur  arrestation,  dans  des  crises  de  désespoir  et  de  larmes  qui 
peuvent  dégénérer  en  attaques  de  nerfs  et  rendre  nécessaire  leur 
transport  à  l'infirmerie.  Mais  d'autres, —  etc'est  malheureusement  le 
plus  grand  nombre, —  affectent  de  conserver  une  attitude  cynique  et 
provocante.  Kien  qu'en  ouvrant  le  petit  judas  pratiqué  dans  la  porte 
de    leur  cellule,  on   peut  s'assurer  de  la  disposition  morale    où 
elles  se  trouvent.  Les  unes  vous  regardent  avec  effronterie,  les  au- 
tres se  tournent  contre  la  muraille,  dans  le  coin  le  plus  obscur  de  la 
cellule,  ou  se  cachent  la  tête  dans  les  mains,  et  il  y  a  même  quel- 
que charité  à  ne  pas  leur  imposer  trop  longtemps  l'humiliation  de 
se  sentir  regardées. 

Les  cellules  ({ui  ne  sont  pas  affectées  aux  insoumises  servent  aux 


810  RevDE    DES    DEUX    MONDES. 

inculpées  de  droit  commun  dont  les  dehors  trahissent  une  certaine 
éducation,  ou  qui  sont  sous  le  coup  de  quelque  grave  accusation. 
Il  y  a  quelques  années,  au  lendemain  de  k  commune,  j'y  avais 
vu  Louise  Michel,  sans  pressentir  sa  gloire,  et  j'ai  reconnu  plus 
tard,  sans  surprise  du  reste,  dans  une  photographie  exposée  à  la 
devanture  d'une  boutique,  les  traits  de  l'ex-institutrice,  dont  la  phy- 
sionomie énergique  et  un  peu  farouche  m'était  restée  dans  la  mé- 
moire. A  ma  dernière  visite,  j'y  ai  trouvé  encore  une  institutrice 
dont  le  cas  était,  suivant  moi,  beaucoup  plus  intéressant.  Elle  avait 
fait  en  Allemagne  l'éducation  d'une  jeune  fille  de  noble  famille,  dont 
le  nom  est  bien  connu  en  France,  et,  cette  éducation  terminée,  elle 
était  revenue  à  Paris,  dans  l'espérance  d'y  trouver  une  place.  Elle 
y  avait  dévoré  rapidement  ses  petites  économies,  et  après  avoir  traîné 
pendant  quelques  mois  sa  misère  par  les  rues,  elle  n'avait  pu  ré- 
sister à  la  tentation  de  dérober  quelques  objets  de  toilette  à  l'éta- 
lage des  grands  magasins  du  Louvre,  afin  de  relever  im  peu  son 
ajustement.  Elle  pleurait  en  racontant  son  histoire,  et  alléguait  pour 
s'excuser  que  tous  les  objets  dérobés  par  elle  avaient  été  retrouvés 
dans  sa  chambre.  Toute  différente,  pleine  de  fierté  et  presque  d'ar- 
rogance, était  l'attitude  d'une  autre  femme,  dont  la  situation  parais- 
sait au  premier  abord  bien  plus  digne  de  pitié.  C'était  une  aveugle- 
née.  Malgré  son  infirmité,  elle  avait  été  admise  dans  une  pension 
de  jeunes  filles  comme  maîtresse  de  piano.  Mais  elle  s'était  mise  en 
tête  d'écrire  un  roman,  et  la  maîtresse  de  pension,  trouvant,  à  tort 
ou  à  raison,  qu'il  y  avait  incompatibilité  entre  la  profession  de  femme- 
auteur  et  celle  de  donneuse  de  leçons  de  piano,  l'avait  mise  en  de- 
meure d'opter.  Son  choix  avait  été  aussitôt  fait,  et  elle  était  partie 
emportant  son  manuscrit.  Elle  n'avait  pas  tardé  à  tomber  dans  la 
misère,  et  elle  avait  été  arrêtée  comme  étant  sans  profession  ni 
domicile.  Elle  repoussait  avec  une  sorte  d'impatience  toutes  les 
offres  charitables  qui  lui  étaient  faites,  et  demandait  qu'on  lui  pro- 
curât une  seule  chose  :  un  éditeur. 

Si  j'ai  retenu  mes  lecteurs  un  peu  plus  longtemps  peut-être 
que  de  raison  au  dépôt  de  la  préfecture  de  police,  c'est  à  cause 
de  la  variété  des  types  qu'on  y  rencontre.  On  y  trouve,  en  effet, 
réuni,  et  on  y  prend  sur  le  vif  le  tout-Paris  du  crime,  de  la  dé- 
bauche et  de  la  misère  :  dans  le  quartier  des  hommes,  l'assassin 
de  haute  volée,  le  malfaiteur  vulgaire,  le  vagabond  et  le  men- 
diant d'habitude,  et  aussi  le  meurtrier  par  jalousie,  ou  le  pauvre 
diable  qui  n'est  coupable  que  de  sa  mauvaise  fortune;  dans  le 
quartier  des  femmes,  la  mère  qui  a  sacrifié  les  jours  de  son 
enfant,  l'amante  qui  a  joué  du  vitriol,  l'épouse  adultère  surprise 
en  flagrant  délit,  et  aussi  la  proxénète,  la  prostituée  de  bas  étage, 
l'enfant  précoce  qui  sera  un  jour  la  courtisane  en  renom  ;  —  tous  et 


LE   COMBAT    CONTRE   LE    VICE.  811 

toutes  dans  l'accoutrement  qu'ils  avaient  au  moment  de  leur 
arrestation,  en  habit  de  drap  fm  ou  en  haillons,  en  robe  de  soie  ou 
d'indienne,  les  mains  encore  sanglantes  ou  les  pieds  encore  crot- 
tés, divers  d'aspect,  de  condition,  de  fortune,  mais  tous  au  fond 
victimes  des  mêmes  faiblesses  ou  des  mêmes  passions,  de  ces  fai- 
blesses et  de  ces  passions  qui  sont  aussi  les  nôtres.  Lorsque  nous  les 
retrouverons  plus  tard  dispersés  dans  nos  difierens  établissemens 
pénitentiaires,  ils  seront  dissimulés  sous  un  même  costume,  cour- 
bés sous  un  même  jong,  matés  par  ime  même  discipline ,  et  ils 
auront  tous  pris,  à  la  longue,  une  sorte  d'aspect  uniforme.  Ce 
ne  seront  plus  que  des  détenus;  ici,  ce  sont  encore  des  hommes, 
pris  sur  le  vif  et  cueillis  (suivant  l'expression  populaire  si  triviale, 
mais  si  juste)  dans  le  plein  épanouissement  de  leur  floraison  mal- 
saine. C'est  donc  là  qu'il  serait  le  plus  intéressant  de  les  observer 
et  de  les  étudier  de  près.  Mais  le  peu  de  temps  qu'ils  y  séjournent 
n'en  laisse  guère  le  loisir.  Le  dépôt  n'est,  en  effet,  qu'un  lieu  de 
passage.  Puisque  nous  avons  tant  fait  que  d'y  entrer,  voyons  com- 
ment on  en  sort. 

Pour  sortir  du  dépôt,  il  y  a  trois  portes  :  la  grande  instruc- 
tion, la  citation  directe  et  le  sans-suite.  Les  inculpés  sont  dits 
renvoyés  à  la  grande  instruction  lorsque  les  magistrats  qui  siègent 
au  petit  parquet  ont  pensé  qu'il  y  avait  lieu  de  procéder  à  une 
instruction  en  règle.  Ils  sont  alors  envoyés,  les  hommes  à  Mazas, 
les  femmes  à  Saint-Lazare,  où  nous  les  retrouverons.  La  citation 
directe,  au  contraire ,  envoie  directement  le  prévenu,  comme  le 
terme  l'indique,  devant  le  tribunal  de  police  correctionnelle,  en 
vertu  de  la  loi  du  20  mai  1863  sur  les  flagrans  délits.  On  a  critiqué 
cette  loi  comme  pouvant  donner  lieu  à  des  erreurs  sur  les  per- 
sonnes, précisément  à  cause  de  la  rapidité  avec  laquelle  les  magis- 
trats procèdent,  et  comme  offrant  aux  prévenus  trop  de  facilité  pour 
se  faire  condamner  sous  des  noms  supposés.  Mais  à  cet  inconvé- 
nient, le  service  d'anthropométrie,  que  j'ai  décrit  dans  une  récente 
étude,  obviera  de  plus  en  plus  efficacement ,  et  la  loi  par  elle- 
même,  en  abrogeant  les  lenteurs  de  la  procédure  et  en  désencom- 
brant les  prisons,  a  produit  d'excellens  effets.  Si  rapide  que  soit  le 
passage  des  prévenus  du  dépôt  au  tribunal,  ils  traversent  cepen- 
dant une  nouvelle  étape,  d'assez  courte  durée,  il  est  vrai,  mais  pen- 
dant laquelle  il  est  intéressant  de  les  accompagner.  Le  nom  officiel 
de  ce  troisième  lieu  de  détention  provisoire  est  le  Dépôt  judiciaire. 
Son  nom  véritable,  par  lequel  il  est  désigné  dans  la  langue  courante, 
aussi  bien  des  détenus  que  des  magistrats,  est  la  Souricière.  C'est 
un  singulier  endroit  que  cette  souricière.  Elle  est  installée  dans  les 
substniclions  du  bâtiment  qui  contient  les  chambres  de  police  cor- 
rectionnelle, et  communique  avec  ces  chambres  par  un  escalier  in- 


812  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

térieur  dont  peu  d'honnêtes  gens  ont  gravi  les  marches.  Dans  ces 
substructions,  quatre-vingt-sept  cellules  ont  été  pratiquées ,  dans 
la  pensée,  pourrait-on  croire,  d'isoler  chaque  prévenu.  Mais  pour 
qu'on  obtînt  ce  résultat,  il  aurait  fallu  en  construire  le  double.  La 
souricière  ne  reçoit  pas  seulement,  en  effet,  les  prévenus  qui  sont 
sur  le  point  d'être  jugés.  Les  inculpés,  hommes  ou  femmes,  dont 
l'affaire  est  en  cours  d'instruction,  y  viennent  quotidiennement  de 
Mazas  et  de  Saint-Lazare  pour  y  subir  des  interrogatoires.  La  popu- 
lation moyenne  de  la  souricière  est  de  150  à  200  individus  par 
jour,  ce  qui  oblige  à  mettre  deux  ou  trois  détenus  par  cellule. 
C'est  fournir  aux  uns  l'occasion  d'intimités  malsaines  et  imposer 
aux  autres  l'humiliation  de  contacts  dégradans,  intimités  et  contacts 
d'autant  plus  étranges  qu'un  certain  nombre  de  ces  individus  sont, 
comme  prévenus,  soumis  à  Mazas  à  l'isolement  le  plus  rigoureux. 
Quant  à  la  surveillance,  il  n'y  faut  pas  compter.  Non-seulement  les 
individus  enfermés  ensemble  dans  chaque  cellule  peuvent  faire  tout 
ce  qu'ils  veulent,  mais  de  cellule  à  cellule  la  conversation  n'est 
pas  impossible.  Il  n'est  même  pas  sans  exemple  que  des  commu- 
nications aient  été  échangées  entre  le  quartier  des  hommes  et  ce- 
lui des  femmes,  au  temps  où  celui-ci  était  surveillé  par  un  gardien, 
remplacé  depuis  lors  par  deux  religieuses.  Tous  ces  vices  d'instal- 
lation ont  été  maintes  fois  signalés  par  les  chefs  du  parquet,  sous 
la  surveillance  desquels  est  placé  le  dépôt  judiciaire,  et  quelques 
améliorations  ont  pu  être  obtenues.  C'est  ainsi  qu'on  a  épargné  aux 
femmes  un  long  défilé  sous  les  regards  et  les  lazzi  des  hommes 
enfermés  dans  leurs  cellules,  et  qu'on  a  construit  pour  elles  un  cer- 
tain nombre  de  cellules  supplémentaires  en  bois,  véritables  petites 
boîtes  qui  rappellent  les  étroits  compartimens  des  paniers  à  salade. 
Mais  c'est  là  tout  ce  qu'on  a  pu  faire,  et  le  mal  provenant  de  l'in- 
suffisance du  local  est  sans  remède.  C'est  encore  une  affaire,  je 
dirai  d'architecture,  pour  ne  pas  dire  d'architecte.  Il  fallait  que  le 
dépôt  judiciaire  tînt  dans  les  substructions  de  la  police  correction- 
nelle, et  on  l'y  a  fait  tenir.  L'emplacement  était  insuffisant  :  peu 
importe.  On  a  entassé  les  détenus,  et  tout  a  été  dit. 

Arrivons  maintenant  aux  sans -suite.  C'est  le  terme  consacré 
pour  exprimer ,  ainsi  que  les  mots  mêmes  l'indiquent ,  qu'il 
n'est  donné  aucune  suite  à  l'arrestation.  Le  sans-suite  peut  être 
judiciaire  ou  administratif.  Non-seulement,  en  effet,  tous  les  in- 
dividus qui  sont  traduits  au  petit  parquet  ne  sont  pas  livrés 
par  le  petit  parquet  à  la  justice,  mais  tous  ceux  qui  entrent  au  dé- 
pôt ne  sont  pas  traduits  au  petit  parquet.  Le  sort  d'un  certain 
nombre  d'entre  eux  est  réglé  dans  les  bureaux  mêmes  de  la  pré- 
fecture de  police,  après  examen  des  procès-verbaux  de  l'arrestation 
et  interrogatoire  sommaire.  Mais  quelle  que  soit  l'autorité  qui  sta- 


LE    COMBAT    CONTRE    LE    VICE.  813- 

tue,  la  condition  de  ceux  qui  font  l'objet  d'un  sans-suite  est  la 
même,  et  cette  condition  n'est  pas  aussi  enviable  qu'on  pourrait  le 
croire.  En  fait,  pour  beaucoup  de  ces  malheureux  hôtes  du  dépôt, 
l'instant  de  la  mise  en  liberté  est  précisément  celui  qu'ils  redou- 
tent. Ils  sont  sans  ressources  et  sans  domicile.  Le  dépôt  est  un 
endroit  où  l'on  mange  à  peu  près  à  sa  faim,  où  l'on  est  passable- 
ment couché  et  où  l'on  passe  la  journée  à  causer  sans  rien  faire. 
Ils  ne  sont  pas  pressés  de  le  quitter  :  —  «  Où  voulez -vous  que 
j'aille?  »  disent  beaucoup  d'entre  eux.  Ceux  qui  tiennent  ce  langage 
sont,  pour  la  plupart,  des  mendians  et  des  vagabonds,  et  ce  sont 
eux  qui,  à  Paris,  fournissent  près  de  la  moitié  des  arrestations, 
vingt  mille  sur  quarante-deux  mille.  La  mendicité  et  le  vagabon- 
dage sont  les  deux  délits  sur  la  proportion  desquels  l'influence  de 
la  misère  se  fait  le  plus  directement  sentir.  Comme  c'est  précisé- 
ment l'étroite  connexité  entre  la  criminalité  et  la  misère  qui  m'a 
inspiré  la  pensée  de  ces  études-,  et  comme  à  Paris  en  particulier 
la  répression  du  vagabondage  et  de  la  mendicité  touche  par  cer- 
tains côtés  à  des  questions  d'assistance  publique,  on  me  permet- 
tra, au  prix  d'une  digression,  d'indiquer  comment  la  loi  en  use 
avec  les  vagabonds  et  les  mendians,  et  comment  la  pratique  en  use 
avec  la  loi. 

III. 

La  loi  n'envisage  point  du  même  œil  le  mendiant  et  le  vagabond. 
Entre  les  mendians,  elle  distingue;  elle  ne  distingue  point  entre  les 
vagabonds.  «  Le  vagabondage  est  un  délit,  »  dit  l'article  !^69  du  code 
pénal,  procédant  ainsi  par  la  forme  tout  à  fait  inusitée  d'une  affir- 
mation qui  montre  bien  le  caractère  conventionnel  du  délit,  et 
l'article  270  définit  ainsi  les  vagabonds  :  «  ceux  qui  n'ont  ni  domi- 
cile certain  ni  moyens  d'existence,  et  qui  n'exercent  habituellement 
ni  profession  ni  métier.  »  Celui  qui  tombe  sous  cette  définition  en- 
court, par  ce  seul  fait,  la  peine  de  trois  à  six  mois  d'emprisonne- 
ment. Pour  la  mendicité,  au  contraire,  le  code  pénal  fait  une  dis- 
tinction. Dans  les  lieux  où  il  existe  un  établissement  destiné  à 
obvier  à  la  mendicité,  le  seul  fait  d'avoir  mendié  entraîne  la  peine 
de  trois  à  six  mois  d'emprisonnement.  11  n'en  est  pas  de  même 
dans  les  lieux  où  il  n'existe  pas  d'établissement  de  cette  nature. 
Dans  ces  lieux,  le  mendiant  d'habitude  et  valide  est  seul  passible 
d'une  peine.  En  d'autres  termes,  le  code  pénal  admet  que,  dans  les 
lieux  où  il  n'existe  point  de  dépôt  de  mendicité,  le  mendiant  puisse 
avoir  une  excuse  :  l'infirmité  ou  la  misère  accidentelle.  Il  n'en  ad- 
met point  pour  le  vagabondage,  qui  lui  semble  toujours  coupable,  et 
volontaire.  En  fait,  cela  est-il  juste?  Assurément  non.  Le  vagabon- 


814  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

dage,  aussi  bien  que  la  mendicité,  est  un  de  ces  délits  dont  la  mi- 
sère est  complice  et  dont  le  nombre  oscille  avec  le  niveau  de  la 
prospérité  publique.  Les  poursuites  pour  vagabondage  ont  augmenté 
depuis  quelques  années  ;  la  moyenne  de  la  dernière  période  quin- 
quennale a  été  de  15,000;  celle  de  la  période  précédente  était  de 
10,000.  A  quoi  tient  cette  augmentation?  Tout  simplement  à  ce  que 
la  crise  industrielle  et  agricole  a  rendu  plus  difficile  de  trouver  du 
travail.  Il  y  a  donc  des  vagabonds  par  misère,  tout  comme  il  y  a 'des 
mendians.  Dans  quelle  proportion?  cela  est  impossible  à  dire,  car 
il  faut  reconnaître  qu'il  y  a  dans  le  nombre  une  certaine  quantité  de 
paresseux,  qui  ont  le  travail  en  horreur.  Mais  les  traiter  tous  en  cri- 
minels, et  ne  pas  faire  la  distinction  entre  ceux  qui  ne  veulent  pas 
et  ceux  qui  ne  peuvent  pas  travailler,  est  d'une  extraordinaire  du- 
reté. La  loi  eût  été  plus  humaine  si  elle  eût  traité  les  vagabonds 
comme  les  mendians,  et  si  elle  eût  également  prévu  la  création  d'éta- 
blissemens  destinés  à  obvier  au  vagabondage.  Mais  cela  seul  ne  suf- 
firait pas,  comme  nous  allons  le  voir  par  l'exemple  des  mendians. 
En  statuant  que,  dans  les  lieux  où  il  existe  un  établissement 
pour  obvier  à  la  mendicité,  tout  mendiant  même  infirme,  même 
accidentellement  réduit  à  la  misère,  était  punissable,  le  législateur 
a  évidemment  pensé  que  ces  établissemens  recueilleraient  tous  les 
infirmes,  tous  les  individus  incapables  de  subvenir  à  leurs  besoins, 
ou  du  moins  leur  distribueraient  des  secours  qui  les  dispenseraient 
de  demander  l'aumône  sur  la  voie  publique,  sans  quoi  la  disposition 
de  la  loi  n'aurait  aucun  sens.  Or  en  est-il  ainsi  dans  la  réalité  des 
choses?  Remarquons  tout  d'abord  qu'il  n'existe  en  France  que  qua- 
rante et  un  dépôts  de  mendicité  (1).  Il  est  vrai  que  certains  départe- 
mens  s'associent  pour  envoyer  leurs  mendians  dans  le  même  dépôt  ; 
mais  il  n'en  reste  pas  moins  que  près  de  la  moitié  des  départemens 
français  n'ont,  contrairement  à  un  décret  de  1808  qui  leur  en  faisait 
un  devoir,  créé  aucun  établissetnent  pour  obvier  à  la  mendicité.  Mais 
dans  les  départemens  où  il  existe  des  dépôts  de  mendicité,  ces  dé- 
pôts sont-ils  au  moins  assez  spacieux  pour  recevoir  tous  les  indi- 
vidus infirmes  ou  incapables  de  gagner  leur  vie?  Ou  bien,  si  ces 
établissemens  ne  sont  pas  suffisans,  les  secours  publics  sont-ils  or- 
ganisés d'une  façon  assez  prévoyante  et  assez  large  pour  que  toute 
misère  accidentelle  soit  rapidement  soulagée,  et  toute  misère  habi- 
tuelle, résultant  d'une  infirmité  constante,  suffisamment  secourue?  Il 
faudrait,  pour  répondre  à  cette  question,  faire,  département  par  dé- 
partement, une  enquête  qui  ne  serait  assurément  pas  sans  intérêt. 
Mais  si  nous  nous  bornons  à  étudier  comment  les  choses  se  pas- 
Ci)  Sous  l'ancien  régime,  il  y  avait  déjà  un  dépôt  de  mendicité  par  généralité,  soit 
en  tout  trente-deux.  On  voit  qu'en  un  siècle,  la  progression  du  nombre  de  ces  dépots 
n'a  pas  été  coasidérable. 


LE  COMBAT  CONTRE  LE  VICE.  815 

sent  à  Paris,  nous  verrons  combien  l'assistance  hospitalière  ou  cha- 
ritable reste  au-dessous  des  prévisions  de  la  loi. 

Le  nombre  des  arrestations  pour  mendicité,  opérées  à  Paris  en 
18S6,  s'est  élevé  à  5,955,  dont  /i,(3()0  hommes  et  1,295  femmes. 
Les  arrestations  pour  vagabondage  se  sont  élevées  à  l/i,685,  dont 
13,579  hommes    et   1,106  femmes,    ce   qui  donne    un  total   de 
20,6/i0.  Le  nombre  des  entrées  au  dépôt  ayant  été,  durant  cette 
année  188(5,  de  /i2,167,  on  voit  que  près  de  la  moitié  des  arresta- 
tions qui  s'opèrent  à  Paris  dans  une  seule  année  est  imputable  à  la 
misère  ou  à  la  paresse.  (On  pourrait  aussi  imputer  à  la  misère  un 
certain  nombre  d'arrestations  pour  vol).  Mais  ce  chiffre  de  20,CZiO  ar- 
restations ne  représente  pas  autant  d'individus  distincts,  et  com- 
prend un  certain  nombre  de  doubles  emplois.  En  effet,  la  jurispru- 
dence du  parquet  de  la  Seine,  tempérant,  ainsi  que  je  l'indiquais 
tout  à  l'heure,  la  dureté  de  la  loi,  ne  traduit  en  police  correction- 
nelle pour  vagabondage  que  les  individus  arrêtés  trois  fois  en  quinze 
jours.  Ainsi  s'explique  l'écart  considérable  entre  le  chiffre  des  indi- 
vidus arrêtés,  lA, 685,  et  celui  des  individus  livrés  par  le  parquet  à  la 
police  correctionnelle,  2,838.  Un  écart  moins  sensible,  mais  encore 
considérable,  s'observe,  et  pour  la  même  raison,  entre  les  individus 
arrêtés  pour  mendicité,  5,955,  et  ceux  traduits  par  le  parquet  devant 
le  tribunal  correctionel,  3,056.  Lnfm  il  faut  tenir  compte  que  sur  ces 
5,89/i  vagabonds  et  mendians  traduits  devant  le  tribunal,  2/i0  ont 
été  acquittés,  mais  ont  pu  très  bien  avoir  été  arrêtés  une  seconde 
fois  dans  l'année,  et  qu'il  en  est  de  même  des  5,55A  mendians  et 
vagabonds  condamnés,   les  peines   prononcées  contre   eux  étant 
généralement  de  très  courte  durée  et  ne  dépassant  jamais  trois 
mois  de  prison  au  maximum.  C'est  précisément  le  grand  nombre 
des  individus  comparaissant  à   plusieurs  reprises  devant  la  justice 
qui  constitue  la  difficulté  de  la  répresssion.  Ce  perpétuel  circuit  de 
la  rue  au  dépôt,  du  dépôt  au  parquet,  du  parquet  à  la  rue,  à  peine 
interrompu  pour  quelques-uns  par  un  court  séjour  en  prison,  dé- 
courage les  agens  chargés  de  la  répression  sur  la  voie  publique,  et 
ce  découragement  explique  la  tolérance  qui,  depuis  quelques  années, 
laisse  nos  rues  s'encombrer  de  mendians.  Mais,  d'un  autre  côté, 
cette  indulgence,  à  quelques  yeux  excessive,  de  la  magistrature, 
s'explique  également  lorsqu'on  sait  combien  illusoire  et  parfois  com- 
bien cruelle  est  la  répression.  La  meilleure  manière  de  se  rendre 
compte  de  ces  difficultés  est  d'assister  à  l'interrogatoire  des  men- 
dians etdes  vagabonds, soit  au  petitparquet,  soit  plutôtau  deuxième 
bureau  de  la  préfecture  de  police,  chargé,  comme  je  l'ai  dit,  du  ser- 
vice des  arrestations. 

Les    opérations    du    deuxième    bureau    sont    multiples.    Non- 
seulement   il    doit   statuer   sur  la   suite   à    donner   aux   procès- 


816  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

verbaux  d'arrestation  qui  lui  sont  transmis  par  les  commis- 
saires de  police,  mais  il  doit  aviser  aux  mesures  que  comporte  la 
situation  des  individus  que  le  parquet  refuse  de  poursuivre,  la  pré- 
vention de  mendicité  ou  de  vagabondage  ne  lui  paraissant  pas  suf- 
fisamment établie,  et  il  doit  encore  disposer  de  ceux  qui,  ayant 
subi  une  condamnation  pour  mendicité,  sont,  aux  termes  de  l'arti- 
cle 27/i  du  code  pénal,  laissés  à  la  disposition  de  l'administration  pour 
être  détenus,  pendant  un  temps  plus  ou  moins  long,  dans  un  dépôt 
de  mendicité.  Rien  n'est  intéressant  comme  d'assister  au  détail  de 
ces  opérations  quotidiennes.  C'est  ainsi,  par  exemple,  que,  dans  une 
seule  matinée,  j'ai  eu  sous  les  yeux  les  deux  types  si  distincts  du 
vagabond  par  habitude  et  du  vagabond  par  accident.  L'un  se  disait 
dessinateur  :  tête  fine  et  intelligente,  œil  animé  et  insolent  ;  après 
une  condamnation  pour  escroquerie,  il  avait  été  compromis  dans 
la  commune  et  déporté  pour  son  plus  grand  bien.  Amnistié  comme 
tous  les  autres,  il  était  revenu  à  Paris,  et  y  vivait  tantôt  de  filou- 
teries et  tantôt  d'industries  interlopes,  entre  autres  de  la  vente  de 
cartes  obscènes.  Porteur  d'un  nom  honorable,  il  déclarait  avec  fierté 
renier  sa  famille,  et  il  est  probable  que  ce  reniement  était  réci- 
proque. L'autre  était,  au  contraire,  un  malheureux  garçon  jardinier, 
qui,  travaillant  d'habitude  chez  les  maraîchers  des  environs  de  Pa- 
ris, se  trouvait,  depuis  cinq  jours  consécutifs,  sans  place,  sans  do- 
micile par  conséquent,  et  avait  été  arrêté  la  nuit  précédente,  par 
d'inexorables  gendarmes,  dans  les  fossés  des  fortifications.  Il  n'y  avait 
pas  à  hésiter  sur  le  parti  à  prendre  :  traduire  le  premier,  mettre  en 
liberté  le  second,  qui  s'en  alla  tout  joyeux,  emportant  sous  son 
bras  le  morceau  de  pain  dont  on  venait  de  le  gratifier  au  dépôt,  et 
qui  certainement  ne  s'est  pas  fait  reprendre  s'il  a  pu  trouver  de 
l'ouvrage. 

Bien  différens  aussi  étaient  les  deux  cas  suivans  de  mendicité. 
L'un  de  ces  mendians  était  un  homme  d'assez  bonne  apparence, 
appartenant  à  une  famille  honorable.  Son  fils  occupait  une  position 
assez  élevée  dans  l'université;  lui-même,  ancien  fonctionnaire  de 
l'administration  des  douanes,  touchait  une  petite  pension  de  re- 
traite. La  mendicité  était  chez  lui  une  passion,  une  manie,  qui  s'al- 
liait à  des  goûts  de  bohème.  Il  aimait  mieux  rôder,  se  traîner  de 
cabaret  en  cabaret,  ramasser  des  bouts  de  cigares  sur  le  trottoir, 
et  demander  l'aumône  si  les  ressources  lui  faisaient  défaut,  que 
vivre  dans  son  intérieur  d'une  vie  tranquille,  en  fumant  une 
pipe  honnête  au  coin  de  son  feu  ;  et  lorsqu'on  lui  demandait  pour- 
quoi il  s'obstinait  à  déserter  ainsi  le  toit  conjugal,  il  répondait  d'un 
air  important  :  «  C'est  la  faute  de  ma  femme  ;  elle  est  cléricale  et 
vulgaire.  » 

Tout  autre  était  l'histoire  d'une  pauvre  femme,  qui  sortait  de 


LE    COMBAT    CONTRE    LE    VICE.  817 

Saint-Lazare.  Épouse  légitime  d'un  ouvrier  de  Paris,  elle  avait  été 
abandonnée  par  son  mari  au  troisième  enfant.  De  sa  profession,  elle 
était  couseuse  de  sacs,  et  son  budget  était  bien  simple  à  dresser. 
A  dix  sous  par  sac  et  à  trois  sacs  par  jour  (à  supposer  que  les  com- 
mandes ne  fissent  pas  défaut),  cela  faisait  un  salaire  quotidien  de 
trente  sous.  Pour  nourrir,  loger  et  vêtir  trois  personnes,  c'était 
court  ;  aussi  peu  à  peu  avait-elle  pris  l'habitude  de  mendier  pour 
joindre  les  deux  bouts.  Arrêtée,  puis  remise  en  liberté,  elle  s'était 
fait  reprendre  plusieurs  fois.  Celle-là  rentrait  parfaitement  dans  la 
définition  de  la  loi  :  mendiante  d'habitude  et  valide.  Aussi  avait- 
elle  été  condamnée  par  le  tribunal  à  trois  jours  de  prison,  et  il 
s'agissait  de  savoir  si  elle  serait  envoyée  au  dépôt  de  mendicité  ou 
rendue  à  ses  enfans.  Ainsi  fut  fait.  Mais  son  cas  relevait  évidem- 
ment de  la  charité  publique,  et  ne  faisait  que  mettre  en  lumière  à 
la  fois  la  mauvaise  organisation  et  l'insuffisance  des  secours  dis- 
tribués par  les  bureaux  de  bienfaisance.  Cette  mauvaise  organisa- 
tion et  cette  insuffisance  de  la  charité  publique  sont  une  conclusion 
à  laquelle  il  est  impossible  de  ne  pas  arriver  également,  lorsqu'on 
voit  défiler  sous  la  prévention  de  mendicité  ou  de  vagabondage  des 
vieillards  et  des  vieilles  femmes  incapables  d'un  travail  sérieux, 
des  infirmes  hors  d'état  de  subvenir  à  leurs  besoins,  des  malades 
repoussés  des  hôpitaux  comme  incurables;  en  un  mot,  tous  les  vain- 
cus du  combat  de  la  vie,  qui  devraient  être  recueillis  comme  on 
recueille  les  blessés  sur  le  champ  de  bataille,  et  qu'on  laisse  au 
contraire  étaler  au  grand  soleil  leurs  misères  et  leurs  plaies.  La 
première  conclusion  à  laquelle  conduit  l'étude  de  la  mendicité  et  du 
vagabondage  à  Paris  est  donc  l'insuffisance  des  secours  publics, 
qu'il  s'agisse  des  malades  à  soulager  ou  des  indigens  à  secourir,  et 
malheureusement  cette  insuffisance  ne  fait  que  s'accroître.  Le  bud- 
get des  pauvres  est  en  déficit,  tout  comme  celui  de  l'état  ;  ses  dé- 
penses s'accroissent  par  l'effet  d'une  administration  dispendieuse, 
ses  recettes  diminuent  par  suite  de  la  méfiance  justifiée  qu'inspire 
la  gestion  des  nouveaux  bureaux  de  bienfaisance.  Pour  arriver  à 
rétablir  l'équilibre,  on  est  obligé  d'entamer  le  capital  et  de  dimi- 
nuer les  dépenses  ou  du  moins  certaines  dépenses.  C'est  ainsi  que, 
cette  année,  on  a  vendu  des  rentes,  et  sous  prétexte  de  modifica- 
tion dans  le  système  de  répartition  des  secours,  on  a  rayé  un  grand 
nombre  de  malheureux  qui  étaient  inscrits  sur  les  listes  des  bu- 
reaux de  bienfaisance.  Mais  on  tourne  ainsi  dans  un  cercle  vicieux, 
car,  en  diminuant  les  secours,  on  augmente  la  misère,  et  c'est  la 
misère  qui  alimente  en  grande  partie  le  vagabondage  et  la  men- 
dicité. 

Cependant  il  faut  reconnaître  qu'il  existe   également  un  assez 
TOME  Lxxxiv.  —  1887.  52 


838  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

grand  nombre  de  vagabonds  par  goût  et  de  mendians  par  pro- 
fession. Les  premiers  sont  faciles  à  reconnaître,  en  quelque  sorte, 
au  premier  aspect.  Ce  sont  presque  toujours  des  individus  jeunes, 
ou  du  moins  dans  la  force  de  l'âge.  De  bonne  heure,  ils  se  sont 
déshabitués  du  travail  régulier,  et  ils  ont  commencé  à  vivre  de 
hasard  et  de  métiers  interlopes,  ne  faisant  œuvre  de  leurs  bras  que 
sous  l'aiguillon  de  la  faim,  et,  plutôt  que  de  s'embaucher  dans  un 
atelier,  préférant  gagner  quelques  sous  à  ouvrir  les  portières  des 
voitures  ou  à  courir  après  les  cochers.  Ils  alternent  entre  la  prison 
et  la  liberté,  prenant  gaîment  leur  parti  de  vivre  de  temps  à  autre, 
pendant  une  quinzaine  de  jours  ou  même  davantage,  aux  frais  du 
gouvernement,  rencontrant,  comme  nous  le  verrons  tout  à  Theure, 
dans  les  prisons  de  la  Seine,  une  société  tout  à  fait  de  leur  goût,  et 
profitant  souvent  de  l'occasion  pour  y  comploter  quelques  bons 
coups.  Ceux-là  finiront  par  le  vol  et  la  maison  centrale,  sinon  par 
l'assassinat  et  la  Nouvelle-Calédonie.  Si,  dès  le  début,  une  punition 
sévère  les  atteignait;  s'il  existait  en  outre,  pour  eux  comme  pour  les 
mendians,  des  maisons  de  travail  où  ils  fussent  conduits  à  l'expi- 
ration de  leur  peine,  et  contraints  de  rester  jusqu'à  ce  que,  pai' 
leur  travail,  ils  se  fussent  procurés  un  certain  pécule,  on  en  sauve- 
rait peut-être  un  certain  nombre.  Il  est  à  remarquer  que  le  code 
pénal  de  1810  en  usait  ainsi  avec  eux,  et  que  l'ariide  271,  relatif 
au  vagabondage,  se  terminait  ainsi  :  «  Les  vagabonds  demeureront, 
après  avoir  subi  leur  peine,  à  la  disposition  du  gouvernement  pen- 
dant le  temps  qu'il  déterminera,  eu  égard  à  leur  conduite.  »  Les 
termes  de  cet  article  donnaient  parfaitement  au  gouvernement  le 
droit  d'infliger  aux  vagabonds,  comme  aux  mendians,  un  temps  de 
détention  supplémentaire.  Mais  comme  le  gouvern^^^ment  ne  faisait 
aucun  usage  de  cette  faculté,  la  réforme  de  1832  remplaça  cette 
disposition  par  la  surveillance  de  la  haute  police,  qui  a,  autrefois 
du  moins,  car  aujourd'hui  elle  est  supprimée,  compliqué  la  ques- 
tion, en  multipliant  les  condamnations  pour  rupture  de  ban.  Peut- 
être  y  aurait-il  lieu  d'en  revenir  à  cette  disposition  du  code  de  1810 
en  créant  pour  les  vagabonds  des  maisons  de  travail  analogues  aux 
dépôts  de  mendicité,  et  en  les  ouvrant  même  par  avance  aux  indivi- 
dus sans  domicile  et  sans  moyens  d'existence,  qui  seraient  réelle- 
ment désireux  de  travailler.  C'est  la  solution  que  préconise  M.  le 
pasteur  Robin,  dans  un  excellent  livre  intitulé:  Hospitalité  et  Tra- 
vail, dont  j'ai  déjà  eu  occasion  de  parler.  C'est  l'idée  du  ivorklioiise 
anglais,  et,  malgré  les  préjugés  qui  existent  en  France  contre  les 
VL'orkhome,  cette  institution  telle  qu'elle  fonctionne  aujourd'hui,  à 
Londres  du  moins,  où  j'en  ai  visité  plusieurs,  n'est  déjà  pas  tant 
mauvaise. 

Quant  aux  mendians  d'habitude,  ce  sont  aussi  des  paresseux,  mais 


LE   COMBAT    CONTRE    LE    VICE.  819 

d'une  autre  nature,  moins  aventureux,  plus  casaniers,  ayant  géné- 
ralenaenl  un  domicile  fixe,  parfois  une  petite  occupation,  mais  qui, 
plutôtquedese  tuer  de  travail,  aiment  mieux  s'adresser  à  la  charité 
publique.  On  leur  offrirait  un  salaire  assuré  en  échange  d'un  tra- 
vail régulier  que  peut-être  ils  le  refuseraient.  S'ils  ont  quelque  in- 
firmité à  exhiber,  cette  infirmité  devient  pour  eux  un  gagne-pain, 
et  peut-être  n'accepteraient-ils  pas  non  plus  volontiers  d'en  guérir. 
Parfois  ils    refusent  l'asile  que  la  préfecture  de  police  peut  leur 
offrir,  à  \illers-Gotterets  ou  à  Nanterre.  A  la  discipline  nécessaire- 
ment un  peu  sévère  du  dépôt  de  mendicité,  ils  préfèrent  encore 
leur  liberté  misérable.  Quant  aux  histoires  de  mendians  volontaires 
dans  la  paillasse  desquels  on  trouve,  après  leur  mort,  des  sacs 
d'argent,  il  en  faut  décidément  faire  son  deuil.  Ayant  lu  récemment 
une  histoire  de  ce  genre  dans  un  grave  journal,  j'ai  voulu  en  avoir 
le  cœur  net  :  il  n'y  avait  pas  un  mot  de  vrai.  Plus  fréquentes,  mais 
rares  encore,  sont  les  simulations  d'infirmités, bien  que  les  men- 
dians   d'habitude  fassent  parfois   montre  en  ce  genre  de  beau- 
coup d'ingéniosité.  Mais  ce  qui  est  malheureusement  plus  com- 
mun, c'est  que  l'infirmité  trop  réelle  devient  un  gagne-pain  pour  la 
famille  du  malheureux  infirme.  Tel  ne  voudrait  pas  mettre  dans  un 
asile  son  père  aveugle  ou  sa  mère  paralytique,  parce  qu'il  en  tire 
parti  en  le  promenant  dans  les  rues  ou  en  l'exhibant  sous  une  porte 
cochère.  Ce  sont  surtout  les  enfans  qui  deviennent  victimes  de  ces 
exploitations  éhontées.  Aucun  mouvement  n'est  plus  naturel  que  de 
donner  un  sou  à  un  petit  garçon  ou  à  une  petite  fille  qui  vous  de- 
mande l'aumône,  au  nom  de  sa  mère  malade  ou  de  ses  petits  frères 
qui  n'ont  pas  mangé.  Mais  il  est  fort  à  craindre  que  cet  enfant  ne 
soit  un  instrument  dans  les  mains  de  ses  propres  parens,  au  grand 
dé*rimentde  sa  moralité  dans  le  présent  et  dans  l'avenir.  Peut-être 
mêmeest-ilviclimed'un  exploiteur,  bienqu'une  loi  du  7  décembre  1874 
punisse  sévèrement  cette  coupable  industrie.  C'est  entre  ces  es- 
pèces multiples  que  la  préfecture  de  police  est  obligée  de  se  re- 
connaître, traduisant  les  uns  qui  seront  peut-être  acquittés,  relaxant 
les  autres  qui  le  seraient  certainement,  recommandant  ceux-ci  à 
telle  ou  telle  société  charitable  qui  acceptera  d'en  prendre  soin,  enfin 
prenant  elle-même  la  charge  de  ceux-là  dans  les  deux  maisons  dont 
elle  dispose.  L'une  est  le  dépôt  de  mendicité  de  Yillers-Cotterets, 
devenu  un  véritable  hospice  de  vieillards  ou  d'incurables,  dont  les 
pensionnaires,  une  fois  qu'ils  y  ont  été  admis,  ne  sortent  plus  guère 
que  pour  aller  au  cimetière.  L'autre  est  celle  de  iNaDterro,  récemment 
ouverte  en  remplacement  de  l'immonde  dépôt  de  Saint-Denis,  dont 
la  fermeture,  demandée  pour  la  première  fois  en  15^2,  a  été  pro- 
noncée il  y  a  quelques  mois. 

J'ai  visité,  il  y  a  peu  de  temps,  cette  maison  de  Nanterre,  et  je 


820  REVUE   DES   DEUX   MONDESi 

crois  bien  être  le  premier  qui  y  ait  pénétré  en  curieux.  Elle  vaut 
cependant  la  peine  d'être  vue.  C'est,  en  effet,  un  des  ces  magnifi- 
ques spécimens  de  gaspillage  architectural  dont  nos  administra- 
tions françaises  se  plaisent  à  donner  l'exemple.  Le  devis  primitif 
était  de  8  millions;  elle  en  a  déjà  coûté  13,  et  elle  n'est  pas  ache- 
vée. Aussi  a-t-il  fallu  quatorze  ans  pour  l'amener  au  point  où  elle  en 
est.  Là  où  la  brique,  le  fer  et  le  sapin  auraient  suffi,  on  a  prodigué 
la  pierre  de  taille  et  le  chêne.  C'est  ainsi  que,  la  maison  ayant  la 
forme  d'un  grand  rectangle  dont  la  base  est  assez  étroite,  un  pas- 
sage couvert,  qui  court  le  long  des  murs,  met  en  communication 
les  divers  bâtimens  qui  composent  la  maison.  Des  colonnes  en 
fonte,  un  pavement  en  bitume  auraient  parfaitement  suffi  :  colonnes 
et  pavement,  tout  est  en  pierre  de  taille.  C'est  un  petit  Karnak.  L'es- 
calier qui  monte  à  l'infirmerie  est  en  pierre  de  taille  également, 
avec  frises  sculptées  et  plaques  de  marbre.  Tous  les  lambris  de 
l'infirmerie  sont  en  vieux  chêne,  même  les  cloisons  qui  séparent  les 
salles  de  malades  du  couloir  central.  Le  cabinet  du  directeur  ferait 
envie  à  un  préfet  et  conviendrait  à  un  ministre.  En  un  mot,  tout 
est  à  l'avenant.  Aussi  l'administration  de  la  préfecture  de  police, 
effrayée  de  l'argent  qu'elle  a  dépensé,  a-t-elle  cherché  le  moyen  de 
faire  des  économies,  et,  obéissant  plutôt  à  la  crainte  de  déplaire  au 
conseil  municipal  qu'à  ses  propres  traditions,  elle  a  fait  porter  ses 
économies  sur  le  service  religieux.  Le  plan  primitif  de  la  maison 
comportait  au  centre  une  grande  chapelle,  presque  une  église,  impar- 
tialement flanquée,  à  droite  d'un  oratoire  protestant,  à  gauche  d'une 
synagogue.  La  chapelle  est  et  demeurera  inachevée  :  les  murs,  qu'on 
a  conduits  jusqu'à  moitié  hauteur,  commencent  à  tomber  en  ruine  : 

Pendent  opéra  interrupta,  minaeque 
Murorum  ingénies. 

De  l'oratoire  protestant  on  a  fait  une  cantine  ;  je  ne  crois  pas  qu'on 
ait  touché  à  la  synagogue.  Celte  population  de  3,000  individus, 
hommes  et  femmes,  dont  beaucoup  ont  sollicité  leur  admission  volon- 
taire et  y  finiront  leur  vie,  est  donc  systématiquement  privée  de  toute 
possibilité  d'assister  à  un  service  religieux.  Aussi  a-t-on  fait  égale- 
ment l'économie  du  traitement  de  l'aumônier.  Une  petite  affiche 
manuscrite,  apposée  dans  le  coin  d'une  des  salles,  informe  les  pen- 
sionnaires que  ceux  qui  en  feront  la  demande  expresse  pourront, 
à  leurs  derniers  momens,  obtenir  l'assistance  d'un  prêtre  et  un 
service  religieux.  Pour  ceux-là,  on  va  chercher  (y  va-t-on?)  le  vicaire 
d'un  village  voisin,  et  le  service  religieux  consiste  en  quelques 
prières  dites  sur  le  cercueil,  à  la  Morgue  même,  en  présence  des 
autres  cadavres.  Mais  pour  ceux  qui  n'ont  point  eu  la  prévision  de 
régler  eux-mêmes  leurs  funérailles,  pour  ceux  qui  s'éteignent  peu 


LE    COMBAT    CONTRE    LE    VICE.  821 

à  peu,  inconsciemment,  comme  s'éteignent  ceux  qui  meurent  de 
vieillesse  et  de  misère,  on  suppose  qu'ils  ont  manifesté  l'intention 
d'être  enterrés  civilement,  et  on  les  conduit,  sans  cérémonie  d'au- 
cune sorte,  dans  un  cimetière  qui  est  un  champ,  où  ils  sont  en- 
fouis sans  inscription  ni  croix. 

Malgré  ces  économies,  on  sera  vraisemblablement  obligé  à  de 
nouvelles  dépenses  dans  la  maison  de  Nanterre,  et  cela  à  cause  de 
la  substitution  d'un  personnel  laïque  au  personnel  congréganiste,  en 
vue  duquel  la  maison  avait  été  aménagée.  Un  bâtiment  voisin  de 
la  chapelle  devait  loger  toute  la  communauté.   Ce  bâtiment  est 
occupé   aujourd'hui  par  six  gardiennes  laïques,  qui  seules,  étant 
célibataires,  ont  bien  voulu  s'en  accommoder.  Il  a  fallu  loger  les  au- 
tres, avec  leurs  familles,  dans  les  bâtimens  de  l'administration.  La 
maison  de  Nanterre  n'ayant  pas  encore  toute  la  population  qu'elle 
est  destinée  à  contenir,  les  choses  pour  le  moment  peuvent  aller 
ainsi.  Mais  lorsqu'elle  sera  à  son  complet,  tant  comme  détenus  que 
comme  gardiens  et  gardiennes,  force  sera  bien  d'agrandir  le  bâ- 
timent où  logent  actuellement  les  gardiennes,  leurs  enfans  et  leurs 
maris.  Je  ne  parle  pas  de   la  dépense  annuelle  qui  résultera  du 
remplacement  d'un  personnel   uniformément  rétribué  au  taux  de 
650  fr.,  par  un  personnel  dont  les  traitemens  varient  d'un  minimum 
de 800  à  un  maximum  de  1,500,  et  je  crois  même  de2,000  francs. 
Quanta  ce  personnel  lui-même,  je  ne  voudrais  absolument  rien  arti- 
culer contre  lui.  Il  faut  se  garder  de  ces  condamnations  générales  pro- 
noncées contre  toute  une  catégorie  de  femmes  à  raison  du  costume 
qu'elles  portent  ou  plutôt  qu'elles  ne  portent  pas,  car  on  risque 
par  là  de  méconnaître  des  dévoûmens  réels.  Je   dirai  même  que 
quelques-unes  de  ces  gardiennes  m'ont  paru  de  bonnes  personnes, 
remplissant  avec  autant  de  zèle,  quoique  peut-être  avec  un  peu 
moins  de  tenue  que  les  religieuses,  des  fonctions  assez  rebutantes. 
Je  dois  cependant  relater  un  petit  fait  que  le  hasai'd  a  porté  à  ma 
connaissance.  En  me  promenant  dans  une  des  salles  réservées  aux 
femmes,  j'avisai  dans  un  coin  une  note  manuscrite,  signée  par  le 
directeur,  qui  défendait  en  termes  sévères  aux  gardiennes  de  cou- 
per les  cheveux  des  pensionnaires,  et  qui  s'élevait  avec  vivacité 
contre  cette  mutilation  infligée  à  des  femmes.  Je  m'informai  des 
motifs  qui  avaient  rendu  cette  prohibition  nécessaire,  et  j'appris  que, 
lors  de  l'ouverture  de  la  maison  de  Nanterre,  une  revendeuse  en 
cheveux  était  venue  demander  assez  naïvement,  au  nouveau  direc- 
teur, si  elle  pouvait  continuer  à  acheter  aux  gardiennes  les  cheveux 
des  détenues,  comme  elle  faisait  à  Saint-Denis.  De  là  cette  note 
que  je  ne  pus  qu'approuver  ;  mais  je  me  demandai  en  même  temps  si, 
dans  une  maison   tenue  par  des  sœurs  de  Marie-Joseph,  pareille 
interdiction  eût  été  nécessaire. 


822  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  maison  de  répression  de  Nanterre  contient,  comme  l'ancienne 
maison  de  Saint-Denis,  trois  catégories  différentes  de  détenus  (1)  : 
les  mendians  libérés,  mais  que  l'administration  retient  en  vertu  des 
pouvoirs  que  lui  confère  l'article  27 ù  du  code  pénal;  les  individus 
en  hospitalité,  et  les  individus  détenns  par  mesure  administrative. 
Cette  dernière  catégorie  est  assez  difficile  à  définir,  et  il  faut  con- 
venir que  la  détention  dont  ils  sont  l'objet  est  un  peu  arbitraire  ; 
mais,  si  on  les  garde  sous  clé,  c'est  dans  leur  intérêt  même.  Ce 
sont  généralement  des  indigens  étrangers  ou  originaires  de  la  pro- 
vince, qui  sollicitent  leur  rapatriement  ou   leur  admission  dans 
quelque  hospice  départemental,  et  qu'on  héberge  en  attendant  que 
leur  affaire  soit  réglée.  Ce  sont  aussi  des  parens  pauvres,  des  cou- 
sins Pons  et  des  cousines  Bette,  se  réclamant  de  familles  aisées  aux- 
quelles on  s'efforce  de  les  faire  reprendre,  mais  qui  ne  mettent  pas 
beaucoup  d'empressement  à  se  charger  de  ce  fardeau.  Quant  aux 
individus  en  hospitalité,  ce  sont  des  malheureux  qui,  las  de  lutter 
contre  la  misère,  «  se  sont  rendus,  »  suivant  l'expression  dont  ils 
se  servent  eux-mêmes,  et  viennent  dire  à  la  police  :  «  Faites  de  moi 
ce  que  vous  voudrez.  »  Les  traduire  pour  vagabondage  serait  in- 
humain, et  d'ailleurs  n'avancerait  à  rien,  car,  au  bout  de  quinze 
jours  ou  trois  semaines  de  prison,  ils  seraient  rendus  à  la  liberté  et  se 
trouveraient  sur  le  pavé  comme  auparavant.  On  les  reçoit  donc  et 
on  les  garde  p'us  ou  moins  longtemps,  quelques-uns  toujours,  mais 
ceux-là  seulement  qui  sont  atteints  de  quelque  incapacité  de  tra- 
vail  ou  parvenus  à  l'extrême  vieillesse.  Le  grand  nombre  d'es- 
tropiés ou  de  demi-aveugles  qu'on  trouve  parmi  eux  explique  leur 
histoire.  Quelques-uns  sont  atteints  de  maladies  absolument  incu- 
rables.  C'est  ainsi  que  j'ai  vu  un  malheureux  cloué  dans  son  lit 
par   une  paralysie  générale;  il  avait  perdu    l'usage  de  tous  ses 
membres,  sauf  la  main   gauche,  dont  il   se  servait  péniblement 
pour  écarter  les  mouches  qui  venaient  se  poser  sur  sa  figure,  comme 
si  elles  sentaient  déjà  le  cadavre.  11  faut  convenir  que  la  préfecture 
de  police  décharge  ici  l'Assistance  publique  d'une  partie  de  ses 
devoirs,  et  qu'dle  reçoit  des  individus  dont  la  \raie  place  serait 
aux  Incurables,  à  Bicêtre  ou  à  la  Salpêtrière.  Les  plus  tristes  à 
voir  sont  encore  ceux  que  l'âge  ou  la  misère  a  amenés  au  der- 
nier degré  de  l'usure  physique.  Toutes  les  déchéances,  toutes  les 
horreurs  de  la  vieillesse,  que  Juvénal  a  décrites  en  des  vers  éner- 
giques : 


(1)  La  maison  de  Nanterre  doit  servir,  en  outre,  à  l'emprisonnement  correctionnel 
et  contient  deux  quartiers  cellulaires  :  l'un  pour  les  hommes,  l'autre  pour  les  femmes, 
comprenant  chacun  200  cellules.  Jlais,  ces  quartiers  n'étant  pas  encore  occupés,  nous 
n'avons  point  à  en  parler  quant  à  présent. 


LE   COMBAT   CONTBE   LE   VICE.  823 

deformem  et  tîfitrum  aate  omnia  vultutn 
Dissimilemque  sui,  deformem  pro  cute  pellem, 
Pendentesque  gênas. 
.    .     .    cum  voce  trementla  labra 
Et  jam  laeve  caput,  madidique  infantia  nasi, 
Frangendus  misero  gingiva  pauis  inermi, 

visages  déformés,  peau  semblable  à  du  cuir,  joues  tombantes,  lè- 
vres tremblantes,  chefs  dénudés,  nez  humides,  gencives  édentées, 
rien  ne  manque  à  ce  triste  cortège  d'infirmités  qui  accompagne  les 
dernières  années  de  l'être  humain.  Les  uns,  hommes  et  femmes,  ne 
bougent  jamais  de  l'infirmerie,  où  ils  sont  livrés  à  toutes  les  humilia- 
tions inconscientes  du  gâtisme,  et  je  ne  crois  pas  que  plus  beaux  lam- 
bris aient  jamais  contemplé  plus  triste  misère.  D'autres,  sans  être 
tombés  aussi  bas,  ne  sauraient  s'associera  la  vie  générale  de  la  mai- 
son, monter  les  escaliers,  se  promener  dans  les  cours,  empêchésqu'ils 
sont  par  leur  état  de  faiblesse  ou  d'infirmité.  On  a  dû  affecter  à  ces 
demi-invalides,  dans  le  quartier  des  hommes  et  dans  le  quartier  des 
femmes,  deux  salles  spéciales,  situées  au  rez-de-chaussée,  où  ils  dor- 
ment, mangentetpassentleur  journéeànerien  faire.  Que  feraient-ils? 
Ceux-là,  cependant,  sont  encore  des  consciens.  Ils  ont  leurs  souvenirs, 
leurs  regrets,  leurs  anecdotes.  Je  remarquai  par  hasard,  dans  cette 
foule,  un  vieillard  qui  avait  encore  l'œil  assez  vif,  et  je  lui  demandai 
son  histoire. C'était  un  ancien  paillasse.  De  sa  vie,  il  n'avait  fait  d'autre 
métier  que  de  suivre,  de  foire  en  foire,  une  troupe  de  saUimbanques 
et  de  divertir  le  public  avec  ses  lazzi,  donnant  et  recevant  à  tour  de 
rôle  des  gillles  et  des  coups  de  pied  bien  appliqués.  Cette  vie  nomade 
ne  l'avait  pas  empêché  de  se  marier.  11  avait  épousé  la  l/inte,  et  j'ap- 
pris par  cette  occasion  qu'il  y  a,  dans  toutes  les  troupes  de  saltimban- 
ques, un  personnage  féminin  de  ce  nom  qui  joue  les  rôles  comiques. 
Le  ménage  faisait  d'assez  bonnes  journées.  Le  mari  gagnait  5  francs 
par  jour,  et  il  tirait,  en  outre,  quelques  petits  profits  de  la  vente  de  ses 
calembours  imprimés.  Mais  aux  paillasses  surtout  doit  s'appliquer  le 
proverbe:  Ce  qui  vient  de  la  flûte  s'en  retourne  au  tambour.»  Et  puis, 
ajoutait-il  d'un  air  important,  il  avait  eu  des  revers.  Bref,  il  n'était 
plus  apte  même  à  recevoir  des  gillles.  A  bout  de  calembours  et 
aussi  à  bout  de  ressources,  il  avait  sollicité  son  admission  à  Saint- 
Denis,  d'où  il  venait  d'être  transféré  à  iNanterre.  11  paraissait  prendre 
avec  philosophie  sa  nouvelle  condition,  et  ne  se  préoccupait  que  d'une 
chose  :  savoir  s'il  aurait  la  libre  disposition  d'une  somme  de  30  fr., 
sur  laquelle  il  comptait  pour  améliorer  son  ordinaire  à  la  cantine,  et 
qui  provenait  d'une  quête  faite  à  son  profit  par  ses  anciens  camarades 
à  la  foire  de  Neuilly. 

On  sépare  avec  raison  les  individus  qui  sont  hospitalisés  ou  détenus 
administrativement,  et  ceux  qui  ont  subi  des  condamnations.  Ces  der- 


824  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

niers  sont  en  effet  les  moins  intéressans,  bien  qu'on  trouve  parmi  eux 
un  certain  nombre  de  malheureux  dont  les  infirmités  expliquent  assez 
la  triste  histoire.  Mais  il  n'est  pas  rare  d'y  rencontrer  aussi  des  hommes 
vigoureux  et  dans  la  force  de  l'âge.  Il  est  bien  difiicile  de  croire  que 
ceux-là  n'auraient  pas  pu  trouver  à  gagner  leur  vie.  Ce  qui  est  véri- 
tablement douloureux,  c'est  d'y  voir  des  jeunes  gens,  presque  des 
enfans.  Tel  était  le  cas  d'un  garçon  de  dix-sept  ans  à  peine,  dont  la 
physionomie  assez  fine  et  douce  avait  attiré  mon  attention.  A  l'en- 
tendre, son  père  était  mort,  sa  mère  vivait  «  avec  du  monde.  »  Il 
avait  dû  quitter  le  domicile  maternel,  et,  n'ayant  pu  trouver  du  tra- 
vail, il  s'était  mis  à  mendier.  Ce  qu'il  n'ajoutait  pas  et  ce  que  son 
dossier  révélait,  c'est  que,  très  jeune,  il  avait  fait  montre  d'assez  mau- 
vais instincts,  et  qu'il  avait  été,  sur  la  demande  de  son  père,  enfermé 
six  mois  à  la  Petite-Roquette.  Une  société  charitable,  à  laquelle  cette 
situation  fut  indiquée,  ne  put  rien  faire  pour  lui  à  raison  de  ses  an- 
técédens  fâcheux,  et  il  fallut  le  laisser  suivre  son  sort,  qui,  proba- 
blemement,  le  conduira  un  jour  ou  l'autre  à  la  Nouvelle-Calédonie. 
Et,  cependant,  avec  ses  cheveux  bouclant  naturellement  et  ses  beaux 
yeux  à  fleur  de  tête,  de  combien  de  parens  ce  garçon  n'aurait-il  pas 
fait  l'orgueil  à  la  sortie  de  Stanislas  ou  de  Gondorcet?  Atavisme  et 
fatalité,  dirait  le  professeur  Lombroso.  Pourquoi  pas  aussi  bien 
mauvaise  éducation  et  misère  ? 

Si  on  retient  les  mendians  pendant  un  temps  plus  ou  moins  long 
à  Nanterre  (je  ne  parle  pas  de  ceux  qui  y  sont  hospitalisés  à  per- 
pétuelle demeure),  c'est  pour  leur  permettre  de  se  constituer,  par 
leur  travail ,  un  petit  pécule  qui  les  mette  en  état  de  subvenir  à 
leurs  besoins.  Il  a  donc  été  nécessaire  d'installer  dans  la  maison 
un  certain  nombre  d'ateliers.  Les  travaux  auxquels  on  emploie  les 
pensionnaires  de  la  maison  sont  fort  simples  et  ne  nécessitent  pas 
un  long  apprentissage  :  coupage  de  poils  de  lapin,  dépeçage  d'ajus- 
temens  de  drap,  confection  de  filets,  etc.  Mais,  à  cause  de  cela  même, 
ces  travaux  sont  peu  rémunérés  ;  chacun  des  pensionnaires  peut  se 
faire  environ  de  dix  à  douze  sous  par  jour.  Du  pécule  ainsi  amassé,  une 
partie  est  laissée  à  leur  disposition  pour  leur  permettre  d'améliorer 
leur  ordinaire  à  la  cantine.  Il  ne  faut  donc  pas  compter  qu'ils  puissent 
amasser  plus  de  10  francs  par  mois.  On  les  remet  généralement 
en  liberté,  qu'ils  le  demandent  ou  qu'ils  ne  le  demandent  pas, 
lorsque  leur  pécule  atteint  20  ou  30  francs. Tous  les  jours  on  en  ren- 
voie ainsi  douze  ou  quinze,  qu'on  lâche  tout  uniment  sur  la  grande 
route,  sans  s'inquiéter  de  ce  qu'ils  deviennent.  En  m'en  retournant 
moi-même,  j'en  ai  rencontré  plusieurs  qui  cheminaient  clopin-clopant, 
usés  qu'ils  sont  presque  tous  par  l'âge  ou  appesantis  par  quelque 
infirmité.  Gomme  presque  tous  ces  mendians  ont  été  arrêtés  à  Pa- 
ris,  et  comme  il  faut  bien  qu'ils  y  retournent  pour  y  trouver  de 


LE    COMBAT    CONTRE    LE   VICE.  825 

l'ouvrage,  car  ce  n'est  pas  Nanterre  qui  leur  en  offrira,  il  y  aurait 
humanité  à  les  ramener,  à  ne  pas  les  mettre  dans  l'alternative  de 
dépenser,  pour  prendre  une  place  de  chemin  de  fer,  quelques 
sous  de  leur  pauvre  pécule,  ou  de  se  traîner  péniblement,  de  Nan- 
terre à  Paris,  non  sans  faire  peut-être  plus  d-'une  halte  dans  les 
nombreux  cabarets  qui  bordent  la  route.  Comme  les  mendians  à 
destination  de  la  maison  de  répression  arrivent  de  Paris  en  voiture, 
rien  ne  serait  plus  facile  que  d'utiliser  pour  les  libérés  le  retour 
de  ces  mêmes  voitures.  Je  signale  cette  petite  amélioration  à  l'ad- 
ministration de  la  préfecture  de  police,  toujours  soucieuse  de  bien 
faire  quand  on  la  laisse  à  elle-même. 

•  En  somme ,  l'ouverture  de  cette  maison  nouvelle  de  Nanterre, 
remplaçant  la  hideuse  maison  de  Saint-Denis,  constitue  sur  l'état 
de  choses  antérieur  un  progrès  signalé.  Le  grand  nombre  de  places 
dont  la  préfecture  de  police  va  pouvoir  disposer,  jusqu'à  ce  que  la 
maison  soit  pleine,  apportera  peut-être  même  un  soulagement  mo- 
mentané à  cette  plaie  de  la  mendicité  parisienne,  qui  a  pris,  depuis 
quelques  années,  une  si  grande  extension,  un  peu  parce  que  la  mi- 
sère s'est  accrue ,  un  peu  parce  que  la  répression  s'est  affaiblie. 
Mais  ce  soulagement  ne  peut  être  que  momentané,  car  la  préfecture 
de  police  ne  peut  pas  indéfiniment  se  substituer  à  l'assistance  pu- 
blique, héberger  les  vieillards  qu'elle  devrait  faire  entrer  à  Bicêtre, 
soigner  les  infirmes  qu'elle  devrait  admettre  aux  Incurables.  Pour 
le  vagabondage,  en  tout  cas,  le  problème  reste  entier,  puisque,  sur  le 
vagabond  libéré,  l'administration  n'a  aucun  droit.  Pour  les  mendians 
et  les  vagabonds,  le  problème  ne  sera  résolu,  dans  la  mesure  où  il 
peut  l'être,  au  sein  d'une  société  où  les  rangs  des  malheureux  sont 
aussi  pressés ,  qu'aux  deux  conditions  suivantes  :  assurer  rapide- 
ment à  tous  ceux  qui  sont  victimes  d'une  infortune  imméritée  les  se- 
cours de  la  charité  publique  ou  privée  ;  atteindre  par  un  châtiment 
énergique  ceux  qui  au  travail  préfèrent  la  paresse  ou  l'aumône.  Or, 
à  Paris  et  dans  les  grandes  villes,  l'organisation  de  l'assistance  pu- 
blique est  déplorablement  insuffisante  ;  elle  n'existe  qu'à  l'état  ru- 
dimentaire  dans  les  campagnes.  Quant  à  la  charité  privée,  sans 
méconnaître  les  immenses  services  qu'elle  sait  rendre ,  on  est 
obligé  cependant  d'avouer  qu'elle  a  ce  double  défaut  d'être  inégale 
et  intermittente.  Il  ne  faut  donc  pas  compter,  dans  l'état  actuel  des 
choses,  sur  ces  moyens  préventifs  pour  combattre  la  mendicité  et 
le  vagabondage.  La  suite  de  notre  enquête  montrera  si  du  moins 
la  répression  en  est  assurée  d'une  façon  efficace. 


HaUSSON  VILLE. 


LA 


JEUNESSE    DE   LÀVOISTER 


Papiers  de  famille,  Manuscrits  et  Correapondance, communiqués  par  M.E.de  Chazelles. 
I.  —    LES  OniGlNES,    LES   PREiMIERS  TRAVAUX. 

La  famille  de  Lavoisier  est  originaire  de  Villers-Gotterets.  Antoine 
Lavoisier,  mort  en  1620,  était  un  simple  postillon,  chevaucheur  des 
écuries  du  roi  ;  son  fils  fut  maître  de  poste,  et  ses  descendans  s'éle- 
vèrent peu  à  peu  dans  la  hiérarchie  sociale.  L'un  d'eux  occupait,  à 
la  fin  du  XVII®  siècle,  les  fonctions  de  procureur  au  bailliage  de  Vil- 
lers-Gotterets; marié,  en  1705,  à  Jeanne  Waroquier,  fille  d'un  notaire 
de  Pierrefonds,  il  envoya  son  fils  Jean-Antoine  faire  ses  études  à 
la  Faculté  de  droit  et  y  prendre  le  titre  d'avocat. 

Jean-Antoine,  né  en  1713,  succéda,  en  17A1,  à  son  oncle  Waro- 
quier, procureur  au  parlement  de  Paris,  et  vint  habiter,  au  cul -de-sac 
Pecquet,  qui  s'ouvrait  sur  la  rue  des  Blancs-Manteaux,  la  maison  où  se 
trouvait  l'étude  du  vieux  procureur.  L'année  suivante  (1),  il  épousait 
M"*"  Emilie  Punctis,  fille  de  Clément  Punctis,  avocat,  secrétaire  du  vice- 
amiral  de  France,  et  de  Marie-Thérèse  Frère.  Le  26  août  17/i3  naquit 
celui  qui  devait  immortaliser  le  nom  de  Lavoisier;  baptisé  le  même 
jour  à  l'église  Saint-Merry,  l'enfant  eut  pour  marraine  sa  grand'- 
mère,  M™®  Punctis,  et  pour  parrain  son  grand-oncle,  messire  Lau- 
rent Waroquier,  prêtre,  procureur  et  receveur  du  collège  de  Beau- 
vais  ;  de  ce  dernier,  il  reçut  le  prénom  de  Laurent  en  même  temps 
qu'on  lui  donnait  celui  d'Antoine,  qui,  depuis  deux  siècles,  était 
porté  par  les  aînés  de  la  famille  (2). 

(1)  14  juin  1742. 

(2)  Registre  des  actes  de  la  paroisse  de  Saint-.Merry  pour  l'année  i7i3  :  «  Le  lundi 


LA    JEUNESSE    DE   LA.V0I8IER.  827 

Les  premières  années  de  Lavoisier  s'écoulèrent  dans  la  maison 
du  cul-de-sac  Pecquet.  Cette  impasse,  transformée  depuis  en  pas- 
sage par  le  percement  de  la  rue  de  Rambuteau,  n'était  pas  alors  la 
ruelle  obscure  que  nous  connaissons  aujourd'hui.  Tout  entourée 
de  vastes  espaces  découverts,  elle  était  limitée  par  les  jardins  de 
l'hôtel  deLaTréraouilIe,  de  l'hôtel  deMesme  et  du  couvent  des  reli- 
gieux de  La  Merci.  Lavoisier  avait  deux  ans  quand  naquit  sa  sœur, 
Marie-Marguerite-Émilie,  mais  le  bonheur  ne  devait  pas  habiter 
longtemps  sous  le  toit  de  Jean-Antoine  Lavoisier;  en  47/i8,  il  per- 
dit sa  jeune  femme,  et,  resté  veuf  avec  deux  enfans  en  bjs-âge,  il 
abandonna  sa  maison  et  vint  demeurer  avec  sa  belle-mère,  M™^  Punc- 
tis,  qui,  frappée  d'un  double  deuil,  venait  aussi  de  perdre  son  mari. 
]^m«  punclis  habitait  alors  rue  du  Four-Saint-Eustache  (1)  avec  une 
seconde  fille.  Constance,  alors  âgée  de  vingt-deux  ans.  M"®  Con- 
stance Punctis  se  dévoua  entièrement  à  la  tâche  d'élever  les  enfans 
de  sa  sœur  ;  grâce  à  sa  chaude  et  intelligente  affection,  les  orphe- 
lins n'eurent  pas  à  souffrir  de  l'abandon  où  les  avait  jetés  la  mort 
de  leur  mère;  tout  porte  à  croire  que  ]\P®  Punctis  refusa  de  se 
marier  pour  ne  pas  abandonner  les  devoirs  qu'elle  s'était  imposés. 

Lavoisier  père  était  en  mesure  de  donner  une  éducation  com- 
plète à  son  fils  et  de  ne  rien  négliger  pour  son  instruction  ;  de  son 
côté,  il  avait  peu  de  fortune,  en  dehors  des  bénéfices  de  sa  charge 
de  procureur,  mais  la  famille  Punctis  était  riche  :  le  père  de 
^me  Punctis,  Christophe  Frère,  laissa  en  mourant,  en  175A,  une 
fortune  de  137,000  livres,  partagée  entre  trois  hérhiers.  Aussi  An- 
toine-Laurent fut-il  envoyé  au  collège  Mazarin,  dont  il  suivit  les 
cours  en  qualité  d'externe  (2).  Il  fut  élevé  au  sein  d'une  famille 
d'honnêtes  gens,  où  se  développèrent  les  sentimens  de  loyauté,  de 
justice,  d'amour  du  travail  dont  sa  vie  devait  être  un  perpétuel 
exemple. 

Gai,  affectueux,  comme  le  montrent  ses  lettres  de  jeunesse,  plein 
d'ardeur  pour  l'étude,  il  eut  de  nombreux  succès  et  obtint,  en  1760, 
le  second  prix  de  discours  français,  au  concours  général,  dans  la  classe 

26  août  1743  a  été  baptisé  Antoioe-Laurent,  né  de  ce  jour,  fils  de  M.  Jeau-Antoine  La- 
voisier, procureur  au  parlement,  et  de  D""  Emilie  Punctis,  son  épouse,  de  cette  pa- 
roisse, cul-d«-sac  Pecquet,  le  parrain  M.  Laurent  U'aroquier,  prêtre  et  procureur 
du  collège  de  Boauvais ,  y  demeurant;  la  marraine  dame  Marie -Thérèse  Frère, 
épouse  du  sieur  Clément  Punctis,  rue  Saint-Louis,  paroisse  Saint-Gervais  ;  ont  signé  : 
Frère,  —  Punctis,  —  Waroquier,  —  Lavoisier.    » 

(A)  Aujourd'hui  rue  de  Vauvilliers. 

(2)  Le  collège  Mazarin  ou  collège  des  Quatre-Nations  avait  été  fondé  par  dispo- 
sition testamentaire  de  Mazarin  en  faveur  de  trente  jeunes  gens  nobles,  originaires 
des  provinces  réunies  à  la  France  par  les  traités  de  Munster  et  dos  Pyrénées.  Il  ouvrait 
en  môme  temps  ses  portes  aux  externes,  et  était,  de  tous  les  collèges  de  Paris,  celui 
qui  était  le  plus  fréquenté,  à  cause  de  l'organisation  de  ees  cours  de  sciences,  (fle- 
therches  historiques  sur  le  collège  des  Quatre-Nations,  par  M.  A.  Franklin,  1862  ) 


828  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  rhétorique  (1).  A  ce  moment,  la  maison  de  M"""  Punctis  était  de 
nouveau  attristée  par  un  deuil  cruel  :  la  sœur  de  Lavoisier,  Marie- 
Marguerite-Émilie,  venait  de  mourir,  à  peine  âgée  de  quinze  ans  ; 
dès  lors,  toutes  les  affections  se  concentrèrent  sur  Antoine-Laurent, 
tous  les  rêves  d'avenir  se  réunirent  sur  ce  jeune  homme  dont  le 
cœur  aimant,  la  vive  intelligence,  les  succès  de  collège,  devaient 
consoler  de  leurs  douleurs  les  trois  êtres  qui  ne  vivaient  que  pour 
lui. 

Comme  la  plupart  des  hommes  de  science,  Lavoisier  eut  d'abord 
l'amour  des  lettres,  et  rêva  la  gloire  de  l'écrivain.  Tl  ébaucha  un 
drame  en  prose  dont  la  Nouvelle  Héloise  était  le  sujet,  mais 
en  écrivit  seulement  les  premières  scènes.  En  même  temps, 
il  s'occupait  des  sujets  de  prix  proposés  par  des  académies 
de  province,  et  dont  les  doctrines,  objet  de  ses  méditations,  sem- 
blent l'avoir  guidé  dans  sa  carrière.  «  La  droiture  du  cœur  est 
aussi  nécessaire  dans  la  recherche  de  la  vérité  que  la  justesse  de 
l'esprit,  »  tel  était  le  sujet  d'éloquence  mis  au  concours  par  l'aca- 
démie d'Amiens,  tandis  que  celle  de  Besançon  demandait  :  «  Si  le 
désir  de  perpétuer  son  nom  et  ses  actions  dans  la  mémoire  des 
hommes  est  conforme  à  la  nature  et  à  la  raison.  » 

Cette  période  d'essais  littéraires  fut  de  courte  durée  ;  dès  son 
année  de  philosophie,  il  avait  pris  le  goût  des  sciences.  Au  sortir 
du  collège,  il  suivit  les  cours  de  la  Faculté  de  droit,  et  se  fit 
recevoir  avocat  au  parlement  (2);  mais,  à  la  même  époque,  il  se 
constituait  ce  fonds  solide  et  étendu  d'instruction  qui  lui  permit 
d'être  éminent  dans  toutes  les  branches  des  sciences  où  le  con- 
duisit son  génie.  Il  étudiait  les  mathématiques  et  l'astronomie 
avec  le  savant  abbé  de  La  Caille,  qui,  après  avoir  passé  quatre  ans 
au  cap  de  Bonne-Espérance  pour  mesurer  l'arc  du  méridien,  dé- 
terminer la  longueur  du  pendule  et  dresser  un  catalogue  d'étoiles, 
avait  installé  un  petit  observatoire  au  collège  Mazarin  ;  il  apprenait 
la  botanique  avec  Bernard  de  Jussieu  et  l'accompagnait  dans  ses 
herborisations  ;  Guettard  lui  enseignait  la  minéralogie  et  la  géolo- 
gie ;  enfin,  il  suivait,  au  Jardin  du  roi,  les  cours  de  Rouelle,  et 
s'exerçait  dans  son  laboratoire  aux  manipulations  de  la  chimie. 
Rouelle  était  alors  dans  tout  l'éclat  de  sa  renommée  ;  professeur 
plein  de  verve  et  de  passion,  il  exposait  les  faits  de  la  science 
dans  un  langage  précis,  en  dehors  des  théories  obscures  et  infé- 
condes dont  tant  de  savans  se  plaisaient  à  les  envelopper;  sa 
réputation  était  immense  :  des  auditeurs  de  tout  âge  accouraient 


(1)  Voir  V Intermédiaire  des  chercheurs  et  des  curieux,  188G,  p.  480. 

(2)  Il  fut  reçu  bachelier  en  droit  le  6  septembre  17G3  et  licencié  le  26  juillet  1764. 
(Registres  de  l'ancienne  Faculté  de  droit.) 


LA   JEUNESSE    DE   LAVOISIER.  829 

de  toutes  les  parties  de  l'Europe  aux  cours  du  Jardin  du  roi  ; 
parmi  eux,  l'enthousiaste  Diderot.  Quoique  les  leçons  de  Rouelle 
n'aient  jamais  été  imprimées,  elles  étaient  dans  les  mains  de  tous 
les  chimistes  ;  ses  élèves  rédigeaient  avec  soin  les  notes  recueillies 
au  cours;  l'un  de  ces  rédacteurs  était  Diderot,  dont  le  manu- 
scrit, multiplié  par  la  copie,  répandait  les  doctrines  de  Rouelle  (1).  Si 
celui-ci  marqua  peu  par  ses  travaux  originaux,  il  eut  néanmoins  une 
grande  influence  sur  les  progrès  de  la  chimie,  ses  disciples  furent 
les  chimistes  les  plus  éminens  de  la  fm  du  xviii^  siècle  :  Macquer, 
Bucquet,  Bayen,  Darcet  et  Lavoisier. Celui-ci,  au  sortir  des  leçons 
de  Rouelle,  les  revoyait  dans  une  des  copies  de  la  rédaction  de 
Diderot  et  méditait  sur  les  sujets  qu'il  venait  d'entendre  ;  déjà  il 
jetait  sur  le  papier  de  courtes  réflexions,  oii  il  exposait  ses  pre- 
mières vues  sur  la  nature  des  corps  et  des  élémens.  Enfin,  ne 
négligeant  aucune  des  branches  des  sciences,  il  étudiait  aussi 
l'anatomie  et  acquérait,  sur  la  structure  du  corps  humain,  les  con- 
naissances qui  devaient  lui  permettre  de  devenir  plus  tard  le  réno- 
vateur de  la  physiologie  comme  il  le  fut  de  la  chimie. 

Au  milieu  de  ces  études  variées,  il  cherchait  sa  voie  ;  d'abord,  à 
vingt  ans,  il  semble  se  vouer  surtout  à  l'étude  des  mathématiques,  en 
même  temps  qu'il  est  attiré  par  la  météorologie  ;  dès  ce  moment, 
il  commence,  dans  sa  maison  de  la  rue  du  Four-Saint-Eustache, 
des  observations  barométriques  qu'il  devait  poursuivre  toute  sa  vie 
avec  la  plus  grande  régularité,  les  relevant  plusieurs  fois  par  jour, 
et  les  continuant  même  dans  ses  voyages  d'affaires  ;  pour  établir  des 
comparaisons  nécessaires,  il  chargeait  alors  sa  chère  tante  Punctis 
ou  son  cousin  Augez  de  Villers  des  observations  à  Paris,  pendant  qu'il 
les  poursuivait  en  Normandie  ou  dans  les  Vosges.  Se  proposant  de 
découvrir  les  lois  qui  président  aux  mouvemensde  l'atmosphère,  il 
avait  compris  qu'il  fallait  un  nombre  considérable  d'observations, 
poursuivies  pendant  plusieurs  années,  et  faites  dans  des  lieux  dif- 
férons; dès  1767,  il  avait  un  correspondant  à  Strasbourg.  Plus 
tard,  quand  il  eut  acquis  la  fortune  et  la  réputation,  il  fit  construire 
à  ses  frais  plusieurs  baromètres  et,  après  les  avoir  rigoureusement 
comparés,  les  adressa  à  divers  savans  avec  lesquels  il  entretenait 
une  correspondance  active  :  à  Montmorency,  c'était  le  père  Cotte, 
de  l'Oratoire,  connu  par  ses  travaux  de  météorologie;  à  Roche- 
fort,  Charles  Romme,  professeur  de  navigation,  dont  les  travaux 
sur  la  construction  des  vaisseaux  reçurent  les  récompenses  de 
l'Académie  ("2)  ;  à  Lorient,  le  commandant  de  la  marine  Thévenard  ; 

(1)  Voyez  la  Revue  scientifique  de  188  i,  t.  x\iv,  p.  99  et  184. 

(2)  Il  était  le  frère  cadet  de  Gilbert  Romme,  qui,  d'abord  professeur  de  mathémati- 
ques, devint  membre  de  la  Convention  et  fut  exécuté  après  l'insurrection  de  i)raindl 
an  UI. 


830  REVUE   DES    DEUX   MO^ÛES. 

à  Brest,  M.  Blondeau,  professeur  d'hydrographie  :  enfin,  à  Alep  et  à 
Bagiad,M.de  Beauchamp,  vicaire-général  de  Babylone;  et  de  1770 
à  1788,  Halton  La  Gainière,  fourrier  des  logis  de  la  reine,  qui  habi- 
tait Fresnay-îe-Vicomte,  dans  le  Maine,  lui  envoyait  l'état  des  pluies 
tombées  dans  l'année.  Malheureusement  le  travail  d'ensemble  dans 
lequel  il  devait  tirer  les  conclusions  des  observations  relevées  pen- 
dant plus  de  trente  ans  n'a  jamais  été  fait;  c'est  une  des  œuvres  de 
Lavoisier  dont  la  mort  a  empêché  la  réalisation. 

Les  occupations  si  multipliées  de  sa  jeunesse,  son  incroyable  ar- 
deur au  travail,  ne  lui  permettaient  guère  de  remplir  ses  devoirs 
de  société;  aussi,  pour  s'y  soustraire,  eut-il,  à  dix-neuf  ans,  l'idée 
d'invoquer  des  raisons  de  santé:  il  se  mit  pendant  quelques  mois 
au  régime  exclusif  du  lait  (1).  Ses  amis,  du  reste,  le  croyaient  ma- 
lade; l'un  deux,  M.  de  Troncq,  lui  envoyait  du  gruau  et  lui  écri- 
vait en  17(53  :  «  Votre  santé,  mon  aimable  mathématicien,  est 
comme  celle  de  tous  les  gens  de  lettres  dont  l'esprit  est  plus  fort 
que  le  corps;  aussi  ménagés  vos  études  et  croies  qu'une  année 
de  plus  sur  la  terre  vaut  mieux  que  cent  dans  la  mémoire  des 
hommes.  » 

A.  cette  heure  de  la  vingtième  année,  Lavoisier  vivait  heureux, 
en  compagnie  des  hommes  les  plus  distingués  de  son  temps,  qui, 
de  ses  maîtres,  devenaient  ses  amis,  entouré  des  afïections  de  la 
famille  dans  cette  maison  de  la  rue  du  Four-Saint-Eustache,  oii 
l'on  ne  recevait  que  quelques  intimes,  car  la  grand'mère.  M™*  Punc- 
tis,  aimait  la  solitude  et  la  tranquillité.  Parmi  ces  intimes  se  trou- 
vait le  naturaliste  Guettard,  dont  l'influence  semble  avoir  déter- 
miné la  vocation  du  jeune  Lavoisier,  que  séduisait  en  même  temps 
la  gloire  de  Bulfon.  Guettard  s'était  d'abord  fait  connaître  comme 
botaniste,  et  était  entré  à  ce  titre  à  l'Académie  en  1753  ;  puis, 
abandonnant  en  partie  cette  étude,  il  s'était  adonné  à  la  géologie 
et  à  la  minéralogie,  et,  le  premier,  avait  eu  l'idée  d'établir  des 
cartes  minéralogiques  indiquant,  par  des  caractères  spéciaux,  la 
nature  du  sol,  les  mines  et  les  carrières.  11  avait  fait  dans  ce  dessein 
de  nombreux  voyages  en  France  et  à  l'étranger  ;  mais,  sentant  que 
la  vie  d'un  homme  était  insuffisante  pour  mener  à  bonne  fin  la 
lâche  qu'il  s'était  proposée,  il  voulut  s'adjoindre  un  collaborateur 
jeune  et  actif  qui  pût  continuer  son  œuvre,  et  s'adressa  à  Lavoi- 
sier, qui  avait  alors  vingt  ans.  Dès  1763,  celui-ci,  même  avant 
d'avoir  terminé  ses  études  de  droit,  fut  le  collaborateur  de  Guet- 
tard; pendant  trois  ans,  il  parcourut  la  Brie,  le  Vexin,  le  Soisson- 
nais,  une  partie  de  la  Champagne  et  les  environs  immédiats  de 
Pai'is,  relevant  les  coupes  de  terrains,  recueillant  des  échantillons, 

(\)  Note  manuscriie  de  M'"*  Lavoisier. 


LA    JEUNESSE    DE    LaVOISIER.  831 

<;ontinuant  ses  observations  barométriques.  Chaque  année,  il  passait 
•ses  vacances  à  Villers-Gotterets,  chez  sa  tante  Prévost  ou  sa  tante 
Lavoîsier  (1);  mais  il  n'y  restait  pas  inactif:  il  étudiait  la  forêt  de 
Villers-Cotterets  et  poussait  jusqu'à  Lagny,  Ghaumont,  La  Ferté- 
Milon  et  Château-Thierry;  une  autre  fois,  il  visita  la  Beauce,  alla 
jusqu'à  Orléans,  Moulins  et  même  jusqu'à  Thouars,  dans  le  Poi- 
tou. De  toutes  ces  excursions,  il  rapportait  de  nombreux  cahiers 
d'observations  de  minéralogie,  de  géologie  et  même  de  botanique, 
sur  lesquels  il  jetait  ses  vues  personnelles  sur  les  coquilles  fossiles, 
les  terres,  les  charbons  de  terre,  etc..  Son  premier  travail  ori- 
ginal date  de  cette  période  ;  ce  sont  des  recherches  sur  les  diffé- 
rentes espèces  de  gypse,  exécutées  en  176/i  et  présentées  à  l'Aca- 
démie dans  la  séance  du  27  février  1765,  qui  inaugurent  la  longue 
série  de  mémoires  dont  il  devait,  pendant  trente  années,  enrichir  les 
recueils  de  l'Académie.  Il  examina  les  nombreuses  variétés  de  gypse 
(pierre  à  plâtre), détermina  leur  solubilité  dans  l'eau,  et  fut  le  pre- 
mier à  expliquer  la  cause  de  la  prise  du  plâtre,  en  montrant  que  le 
gypse,  par  l'action  de  la  chaleur,  perd  une  certaine  quantité  d'eau  qu'il 
reprend  pendant  le  gâchage,  ce  qui  est  la  cause  de  sa  solidification.  Les 
qualités  maîtresses  de  son  esprit  apparaissent  déjà  dans  ce  iravaM 
d'un  jeune  homme  de  vingt  et  un  ans  :  il  n'avance  que  les  faits  de 
l'expérience,  et  se  garde  de  toute  hypothèse  prématurée.  Après 
avoir  constaté  que  le  plâtre  très  fortement  calciné  ne  peut  plus 
s'unir  à  l'eau,  il  ajoute  :  «  Je  pourrais  hasarder  ici  quelques  conjec- 
tures ;  peut-être  même  parviendrais-je  aies  rendre  probables,  mais 
je  les  regarde  comme  déplacées  dans  un  mémoire  de  chimie,  où 
l'on  ne  doit  marcher  que  l'expérience  à  la  main.  » 

Après  ce  travail,  il  fut  quelque  temps  détourné  des  recherches 
■de  chimie  par  des  études  d'un  autre  genre.  L'Académie,  sur  la  de- 
mande du  lieutenant  de  police  Sartines,  qui  offrait  une  récompense 
de  2,000  livres,  avait  proposé  en  1765,  comme  sujet  de  prix  à  dé- 
cerner l'année  suivante  :  Le  meilleur  moyen  d'éclairer,  pendant  la 
nuit,  les  rues  d'une  grande  ville,  en  combinant  ensemble  la  clarté, 
la  facilité  du  service  et  r économie.  Lavoisier  résolut  de  concourir; 
dans  son  mémoire  très  détaillé,  il  étudia  successivement  les  lan- 
ternes simples  à  chandelle  et  à  huile,  les  lanternes  à  réverbère 
elliptiques  et  hyperboliques,  la  nature  des  différens  combustibles, 
la  forme  des  mèches,  etc.,  et  termina  par  des  expériences  relatives 
à  l'intensité  de  la  lumière,  comparée  à  la  consommation.  Pour 
rendre  sa  vue  plus  sensible  aux  faibles  différences  d'intensité  lu- 

(1)  M"*  Sulpice  Waroquicr,  mariée  à  Antoine-Louis  Prévost,  procureur  au  bailliage 
de  Villers-Cotterets,  était  sœur  de  Jeanne  Waroquier,  grand'mère  de  Lavoinicr. —  Quant 
à  M""  Lavoisier  de  Villers-Cotterets,  c'était  également  une  grand"iante  :  elle  était  la 
femme  de  Nicolas-Hyacinthe  Lavoisier,  frère  d'Antoine,  grand-père  d'Antoine-Laurent. 


832  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

mineuse,  il  eut  la  volonté  de  s'enfermer  pendant  six  semaines 
dans  une  chambre  tendue  de  noir,  sans  voir  un  seul  instant  la  lu- 
mière du  jour.  Telles  étaient  déjà  sa  puissance  de  travail,  sa  volonté 
tenace  dans  la  poursuite  de  la  vérité,  sa  précision  dans  la  re- 
cherche scientifique.  «  L'unique  objet  que  je  me  propose,  dit-il, 
étant  de  concourir  au  bien  de  mes  concitoyens,  le  terme  fixé  par 
l'Académie  ne  sera  pas  celui  de  leur  être  utile.  »  Enfin,  dans  ses 
calculs  sur  le  prix  de  revient  de  l'éclairage  de  Paris,  le  jeune  savant 
déploie  déjà  les  qualités  d'ordre  et  de  méthode  qui  le  placeront  au 
premier  rang  des  financiers  et  des  économistes. 

L'Académie  partagea  le  prix  de  2,000  livres  entre  trois  fabri- 
cans,  Bailly,  Bourgeois  et  Leroy,  qui  avaient  surtout  fait  des  essais 
publics  avec  des  lanternes  de  diverses  formes  ;  mais  elle  distingua 
spécialement  le  mémoire  de  Lavoisier ,  dont  l'épigraphe  était 
un  hémistiche  de  Virgile  :  Signahit  via?n  flcnnmis,  et,  sur  le  rap- 
port élogieux  des  membres  de  la  commission,  résolut  de  décerner 
à  l'auteur  une  médaille  d'or  donnée  par  le  roi.  Elle  lui  fut  remise 
dans  la  séance  du  20  août  176(5,  et  les  journaux  signalèrent  au  pu- 
blic ce  jeune  savant  qui  méritait  les  récompenses  de  l'Académie 
avant  d'avoir  accompli  sa  vingt-troisième  année  (1).  Qaoique  de 
nombreuses  occupations  eussent  semblé  le  détourner  plus  tard  des 
questions  de  l'éclairage,  Lavoisier  faisait  encore  des  expériences, 
en  1767,  pour  les  réverbères  de  la  rue  des  Prouvaires;  en  1783, 
il  proposait  un  nouveau  mode  d'éclairage  des  salles  de  spectacle. 

A  peine  avait-il  été  récompensé  par  l'Académie,  que  Lavoisier, 
dont  la  jeunesse,  comme  l'âge  mûr,  ne  connut  pas  une  heure  inoc- 
cupée, reprenait  l'œuvre  à  laquelle  Guettard  l'avait  associé;  ce 
même  mois  d'avril,  il  parcourait  de  nouveau  les  environs  de  Paris, 
déterminant  le  relief  du  sol  à  Corbeil,  Arpajon,  Rueil,  etc.,  et,  à  la 
fin  de  l'année,  recommençait  ses  excursions  géologiques  dans  la 
Brie.  Entre  temps,  il  lisait,  étudiait,  et  notait  les  réflexions  que 
lui  suggéraient  ses  lectures.  Ainsi ,  à  propos  de  deux  mémoires 
parus  dans  les  volumes  de  l'académie  de  Berlin,  il  se  demande  ce 
qu'est  la  matière  du  feu,  de  quelle  nature  sont  les  élémens  ;  d'abord 
il  s'imagine  que  l'air  n'est  ijue  de  l'eau  réduite  en  vapeur,  ou  plu- 
tôt de  Veau  combinée  à  la  matière  du  feu  ;  puis,  au  même  instant, 
il  modifie  cette  première  conception;  il  rend  une  existence  propre 
à  l'air  atmosphérique,  qui  contient  en  dissolution  le  fluide  igné  et 
de  l'eau;  déjà  il  médite  sur  les  grands  problèmes  dont  il  lui  est 
réservé  de  donner  la  solution. 


(1)  «  Le~public  a  vu  avec  plaisir  cette  distinction  si  flatteuse  pour  un  jeune  au- 
teur, et  dont  il  n'y  avait  pas  eu  d'exemple  à  l'Académie  des  Sciences.  »  (Journal  des 
Sçavans  de  septcnibie  I76G.) 


LA    JEUNESSE   DE   LAVOISIER.  833 

Sa  grand'mère,  M™^  Punctis,  étant  morte  au  commencement  de 
l'année  17(36  (J),  Lavoisier  père,  pom-  simplifier  les  formalités  de 
la  succession,  décida  de  faire  émanciper  son  fils,  dont  la  majorité 
légale  n'avait  lieu  qu'à  l'âge  de  vingt-cinq  ans,  et  l'acte  d'émanci- 
pation lut  passé  le  7  février  (2). 

H.    —    LE    VOVAGt:    AVEC    GUETTARD,     l'aTLAS    MINÉRALOGIQUE    DE    LA    FRANCE. 

Guettard,  ayant  fait  adopter  par  le  ministre  Berlin  son  projet 
d'atlas  minéralogique  de  la  France,  reçut,  en  1767,  la  mission  offi- 
cielle de  visiter  la  Lorraine  et  l'Alsace.  Il  pensa  naturellement  à  se 
faire  accompagner  par  son  jeune  collaborateur,  qui,  depuis  plu- 
sieurs années,  avait  déjà  fait  ses  preuves  auprès  de  lui,  et  pour 
lequel  Guettard,  resté  célibataire,  avait  conçu  une  alTection  pater- 
nelle. 

Guettard  n'était  pas,  au  dire  de  son  biographe  Condorcet,  d'une 
humeur  accommodante;  brusque  et  emporté,  il  ne  supportait  pas  la 
contradiction.  Très  pieux,  absolument  dévoué  aux  jésuites,  chez  qui 
il  avait  fait  son  éducation  et  qu'on  venait  de  chasser,  leur  expulsion 
était  pour  lui  un  sujet  constant  de  discussions  passionnées  dans 
lesquelles  il  ne  ménageait  pas  à  son  adversaire  les  expressions  les 
plus  désobligeantes.  Dans  la  vie  ordinaire,  il  était  d'une  franchise 
brutale  :  «  Vous  ne  me  devez  rien,  disait-il  à  un  de  ses  nouveaux 
confrères  de  l'Académie,  qui  le  remerciait;  si  je  n'avais  pas  cru 
qu'il  fût  juste  de  vous  donner  ma  voix,  vous  ne  l'auriez  pas  eue, 
car  je  ne  vous  aime  pas.  »  —  «  Peu  d'hommes,  dit  Condorcet,  ont 
eu  plus  de  querelles.  »  Il  n'avait  rien  des  manières  des  gens  du 
monde  ;  mais,  sous  des  dehors  désagréables,  il  possédait  un  fonds 
d'honnêteté  absolue  ;  rude  pour  les  hommes  au  pouvoir,  il  était 
plein  de  bienveillance  et  de  bonté  pour  ses  inférieurs,  dont  il  savait 
facilement  se   faire  aimer  (3).  Tel  était  le  compagnon  de  voyage 

(1)  Le  12  janvier  1766. 

(2)  Les  témoins  furent  :  Clément  .\ugez  de  Villers,  cousin  issu  de  germain  mater- 
nel ;  Louis  Fauve!,  ancien  gouverneur  des  pages  de  la  chambre  de  M.  le  duc  d'Or- 
léans, régent  du  royaume,  cousin  paternel;  Nicolas  frère,  bourgeois  de  Paris,  cousin 
au  troisième  degré  maternel. 

(3)  Dans  les  papiers  de  Guettard,  qu'il  avait  légués  à  Lavoisier,  se  trouve  la  minute 
d'une  lettre  qu'il  adressait  à  une  dame  et  qui  justifie  le  jugement  de  Condorcet  : 
«  Vous  ne  devez  pas  ùtre  surprise  de  ce  que  je  suis  résolu  de  me  retirer  des  socié- 
tés, mais  plutôt  de  ce  que  j'ai  osé  y  rester  si  longtemps,  ayant  aussi  peu  de  goût  et 
de  talens  que  j'ai.  Comment  peut  s'y  présenter  un  homme  qui  n'a  pas  un  grand  cha- 
peau comme  Junot  ou  Biaise,.,  qui  n'a  pas  un  catogan  ou  une  petite  queue  de  rat  ou 
de  souris,  qui  n'a  pas  un  pcquin  à  filets  brodés  devant  pour  habit,  une  veste  d'un 
basin  le  plus  !in,  une  culotie  d'un  hasin  semblable  ou  d'une  toile  de  coton  le  mieui 
filé,  un  caleçon  de  la  plus  belle  toile  de  Hollande?  Comment  ose-t-il  se  montrer  sans 

TOME  LXXXIV.  —  1887.  53 


836  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

avec  lequel  Lavoisier  n'eut  jamais  que  d'excellens  rapports,  et  dont 
il^disait,  en  1786,  en  écrivant  à  Malesherbes:  «M.  de  Condorcet  se 
propose  de  travailler  cet  hiver  à  l'éloge  de  M.  Guettard.  On  y  verra 
partout  l'homme  de  bien,  l'homme  sensible,  l'observateur  de  la  na- 
ture, un  homme  enfin  qui  mérite  votre  estime  et  voire  amitié.  » 
^  Le  voyage  fut  décidé  pour  le  mois  de  juin  1767  ;  il  devait  se 
faire  à  cheval,  à  cause  du  mauvais  état  des  chemins.  Lavoisier  fit 
ses  préparatifs  de  départ  en  réunissant  les  instrumens  nécessaires 
à  ses  observations  :  trois  thermomètres,  un  baromètre  et  un  aréo- 
mètre d'argent,  construit  sur  ses  indications  et  destiné  à  la  déter- 
mination de  la  densité  des  eaux  potables  ou  minérales,  enfin  une 
petite  boîte  de  réactifs,  le  tout  confié  aux  soins  du  domestique 
Joseph,  qui  accompagnait  les  voyageurs.  On  se  mit  en  route  le 
14  juin,  à  trois  heures  de  l'après-midi;  avant  de  partir,  Lavoisier 
avait  fait  une  dernière  observation  barométrique  ;  il  confiait  le  soin 
de  relever  chaque  jour  les  indications  du  baromètre  à  son  ami 
Augez  de  ViJlers  (1).  Son  père,  sa  tante,  tout  inquiets  d'un  voyage 
qui  doit  conduire  l'enfant  bien-aimé  dans  les  montagnes  des  Vosges 
et  même  en  Suisse,  lui  font  mille  recommandations.  «  Désormais 
au  logis  attristé  de  la  rue  du  Four,  on  guettera  le  facteur  à  chaque 
poste  comme  le  Messie,  »  écrira  plus  tard  M""  Punclis. 

Lavoisier  était  heureux  de  ce  voyage  en  compagnie  du  cher  doc- 
teur, l'excellent  M.  Guettard,  dont  la  gaîté  abrège  les  longueurs 
du  chemin,  escorté  de  Joseph,  qui  a  la  mission  de  veiller  sur  lui. 
Il  est  jeune,  bien  portant,  curieux  de  voir  des  pays  nouveaux,  avide 
de  science  ;  il  a  un  aimable  compagnon,  un  serviteur  dévoué,  un 
bon  cheval,  cinquante  louis  dans  sa  poche,  et  il  prévoit  qu'il  va 


des  bas  de  lils  à  brins  moins  gros  qu'un  cheveu?  N'est-ce  pas  un  audacieux  s'il  s" 
montre  sans  souliers  mignons  et.  qui  laissent  voir  le  cou  de-pied  et  sans  des  boucles 
dignes  du  harnois  de  Bucéphale?  De  quel  terme  peut-on  se  servir  pour  le  désigner 
s'il  n'a  (as  une  chemise  d'une  toile  aussi  fine  que  la  mousseline,  et  si  elle  n'est  pas 
ornée  de  manchettes  et  de  jabot  d'un  point  d'Alençon  ou  de  Flandre  le  plus  recher- 
ché? Ah  !  madame,  quel  homme  que  cet  homme;  c'est  un  monstre  dans  la  société  !  D'où 
vient-il?  C'est  au  moins  un  Hottentot,  un  Taïtien.  Que  faire  d'un  semb'able  sauvage? 
Derrière,  derrière,  qu'il  n'offusque  du  moius  pas  les  gens,  ou  pi  itôt  qu'il  reste  dans 
son  antre  :  il  n'est  pas  fait  pour  vivre  avec  les  humains. —  Si  encore  cet  ours  mal  léché 
avait  des  talens,  mais  il  n'en  a  pas  le  plus  petit  ;  il  ne  joue  pas  au  trictrac  ni  aux 
échecs;  il  ne  sait  pas  le  piquet,  encore  moins  l"ouiste.  Que  faire  de  cet  aiii'iial?  S'il 
parle,  ce  n'est  pas  de  pompons,  d'ajustemens  et  de  frisures,  de  robes,  de  grecques,  de 
chemises,  de  rubans  à  la  Malbrough;  il  ne  sçait  pas  les  nouvelles,  il  ne  lit  pas  même 
le  journal  du  jour.  Derrière,  derrière,  un  tel  l'agDt!  il  fait  peur!  —  Ce  portrait  est 
celui  du  n  homme  que  je  connais  bien;  je  m'y  reconnais;  en  conséquence,  j'avais 
depuis  longtemps  l'intention  de  me  retirer  des  sociétés,  je  l'exécute  pour  vous  en  dé- 
barrasser. Que  peut-il  faire  de  mieux?  rien,  sans  doute;  laissez-le  tranquille   » 

(1)  Clément  Angcz   de  Villers  était  petit-fils  de  Claude  Augez,   écujer  du  roi,  et  de 
Marguerite  Frère,  sœur  de  la  grand'mère  de  Lavoisier. 


LA    JEUNESSE    DE   LAVOISIER.  835 

récolter  une  moisson  de  faits  intéressans,  Mais  sa  joie  est  obscurcie 
par  les  émotions  de  la  séparation  ;  il  a  trouvé  les  siens  tellement 
attristés,  son  père  si  profondément  ému  de  cette  séparation  qui 
doit  durer  plus  de  trois  mois,  que  le  soir  même,  à  Brie-Comte- 
Robert,  il  écrit  pour  les  rassurer,  leur  dire  que  tous  les  voyageurs 
sont  enjoi/e  et  en  srinté,  sans  oublier  d'indiquer,  comme  il  le  fera 
à  chaque  lettre,  que  les  chevaux  se  portent  bien  et  mangent  de  fort 
bon  appétit.  C'est,  dès  lors,  un  échange  continuel  de  lettres  entre 
Lavoisier,  son  père  et  sa  tante,  une  correspondance  intime  où  éclate 
à  chaque  phrase  la  tendresse  qui  les  unissait  si  étroitement.  A  peine 
le  jeune  royageur  a-t-il  quitté  Paris  depuis  huit  jours  qu'il  ressent 
déjà  le  regret  de  la  maison  paternelle  ;  il  lui  semble  qu'il  est  absent 
depuis  des  mois  ;  sa  pensée  est  toujours  auprès  de  son  père  et  de 
M"^  Punctis.  Il  lui  faut,  pour  se  résigner,  faire  appel  à  toute  sa  force 
de  volonté,  se  représenter  combien  le  voyage  sera  agréable,  et 
surtout,  comme  il  dit,  qu'on  y  fera  de  bonne  besogyie. 

Les  voyageurs  s'arrêtent  àChaumont,  en  Bassigny,  àLangres,  et 
arrivent  le  28  juin  à  Bourbonne-les-Bains.  Tant  qu'ils  sont  en  pays 
connu  de  Lavoisier  père  et  de  M"^  Punctis,  qu'ils  reçoivent  l'hos- 
pitalité chez  des  amis  de  M.  Guettard  ou  de  la  famille  Lavoisier, 
les  habitans  de  la  rue  du  Four  sont  assez  rassurés  ;  mais  leurs  in- 
quiétudes redoublent  au  moment  oii  les  voyageurs  vont  pénétrer 
dans  des  régions  nouvelles  et  entreprendre  des  excursions  dans  les 
montagnes  des  Vosges.  Le  père  ne  peut  s'habituer  à  l'absence  de 
son  fils,  et  ÎP'^  Punctis  sent  toutes  ses  alarmes  s'augmenter;  tout 
est  pour  elle  un  sujet  d'effroi  :  «  Je  commence  à  vous  perdre  de  vue 
et  m'en  alarme,  écrit-elle  le  25  juin.  Je  crains  pour  vous  la  cha- 
leur qui  commence  vivement,  je  crains  les  armes  que  vous  avez 
sur  vous,  quoiqu'elles  peuvent  vous  être  d'une  grande  utilité  pour 
les  bêtes  et  gens,  et  je  crains  les  mines;  mon  cœur  n'est  soulagé 
qu'en  vous  engageant,  par  notre  tendre  amitié,  à  user  encore  de 
plus  de  prudence,  s'il  est  possible,  que  vous  ne  vous  étiez  pro- 
mis. »  Puis,  comme  dans  toutes  ses  lettres,  qui  commencent  par  un 
vous  cérémonieux,  arrive  le  tutoiement  familier  :  «  Notre  crainte 
est  que  tu  ne  reçoives  pas  toutes  les  lettres  que  nous  t'écrivons,  et 
ton  père  propose,  si  tu  juges  convenable,  pour  qu'on  y  fasse  plus 
d'attention  à  la  poste,  de  mettre  à  M.  Lavoisier,  envoyé  par  leroy 
dans  les  Vosges.  Nous  espérons  aujourd'huy  recevoir  de  tes  nou- 
velles; il  nous  en  faut  souvent  pour  soutenir  ton  absence.  Nous 
attendons  le  facteur  comme  le  Messie.  Tu  sais  nos  conventions; 
cela  nous  suffit,  mais  ne  nous  néglige  pas,  car  notre  situation  se- 
roit  à  plaindre;  c'est  notre  soutien...  Porte-toi  bien,  mon  cher 
enfant,  ménage-toi,  pense  un  peu  à  moi  seulement  pour  te  con- 
server, et  crois  à  la  tendresse  sincère  de  ta  meilleure  amie.  » 


836  REVDE    DES    DEDX    MONDES. 

C'est  surtout  l'excursion  projetée  aux  mines  de  Sainte-Marie  qui 
épouvante  tant  M"''  Punctis  ;  elle  y  revient  sans  cesse  :  «  La  crainte 
de  Sainte-Marie-aux-Mines  m'obsède  ;  que  je  serai  tranquille  lorsque 
vous  serez  de  retour  de  ces  mines  qui  sont  toutes  mes  inquiétudes!  » 
Et  un  autre  jour,  elle  écrit:  «  En  nous  donnant  souvent  de  tes 
nouvelles,  c'est  autant  de  preuves  de  tendresse  que  tu  nous  donnes; 
nous  en  avons  besoin  plus  que  jamais.  Plus  tu  t'éloignes,  plus  mes 
inquiétudes  redoublent,  surtout  à  l'approche  de  Sainte-Marie-aux- 
Mines.  Conservez-vous  pour  un  père  et  une  tante  qui  ne  vivent 
que  pour  vous.  »  Et  puis  ce  mot  charmant  :  «  Une  lettre  n'est  pas 
arrivée  que  nous  attendons  déjà  la  suivante.  »  Lavoisier  père  n'est 
pas  moins  pressant  et  moins  tendre  :  «  Faites  en  sorte  de  nous  don- 
ner plus  souvent  de  vos  nouvelles,  un  mot  de  votre  main  qui 
annonce  que  vous  êtes  en  bonne  santé,  la  date  du  jour  et  du  lieu 
où  vous  écrivez.  Nous  n'en  voulons  pas  davantage.  Vous  sçavez 
combien  nous  vous  aimons  et  par  conséquent  combien  nous  sommes 
inquiets  quand  nous  sommes  plusieurs  jours  sans  recevoir  de 
vos  nouvelles.  » 

Malgré  sa  bonne  volonté,  le  jeune  homme  ne  pouvait  toujours  satis- 
faire aux  désirs  de  son  père  ;  les  communications  postales  étaient  rares 
et  difficiles,  souvent  les  voyageurs  devaient  séjourner  dans  de  pe- 
tites villes  qui  n'avaient  pas  de  bureaux  de  poste  ou  n'expédiaient 
qu'un  courrier  par  semaine.  Plus  d'une  fois,  il  fallut  envoyer  des 
exprès  porter  les  lettres  à  la  ville  voisine;  et  combien  elles  mettaient 
de  temps  à  parvenir  à  leurs  destinataires  :  un  mois  de  Paris  à  Stras- 
bourg! On  le  comprend  facilement  en  apprenant  qu'aux  environs 
de  Bourbonne-les-Bains  une  chaise  de  poste  attelée  de  quatre  che- 
vaux parcourait  en  une  heure  la  distance  d'une  lieue. 

Si  Lavoisier,  malgré  l'intérêt  du  voyage,  regrettait  la  maison  pa- 
ternelle, M'^®  Punctis  ne  manquait  pas  de  le  faire  revivre  dans  ce  mi- 
lieu aimé  en  le  tenant  au  courant  de  tout  ce  qui  arrivait  aux  fami- 
liers du  logis,  lui  parlant  de  sa  chatte  qui  a  un  beau  chaton,  des 
maçons  qui  ont  réparé  les  écuries,  du  brelan  que  l'on  continue  à 
jouer,  mais  sans  intérêt,  depuis  qu'il  n'y  a  plus  pour  l'égayer  ni 
Lavoisier,  ni  M.  Guettard,  le  cher  docteur.  Toute  la  vie  de 
M"^  Punctis  est  concentrée  dans  sa  tendresse  pour  son  neveu; 
elle  a  toutes  les  joies  et  toutes  les  souffrances  d'une  mère;  elle 
et  son  beau-frère  n'arrivent  à  supporter  les  tristesses  de  la  sépa- 
ration qu'en  s'occupant  sans  cesse  de  l'absent,  en  travaillant  à  lui 
être  agréable.  Aidés  du  cousin  de  Villers,  ils  rangent  à  nouveau 
sa  bibliothèque,  ils  mettent  en  place  les  nombreux  volumes  qu'il  a 
achetés  à  Strasbourg,  ils  déballent  les  caisses  d'échantillons  de  mi- 
néralogie qu'il  envoie  fréquemment.  A  chaque  instant,  ils  ont  à  rem- 
plir les  commissions  qu'il  leur  confie  :  aujourd'hui,  l'envoi  de  grains 


LA.    JEUNESSE   DE    LAVOISIER.  837 

et  de  demi-grains  pour  charger  l'aréomètre;  un  autre  jour  des  ther- 
momètres pour  remplacer  les  siens  hors  de  service.  Quand  son  père 
devra  le  rejoindre  à  Bourbonne-Ies-Bains,  il  faudra  lui  apporter  un 
habit  de  drap  vert  ou  gris  avec  un  petit  galon  d'or;  et  M  '^  Punctis 
de  se  mettre  en  mouvement,  de  choisir  l'étoffe  la  plus  solide,  de 
consulter  le  tailleur,  qui  dit  que  le  drap  gris  n'est  plus  de  mode  : 
on  fera  un  habit  vert  dont  le  driip  est  mugnifique.  Mais  où  se 
montre  toute  la  sollicitude  de  Lavoisier  père,  empressé  de  contenter 
les  moindres  désirs  de  son  fils,  c'est  à  propos  des  poissons  rouges  que 
désire  M""^  de  Brioncourt,  chez  qui  les  voyageurs  avaient  été  ai- 
mablement reçus.  Lavoisier  recommande  alors  à  son  père  de  se  pro- 
curer des  poissons  rouges  au  Palais-Royal,  par  l'intermédiaire  de 
Marianne,  la  gouvernante  de  M.  Guettard  (1),  et  de  les  lui  apporter 
à  Bourbonne.  Pour  le  coup,  le  père  témoigne  sa  surprise  ;  mais  que 
saurait-il  refuser?  a  II  faudra,  écrit-il,  que  nous  tenions  le  vase  qui 
les  contiendra  à  la  main,  et  encore  n'est-il  pas  du  tout  certain  que 
nous  les  portions  en  vie.  Voilà  une  vilaine  commission  et  bien  em- 
barrassante pour  des  voyageurs.  J'oublierai  l'embarras  et  les  peines 
quand  je  ferai  réflexion  que  je  vais  vous  rejoindre  et  vous  embras- 
ser. »  Les  lettres  du  voyageur  ne  respirent  pas  moins  de  tendresse; 
plein  d'affection  pour  son  père  et  sa  tante,  de  paroles  amicales  pour 
les  familiers  de  la  maison,  M.  de  Chavigny,  M.  de  La  Fleutrie,  il 
n'oublie  pas  les  serviteurs  et  Jeannette  et  Comtois,  et  la  femme 
du  domestique  Joseph.Toute  cette  correspondance  intime  jette  un 
jour  précieux  sur  ces  intérieurs  bourgeois  du  xviii^  siècle,  où  ré- 
gnent les  plus  pures  vertus  de  famille. 

Lavoisier  a  laissé  le  journal'  détaillé  de  son  voyage  ;  on  peut  le 
suivre  jour  par  jour,  heure  par  heure,  et  se  rendre  compte  de  sa 
régularité  au  travail.  Chaque  matin,  avant  le  départ,  entre  cinq  et 
six  heures ,  il  relève  les  indications  du  baromètre  et  du  thermo- 
mètre, il  répète  ses  observations  plusieurs  fois  dans  la  journée,  et 
en  fait  une  dernière  le  soir,  à  quelque  heure  qu'on  arrive  au  gîte  de 
la  nuit.  Sur  son  chemin,  il  observe  tout  :  la  nature  du  sol,  le  relief 
du  terrain,  la  végétation,  et  souvent  l'écriture  heurtée  de  ses  notes 
indique  qu'il  les  a  prises  sans  descendre  de  cheval.  Il  visite  les 
mines,  les  manufactures,  ici  une  fabrique  d'acier,  là  un  atelier  de 
blanchiment  de  toiles;  quand  il  ne  peut  parcourir  une  localité,  il 
interroge  ceux  qui  la  connaissent,  principalement  les  carriers,  les 
maçons,  et  apprend  d'eux  où  se  trouvent  les  pierres  de  taille,  les 
moellons,  la  chaux,  le  plâtre  qu'ils  emploient.  Dans  les  villes  qu'il 


(1)  Guettard  était  attaché   au  duc  d'Orléaaa  comme  conservateur  de  son  cabinet 
d'histoire  naturelle,  et  habitait  le  Palais  Royal. 


838  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

traverse,  il  voit  les  cabinets  des  amateurs  d'histoire  naturelle,  en  fait 
un  inventaire  rapide.  A  chaque  localité  où  il  s'arrête ,  il  prend  k 
tempéralurô  et  la  densité  non-seulement  des  eaux  minérales,  mais 
encore  des  eaux  potables  :  l'eau  de  la  Seine  à  Troyes,  l'eau  du  Rhin 
à  Bâle.  Il  ne  séjourne  pas  dans  une  auberge  sans  examiner  l'eau 
qu'on  lui  sert;  il  ne  néglige  rien,  et  signale  à  Troyes  les  manuscrits 
les  plus  précieux  de  la  bibliothèque  des  oratoriens.  Chaque  soir,  il 
complète  son  journal  de  voyage,  fait  sa  correspondance,  et  n'oublie 
pas  d'inscrire  les  dépenses  de  son  voyage. 

Lavoisier  devait,  en  outre,  collectionner  des  échantillons  de  ro- 
ches et  de  minéraux,  destinés  au  cabinet  du  ministre  d'état  Bertin, 
sous  les  auspices  duquel  il  accomplissait  le  voyage;  mais  ce  n'était 
pas  sans  difficulté  qu'il  pouvait  se  procurer  des  ouvriers,  faire 
fabriquer  les  caisses  et  les  expédier.  Pendant  cette  excursion, 
il  ht  dix-neuf  envois  au  ministre,  sans  compter  la  collection  parti- 
culière qu'il  réunissait  pour  lui-même. 

L'itinéraire  des  voyageurs,  après  les  avoir  conduits  à  Provins, 
Troyes,  Cliaumont,  Langres,  les  amena  le  26  juin  à  Bourbonne- 
les-Bains;  de  là  ils  passèrent  successivement  àVesoul,  Villersexel, 
Llire,  Ronchamps,  où  ils  visitèrent  une  mine  de  houille  ;  à  Luxeuil, 
et  enfin  à  Giromagny,  où  ils  s'arrêtèrent  plusieurs  jours  pour  aller 
à  Bussang  et  gravir  le  ballon  d'Alsace.  Fatigués  d'abord  par  les 
grandes  chaleurs,  ils  eurent  à  subir  ensuite  des  pluies  et  des  orages 
presque  continuels.  Les  Vosges  intéressèrent  vivement  Lavoisier  : 
«  Je  n'ay  jamais  rien  vu  qui  m'ait  tant  frappé  en  histoire  naturelle  ; 
nous  avons  vu  des  choses  admirables.  La  personne  qui  est  à  la  tète 
des  mines  est  extrêmement  honnête  et  fort  instruite  :  nous  avons 
été  comblés  de  politesses  ;  nous  avons  dîné  et  soupe  chez  lui  ;  nous 
nous  sommes  trouvés  sept  personnes  à  table,  tous  Parisiens,  à  l'excep- 
tion de  M.  Guettard.  Je  suis  prodigieusement  occupé,  »  ajoute-t-il. 
C'est  qu'en  effet  Guettard  et  Lavoisier  s'étaient  tracé  un  journal' 
de  route,  et  ils  se  trouvaient  en  retard  sur  leurs  prévisions  par  des 
circonstances  inattendues,  comme  une  excursion  à  une  mine  aux 
environs  de  Lure,  un  accident  arrivé  au  domestique  Joseph. 

Après  avoir  vu  Belfort,  Montbéliard  et  Allkirk,  ils  arrivèrent  à 
Bâle  le  25  juillet,  et  descendirent  à  l'hôtel  de  la  Couronne.  Le  séjour 
de  Bâle  fut  plein  d'intérêt;  Bâle  renfermait,  en  effet,  un  grand 
nombre  d'hommes  distingués,  Daniel  Bernouilli,  Dassonne,  Rail- 
lard,  Bruchner,  qui,  estimant  grandement  les  travaux  de  Guettard, 
lui  firent,  ainsi  qu'à  son  jeune  compagnon,  le  meilleur  accueil  et 
leur  ouvrirent  leurs  riches  cabinets  d'histoire  naturelle.  Lavoisier 
n'oubliait  pas  de  marquer  dans  ses  lettres  l'impression  que  lui  fit 
la  ville,  la  beauté  du  Rhin  qui  y  coule  avec  une  rapidité  prodi— 


I.A.    JEUNESSE   DE    LAVOISIER.  839 

gifiise,  et  les  sentimens  qu'il  éprouva  à  Domant,  où  il  alla  saluer 
le  tombeau  de  Maupertuis  (1).  Les  observations  barométriques  fail- 
lirent être  interrompues  par  un  accident  :  le  baromètre  fut  cassé, 
■et  Bâle  ne  renfermait  aucun  ouvrier  capable  de  le  réparer;  heu- 
reusement  qu'un   habitant,  M.  Jacques  Bavière,  Aux    trois  pots 
ronges,  en  possédait  un  qu'il  voulut  bien  céder.  Après  Bâle,  les 
naturalistes  visitèrent  Mulhouse,  Thann,  Gerardmer,  où  ils  gravi- 
rent la  cime  la  plus  élevée  des  Vosges,  accompagnés  d'un  peintre 
qu'ils  avaient  engagé  pour   dessiner  une    vue  panoramique    des 
montagnes,  et  qu'ils  gardèrent  jusqu'à  Colmar,  après  s'être  ainsi 
formé  une  collection  importante  de  dessins.  A  Sainte-Marie,  les 
mines  étaient  inondées;  ils  n'y  purent  descendre.  Que  d'alarmes  se 
serait  épargnées  M^'®  Punctis,  si  cet  événement  lui  avait  été  connu  1 
A  Strasbourg,  où  ils  arrivèrent  le  3  septembre,  Lavoisier  eut  la 
joie  de  trouver  les  thermomètres  envoyés  par  son  père  ;  il  y  fit  la 
connaissance  d'hommes  ôminens,  entre  autres  de  deux  chimistes, 
Spielmann,  l'auteur  renommé  des  Instituts  de  chimie,  et  Erhmann, 
qui  devait  être  plus  tard  un  des  admirateurs  des  grandes  décou- 
vertes de  Lavoisier.  Celui-ci  avait  la  plus  grande  hâte  d'arriver  à 
Strasbourg,  pour  y  trouver   un  M.    Brakerof  que  l'abbé  Chappe 
d'Hauteroche  avait  chargé  de  relever  les  observations  barométriques 
pour  les  comparer  à  celles  que  Lavoisier  faisait  de  son  côté.  Enfin 
notre  jeune  savant  eut  le  plaisir  de  trouver  chez  le  libraire  Kœnig 
nn  grand  choix  de  livres  de  chimie,  publiés  en  Allemagne  et  in- 
connus à  Paris  ;  il  en  acheta  pour  500  livres,  en  écrivant  à  son  père 
qu'il  craignait  bien  que  la  somme  ne  fût  un  peu  considérable,  mais 
certain  que  celui-ci  ne  trouverait  rien  à  reprendre  dans  les  dépenses 
de  son  fils. 

Pendant  quelque  temps,  les  voyageurs  eurent  à  souffrir  de  la 
chaleur  en  Âlsaca,  surtout  à  Thann.  Après  Strasbourg,  les  pluies 
vinrent  de  nouveau  les  contrarier  ;  ils  firent  leur  voyage  de  retour 
par  Saverne,  Phalsbourg,  Baccarat,  Remiremont,  Plombières,  Épinal, 
Luxeuil,  Mirecourt  et  Nancy,  dans  l'intention  de  gagner  vers  le  6  oc- 
tobre Bourbonne-lès-Bains,  où  Lavoisier  père  devait  venir  à  leur 
rencontre.  Plus  d'une  fois  ils  durent  s'arrêter  dans  de  pauvres  vil- 
lages, où  à  peine  purent-ils  trouver  un  logement  ;  ainsi  Lavoisier 
écrit  de  Caumont  :  «  Nous  sommes  logés  ici  dans  le  plus  villain  ca- 
baret que  nous  ayons  vu  dans  toute  notre  route;  nous  sommes 
logés  dans  une  espèce  de  grenier  mal  fermé,  où  nous  sommes  em- 
pestés par  une  provision  d'oignons  qu'on  y  a  mis  pour  sécher; 

(1)  «  Nous  avons  été  voir  à  deux  lieues  de  la  ville  le  tombeau  d'un  homme  célèbre 
qui,  après  avoir  mesuré  la  terre  sur  le  pôle,  après  avoir  rempli  la  France  et  la  Prusse 
•de  sa  réputation,  est  venu  mourir  dans  un  coiu  ignoré  de  l'univers.»  (Lettre  de  La- 
voisier.) 


SAO  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

nous  n'avons  que  de  méchans  lits  de  plume  épais  de  deux  doigts  ; 
on  a  couru  tout  le  village  pour  y  trouver  deux  couvertures...  Ce 
n'est  pas  la  première  fois  que  nous  avons  éprouvé  le  même  sort, 
mais  nulle  part  nous  n'avons  été  si  mal.  » 

Cependant  Lavoisier  père  se  mettait  en  route  pour  Bourbonne- 
les-Bains,  au-devant  de  son  fils,  qui  se  hâtait  de  son  côté,  dans  l'im- 
patience de  l'embrasser,  et  lui  écrivait  le  28  septembre  :  «  Je  vois 
se  rapprocher  le  moment  qui  doit  nous  réunir  ;  nous  avons  encore 
gagné  un  jour  sur  notre  roule  ;  ainsy  nous  arriverons  à  Bourbonne 
le  7  du  mois  d'octobre  ;  nous  y  arriverons  vers  les  une  heure  de 
l'après-midy,  au  plus  tard.  »  Aussitôt  le  père,  qui  reçoit  cette  lettre 
à  Ghaumont,  s'empresse  de  partir  ;  il  lui  faut  se  presser,  s'il  veut 
être  au  rendez-vous.  A  Langres,  ses  amis  ne  peuvent  le  retenir 
qu'une  heure  ;  il  doit  repartir  sans  retard  pour  être  à  Bourbonne  le 
soir  même.  Le  voyage  ne  lui  fut  pas  facile  :  à  Montigny,  les  che- 
vaux manquent;  en  vain  on  veut  le  retenir  pour  la  nuit,  il  insiste. 
On  ramasse  des  chevaux  dans  la  campagne,  on  attelle  la  chaise  de 
poste  et  l'on  repart  par  une  pluie  torrentielle.  A  peine  si  l'on  fait 
une  lieue  par  heure.  La  nuit  surprend  l'impatient  voyageur  dans  les 
bois  où,  pour  se  désennuyer^  il  cherche  s  il  ne  verra  pas  quelques 
loups;  enfin  il  arrive  à  Bourbonne,  chez  son  ami,  M.  Robert,  où  il 
accueille  avec  joie  le  souper  qu'on  lui  offre.  Le  lendemain,  dès  six 
heures,  il  est  debout  :  c'est  le  jour  même  qu'il  verra  son  fils.  Que 
les  heures  lui  paraissent  longues!  A  chaque  instant,  il  interroge  sa 
montre  ;  il  s'habille,  il  déjeune,  il  fait  des  visites  :  il  n'est  encore 
que  dix  heures  !  11  suppute  les  distances  ;  le  fils  chéri  doit  être  à 
cinq  ou  six  lieues.  Quelque  diligence  qu'il  fasse,  il  ne  peut  arriver 
avant  une  heure.  Pour  tromper  l'ennui  de  l'attente,  il  écrit  longue- 
ment à  sa  belle-sœur,  M'^'  Punctis,  pour  lai  raconter  tous  les  détails 
du  voyage.  Une  heure  sonne,  les  voyageurs  ne  paraissent  pas  en- 
core ;  on  se  décide  à  dîner  sans  plus  attendre  ;  le  père,  distrait,  à 
toujours  les  yeux  tournés  vers  la  place.  Au  moment  où  l'on  sort  de 
table,  il  aperçoit  son  fils  qui  précède  Guettard  ;  il  se  précipite  au- 
devant  de  lui.  Le  jeune  homme  saute  à  bas  de  son  cheval,  le  père 
et  le  fils  s'embrassent  tendrement,  et  tous  deux  reviennent  lente- 
ment à  la  maison,  où  un  nouveau  dîner  est  servi;  et,  pendant  trois 
heures  d'intimes  conversations,  ils  s'accablent  de  questions.  Mais 
le  travail  du  jour  n'est  pas  terminé  ;  il  faut  étiqueter  et  emballer 
de  nouveaux  échantillons  pour  M.  Bertin,  besogne  à  laquelle  le  père 
se  met  avec  joie,  tandis  que  le  fils  travaille  à  l'analyse  des  eaux  de 
Bourbonne  ou  s'occupe  de  mettre  au  courant  les  notes  de  son  journal. 
Le  lendemain,  on  repart  par  des  chemins  détestables,  où  la  chaise  de 
poste  enfonce  dans  la  terre  glaise  jusqu'au  moyeu;  à  peine  si  quatre 
chevaux  peuvent  la  traîner.  A  Ghaumont,  on  se  sépare  de  nouveau  ; 


LA   JEUNESSE    DE    LAVOISIER.  841 

le  père  est  obligé  de  se  rendre  à  Villers-Cotterets,  tandis  que  Guet- 
tard  et  son  collaborateur  se  dirigent  sur  Paris,  après  avoir  laissé 
en  chemin  le  domestique  Joseph,  qu'ils  chargent  de  garder  le  cheval 
de  Lavoisier,  blessé  par  la  maladresse  d'un  maréchal-ferrant. 
Le  19  octobre,  jour  où  M"°  Punctis  comptait  les  minutes  à  son 
tour,  ils  arrivaient  à  une  heure  à  Ghampigny  et  le  soir  à  Paris. 
Après  les  instans  consacrés  aux  épanchemens  de  famille,  Lavoisier, 
fidèle  au  plan  de  conduite  qu'il  s'était  tracé,  ne  manqua  pas, 
avant  de  prendre  le  repos  nécessaire  après  une  si  longue  journée 
de  route,  de  faire,  à  onze  heures  et  demie,  une  dernière  observa- 
tion barométrique.  M^'®  Punctis  ne  jouit  pas  longtemps  de  la  pré- 
sence de  son  neveu;  deux  jours  après,  il  partait  pour  Villers-Cotterets, 
où  son  père  était  déjà  rendu,  et  où  il  était  ardemment  désiré  par 
ses  autres  parens.  Pendant  son  séjour  à  Villers-Gotterets,  il  ne  per- 
dit pas  un  instant,  et  augmenta  la  somme  de  ses  observations  mé- 
téorologiques et  géologiques.  Enfin  il  rentra  à  Paris  avec  son  père 
dans  le  milieu  du  mois  de  novembre  :  la  famille  était  reconstituée. 
Il  rapportait  de  son  voyage  une  masse  considérable  de  docu- 
mens  qu'il  s'occupa  de  mettre  en  ordre;  il  réunit  ses  nombreuses 
analyses  d'eaux  dans  un  mémoire  étendu,  qui  ne  fut  pas  imprimé 
de  son  vivant  (1),  en  même  temps  qu'il  travaillait  avec  Guet- 
tard  à  utiliser  leurs  observations  communes  pour  dresser  l'atlas 
minéralogique  de  la  France.  En  1770,  seize  cartes  étaient  gravées. 
Guettard,  rendant  compte  à  l'Académie  de  l'état  d'avancement  de 
l'atlas  minéralogique,  s'applaudissait  du  concours  précieux  que  lui 
avait  prêté  son  collaborateur  (2).  Celui-ci,  du  reste,  malgré  ses  tra- 
vaux ultérieurs,  ne  négligea  pas  cette  œuvre  et  en  poursuivit  con- 
stamment la  réalisation;  en  1772,  il  signalait  au  ministre  Berlin  la 
difficulté  de  suivre  le  plan  primitif,  d'après  lequel  l'atlas  devait  con- 
tenir- deux  cent  trente  cartes.  Suivant  un  devis  qu'il  demandait  à 
l'ingénieur-géographe  Dupain-Triel,  la  gravure  seule  aurait  coûté 
85,000  livres,  et  comme  on  projetait  de  faire  en  même  temps  un 
atlas  géographique  extrêmement  exact,  il  s'ensuivait  que,  les  indica- 
tions minéralogiques  devant  avoir  la  même  exactitude,  il  était  né- 
cessaire de  relever  les  fouilles,  les  carrières,  les  mines,  au  quart  de 
cercle  et  à  la  planchette.  Tel  qu'il  était  projeté,  l'atlas  ne  pouvait 
être  établi  qu'avec  une  dépense  de  50,000  louis  et  au  bout  de 
soixante  à  quatre-vingts  ans.  Lavoisier  proposa  donc  à  Bertin  de 
borner  l'atlas  minéralogique  à  vingt-huit  cartes,  de  la  dimension  de 
celles  de  Cassini;  dans  ces  conditions,  la  publication  serait  terminée 
au  bout  de  cinq  ans,  avec  une  dépense  totale  de  lib,000  livres. 


(i)  OEuvres  complètes,  t.  m,  1864. 

(2)  Journal  de  physique  de  l'abbé  Rozier,  1775. 


842  REVDB    DES    DEUX    MONDES, 

Il  avait,  à  cet  effet,  réuni  une  société  de  capitalistes  qui  of- 
fraient (le  faire  toutes  les  dépenses  moyennant  une  subvention  de 
18,000  livres,  payable  en  quatre  ans(l).  Déjà  il  avait  préparé  la  réa- 
lisation du  projet  et  adressait  un  appel  aux  naturalistes  dans  une 
lettre  (2)  où,  plein  de  déférence  pour  Guettard,  et  avec  une  modestie 
et  une  réserve  qui  ne  se  sont  jamais  démenties,  il  disait  :  «  Vous 
avez  eu  la  bonté  d'annoncer  au  public  les  soins  que  M.  Guettard 
venait  de  donner  pour  compléter,  autant  que  possible,  l'atlas  miné- 
ralogique  de  la  France,  et  vous  m'avés  même  attribué  plus  de  part 
que  je  n'en  mérite  à  cet  ouvrage.  »  En  outre,  il  faisait  imprimer 
une  sorte  de  questionnaire,  tiré  à  sept  cent  cinquante  exemplaires,, 
et  envoyé  aux  naturalistes  et  aux  ingénieurs  habitant  les  régions 
sur  lesquelles  on  n'avait  encore  que  des  renseignemens  incomplets; 
de  plus,  il  s'associait  avec  Dupain-Triel  et  faisait  dresser  à  ses  frais 
une  carte  d'ensemble  de  la  France  minéral ogique  (3). 

Un  autre  que  lui  devait  recueillir  l'honneur  de  cette  publication. 
Malgré  l'accueil  favorable  fait  à  son  projet  par  Bertin,  le  manque  de 
fonds  en  empêcha  d'abord  l'adoption,  puis  des  intérêts  particu- 
liers vinrent  s'y  opposer.  Guettard  se  retira,  et  un  nouveau  colla- 
borateur sut  se  faire  imposer  par  le  pouvoir.  C'était  le  chimiste 
Monnet,  ancien  concurrent  de  Lavoisier  à  l'Académie  des  Sciences^ 
où  il  ne  devait  jamais  parvenir.  Nommé  inspecteur-général  des 
mines  en  177/i,  Monnet  fit  divers  voyages  pour  compléter  certaines 
cartes,  et  gardant  le  plan  primitif,  ajoutant  de  nouvelles  cartes  à 
celles  qui  étaient  déjà  gravées,  ayant  en  main  tous  les  documens 
remis  par  Guettard  et  Lavoisier,  il  publia,  en  1780,  un  atlas  miné- 
ralogique  incomplet,  en  laissant  sur  le  titre  le  nom  de  Guettard  (4), 
mais  eu  s' attribuant  la  plus  grande  part  du  travail.  Il  cita,  il  est 
vrai,  Lavoisier  comme  l'auteur  des  seize  premières  cartes,  mais  il 
utilisa  sans  son  aveu  et  sans  le  nommer  les  matériaux  préparés- 
pour  le  reste  du  travail,  et  négligea  d'indiquer  que  les  coupes  pla- 
cées en  marge  de  chaque  carte  étaient  le  résultat  des  nivellemens 
faits  au  baromètre  par  Lavoisier.  Celui-ci  en  fut  vivement  froissé  : 
«  On  ne  rappelle  ces  détails,  dit-il  dans  une  note,  que  pour  laire 
sentir  avec  combien  d'impudence  s'est  conduit  M.  Monnet  en  s'em- 
parant  des  planches  qui  appartiennent  au  roy,  et  sur  lesquelles 

(1)  Note  autographe  de  Lavoisier. 

(2)  Elle  fut  publiée,  en  août  1772,  daus  les  Observations  de  physique  de  Tabbé 
llozier. 

(3)  Lavoisier,  fidèle  à  ses  amitiés,  fit,  en  1791,  un  rapport  au  boreau  de  consulta- 
tion sur  les  travaux  de  Dupain-Triel,  et  demanda  pour  lui  le  maximum  des  récom- 
penses nationales. 

(4)  Atlas  descriptif  et  minéralogique  de  la  France,  rédigé  par  ordre  du  roi  par 
MM.  Guettard  et  Monnet.—  Publié  par  M.  Monnel,  d'après  ses  nouveaui  travaux,  îq- 
folio,  1780. 


LA    JEUNESSE    DE    LAVOISIER.  8^3 

MM.  Guettard  et  Lavoisier  ont  des  droits  avant  lui,  ou  pour  ainsi 
dire  sur  lesquelles  il  n'en  a  aucun.  »  11  trouva  toujours  en  iMonnet 
un  adversaire  obstiné  qui,  en  4778,  attaquait  encore  les  doctrines 
nouvelles  en  publiant  une  soi-disant  Démonstration  de  la  fausseté 
des  principes  des  nouveimx  chimistes  [V). 

Lavoisier  s'intéressa  toute  sa  vie  aux  recherches  géologiques.  En 
17t)7,  il  rédigeait  des  instructions  pour  un  voyageur  qui  accompa- 
gnait le  gouverneur  de  Saint-Domingue;  en  1771,  il  s'occupait  du 
classement  du  cabinet  d'histoire  naturelle  de  13ertin  ;  et  la  môme 
année,  il  invitait  Borda  et  Pingre  à  faire  des  observations  d'histoire 
naturelle  dans  les  pays  où  ils  séjourneraient  pendant  le  voyage  que 
ces  deux  savans  devaient  faire  sur  la  frégate  la  Flore ^  en  vue 
d'examiner  les  meilleurs  moyens  de  déterminer  les  longitudes  (2). 
Plus  tard,  à  l'assemblée  provinciale  de  l'Orléanais,  il  poursuivait 
encore  le  projet  de  l'établissement  de  l'atlas  minéralogique. 

D'autres  travaux  de  la  jeunesse  de  Lavoisier  ne  furent  publiés 
que  longtemps  après  :  une  note  sur  une  espèce  de  sléatite  (3),  sur 
une  mine  de  charbon  de  terre  [h),  en  collaboration  avec  Guettard, 
9t  enfin  un  long  mémoire  de  géologie  qui  parut  seulement  en  1789 
dans  les  Mémoires  de  l'Académie  (5). 

an.  —   l'rntrée  de  lavoisier  a  l'académie  et  aux  feumes-générales. 

Les  amis  que  Lavoisier  comptait  à  l'Académie  attendaient  avec 
impatience  le  moment  de  l'introduire  dans  leur  compagnie.  Dèsl7t56, 
lors  de  la  nomination  de  Cadet,  ils  l'avaient  fait  mettre  sur  la  liste 
des  candidats  avec  Monnet,  Sage,  Baume,  de  Machy,  Jars  et  Val- 
mont  de  Bomare  (6).  Pendant  le  voyage  des  Vosges,  l'astronome 
Maraldi,  ainsi  que  Duhamel  du  Monceau,  entretenaient  souvent 
Lavoisier  père  des  bonnes  dispositions  de  l'Académie  ;  aussi,  quand 
le  chimiste  Baron  mourut,  au  commencement  de  1768  (7),  le  jeune 
savant  avait  des  chances  sérieuses  de  succès  ;  mais  il  se  trou- 
Ci)  Monnet,  ennemi  de  la  révolution,  perdit  son  emploi;  il  mourut  à  Paris  en  1817. 

(2)  Lettre  de  Lavoisier  à  Borda,  du  5  octobre  1771.  —  La  Flore,  commandée  par  le 
lieutenant  do  vaisseau  de  Verdun,  appareilla  de  Brest  le  29  octobre  1771  et  y  rentra 
le  8  octobre  1772. 

(3)  OEuvres  complètes,  t.  i,  p.  238. 

(4)  OEuirres  complètes,  t.  ii,  p.  241. 

(5)  Observations  générales  sur  les  couches  modernes  horizontales  qui  ont  été  dépo- 
sées par  la  mer  et  sur  les  conséqueiices  qu'on  peut  tirer  de  leurs  dispositioyis  /elative- 

tnent  à  l'ancienneté  du  globe  terrestre. 

(G)  L'élection  de  Cadet  eut  lieu  le  23  avril  I7G6;  il  remplaçait  comme  adjoint  chi- 
iniste  Macquer,  promu  à  la  place  d'associé.  (Archives  de  l'Académie  des  Sciences.) 

(7)  Baron,  mort  h  l'âge  de  cinquante-trois  ans,  était  connu  par  de  bonnes  recher- 
cbes  sur  le  borax,  sur  le  chlorure  de  potassium;  il  avait  donné,  en  17t5,  une  nou- 
velle édition  annotée  de  la  Chimie  de  Lemery. 


Sdll  R£TD£    DES    DEC!    MONDES. 

vait  en  présence  d'un  concurrent  redoutable,  le  métallurgiste  Ga- 
briel Jars.  Jars,  attaché  au  service  des  mines,  avait  d'abord  dirigé 
l'exploitation  des  mines  de  plomb  argentifère  de  Poullaouen  en  Bre- 
tagne, les  mines  de  houille  d'Ingrande  en  Anjou,  puis,  chargé  de 
diverses  missions  par  le  gouvernement,  il  avait  visité  les  mines  de 
Saxe,  d'Autriche,  de  Garinthie,  de  Bohême,  du  Harz,  de  Suède,  de 
Norvège,  les  manufactures  de  Hollande  et  celles  d'Angleterre,  d'où 
il  rapporta  les  procédés,  encore  inconnus  en  France,  de  la  fabrica- 
tion du  minium  (1).  Jars  avait  trente-six  ans;  il  était  soutenu  par 
Buffon,  trésorier  de  l'Académie,  et  par  le  ministre  Saint-Florentin, 
qui  désirait  vivement  que  l'Académie  reconnût  les  services  impor- 
tans  rendus  à  l'état  par  le  savant  ingénieur. 

L'Académie,  d'après  le  règlement  de  1699,  modifié  en  1716, 
était  composée  de  membres  de  diverses  catégories,  jouissant  de 
droits  inégaux  :  douze  honoraires,  choisis  parmi  les  grands  sei- 
gneurs, et  qui  seuls  pouvaient  être  présidens  ou  vice-présidens  ; 
dix-huit  pensionnaires;  douze  associés  et  douze  adjoints  répartis  en 
géomètres,  astronomes,  mécaniciens,  chimistes  et  botanistes  ;  de 
plus,  elle  comptait  des  associés  libres,  des  associés  étrangers  (2), 
des  pensionnaires  vétérans  et  des  associés  vétérans.  Les  honoraires 
et  les  pensionnaires  avaient  seuls  voix  délibérative  dans  les  élec- 
tions ou  dans  les  affaires  intéressant  l'Académie.  Les  deux  associés 
de  la  classe  dans  laquelle  se  présentait  une  vacance  étaient  cepen- 
dant appelés  à  dresser  avec  les  trois  pensionnaires  la  liste  des  can- 
didats. La  position  des  adjoints,  du  reste,  était  encore  plus  subalterne  ; 
pendant  les  séances,  ils  s'asseyaient  sur  des  banquettes  placées 
derrière  les  fauteuils  des  associés,  mais  avaient  le  droit  de  se  mettre 
à  côté  de  ceux-ci,  si  quelque  place  était  libre  (3). 

Lors  de  la  vacance  produite  par  la  mort  de  Baron,  la  liste  des 
candidats  fut  dressée  parles  pensionnaires  chimistes  LaGondamine, 
Bourdelin  et  Malouin,  et  les  adjoints  Bouelle  et  Macquer.  Les  votans 
comprenaient,  comme  honoraires,  les  ministres  Maurepas,  Bertin, 
de  Saint-Florentin  et  de  Machaut,  le  maréchal  duc  de  Richelieu, 
le  comte  de  Maillebois,  Malesherbes,  le  cardinal  de  Luynes,  Paulmy 
d'Argenson,  Trudaine  et  le  marquis  de  Gourtanvaux.  Les  pension- 
naires étaient  :   les  géomètres  Mairan,  Fontaine,  d'Alembert  ;  les 

(1)  Éloge  de  Jars,  par  de  Fouchy,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie.  (Mémoires  de 
V Académie  pour  1769.) 

(2)  Les  associés  étrangers  comprenaient,  en  1769,  Morgagni,  Daniel  Bernouilli,  Vaa 
Swieten,  Haller,  Euler,  Linné,  etc.  Comme  associés  ordinaires,  il  y  avait  de  La 
Lande,  Bezout,  Tenon,  Tillet,  Rouelle,  Macquer;  parmi  les  adjoints,  le  comte  de  Lau- 
raguais,  le  docteur  Portai,  le  botaniste  Adanson,  l'abbé  Bossut,  l'abbé  Chappe  d'Au- 
teroche,  Bailly,  etc. 

(3)  Sur  l'organisation  de  Tancienne  Académie  des  Sciences  ^  voir  E.  Maindron, 
l'Académie  des  Sciences,  1  vol.  in-8". 


LA   JEUNESSE    DE    LAVOISIER.  845 

astronomes  Cassini  de  Thury,  Le  Monnier,  Maraldi  ;  les  mécani- 
ciens Nollet,  Yaucanson,  de  Montigny;  les  anatomistes  Mo- 
rand, d'Aubenton,  Hérissant;  les  botanistes  Bernard  de  Jussieu, 
Duhamel  du  Monceau,  Guettard,  Le  Monnier,  médecin  de  la  cour; 
les  chimistes  La  Condamine,  Bourdelin,  Malouin,  le  secrétaire  per- 
pétuel Grandjean  de  Fouchy  et  le  trésorier  Bulïon  (1). 

L'élection  eut  lieu  le  18  mai  1768.  Lalande  raconte  qu'il  con- 
tribua à  la  nomination  de  Lavoisier  j^ar  cette  considération  qu'wi 
Jeune  homme  qui  avait  du  savoir,  de  l'esprit,  de  l'activité, 
et  que  la  fortune  dispensait  d' embrasser  une  autre  jji^ofessioii, 
serait  très  naturellement  très  utile  aux  sciences  (2).  Les  amis 
de  Lavoisier  furent  en  majorité.  11  fut  présenté  en  première 
ligne  ou,  comme  on  disait  alors,  il  eut  les  premières  voix.  Jars 
eut  les  secondes;  mais  le  choix  appartenait  au  roi,  l'Académie 
n'ayant  que  le  droit  de  présentation.  Le  ministre  Saint-Florentin 
décida  que  Jars  serait  nommé  à  la  place  laissée  vacante  par  la  mort 
de  Baron;  et  ne  voulant  pas  blesser  le  sentiment  de  la  majorité 
des  académiciens,  il  créa  provisoirement  une  nouvelle  place  d'ad- 
joint chimiste,  donnée  à  Lavoisier.  Il  fut  convenu,  en  outre,  que,  lors 
d'une  prochaine  vacance  parmi  les  adjoints  chimistes,  il  n'y  aurait 
pas  lieu  de  procéder  à  une  nouvelle  élection  (3).  Cette  vacance  ne 
tarda  pas  à  se  produire:  un  an  après  environ.  Jars  mourait  subite- 
ment, au  cours  d'un  voyage  en  Auvergne,  le  20  août  1769. 

La  nomination  de  Lavoisier  à  l'Académie  fut  une  grande  joie  pour 
ses  amis  et  sa  famille.  Son  père,  qui  venait  d'être  gravement  ma- 
lade, et  dont  l'état  de  santé  avait,  durant  tout  l'hiver,  vivement 
inquiété  les  siens,  en  vit  sa  convalescence  égayée;  de  tous  les  côtés 
arrivaient  les  félicitations.  Un  parent,  Augez  de  La  Voye,  lui  écrivait 
ces  paroles  prophétiques  :  «  Quels  progrès  doit  produire  la  matu- 
rité d'une  jeunesse  si  utilement  employée!  »  L'heureuse  tante  Punc- 
tis  avait  aussi  sa  part  de  complimens  :  «  Je  vois  la  joie  briller  dans 
vos  yeux,  lui  écrit  M.  de  La  Voye,  en  apprenant  que  ce  cher  neveu, 
l'objet  de  toutes  vos  complaisances,  est  nommé  à  l'Académie  des 
Sciences.  Quelle  satisfaction  que  dans  un  âge  si  tendre,  où  les  autres 
jeunes  gens  ne  songent  qu'à  leur  plaisir,  ce  cher  enfant  ait  fait  de 
si  grands  progrès  dans  les  sciences,  qu'il  obtienne  une  place  que 
l'on  n'obtient  ordinairement,  après  beaucoup  de  peine,  qu'à  plus 
de  cinquante  ans  [h)..»  » 

(1)  Le  plus  ancien  membre  de  l'Académie  était  de  Mairan,  qui  en  faisait  parlie  de- 
puis cinquante  ans,  et  avait  été  secrétaire  perpétuel  :  Bernard  de  Jussieu,  Duhamel 
du  Monceau,  qui  soutenaient  Lavoisier.  étaient  de  l'Académie,  le  premier  depuis  qua- 
rante-trois ans,  le  second  depuis  quarante  ans. 

(2)  Notice  sur  Lavoisier,  par  Lalande. 

(3)  Archives  de  VAcadémie  des  Sciences,  année  1768. 

(4)  Voici  une  jolie  lettre  de  M"''  Julie  Augcz  de  La  Voye  à  M'"  Punctis  :  «  Bonjour, 


846  REVUE    DES    DEUX   MONDtS. 

L'Académie  se  réunissait  deux  fois  par  seœaiûè,  le  mercredi  et 
le  samedi,  de  trois  heures  à  cinq  heures.  Ce  fut  à  la  séance  du 
1"  juin  1768  que  Lavoisier  vint  siéger  pour  la  première  fois;  sa 
puissance  de  travail,  l'universalité  de  ses  connaissances,  le  firent 
aussitôt  charger  de  nombreux  rapports  :  sur  l'aréomètre  de  Car- 
tier, la  théorie  des  couleurs,  les  lanternes  de  Dufourny,  les  souf- 
flets à  chute  d'eau,  etc.;  et,  pendant  vingt-cinq  ans,  il  fut  un  des 
membres  les  plus  actifs  de  cette  Académie,  à  laquelle  il  donna  la 
primeur  de  ses  grandes  découvertes,  et  dont  il  devait  plus  tard 
défendre  avec  une  ardeur  indomptable  les  droits  et  l'existence. 

Au  commencement  de  1769,  il  s'occupa  d'une  question  qui  in- 
téressait vivement  les  Parisiens.  L'ingénieur Deparcieux,  préoccupé 
de  fournir  à  Paris  de  l'eau  potable  de  bonne  qualité,  avait  long- 
temps cherché  le  moyen  de  dériver  les  sources  voisines  et,  après 
des  études  approfondies,  avait  proposé  d'y  amener  les  eaux  de 
l'Yvette,  qui  prend  sa  source  près  de  Lonjumeau  et  se  jette  dans 
rOrge.  Le  projet  fut  accueilli  avec  enthousiasme  par  les  Pari- 
siens, mais  Deparcieux  mourut  en  1768,  et,  peu  de  temps 
après,  un  carme  déchaussé,  le  père  Félibien  de  Saint-Norbert, 
attaqua  vivement  son  projet.  Lavoisier  en  prit  la  défense,  en 
s'adressant  non  aux  hommes  de  science,  mais  surtout  au  public 
et  aux  administrateurs  de  la  ville.  Il  fit  insérer  au  Mercure  de 
France  le  mémoire  qu'il  avait  lu  à  l'Académie  le  15  juillet,  et 
où  il  démontrait  l'inanité  des  critiques  du  père  Félibien.  L'Acadé- 
mie le  chargea  alors  d'examiner  le  travail  de  M.  d'Auxerois,  qui 
sollicitait  le  privilège  de  l'établissement  d'une  pompe  à  feu  pour 
élever  et  distribuer  les  eaux  de  la  Seine.  Lavoisier  lui  présenta, 
l'année  suivante,  un  long  mémoire  où  il  étudiait  en  détail  les  frais 
d'établissement  des  pompes  à  feu  (1).  Ainsi  aucun  sujet  ne  lui  était 
étranger  ;  il  touchait  à  toutes  les  questions  avec  la  môme  clarté  de 
vue,  la  même  précision  de  raisonnement.  Ses  travaux  ne  furent 
pas  sans  influence  sur  les  décisions  de  l'adaiinistration,  qui  se  pro- 
nonça pour  l'exécution  des  plans  de  Deparcieux  (2). 

ma  chère  cousine,  comment  vous  portez-vous?  Que  j'ai  de  plaisir  à  m'entretenii*  av<'e 
vous;  je  ne  puis  vous  exprimer  le  plaisir  que  la  nominatiou  de  mon  cher  cousin  m'a 
fait;  je  ne  sais  si  c'était  amitié  ou  connaissance  qui  me  l'avait  toujours  fait  penser. 
Vous  allez  dire  que  je  fais  bien  la  connaisseuse  pour  une  petite  provinciale.  Si  vous  sa- 
viez, ma  chère  cousine,  je  m'en  tiens  une  fois  plus  droite;  il  semble  que  ce  soit  moi 
qui  ai  eu  tous  les  sufl'rages  de  ces  messieurs.  Moi  qui  ne  suis  que  sa  cousine,  je  juge  par 
là  du  plaisir  que  cela  vous  a  fait,  vous  qui  l'aimiez  tant  et  qui  étiez  à  portée  de  voix 
combien  il  mérite  les  suffrages...  »  ^1"*=  Julie  de  La  Voye  épousa  M.  Ilomand,  qui  fat, 
pendant  la  Révolution,  payeur-général  de  l'armée  de  l'Ouest. 

(1)  OEuvres  complètes,  t.  m,  p.  208  et  227. 

(2)  L'état  des  linances  de  la  ville  ne  permit  pas  de  réaliser  le  plan  de  Deparcieux. 
dont  un  arrêt  du  conseil  avait  confié  l'eiécution  à  Péronnet  et  à  Chezy  :  le  devis  s'éle- 


LA    JLl'M'SSE    DK    LAVOISIER.  8A7 

Les  recherches  scientifiques  de  Lavoisier  furent  interrompues  à 
ce  moment  par  les  devoirs  que  lui  imposaient  ses  fonctions  dans  la 
ferme  générale,  où  il  était  entré  en  mars  1768,  peu  de  jours  après 
sa  nomination  à  l'Académie.  Désireux  de  se  consacrer  à  la  science, 
et  sentant  qu'une  grande  fortune  lui  en  faciliterait  les  moyens  et 
lui  assurerait  l'indépendance,  il  cherchait  les  moyens  de  faire  fruc- 
tifier par  son  travail  la  fortune  personnelle  qu'il  tenait  de  sa  mère. 
Sur  le  conseil  d'un  ami  de  la  famille,  M.  deLa  Galaizière(l),  il  en- 
tra dans  les  fermes  à  titre  d'adjoint  du  fermier-général  Baudon,  qui 
lui  céda  un  tiers  de  son  intérêt  dans  le  bail  d'Alaterre.  Les  col- 
lègues de  Lavoisier  à  l'Académie  ne  virent  pas  d'un  œil  favorable 
cette  détermination  ;  ils  craignirent  que  ses  nouvelles  fonctions  ne 
l'éloignassent  de  la  science  ;  l'un  d'eux,  le  géomètre  Fontaine,  aux 
observations  de  ses  confrères,  répondit  ;  «  Tant  mieux  I  les  dîners 
qu'il  nous  doenera  seront  meilleurs  (2).  » 

Les  fonctions  de  Lavoisier  l'obligeaient  à  des  tournées  d'in- 
spection ;  l'année  même  de  sa  nomination, il  parcourut  la  Picardie; 
mais,  tout  en  remplissant  les  devoirs  d'adjoint,  il  n'oubliait  aucun 
de  ses  devoirs  de  savant.  Durant  ce  voyage,  comme  lors  de  tous 
ceux  qu'il  fit  pour  les  fermes,  il  poursuivait  avec  une  régularité 
absolue  ses  travaux;  chaque  jour  il  faisait  des  observations  baro- 
métriques, prenait  des  notes  de  minéralogie  et  de  géologie,  en 
même  temps  qu'il  augmentait  la  somme  de  ses  connaissances  en 
visitant  les  principales  manufactures  des  provinces  qu'il  parcou- 
rait. Doux  jours  après  avoir  lu  à  l'Académie  son  mémoire  sur  les 
eaux  de  l'Yvette,  il  commençait  une  nouvelle  tournée  d'inspection, 
qui  dura  du  18  juillet  1769  au  7  janvier  1770,  pour  visiter  les 
lignes  des  postes  de  douaniers  et  inspecter  les  manufactures  de 
tabac.  Il  séjourna  successivement  à  Châlons-sur-Marne,  Gharleville, 
Épernay,  Soissons,  Lille,  Reims,  d'oii  il  adressa  à  Macquer  l'obser- 
vation d'une  aurore  boréale.  Placé  sous  les  ordres  du  fermier-gé- 
néral Paulze,  il  entretenait  avec  celui-ci  une  volumineuse  corres- 
pondance, toute  relative  aux  affaires  de  la  ferme.  Rentré  à  Paris  au 
commencement  de  1770,  il  fit  quelques  rapports  à  l'Académie  et 
lui  lut  son  important  mémoire  sur  l'attaq'  e  du  verre  par  l'eau. 
Peu  après,  il  fut  chargé  de  se  rendre  au  Havre  et  à  Dieppe,  afin 
d'expérimenter  un  instrument  présenté  par  Cassini,  et  destiné  à 

vait,  en  effet,  à,  8  millions.  La  question  ne  fut  reprise  qu'en  17J?6,  époque  à  laquelle  un 
ancien  capitaine  d'artillerie,  M.  de  Fer  de  La  Nouerre,  proposa  un  plan  un  peu  diffé- 
rent et  plus  écono  uique;  les  travaux,  commencés  on  1788,  furent  suspendus  l'année 
suivante  et  définitivement  arrêtés  par  les  événemens  de  la  rivolution.  (Belgrand.  les 
Anciennes  eaux  de  Paris,  p.  305  et  suiv.) 

(1)  M  deLa  Galaizière,  intendant  de  Lorraine, eut  le  titre  de  chancelier  de  Polo^ie, 
quand  Louis  XV  donna  la  Lorraine  à  son  beau-père  Stanislas  Lec/inski. 

(2)  Notice  biographique  rédigée  par  M"""  Lavoisier  (manuàcrii  inédit). 


848  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mesurer  les  hauteurs  et  à  déterminer  la  latitude;  ces  expériences, 
dans  lesquelles  il  eut  comme  collaborateur  Fourray,  professeur 
d'hydrographie  au  Havre,  l'occupèrent  tout  le  mois  d'avril  (1). 

Il  repartit  en  tournée  le  9  août,  en  compagnie  des  fermiers- 
généraux  Jacques  Delahante,  de  Parseval  et  de  Bouilhac  fils.  Ce 
n'était  certes  pas  un  voyage  d'agrément.  J.  Delahante,  qui  ne  con- 
naissait que  les  affaires  de  la  ferme,  lisait  à  ses  collègues,  en  atten- 
dant le.  dîner,  soit  un  mémoire  sur  l'état  actuel  de  la  régie  du 
tabac  en  France  et  en  Lorraine,  soit  un  travail  sur  l'établisse- 
ment de  pompes  à  feu  dans  les  salines  de  la  Franche-Comté  ;  puis 
c'étaient  des  conférences  sur  la  manufacture  de  Dunkerque,  sur 
celle  de  Gravelines,  et  plusieurs  mémoires  que  Lavoisier  devait 
rédiger  et  soumettre  à  ses  compagnons  sur  la  culture  du  tabac,  en 
réponse  aux  questions  posées  par  Paulze,  qui  était  chargé  de  ce 
département.  Les  fermiers-généraux  parcoururent  toute  la  région 
du  nord  :  Lille,  Dunkerque,  Gravelines,  Boulogne.  Lavoisier,  dans 
ses  journaux  de  voyage,  à  ses  notes  de  fermier-général  et  à  ses 
observations  scientifiques,  joint  ses  impressions  de  voyageur;  la  des- 
cription des  vieilles  églises  qu'il  visite,  le  récit  d'une  excursion  au 
champ  de  bataille  de  Fontenoy,  tout  est  sujet  de  satisfaction  pour 
son  ardente  curiosité  (2)...  Au  bout  de  quinze  jours,  ses  compa- 
gnons retournèrent  à  Paris  ;  il  continua  seul  son  voyage  d'inspection, 
qui  le  mena  de  nouveau  à  Reims,  à  Soissons,  dans  le  Clermontois, 
et  ne  se  termina  qu'au  mois  de  février  1771. 

A  ce  moment,  enfin,  il  put  reprendre  ses  travaux  de  labora- 
toire. Diverses  questions  l'occupèrent  alors;  outre  les  rapports  que 
lui  confia  l'Académie,  il  entreprit  des  expériences  sur  l'emploi  de 
l'alcool  dans  l'analyse  des  eaux  pour  la  précipitation  fractionnée 
des  sels,  l'action  de  l'eau  sur  le  mercure;  il  analysa  diverses  eaux 
et  s'attacha  surtout  à  l'eau  de  mer  ;  poursuivant  la  réalisation  de 
l'atlas  minéralogique,  il  opéra  des  nivellemens  dans  Paris  et  aux 
environs,  détermina  la  hauteur  des  clochers,  des  moulins,  au-dessus 
du  niveau  de  la  Seine,  au  pont  Royal;. il  se  proposait,  en  même 
temps,  de  répéter  l'expérience  qu'il  avait  faite,  en  1770,  sur  l'at- 
taque du  verre  par  l'eau  ;  d'en  entreprendre  de  nouvelles  sur  le 
nitre,  sur  l'indigo;  de  rechercher  les  causes  de  la  variation  du  baro- 
mètre ;  de  refaire  les  tables  de  correction  de  ses  aréomètres  ;  de 
compléter  son  mémoire  de  1766  sur  l'éclairage,  etc.  (3). 

(1)  OEuvres  complètes,  t.  iv,  p.  55. 

(2)  Le  25  août,  il  lut  à  la  séance  publique  de  l'académie  d'Amiens  un  mémoire  sur 
l'histoire  minéralogique  de  la  France  et  particulièrement  de  la  Picardie.  {Journal  éco- 
nomique, 1771.) 

(3)  Registre  des  expériences,  mémoires  et  rapports  que  je  me  propose  de  faire  pour 
l'Académie,  commencé  le  11  mai  1771.  (Note  autographe  de  Lavoisier.) 


LA   JEUNESSE   DE   LAVOISIER.  809 


IV-    —    LE    MARIAGE   DE    LAVOISIER. 


Les  fonctions  de  Lavoisier  l'avaient  mis  en  relations  avec  le  fer- 
mier-général Paulze,  qui  sut  promptement  apprécier  le  mérite  de 
son  jeune  collègue,  et,  peu  de  temps  après,  fut  heureux  de  lui 
donner  sa  fille  en  mariage. 

Jacques  Paulze,  avocat  au  parlement,  était  entré  dans  les  fermes 
comme  adjoint,  puis  avait  été  nommé,  en  1768,  titulaire,  par  le 
contrôleur  des  finances  Laverdy,  en  remplacement  de  Daugny, 
démissionnaire  (1).  Financier  habile  et  probe,  il  tint  souvent  tête  à 
l'abbé  Terray  dans  les  questions  d'affaires  ;  intelligent  et  instruit, 
il  fut  directeur  de  la  compagnie  des  Indes  ;  c'est  lui  qui  réunit  et 
fournit  à  l'abbé  Raynal,  son  commensal,  les  docuraens  qui  ser- 
virent à  écrire  la  célèbre  Histoire  philosophique  des  Deux-Indes, 
Il  avait  épousé,  en  1752,  à  Montbrison,  M"®  Claudine  Thoynet, 
fille  d'une  sœur  de  l'abbé  Terray,  alors  simple  conseiller-clerc  au 
parlement.  11  était  resté  veuf,  quelques  années  après,  avec  trois 
fils,  Balthazar,  Christian  et  Joseph-Marie,  et  une  fille,  Marie-Anne- 
Pierrette,  née  en  1758  (2).  M"^  Paulze  n'avait  pas  treize  ans  quand 
Terray,  devenu  contrôleur-général,  cédant  aux  instances  de  la  ba- 
ronne de  La  Garde,  qui  avait  une  grande  influence  sur  lui,  se 
mit  en  tête  de  marier  sa  petite-nièce  à  un  comte  d'Amerval,  gen- 
tilhomme âgé  et  sans  état,  frère  de  M™®  de  La  Garde.  Paulze  ne 
craignit  pas,  au  risque  de  compromettre  sa  fortune,  de  résister  aux 
volontés  de  son  oncle,  le  tout-puissant  contrôleur  des  finances,  dont 
il  dépendait  comme  fermier-général.  Après  une  première  réponse 
dilatoire,  il  lui  écrivit  la  lettre  suivante,  qui  fait  honneur  à  son  ca- 
ractère : 

«  Lorsque  vous  m'avés  parlé,  mon  cher  oncle,  du  mariage  de  ma 
fille,  je  n'ai  regardé  ce  projet  que  comme  fort  éloigné,  et  j'ai  dû 
penser  qu'il  seroit  assorti  par  l'âge,  le  caractère,  la  fortune  et  les 
autres  convenances;  je  ne  trouve  aucun  de  ces  avantages.  M.  d'Amer- 
val a  cinquante  ans,  ma  fille  n'en  a  que  treize;  il  n'a  pas  1,500  francs 
de  rente,  et  ma  fille,  sans  être  riche,  dès  ce  moment  peut  en  ap- 
porter le  double  à  son  mari  ;  son  caractère  ne  vous  est  pas  connu, 
mais  il  ne  peut  convenir  à  ma  fille,  ni  à  vous,  ni  à  moi;  j'ai  encore 

(1)  C'est  Daugny  qui  fit  élever  l'hôtel  qui  sert  aujourd'hui  de  mairie  au  IX«  arron^ 
dissement,  rue  Drouot. 

(■2)  Baptisée,  le  20  janvier  1758,  à  la  paroisse  de  Saint- André  de  la  ville  et  bailliage  de 
Montbrison. 

TOME  LXXXIV.   —   1887.  5k 


850  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

là-dessus  des  renseignemens  certains.  Ma  fille  a  pour  lui  une  aver- 
sion décidée  ;  je  ne  lui  ferai  certainement  pas  violence.  » 

De  son  côté,  M™^  de  La  Garde  s'efforçait  de  gagner  la  jeune  fille 
et  de  triompher  de  son  opposition,  en  faisant  briller  à  ses  yeux  la 
prochaine  sortie  du  couvent  et  l'éclat  d'une  présentation  à  la  cour  ; 
maisM"''  Paulze  avait  la  plus  grande  répugnance  pour  M.  d'Amerval, 
fol  d'ailleurs,  agreste  et  dur  y  une  espèce  d'ogre,  disent  les  mé- 
moires du  temps  (1).  Aussi  Terray  fut  d'abord  vivement  irrité  contre 
Paulze,  et  lui  témoigna  son  mécontentement  en  le  menaçant  de  lui 
retirer  la  direction  du  département  du  tabac.  Michel  Bouret,  alors 
fermier-général,  prit  avec  chaleur  la  défense  d'un  collègue  dont 
l'activité  et  l'intelligence  étaient  si  nécessaires  à  la  compagnie  : 
«  Je  suis  fâché,  dit-il  à  Terray,  qu'il  vous  ait  déplu,  mais  sa  con- 
duite vous  plaira  aux  fermes,  et  ses  talens  vous  mettront  en  état 
de  faire  un  bon  bail  ;  il  est  le  seul  homme  en  état  de  rétablir  l'ordre 
dans  différentes  parties  des  fermes  (2).»  Le  contrôleur-général,  cédant 
aux  instances  de  Bouret,  laissa  son  neveu  à  la  tête  de  son  départe- 
ment ;  mais  il  n'en  persistait  pas  moins  dans  ses  projets  de  ma- 
riage. Paulze,  redoutant  de  nouvelles  sollicitations,  se  résolut  à 
marier  sa  fille  le  plus  tôt  possible,  pour  la  soustraire  aux  poursuites 
de  d'Amerval,  et  songea  à  l'unir  à  Lavoisier.  Le  mariage  fut  décidé 
au  mois  de  novembre  1771.  Tous  les  amis  et  les  parens  de  Paulze 
lui  adressèrent  les  plus  chaudes  félicitations;  Trudaine  de  Montigny 
le  complimente  de  son  choix;  M™^  Gaze,  sœur  de  M™^  Paulze,  et 
par  conséquent  nièce  de  l'abbé  Terray,  écrit  à  Paulze  en  faisant 
allusion  aux  projets  du  contrôleur-général  :  a  Quel  bonheur  pour 
ma  nièce  d'avoir  échappé  au  danger  qui  l'a  environnée  et  d'être 
aujourd'hui  au  moment  d'un  établissement  où  elle  trouve  avec  vous 
tous  les  avantages  et  les  augures  du  plus  parfait  bonheur.  Elle  est 
si  formée,  si  raisonnable,  que  je  ne  doute  point  qu'elle  ne  fasse  le 
bonheur  de  son  mary.  » 

Devant  cette  décision,  toute  la  famille  se  demanda  quelle  conduite 
tiendrait  l'abbé  Terray,  dont  les  volontés  étaient  dédaignées  ;  assis- 
terait-il au  mariage  de  sa  petite-nièce,  alors  qu'il  était  brouillé  avec 
son  frère  aîné,  M.  Terray  de  Rozières,  procureur-général  à  la  cour 
des  aides,  qui  offrait  son  hôtel,  l'hôtel  d'Aumont,  pour  la  signature 
du  contrat,  la  maison  de  Paulze  étant  trop  petite?  Que  fera  l'abbé? 
s'écrivaient  tous  ses  parens.  L'abbé  accepta  la  situation  sans  récri- 
miner et  rendit  ses  bonnes  grâces  à  Paulze  ;  non-seulement  il  pro- 


(1)  Mémoires  de  l'abbé  Terray,  ou  plutôt  sur  l'abbé  Terray,  p.   102.  Ce  pamphlet 
est  de  1776. 

(2)  Correspondance  de  Paulze. 


LA    JEUNESSE    DE    LAVOISIER.  851 

mit  d'assister  à  la  signature  du  contrat,  mais  il  voulut  que  le  mariage 
fût  célébré  à  la  chapelle  du  contrôle-général,  rue  Neuve-des-Petits- 
Ghamps  (l).Le  contrat  fut  passé,  le  h  décembre  1771,  par  M^  Du- 
clos-Dufresnoy,  notaire  de  l'abbé  Terray.  Lavoisier  était  alors  âgé 
de  vingt-huit  ans;  sa  fiancée  en  avait  quatorze  :  tous  deux  avaient 
perdu  leur  mère  en  bas-âge ,  mais  Lavoisier,  plus  heureux  que 
M"''  Paulze,  élevée  au  couvent,  avait  eu  l'affection  maternelle  de  la 
chère  tante  Punctis.  Lavoisier  était  grand  (2);  il  avait  les  cheveux 
châtains  et  les  yeux  gris,  la  bouche  petite,  un  aimable  sourire,  un 
regard  d'une  grande douceur.M'^^  Paulze  était  de  taille  moyenne  (3); 
elle  avait  les  yeux  bleus  très  vifs,  les  cheveux  bruns,  qui,  dans  ses 
portraits,  sont  recouverts,  à  la  mode  du  temps,  d'une  perruque 
blonde  fort  disgracieuse,  la  bouche  petite,  un  teint  d'une  grande 
fraîcheur. 

L'assistance  était  nombreuse  à  la  signature  du  contrat,  dans  les 
salons  de  l'hôtel  d'Aumont;  plus  de  deux  cents  personnes  étaient 
présentes,  gentilshommes,  savans,  hommes  d'état,  fermiers-géné- 
raux, dames  de  la  cour,  de  la  finance  ou  de  la  bourgeoisie  :  M.  Ber- 
tin,  ministre-secrétaire  d'état;  M.  deTrudaine,  intendant  des  finances, 
M.  de  Sartine,  lieutenant-général  de  police;  M.  Demars,  conseiller 
de  la  chambre  des  comptes  ;  haut  et  puissant  Jacques-Joseph-Marie 
Terray,  chevalier,  ministre  d'état,  contrôleur-général  des  finances; 
Terray  de  Piozières;  Montigny,  maître  des  requêtes;  des  fermiers-géné- 
raux :  Bouret,  Douet,  Grimod  de  la  Reynière,  Danger,  Faventines,  Puis- 
sant, Gigaut  de  Grisenoy,  Delahante,  Didelot,  etc.;  l'Académie  était 
représentée  par  d'Alembert,Cassini  de  Thury,  Bernard  de  Jussieu(4). 
Parmi  les  dames  se  trouvaient  M™®  la  duchesse  de  Mortemart,  la  mar- 
quise d'xAsfeld,  la  comtesse  d'Amerval,  M™^  de  Ghavigny,  M™®  de 
Rozières,  etc.  ;  c'était  toute  une  compagnie  choisie  d'hommes  dis- 
tingués et  de  femmes  élégantes.  Le  notaire,  trouvant  sans  doute 
j\r'^  Punctis  et  M""^  Lalaure  (5)  de  trop  mince  condition,  ne  les  a  pas 
énumérées  dans  la  liste  des  témoins;  mais  M'"'  Punctis,  qui  assurait 
à  son  neveu  50,000  livres  au  jour  de  son  décès,  réclama  comme 
donataire  l'honneur  de  signer  le  contrat  avant  tous  les  témoins, 
quelque  haut  placés  qu'ils  fussent,  et  apposa  sa  signature  immédia- 
tement après  les  jeunes  époux  et  les  pères;  de  môme  pour  ]\P®  La- 

(1)  Lettres  de  Gaze  et  de  Terray  de  Rozières  à  Paulze. 

(2)  5  pieds  4  pouces,  l'",72. 

(3)  Elle  avait  5  pieds,  1"',62. 

(i)  Guetlard  voyageait  alors  en  Italie;  il  avait  envoyé  de  Rome  ses  félicitations  à 
son  jeune  ami. 

(5)  Marie-Marguerite  Frère,  mariée  à  Nicolas  Lalaure,  avocat  au  parlement  et  ccn 
seur  royal  en  jurisprudence,  était  grand'tante  de  Lavoisier. 


852  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lanre,  qui  assurait  dès  à  présent  à  son  petit-neveu  une  part  dans  sa 
succession.  Paulze  n'avait  pas  à  ce  moment  une  grande  fortune: 
les  premières  années  de  sa  gestion  comme  fermier-général  lui  avaient 
laissé  un  déficit  plutôt  qu'un  bénéfice  ;  aussi  ne  donnait-il  à  sa  fille 
qu'une  dot  de  80,000  livres,  sur  lesquelles  21,000  étaient  payées 
comptant  ;  le  reste  devait  être  versé  dans  l'espace  de  six  années. 
On  ne  peut  accuser  Lavoisier  d'avoir  fait  un  mariage  d'argent  :  il 
était  beaucoup  plus  riche  que  M^'^  Paulze.  Du  côté  maternel,  il  pos- 
sédait plus  de  170,000  livres;  son  père  lui  donnait  en  le  mariant 
250,000  livres  en  avances  d'hoiries;  mais  il  avait  emprunté  près 
de  1  million  pour  faire  les  fonds  d'avance  de  la  ferme-générale  ;  il  y 
était  alors  intéressé  pour  la  moitié  d'une  charge  et  y  avait  placé 
780,000  livres.  Après  Je  paiement  des  intérêts  des  sommes  em- 
pruntées, sa  place  d'adjoint  à  la  ferme  devait  lui  rapporter  environ 
20,000  livres. 

Le  mariage  fut  célébré  le  16  décembre  1771,  à  la  chapelle  de 
l'hôtel  du  contrôle-général  des  finances,  rue  Neuve-des-Petits- 
Champs,  par  le  curé  de  la  paroisse  de  Saint-Roch.  Les  témoins 
de  Lavoisier  étaient  deux  parens  éloignés  :  M.  Hurzon,  che- 
valier, intendant  de  la  marine  de  Provence,  et  le  fermier-général 
Jacques  Delahante,  écuyer,  secrétaire  du  roi  ;  du  côté  de  M'^®  Paulze, 
ses  deux  grands  oncles  maternels,  le  ministre  Terray  et  son  frère 
Terray  de  Rozières.  Les  jeunes  époux  allèrent  habiter  une  maison 
de  la  rue  Neuve- des-Bons-Enfans  avec  Lavoisier  père  et  M.^'^  Punctis, 
jusqu'au  jour  où  Lavoisier,  nommé  régisseur  des  poudi*es,  demeura 
à  l'Arsenal. 

On  peut  dire  qu'ici  se  termine  la  jeunesse  de  Lavoisier,  la  pre- 
mière période  de  sa  vie,  où  les  recherches  scientifiques  les  plus  di- 
verses l'occupèrent  ;  bientôt  il  va  trouver  sa  voie,  et  commencer, 
dans  les  premiers  jours  de  1773,  ses  recherches  sur  les  fluides  élas- 
tiques, qui  l'amèneront  peu  à  peu  à  ses  grandes  découvertes  de  la 
combustion  et  de  la  respiration. 


Edouard  Grimaux. 


i 


SOUVENIRS     DIPLOMATIQUES 


LA 


PRUSSE    ET   SON   ROI 


PENDANT  LA  GUERRE  DE  CRIMÉE 


lU. 

LES  COURS  ALLEMANDES  PENDANT  LA  GUERRE.  —    LA  CRISE  A  BERLIN. 
NAPOLÉON  III  ET  L'ARMÉE  DE  CRIMÉE.  —  L'AUTRICHE  ET  LA  RUSSIE. 


I.    —    LA   COALlXrOiV    DE    BAMKERG. 

Il  n'était  pas  aisé  de  suivre  les  phases  de  la  guerre  sourde  enga 
gée  à  Francfort,  pendant  la  guerred'Orient, entre  l'Autriche,  la  Prusse 
et  les  cours  secondaires.  Les  quatre  royaumes  moyens,  la  Bavière, 
la  Saxe,  le  Wurtemberg  et  le  Hanovre,  assistés  souvent  de  l'élec- 
teur de  Hesse,  des  ducs  de  Bade,  de  Nassau  et  de  Darmstadt, 
avaient  la    prétention   de  jouer  en  Allemagne ,    réunis  dans  une 

(i)  Vojez  la  Bévue  du  1"'  novembre. 


S5/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

commune  action  diplomatique,  le  rôle  de  troisième  puissance. 
Leurs  ministres  pratiquaient  la  politique  de  bascule,  en  se  por- 
tant tantôt  vers  la  Prusse,  tantôt  vers  l'Autriche,  dont  la  riva- 
lité était  toujours  vivante,  soit  qu'elle  se  dissimulât,  soit  qu'elle 
éclatât.  II  entrait  dans  leur  tactique  de  ne  s'expliquer  qu'au  sein 
de  l'assemblée  fédérale,  collectivement  avec  les  deux  grandes  puis- 
sances, et  de  déterminer  la  majorité  par  leurs  voix  coalisées.  Leur 
ambition  était  peu  mesurée  ;  ils  ne  craignaient  pas  de  revendiquer 
pour  la  Confédération  germanique  le  droit  d'intervenir  dans  les 
questions  européennes,  et  d'être  représentée  dans  les  congrès.  Ils 
voulaient  bien  défendre  l'Autriche  contre  la  Russie,  mais  à  la  con- 
dition qu'elle  ne  l'attaquerait  pas  et  qu'elle  se  concerterait  préala- 
blement avec  eux.  Ni  la  Prusse  ni  l'Autriche  n'admettaient  que  leur 
politique  extérieure  pût  être  à  la  merci  d'une  coalition  fédérale. 
Souvent  elles  s'entendaient  et  n'arrivaient  à  Francfort  qu'avec  des 
résolutions  arrêtées  pour  les  imposer  à  leurs  confédérés.  Toutefois, 
divisées  comme  elles  l'étaient  dans  la  question  d'Orient,  il  leur 
était  difficile  de  ne  pas  rechercher  séparément  l'appui  des  cours 
allemandes.  La  diplomatie  prussienne,  comme  le  renard  de  la  fable, 
promettait  monts  et  merveilles  aux  petits  états  qui  lieraient  partie 
avec  elle  ;  la  diplomatie  autrichienne  s'adressait  à  la  Bavière  et  lui 
offrait,  dans  le  cas  où  ses  propositions  ne  seraient  pas  adoptées  par 
la  Diète,  une  alliance  séparée  avec  des  avantages  proportionnés  aux 
sacrifices.  C'étaient  des  accords  perfides,  des  manœuvres  souter- 
raines, des  échanges  incessans  de  notes  diffuses,  d'explications  em- 
brouillées qui  ne  menaient  à  rien.  «  Il  me  serait  difficile,  écrivait 
M.  de  Moustier  à  son  ministre,  de  faire  comprendre  l'embarras  que 
j'éprouve  à  vous  donner  une  idée  claire  de  ce  qui  se  passe  en 
Allemagne  :  s'il  y  avait  plus  d'ordre  et  de  logique  dans  ce  que  j'écris, 
il  y  aurait  moins  de  vérité.  » 

M.  de  Bismarck  devait  révéler  à  Francfort  les  ressources  de  son 
esprit  et  montrer  qu'il  savait  accommoder  ses  principes  aux  cir- 
constances. Après  avoir  déversé  le  ridicule  sur  les  confédérés  de 
Bamberg  et  combattu  leurs  velléités  ambitieuses,  il  trouva  utile  de 
les  prendre  sous  son  égide  pour  faire  pièce  à  l'Autriche  et  l'amener 
à  composition.  Le  second  rang  lui  pesait  ;  il  voulait  avoir  les  mêmes 
droits  et  les  mêmes  prérogatives  que  le  délégué  impérial. 

Mais  cette  manœuvre,  habile  comme  stratégie,  ne  constituait  pas 
à  la  Prusse  une  situation  nouvelle  et  bien  nette  en  Allemagne.  La 
coalition  de  Bamberg  s'inspirait  de  la  même  pensée  que  la  coali- 
tion de  Darmstadt,  qui  jadis  avait  valu  un  éclatant  échec  à  l'am- 
bition prussienne.  L'esprit  des  coalisés  était  resté  le  même  ;  il  n'y 
avait  pas  à  Berlin  un  seul  des  représentans  des  cours  allemandes, 
sauf  peut-être  celui  du  Wurtemberg,  qui  ne  déclarât,  à  qui  voulait 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQUES.  855 

l'entendre,  que  jamais  ils  ne  se  sépareraient  de  l'Autriche  ;  que  si, 
aujourd'hui,  ils  contrariaient  leur  protectrice  naturelle,  c'était  dans 
son  propre  intérêt,  pour  l'arracher  à  ses  entraînemens.  Aucun  ne 
cachait  son  manque  de  sympathie  pour  la  Prusse  et  son  intention 
de  se  rallier  à  l'Autriche  lejour  où  elle  serait  forcée  de  tirer  l'épée 
et  de  réclamer,  sous  le  coup  d'un  danger,  l'appui  de  la  Confédéra- 
tion germanique.  Il  eût  été . difficile  au  gouvernement  prussien,  lié 
par  le  traité  du  20  avril,  poussé  par  l'opinion  et  forcé  de  remplir 
ses  devoirs  de  confédéré, de  ne  pas  mettre,  le  cas  échéant,  ses  forces 
au  service  du  cabinet  de  Vienne. 

Les  gouvernemens  allemands,  par  leurs  tergiversations  et  leurs 
menées,  rendaient  à  la  Russie  un  mauvais  service.  Une  atti- 
tude résolue  de  l'Allemagne,  ralliée  aux  puissances  occidentales, 
eût  hâté  la  paix  et  facilité  au  comte  de  Nesselrode  l'acceptation  des 
conditions  qui  lui  étaient  notifiées  par  les  quatre  puissances.  — 
«  A  quatre,  avait  dit  l'empereur  Nicolas,  en  1853,  à  notre  ambassa- 
deur, le  général  de  Gastelbajac,  vous  me  dicterez  la  loi,  mais  cela 
n'arrivera  jamais,  car  je  suis  siir  de  l'Autriche  et  de  la  Prusse.  » 
S'il  avait  pu  pressentir  leurs  défaillances  et  les  équivoques  de  leur 
politique,  s'il  s'était  rendu  compte  de  leurs  jalousies  et  de  leurs 
secrètes  ambitions,  il  n'eût  pas  provoqué  une  lutte  qui  devait  abré- 
ger sa  vie  et  porter  aux  destinées  de  son  pays  une  irréparable 
atteinte. 

L'Allemagne,  il  faut  bien  le  reconnaître,  en  dehors  du  maintien 
de  la  paix,  qui  était  capital,  il  est  vrai,  n'avait  au  fond  qu'un  inté- 
rêt secondaire  dans  la  question  d'Orient,  c'était  la  liberté  du  Da- 
nube. Le  retrait  de  la  Russie  des  Principautés  danubiennes  et  leur 
occupation  par  l'Autriche  lui  donnaient  à  cet  égard  pleine  satis- 
faction. Au  contraire,  il  importait  beaucoup  à  la  Prusse  de  maintenir 
son  rôle  de  grande  puissance.  Elle  ne  pouvait  être  quelque  chose 
en  Allemagne  qu'à  la  condition  d'être  beaucoup  en  Europe.  C'était 
la  conviction  de  l'héritier  présomptif.  Les  intrigues  et  les  compro- 
missions répugnaient  au  caractère  du  prince  de  Prusse;  il  aimait 
les  situations  dignes  et  nettes.  «  Quand  on  ne  veut  plus  rien  être, 
écrivait-il  déjà  en  182/1  à  un  de  ses  amis,  pourquoi  faire  semblant 
d'être  quelque  chose  et  entretenir  une  armée  au  prix  d'immenses 
efforts?  »  Il  écrivait  aussi  :  «  Les  alliés  feront  déduit  à  l'heure  du 
danger  à  une  nation  qui  abandonne  son  rang  et  qui,  en  abandon- 
nant son  rang,  n'est  plus  pour  les  autres  puissances  un  élément  de 
concours  auquel  on  s'intéresse  (1).  »  Mais  la  perspective  d'être  im- 
pliqués dans  un  conflit,  sans  bénéfices  appréciables  et  tangibles, 
rendait  perplexes   les  conseillers   du   roi  Frédéric-Guillaume.   Us 

(1)  Sous  les  Ilohenzollern,  sonvenirs  du  général  de  IS'alziiter. 


856  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

déploraient  les  difformités  géographiques  de  la  Prusse,  ils  auraient 
voulu  les  redresser  et  combler  les  échancrures  qui  creusaient  ses 
flancs. 

«  Gomment  voulez-vous,  nous  disait  M.  de  Manteuffel,  que  l'idée 
d'une  guerre  ne  nous  rende  pas  hésitans,  craintifs?  Les  avantages 
qu'elle  nous  offre  n'ont  rien  de  séduisant  ;  nous  serions  forcés  ou 
de  tenir  garnison  en  Autriche,  ce  qui  ne  saurait  convenir  à  une 
armée  prussienne,  ou  de  marcher  sur  Varsovie,  et  alors  nous  nous 
trouverions,  comme  le  dit  le  roi,  à  la  tête  de  tous  les  révolution- 
naires, de  tous  les  gens  armés  de  faux.  D'ailleurs,  que  faire  en 
Pologne?  Nous  avons  un  million  de  Polonais,  cela  nous  suffit,  et 
reconstituer  la  Pologne  en  royaume  serait  nous  forcer  de  lui  rendre 
Dantzig.  »  La  restitution  de  Neufchâtel  que  caressait  le  roi  et  la 
revision  du  protocole  du  8  mai  sur  la  succession  danoise  n'étaient 
pas,  aux  yeux  du  ministre,  un  dédommagement  suffisant  aux  sacri- 
fices d'une  intervention  active.  Un  remaniement  de  la  carte,  assu- 
rant à  la  Prusse  le  premier  rang  en  Allemagne  et  lui  permettant  de 
combler  les  solutions  de  continuité  de  son  territoire  entre  les  an- 
ciennes et  les  nouvelles  provinces  de  la  monarchie,  tel  était  le  prix, 
sans  qu'il  osât  l'avouer,  que  le  cabinet  de  Berlin  mettait  à  son  con- 
cours. Mais  le  groupement  des  alliances  et  le  programme  de  la 
guerre  ne  comportaient  pas  de  transformations  au  centre  de  l'Eu- 
rope. La  France  et  l'Angleterre,  en  s'alliant,  n'avaient-elles  pas 
hautement  proclamé  leur  désintéressement  et  déclaré  qu'elles  ne 
poursuivraient  aucun  avantage  personnel?  C'est  parce  que  le  gou- 
vernement prussien  savait  qu'il  ne  serait  procédé  à  aucune  modifi- 
cation territoriale  qu'il  s'appliquait  à  gagner  du  temps  et  à  ménager 
ses  ressources. 

Ambitieux  et  réaliste,  M.  de  Bismarck  cherchait,  de  son  côté, 
des  dédommagemens  sans  en  trouver  à  sa  convenance. 

«  Pourquoi,  disait-il,  entreprendre  une  guerre  dont  la  Prusse 
n'a  rien  à  attendre?  Il  faut  qu'elle  reste  maîtresse  de  ses  destinées 
et  puisse  choisir  le  moment  où  ses  intérêts  la  porteront  à  interve- 
nir. La  France  et  l'Angleterre  proclament  leur  désintéressement; 
mais  l'Angleterre,  en  fermant  la  Mer-Noire  aux  Russes,  assure  son 
commerce  et  ses  possessions  indiennes,  et  en  détruisant  Sébastopol, 
la  France  assure  sa  prépondérance  dans  la  Méditerranée.  Que  don- 
nerait-on à  la  Prusse  à  titre  de  compensation  ?  Un  morceau  de  la 
Pologne  sans  doute,  dont  elle  n'a  cure.  L'Esthonie  et  la  Gourlande 
n'amélioreraient  pas  sa  situation  géographique  ;  elles  la  brouille- 
raient à  jamais  avec  la  Russie.  Le  mot  de  guerre  de  principe  qu'af- 
fectent les  alliés  ne  signifie  rien.  C'est  au  nom  des  principes  que 
la  Prusse  a  fait  la  guerre  au  Danemark,  ce  qui  n'a  pas  empêché  la 
France  et  l'Angleterre  de  contrecarrer  dans  la  Baltique  ses  intérêts 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQUES.  857 

les  plus  proches.  Qui  nous  dit,  d'ailleurs,  qu'après  la  paix  Napo- 
léon III  et  Alexandre  II,  étroitement  réconciliés,  ne  s'entendront 
pas  à  ses  dépens?  »  M.  de  Bismarck  ne  croyait  ni  à  la  profondeur 
ni  à  la  durée  de  l'antagonisme  de  la  France  et  de  la  Russie  ; 
leur  alliance  était  aux  débuts,  comme  elle  l'est  au  terme  de  sa 
carrière,  sa  grande  préoccupation.  Il  estimait  que  l'heure  viendrait 
où  les  puissances  belligérantes,  épuisées  par  la  lutte,  compteraient 
avec  le  gouvernement  prussien,  et  qu'avec  un  peu  de  chance  et 
beaucoup  d'habileté,  on  pourrait  s'assurer  l'alternat  dans  la  prési- 
dence de  la  Diète  et,  peut-être,  la  création  d'une  confédération  res- 
treinte dans  le  Nord. 

C'était  une  politique.  Toutefois,  comment  la  faire  prévaloir  ?  Elle 
exigeait  du  tact,  de  l'unité  de  vues  et  d'action,  toutes  choses  qui 
manquaient  à  Berlin. 

Seul,  à  la  tête  des  affaires,  maître  de  ses  mouvemens,  M.  de 
Bismarck  eût  peut-être  réussi,  par  sa  dextérité  diplomatique,  à  se 
maintenir  en  équilibre  entre  les  puissances  belligérantes  et  à  s'as- 
surer même,  sans  payer  comptant,  des  compensations  au  jour  de 
la  paix.  Il  n'y  fallait  pas  songer  avec  un  roi  esclave  de  ses  impres- 
sions, dominé  par  les  partis. 

Adhérer  au  traité  du  2  décembre,  dont  la  Prusse  s'était  as- 
similé les  bases  en  signant  le  protocole  du  mois  de  décem- 
bre 185Zi,  et  prendre  dans  la  conférence  de  Vienne  le  rôle  de  modé- 
rateur, semblait  être,  tout  compte  fait,  le  parti  le  plus  digne  et  le 
plus  sage,  car  l'effacement,  dit  Polybe,  ne  donne  pas  d'amis  et 
n'ôte  pas  d'ennemis.  C'était  la  politique  que  le  roi  Léopold,  en  sa 
quaUté  de  souverain  neutre,  intéressé  à  une  prompte  pacification, 
recommandait  au  roi  Frédéric-Guillaume.  «  Vous  êtes  engagé, 
disait-il,  à  une  guerre  défensive  à  la  suite  de  l'Autriche,  mais  tout 
indique  que  vous  n'éviterez  pas  la  guerre  offensive.  Il  serait  dès 
lors  plus  habile,  dans  votre  intérêt  et  dans  celui  de  nous  tous,  de 
reprendre  votre  position  européenne  en  adhérant  au  traité  du  2  dé- 
cembre. Il  serait  dangereux  de  s'y  refuser,  car  ce  serait,  en  laissant 
la  guerre  se  perpétuer,  réveiller  des  idées  de  conquêtes  dont  vous 
n'auriez  peut-être  pas,  en  ayant  mécontenté  tout  le  monde,  lieu  de 
vous  féliciter  (1).  » 

(t)  Le  roi  Léopold  disait  aussi  à  M.  de  Brokhausen,  le  ministre  de  Prusse  à  Bruxelles  : 
«  Vouloir  s'appuyer  sur  les  états  secondaires  d'Allemagne  serait  pour  la  Prusse  une 
politique  imprévoyante,  dangereuse.  Les  cours  allemandes  ne  sont  aptes  à  faire  chO' 
rus  que  lorsqu'il  s'agit  de  négation  ;  elles  feront  défaut  quand  on  réclamera  leur 
appui  dans  une  guerre  provoquée  contre  la  France.  Engager  une  lutte  contre  cette 
puissance  sans  provocation  serait  une  aberration  qui  ne  saurait  entrer  sérieusement 
dans  les  vues  d'une  saine  politique;  ce  serait  une  entreprise  hasardée,  périlleuse 
car  l'Angleterre  serait  infailliblement  de  son  côté.  Elle  est  trop  intéressée  à  l'alliance 
française,  trop  acharnée  contre  la  Ilussie  pour  ne  pas  faire  cause  commune  avec  sod 


858  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

Le  conseil  était  sage;  si  on  l'avait  suivi,  la  Prusse  eût  grandi  en 
autorité  et  en  considération,  elle  eût  hâté  la  paix  et  rendu  à  la 
Russie,  en  lui  enlevant  de  décevantes  espérances,  un  signalé  ser- 
vice. 

L'événement,  il  est  vrai,  n'a  pas  justifié  les  appréhensions  du  roi 
des  Belges;  le  centre  de  l'Europe  a  évité  la  guerre,  l'esprit  de 
conquête  n'a  pas  prévalu,  mais  la  Prusse  n'en  est  pas  moins  sor- 
tie des  complications  orientales  moralement  et  diplomatiquement 
amoindrie,  et  peu  s'en  est  fallu  que,  par  son  exclusion  du  congrès, 
conjurée  par  Napoléon  III,   elle  ne  descendît  au  rang  de  seconde 

puissance. 

Les  lois  de  l'histoire,  pour  les  plus  clairvoyans,  sont  souvent 
impénétrables.  Les  fautes  qui  devraient  perdre  les  états  tournent 
à  leur  salut  et  sont  le  point  de  départ  de  leur  grandeur  future. 
«  Nous  sommes  à  cheval,  la  route  est  ouverte  devant  nous,  et  le 
destin  est  derrière,  »  disait  Charles  XII,  au  moment  d'entrer  en 
campagne. 

II.   —    LA    DIPLOMATIE   DES    TROIS    PUISSANCES   BELLIGÉRANTES    A   BERLIN. 

Le  gouvernement  anglais  s'indignait  des  équivoques  de  la  poli- 
tique prussienne.  Lord  Glarendon  adressait  à  Berlin  des  notes  vio- 
lentes que  son  chargé  d'affaires,  en  l'absence  de  lord  Bloomfield, 
traduisait  sans  adoucissemens  dans  ses  entretiens  avec  le  ministre 
des  affaires  étrangères.  Lord  Loftus  ne  glissait  pas,  il  appuyait, 
en  touchant  aux  points  les  plus  vulnérables;  il  parlait  avec  dê- 
sinvohure  des  provinces  rhénanes  et  menaçait  la  Prusse  d'être 
exclue  de  la  paix.  «  L'Angleterre  nous  menace,  disait  M.  de  Man- 
teuffel  au  comte  d'Esterhazy,de  nous  exclure  de  toute  participation 
à  la  paix,  mais  quand  le  moment  sera  venu,  tout  le  monde  aura 
besoin  de  nous,  et  la  Russie  ne  signera  pas  la  paix  sans  la  Prusse.» 
Le  baron  de  Manteuffel  cédait  à  des  illusions;  l'empereur  Alexandre 
eut  peu  de  souci  du  cabinet  de  Berlin,  lorsqu'à  bout  de  forces,  il 
réclama  la  paix  ;  l'exclusion  de  la  Prusse  du  congrès  entrait  au 
contraire  dans  le  jeu  de  sa  diplomatie.  «  Si  la  Prusse  n'intéresse 
pas  la  France  à  son  sort,  écrivait  M.  de  Bismarck  le  10  février 
1856,  elle  n'entrera  pas  au  congrès;  elle  ne  peut  compter  ni  sur 
l'Angleterre,  ni  sur  l'Autriche,  ni  sur  la  reconnaissance  de  la 
Russie.  » 

La  diplomatie  française,  pas  plus  que  la  diplomatie  anglaise,  ne 

alliée  contre  ceux  qui  voudraient  l'attaquer.  Elle  n'hésiterait  pas  à  lui  laisser  carte 
blanche  co  Allemagne;  infidèle  à  ses  traditions,  elle  verrait  peut-être  même  avec 
satisfaction  les  provinces  rhénanes  tomber  au  pouvoir  de  la  France.  »  (Correspon- 
dance de  M.  de  Bismarck.) 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQUES.  859 

se  méprenait  sur  la  tactique  du  cabinet  de  Berlin,  mais  elle  était 
accommodante  ;  elle  savait  qu'au  fond  M.  de  ManteufFel  penchait 
de  notre  côté,  elle  faisait  la  part  aux  exigences  passionnées  qui 
souvent  s'imposaient  à  ses  déterminations.  Le  gouvernement  de 
l'empereur  se  flattait,  en  s'appuyant  sur  les  correspondances  de  sa 
légation  à  Berlin,  qu'un  jour  ou  l'autre  le  dernier  mot  resterait 
aux  tendances  du  ministre.  Désespérant  d'entraîner  la  Prusse  dans 
la  guerre,  il  s'efforçait  à  la  maintenir  du  moins  dans  une  neutralité 
sympathique. 

La  diplomatie  russe  à  Berlin  n'était  pas  aussi  résignée  ;  elle 
avait  de  puissantes  intelligences  dans  la  place,  elle  espérait  l'em- 
porter de  haute  lutte.  Les  allures  du  baron  de  Budberg  étaient 
cassantes.  11  dédaignait  l'art  de  la  persuasion,  il  avait  recours  à  l'in- 
timidation pour  faire  prévaloir,  auprès  d'un  souverain  impression- 
nable, la  politique  de  son  gouvernement.  11  traitait  de  mécréans 
tous  ceux  qui  n'étaient  pas  dévoués  à  la  sainte  Russie.  Les  propos 
qu'il  décochait  contre  la  cour,  lorsqu'elle  inclinait  trop  ostensible- 
ment vers  les  alliés,  étaient  parfois  sanglans.  11  connaissait  l'em- 
pire des  mots  sur  l'esprit  du  roi  ;  il  se  rappelait  qu'en  18/i8  une 
véhémente  apostrophe  du  baron  de  Prokeseh  n'avait  pas  peu  con- 
tribué au  refus  de  la  couronne  impériale  d'Allemagne,  qu'une 
députation  du  parlement  de  Francfort  était  venue  offrir  à  Frédéric- 
Guillaume  IV.  «  Jamais  je  ne  croirai,  avait  dit  l'envoyé  d'Autriche, 
que  Votre  Majesté  ceindra  sa  tête  royale  d'une  couronne  sortie  de 
la  fange  révolutionnaire,  d'une  couronne  de  c.eine^  Schweine- 
Krone  (I).  » 

C'est  au  président  du  conseil  surtout  que  s'en  prenait  le  ministre 
de  Russie  pour  se  venger  de  ses  mécomptes.  Souvent  il  le  traitait 
de  Turc  à  More.  «  jN'oubliez  pas  les  services  que  l'empereur  Nico- 
las vousa  rendusen  1848, prenez  garde  de  le  blesser,  »  lui  disait-il, 
au  moment  où  la  Prusse  paraissait  vouloir  entrer  avec  les  puis- 
sances occidentales  dans  une  quadruple  alliance.  M.  de  Manteuffel 
répondait  qu'il  serait  désolé  d'indisposer  le  tsar,  mais  que,  n'étant 
pas  son  conseiller,  il  devait  avant  tout  se  préoccuper  des  affaires  de 
son  pays.  Le  ministre  prussien  connaissait  par  expérience  la  vio- 
lence de  l'empereur  Nicolas,  mais  la  façon  blessante  dont  M.  de 
Budberg  interprétait  le  mécontentement  de  son  souverain  l'ulcérait 
profondément  (2).  Il  se  voyait  chaque  jour  en  butte  à  ses  récrimi- 

(1;  Le  roi  était  sous  l'impression  de  l'apostrophe  du  baron  de  Prokeseh  lorsqu'il 
écrivait  à  M.  de  Bunsen  :  «  La  couronne  dont  vous  vous  occupez  pour  votre  malheur 
est  déshonorée  surabondamment  par  l'otlcur  de  charogne  que  lui  donne  la  révolution 
de  1848.  Quoi!  cet  oripeau,  ce  bric-à-brac  de  couronne  pétri  déterre  glaise,  de  lange, 
on  voudrait  le  faire  accepter  à  un  roi  légitime,  bien  plu«,  à  un  roi  de  Prusse!  » 

(2)  La  Prusse,  la  Cour  et  le  Cabinet  de  Berlin.  Voir  la  Revue  de  18J7. 


860  REVDE   DES    DEUX   MONDESe 

nations,  il  s'apercevait  qu'il  éventait  toutes  ses  démarches,  qu'on 
le  tenait  au  courant  de  ses  moindres  propos  et  qu'il  trouvait  moyen 
de  dénouer  les  trames  les  plus  secrètes  de  sa  politique.  Il  laissait 
le  roi  rallié  à  ses  idées,  et  il  le  retrouvait  le  lendemain  converti  à 
celles  de  ses  adversaires.  Il  écrivait  à  Pétersbourg  :  «  Ne  comptez 
pas  sur  nous,  nous  ne  pouvons  vous  suivre;  »  et  il  lui  revenait  que 
le  tsar  était  certain  qu'avant  peu  la  Prusse  prendrait  fait  et  cause 
pour  la  Russie. 


III.  —   L'ANGLETERRE   ET   LA   DISGRACE    DU    PARTI   LIBERAL   EJN    PRUSSE. 

Le  roi,  en  effet,  mis  en  demeure  par  la  France  et  l'Angleterre  de 
signer  le  traité  qui  devait  consacrer  l'entente  établie  à  Vienne  et  dont 
on  débattait  les  clauses,  à  Paris  et  à  Londres,  dans  d'interminables  né- 
gociations, s'était  brusquement  dérobé.  Il  ne  voulait  plus  entendre 
parler  de  rien,  bien  que  le  cabinet  des  Tuileries  se  montrât  disposé 
à  lui  donner  toutes  les  garanties  qu'il  réclamait  au  sujet  d'un  soulève- 
ment en  Pologne,  du  passage  des  troupes  françaises  à  travers  l'Al- 
lemagne, de  l'intégrité  de  ses  possessions  et  de  celles  de  la  Confé- 
dération germanique.  Il  télégraphia  à  M.  de  Bunsen  de  suspendre 
tous  pourparlers  avec  le  cabinet  anglais,  il  désavoua  les  engagemens 
qu'il  avait  pu  prendre,  et  annonça  l'arrivée  à  Londres  du  général 
de  Grœben  avec  une  lettre  ofiicielle  et  une  lettre  particulière  pour 
la  reine  Victoria.  L'ambassadeur  apprenait  en  outre  que  le  géné- 
ral était  chargé  de  procéder  à  une  enquête  sur  sa  conduite.  Son 
crime  était  d'avoir  rappelé,  dans  un  de  ses  rapports,  les  humilia- 
tions que  la  Russie  avait  fait  subir  à  l'Allemagne,  et  d'avoir  pré- 
conisé une  revision  de  la  carte.  Dans  ses  combinaisons,  la  Russie 
perdait  la  Finlande ,  la  Grimée  ;  l'Autriche  émancipait  la  Lom- 
bardie  en  échange  des  Principautés  danubiennes,  et  la  Prusse 
s'assurait  la  haute  main  en  Allemagne.  Le  roi  l'accusait  d'avoir 
trempé  dans  un  complot  et  d'avoir  surpris  sa  religion  ;  il  lui  re- 
prochait de  vouloir  se  servir  traîtreusement  de  l'Allemagne,  de  con- 
nivence avec  les  puissances  occidentales, pour  démembrer  la  Russie, 
en  violation  des  protocoles,  qui  se  bornaient  à  garantir  la  sécurité 
des  chrétiens  et  l'intégrité  de  l'empire  ottoman.  L'ambassadeur 
s'attendait  à  des  complimens,  et  il  était  désavoué,  mis  en  demeure 
de  se  justifier,  invité  d'office  à  prendre  un  congé.  «  Le  roi,  écri- 
vait le  prince  Albert,  veut  que  Bunsen  ait  une  indisposition  diplo- 
matique de  quelques  mois,  mais  Bunsen  ne  veut  pas  être  indis- 
posé. »  Son  attitude,  malheureusement,  n'était  pas  exempte  de 
reproches  :  il  avait  trop  découvert  son  souverain,  il  s'était  mépris  sur 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQUES.  861 

le  fond  de  sa  pensée  (1).  Les  choses  n'étaient  pas  aussi  avancées  à 
Berlin  qu'il  se  l'était  imaginé  et  le  faisait  espérer  à  lord  Glarendon. 
Il  n'avait  pas  le  tact  et  le  calme  du  ministre  du  roi  à  Paris.  Le 
comte  de  Hatzfeld  trouvait  qu'il  était  plus  sage  et  plus  loyal  de  ne 
pas  monter  la  tête  au  gouvernement  de  l'empereur,  si  enclin  aux 
illusions,  au  sujet  des  bonnes  dispositions  de  la  cour  de  Potsdam.  Il 
connaissait  l'esprit  variable  du  roi,  il  ne  se  souciait  pas  d'être  dé- 
savoué. Le  comte  de  Goltz,  plus  tard,  n'eut  pas  les  mêmes  scru- 
pules. Il  mit  sa  gloire  et  son  honneur  à  leurrer  l'empereur  et  l'im- 
pératrice, qu'il  affectait  d'admirer  passionnément. 

L'envoyé  extraordinaire  que  le  roi  envoyait  à  Londres,  le  comte 
de  Grœben,  était  un  officier  de  cavalerie  qui  ne  savait  pas  le  premier 
mot  de  la  politique  qu'il  avait  mission  d'expliquer  au  gouverne- 
ment britannique.  «  Il  n'est  ni  sorcier  ni  diplomate,  écrivait  le 
prince  Albert  au  baron  de  Stockmar;  il  n'a  pas  lu  un  seul  docu- 
ment officieux  sur  la  question  d'Orient,  il  n'a  eu  que  six  heures 
pour  faire  ses  malles,  après  avoir  été  informé  de  sa  mission.  Voilà 
l'homme  chargé  de  convaincre  l'Angleterre  que  les  intentions  de 
l'empereur  iNicolas  sont  pures,  que  nous  ne  devons  pas  faire  la 
guerre  à  ce  pauvre  souverain  ;  vous  pouvez  vous  imaginer  quelles 
ont  été  les  réponses.  » 

Le  roi,  du  reste,  s'expliquait  lui-même,  dans  les  deux  lettres/ 
l'une  officielle,  l'autre  personnelle,  qu'il  adressait  à  la  reine  (2)  : 
«  Bunsen  est  devenu  fou,  disait-il;  sa  haine  contre  la  Russie  lui 
fait  perdre  la  tête  :  il  refuse  d'obéir  à  mes  ordres,  il  veut  à  tout 
prix  me  procurer  un  bon  pourboire  si  je  fais  la  guerre.  C'est  de  la 
démence.  Le  temps  des  diplomates  est  passé,  c'est  aux  rois  mainte- 
nant de  faire  leurs  affaires.  J'aime  John  Bull,  j'adore  la  reine,  mais 
je  leur  préfère  la  loi  de  Dieu,  écrite  dans  ma  conscience.  Je  suis 
décidé,  ajoutait-il,  à  garder  une  attitude  de  complète  neutralité,  et 
j'ajouterai  avec  orgueil  que  mon  peuple  partage  mon  avis.  —  «  Que 
nous  importe  le  Turc,  dit-il;  qu'il  reste  debout  ou  qu'il  tombe,  en 

(1)  Lettre  du  prince  Albert  au  baron  de  Stockmar,  11  mars  1854. —  «  M.  de  Bunsen 
est  tombé  en  grand  discrédit  ici.  Après  avoir  dépeint  d'une  façon  très  v've  l'empres- 
sement de  la  Prusse  à  se  joindre  aux  puissances  occidentales  et  nous  avoir  incités  à 
forcer  le  ministère  prussien  à  faire  de  nouvelles  déclarations,  prétendant  que  son  gou- 
vernement avait  besoin  de  ce  stimulant,  il  est  devenu,  depuis  le  changement  de  front 
de  son  maître,  très  raide  avec  lord  Clarendon  ;  il  dit  que  la  Prusse  n'entend  être  ni 
menée  ni  dominée,  etc.  Aussi  l'irritation  contre  la  Prusse  est-elle  très  vive  et  nulle- 
ment imméritée.  Après  nous  avoir  exprimé  ses  appréhensions  contre  la  France,  elle 
affecte  maintenant  la  crainte  de  la  Russie,  comme  si  en  un  instant  elle  allait  être 
avalée.  Cette  attitude  paralyse  l'Autriche  et  jette  le  désaccord  dans  le  concert  euro- 
péen. » 

(2)  Le  prince  Albert  et  la  reine  Victoria.  (Extraits  de  sir  Théodore  Martin,  traduits 
de  l'anglais  par  Augustus  Craven.) 


862  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quoi  cela  nous  regarde-t-il?  Ce  sont  les  Turcs  qui  souffrent  et  non 
pas  nous.  L'empereur  Nicolas,  par  contre,  est  un  digne  gentleman 
qui  ne  nous  a  fait  aucun  tort.  »  —  «  Votre  Majesté  reconnaîtra  que 
le  gros  bon  sens  de  l'Allemand  du  Nord  est  difficile  à  réfuter.  — 
Quand  même  le  comte  Grœben  arriverait  trop  tard,  quand  même  la 
guerre  serait  déclarée,  je  ne  renoncerais  pas  à  mon  espoir.  Plus 
d'une  guerre  a  été  déclarée  sans  qu'on  arrivât  pour  cela  aux  coups 
de  canon.  Que  la  volonté  de  Dieu  soit  faite  !  » 

La  reine  Victoria  avait  du  devoir  des  souverains  une  haute  idée  ; 
elle  fit  aux  lettres  de  Frédéric-Guillaume,  dans  le  plus  pur  alle- 
mand, une  réponse  sévère  et  mordante.  Elle  ne  s'expliquait  pas  ce 
qui  avait  pu  le  déterminer,  dans  un  moment  critique,  décisif,  à  lui 
fausser  brusquement  compagnie.  «  L'envoyé  de  Votre  Majesté,  di- 
sait-elle, a  pris  part  à  la  conférence  et  à  toutes  ses  décisions,  et 
quand  Votre  Majesté  me  dit  que  les  attributions  des  souverains 
commencent  lorsque  celles  de  la  diplomatie  cessent,  je  me  refuse 
d'admettre  cette  distinction,  car  ce  que  fait  mon  ambassadeur,  il  le 
fait  en  mon  nom,  et  je  me  trouve  non-seulement  liée  par  l'hon- 
neur, mais  contrainte  par  une  impérieuse  obligation  d'en  accepter 
les  conséquences,  quelles  qu'elles  soient,  et  de  ne  pas  déserter  la 
ligne  de  conduite  que,  d'après  mes  ordres,  il  aura  suivie...  Votre 
Majesté  me  demande  de  sonder  la  question  à  fond,  pour  l'amour 
de  la  paix,  et  de  construire  un  pont  d'or  à  l'honneur  impérial... 
Tous  les  expédions,  toute  l'ingéniosité  de  la  diplomatie  et  toute 
notre  bonne  volonté  ont  été  épuisés,  depuis  neuf  mois,  en  de  vains 
efforts  pour  édifier  ce  pont  :  projets  de  notes,  conventions,  proto- 
coles, etc.,  sont  sortis  par  centaines  des  chancelleries,  et  l'encre 
qui  a  servi  pour  les  rédiger  suffirait  pour  former  une  seconde  Mer- 
Noire.  Mais  tous  ces  projets  ont  échoué  devant  l'opiniâtreté  de  votre 
impérial  beau-frère. 

<{  Quand  Votre  Majesté  me  dit  qu'elle  est  aujourd'hui  décidée  à 
garder  une  attitude  de  complète  neutralité,  et  que,  dans  cet  esprit, 
elle  en  appelle  à  son  peuple,  qui  répond  avec  un  profond  sens  pra- 
tique :  «  C'est  aux  Turcs  qu'on  fait  violence,  et  l'empereur  ne  nous 
a  pas  fait  tort,  »  je  ne  vous  comprends  pas.  Un  tel  langage  dans 
la  bouche  du  roi  de  Hanovre  ou  du  roi  de  Saxe,  passe  encore  ; 
mais,  jusqu'à  présent,  je  m'étais  plu  à  regarder  la  Prusse  comme 
une  des  cinq  grandes  puissances  qui,  depuis  la  paix  de  1815,  ont 
été  les  garantes  des  traités,  les  gardiennes  de  la  civilisation,  les 
soutiens  du  droit  et  les  arbitres  futurs  des  nations.  Pour  ma  part, 
c'est  ainsi  que  j'ai  compris  le  devoir  sacré  qui  leur  incombait,  tout 
en  comprenant  parfaitement  les  obligations  sérieuses  et  pleines  de 
danger  qui  accompagnent  ces  devoirs.  En  renonçant  à  ces  obliga- 
tions, vous  enlevez  à  la  Prusse  le  rang  qu'elle  a  tenu  jusqu'ici,  et 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQUES.  863 

si  votre  exemple  trouve  des  imitateurs,  la  civilisation  européenne 
devient  un  jouet  qu'on  jette  aux  vents  ;  le  droit  n'a  plus  de  cham- 
pion, ni  l'opprimé  d'arbitre  à  qui  on  en  appellera. 

«  ...  Il  est  si  peu  dans  ma  pensée  de  vous  persuader  par  un 
appât,  que  rien  ne  m'a  fait  plus  de  peine  que  le  soupçon  exprimé 
en  votre  nom  par  le  général  de  Grœben,  que  l'Angleterre  voulait 
vous  tenter  en  faisant  miroiter  à  vos  yeux  la  perspective  de  cer- 
tains avantages.  Cette  supposition  manque  de  tout  fondement;  elle 
est  démentie  par  les  termes  mêmes  du  traité  qui  vous  a  été  sou- 
mis, et  par  lesquels  les  parties  contractantes  s'engagent  à  ne  s'attri- 
buer, sous  aucun  prétexte,  le  moindre  avantage  personnel  par  suite 
de  la  guerre.  Votre  Majesté  n'aurait  pas  pu  donner  une  plus  grande 
preuve  de  son  désintéressement  qu'en  signant  ce  traité. 

«  Vous  pensez  que  la  guerre  pourrait  être  évitée,  même  décla- 
rée. Ce  n'est  pas  mon  avis.  Les  paroles  de  Shakspeare  :  «  Évitez 
d'entrer  dans  une  querelle,  mais,  quand  vous  y  êtes,  soutenez-la 
de  manière  que  votre  adversaire  ait  crainte  de  vous,  »  sont  profon- 
dément gravées  dans  le  cœur  de  tout  Anglais.  » 

Frédéric-Guillaume  ne  se  laissa  pas  émouvoir  par  ces  royales 
admonestations.  11  était  dans  la  disposition  d'esprit  d'un  souverain 
qui  croit  avoir  sauvé  son  autorité  ;  il  était  fier  d'avoir  ressaisi  son 
pouvoir  et  son  autorité. 

Le  duc  de  Saxe-Gobourg,  qui,  dans  ces  temps  troublés,  apparais- 
sait fréquemment  à  Berlin,  vint  trouver  le  ministre  de  France.  Il 
lui  confia  que  le  roi,  plus  décidé  que  jamais  à  ne  rien  faire,  pestait 
contre  tout  le  monde,  qu'il  s'exprimait  en  termes  méprisans  sur 
ses  entours,  qu'il  lui  avait  dit  que  tous  l'avaient  trompé,  mais  qu'il 
les  surveillait  de  près  et  les  menait  avec  une  main  de  fer. 

«  Le  duc  Ernest,  écrivait  M.  de  Moustier,  juge  ici  les  choses  et 
les  hommes  d'une  manière  que  je  trouve  sévère.  Il  croit  que  le 
rêve  du  roi  serait  de  se  mettre  à  la  tète  d'une  grande  confédéra- 
tion d'états  neutres  ;  il  agirait  dans  ce  sens  non-seulement  en  Alle- 
magne, mais  aussi  à  Bruxelles,  à  La  Haye,  à  Copenhague,  à  Naples 
et  même  à  Washington.  Le  duc  partage  les  préventions  de  M.  d'Ùse- 
dom  et  de  ses  amis  contre  M.  de  Manteullel;  il  voudrait  qu'il  fût 
renversé  ;  il  affirme  que  les  Russes  redoublent  à  Berlin  leurs  moyens 
de  corruption.  Les  petits  états  intriguent,  dit-il,  mais  il  faudra, 
malgré  tout,  qu'ils  marchent  ;  la  défiance  que  la  Prusse  inspire  en 
Allemagne  est  si  grande  qu'aucun  d'eux  n'hésitera  lorsqu'il  s'agira 
de  se  prononcer  définitivement  entre  elle  et  l'Autriche.  » 

Le  duc  Ernest  de  Saxe-Cobourg  s'agitait  beaucoup  à  cette  époque. 
Ambitieux  et  amoureux  de  popularité,  il  se  voyait,  dans  l'éclat  de 
sa  jeunesse  et  la  force  de  son  intelligence,  réduit,  par  le  droit 


86Û  REV^UE    DES    DEUX   MONDES. 

de  primogéniture,  à  régner  sur  une  principauté  minuscule  de 
200,000  âmes,  tandis  que  son  frère,  le  prince  consort,  et  son  oncle, 
le  roi  Léopold,  jouaient  un  rôle  considérable  dans  la  politique  eu- 
ropéenne. Il  poursuivait  de  grands  desseins  ;  il  rêvait  la  couronne 
impériale,  que  Frédéric-Guillaume,  trop  scrupuleux,  avait  laissé 
échapper,  en  18/19. 11  attirait  à  Gotha  les  chefs  du  National-Verein, 
inspirait  leurs  journaux  et  présidait  des  tirs  patriotiques.  Sans  en- 
fans,  et  fort  de  l'appui  moral  qu'il  trouvait  dans  ses  alliances  de 
famille,  il  ne  craignait  pas  de  contrecarrer  le  cabinet  de  Berlin  et 
de  se  rendre  populaire,  au  détriment  du  roi  de  Prusse,  en  s'adres- 
sant  aux  passions  nationales.  —  11  avait  deux  capitales,  Cobourg  et 
Gotha,  qui  se  disputaient  sa  présence.  Lorsqu'il  était  mécontent  de 
Gotha,  il  s'installait  avec  sa  cour  et  son  théâtre  à  Cobourg;  et, 
lorsqu'il  avait  lieu  de  se  plaindre  de  Cobourg,  il  ramenait  ses  digni- 
taires et  ses  chanteurs  à  Gotha.  Compositeur,  il  condamnait  ses 
sujets  à  applaudir  sa  musique.  Ses  œuvres,  dont  l'une,  Santa- 
Chiara,  dut  à  la  munificence  de  l'empereur  d'être  représentée  à 
Paris  à  grands  frais  et  avec  un  éclatant  insuccès,  lui  coûtaient 
peu  de  labeurs;  le  maître  de  sa  chapelle  notait  et  orchestrait, 
disait-on,  les  mélodies  qu'il  chantait  ou  sifflait  en  arpentant  son 
cabinet.  Il  publie  aujourd'hui  ses  Mémoires  pour  se  consoler  des 
déboires  que  lui  ont  valus  la  politique  et  la  musique.  Le  premier 
volume,  qui  vient  de  paraître,  révèle  un  penseur  et  un  écrivain. 


IV.    —   LA   CRISE    A   BERLIN. 

L'évolution  de  Frédéric-Guillaume  avait  été  aussi  brusque  que 
radicale.  Tous  les  partisans  de  l'alliance  occidentale  étaient  tom- 
bés en  disgrâce  ;  on  avait  défendu  au  comte  de  Pourtalès  de  s'oc- 
cuper des  affaires  d'Orient,  et  lorsque  le  baron  de  Manteuffel,  pour 
réagir  contre  les  influences  russes,  était  venu,  suivant  son  habi- 
tude, offrir  sa  démission,  il  s'était  attiré  une  riposte  qui  l'étour- 
dissait et  le  clouait  à  sa  place.  «  Allons,  mon  cher,  nous  sommes 
en  carême,  lui  avait  dit  le  roi,  plus  de  mascarades  I  »  Le  mot 
fut  répété  par  les  adversaires  du  ministre  et  méchamment  com- 
menté dans  les  cercles  russes. 

Que  s'était-il  passé  pour  que  Frédéric-Guillaume  cédât  à  de  pa- 
reils emportemens  ?  Étaient-ce  les  rapports  de  Francfort  ou  ceux  de 
Pétersbourg  qui  avaient  produit  dans  son  esprit  une  réaction  aussi 
inopinée?  Les  personnes  bien  informées  prétendaient  que  cette 
volte-face  si  violente  était  l'œuvre  du  parti  de  la  cour,  que  le  géné- 
ral de  Gerlach,  M.  Niebuhr  et  le  feld-maréchal  de  Dohna  s'étaient 
servis  opportunément  des  menaces  proférées  par  le  tsar  pour  im- 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQUES.  865 

pressionner  sa  majesté  et  ramener  à  rompre  les  négociations  que 
ses  envoyés  extraordinaires  poursuivaient  à  Paris  et  à  Londres. 
L'empereur  Nicolas  avait  une  diplomatie  active,  vigilante.  11  était 
renseigné,  par  le  menu,  sur  tout  ce  qui  se  tramait  à  Berlin,  il  tenait 
le  fil  des  pourparlers  qui  se  poursuivaient  à  Paris  et  à  Londres  ;  il 
savait  que  déjà  les  préparatifs  de  la  mobilisation  prussienne  étaient 
commencés,  et  que  quelques  généraux  parlaient  même  d'un  mouve- 
ment sur  Varsovie.  En  voyant  la  Prusse  prête  à  s'engager  avec  ses 
ennemis,  il  avait,  soit  par  calcul,  soit  par  tempérament,  donné  libre 
cours  à  ses  colères.  11  n'avait  pas  ménagé  à  son  beau-frère  les  pro- 
pos blessans  ;  il  avait  débaptisé  les  régimens  qui  portaient  les  noms 
des  princes  de  la  famille  royale  et  défendu  à  ses  officiers  de  porter 
dorénavant  des  décorations  prussiennes  ;  c'était  plus  qu'il  ne  fal- 
lait pour  déconcerter  le  roi  et  le  faire  reculer.  M.  de  Pourtalès, 
M.  de  Goltz,  M.  d'Usedom  furent  congédiés,  et  M.  de  Bunsen,  sou- 
mis aux  humilians  interrogatoires  du  général  de  Grœben,  qui  pré- 
tendait qu'on  l'accusait  à  Berlin  d'avoir  proposé  à  lord  Glarendon 
le  démembrement  de  la  Bussie,  envoya  sa  démission.  Il  s'est  plaint 
depuis,  dans  ses  mémoires,  d'avoir  été  calomnié  par  ses  adver- 
saires à  la  cour;  il  a  dit  que,  pour  le  perdre  dans  la  faveur  du  roi, 
ils  avaient  envoyé  des  agens  secrets  à  Londres  chargés  de  le  sur- 
veiller et  de  dénaturer  ses  actes  et  ses  paroles. 

La  crise  prit  un  caractère  aigu  ;  il  semblait  que  la  politique  russe 
allait  définitivement  l'emporter.  Elle  venait  de  frapper  un  coup  dé- 
cisif; elle  avait  obtenu  la  révocation  du  ministre  de  la  guerre,  le 
général  de  Bonin,  qui,  dans  une  commission  de  la  chambre,  s'était 
refusé  à  admettre  l'éventualité  d'une  alliance  russe.  «  Il  est  des 
choses,  avait-il  dit,  qu'il  n'est  pas  permis  de  prévoir  :  Selon,  à 
Athènes,  n'admettait  pas  qu'on  pût  prévoir  le  parricide.  » 

Le  roi  avait  invité  le  général  à  dîner  ;  avant  de  se  mettre  à  table, 
il  l'avait  pris  à  part  et  lui  avait  annoncé  les  larmes  aux  yeux  que, 
si  content  qu'il  fût  de  ses  services,  ses  idées  politiques  diff'éraient 
trop  des  siennes  pour  qu'il  pût  le  conserver.  Il  l'avait  ensuite 
serré  dans  ses  bras  et  fait  asseoir  à  table  en  face  de  lui,  au  milieu 
de  ses  ennemis.  Ce  qui  ajoutait  à  la  confusion  du  général  de  Bonin, 
c'est  que  la  veille  il  avait  travaillé  avec  le  roi,  qui  avait  approuvé 
tous  ses  projets,  sans  rien  lui  laisser  pressentir. 

Le  cabinet  anglais  prit  au  tragique  la  disgrâce  de  l'ambassadeur 
prussien  à  Londres  et  du  général  de  Bonin.  Lord  Bloomfield  fut 
chargé  de  donner  à  M.  de  ManteulTel  lecture  d'une  dépêche  véhé- 
mente. Lord  Clarendon  déplorait  la  révocation  de  M.  de  Bunsen  et 
la  mise  en  disponibilité  de  tous  les  amis  du  prince  de  Prusse;  il  y 
voyait  une  déviation  manifeste  de  la  politique  suivie  jusqu'alors.  Le 
TOME  Lxxxiv.  —  1887.  55 


8 66  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

président  du  conseil  écouta  la  lecture  de  la  dépêche  anglaise  avec 
des  marques  sensibles  de  déplaisir;  il  refusa  d'en  garder  copie.  La 
mercuriale  dépassait  la  mesure. 

Le  roi  écrivit  à  Londres  pour  se  plaindre  de  l'animosité  de  la 
diplomatie  de  la  reine  :  «  Pourquoi  Bloomfield,  disait-il,  me  consi- 
dère-t-il  comme  un  ennemi  secret  de  l'Angleterre?  Si  mon  amour  de 
la  paix  est  une  hostilité  secrète,  il  n'a  pas  tort.  »  —  Le  prince  Albert 
lui  répondit  :  sa  lettre  était  un  réquisitoire.  Loin  de  blâmer  les  pro- 
cédés des  diplomates  anglais,  il  les  justifia  :  «  Leur  animosité,  disait-il, 
est  partagée  par  l'Angleterre,  par  la  France  et  même  par  une 
partie  de  la  nation  allemande.  »  Il  rappela  au  roi  ses  variations.  Les 
quatre  puissances  avaient  marché  en  parfait  accord  jusqu'au  mois 
de  mars  1854,  lorsqu'il  rejeta  la  quadruple  alliance  proposée  par 
l'Autriche,  ferma  les  chambres  et  frappa  de  disgrâce  tous  ses 
serviteurs  mal  vus  à  Pétersbourg.  Depuis  lors,  le  cabinet  de  Ber- 
lin s'est  appliqué  à  paralyser  l'Autriche,  à  l'empêcher  de  se  joindre 
résolument  aux  puissances  occidentales,  M.  d'Arnim  n'a  plus  reparu 
dans  les  conférences  de  Vienne,  et  la  Russie  a  obtenu  du  roi  cette 
bienveillante  neutralité  qu'elle  avait  en  vain  sollicitée  au  début  et 
qui  est  en  réalité,  pour  la  France  et  l'Angleterre,  un  acte  d'hosti- 
lité. «  Je  sais  que  vous  agissez  en  vue  de  la  paix,  ajoutait  le  prince, 
mais  vous  ne  devez  pas  être  surpris  si  nous  montrons  du  déplaisir 
à  un  gouvernement  dont  la  politique  tend  à  prolonger  la  guerre,  à 
mettre  des  obstacles  à  la  paix  et  à  ouvrir  toute  grande  la  porte  à  la 
révolution,  à  un  gouvernement  qui  rend  à  la  Russie  les  plus  grands 
services  en  fomentant  la  division  en  Allemagne,  en  contrecarrant 
l'Autriche,  en  nourrissant  le  commerce  russe  et  en  empêchant  que 
la  question  européenne  qui  a  été  soulevée  par  les  méfaits  de  la 
Russie  soit  résolue  dans  l'intérêt  de  l'Europe  unie.  » 

Le  prince  terminait  en  disant  que  le  roi,  en  permettant  à  la 
Russie  de  compter  sur  son  appui,  lui  ménageait  d'amers  désappoin- 
temens,  qu'elle  lui  reprocherait  un  jour  de  n'avoir  servi  qu'à  ag- 
graver les  conditions  de  la  paix,  et  que  la  Prusse,  finalement,  se- 
rait rendue  responsable,  par  tout  le  monde,  des  souffrances  et  des 
pertes  qu'une  action  opportune  et  bien  combinée  de  toutes  les  puis- 
sances aurait  pu  conjurer. 

L'Angleterre  n'y  allait  pas  de  main  morte  ;  elle  prenait  le  roi  et 
son  gouvernement  brutalement  à  partie,  sans  tenir  compte  de  leurs 
susceptibilités.  Son  attitude  et  son  langage  contrastaient  étrange- 
ment avec  les  procédés  toujours  courtois  de  la  France. 

Le  ministre  de  l'empereur  évita  de  se  plaindre  officiellement, 
mais,  M.  de  Bismarck  s' étant  présenté  à  la  légation,  l'entretien  porta 
naturellement  sur  les  événemens  du  jour.  «  M.  de  Bismarck,  écri- 
vait M.  de  Moustier,  m'a  parlé  du  rappel  de  M.  de  Bunsen,  qu'il  a 


SOUVENIRS   DIPLOMATIQUES.  867 

trouvé  indispensable.  —  «  Si  vous  saviez,  m'a-t-il  dit,  combien  il  a 
dépassé  ses  instructions,  fait  des  ouvertures  et  suivi  des  négocia- 
tions dont  il  n'était  pas  chargé,  vous  n'en  seriez  pas  surpris.  —  Je 
n'ai  pas  à  défendre  M.  de  Bunsen,  ai-je  dit,  mais  je  m'aperçois  qu'on 
est  impitoyable  pour  quiconque  est  favorable  à  la  politique  des  puis- 
sances occidentales,  dont  la  Prusse  est  cepend  mt  l'alliée  en  ce  mo- 
ment, tandis  qu'à  ceux  qui  sont  entièrement  dévoués  à  la  Russie  tout 
estpermis;  ils  peuvent  livrer  les  secrets  du  pays,  raconter  les  moin- 
dres actes  et  les  moindres  paroles  du  roi,  écrire  lettres  sur  lettres  à 
Pétersbourg  et  en  recevoir  :  ils  ne  font  que  grandir  en  dignité  et  en 
influence.  Si  l'on  traitait  avec  une  égale  sévérité  tous  ceux  qui  se  mê- 
lent de  ce  qui  ne  les  regarde  pas,  nous  n'aurions  pas  à  nous  plaindre.» 
M.  de  Bismarck,  qui,  dans  sa  dernière  conversation  avec  moi,  m'avait 
avoué  que  le  roi  était  entouré  d'hommes  qui  poussaient  jusqu'à  la 
trahison  le  dévoûment  à  l'empereur  Nicolas  (1),  s'est  borné  à  plaider 
les  circonstances  atténuantes  sur  tous  ces  points;  puis,  passant  à  la 
grande  politique,  il  s'est  livré  à  des  considérations  dont  voici  la 
substance  :  la  Prusse,  n'ayant  presque  aucun  intérêt  dans  la  ques- 
tion d'Orient. devait  s'en  mêler  avec  beaucoup  de  prudence  et  s'abs- 
tenir de  toute  participation  active  ;  que  nous  devions  trouver  cela 
d'autant  plus  juste  que  la  gravité  de  la  situation  devait  être  en  par- 
tie imputée  aux  gouvernemens  alliés;  que  tout  se  serait  arrangé  si 
d'abord  l'Angleterre  ne  se  fût  pas  pressée,  après  le  commentaire 
donné  par  le  comte  de  Nesselrode  à  la  note  de  Vienne,  de  déclarer 
que  cette  note  n'était  plus  acceptable,  et  si  ensuite  nous  n'avions 
pas  fait  entrer  nos  flottes  dans  la  Mer-Noire  sans  avoir  consulté  la 
Prusse  et  l'Autriche  sur  ces  deux  actes,  ajoutant  que  cependant  la 
conférence  de  Vienne  avait  été  établie  pour  discuter  en  commun 
les  moyens  d'action  de  ses  membres.  Je  n'ai  pas  eu  de  peine  à  ré- 
futer ces  assertions  et  à  montrer  à  M.  de  Bismarck  combien  sa  mé- 
moire le  servait  mal,  et  il  a  doucement  battu  en  retraite. 

«  Ayant  dit  quelques  mots  sur  les  sentimens  de  jalousie  et  de 
défiance  que  quelques  personnes  en  Prusse  nourrissent  encore 
contre  la  France,  et  qui  leur  faisait  méconnaître  ce  qu'il  y  avait  entre 


(1)  Dépêche  de  M.  de  Moustïer  :  —  «  Les  opinions  sur  les  sentimens  de  M.  de  Bis- 
marck sont  partagées,  peut-être  parce  qu'il  n'en  a  pas  encore  de  bien  arrêtés.  On  l'ac- 
cuse d'être  Russe  plus  qu'il  ne  le  mérite,  sans  doute  à  cause  de  ses  attaches  avec  le 
parti  de  la  Croix  et  du  rôle  qu'il  a  joué  au  début  des  complications  orientales.  Je  n'ai 
trouvé  chez  lui  pas  la  moindre  sympathie  pour  la  Russie;  loin  de  là,  il  s'est  exprimé 
assez  vertement  sur  l'eotouragre  du  roi,  disant  qu'il  se  trouvait  auprès  de  Sa  Majesté 
des  personnes  qui  regardaient  l'ompereur  Nicolas  comme  étant  bien  plus  leur  souve- 
rain que  le  roi  de  Prusse,  et  qu'elles  poussaient  cette  manie  parfois  jusqu'à  la  trahi- 
son; je  ne  sais  pas  si  en  se  servant  du  mot  de  trahison,  il  faisait  allusion  aux  pièces 
secrètes  qui  récemment  ont  été  livrées  à  !a  cour  de  Russie.  » 


868  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

les  deux  pays  d'intérêts  communs,  M.  de  Bismarck  s'est  écrié  qu'il 
savait  bien  que  la  France  ne  serait  pas  jalouse  de  l'agrandissement 
de  la  Prusse  et  que,  quant  à  lui,  il  serait  le  premier  à  conseiller  à 
son  pays  la  politique  d'agrandissement,  s'il  avait  un  autre  souve- 
rain; mais  celui-ci  ferait  comme  en  18/i9,  il  laisserait  échapper  tout 
ce  qu'on  lui  mettrait  dans  les  mains  ;  «  aussi  n'y  faut-il  pas  songer, 
et  c'est  justement  parce  que  nous  n'avons  rien  à  gagner  dans  tout 
ceci  que  nous  ne  devons  pas  nous  en  mêler.  » 

«  Je  me  suis  hâté  de  répondre  que  les  longues  guerres  ame- 
naient parfois  des  changemens  territoriaux,  par  la  force  même  des 
choses,  mais  qu'une  politique  préynédiiée  d'agrandissement  n'était 
ni  très  honnête  ni  très  prudente  ;  que  nous  n'avions  nul  désir  d'en- 
courager la  Prusse  à  spolier  ses  voisins,  mais  que  le  développe- 
ment naturel  de  sa  prospérité  et  de  son  influence  ne  nous  causerait 
aucune  jalousie. 

((  M.  de  Bismarck  s'est  aussi  beaucoup  étendu  sur  les  éminentes 
qualités  de  l'empereur  Napoléon  et  sur  la  haute  sagesse  qui  pré- 
side à  ses  actes.  —  «  Si  nous  avions  su  cela  plus  tôt,  a-t-il  dit,  on  au- 
rait peut-être  pu  s'entendre  plus  vite  pour  empêcher  ce  qui  est  ar- 
rivé, et,  aujourd'hui  encore,  nous  pourrions  peut-être  agir  autrement 
si  nous  avions  certitude  plus  grande  de  l'avenir  qui  est  réservé  à 
la  France.  » 

«  J'ai  répondu  que  l'esprit  politique  ne  consistait  pas  à  se  croi- 
ser les  bras  sous  le  prétexte  qu'on  ignorait  l'avemr,  mais  à  le  de- 
viner et  à  agir  en  conséquence.  » 

Cet  entretien  aigre-doux,  aggravé  par  de  fâcheuses  allusions  à  léna 
et  à  Waterloo  (1),  fut  le  dernier  entre  le  ministre  de  France  à  Berlin 
et  l'envoyé  de  Prusse  à  Francfort.  Ils  n'étaient  pas  faits  pour  s'en- 
tendre. M.  de  Bismarck  voyait  en  M.  de  Moustier  un  obstacle, 
et  M.  de  Moustier  voyait  en  M.  de  Bismarck  un  danger.  Leur 
instinct  ne  les  trompait  pas;  ils  devaient  se  retrouver  face  à  face 
en  1867  comme  ministres  des  affaires  étrangères,  et  se  combattre 
après  Sadowa,  lors  de  l'affaire  du  Luxembourg,  dans  des  conditions 
inégales,  l'un  représentant  une  politique  triomphante  et  le  second 
une  politique  désemparée.  M.  de  Bismarck,  arrivé  au  pouvoir,  ne 
trouva  d'oreilles  complaisantes  ni  chez  le  prince  de  la  Tour-d'Au- 
vergne, le  successeur  de  M.  de  Moustier  à  Berlin,  ni  chez  le  baron 
de  Talleyrand,  le  prédécesseur  de  M.  Benedetti.  Il  avait  été  plus 
heureux  avec  le  remplaçant  de  M.  de  Tallenay  à  Francfort.  M.  de 
Montessuy,  qu'il  n'a  pas  suffisamment  apprécié  dans  ses  correspon- 
dances (2),  avait  cru  faire  un  coup  de  maître  en  écrivant  à  Paris 


(1)  Voir  \a  France  et  sa  politique  extérieure  en  1867,  t.  i",  p.  31. 

(2)  «  Aura-t-il,  écrivait  M.  de  Bismarck,  cet  esprit  de  prudence  et  de  conciliation  qui 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQUES.  869 

lettres  sur  lettres  pour  recommander  sa  personne  et  ses  combinai- 
sons à  la  sollicitude  attentive  du  gouvernement  de  l'empereur.  II 
était  fier  de  servir  de  parrain  auprès  de  notre  politique  à  un  aussi 
utile  partenaire.  Il  eut  à  déchanter  après  Sadowa. 

Déjà  M.  de  Bismarck  avait  une  politique  personnelle,  et  bien 
qu'au  dire  de  ses  dépêches  il  fût  l'esclave  de  la  discipline  prus- 
sienne, souvent  il  la  faisait  prévaloir  aux  dépens  de  son  ministre, 
qui  n'osait  lui  résister  ouvertement.  Ce  dernier  ne  respirait  que 
lorsqu'il  retournait  à  son  poste.  «  Le  président  du  conseil  a  repris 
courage,  écrivait  M.  de  Aloustier;  M.  de  Bismarck  va  retourner 
à  Francfort  et  le  colonel  de  ManteufTel  à  sa  garnison;  il  espère 
qu'après  leur  départ  les  choses  pourront  aller  mieux.  »  Le  prince- 
chancelier  a  rappelé  depuis,  avec  orgueil,  devant  le  Reichstag,  que 
le  roi  Frédéric-Guillaume,  lors  de  la  guerre  d'Orient,  l'appelait  sans 
cesse  à  Berlin  pour  le  consulter,  et  que  c'est  à  ses  inspirations  et  à 
son  attitude  à  la  Diète  que  la  Prusse  et  l'Allemagne  doivent  de  n'avoir 
pas  été  entraînées  dans  la  guerre  contre  la  Russie.  Dans  ses  fré- 
quentes apparitions  à  la  cour  de  Potsdam,  en  1854  et  1855,  il 
prêchait  en  effet  l'abstention  ;  il  donnait  cours  à  sa  mauvaise  humeur 
contre  l'Autriche,  et  souvent  réussissait  à  la  comumniquer  à  son 
souverain.  Il  ne  cessait  de  répéter  que  l'empereur  François-Joseph 
ne  partageait  pas  les  idées  du  comte  de  Buol,  qu'il  ne  songeait  pas 
à  faire  la  guerre  à  la  Russie,  qu'il  ne  l'attaquerait  pas  s'il  n'était 
pas  attaqué,  que  jamais  il  ne  tirerait  l'épée  sans  être  certain  du 
concours  militaire  de  la  Prusse,  et  il  en  concluait  que  le  roi  était, 
en  réalité,  l'arbitre  de  la  situation  ;  aussi  conseillait-il  la  médiation 
armée  et  l'isolement.  Mais  le  roi  tenait  ces  conseils  pour  téméraires; 
il  craignait  que  le  dévoûment  des  cours  allemandes  pour  la  Russie 
ne  fût  pas  assez  profond  pour  leur  faire  surmonter  les  jalousies  et 
les  défiances  que  leur  inspirait  la  Prusse,  et  qu'au  jour  de  l'épreuve 
la  coalition  ne  vînt  à  se  dissoudre.  D'ailleurs  l'isolement  lui  pesait; 
il  se  désolait  parfois  avec  colère  du  blocus  politique  qui  se  faisait 
autour  de  son  pays,  il  voulait  à  tout  prix  le  rompre  et  rentrer  dans 
le  concert  européen,  surtout  lorsque  les  alliés  remportaient  des  vic- 
toires et  que  les  chances  de  la  paix  augmentaient. 

V.    —   LE    TRIOMPHE    UL    PARTI    RUSSE    A    BERLIN. 

M.  de  Budberg  restait  maître  du  terrain,  tous  ses  adversaires  étaient 
écartés;  il  n'avait  plus  qu'un  effort  à  faire  pour  obtenir,  sinon  l'assis- 


te  distinguent,  au  dire  de  ses  lettres  de  créance?  D'après  ce  qu'on  sait  de  lui,  on  en 
doute  assez  généralement. —  Il  continue  à  expédier  quatre  rapports  par  semaine;  je 
^■•■'sais  vraiment  pas  où  il  peut  dénicher  les  élémens  d'une  pareille  correspijndance.  » 


870  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tance  de  la  Prusse,  du  moins  sa  neutralité  armée.  C'était  trop  deman- 
der au  roi;  il  ne  se  souciait  pas  de  tomber  de  Gharybde  en  Scylia.  Si, 
par  une  manœuvre  hardie,  il  s'était  dégagé  des  puissances  occiden- 
tales, il  ne  lui  convenait  pas  de  prendre,  ne  serait-ce  qu'indirectement, 
fait  et  cause  pour  la  Russie.  Le  sentiment  public,  tenu  en  éveil  par 
le  parti  libéral,  s'y  serait  d'ailleurs  opposé.  «  Il  faut  que  cela  finisse, 
disait  la  Gazette  nationale;  ce  cri  retentit  dans  tout  le  pays  contre  le 
parti  maudit  qui  ne  se  lasse  pas  de  mettre  en  suspicion  et  d'appeler 
révolutionnaires  les  sentimens  qui  émanent  des  traditions  les  plus 
glorieuses  de  la  monarchie  ;  —  ce  parti  qui  se  flatte  d'avoir  le  mo- 
nopole de  la  vraie  foi  et  qui  ne  croit  à  rien,  si  ce  n'est  à  son  misé- 
rable système,  —  ce  parti  qui  se  dit  patriote  et  qui  tend  les  bras  à 
l'étranger.  » 

L'aversion  contre  la  Russie  et  les  tendances  du  parti  de  la  Croix  se 
manifestaient  hautement,  non-seulement  dans  la  presse,  mais  aussi 
dans  la  seconde  chambre.  «  L'alliance  russe  est  impossible,  disait  le 
comte  de  Goltz,  au  nom  de  la  commission  d'emprunt  ;  la  Prusse  et 
l'Allemagne  ont  intérêt  à  ce  que  leur  grand  et  redoutable  voisin  n'aug- 
mente pas  en  puissance.  L'histoire  nous  dit  quelles  en  seraient  les 
conséquences.  Deux  fois  déjà  la  Russie  s'est  inféodée  la  Prusse.  A 
la  paix  de  Tilsitt,  elle  s'est  agrandie  à  ses  dépens.  Ses  droits  prohi- 
bitifs ,  son  système  vexatoire  de  douanes ,  les  charges  qu'elle  fait 
peser  sur  la  navigation  de  laVistule,  portent  à  notre  commerce  les 
plus  grands  préjudices.  Nous  ne  saurions  oublier  l'hostilité  avec  la- 
quelle elle  a  combattu  la  politique  prussienne  en  1850,  et  contre- 
carré le  mouvement  national  du  Shlesvig  et  du  Holstein.  Com- 
ment ne  pas  tenir  compte  de  l'antipathie  du  peuple  prussien 
contre  la  Russie,  antipathie  profonde  qui,  en  dehors  des  faits  his- 
toriques, se  fonde  sur  l'intolérance  religieuse  et  les  formes  despo- 
tiques de  son  gouvernement?  »  C'était  pour  la  première  fois  que 
l'alliance  russe  était  discutée  et  attaquée  publiquement  dans  les 
chambres  prussiennes  et  qu'on  y  prévoyait  une  alliance  avec  la 
France.  Le  fait  était  nouveau ,  surprenant  :  il  témoignait  de  la  ré- 
volution qui  s'était  opérée  dans  les  idées  et  les  sentimens. 

On  s'attendait  à  un  changement  de  ministère,  à  une  évolution 
vers  le  parti  féodal  ;  c'était  trop  augurer  de  la  volonté  du  roi  et  ne 
pas  tenir  compte  assez  de  la  ténacité  de  M.  de  Manteuffel,  qui  sem- 
blait vissé  à  son  portefeuille.  D'ailleurs  le  parti  de  la  Croix  n'était 
pas  assez  aveugle  pour  se  dissimuler  son  impopularité  et  pour  ne 
pas  comprendre  combien  il  lui  serait  difficile  de  diriger  les  af- 
faires. 

Le  président  de  Gerlach  ne  se  souciait  pas  d'accepter  un  porte- 
feuille; il  préférait  agir  dans  les  coulisses,  sans  responsabilité. 

Ln  seul  homme  aurait  pu  remplacer  M.  de  Manteulîb!,  c'était  M.  de 


SOUVENIRS    DIPLOMÀTIQDES.  871 

Bismarck.  On  savait  qu'il  rêvait  d'être  ministre  des  affaires  étran- 
gères, mais  il  était  trop  mal  vu  à  Paris,  à  Vienne  et  à  Londres  pour 
qu'on  pût  songer  à  lui.  Tel  qu'on  le  connaissait,  entier  et  domina- 
teur, il  ne  se  serait  jamais  prêté  au  rôle  que  M.  de  Manteuffel  en- 
durait à  Potsdam.  L'heure  de  M.  de  Bismarck  n'était  pas  venue.  11 
se  serait  usé  dans  des  luttes  stériles  avec  un  souverain  mystique, 
fantasque,  scrupuleux,  qui  intervenait  à  tout  instant  dans  les  affaires 
et  qui  cependant  n'était  pas  en  état  de  les  diriger  lui-même;  il  se- 
rait arrivé  au  pouvoir  prématurément ,  sans  avoir  mûri  ses  des- 
seins, posé  ses  jalons  à  Paris  et  à  Pétersbourg,  avant  de  disposer 
de  l'armée  qu'allait  réorganiser  le  prince  régent  et  qui  devait  per- 
mettre à  son  génie  politique  mêlé  d'audaces  et  d'artifices  de  tout 
oser.  La  fortune  prépare  les  voies  à  ceux  qu'elle  a  marqués.  11  était 
dit  que  M.  de  Bismarck  accomplirait  l'œuvre  à  laquelle  il  était  pré- 
destiné avec  un  roi  sage,  résolu,  vaillant,  pénétré  des  traditions  de 
sa  maison. 

M.  de  Manteuffel  garda  son  portefeuille,  cette  fois  un  peu  à  contre- 
cœur; ses  amis  et  même  les  libéraux  le  supplièrent  de  ne  pas  déser- 
ter son  poste;  ils  craignaient  que  le  parti  de  la  Croix,  ne  dût-il  res- 
ter que  quinze  jours  au  pouvoir,  ne  fît  un  mal  irréparable. 

«  Le  parti  russe,  écrivait  M.  de  Moustier,  après  avoir  satisfait  ses 
animosités  personnelles,  n'ose  pas  ou  ne  peut  pas  prendre  le  pou- 
voir, bon  impopularité  s'est  accrue  dans  cette  crise,  tandis  que  la 
nôtre  non-seulement  a  diminué,  mais  tend  à  se  changer  en  sympa- 
thie. Le  baron  de  Manteuffel,  bien  que  meurtri  et  affaibli,  finira  par 
ressaisir  son  ascendant  sur  le  roi ,  avec  sa  patience  persévérante 
et  son  bon  vouloir  pour  l'Occident.  Le  roi,  effrayé  de  ce  qu'il  vient 
de  faire,  reculera;  mais  ce  qu'il  y  a  d'irréparable  dans  ce  qui  vient 
de  se  passer,  c'est  la  disgrâce  du  général  de  Bonin.  Son  grand  crime 
est  d'avoir  préparé  une  convention  avec  le  général  autrichien  de 
Hess,  un  plan  de  campagne  sérieux,  et  fait  une  liste  des  officiers- 
généraux  auxquels  il  destinait  les  commandemens  et  qu'il  avait  choi- 
sis parmi  les  moins  favorables  à  la  Russie.  » 

Le  prince  de  Prusse  voyait  successivement  tous  ceux  qu'il  hono- 
rait de  sa  bienveillance  sacrifiés  aux  influences  qui  enveloppaient 
la  raison  du  roi.  La  destitution  du  général  Bonin,  qu'il  affectionnait, 
le  fit  sortir  de  sa  réserve.  Il  écrivit  à  son  frère  pour  se  plaindre  de 
la  persécution  organisée  contre  ses  amis  ;  il  appréciait  avec  sévérité 
l'ensemble  de  la  politique  et  annonçait  qu'il  allait  partir  pour  Bade, 
à  moins  qu'un  ordre  de  sa  majesté  ne  le  lui  interdît.  L'incident  n'eut 
pas  de  suite;  il  se  termina  dans  l'encre  et  dans  les  larmes. 

Lorsque  l'année  suivante,  le  11  juin  1855,  le  prince  de  Prusse 
célébra  le  vingt-cinquième  anniversaire  de  son  mariage  avec  la  prin- 
cesse de  Saxe-Weimar,  des  députations  accoururent  avec  de  riches 


872  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

présens  de  tous  les  points  du  royaume.  Le  soir,  dans  une  fête  or- 
ganisée en  son  honneur,  à  laquelle  assistaient  la  princesse  et  ses 
deux  enfans,  mais  où  tous  les  membres  de  la  famille  royale,  sauf 
le  prince  Adalbert,  brillaient  par  leur  absence,  il  fut  l'objet  d'ova- 
tions enthousiastes.  L'instinct  populaire  semblait  pressentir  qu'il  se- 
rait le  régénérateur  de  la  patrie. 


VI.   —   NAPOLÉON    III    ET    L'ARMÉE    DE   CRIMÉE. 

Les  armées  alliées,  qui  avaient  si  brillamment  débuté  sur  la  terre 
antique  de  la  Ghersonèse  par  la  bataille  de  l'Aima,  étaient,  depuis 
près  d'un  an,  condamnées  à  poursuivre,  exposées  à  toutes  les  pri- 
vations, un  siège  meurtrier.  Sébastopol,  «  le  nid  d'aigle  de  la  puis- 
sance moscovite,  »  paraissait  imprenable;  chaque  mamelon  était 
par  la  défense  transformé  en  citadelle;  dès  qu'une  redoute  était 
prise,  il  s'en  élevait  une  seconde  :  on  désespérait  du  succès.  Aussi 
l'empereur,  au  mois  de  mars  1855,  cédant  aux  élans  de  son  cœur, 
voulait-il,  pour  soutenir  le  moral  de  ses  soldats,  payer  de  sa  per- 
sonne et  se  mettre  à  la  tête  des  armées.  Sa  détermination  était  hasar- 
deuse, impolitique  ;  elle  impliquait  une  régence,  et  la  dynastie  n'était 
pas  encore  assez  solidement  assise  pour  permettre  à  un  souverain 
dont  les  origines  étaient  contestées  d'exposer  son  prestige  et  sa 
personne,  à  l'extrémité  de  l'Europe,  dans  une  expédition  ingrate, 
périlleuse  :  la  fortune  pouvait  le  trahir.  Ses  conseils  et  ses  entours, 
préoccupés  des  partis  hostiles,  craignaient  qu'une  révolution  n'écla- 
tât pendant  son  absence  (1).  M.  Drouyn  de  Lhuys,de  tous  les  con- 
seillers de  Napoléon  III,  se  prononça  le  plus  résolument  contre  le 
départ.  Pour  le  conjurer,  il  s'adressa  à  l'Autriche  et  à  l'Angle- 
terre. Il  savait  que  les  ministres  anglais  soulevaient  contre  l'inten- 
tion manifestée  par  l'empereur  de  jalouses  objections  (2)  ;  il  ne  leur 
convenait  pas  de  laisser  amoindrir  leur  rôle  en  lui  abandonnant  le 
commandement  suprême. 

M.  Drouyn  de  Lhuys  proposa  au  cabinet  de  la  reine  et  au  cabi- 
net autrichien  de  se  concerter  sur  les  conditions  de  la  paix.  11  se 
rendit  à  Londres  pour  s'expliquer  avec  lord  Clarendon  et  lord 
Palmerston,  les  membres  les  plus  influons  du  ministère.  L'en- 
tente ébauchée,  il  rejoignit  lord  John  Russell  à  Vienne,  avec  des 
pouvoirs  qui  lui  permettaient  de  conclure  la  paix  ou  de  rompre  les 
conférences.  Le  comte  de  Buol-Schauenstein  l'attendait  impatiem- 

(1)  Mémoires  de  lord  Malmesbury  «  Persigny  dit  qu'il  faut  à  tout  pris  empêcher 
l'empereur  d'aller  en  Crimée,  dût-on  faire  la  paix,  car,  s'il  y  va,  il  y  aura  une  révolu- 
tion. » 

(2)  Lord  Clarendon  était  venu  au  camp  de  Boulogne  pour  dissuader  l'empereur. 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQUES.  873 

ment;  il  en  étaii  déjà  à  regretter  le  traité  du  2  décembre  (1),  signé 
avec  la  France  et  l'Angleterre,  et  qui,  dans  de  certaines  éventua- 
lités prévues  par  un  article  secret,  pouvait  l'entraîner  dans  la 
guerre. 

Le  comte  de  Buol  était  grand  de  taille,  beau  de  visage  ;  ses  suc- 
cès mondains  et  sa  rapide  carrière  l'avaient  déséquilibré  ;  il  était 
enclin  à  l'orgueil,  pour  ne  pas  dire  à  la  fatuité.  Le  prince  de  Bis- 
marck disait  d'un  diplomate  qui  portait  haut  comme  le  ministre 
autrichien  :  «  On  n'a  jamais  pu  savoir  au  juste  s'il  est  dinde  ou 
paon.  »  Ce  mot  appliqué  au  comte  de  Buol  eût  été  excessif.  L'ex- 
périence des  affaires  ne  lui  faisait  pas  défaut  ;  ce  qui  lui  manquait, 
c'était  l'intuition,  ce  don  précieux  indispensable  aux  hommes  d'état. 
Sa  science  gouvernementale  n'avait  rien  de  personnel  ;  il  la  puisait 
dans  les  préceptes  du  prince  de  Metternich.  Le  jour  où  il  voulut 
sortir  de  l'ornière  tracée  et  s'inspirer  des  maximes  hardies  et  peu 
scrupuleuses  du  prince  de  Schwartzenberg,  il  succomba  à  la  tâche. 
De  tous  les  plénipotentiaires  qui  ont  signé  la  paix  de  Paris,  le  comte 
de  Buol-Schauenstein  était,  avec  le  comte  Walewski  et  lordClarendon, 
celui  qui  donnait  du  diplomate  grand  seigneur  l'image  la  plus  parfaite. 
Il  apparaît  au  premier  plan  sur  la  toile  qui,  dans  le  salon  d'honneur 
du  ministère  des  affaires  étrangères,  représente  les  membres  du  con- 
grès assis  dans  un  fauteuil,  devant  le  tapis  vert,  assombri,  médi- 
tatif. Derrière  lui,  dans  le  fond,  on  aperçoit  le  comte  de  Gavour  et 
le  baron  de  Manteuffel.  C'est  par  la  grâce  de  Napoléon  III  qu'ils 
ont  pu  pénétrer  dans  le  sanctuaire  et  participer  aux  délibérations, 
l'un  contre  le  gré  de  l'ambassadeur  d'Autriche,  le  second  contre  la 
volonté  de  l'ambassadeur  d'Angleterre.  Rien  dans  leur  tournure  ne 
dénote  le  gentilhomme  de  race.  Leur  tenue  est  négligée,  bour- 
geoise ;  mais  derrière  les  verres  de  leurs  lunettes  brillent  des  re- 
gards pénétrans ,  obliques,  qui  laissent  deviner  d'ardentes  convoi- 
tises. Les  anciens  de  la  carrière  ne  passent  jamais  devant  ce  tableau 
sans  un  serrement  de  cœur.  Je  le  revis  au  mois  de. mai  1871,  dans 
de  dramatiques  circonstances,  le  22  au  matin,  après  l'attaque  des 
fédérés  contre  le  Ministère,  troué  de  balles  fratricides;  peu  s'en  fal- 
lut que,  dans  cette  nuit  tragique,  que  j'ai  retracée  un  jour  d'une 

(1)  Par  le  traité  du  2  décembre,  la  France,  l'Anfîleterre  et  l'Autriche  convenaient  de 
poursuivre  en  Orient  un  but  déterminé  :  le  rétablissement  de  la  paix  au  moyen  d"ar- 
raugemeus  propres  à  éviter  le  retour  des  complications  qui  l'avaient  troublée.  L'Au- 
triche s'engageait  à  défendre  la  Moldavie  et  la  Valachie  contre  tout  retour  des 
forces  russes;  l'occupation  autrichienne  ne  devait  porter  aucun  préjudice  aux  opéra- 
tions militaires  des  troupes  françaises,  anglaises  et  turques  dans  les  Principautés.  Un 
article  secret,  ayant  la  môme  valeur  que  le  texte  officiel,  stipulait  que,  dans  le  cas  où 
la  Russie  refuserait  d'accepter  les  conditions  débattues  et  concertées  dans  les  confé- 
rences de  Vienne,  on  procéderait  immédiatement  aux  mesures  résultant  d'une  alliance 
offensive  et  défensive.  La  France  et  l'Angleterre  garantissaient  le  statu  quo  en  Italie. 


874  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plume  frémissante,  ce  legs  de  nos  grandeurs  passées,  dernier  sou- 
venir d'une  guerre  glorieuse  et  de  rapides  années  de  prépondé- 
rance, ne  pérît  dans  la  tourmente  qui  emportait  la  fortune  de  la 
France  (1). 

L'Autriche,  en  signant  le  traité  du  2  décembre  185A,  avait  espéré 
que  les  coups  portés  à  la  Russie  par  la  France  et  par  l'Angleterre 
seraient  rapides  et  décisifs,  et  qu'il  lui  suffirait  de  leur  prêter  son 
concours  moral  pour  bénéficier  de  la  guerre  et  s'assurer  une  grande 
situation  dans  la  vallée  du  Danube  et  dans  les  Balkans.  Elle  s'aper- 
cevait tardivement  qu'elle  s'était  exagéré  la  puissance  d'action  des 
deux  alliés,  et  que,  s'ils  devaient  éprouver  de  graves  échecs,  elle  se 
trouverait  directement  aux  prises  avec  les  armées  russes,  sans  pou- 
voir compter  avec  certitude  sur  l'assistance  de  l'Allemagne.  La  puis- 
sance navale  de  la  Russie  dans  la  Mer-Noire  la  préoccupait  moins 
que  la  prépondérance  russe  sur  la  Vistule  au  cœur  de  l'Europe, 
aux  points  douloureux  de  ses  frontières  ;  elle  était  encore  plus  sou- 
cieuse de  ses  possessions  italiennes  et  de  son  autorité  séculaire  en 
Allemagne  que  de  l'intégrité  de  l'empire  ottoman.  Elle  ne  deman- 
dait pas  mieux  que  de  peser  diplomatiquement  sur  le  cabinet  de 
Pétersbourg  pour  lui  imposer  la  paix,  mais  elle  éprouvait  une  grande 
répugnance  à  se  jeter  dans  la  guerre  sans  être  certaine  du  concours 
militaire  delà  Confédération  germanique.  La  question  d'Orient, mal- 
gré sa  gravité,  ne  parvenait  pas  à  détacher  son  attention  de  la  ques- 
tion allemande.  Son  premier  ministre  se  préoccupait  à  juste  titre 
des  sympathies  russes  qui  se  manifestaient  dans  les  cours  d'Alle- 
magne et  qu'à  Francfort  la  Prusse  exploitait  à  son  détriment.  11 
n'avait  plus  qu'un  souci  :  détendre  les  liens  qu'il  avait  contractés 
et  faire  oublier  au  cabinet  de  Pétersbourg  l'hostilité  de  ses  procé- 
dés. «  La  convention  du  2  décembre,  disait  M.  de  Bismarck,  lui 
fait  éprouver  les  angoisses  du  rat  dans  une  maison  prête  à  s'écrou- 
ler. »  La  paix  s'imposait  à  la  politique  autrichienne;  M.  de  Buol  ne 
négligea  aucune  habileté  pour  la  faire  prévaloir. 

Après  de  longs  débats,  les  trois  minis.tres  tombèrent  d'accord. 
Leur  projet  reposait  sur  le  principe  de  la  limitation.  Il  était  inter- 
dit à  la  Russie  de  dépasser  l'effectif  actuel  de  ses  forces  navales 
dans  l'Euxin  ;  les  alliés  se  réservaient  le  droit  d'y  envoyer  quatre 
frégates,  et,  en  cas  de  danger,  d'y  pénétrer  avec  leurs  flottes.  Les 
détroits  restaient  fermés  à  la  Russie;  on  tenait  à  mettre  Gon&tan- 
tinople  à  l'abri  d'une  attaque  militaire  partant  de  la  Crimée.  La  Tur- 
quie devait  participer  aux  avantages  du  droit  public  de  l'Europe,  et 
les  puissances  signataires  s'engageaient  à  faire  respecter  l'intégrité 

(1)  L'Allemagne  et  l'Italie,  -1870  à  1871  :  le  Ministère  des  affaires  étrangères  pen- 
.  dont  les  derniers  jours  de  la  Commune,  t.  ii,  p.  /(■SS. 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQUES.  875 

de  ses  possessions.  L'Autriche  acceptait  toutes  les  conséquences  du 
traité  du  2  décembre  ;  elle  promettait  de  lui  donner  un  caractère 
offensif  si  les  propositions  arrêtées  par  la  conférence  étaient  reje- 
tées ;  elle  se  chargeait  de  les  notifier  au  cabinet  de  Pétersbourg 
sous  la  forme  d'un  ultimatum.  Par  un  article  secret,  M.  de  Buol 
s'engageait,  en  outre,  à  considérer  comme  rasufi  belli  tout  dévelop- 
pement excessif  donné  à  la  marine  russe  dans  l'Euxin,  et  il  se  dé- 
clarait prêt  à  signer  avec  nous  une  convention  militaire  au  moment 
de  la  notification  de  Vultimatum..  M.  Drouyn  de  Lhuys  avait  lieu 
d'être  satisfait  de  sa  mission  :  le  but  ostensible  de  la  guerre  était 
atteint  ;  l'Autriche  lui  avait  concédé  tout  ce  qu'il  pouvait  espérer 
en  face  de  notre  situation  militaire  en  Crimée. 

L'empereur,  tandis  qu'on  négociait  à  Vienne,  était  parti  pour 
l'Angleterre,  où  il  était  l'objet  d'ovations  enthousiastes  (1).  Il 
avait  télégraphié  à  M.  Drouyn  de  Lhuys,  le  15  avril  1855,  avant  de 
quitter  Paris  :  «  J'ai  reçu  votre  courrier;  tout  ce  que  vous  avez  dit 
et  fait  à  Vienne  est  si  bien,  que  je  n'ai  aucune  instruction  nouvelle 
à  vous  donner.  Je  pars  pour  Londres.  »  Il  était  à  ce  moment  en  par- 
faite communauté  de  vues  avec  son  secrétaire  d'état.  Mais  ses  idées 
se  modifièrent  au  contact  des  hommes  politiques  anglais  ;  elles  ne 
cadraient  plus  avec  les  arrangemens  qui  avaient  prévalu  à  la  con- 
férence. Dès  son  retour,  le  25  avril,  il  télégraphiait  à  M.  Drouyn 
de  Lhuys  que,  n'étant  pas  suffisamment  renseigné  sur  la  teneur  et 
l'esprit  du  traité,  il  ne  pouvait  l'autoriser  ni  à  refuser  ni  à  accep- 
ter. Il  annonçait  qu'il  allait  écrire  à  Londres  pour  savoir  ce  que 
ferait  le  gouvernement  anglais,  en  ajoutant  que  son  opinion  était 
de  rompre.  «  Je  n'accepterai  pour  rien  au  monde,  disait- il,  quoi 
que  ce  soit  qui  maintienne  l'état  d'avant  la  guerre  ;  il  est  temps 
que  les  incertitudes  cessent.  »  Il  était  ravi  de  son  voyage  en  An- 
gleterre ;  «  il  a  été  admirable  sous  tous  les  rapports,  »  disait  la 
dépêche  (2). 

M.  Drouyn  de  Lhuys  ne  pouvait  s'y  tromper  :  l'empereur  refu- 
sait de  sanctionner  les  combinaisons  qu'il  avait  si  laborieusement 
préparées.  Sa  déception  fut  vive;  il  croyait  avoir  bien  mérité  de  son 
pays  et  de  son  souverain,  et  ses  efforts  étaient  méconnus.  Un  instant, 
il  put  croire  à  un  retour  vers  sa  politique.  Déjà  François  Joseph  l'avait 
admis  en  audience  de  congé,  lorsque  l'empereur  lui  télégraphia  : 
«  Ne  partez  pas  encore;  attendez  que  j'aie  réfléchi.  »  Le  lendemain, 
toute  incertitude  était  levée  :  M.  Drouyn  de  Lhuys  quittait  Vienne, 

(1)  Mémoires  de  lord  Malmesbury. —  «Les  ministres  anglais  et  français  ont  persuadé 
à  Napoléon  de  rendre  visite  à  la  reine,  dans  l'espoir  de  l'empôcher  d'aller  en  Crimée.  » 

(2)  I,?s  Quatre  ministères  de  M.  Drouyn  de  Lhuys,  par  le   comte  Bernard  d'Har- 
court,  ancien  ambassadeur. 


876  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

déçu,  froissé  dans  son  amour-propre.  Cependant  il  ne  se  tint  pas 
pour  battu. 

L'empereur  avait  du  goût  pour  sa  personne  et  de  la  déférence 
pour  ses  opinions.  Le  ministre  lui  démontra  que,  s'il  repoussait  ses 
arrangemens,  le  parti  français  à  Vienne  serait  sacrifié ,  que  l'Au- 
triche se  rapprocherait  de  la  Russie,  et  que,  réconciliée  avec  elle, 
il  se  formerait  au  centre  de  l'Europe,  contre  nous,  une  neutralité 
armée  aussi  redoutable  dans  la  paix  que  dans  la  guerre.  Son  élo- 
quence ébranla  la  répugnance  qu'éprouvait  l'empereur  à  se  prêter 
à  des  négociations  avec  la  Russie  tant  qu'il  n'aurait  pas  remporté 
un  grand  succès  militaire.  M.  Drouyn  de  Lhuys  fut  autorisé  à  re- 
commander itérativement  à  la  sollicitude  de  lord  Clarendon  un  nou- 
vel examen  de  Vuhimatum  sorti  des  délibérations  de  la  conférence. 
Sa  communication  fut  mal  accueillie. 

L'Angleterre  avait  été  surprise  par  les  événemens  sans  être  prête; 
mais  aujourd'hui  qu'elle  disposait  de  toutes  ses  ressources,  elle  en- 
tendait ne  pas  déserter  la  partie  tant  que  la  Russie  ne  serait  pas 
abattue.  A  ses  yeux,  la  guerre  ne  faisait  que  commencer  ;  elle  désa- 
vouait lord  John  Russell,qui,  quelques  mois  après,  dut  abandonner 
son  portefeuille.  M.  Drouyns  de  Lhuys  et  le  comte  de  Buol-Schau- 
enstein  avaient  négligé  de  compter  avec  l'obstination  britannique. 
Le  cabinet  de  Londres  affirmait  qu'une  limitation  artificielle  de  la 
puissance  militaire  et  navale  de  notre  adversaire  dans  la  Mer-Noire 
ne  serait  pas  une  compensation  suffisante  aux  immenses  sacrifices 
qu'on  s'était  imposés,  et  qu'une  paix  qui  obligerait  la  France  et 
l'Angleterre  à  se  rembarquer  sans  avoir  planté  leur  drapeau  sur  la 
place  qui,  depuis  près  d'un  an,  était  l'objectif  de  leurs  efforts, 
loin  d'affaiblir  l'influence  de  la  Russie  en  Orient,  ne  servirait  qu'à 
rehausser  son  prestige.  Lord  Clarendon  refusa  de  ratifier  le  projet 
de  convention  soumis  à  son  acceptation.  Son  ambassadeur  à  Paris 
reçut  l'ordre  de  déclarer  que,  si  la  France  désertait  l'alliance,  l'An- 
gleterre seule,  au  besoin,  poursuivrait  les  hostilités.  Lord  Cowley 
était  persona  grnta  aux  Tuileries;  l'empereur  appréciait  son  juge- 
ment et  sa  loyauté.  Il  se  rendit  d'autant  plus  aisément  à  ses  argu- 
mens  qu'ils  répondaient  à  ses  convictions.  Il  reconnut  que  signer 
la  paix  sans  avoir  remporté  une  éclatante  victoire  porterait  au 
prestige  des  alliés  une  irréparable  atteinte  et  remettrait  tout  en 
question.  Il  pria  M.  Drouyn  de  Lhuys,  qui  assistait  à  l'entretien,  de 
revenir  sur  les  instructions  qu'il  avait  adressées  au  comte  Wa- 
lewski.  C'était  lui  demander  de  désavouer  son  œuvre  ;  il  s'y  refusa, 
certain  qu'avant  peu  l'empereur,  en  voyant  la  France  s'épuiser 
dans  d'infructueux  efforts,  reconnaîtrait  la  sagesse  de  ses  conseils 
et  que,  désenchanté  de  l'alliance  anglaise,  il  le  rappellerait  pour  lui 


SOUVEMRS   DIPLOMATIQUES.  877 

assurer  l'alliance  autrichienne,  dont  il  était  le  représentant  con- 
vaincu. 

M.  Drùuyn  de  Lhuys  avait  rapporté  de  sa  mission  de  sombres 
impressions,  qui,  à  certains  égards,  justifiaient  l'obstination  qu'il 
mettait  à  défendre  ses  combinaisons  ;  il  avait  constaté  que  per- 
sonne à  Vienne,  ni  les  diplomates  ni  les  généraux,  ne  croyait  au 
succès  de  nutre  expédition.  C'était  aussi  le  sentiment  qui  dominait 
en  Allemagne.  «  Je  trouve  ici,  écrivait  M.  de  Moustier,  beaucoup 
de  froideur  et  d'incrédulité  pour  le  succès  de  nos  armes,  surtout 
dans  les  régions  gouvernementales.  Ce  qu'on  en  dit  ressemble  à 
une  oraison  funèbre.  On  ne  se  préoccupe  que  de  l'éventualité  de 
nos  défaites.  » 

Les  Russes  avaient  pu  conserver  la  liberté  de  leurs  communica- 
tions ;  elle  leur  permettait  de  se  ravitailler  en  vi^Tes  et  en  muni- 
tions. La  lulie  du  monde  ancien  et  du  monde  nouveau  semblait  en- 
gagée et  devoir  se  vider  au  prix  d'immenses  holocaustes  sur  les 
plateaux  de  la  Grimée.  Déjà  «l'année  avait  perdu  son  printemps, » 
disait  Périclès,  en  prononçant  l'oraison  funèbre  de  la  jeunesse  athé- 
nienne moissonnée  à  Samos  ;  les  armées  alliées,  cruellement  éprou- 
vées, pleuraient  leurs  chefs.  >"i  le  maréchal  de  Saint-Arnaud  ni 
lord  Raglan  ne  devaient  entrevoir  la  fin  de  la  campagne  qu'ils 
avaient  glorieusement  ouverte.  Ils  succombèrent  de  la  même  ma- 
ladie :  l'un  au  lendemain  d'une  victoire,  le  chef  anglais  au  lende- 
main d'un  échec  (1)  !  Des  luttes  nouvelles,  de  nouveaux,  d'immenses 
efforts,  telle  était  la  perspective  qui  s'offrait  à  la  France  et  à  l'x^n- 
gleterre  devant  Sébastopol.  M.  Drouyn  de  Lhuys  ne  voyait  plus  de 
salut  que  dans  une  étroite  alliance  avec  l'Autriche  i  il  donna  sa  dé- 
mission. L'empereur  le  supplia  de  reprendre  son  porteieuille  ;  il 
lui  écrivit  une  lettre  instante,  affectueuse,  pour  le  faire  revenir  sur 
sa  détermination.  Ce  fut  en  vain.  Le  ministre  ne  lui  dissimula  pas 
qu'il  était  profondément  blessé  d'avoir  été  désavoué,  en  présence 
et  sur  les  instances  de  lord  CoTNley.  *  "Vous  avez  affaibli  mon  auto- 
rité, disait-il  dans  sa  réponse,  en  désapprouvant  mes  actes  devant 
un  ambassadeur  étranger.  »  Il  était  d'ailleurs  convaincu  que  l'obsti- 
nation de  l'Angleterre  à  poursuiNTe  la  lutte  aboutirait  immanqua- 
blement à  des  désastres,  et  il  ne  se  souciait  pas  de  présider  à  des 
catastrophes.    Il  désespérait   inopportunément  des   forces    de  la 

(I)  Après  l'attaque  du  19  juin  contre  Malakoff.  —  Mémoires  de  lord  Mahnesbury. 
Lord  Raglan  est  mort  atteint  du  choléi-a;  l'insuccès  de  l'attaque  de  Malal;off  agsrrava 
son  état.  Il  avait  été  le  bras  droit  de  lord  Wellington  pendant  la  guerre  de  la  pénin- 
sule. Il  était  bien  tonrné,  élégant  et  charmant  de  sa  personne,  et  d'nn  sang-froid  re- 
marquable au  feu.  ■  11  avait  le  calme  qpii  ne  le  quitte  jamais,  »  disait  Saint-Arnaud 
daas  sa  fameuse  dépêche  sur  l'Aima. 


878  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

France  et  de  la  fortune  naissante  de  Napoléon  III.  «  Son  premier 
mouvement,  disait-on,  est  toujours  sage,  mais  il  s'en  méfie.  » 

Nous  n'avions  ni  politique  ni  position  en  Europe,  lorsque  l'em- 
pereur confia  à  M.  Drouyn  de  Lhuys  le  portefeuille  des  affaires 
étrangères  ;  personne  ne  comptait  avec  nous,  on  nous  traitait  en 
brebis  galeuse.  Avec  une  rare  sagacité  et  une  remarquable  vigueur, 
il  s'était  emparé  de  la  question  embrouillée  des  lieux  saints  pour 
faire  reprendre  à  la  France  sa  place  parmi  les  grandes  puissances. 
Par  de  savantes  combinaisons,  il  avait  rompu  le  faisceau  de  la 
sainte  alliance,  s'était  uni  à  l'Ang'eterre  et  avait  réussi  à  transfor- 
mer la  Prusse  et  l'Autriche,  habituées  à  prendre  le  mot  d'ordre  à 
Pétersbourg,  en  gardes  avancées  de  l'Occident  contre  la  Russie,  et 
juste  au  moment  où  son  souverain,  grâce  à  l'habileté  de  ses  con- 
ceptions diplomatiques,  allait  devenir  l'arbitre  du  monde,  il  sortait 
du  pouvoir  en  enfant  boudeur.  S'il  possédait  quelques-unes  des 
qualités  que  les  anciens  exigeaient  de  leurs  généraux  et  de  leurs 
hommes  d'état,  il  lui  manquait  la  félicitas.  Une  sorte  de  mauvais 
sort,  de  disgrâce  fatale,  pesait  sur  toutes  ses  entreprises. 

Sa  démission  eut  de  fâcheuses  conséquences.  Elle  fournit  au  ca- 
binet de  Vienne,  préoccupé  des  agissemens  de  la  Prusse  en  Alle- 
magne, le  prétexte  qu'il  guettait  pour  recouvrer  une  partie  de  sa 
liberté  d'action,  paralysée  par  le  traité  du  2  décembre,  et  elle  per- 
mit à  la  Russie,  dès  qu'elle  vit  l'Autriche  se  détacher  des  puissances 
occidentales  et  procéder  à  des  réductions  militaires,  de  dégarnir 
ses  frontières  de  Pologne  et  de  porter  toutes  ses  forces  en  Grimée. 
«  Prenez  vos  mesures,  télégraphiait  le  maréchal  Vaillant  au  général 
Ganrobert,  des  renforts  considérables  vont  arriver  aux  Russes  (1).  » 
Les  troupes  concentrées  en  Pologne  prenaient  part,  en  effet,  quel- 
ques semaines  après,  à  la  bataille  de  la  Tchernaïa. 

Le  cabinet  de  Vienne  se  réfugiait  dans  l'abstention,  tout  en  dé- 
clarant qu'il  restait  fidèle  à  notre  alliance,  à  l'heure  oîi  tout  le  con- 
viait à  l'action.  La  contradiction  permanente  entre  ses  actes  et  ses 
paroles  était  le  trait  caractéristique  de  sa  politique.  Adversaire  de 
la  Russie,  il  lui  prêtait  le  secours  de  son  immobilité.  Les  tergiver- 
sations et  les  équivoques  de  sa  conduite  eurent  pour  l'avenir  de 
l'Autriche  de  funestes  conséquences-  M.  de  Bismarck  les  exploita 
à  la  Diète  de  Francfort  pour  miner  son  crédit  en  Allemagne  et  pré- 
parer la  revanche  d'Olmûtz;  l'empereur  Alexandre  jamais  ne  les 
pardonna  à  François-Joseph,  et  l'empereur  Napoléon  ne  s'en  souvint 
que  trop  à  Plombières. 

Le  30  avril  18  55,  Napoléon  III  montait  à  cheval  les  Champs-Elysées, 

(1)  La  Guerre  de  Crimée,  par  M.  Camille  Rousset. 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQUES.  879 

seul  avec  un  aide-de-camp.  Arrivé  à  la  hauteur  du  Rond-Point,  un 
assassin,  Pianori,  tira  sur  lui,  presque  à  bout  portant,  deux  coups 
de  pistolet  sans  l'atteindre.  L'empereur  continua  sa  promenade  au 
pas,  sans  manifester  d'émotion;  le  pistolet  ne  l'effrayait  pas,  il  ne 
redoutait  que  le  poignard,  «  car  ceux  qui  s'en  servent,  disait- il,  ne 
tremblent  pas,  ils  ont  d'avance  fait  le  sacrifice  de  leur  vie.  »  Les 
révolutionnaires  italiens  lui  donnaient  un  premier  avertissement  ; 
ils  lui  rappelaient  les  sermens  du  carbonaro.  Les  coups  de  pistolet 
des  Champs-Elysées  et  les  bombes  de  l'Opéra  l'ont  heureusement 
épargné,  mais  ils  ont  fait  à  la  France  de  mortelles  blessures. 

L'attentat  eut  dans  les  cours  européennes  un  profond  retentisse- 
ment. Elles  commençaient  à  croire  à  la  solidité  et  à  la  durée  du 
régime  impérial,  et  déjà  elles  s'apercevaient  combien  son  existence 
était  précaire.  Le  roi  Frédéric-Guillaume  fut  le  premier  à  féliciter 
l'empereur  de  sa  miraculeuse  préservation. 

«  Je  dormais  déjà,  télégraphiait-il  au  comte  de  Hatzfeld,  au  mo- 
ment où  la  nouvelle  m'est  parvenue.  L'empereur  doit  être  promp- 
lement  instruit  de  ma  consternation,  de  ma  sympathie,  de  ma  joie 
la  plus  vive.  » 

Cette  chaleureuse  dépêche,  communiquée  aussitôt  aux  Tuileries, 
effaça  de  fâcheux  souvenirs. 

Le  comte  Walewski  remplaça  M.  Drouyn  de  Lhuys  ;  il  était  loin 
d'avoir  son  esprit  et  son  expérience,  mais  il  joignait, —  ce  qui  vaut 
mieux  souvent,  —  à  un  sens  droit  le  bonheur.  Il  fut  le  ministre 
heureux  du  règne. 


VII.    —   LA    MORT   DE    l'EMPEREUR    NICOLAS.    —    LE    ROI    ET   SON    MINISTRE. 

La  scène  changeait  à  Berlin  chaque  jour;  les  plus  fières  résis- 
tances précédaient  les  plus  humbles  résolutions.  Frédéric-Guil- 
laume, après  l'éclatante  satisfaction  donnée  à  la  politique  russe, 
en  185/i,  était  revenu  sur  ses  pas.  Il  avait  éprouvé  le  besoin  d'at- 
ténuer le  mauvais  effet  que  son  coup  de  tête  avait  produit  en 
France  et  en  Angleterre.  Le  général  de  Wedel  était  parti  pour  Pa- 
ris avec  des  instructions  nouvelles,  moins  pour  conclure  l'alliance 
que  pour  gagner  du  temps,  u  Les  pourparlers  traînaient.  Dès  qu'on 
se  croyait  d'accord,  le  négociateur  prussien  soulevait  de  nou- 
velles objections  et  demandait  de  nouvelles  garanties.  Il  nous  prê- 
tait des  arrière-pensées  :  il  prétendait  qu'aussitôt  le  traité  signé,  la 
France  l'invoquerait  pour  le  passage  de  ses  troupes  à  travers  l'Al- 
lemagne. Nous  avions  beau  déclarer  qu'il  n'entrait  pas  dans  nos 
plans  d'attaquer  la  Russie  sur  la  Vistule,  l'envoyé  du  roi  n'en  dé- 


880  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

mordait  pas.  11  réclamait  aussi  des  garanties  contre  un  soulève- 
ment en  Pologne.  La  demande  était  blessante,  M.  de  Manteulïel  le 
reconnaissait.  «  Ce  n'est  pas  contre  vous,  disait-il,  que  Sa  Majesté 
tient  à  se  prémunir,  mais  contre  lord  Palmerston,  qui  est  sa  bête 
noire.  »  Ne  rien  faire  de  sérieux,  ne  courir  aucun  risque,  telle  était 
la  politique  royale  (1). 

La  mort  subite  de  l'empereur  Nicolas,  au  mois  de  mars  1855, 
devait  fournir  de  nouveaux  prétextes  au  cabinet  de  Berlin  pour 
ajourner  la  conclusion  du  traité.  «  Le  roi  est  plongé,  disait-on, 
dans  un  deuil  profond  ;  il  a  besom  de  se  remettre  du  coup  imprévu 
qui  le  frappe  pour  reprendre  les  pourparlers.  » 

La  cour  de  Prusse  était  en  effet  bouleversée,  en  proie  aux  plus 
vives  émotions.  Le  l"'^  mars,  elle  apprenait  soudainement  que  l'em- 
pereur, atteint  d'une  fluxion  de  poitrine,  était  en  danger,  et,  quel- 
ques heures  après,  une  dépêche  lui  annonçait  sa  mort.  Devant 
cette  fin  si  brusque,  toutes  les  conjectures  étaient  autorisées  (2). 

(1)  Projet  de  traité  entre  la  Prusse  et  la  France,  janvier  1855.  —  Dans  le  préam- 
bule du  projet  de  convention,  il  est  dit  que  les  hautes  parties  contractahtes,  pour 
mettre  un  terme  aussi  prochain  que  possible  à  la  guerre  actuelle  et  garantir  à  l'Eu- 
rope un  moyen  de  rétablir  la  paix  sur  des  bases  solides  et  durables,  ont  résolu  de  si- 
gner le  présent  traité.  (Il  n'y  a  pas  d'alliance  offensive  et  défensive.) —  I.  Les  hantes 
parties  contractantes  se  réfèrent  aux  déclarations  consignées  dans  les  protocoles  du 
9  avril  et  du  23  mai,  dont  les  principes  serviront  de  base  aux  futures  négociations  de 
paix.  Elles  s'engagent  à  n'entrer  dans  aucun  arrangement  avec  la  Russie  >^ans  avoir 
délibéré  en  commun. —  II.  Si  la  Russie  n'accepte  pas  les  conditions  réglées  par  un  com- 
plet accord  des  quatre  puissances  sur  les  bases  mentionnées  dans  l'article  l*^""  du  pré- 
sent traité,  et  si  les  négociations  sont  rompues,  la  Prusse  promet  la  coopération  active 
pour  les  faire  accepter  par  la  Russie.  Des  délibérations  auront  lieu  entre  la  Prusse  et 
la  France  pour  s'entendre  sur  les  moyens  les  plus  efficaces  de  réaliser  l'objet  de  leur 
alliance. —  III.  Pour  le  cas  où  les  hostilités  viendraient  à  éclater  entre  la  Prusse  et  la 
Russie,  les  hantes  parties  contractantes  se  promettent  réciproquement  leur  alliance 
défensive  et  offensive.  Elles  se  soutiendront  réciproquement  par  leurs  forces  de  terre 
et  de  mer,  qui  seront  déterminées,  s'il  y  a  lieu,  par  des  arrangemens  subséquens.  Il 
est  entendu  que,  conformément  aux  lois  fondamentales  de  la  Confédération  germa- 
nique, les  troupes  françaises  ne  toucheront  pas  le  territoire  fédéral.  —  IV.  Dans  le 
cas  prévu  par  l'article  précédent,  il  est  entendu  que  les  hautes  parties  contractantes 
ne  recevront  aucune  ouverture  ni  aucune  proposition  tendant  à  la  cessation  des 
hostilités  sans  s'être  entendues  entre  elles. —  V.  Cet  article  a  trait  aux  arrangemens 
militaires  auxquels  on  procédera  d'un  commun  accord.  —  VI.  Le  présent  traité  sera 
porté  par  les  hautes  parties  contractantes  aux  puissances  représentées  à  la  confé- 
rence de  Vienne.  —  Vil.  Si  la  Prusse  ne  prend  pas  une  part  active  aux  mesures  diri- 
gées contre  la  Russie,  elle  se  réserve  de  s'arranger  avec  l'Autriche  pour  la  défendre 
contre  les  attaques  de  la  Russie  sur  son  territoire  limitrophe  de  la  Pologne.  — 
VIII.  Tout  acte  révolutionnaire  dans  la  Pologne  russe  étant  contraire  aux  intérêts 
limitrophes  de  la  Pi'usse  sera  énergiquement  réprimé. 

(2)  Lord  Malmcsbury  raconte  que  Napoléon  III  passa  la  dépèche  qui  lui  annonçait  la 
mort  de  l'empereur  Nicolas  au  docteur  Conneau  en  lui  demandant  :  «  Connaissez-vous 
cette  maladie?  » 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQUES.  881 

L'esprit  restait  confondu,  atterré;  jamais  les  arrêts  du  destin  ne 
s'étaient  manifestés  plus  dramatiques.  11  semblait  qu'on  entendit  la 
voix  de  Bossuet  en  face  de  cette  mort  foudroyante,  mystérieuse, 
frappant  la  monarchie  au  milieu  de  ses  vicissitudes. 

Pétersbourg  donnait  dans  ces  tristes  jours  un  affligeant  spectacle. 
L'empereur  Nicolas,  naguère  le  plus  majestueux  et  le  plus  adulé 
des  souverains,  était  traîné  aux  gémonies.  Tous  les  revers  lui 
étaient  imputés.  La  France  a  connu  ces  brusques  retours.  Les 
peuples  ne  voient  que  la  défaite  ;  ils  oublient  les  jours  de  prospé- 
rité. 

L'impératrice  douairière  télégraphia  au  roi  qu'avant  de  mourir, 
l'empereur  l'avait  priée  de  lui  demander  de  rester  l'ami  de  la  Russie 
et  de  ne  pas  oublier  le  testament  de  son  père  (l). 

On  abusait  des  dernières  paroles  de  l'empereur  Nicolas  ;  tandis 
que  les  proclamations  de  Pétersbourg  disaient  que  sa  dernière 
pensée  s'était  reportée  sur  ses  soldats,  à  Berlin  on  racontait  qu'il 
avait  dit  en  expirant  :  «  Je  n'ai  pas  pu  résister  à  la  douleur  d'être 
trahi  par  l'Autriche.  »  L'insinuation  était  cruelle;  les  haines  politi- 
ques ne  désarment  pas  devant  le  spectacle  de  la  mort. 

Le  roi  ne  faisait  qu'écrire  des  lettres  qu'il  arrosait  de  ses  larmes  ; 
il  ne  voulait  entendre  parler  de  rien.  «  Comment  voulez-vous  que 
je  m'occupe  d'affaires,  disait-il  à  son  conseiller,  qui  s'efforçait  de 
le  ramener  aux  réalités,  et  surtout  d'une  alliance  avec  les  puis- 
sances occidentales,  le  corps  de  l'empereur  Nicolas  est  encore 
chaud  1  » 

Dans  les  cercles  diplomatiques,  on  se  rappelait  les  dédains  du 
tsar  pour  son  beau-frère,  et  l'on  se  demandait  si  la  douleur  de 
Frédéric-Guillaume  n'était  pas  de  celles  dont  aisément  on  se  con- 
sole, u  Le  roi  est  consterné,  mais  soulagé,  »  disait  le  ministre 
de  Saxe. 

Le  chagrin  du  prince  de  Prusse  était  plus  simple,  plus  vrai  ;  il 


(1)  Le  testament  de  Frédéric-Guillaume  III  a  été  écrit  treize  ans  avant  sa  mort,  le 
1'''  décembre  1827.  Voici  le  passage  de  cet  acte  qu'où  invoquait  à  Pétersbourg  :  «  Ne 
néglige  pas,  autant  qu'il  sera  en  ton  pouvoir,  la  paix  entre  les  puissances  de  l'Europe, 
mais  avant  tout  lâche  de  maintenir  la  bonne  intelligence  entre  la  Prusse,  la  Russie 
et  l'Autriche.  Leur  union  est  comme  la  pierre  fondamentale  de  la  grande  alliance 
européenne.)) — Ces  conseils  n'étaient  pas  impérieux, ils  demeuraient  subordonnes  à  la 
possibilité.  Le  parti  de  la  Croix  en  e.xagérait  à  plaisir  la  portée.  Aucune  pensée  hos- 
tile à  la  France  ne  les  avait  iur-pirés.  Frédéric-Guillaume  avait  le  goût  de  nos  mœurs, 
de  nos  usages,  de  nos  spectacles,  de  notre  langue.  Ses  malheurs  ne  l'avaient  rendu  ni 
amer  ni  injuste.  Il  fil  placer  le  portrait  de  Napoléon  F"",  qu'il  demanda  à  Louis  .WIll, 
dans  le  musée  de  Berlin,  en  face  de  la  statue  de  César,  et  donna  aux  princes  d'Orléans, 
après  1830,  de  précieux  témoignages  de  sympathie.  U  n'eût  ni  encouragé  ni  toléré  la 
sauvage  aversion  que,  depuis,  le  parti  féodal  prussien  a  manifestée  à  la  France. 

TOME  Lxxxiv.  —  1887.  56 


882  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

était  attache  à  son  beau-frère,  bien  qu'il  n'approuvât  pas  sa  poli- 
tique. —  «  On  le  dit  dans  les  meilleurs  termes  avec  le  nouvel  em- 
pereur, »  écrivait  M.  de  Moustier.  —  Notre  ministre,  malgré  sa  sa- 
gacité, ne  se  doutait  pas,  en  signalant  à  son  gouvernement,  au 
courant  de  la  plume,  à  titre  de  simple  renseignement,  l'affection  du 
prince  ponr  son  neveu,  que  leur  intimité  aurait  pour  la  France 
d'aussi  funestes  conséquences.  L'influence  des  causes  secondaires 
sur  le  cours  des  événemens  échappe  aux  diplomates  les  plus  pré- 
voyans. 

Le  roi  alléguait  la  mort  de  l'empereur  Nicolas  et  l'incertitude  sur 
la  politique  de  son  successeur  pour  suspendre  les  négociations  et 
retenir  près  de  lui  ses  envoyés  extraordinaires  à  Londres  et  à  Pa- 
ris. Il  avait  fort  mal  accueilli  lord  John  Russell,  qui  lui  avait  de- 
mandé une  audience  en  traversant  Berlin  pour  se  rendre  aux  con- 
férences. «  C'est  au  moment,  disait-il  avec  humeur,  où  m'arrivaient 
de  Pétersbourg  les  nouvelles  les  plus  déchirantes,  qu'il  est  venu 
se  planter  devant  moi,  comme  un  bâton,  pour  me  parler  poli- 
tique. » 

Malgré  les  manifestations  de  sa  douleur  et  son  détachement  ap- 
parent des  affaires,  il  n'en  persistait  pas  moins  à  vouloir  participer 
aux  délibérations  ouvertes  à  Vienne.  Il  disait  bien  :  «  Si  l'on  ne  veut 
pas  m'épouser,  je  resterai  vieille  fille;  »  sa  résignation  n'avait  rien 
de  sincère.  L'entrée  dans  la  conférence  était  son  idée  fixe  ;  mais  la 
paix  n'étant  pas  certaine,  il  faisait  dépendre  la  signature  d'un  traité 
avec  les  trois  puissances  de  son  admission,  tandis  que  les  alliés 
faisaient  dépendre  son  admission  de  sa  signature  ;  on  tournait  dans 
un  cercle  vicieux. 

N'entrer  dans  la  conférence  que  si  la  paix  est  assurée  et  ne  pas 
s'y  trouver  si  elle  est  compromise,  telle  était  la  stratégie  du  roi. 
11  comptait  sur  son  esprit  pour  se  tirer  des  mauvais  pas,  il  croyait 
avoir  partie  gagnée  chaque  fois  qu'il  trouvait  un  expédient  ;  plutôt 
que  de  se  lier,  il  préférait  vivre  aujourle  jour  et  guetter  les  chances 
imprévues.  Il  était  aussi  content  de  lui  que  la  Russie,  la  France, 
l'Angleterre  et  l'Autriche  l'étaient  peu.  Chaque  jour,  il  devenait  plus 
manifeste  que,  tant  qu'il  verrait  un  moyen  quelconque  d'échapper  à 
un  engagement  et  tant  que  M.  de  Manteuffel  ne  donnerait  pas  sé- 
rieusement sa  démission,  on  n'en  obtiendrait  rien. 

Le  parti  russe  n'était  pas  plus  heureux  ;  il  supphait  le  roi  de  ne 
pas  laisser  le  jeune  empereur  en  détresse  et  de  lui  donner  un  té- 
moignage de  sympathie  en  se  rencontrant  avec  lui  à  Bromberg,  sur 
la  frontière  prussienne  :  c'était  peine  perdue. 

Le  prince  de  Prusse,  cependant,  était  allé  au  mois  de  juillet  à 
Pétersbourg.  Il  s'était  abstenu  de  paraître  aux  funérailles  de  l'em- 


SOUVEMRS    DIPLOMATIQUES.  883 

pereur  Nicolas;  sa  présence  aurait  pu,  à  ce  moment,  être  mal  in- 
terprétée. Il  ne  résista  pas  au  désir  de  donner  à  sa  sœur  l'impéra- 
trice douairière,  si  cruellement  éprouvée,  un  témoignage  de  sym- 
pathie. «  Son  voyage,  disait  lord  Bloomfield,  ne  modifiera  pas  ses 
sentimens  ;  il  tiendra  aux  Russes  un  langage  dont  ils  n'auront  pas 
lieu  d'être  satisfaits.  »  M.  Balan,  le  directeur  politique,  disait  de 
son  côté  :  «  Le  prince  a  de  la  fermeté  et  de  la  franchise,  ce  qu'il 
dira  produira  bon  effet  ;  cela  prouvera  à  beaucoup  de  gens  que 
nous  ne  sommes  pas,  à  Berlin,  aussi  Russes  qu'ils  voudraient  le 
croire.  » 

Pour  motiver  l'inaction  de  son  maître,  le  ministre  s'appliquait  à 
nous  mettre  le  plus  qu'il  pouvait  en  méfiance  contre  l'Autriche.  «  Si 
vous  comptez  sur  son  concours  armé,  disait- il,  vous  courrez  risque 
d'être  joués;  elle  a  tout  promis,  tout  signé,  elle  ne  tiendra  rien.  » 
Il  persistait  à  prétendre  que  l'empereur  François-Joseph,  en  désac- 
cord avec  le  comte  de  Buol,  ne  ferait  la  guerre  dans  aucune  hypo- 
thèse et  que  son  idée  persévérante  était  de  se  réconcilier  avec  Pé- 
tersbourg.  C'était  aussi  l'avis  des  représentansdes  cours  secondaires  ; 
ils  prétendaient  que  les  circulaires  pressantes  que  le  cabinet  de 
Vienne  adressait  aux  gouvernemens  allemands  n'avaient  d'autre 
but  que  de  nous  jeter  de  la  poudre  aux  yeux, 

vni.  —  l'autriche  après  la  rupture  des  conférences. 

Les  conférences  s'étaient  rompues  sur  la  question  de  la  limitation 
des  forces  navales  de  la  Russie  dans  l'Euxin.  Le  prince  Gortchakof 
avait  déclaré  qu'il  ne  transigerait  pas  sur  un  seul  vaisseau,  dût-on 
lui  en  accorder  mille,  et  le  comte  de  Buol,  uon-seulement  dans  la 
dernière  séance  de  la  conférence  avait  refusé  de  faire  de  la  limita- 
tion un  casus  bclli,  mais  il  était  allé,  en  résumant  les  délibérations, 
jusqu'à  rendre  hommage  à  la  modération  de  la  Russie  et  à  attribuer 
l'insuccès  des  négociations  moins  au  mauvais  vouloir  du  plénipo- 
tentiaire russe  qu'aux  exigences  de  M.  de  Bourqaeney  et  de  lord 
Westmoreland. 

Le  traité  du  2  décembre  n'était  pas  déchiré,  mais  il  n'était  plus, 
en  réalité,  qu'une  lettre  morte.  La  situation  du  cabinet  de  Vienne 
devenait  périlleuse  ;  il  n'avait  satisfait  personne,  il  restait  isolé,  en 
butte  aux  récriminations.  «  L'Autriche,  disait  le  prince  Albert,  est 
fâchée  contre  elle-même,  contre  Dieu,  contre  le  monde  entier,  et 
•elle  a  grandement  raison  de  l'être,  car,  avec  sa  politique  ambiguë, 
elle  s'est  mis  tout  le  monde  à  dos  (1).  »  Napoléon  III  lui  donnait  de 

(1)  Lettre  du  pi-ince  Albert  au  baron  de  Stockmar. 


884  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

son  côté,  publiquement,  un  avertissement  significatif  :  «  Nous  sommes 
encore  à  attendre,  disait-il  dans  le  discours  du  trône  du  2  juillet, 
que  le  cabinet  de  Vienne  exécute  ses  engagemens,  qui  consistent  à 
rendre  efficace  le  traité  d'alliance.  »  M.  de  Buol,  qui  déjà  avait 
escompté  les  Principautés  danubiennes,  se  retournait  inquiet  et 
déçu  vers  l'Allemagne.  Le  temps  des  lauriers  était  passé  ;  au  lieu 
de  jouer  un  grand  rôle  en  Europe  et  de  s'affirmer  dans  les  Balkans, 
il  se  voyait  réduit  à  flatter  la  Prusse  et  à  solliciter  son  appui  à  Franc- 
fort. La  Diète  était  son  plus  solide  refuge.  L'adhésion  de  l'Alle- 
magne aux  bases  du  traité  du  2  décembre  devait  lui  assurer  d'une 
manière  irrévocable  les  concessions  faites  par  le  prince  Gortchakof 
à  la  conférence  de  Vienne. 

Il  s'adressait  mal,  la  Prusse  triomphait:  elle  tenait  à  faire  sentir 
à  sa  rivale  le  prix  de  son  alliance  et  à  prouver  aux  états  secon- 
daires de  l'Allemagne  combien  sa  politique  avait  été  bien  inspirée 
en  ne  s'engageant  d'aucun  côté  ;  plus  on  la  cajolait,  plus  elle  se 
montrait  revêche,  altière.  «  L'Autriche  nous  fait  beaucoup  d'avances, 
disait  M.  de  Manteuff'el  avec  une  pointe  d'orgueil,  mais  je  ne  suis 
pas  d'humeur  à  lui  tendre  la  main,  je  m'en  méfie,  je  vois  une  carte 
à  solder  au  bout  de  ses  caresses  ;  elle  voudrait  nous  mettre  à  dos 
une  partie  de  ses  dépenses  militaires,  sous  le  prétexte  d'avoir  as- 
suré la  liberté  de  la  navigation  du  Danube.  »  Au  fond,  ce  qu'il  vou- 
lait, c'était  de  souffler  la  médiation  au  comte  de  Buol.  «  Ce  serait 
un  bon  tour  à  lui  jouer,  »  disait-il  à  un  de  ses  familiers.  Il  spécu- 
lait sur  les  déceptions  que  le  cabinet  de  Vienne  avait  values  à  la 
France  et  à  l'Angleterre  pour  se  rapprocher  d'elles  et  leur  offrir 
d'appuyer  à  Pétersbourg  des  propositions  de  paix  plus  avantageuses 
que  celles  de  l'Autriche.  C'est  cette  arrière-pensée  qui  lui  faisait  dire 
à  lord  Bloomfield,  avec  une  vivacité  qui  ne  lui  était  pas  habituelle: 
«  L'Autriche  est  une  puissance  avec  laquelle  nous  ne  ferons  rien  et 
avec  laquelle  personne  ne  fera  jamais  rien.  Vous  vous  en  aperce- 
vrez de  plus  en  plus.  Je  sais  que  vous  n'êtes  pas  contens  de  nous, 
je  ne  vous  en  blâme  pas  ;  nous  n'avons  pas  fait,  sans  doute,  ce  que 
vous  espériez,  mais  du  moins  nous  ne  vous  avons  pas  trompés.  » 

L'Autriche  n'était  pas  aussi  perfide  qu'on  se  plaisait  à  nous  le 
faire  croire.  Sa  situation  était  complexe,  il  ne  lui  était  pas  aisé  de 
prendre  un  parti  rapide,  violent  ;  elle  avait  à  se  prémunir  de  tous 
les  côtés  contre  la  révolution  en  Italie,  et  dans  ses  provinces  slaves, 
contre  les  menées  russes  en  Orient  et  contre  les  agissemens  de  la 
Prusse  en  Allemagne  :  son  anxiété  était  naturelle.  La  politique  au- 
trichienne, si  hardie,  presque  téméraire,  après  les  exploits  du  prince 
Mentchikof  à  Constantinople,  était  devenue  prudente,  inquiète.  Ses 
hésitations,  cependant,  n'impliquaient  pas  une  défection  de  prin- 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQUES.  885 

cipes  et  d'intentions  dont  nous  aurions  pu  sérieusenient  prendre 
ombrage.  Elle  affirmait  sa  fidélité  au  traité  du  2  décembre,  elle  ne 
nous  refusait  ni  son  concours  moral  ni  son  assistance  diploma- 
tique, tant  que  nous  maintiendrions  nous-mêmes  les  principes  de 
l'alliance.  Mais  serions-nous  en  mesure  de  la  soutenir  contre  une 
attaque  éventuelle  de  la  Russie?  Pouvait- elle  compter  sur  nous  en 
Allemagne  et  surtout  en  Italie?  On  prétendait  que  Napoléon  III  n'avait 
pas  rompu  ses  attaches  avec  les  révolutionnaires  italiens.  N'avait-il 
pas  dit  un  jour  au  baron  de  Ilubner  en  fumant  :  «  J'ai  confiance  en 
l'Autriche,  mais  vous  savez  que  je  puis  mettre  le  feu  à  l'Europe 
aussi  aisément  qu'à  cette  cigarette.  »  Il  est  des  mots,  seraient-ils 
dits  en  souriant,  qu'on  n'oublie  pas.  On  parlait  aussi  d'une  entente 
directe  qui,  par  des  voies  occultes,  se  poursuivait  entre  Paris  et 
Pétersbourg.  Ces  appréhensions  ne  se  manifestaient  pas  seulement 
à  Vienne,  elles  avaient  cours  aussi  à  Berlin.  «  Le  général  de  Gerlach, 
écrivait  M.  de  Bismarck^  appréhende  un  rapprochement  entre  la 
France  et  la  Russie;  je  ne  le  contredis  pas,  car  je  contredirais  du 
même  coup  notre  auguste  maître,  mais  je  n'y  crois  pas.  » 


I\'.    —    LA    PRINCESSE    DE   LIÉVEN    ET   LE   BARON    DE   SEEBACH. 

La  présence  de  M°^^  la  princesse  de  Liéven  à  Paris,  en  pleine 
guerre,  n'avait  pas  peu  contribué  à  accréditer  ces  bruits  dans  les 
chancelleries.  On  prétendait  qu'elle  traitait  avec  M.  de  Morny,  qui, 
auprès  de  l'empereur,  représentait  les  tendances  pacifiques.  M'"^ de 
Liéven  n'avait  pas  de  mission  politique,  son  séjour  en  France  était 
au  contraire  sévèrement  jugé  à  Pétersbourg.  Elle  était  venue  à 
Paris  sous  le  prétexte  de  le  traverser  pour  se  rendre  à  Nice,  mais 
elle  y  était  restée,  retenue  par  ses  amis,  par  ses  habitudes,  et  aussi 
par  de  brillans  souvenirs.  Elle  avait  occupé  dans  la  société  pari- 
sienne une  haute  situation,  justifiée  par  les  grâces  de  son  esprit, 
surtout  du  temps  de  sa  grande  intimité  avec  M.  Guizot,  dont  s'effa- 
rouchait Louis-Philippe  dans  ses  entretiens  avec  Victor  Hugo.  M'""  de 
Liéven,  jusqu'au  début  des  complications  orientales,  correspondait 
avec  sa  cour;  elle  lui  révélait  le  dessous  des  cartes  de  notre  poli- 
tique; ses  correspondances,  comme  celles  que  Grimm  et  Voltaire  en- 
tretenaient avec  Catherine  II,  lui  apprenaient, sous  une  forme  piquante, 
les  choses  intimes  de  la  ville  et  des  Tuileries  que  la  diplomatie 
officielle  négligeait  ou  ne  soupçonnait  pas.  Souvent  aussi  elle  ser- 
vait de  porte-parole;  elle  disait,  sous  le  manteau,  ce  qu'on  se  refu- 
sait à  écrire.  Son  rôle  avait  cessé  avec  la  guerre.  Lord  Aberdeen, 
dont  elle  était  la  confidente,  avait  disparu  de  la  scène,  et  l'événe- 


8S6  BEVCE    DES    DEDX    MONDE!-. 

ment  avait  démenti  ses  prévisions  (J).  D'une  haute  faveur  elle  était 
tombée  en  disgrâce.  Elle  subissait  la  peine  de  ses  erreurs  ;  comme 
M.  de  Kisselef,  elle  avait  mal  vu,  mal  renseigné  :  on  lui  imputait  une 
partie  des  fautes  commises.  Impressionnée  par  les  propos  frondeurs 
des  salons,  elle  s'était  trompée  sur  les  destinées  réservées  à  Mapo- 
léon  III  ;  elle  n'avait  cru  ni  à  la  solidité  de  son  trône,  ni  à  la  durée 
de  son  règne  :  elle  l'avait  pris  pour  «  un  aigle  de  passage.  »  On  lui 
reprochait  surtout  d'avoir  contrecarré  la  politique  conciliante  du 
comte  de  Nesselrode  et  poussé  aux  résolutions  violentes  en  met- 
tant en  doute,  jusqu'à  la  dernière  heure,  l'éventualité  d'une  alliance 
entre  la  France  et  l'Angleterre.  L'insuccès  a  toujours,  dans  tous  les 
pays  et  sous  tous  les  régimes,  engendré  les  récriminations. 

A  Paris,  où  les  impressions  sont  si  vives  et  si  mobiles,  et  les 
résolutions  si  rapides  et  si  changeantes,  la  diplomatie  étrangère, 
plus  que  dans  toute  autre  capitale,  est  exposée  aux  méprises.  Rien 
ne  lui  est  plus  aisé  que  d'être  renseignée,  les  secrets  d'état  sont 
colportés  dans  les  cercles  et  dans  les  boudoirs;  mais  le  difficile, 
pour  elle,  est  de  discerner  le  vrai  du  faux,  de  réduire  les  informa- 
tions à  leur  valeur,  de  se  dégager  de  l'esprit  de  parti  et  d'asseoir 
ses  jugemens  avec  sérénité  sur  des  données  certaines. 

Le  cabinet  de  Pétersbourg  avait,  auprès  de  la  cour  des  Tuileries, 
un  intermédiaire  moins  compromettant  et  plus  autorisé  que  M""®  la 
princesse  de  Liéven  :  c'était  le  ministre  de  Saxe,  le  gendre  du 
comte  de  Nesselrode.  Le  baron  de  Seebach,  chargé  de  la  protection 
des  sujets  russes  en  France,  était  moins  le  représentant  du  comte 
de  Beust  que  de  son  beau-père  ;  il  s'était  donné  pour  tâche  de  ré- 
concilier la  France  avec  la  Russie.  Si  la  paix  ne  fut  pas  son  œuvre, 
il  la  facilita  du  moins  dans  les  négociations  intimes  qui  précé- 
dèrent le  congrès  de  Paris.  L'importance  que  lui  donnait  sa  pa- 
renté, et  qu'il  ne  dissimulait  pas  volontiers,  portait  ombrage  aux 
Anglais;  ils  savaient  l'empereur  faible,  changeant:  ils  craignaient 
qu'il  ne  se  laissât  entraîner  par  l'envoyé  saxon  dans  de  scabreux 
pourparlers.  Leur  diplomatie  nous  prêchait  la  circonspection,  la 
méfiance  ;  elle  tenait  les  représentans  des  petites  cours  allemandes 
pour  des  hôtes  dangereux,  habiles  à  nous  berner,  à  surprendre  nos 
secrets,  et,  pour  se  grossir,  toujours  prêts  à  répéter  ce  qu'on  leur 
confiait.  «  Lord  Bloomfîeld,  écrivait  M.  de  Moustier,  nous  engage  à 
tenir  nos  secrets  militaires  mieux  gardés;  il  prétend  que  tout  ce 
qui  se  fait  au  ministère  de  la  guerre,  nos  plans  d'opération  et  le 

(i)  Mémoires delord  Malmesbury.—n  12  décembre  1853.— L'empereur  Nicolas  pense 
que  lord  Aberdoen  ne  s'alliera  jamais  avec  la  France,  et  que  le  moment  est  venu  de 
tomber  sur  la  Turquie.  Il  paraît  que  lord  Aberdeen  a  écrit  à  la  princesse  de  Liéven 
que  rien  ne  pourrait  l'amener  à  faire  la  guerre  à  la  Russie.  » 


SOUVENIRS    DIPLOMATIQUES.  887 

montant  de  nos  effectifs,  est  aussitôt  révélé  aux  Russes.  »  — 
«  Priez  votre  collègue,  télégraphiait  le  maréchal  Vaillant,  de  vous 
confier  d'où  partent  les  indiscrétions.  »  —  a  Lord  Bloomfield,  ré- 
pondait notre  envoyé,  refuse  de  s'expliquer,  mais  il  nous  engage  à 
redoubler  de  surveillance.  »  M.  de  Mousiier  n'était  pas  homme  à 
se  décourager:  il  revint  à  la  charge;  ce  ne  fut  qu'après  de  vives  in- 
stances que  son  collègue  consentit  à  s'expliquer.  11  nous  apprit 
par  qui  et  comment  nous  étions  trahis.  Le  gouvernement  anglais 
en  savait  plus  long  que  le  maréchal  Vaillant  sur  ce  qui  se  passait 
dans  son  département. 

La  politique  anglaise  jouait  alors  franc  jeu  ;  ses  agens  n'avaient 
pas  de  secrets  pour  les  agens  français,  ils  leur  communiquaient  leurs 
dépêches  et  jusqu'à  leurs  correspondances  particulières.  Jamais  al- 
liance entre  deux  pays  n'a  été  interprétée  par  leur  diplomatie  avec 
une  solidarité  plus  intime  et  plus  correcte  que  celle  de  la  France 
et  l'Angleterre  pendant  la  guerre  de  Grimée. 

La  réconciliation  de  la  France  et  de  la  Russie  n'était  pas  immi- 
nente, mais  tout  indiquait  qu'elle  serait  prochaine  et  cordiale.  Les 
bruits  de  rapprochement  étaient  dans  l'air;  ils  dominaient  le  bruit  du 
canon  de  Sébastopol.  L'armée  russe  et  l'armée  française  se  battaient 
courtoisement,  sans  haine,  sans  acharnement;  les  sympathies  de  deux 
peuples  perçaient  dans  leurs  journaux,  elles  se  manifestaient  sur  les 
champs  de  bataille,  durant  les  armistices  ;  elles  se  révélaient  dans  le 
traitement  des  prisonniers  et  des  blessés,  dans  les  relations  person- 
nelles des  diplomates,  et  Napoléon  III  ne  faisait  que  traduire  le  sen- 
timent de  la  France  lorsque  plus  tard,  au  congrès  de  Paris,  il  s'ap- 
pliquait à  ménager  la  dignité  de  la  Russie,  à  la  relever  de  ses  défaites 
par  la  courtoisie  de  ses  procédés  et  la  modération  de  ses  exigences. 
«  Nous  accorderez- vous  la  paix?  disait  l'empereur  à  l'envoyé  russe. 
—  Je  viens  vous  la  demander.  Sire,  »  répondait  le  comte  Orlof.  — 
Ce  n'est  pas  le  langage  qu'on  tenait  à  M.Thiers  et  à  M.  Jules  Favre 
en  1871  ;  on  les  blessait  dans  leur  dignité,  on  leur  appliquait  le 
Vœ  victis  des  temps  barbares. 

L'Autriche  ne  s'y  trompait  pas  :  elle  prévoyait  qu'aussitôt  la  paix 
conclue,  elle  aurait  à  compter  avec  la  France  et  la  Russie  étroite- 
ment réconciliées;  que  l'une  lui  reprocherait  ses  défaillances  et  la 
seconde  son  ingratitude.  Ce  n'est  pas  le  courroux  du  cabinet  des 
Tuileries  que  le  comte  de  Buol  redoutait  le  plus.  La  diplomatie  fran- 
çaise était  polie,  conciliante;  les  procédés  hautains  n'étaient  pas  dans 
ses  traditions  ;  elle  était  patiente  et  savait  transiger.  La  diplomatie 
russe,  au  contraire,  se  montrait  alors  altière,  vindicative  ;  elle  passait 
sans  transition  des  caresses  aux  menaces.  Il  entrait  dans  sa  tactique 
de  frapper  les  imaginations  et  de  donner  à  réfléchir  aux  gouverne- 
mens  par  des  coups  de  théâtre.  C'est  ainsi  que  le  prince  Mentchi- 


888  REVDE   DES    DEUX    MONDES, 

kof,  en  1853,  escorté  de  généraux  et  d'amiraux,  avait  terrifié  la  Porte 
par  l'inconvenance  de  sa  tenue  et  par  l'impertinence  de  ses  allures, 
et  que  le  comte  Orlof,  en  185A,  était  apparu  à  Vienne,  sombre  et 
mystérieux  comme  un  héros  de  mélodrame.  Pour  impressionner  la 
cour  d'Autriche  et  lui  arracher  plus  sûrement,  sous  l'empire  de  la 
frayeur,  une  déclaration  de  neutralité,  il  était  resté  plusieurs  jours 
sans  voir  le  ministre  des  affaires  étrangères  et  sans  solliciter  d'au- 
dience du  souverain,  renfermé  dans  une  affectation  de  mvstère  et 
d'indifférence.  Cette  mise  en  scène,  qui,  dans  d'autres  temps,  n'eût 
pas  manqué  son  effet,  ne  servit  cette  fois  qu'à  rendre  plus  saillante 
la  dissidence  entre  les  deux  politiques. 

L'empereur  Nicolas  eut  à  subir  le  sort  des  gouvernemens  grisés 
par  de  longs  succès.  11  ne  s'était  pas  aperçu  qu'il  avait  froissé,  fati- 
gué tout  le  monde  par  ses  prétentions  et  ses  ingérences  ;  il  ne  s'était 
pas  douté  des  blessures  qu'il  avait  faites,  des  rancunes  qu'il  avait 
provoquées.  «  La  violence  n'a  qu'un  cours  borné,  au  lieu  que  la 
vérité  subsiste  éternellement,  »  a  dit  Pascal,  sage  précepte  que 
devraient  méditer  ceux  qui  croient  fonder  leur  domination  sur  la 
force. 

Le  tsar  devait  perdre,  en  cédant  à  d'orgueilleuses  inspirations  et 
à  de  faux  calculs,  la  prépondérance  que  vingt-cinq  années  d'habi- 
leté et  de  bonheur  continu  lui  avaient  assurée.  Il  avait  cru,  en  face 
des  appréhensions  que  l'avènement  du  second  empire  soulevait  en 
Allemagne  et  en  Angleterre,  que  l'Europe  entière  était  avec  lui  et 
qu'elle  lui  permettrait  de  réaliser  ses  desseins  en  Orient.  Il  n'avait 
pas  mis  en  doute  l'appui  de  l'Autriche  et  de  la  Prusse,  depuis  qua- 
rante ans  les  alliés  et  l'avant-garde  de  sa  politique;  dans  ses 
étranges  entretiens  avec  sir  George  Hamilton  Seymour,  il  n'avait  rien 
négligé  pour  diviser  le  gouvernement  français  et  le  gouvernement 
anglais,  et  tout  l'échafaudage  de  ses  savantes  combinaisons  s'était 
brusquement  écroulé.  L'Angleterre  et  la  France  s'alliaient  contre 
toute  attente,  et  l'Autriche  et  la  Prusse  se  retournaient  contre  lui 
pour  appuyer  par  leur  diplomatie,  sinon  par  leurs  armes,  ceux  qui 
le  combattaient  dans  la  Mer-Noire  et  dans  la  Baltique.  Il  n'avait  pas 
compris  que  Napoléon  III,  auquel  il  avait  refusé  à  son  avènement 
le  titre  de  frère,  en  inaugurant  un  gouvernement  autoritaire,  pour- 
rait à  son  gré  disposer  des  inépuisables  ressources  de  son  pays  et 
jouer  sur  le  terrain  diplomatique  un  rôle  prépondérant.  C'est  contre 
la  Russie  que  la  fortune  de  la  France  s'était  brisée  en  1813,  c'est 
contre  la  France,  en  Crimée,  qu'allait  se  briser  la  fortune  de  la 
Russie. 


G.    ROTHAN. 


UN     PROBLEME 


DE 


MORALE  ET   D'HISTOTBE 


LES     BORGIA 


L 

LES    DÉBUTS     D'ALEXANDRE     VI 


I.  Johannis  Durchardi  Argentinensis  Diarium,  Ii83-lo06,  édition  Thuasne.  Paris; 
Leroux.  —  II.  Dispacci  di  Antonio  Giustinian,  ambasciatore  veneto  in  Borna, 
1502-1505,  édition  Villari.  Florence;  Le  Monnier.  —  III.  Edoardo  Alvisi,  «7  Duca 
Valentino.  Imola,  1878.  —  IV.  Gregorovius,  Geschichte  der  Stadt  liom  im  Mittel- 
alter,  tome  vu,  et  Lucrezia  Borgia. 

Une  récente  publicaiion,  le  Journal  de  Jean  Biirchard,  chapelain 
et  maître  des  cérémonies  au  Vatican  de  1^83  à  1506,  a  dû  ramener 
beaucoup  de  personnes  curieuses  des  singularités  dramatiques  de 
l'histoire  vers  une  famille  dont  le  nom  seul  réveille  tout  un  cortège 
de  légendes  sinistres.  Grâce  aux  notes  quotidiennes  de  ce  prêtre,  on 
peut  désormais  suivre,  dans  le  détail  de  leur  vie  intime,  le  pape 
Alexandre  VI  Borgia  et  son  fils  César.  La  correspondance  d'Antonio 
Giustinian,  ambassadeur  de  Venise  près  de  la  cour  de  Rome,  permet  de 
contrôler  page  par  page  une  partie  du  récit  de  Burchard  ;  mais  Giusti- 


890  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

nian,  qui  était  un  fin  diplomate  de  l'école  vénitienne,  très  habile  dans 
l'art  d'observer  les  figures  et  de  scruter  les  paroles,  nous  a  laissé  en 
outre  les  principaux  élémens  d'une  psychologie  d'Alexandre  VI  ;  ses 
dépêches,  complétées  par  la  Légation  de  Machiavel,  nous  laissent 
encore  pénétrer,  aussi  avant  que  possible,  dans  la  conscience  téné- 
breuse de  César.  Ces  deux  hommes,  qui  ont  été  pendant  quelques 
années  la  terreur  de  l'Italie,  et  dont  l'œuvre,  interrompue  par  la 
mort  mystérieuse  du  père,  a  donné  tous  ses  fruits  funestes  sous  les 
pontificats  de  Jules  II,  de  Léon  X,  de  Clément  VII,  apparaissent 
donc  avec  leur  physionomie  vraie,  dans  la  complexité  de  leurs  pas- 
sions, de  leurs  vices  et  de  leurs  ambitions.  Nous  les  voyons  agir, 
et  nous  comprenons  les  motifs  de  leur  action  ;  nous  les  entendons 
parler,  et,  s'ils  mentent,  nous  savons  quel  intérêt  ils  ont  à  mentir. 
Leurs  caractères  sont  en  parfait  équilibre  avec  les  conditions  de 
leur  puissance  ;  il  leur  fallait  cette  duplicité  et  ces  accès  de  violence 
implacable  pour  se  maintenir  sur  les  sommets  vertigineux  où  la 
fortune  les  avait  portés.  Mais  ont-ils  assez  expié  leur  grandeur  san- 
glante, le  père,  par  l'effroi  qu'il  avait  de  son  fils   et  l'angoisse 
avec  laquelle,  vers  la  fin  de  son  règne,  il  sentait  venir  la  ruine  de 
l'entreprise  commune;  César,  par  l'impuissance  désespérée  dans 
laquelle  la  volonté  tenace,  soit  de  Venise,  soit  de  la  France  l'a  en- 
chaîné au  moment  où  il  croyait  tenir  enfin  son  rêve,  une  royauté 
en  Italie,  et  par  l'écroulement  de  toutes  ses  espérances,  en  quel- 
ques heures,  quand  Alexandi*e  mourut?  Ont-ils  été,  l'un  et  l'autre, 
également  coupables   envers  l'Italie,  l'église  et  la  chrétienté?  Le 
procès  que  l'opinion  des  érudits  et  des  honnêtes  gens  a  institué 
sur  cette  famille  est-il  irrévocablement  clos,  et  les  documens  précis 
que  tout  le  monde  peut  lire  désormais  n'autorisent-ils  point  une 
revision  de  cette  lamentable  cause  historique? 

Je  crois  que  l'on  peut  reprendre  le  dossier  criminel  des  Borgia, 
à  la  condition  d'apporter  à  cette  étude  nouvelle  la  tranquillhé  d'âme 
et  les  scrupules  d'un  juge.  Depuis  Guichardin  jusqu'à  une  époque 
toute  récente,  ils  n'ont  guère  provoqué  que  des  réquisitoires  pas- 
sionnés ou  des  plaidoyers  d'avocats  sollicitant  l'indulgence  de  la 
postérité,  dénaturant  les  faits,  exagérant  les  bonnes  intentions, 
atténuant  les  mauvaises,  altérant  même  au  besoin  l'état  civil  des 
enfans  d'Alexandre  VI.  Il  faut  se  méfier  des  colères  oratoires  de 
Guichardin,  mais  plus  encore  de  l'apologie  romanesque  du  père 
Olivier  ou  des  falsifications  historiques  du  docteur  Nemeke.  Les  es- 
sais de  justification  fondés  sur  une  connaissance  exacte  de  l'histoire, 
la  Lucrèce  Borgia  de  Gregorovius,  le  Cesare  Borgia  de  M,  Alvisi, 
sont  pleins  de  vues  excellentes,  mais  il  convient  de  compter  avec 
le  parti-pris  général  du  livre,  où  la  façon  de  présenter  les  faits  est 
souvent  paradoxale.  En  vérité,  un  témoin  absolument  dépourvu 


LES    CORGIA.  891 

d'esprit,  un  sacristain  médiocre,  égoïste,  réfractaire  à  tout  senti- 
ment délicat,  tel  que  Jean  Burchard,  est  une  des  plus  utiles  sources 
d'information.  11  nous  a  rendu,  comme  un  miroir  et  un  écho,  tout 
ce  qu'il  a  vu,  tout  ce  qu'il  a  entendu  dans  le  cours  des  trois  ponti- 
ficats terribles  de  Sixte IV,  d'Innocent  VIII,  d'Alexandre  VI;  il  n'est 
point  de  fait  grave  de  son  Journal  qui  ne  se  retrouve,  soit  dans  les 
chroniques  contemporaines,  soit  dans  les  dépèches  des  ambassa- 
deurs. Ce  qui  le  rend  précieux,  c'est  une  absence  désolante  de  sens 
moral.  Les  critiques  qui  ont  soulevé  des  doutes  sur  l'authenticité 
du  Diarium,  rejeté  comme  pamphlet  calomnieux,  oubliaient  deux 
choses  :  l'une,  que  l'église  elle-même  avait  sauvé  de  la  destruction 
les  nombreux  manuscrits  du  Journal,  en  faveur  des  descriptions 
précises  du  cérémonial  de  la  chapelle  pontificale,  dont  il  est  rempli  ; 
l'autre,  que,  chez  Burchard,  il  ne  se  trouve  point  !a  plus  légère 
trace  d'invective,  de  malice  ou  de  haine.  Quand  il  note  une  infa- 
mie, il  esta  cent  lieues  de  penser  que  c'est  une  infamie.  La  sérénité 
de  ce  chapelain  est  merveilleuse.  Une  seule  fois,  dans  sa  vaste 
chronique,  il  a  été  ému  sincèrement,  profondément,  et  la  douleur 
a  rehaussé  un  instant  la  platitude  naturelle  de  son  latin.  C'était  le 
soir  de  l'entrée  de  Charles  VIII  à  Rome.  Tandis  que  Burchard  veil- 
lait, au  palais  de  Venise,  sur  le  souper  du  roi,  je  ne  sais  qui  osa 
envoyer  à  sa  maison  des  garnisaires  français,  avec  leurs  chevaux. 
On  mit  à  la  porte,  sous  la  pluie  battante,  les  mules  du  maître  des 
cérémonies  vaticanes.  A  son  retour,  il  vit  l'attentat  dans  toute  son 
horreur;  les  chevaux  ultramontains  «  mangeaient  mon  foin,  dit-il, 
fenum  mcum  consumebant.  »  Il  retourna  près  de  Charles  VIII  et 
fit  une  affaire  d'état.  Le  roi  donna,  avant  de  se  coucher,  l'ordre 
de  déUvrer  la  maison  de  Burchard  de  ses  hôtes.  Le  chapelain  reprit 
alors  le  calme  de  sa  conscience.  «  Je  les  fis  placer,  écrit-il  bonne- 
ment, chez  les  voisins.  » 

Certes,  cet  homme  est  incapable  de  nous  tromper  sciemment.  Il 
ne  raconte  rien  dont  il  ne  soit  très  sûr.  Il  ne  commente  jamais  les 
faits  qu'il  rapporte.  A  deux  ou  trois  reprises,  il  refuse  de  nous 
rendre  les  bruits  de  la  rumeur  populaire,  et  nous  informe  nettement 
de  sa  discrète  résolution.  Au  delà  du  rituel  de  ses  cérémonies,  rien 
ne  l'intéresse.  Son  horizon  est  le  plus  borné  du  monde,  mais  ce 
qu'il  y  aperçoit  est  d'autant  plus  clair  et  digne  de  créance.  Jamais 
il  ne  s'est  douté  que  l'église  chancelait,  que  la  chrétienté  était  dans 
l'angoisse,  que  la  politique  de  Rome  inquiétait  l'Europe.  11  lui  suf- 
fisait que,  sur  l'autel  papal,  les  cierges  fussent  convenablement 
allumés,  et  que  le  pape  ne  revêtît  point  une  chape  rouge  à  la  place 
d'une  chape  violette.  Retenons  donc  auprès  de  nous,  comme  un 
témoin  perpétuel,  le  pauvre  sire;  à  lui  seul, il  a  plus  de  révélations 
à  nous  faire  que  tous  les  hauts  personnages,   —  l'ambassadeur 


892  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Giustinian  excepté,  —  que  nous  devons  interroger.  Il  a  assisté,  de 
la  coulisse,  au  drame  entier,  dont  les  autres  n'ont  vu  qu'un  acte 
ou  qu'une  scène. 

I. 

I!  faut,  avant  d'aborder  cette  histoire  des  Borgia,  se  défaire  réso- 
lument d'un  préjugé  et  d'une  erreur  qui  en  fausseraient  tout  à  fait 
l'intelligence.  Le  préjugé  consiste  à  s'imaginer  qu'Alexandre  et 
César  ont  été  en  dehors  des   lois  communes  de  l'humanité,  qu'ils 
ont  dépassé  par  leurs  crimes  et  leurs  vices  la  mesure  de  scéléra- 
tesse permise  à  la  fm  du  xv''  siècle, — et  duxv®  siècle  itahen.  Les 
personnes  qui  cherchent  volontiers  leurs  informations  sur  le  passé 
dans  le  théâtre  ou  le  roman  n'hésitent  pas  à  gratifier  pareillement 
Lucrèce  d'une  sorte  de  monstruosité  morale.  Nous  serions  donc  en 
présence  d'un  triple  cas  de  tératologie  historique.  Ce  n'est  point 
sans  doute  à  des  fous  que  nous  aurions  affaire,  mais  à  des  êtres 
d'exception,  en  qui  la  méchanceté  s'est  déchaînée  avec  une  fureur 
incroyable,  sans  autre  raison  que  la  volupté  perverse  du  mal,  la 
joie  maladive  que  donnent  de  grandioses  extravagances.  Cette  vue 
se  prête  bien  à  l'éloquence  et  au  pamphlet;  elle  est  faite  pour  sé- 
duire des  poètes;  on  la  découvrira  sans  peine  dans  les  chapitres 
colorés  que  Michelet  a  écrits  sur  les  Borgia,    et  ce  tableau  de  la 
Rome  papale,  farouche,  avec  ses  ruines  hantées  par  des  bandits, 
et,  au  Vatican,  des  orgies  dignes  d'Héliogabale,  «  au  milieu,  un 
banquier,  entouré  de  Maures  et  de  Juifs;  c'était  le  pape,  et  sa  Lu- 
crezia,  tenant   les  sceaux  de  l'église.  »  La  vision  est  saisissante, 
mais  elle  fait  aux  Borgia  à  la  fois  trop  d'honneur  et  une  réelle  in- 
jure. Ne  voyons  pas  en  eux  des  figures  extraordinaires,  démesu- 
rées, tels  qu'ont  été  certains  empereurs  romains.  Néron  nous  dé- 
concerte par  l'incohérence  de  sa  nature,  l'absurdité  du  mal  qu'il  a 
fait  :  les  chrétiens  de  son  temps  ont  vu  en  lui  l'antéchrist,  la  bête 
infernale  sortie  du    puits  de  l'abîme  ;  il  sut  mêler,   d'une  façon 
si  inattendue,  la  férocité,  la  luxure,  le  goût  des  pompes  colossales, 
les  rafTinemens  et  l'ironie  d'un  comédien  lugubre,  que,  présentée 
par  Tacite  et  Suétone,  son  histoire  nous  semble  un  insolent  défi  jeté 
à  la  raison  humaine.  La  taille  des  Borgia  est  loin  d'être  aussi  haute; 
il  n'y  a  point  de  désaccord  entre  leur  vie  de  tyrans  italiens  et  la 
politique  de  leur  tyrannie  ;  il  n'est  aucune  de  leurs  violences  que 
n'expliquent  facilement  les  nécessités  de  cette  politique,  nécessités 
d'un  jour,  contredites  par  celles  du  lendemain,  que  manifesteront 
des  violences  nouvelles;  petite  politique,  égoïste  et  empirique,  mais 
poursuivie,  à  l'aide  de  moyens  atroces,  avec  une  logique  et  une 
clairvoyance  parfaites.  Ce  grand  cadre  de  la  vieille  Rome,  qui  con- 


LES    BORGIA.  893 

venait  si  bien  à  Galigiila  et  à  Néron,  ou  à  certains  papes  du  moyen 
âge,  tels  qu'Innocent  III  et  Boniface  VIII,  renferme  encore,  il  est 
vrai,  l'étrange  famille,  mais  elle  ne  le  remplit  plus  à  la  manière  de 
ces  maîtres  du  monde,  soit  temporel,  soit  spirituel.  Les  Borgia  sont, 
l'un  le  roi  de  l'état  ecclésiastique,  l'autre  le  duc  de  Romagne.  Leur 
champ  d'action  est  l'Italie  seule;  ils  y  jouent  une  tragédie  où  les 
destinées  de  l'Occident  ne  sont  plus  engagées;  un  Sforza,  un  Mala- 
testa,  un  Aragon,  eussent  donné  un  spectacle  aussi  émouvant  si  l'hé- 
gémonie de  la  péninsule  leur  avait  été  livrée.  Les  princes  italiens  du 
XV®  siècle  sont  véritablement  leurs  pairs,  et,  replacés  dans  leur  com- 
pagnie, les  Borgia  reprennent  leurs  proportions  justes.  Leur  immora- 
lité n'est  pas  un  jeu  de  la  nature,  mais  la  loi  même  de  la  tyrannie 
italienne.  Après  Alexandre  VI, Pierre-Louis  Farnèse,  fils  de  Paul  III, 
a  [)arfois  dépassé  en  perversité  César  Horgia  lui-même  ;  plus  tard 
encore,  Carlo  Caraffa,  neveu  de  Paul  IV,  a  bouleversé  la  péninsule 
par  une  politique  étourdie  que  César  n'eût  point  pratiquée.  La  no- 
tion du  bien  et  du  mal,  la  loyauté,  la  bonté  et  la  pudeur  étaient-elles 
donc  abolies  dans  ces  âmes  superbes,  qui  menaient  le  chœur  d'une 
civilisation  de  premier  ordre  et  rehaussaient  la  corruption  de  leurs 
cours  de  tout  l'éclat  de  la  renaissance?  Je  n'hésite  pas  à  répondre 
affirmativement.  Dans  toutes  ces  consciences  se  retrouve  la  même 
lacune.  Mais  l'explication  du  douloureux  phénomène  moral  est  dans 
le  Priwe  de  Machiavel.  La  tyrannie  du  xv®  siècle  traînait  à  sa  suite 
la  fatalité  de  son  origine;  elle  était  illégitime  par  son  point  de  dé- 
part même,  par  l'attentat  du  prince  nouveau  contre  les  libertés 
communales  ou  les  pouvoirs  féodaux;  la  papauté,  bien  que  puis- 
sance séculaire,  avait  été  atteinte  de  cette  contagion  depuis  plus 
de  cent  ans;  elle  avait  été  condamnée  à  lutter  jusqu'à  l'extermina- 
nation  contre  les  grandes  familles  féodales  de  Rome,  et  à  jeter  en 
pâture  aux  neveux  pontificaux  les  domaines  des  barons.  A  partir  de 
Sixte  IV,  c'était  l'Italie  elle-même  qui,  de  proche  en  proche,  deve- 
nait la  proie  du  népotisme.  Or,  comme  tous  ces  princes  dont  la 
maison  a  été  fondée  par  la  violence  et  ne  subsiste  que  par  le 
crime,  les  papes  de  la  renaissance  ont  dû  recourir,  pour  assu- 
rer leurs  ambitions,  à  une  politique  impitoyable,  mêlée  de  four- 
berie et  de  cruauté;  comme  eux,  ils  ont  dû  écraser  sans  merci 
leurs  ennemis  intérieurs,  les  comtes  et  les  villes,  les  condottières 
indociles  et  les  cardinaux  trop  puissans,  les  moines,  qui  veulent 
ramener  sur  la  terre  les  libertés  du  royaume  de  Dieu,  jusqu'aux 
humanistes,  qui  parlent  trop  haut  de  la  libre  république  de  Tite- 
Live.  Renard  et  lion,  dit  Machiavel,  il  fallait  être  alors  l'un  et  l'autre: 
au  dedans,  pour  espérer  un  lendemain;  au  dehors,  sur  leurs  fron- 
tières, chez  leurs  alliés,  chez  leurs  rivaux,  les  tyrans  italiens,  et  le 
pape,  comme  tous  les  autres,  ont  àse  défendre  contre  la  conspiration 


894  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

permanente,  l'intrigue  auprès  des  souverains  de  l'Occident,  la  viola- 
tion des  traités,  les  trames  des  exilés,  des  fuoruscili,  qui  préparent 
leur  retour  par  le  régicide  ou  l'émeute  populaire.  Il  n'est  pas  un 
prince  qui  n'ait  contre  lui  tous  ses  voisins  immédiats,  et,  pour 
appuyer  secrètement  la  politique  de  ses  ennemis,  quelqu'une  des 
puissances  de  l'Europe  :  si  celles-ci,  occupées  ailleurs,  sont  neutres, 
il  reste  toujours  Venise,  république  patricienne,  qui  hait  également 
tous  ces  tyrans  et  dont  la  main  s'aperçoit  dans  tous  les  désastres 
qui  les  accablent.  C'est  pourquoi  ils  n'ont,  pour  durer,  qu'une  res- 
source, la  terreur  et  le  parjure.  Les  Médicis,  qui  ont  eu  longtemps 
plus  d'humanité  que  les  autres,  ont  été  frappés  par  des  sectaires  en 
pleine  église  et  dépossédés;  ils  ne  sont  enfin  rentrés  en  1512  à 
Florence  qu'après  avoir  épouvanté  la  Toscane  par  le  massacre  de 
Prato.  Les  Borgia  ont  été  de  ce  monde  qui  ne  connaissait  ni  dou- 
ceur, ni  scrupules,  ni  remords  ;  ils  ont  mené  cette  guerre  sauvage 
qui  n'a  point  connu  de  droit  des  gens.  En  nous,  c'est  la  conscience 
moderne  qu'ils  étonnent.  Mais,  pour  l'Italie  princière,  «  Thôtellerie 
de  douleur  »  que  Dante  avait  chantée  déjà,  ils  n'ont  été  ni  une  dé- 
ception ni  une  surprise. 

Le  préjugé  que  je  viens  de  signaler  se  compliquait  encore,  pour 
les  Borgia,  d'une  idée  historique  qu'il  s'agit  de  redresser,  sinon  on 
risquerait  de  considérer  leur  figure  et  leur  œuvre  sous  une  sorte 
de  verre  grossissant.  Alexandre  VI,  dit-on,  était  pape:  c'est  donc 
l'église  romaine  qu'il  entraîna  dans  la  complicité  de  sa  politique, 
l'église  chrétienne  dont  sa  vie  a  compromis  l'honneur,  le  christia- 
nisme, dont  il  était  responsable,  aussi  bien  en  face  de  l'histoire  que 
devant  Dieu,  et  que  lui  et  tous  les  siens  ont  renié  impudemment. 
Cette  notion  a  préoccupé  d'une  façon  différente  un  certain  nombre 
d'historiens.  Les  uns  l'ont  employée  à  assombrir  davantage  le 
tableau  de  ce  pontificat,  aggravant  ainsi  la  culpabilité  de  la  famille 
de  tout  le  poids  d'une  véritable  apostasie.  D'autres,  persuadés  que 
la  grâce  divine  n'avait  pu  à  un  tel  point  être  impuissante,  se  sont 
récriés,  ont  imaginé  je  ne  sais  quelle  conspiration  de  calomniateurs, 
ligués  contre  les  Borgia,  ou  plutôt  contre  l'église,  supposant  la 
légende  introduite  au  sein  de  l'histoire,  déclarant  apocryphes  et 
mensongères  les  dépositions  des  témoins  et  les  relations  des  chroni- 
queurs, en  première  ligne  celle  du  chapelain  Burchard,  qu'on 
n'avait  point  lu  parallèlement  avec  les  récits  ou  les  pièces  diplo- 
matiquesdes  contemporains.  L'opinion  qui,  dans  Alexandre  VI,  place 
au  premier  rang  le  pontife  et  le  pasteur  des  âmes,  a  donc  servi  à 
la  fois  à  redoubler  la  sévérité  de  quelques-uns  de  ses  juges,  à  ex- 
citer le  zèle  de  ses  avocats.  Mais  cette  opinion  est  contredite  par  la 
réalité  historique.  La  papauté  avait  longtemps  incarné  l'église  elle- 
même,  et,  par  l'église,  la  religion  de  tout  le  monde  chrétien.  Dans 


LES    BORGIA.  895 

les  plus  mauvais  siècles  du  moyen  âge,  au  temps  où  les  papes  se 
voyaient  presque  tous  chassés  de  Rome  par  le  peuple,  les  barons 
ou  les  empereurs,  les  pontifes,  même  exilés,  remplacés  par  des 
antipapes,  avaient  tenu  d'une  main  souveraine  la  règle  de  la  foi 
universelle.  Les  hérésies,  les  philosophies,  les  infractions  à  la  dis- 
cipline ecclésiastique,  les  entreprises  des  princes,  tous  les  intérêts 
qui,  de  près  ou  de  loin,  touchaient  au  christianisme,  avaient  con- 
stamment abouti  à  un  concile  du  Latran,  à  une  décision  du  pape,  a 
un  acte  solennel  de  l'autorité  apostolique.  Rien  ne  se  faisait  ou  ne 
se  disait  en  Occident  qui  ne  dut  recevoir  l'approbation  ou  le  blâme 
de  Rome.  L'Italie  et  l'Europe  tourmentaient  de  mille  manières  le 
suzerain  du  patrimoine  de  saint  Pierre;  elles  s'inQJinaient  toujours 
en  tremblant  quand  l'évêque  de  Rome  parlait  au  nom  de  Dieu. 
Les  têtes  rebelles  qui  n'avaient  point  fléchi  lurent  frappées  d'une 
façon  terrible:  l'empereur  Henri  IV,  Arnauld  de  Rrescia,  Frédéric  II, 
le   roi  Manfred.  La  fonction  politique  du  pape,   précaire  et  sans 
cesse  suspendue  à  Rome  et  dans  le  domaine  ecclésiastique,  indé- 
cise et  contestée  dans  le  reste  de  l'Italie,  excepté  au  moment  des 
ligues  communales  contre  l'empire,  était,  quand  elle  agissait  au 
loin,  d'une  grandeur  incomparable.  Quand  le  pape  se  tournait  vers 
l'empereur,  le  roi  de  France  ou  la  terre-sainte,  il  montrait  dans  son 
geste  et  sa  parole  toute  la  puissance  surhumaine  du  sacerdoce.  Ce 
furent  les  temps  héroïques  de  la  papauté  romaine,  qui  s'arrêtèrent 
brusquement  après  Boniface  VIII.  Par  l'attentat  de  Philippe  le  Bel,  les 
princes  commencèrent  d'annuler  le  droit  de  l'église  à  intervenir  dans 
les  affaires  religieuses  de  l'Europe.  L'exil  d'Avignon  fut  une  déchéance 
tout  autant  pour  l'église  que  pour  son  chef.  Le  pape  perdit  alors  le 
prestige  de  cet  épiscopat  œcuménique  que  Rome  seule  pouvait  con- 
tenir; hors  de  Rome,  capitale  spirituelle  et  politique  du  monde,  il 
ne  semble  plus,  aux  hommes  du  moyen  âge,  qu'un  archevêque 
français.  L'église,  protégée  et  surveillée  par  le  roi  de  France,  ne 
fut  plus,  comme  jadis,  la  suprême  autorité  morale,  plus  haute  que 
tous  les  rois,  et  qui,  dans  la  misère  même  de  son  siège  à  Rome, 
faisait  à  tous  la  loi.  Ses  décisions  doctrinales,  qui  n'étaient  plus 
promulguées  au  Latran,  ne  furent  plus  que  l'œuvre  impuissante 
d'une  église  nationale.  La  chaîne  qui,  par  le  pape,  rattachait  l'église 
à  Dieu,  parut  rompue  en  son  anneau  essentiel.  C'est  bien  le  senti- 
ment des  grands  chrétiens  et  des  politiques  de  l'Italie  au  xiv^  siècle  : 
Dante,  Pétrarque,  sainte  Catherine  de  Sienne.  Le  pape  rentra  dans 
Rome,  mais,    grâce  à  l'horrible  désordre  du  schisme  d'Occident, 
il  ne  fut  plus  capable  de  ressaisir  toute  sa  primauté  apostolique. 
L'Europe  se  demanda,  durant  plus  d'un  derai-siècle,  où   étaient 
l'église  et  le  pape  véritables,  et  les  conciles  de  Constance  et  de  Râle 
purent  seuls  empêcher  le  morcellement  de  la  chrétienté  en  église 


896  ■  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

indépendante.  Mais  ces  conciles  eux-mêmes  amenèrent  un  amoin- 
drissement nouveau  dans  la  puissance  religieuse  du  saint-siège.  Ils 
attribuèrent  à  l'épiscopat  la   suprématie  doctrinale  et  le  droit  de 
discipline  qui  avaient  fait,  antérieurement  à  tous  ces  troubles,  la 
force  du  pontite  romain  ;  ils  constituèrent  théoriquement  l'église  en 
monarchie  parlementaire.  A  chaque  élection,    le  pape  dut  jurer, 
entre  les  mains  de  ses   cardinaux,  les  capitulations  par  lesquelles 
il  abdiquait  en  faveur  du  sacré-collège   les  prérogatives  les  plus 
grandes  du  gouvernement  de  l'église.  Dès  le  lendemain,  il  avait 
oublié  ses  sermons,  et  s'efforçait  de  revenir  à  la  plénitude  de  ses 
anciens  pouvoirs.  Les  papes  de  la  seconde  moitié  du  xv^  siècle  ont 
tous  déchiré  lafcharte  pontificale.  Cet  acte  de  mauvaise  foi  n'eut 
pour  aucun  d'eux  des  conséquences  graves.  Les  cardinaux  italiens 
se  souciaient  médiocrement  des  intérêts  de   l'église  universelle  ; 
chacun  d'eux,  rêvant  de  la  tiare,  voyait  sans  déplaisir  une  usurpa- 
tion qui  tendait  non  pas  à  relever  la  puissance  spirituelle  de  leur 
maître,  mais  à  consolider  dans  sa  personne  une  réalité  dont  les 
grands  papes  d'autrefois  n'avaient  jamais  connu  que  l'ombre,  le 
principat  ecclésiastique,  la  royauté  temporelle  de  lîome. 

Or,  pendant  les  cent  cinquante  années  qui  vont  de  la  captivité 
d'Avignon  au  pontificat  de  Pie  II,  le  régime  politique  et  social  de 
l'Italie  avait  changé  de  fond  en  comble.  La  tyrannie  avait  remplacé 
les  communes.   Les  provinces  s'étaient,  bon  gré  mal  gré,  consti- 
tuées en  principats.  Milan  appartenait  aux  Visconli,  puis  aux  Sforza; 
Florence  s'était  accommodée  du  régime  indécis  du  premier  Médi- 
cis  ;  le  royaume  des  Deux-Siciles  était,  avec  les  Aragons,  une  mo- 
narchie taillée  sur  le  patron  des  royautés  européennes;  il  y  avait 
des  tyrans  à  Bologne,  à  Ferrare,  à  Rimini,  à  Pérouse,  dans  chacune 
des  villes  de  Romagne,  dans  chaque  tour  féodale,  pour  ainsi  dire; 
mais  ici,  le  baron  ou  le  duc  n'attendait  plus  rien  de  la  fidélité  de 
ses  sujets  dont  il  était  le  despote  ;  il  ne  reconnaissait  au-dessus  de 
soi  aucun  suzerain.  Ce  fut,  pour  le  pontificat  romain,  une  inexo- 
rable nécessité  de  s'adaptera  ce  milieu,  de  chercher  des  conditions 
de  vie  pareilles  à  celles  des  autres  puissances  italiennes.  La  poli- 
tique nationale  d'Innocent  III  et  de  Boniface  VIII,  l'hégémonie  des 
cités  guelfes  avait  fait  son  temps;   il  n'y  avait  plus  ni  Guelfes  ni 
cités  ;  la  chimère  d'une  église  libre,  mais  privée  d'un  domaine  in- 
dépendant, au  sein  d'une  Italie  princière,    était  insoutenable;  la 
papauté  eût  été  confisquée  par  les  Aragons  ou  les  Médicis,  comme 
elle  l'avait  été,  au  x^  siècle,  par  les  barons  de  Tusculum  ou  par  les 
empereurs.   Le  seul  parti  à  prendre,  pour  les  papes,  fut  d'être 
tyrans  au  même  titre  que  tous  les  autres  ;  plus  grave  était  leur  dé- 
chéance religieuse,  plus  pressante  était  l'obligation  de  faire  grande 
figure  dans  la  péninsule,  afin  de  retrouver  par  la  diplomatie  une  si- 


LES   BORGIA.  897 

tuation  analogue  à  celle  dont  ils  avaient  joui  au  temps  de  leur  maîtrise 
mystique  sur  le  monde.  Dès  qu'ils  se  sentirent  libres  du  côté  de  la 
chrétienté,  par  la  fin  du  schisme,  la  clôture  des  conciles,  la  répres- 
sion des  hérésies  de  Huss  et  de  Wiclelî,  les  papes  du  xv^  siècle  se 
mirent  à  édifier  leur  grandeur  temporelle.  Les  dernières  traces  de 
l'autonomie  communale  de  Rome  disparaissent  sous  Martin  V,  an- 
térieurement à  1A50.  Nicolas  V,  Calixte  III,  premier  pape  Borgia, 
Pie  II,  Paul  II,  sont  rois  de  Piome  sans  conteste;  mais  leur  royauté 
est  encore  chancelante  dans  le  patrimoine,  où  les  vieilles  familles 
gardent,  sur  leurs  fiefs,  toute  l'indiscipline  féodale.  D'autre  part, 
ces  pontifes  se  rallient,  par  le  mécénat,  par  la  protection  des  huma- 
nistes et  des  artistes,  à  la  civilisation  princière  de  la  renaissance  ; 
mais,  pour  eux,  accueillir  la  renaissance,  c'est-à-dire  l'esprit  de 
critique  et  les  lettres  païennes,  c'était  témoigner  une  fois  de  plus 
de  leur  abandon  du  rôle  théologique  soutenu  par  l'ancien  pontificat. 
Le  règne  de  Pie  II,  qui  va  de  llibS  à  ili(5h,  marque  le  terme  der- 
nier de  cette  crise  historique  de  l'église  romaine.  Quelques  années 
auparavant,  Eugène  IV  avait  encore  essayé,  non  sans  grandeur,  de 
réconcilier  l'église  d'Orient  avec  la  foi  latine;  sa  tentative  avait 
échoué.  Mais  Nicolas  V,  quatre  ans  avant  l'élection  de  Pie  II,  avait 
été  pris  pour  arbitre  par  toute  l'Italie,  et  avait  présidé  à  la  signa- 
ture d'une  trêve  de  vingt-cinq  ans  entre  Rome,  Naples,  Florence, 
Milan  et  Venise.  Avec  ce  pape,  le  saint-siège  fut  quelques  jours,  et 
pour  la  première  fois,  le  point  d'équilibre  de  la  péninsule.  Puis 
Calixte  III,  revenant,  mais  trop  tard,  à  la  tradition  purement  ecclé- 
siastique, s'attacha,  avec  une  passion  tout  espagnole,  à  la  croisade 
contre  les  Turcs  ;  il  mourut,  convaincu  de  l'impuissance  politique 
de  la  papauté  en  matière  religieuse.  Pie  II  reprit  le  projet  de  croi- 
sade; il  voulut  rétablir  la  primauté  de  Rome  sur  les  églises  natio- 
nales. Louis  XI  lui  accorda  l'abolition  de  la  pragmatique  de  Bourges, 
mais  le  parlement  et  l'université  aidèrent  le  roi  à  l'observer  en 
dépit  du  pape.  Quant  à  la  croisade,  ce  pape  aimable  usa  à  la  pré- 
parer les  dernières  forces  de  sa  vie.  A  Ancône,  au  moment  de  mou- 
rir, il  conjurait,  en  pleurant,  son  ami  Bessarion  de  ramener  à  Rome 
sa  dépouille  mortelle.  Il  s'était  trompé  en  venant  seul  au  bord  de 
cette  mer,  sur  le  chemin  de  Jérusalem,  que  les  chrétiens  avaient 
oubliée.  C'est  à  Rome  qu'il  donnait  sa  dernière  pensée,  à  la  capitale 
toute  temporelle  de  la  royauté  pontificale,  au  souvenir  des  lettres 
antiques,  à  la  civilisation  séculière  dont  la  papauté  allait  partager 
avec  Florence  la  direction  pendant  plus  d'un  demi- siècle,  après 
avoir  d'abord  tranquillement  fermé  l'Évangile. 

Or,  dans  le  temps  même  où  une  grande  crise  sociale  obligeait  la 
papauté  à  se  retirer  du  gouvernement  œcuménique  du  monde, 
TOME  LXXXIV.  —  1887.  57 


898 


REVUE    DES    DEUX    MONDES, 


pour  se  renfermer  dans  une  royauté  italienne,  l'Occident  commen- 
çait une  évolution  historique  analogue  à  celle  de  l'Italie,  et  sortait 
du  cadre  vague  de  la  vieille  chrétienté  pour  entrer  dans  les  formes 
définies  des  nationalités  européennes.  Le  déclin  profond  de  l'em- 
pire, l'affaiblissement  du  pouvoir  spirituel  des  papes,  furent  à  la 
fois  des  effets  et  des  causes  dans  ce  renouvellement  des  conditions 
politiques  de  l'Europe.  Les  peuples  prirent  une  conscience  claire 
de  leur  vie  nationale  quand  le  sens  de  la  vie  générale  baissa  chez 
les  deux  maîtres  mystiques  de  l'humanité  ;  le  pape  et  l'empereur 
virent  leur  puissance  universelle  perdre  tout  le  terrain  gagné  par 
l'autonomie  individuelle  des  nations.  La  majorité  politique  de 
celles-ci  rendit  caduque  la  tutelle  sociale  de  ses  anciens  patrons. 
Les  nations,  à  mesure  qu'elles  se  reconnaissaient  maîtresses  d'elles- 
mêmes,  s'enfermaient  en  des  frontières  plus  précises,  la  famille 
chrétienne  se  morcelait  en  familles  particulières  toutes  prêtes  à  se 
combattre  les  unes  les  autres  ;  l'autorité  pontificale  s'arrêtait  à  cha- 
cune de  ces  frontières  et  ne  passait  au-delà  qu'à  la  condition  de 
se  conformer  au  droit  public  de  la  nation  ;  le  pontife  semblait  de 
plus  en  plus  un  prince  séculier  au  même  titre  que  les  autres,  et 
les  rois  de  l'Europe  étaient  tous  disposés  à  le  traiter  en  prince 
étranger,  et,  à  l'occasion,  en  ennemi. 

Cette  période  originale  de  l'histoire  de  l'église,  où  les  papes 
n'eurent  plus  rien  d'apostolique,  s'ouvrit  par  le  règne  de  Paul  II, 
grand  seigneur  d'esprit  léger,  tout  occupé  de  statues  grecques,  et 
de  fêtes  carnavalesques.  Elle  se  termina  en  1527,  par  une  catastrophe 
inouïe,  le  sac  de  Rome,  Saint-Ange,  l'humiliation  du  pontife  aux 
pieds  de  Charles-Quint.  La  tyrannie  ecclésiastique  perdit  alors  sa 
valeur  politique  en  Italie,  son  importance  diplomatique  en  Eu- 
rope. Mais  sa  ruine  fut,  comme  l'avait  été  sa  grandeur,  entraînée 
dans  le  mouvement  général  de  la  péninsule.  Par  Milan  et  par  Na- 
ples,  l'empereur  tenait  l'Italie  entière  ;  ce  qui  restait  de  princes,  à 
Florence,  à  Ferrare,  à  Mantoue,  dépendait  étroitement  de  l'étran- 
ger. Le  pontificat  romain,  dépossédé  dé  son  action  temporelle, 
commença  dès  lors  une  évolution  très  belle  vers  les  traditions  de 
son  passé.  Les  papes  comprirent  que  l'église,  déchue  politique- 
ment, devait  retrouver  l'ascendant  religieux  qui  fit  sa  force  au 
temps  où  elle  était  si  faible  sur  son  domaine  terrestre.  Paul  III  Far- 
nèse,  qui  avait  grandi  dans  la  corruption  de  Rome  sous  Alexandre  VI, 
réunit  le  concile  de  Trente.  L'église  œcuménique  rendit  à  son  chef 
l'autorité  doctiinale  que  Constance  et  Bâle  avaient  affaiblie  ;  elle  lui 
remit  un  droit  de  discipline  tel  que  le  saint-siège  n'en  avait  jamais 
exercé  de  plus  rigoureux.  Mais  lorsque,  sous  Paul  IV,  les  Garaffa 
prétendirent  restaurer  la  puissance  temporelle  dont  Clément  VII 
avait  vu  la  chute,  lorsque  le  neveu  du    pape,   le  cardinal  Carlo, 


LES   BORGIA.  8Q9 

voulut  recommencer  la  tragédie  de  César  Borgia  et  mettre  aux 
prises  en  Italie,  au  profit  du  saint-siège,  la  France  et  l'Espagne,  on 
s'aperçut  à  quel  point  la  scène  manquait  aux  acteurs  ;  Rome  et 
l'église,  qui  avaient  tout  permis  aux  Borgia,  se  levèrent  contre  les 
insensés  dont  la  politique  retardait  de  soixante  ans  ;  Paul  IV  mort, 
le  peuple  jeta  au  Tibre  sa  statue,  et  le  sacré -collège  fit  étrangler  le 
cardinal-neveu.  L'église  romaine,  si  longtemps  sourde  aux  cris  de 
la  chrétienté,  demandait  enfin  hautement  la  réformation,  dont  le 
nom  seul  faisait  jadis  sourire  Léon  X.  Pie  IV  rappela  le  concile,  et 
saint  Pie  V,  un  moine,  un  inquisiteur,  achevant  de  reconstituer  le 
sacerdoce,  poursuivit  l'hérésie  avec  l'inflexibilité  dogmatique  d'un 
Innocent  III,  et  fut  assez  fort,  comme  évêque  universel,  pour  pous- 
ser une  dernière  fois,  dans  la  croisade  de  Lépante,  l'Europe  chré- 
tienne contre  l'islamisme.  Le  bercail  apostolique  avait  retrouvé  son 
pasteur;  l'église,  aidée  par  la  milice  de  Jésus,  recouvra,  sous 
Sixte-Quint,  son  rôle  religieux  dans  la  politique  générale  de  l'Occi- 
dent. Elle  n'était  plus,  en  Italie,  qu'un  principat  débile,  et  l'Italie 
n'était  plus  qu'un  grand  fief  de  l'Espagne. 

Je  viens  d'esquisser  les  conditions  morales  et  politiques  où  l'his- 
toire du  XV®  siècle  italien  a  placé  les  Borgia.  Nous  ne  les  jugerons 
ni  comme  un  accident  ni  comme  une  exception  ;  ni  leur  conscience 
ni  leur  politique  n'étaient  une  nouveauté;  ces  virtuoses  ont  jeté 
des  notes  violentes,  mais  pas  une  seule  note  fausse,  dans  le  concert 
de  la  renaissance.  Il  ne  s'agit  point  ici  de  diminuer,  par  une  bien- 
veillance paradoxale,  leur  responsabilité  historique,  mais  de  la  me- 
surer équitablement.  J'ai  dû  d'abord  les  remettre  au  juste  point  de 
vue,  à  la  lumière  vraie  qui  leur  conviennent,  en  les  tirant  du  clair- 
obscur  poétique  où  leurs  figures  se  tenaient  comme  de  formidables 
fantômes.  Le  préjugé  romanesque  une  fois  écarté,  nous  pouvons 
aborder  de  beaucoup  plus  près  l'histoire  vraie  des  Borgia. 

H. 

L'Italie,  disait  Jules  II,  est  une  lyre  à  quatre  cordes,  qui  sont 
Rome,  Naples,  Florence  et  Milan.  Les  quatre  cordes  avaient  été  un 
jour  d'accord;  depuis  Nicolas  V,  l'harmonie  s'était  rompue;  la  fédé- 
ration ita,lienne  semblait  une  chimère.  Chaque  lois  que  l'une 
des  grandes  puissances,  Milan,  Florence  ou  Venise,  devenait  comme 
le  novau  d'un  svstème  d'alliances  avec  les  tvrans  de  second  ou  de 
troisième  ordre,  Ferrare,  Bologne  ou  Sienne,  Rimini,  Imola,  Urbin, 
Mantoue  ou  Piombino,  tout  le  reste  de  l'Italie  s'inquiétait  ;  une  cla- 
meur s'élevait  qui  dénonçait  la  trahison  ourdie  contre  les  libertés 
de  la  péninsule  et  l'établissement  projeté  de  la  «  monarchie  unique.  » 
Ce  cauchemar  avait  envahi  tous  les  esprits,  et  il  est  bien  singulier 


900  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

que  l'appréhension  d'une  royauté  italienne  ait  à  ce  point  troublé 
les  tyrans,  les  condottières,  les  humanistes,  dans  le  temps  même 
où  le  sentiment  de  la  patrie  italienne  était  le  plus  étranger  à  toutes 
les  consciences.  Chacun  des  grands  tyrans  était  soupçonné  à  son 
tour;  les  Sforza  et  les  Aragons  se  renvoyaient,  à  la  fm  du  xv^ siècle, 
la  même  accusation.  Quand  Ludovic  le  More  appela  Charles  VIII, 
personne  ne  douta  qu'il  n'eût  le  dessein  de  régner  sur  la  pénin- 
sule. C'était  encore  Venise  que  l'on  redoutait  le  plus  communé- 
ment, bien  qu'elle  n'eût  qu'un  point  d'appui  territorial  très  faible; 
mais  elle  était  riche,  et,  par  sa  diplomatie,  très  forte  dans  les  con- 
seils de  l'Europe.  Guichardin  affirme  que  Cosme  de  Médicis,  aidant 
François  Sforza  à  devenir  tyran  de  Milan,  «  a  sauvé  la  liberté  de 
toute  l'Italie,  que  Venise  aurait  asservie.  »  Le  même  historien  a 
écrit  cette  maxime,  qui  explique  bien  le  préjugé  italien  contre  Ve- 
nise :  «  La  république  n'accorde  la  liberté  qu'à  ses  citoyens  pro- 
pres. »  Avec  Venise,  ce  n'était  point  de  fraternité  politique,  mais 
de  vassalité  qu'il  s'agissait.  Un  traité  passé  entre  les  tyrans  et  Ve- 
nise, maîtresse  de  l'hégémonie  italienne,  eût  été  la  ruine  du  prin- 
cipat.  Ce  n'est  qu'entre  puissances  semblables,  rapprochées  par  la 
communauté  de  régime  et  d'intérêts,  que  peut  s'établir  un  concor- 
dat équitable.  Rome  et  Venise,  où  le  pouvoir  était  électif,  la  société 
aristocratique,  les  traditions  de  gouvernement  très  fixes,  avaient 
l'une  avec  l'autre  d'étroites  affinités,  et  l'Italie  ne  redoutait  rien 
tant  que  leur  bon  accord.  Le  sens  très  pratique  et  doublé  d'égoïsme 
de  Venise  écarta  le  plus  souvent  ce  danger,  et  quand,  à  la  fin 
d'Alexandre  VI,  la  tyrannie  ecclésiastique  fut  sur  le  point  de  s'étendre 
sur  la  plus  grande  partie  de  la  péninsule,  l'Italie  éperdue  se  tourna 
vers  Venise,  et  attendit  un  instant  de  la  république  le  salut  du  prin- 
cipat. 

Sixte  IV,  vingt  ans  avant  le  second  pape  Borgia,  montra  ce  que 
le  saint-siège  prétendait  être  désormais,  non-seulement  l'arbitre, 
mais  le  patron  de  tous  les  états  italiens,  et  la  façon  nouvelle  par 
laquelle  il  oserait  rechercher  cette  prépondérance.  Ce  moine  fran- 
ciscain, fils  d'un  batelier  de  Savone,  savant  homme,  inaugura  une 
politique  absolument  dépourvue  de  principes,  emportée  comme  en 
un  tourbillon,  sans  lendemain,  mais  dont  les  contradictions  et  les 
violences  devaient  concourir  à  un  plan  rigoureux,  opiniâtrement 
suivi,  pour  la  grandeur  exclusive  non  pas  de  l'église  romaine,  mais 
de  la  famille  pontificale.  La  méthode  insolente  des  Borgia,  la  chasse 
aux  alliances  italiennes  et  l'abandon  cynique  des  alliés  de  la  veille, 
fut  inventée  par  les  Rovere,  et  le  cardinal  Rodrigo  Borgia,  qui  avait 
vendu  sa  voix  et  son  crédit  au  conclave,  lors  de  l'élection  de  Sixte  IV, 
reçut  de  ce  pape,  en  récompense  de  ce  service,  une  édifiante  édu- 
cation politique.  On  vit  alors,  autour  de  Rome  et  contre  Rome,  se 


LES    BORGIA.  901 

former  et  se  dénouer  les  ligues  avec  une  rapidité  vertigineuse  : 
Milan,  Florence  et  Venise,  iNaples,  Ferrare,  Urbin,  Rimini,  Bologne, 
se  formaient,  sur  un  signe  du  pontife,  en  groupes  accidentels  que 
la  trahison  renouvelait  sans  cesse.  Sixte  IV  trahissait  tout  le  monde, 
et  Venise  trahissait  le  plus  volontiers  Sixte  IV.  Celui-ci,  surpris, 
en  IZiSA,  d'une  perfidie  plus  inattendue  de  la  république  sérénis- 
sime,  entra  dans  une  colère  si  grande,  qu'il  prit  la  fièvre  et  mourut 
en  deux  jours. 

Mais  cette  politique  incohérente  servait  la  passion  dominante  de 
Sixte  IV,  l'établissement  de  ses  neveux,  les  Rovere  et  les  Riario.  Le 
népotisme  n'était  pas  une  nouveauté  dans  l'histoire  du  saint-siège  ; 
les  papes,  à  mesure  qu'ils  grandissaient  comme  princes  temporels, 
s'étaient  de  plus  en  plus  appuyés  sur  leur  famille;  mais  jamais, 
jusqu'alors,  ils  n'avaient  prétendu  londer,  pour  leurs  neveux,  une 
puissance  territoriale.  Pie  II  avait  appelé  à  Rome  tous  les  Piccolo- 
mini,  ses  parens,  et  tous  ses  amis  siennois  ;  il  leur  avait  prodigué 
les  dignités  ecclésiastiques  ou  séculières,  quelques  fiefs  sans  im- 
portance, les  charges  de  la  cour  romaine,  et  n'oublia  même  pas 
sainte  Catherine,  sa  compatriote,  qu'il  canonisa.  Ce  népotisme  était 
innocent.  Sous  Sixte  IV,  ce  fut  un  brigandage.  Aux  cinq  neveux 
cardinaux,  à  Pietro  Riario,  qui  passait  pour  son  fils,  à  Julien  Ro- 
vere, le  futur  Jules  II,  il  livra  l'église  :  Pietro,  la  veille  encore  pe- 
tit frère  de  Saint-François,  fut  fait  d'un  seul  coup  patriarche  de 
Constantinople,  archevêque  de  Florence,  de  Sôville  et  de  Mende,  et 
accablé  de  riches  bénéfices.  En  deux  ans,  ses  favoris,  ses  chevaux, 
ses  comédiens  et  ses  poètes  dévorèrent  tout,  et  Pietro,  écrasé  de 
dettes,  mourut  d'épuisement.  Peu  de  semaines  avant  sa  mort,  il 
avait  conçu  un  projet  extraordinaire,  pour  lequel  il  sollicita  la  com- 
plicité de  Galéas-Marie  Sforza;  il  s'agissait,  avec  l'aide  du  tyran 
devenu  roi  de  Lombardie,  d'arracher  à  l'oncle  son  abdication  et  de 
prendre  la  tiare;  c'était  une  folie,  mais  il  en  resta  toujours  quelque 
chose  dans  la  tradition  du  népotisme  pontifical,  et  César  Borgia 
jugera  peut-être  que  cette  idée  avait  du  bon.  Le  pape  pleura  le 
ti'aître  et  reporta  toute  sa  tendresse  sur  son  frère  Girolamo  Riario, 
ancien  scribe  de  la  douane  de  Savone.  Il  acheta  pour  lui  Imola  à 
Taddeo  Manfredi  et  le  maria  à  une  fille  naturelle  de  Galéas  Sforza, 
Catarina.  Puis  il  demanda  pour  Jean  Rovere,  frère  de  Julien,  une 
fille  de  Frédéric  d' Urbin;  il  donna  àce neveu  Sinigagliaet  Mondovi, 
terres  de  l'église.  Mais  Sixte  IV  avait  des  ambitions  plus  hautes  en- 
core, et  jeta  son  dévolu  sur  la  Toscane.  A  Florence,  les  deux  frères 
Médicis,  Laurent  et  Julien,  gouvernaient  avec  douceur,  comme 
avait  fait  Gosme,  par  l'opinion  plutôt  que  par  un  pouvoir  bien  dé- 
fini. Ils  avaient  contre  eux  un  parti,  les  Pazzi;  le  pape  se  mit  en 
relation  avec  les  chefs  de  la  faction,  et,  au  Vatican  même.  Tassas- 


902  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

sinat  des  Médicis  fut  préparé.  L'archevêque  de  Pise,  Salviati,  était 
l'âme  de  la  conspiration  ;  autour  de  lui  on  trouve,  entre  autres  con- 
jurés, deux  prêtres  et  un  condottiere  du  pape.  C'est  à  la  cathé- 
drale, au  moment  de  l'élévation,  que  les  meurtriers  devaient  agir. 
Le  cardinal-neveu  Raphaël  Riario,  un  enfant  de  dix-sept  ans,  se 
tenait  près  de  l'autel,  dans  sa  simarre  rouge.  Julien  fut  tué  sur 
place.  Laurent  put  s'enfuir  et  se  barricader  dans  la  sacristie.  Flo- 
rence se  souleva  en  criant  :  Palle  !  Palle  !  Le  peuple  pendit  Sal- 
viati, l'étole  au  cou,  à  une  fenêtre  de  la  seigneurie;  Riario,  trem- 
blant, demanda  grâce.  On  l'épargna  par  pitié  pour  sa  jeunesse;  il 
garda,  dit  un  contemporain,  un  visage  livide  toute  sa  vie.  La  con- 
spiration avait  manqué.  Sixte  IV  excommunia  Laurent  et  mit  la 
ville  en  interdit.  Le  peuple  força  ses  prêtres  à  célébrer  la  messe. 
Le  clergé  se  réunit  en  synode  et  demanda  le  concile.  En  appeler 
du  pape  à  l'église  était  un  nouveau  crime.  Sixte  IV  jeta  sur  la  Tos- 
cane ses  alliés,  Alphonse  d'Aragon  et  Frédéric  d'Urbin.  Quand  il  fit 
la  paix  avec  la  noble  ville,  les  premiers  citoyens  de  Florence  du- 
rent s'agenouiller  aux  pieds  du  pape,  devant  la  porte  close  de 
Saint-Pierre,  au  chant  du  Misei-ere.  Il  frappa  chacun  d'eux  de  la 
baguette  symbolique  des  confesseurs,  et  leur  pardonna  en  père  de 
miséricorde. 

Il  fallait  renoncer  à  la  Toscane,  dont  l'indépendance  était  deve- 
nue, au  lendemain  du  régicide,  une  cause  nationale  pour  l'Italie. 
Sixte  IV  put  donner  encore  Forli  à  Girolamo  ;  il  cherchait  le  moyen 
de  conquérir  ou  d'acheter  Faenza,  Ravenne,  Rimini.  La  guerre 
contre  Ferrare,  en  1481,  avec  l'alliance  vénitienne,  devait  achever 
un  beau  duché  d'Italie  orientale.  Mais  les  princes  se  groupèrent 
encore  autour  de  Ferrare,  comme  ils  l'avaient  fait  autour  de  Flo- 
rence. La  péninsule  se  montrait  décidément  rebelle  au  népotisme 
des  Rovere.  Le  plus  simple  était  donc  de  prendre  leurs  fiefs  aux 
sujets  directs  de  l'église.  Sixte  IV  lança  les  Orsini  contre  les  Go- 
lonna  et  les  Savelli.  On  commença  par  la  guerre  civile  à  Rome;  le 
quartier  des  Golonna  fut  assiégé,  incendié;  le  palais  du  Quirinal, 
malgré  la  promesse  du  pape  à  ses  cardinaux,  fut  pillé  sous  la  direc- 
tion du  neveu  Girolamo;  le  protonotaire  Lorenzo  arraché  tout  san- 
glant à  sa  maison  et  enfermé  au  Saint-Ange.  Puis  les  pontificaux 
marchèrent  contre  les  Golonna  du  Latium.  Le  pape,  que  l'invention 
de  l'artillerie  intéressait  fort,  avait  béni  les  canons  à  Saint- Jean- 
de-Latran.  Girolamo  mit  en  feu  la  campagne  romaine.  Fabrizio 
Golonna,  pour  sauver  la  tête  de  son  frère  Lorenzo,  négociait  alors 
avec  Sixte  IV  ;  celui-ci  demanda  la  citadelle  de  Marine,  qui  lui  fut 
rendue  le  25  juin.  Le  30,  à  l'aurore,  on  conduisit  Lorenzo  dans  la 
cour  intérieure  du  Saint- Ange,  on  lui  lut  une  sentence  de  mort.  II 
ne  prononça  ni  une  prière  ni  une  plainte,  et  mit  tranquillement  sa 


LES    BORGIA.  903 

tête  sur  le  billot.  Puis,  le  corps  fut  porté  aux  Saints- Apôtres, 
l'église  des  Golonna.  La  mère  attendait,  en  deuil,  sous  le  por- 
tique, entourée  des  patriciennes  de  sa  famille;  elle  fit  ojvrir  le 
cercueil,  prit  par  les  cheveux  la  tête  de  son  fils,  la  souleva  et  dit  : 
«  Regardez,  voici  la  tête  de  mon  enfant  et  la  bonne  foi  du  pape 
Sixte  !  » 

Le  12  août  l/i84,  le  chapelain  Burchard  écrivait  :  «  Aujourd'hui, 
vers  cinq  heures  de  nuit,  est  mort  notre  très  saint-père  en  Jésus- 
Christ  et  seigneur  Sixte  IV,  pape,  par  la  divine  Providence  ;  que 
Dieu  daigne  recevoir  son  âme  avec  pitié.  Amenl  »  Il  faut  lire,  dans 
le  Chroniqueur  du  Vatican^  le  récit  de  ces  étonnantes  funérailles. 
L'appartement  du  pape  fut  pillé  en  un  clin  d'oeil  par  les  valets  et 
les  prélats.  On  dut  emporter  le  mort  dans  sa  couverture  et  une 
tapisserie  arrachée  à  la  porte  de  sa  chambre.  On  le  coucha  nu  sur 
une  table  de  la  salle  du  Pajjagallo,  pour  le  laver.  Burchard  ne  trouva 
ni  aiguière  ni  bassin  ;  «  enfin  le  cuisinier  apporta  le  chaudron  qui 
servait  à  laver  la  vaisselle,  avec  de  l'eau  chaude,  et  le  barbier  An- 
dréa envoya  un  bassin  de  sa  boutique  ;  nous  lavâmes  le  corps  du 
pontife,  et,  comme  nous  n'avions  pas  de  serviette  pour  l'essuyer, 
je  déchirai  la  chemise  dans  laquelle  il  était  mort  et  m'en  servis... 
Nous  l'habillâmes,  sans  chemise,  d'une  soutanelle,  d'une  paire  de 
pantoufles  données  par  l'évêque  de  Cervia.  »  On  le  revêtit  d'orne- 
mens  de  rencontre,  d'une  vieille  chasuble  trouée,  mais  on  ne  put 
trouver  ni  rochet  ni  croix  pectorale  ;  il  fallut  cinq  ou  six  heures 
pour  obtenir  une  vingtaine  de  cierges  ;  huit  cardinaux  seulement 
suivirent  la  procession  funèbre  du  palais  à  Saint-Pierre.  Ils  s'em- 
pressèrent de  rentrer  chez  eux.  La  personne  du  pape  n'était  plus 
sacrée;  la  perversité  de  la  tyrannie  avait  effacé  de  son  front  le 
signe  du  sacerdoce.  Le  sentiment  populaire,  comme  celui  de 
l'église  elle-même,  ne  reconnaissait  plus  en  lui  le  légat  de  Dieu. 

Sixte  IV  n'était  pas  descendu  dans  les  caveaux  funèbres  de  Saint- 
Pierre,  que  le  peuple  romain,  soulevé  contre  les  neveux,  brûlait 
leurs  palais,  tandis  que  les  factions  Orsini  et  Golonna  se  massa- 
craient dans  les  rues,  que  les  cardinaux  et  les  nobles  barricadaient 
l'entrée  de  leurs  maisons.  Piome  traversa  des  jours  horribles  jus- 
qu'à l'élection  d'Innocent  VIII.  Ce  pape,  encore  un  Génois,  fut  élu, 
comme  son  prédécesseur,  grâce  à  une  scandaleuse  simonie.  Bor- 
gia  avait  espéré  la  tiare  pour  cette  fois  ;  il  compta  les  voix  de  ses 
partisans,  et,  les  jugeant  trop  peu  nombreuses,  il  les  vendit,  la 
sienne  comprise,  au  cardinal  Gibô.  L'élection  fut  conduite  par  Ju- 
lien de  la  Rovere,  qui  allait  être,  sous  deux  pontificats,  le  per- 
sonnage le  plus  puissant  et  le  plus  dangereux  du  sacré-collège. 
Innocent  VIII  s'empressa  de  reprendre,  dans  la  politique  italienne, 
le  jeu  des  alliances  inauguré  par  Sixte  ;  avec  Gênes  et  Venise,  il  sou- 


904  REVDE    DES   DEUX    MONDES. 

tint  la  révolte  des  barons  napolitains  contre  les  Aragons  alliés  de 
Florence  et  de  Milan  ;  il  menaça  Ferdinand  de  la  restauration  d'une 
dynastie  française.  Les  Orsini  passèrent  au  roi  des  Deux-Siciles,  les 
Golonna  et  les  Savelli  au  pape  ;  la  guerre  civile  se  ralluma  dans 
Rome  et  la  campagne  romaine.  Le  pape,  redoutant  l'entrée  de  Vir- 
ginie Orsini,  rappela,  pour  les  armer,  les  assassins  bannis  par  Paul  II 
et  Sixte  IV,  et  lâcha  sur  la  ville  les  pires  brigands  de  toute  l'Italie. 
Venise  s'empressa  de  dénoncer  l'alliance  et  refusa  son  contingent. 
Alphonse  de  Galabre  s'empara  du  Latium.  Quand  la  famine  fut  dans 
Rome,  et  qu'en  dehors  des  murs,  jusqu'aux  montagnes  latines,  tout 
fut  brûlé,  le  pontife  fit  la  paix  :  il  abandonnait,  sans  aucun  remords, 
les  barons  du  Midi  à  la  fureur  de  leur  maître,  qui  les  attira  dans  un 
piège  et  les  fit  égorger  en  masse.  La  politique  guerroyante  réussis- 
sait mal  à  Innocent.  C'était  un  prince  timide  ;  son  fils  Franceschetto 
et  ses  neveux  avaient  une  âme  d'usuriers  médiocre  et  avide;  ils  ne 
songeaient  qu'à  s'enrichir  vite,  et,  Rome  regorgeant  toujours  de 
spadassins  et  de  vagabonds,  ils  imaginèrent  un  tarif  pour  les  assas- 
sinats et  des  abonnemens  qui  assuraient  la  tranquillité  des  crimi- 
nels.  Franceschetto  touchait  150  ducats  par  meurtre.  En  l/i90,  le 
saint-père  faillit  mourir.  Son  fils  mit  la  main  sur  le  trésor  de  l'église, 
et  l'intervention  des  cardinaux  seule  l'empêcha  de  le  faire  passer  en 
Toscane.  Il  se  souciait  fort  peu  d'un  principat  en  Italie.  Son  père, 
afin  de  l'établir  en  Romagne,  fit  poignarder  bien  inutilement  le 
neveu  de  Sixte  IV,  Girolamo  Riario,  tyran  de  Forli  et  d'Imola.  Gata- 
rina  Sforza,  la  veuve,  vit  jeter  par  une  fenêtre  le  cadavre  nu  de  son 
mari  ;  elle  s'enferma  dans  la  citadelle  de  Forli  et  la  défendit  contre 
la  populace  pour  son  fils  Ottavio  jusqu'à  l'arrivée  des  secours  de 
Rentivoglio  et  de  Jean  Galéas.  Franceschetto  dut  se  contenter  d'un 
riche  mariage  dans  la  famille  du  premier  banquier  de  l'Italie,  Lau- 
rent le  Magnifique. 

Entre  Sixte  IV  et  Alexandre  VI,  ce  pontificat,  dont  toutes  les 
entreprises  avortèrent,  semble  misérable.  Avec  Innocent  VIII,  toute 
dignité,  toute  pudeur  a  disparu,  non -seulement  chez  le  pontife, 
mais  encore  au  sein  du  sacré-collège  et  de  l'église.  Laurent  de 
Médicis,  envoyant  à  Rome  son  fils,  le  cardinal  Jean,  âgé  de  dix-sept 
ans,  disait  au  futur  Léon  X  :  «  Vous  allez  dans  la  sentine  de  tous 
les  vices,  et  vous  aurez  de  la  peine  à  vous  y  tenir  décemment.  » 
Les  contemporains  virent  avec  stupeur  le  pape  reconnaître  ouver- 
tement ses  enfans,  comme  eût  fait  un  Sforza.  Sixte  IV,  lui  du  moins, 
laissait  passer  Girolamo  pour  son  neveu.  Quand  le  sultan  Bajazet 
eût  confié  à  Innocent,  au  prix  d'une  pension  de  A0,000  ducats,  la 
garde  de  son  frère  Djem,  on  s'étonna  que  le  prince  musulman, 
fils  de  Mahomet  II,  logeât,  avec  ses  janissaires  et  ses  musi- 
ciens, au  palais  apostolique.  Il  sembla  aux  bonnes  gens  de  Rome 


LES    BORGIA.  905 

que,  sur  Saint-Pierre,  le  croissant  se  levait  à  côté  de  la  croix. 
Comme  le  principat  ecclésiastique  était  devenu  l'objet  d'une  inso- 
lente enchère,  chacun  des  cardinaux  avait  bien  le  droit  de  tout 
espérer  du  prochain  conclave.  Enfermés  dans  leurs  palais  forti- 
fiés, munis  de  tours,  dont  les  portiques  et  les  loges  intérieures 
abritaient  parfois  une  petite  armée  et  son  artillerie,  entourés  de 
leurs  hommes  d'armes,  de  leurs  centaines  de  valets,  de  leurs 
bravi,  ils  renouvelaient,  à  la  fin  du  xv®  siècle,  les  souvenirs  lais- 
sés par  la  féodalité  romaine  au  plus  mauvais  moyen  âge.  Us  sor- 
taient à  cheval,  l'épée  au  flanc,  couverts  d'une  armure,  entourés  de 
leurs  neveux,  de  leurs  cliens,  de  leurs  spadassins.  Us  étendaient 
leur  influence  dans  Rome  par  les  pires  moyens  :  ils  nourrissaient, 
sous  le  portail  de  leurs  palais,  des  foules  de  gueux  prêts  à  tous  les 
coups  de  main  ;  ils  protégeaient,  par  le  droit  d'asile,  les  bandits  qui 
se  réfugiaient  près  d'eux  ;  ils  empêchaient,  dans  leurs  quartiers,  l'exé- 
cution de  la  justice  pontificale.  Les  cardinaux  Savelli  et  Golonna  de- 
vaient envoyer  de  nuit  des  troupes  contre  les  gens  du  cardinal  La 
Ballue,  qui  avaient  délivré  des  criminels,  et,  sous  les  yeux  de  leur 
maître,  déchiré  les  parchemins  judiciaires  et  blessé  le  bourreau  du 
pape.  Aux-fètes  du  carnaval,  qui  commençait  à  Noël,  on  voyait  pas- 
ser à  travers  Rome  les  cavalcades,  les  chars  allégoriques,  chargés 
de  musiciens  et  d'histrions,  ornés  des  armes  des  cardinaux  qui,  par 
l'éclat  de  leurs  folies,  caressaient  la  vieille  passion  des  Romains 
pour  les  spectacles  magnifiques  et  gratuits.  Ce  luxe  coûtait  très 
cher,  et  les  princes  de  l'église,  gorgés  de  bénéfices  et  rompus  à 
la  simonie,  demandaient  encore  au  jeu  des  ressources  peu  cano- 
niques. Ils  jouaient  donc,  mais  en  redressant  d'une  main  douce  les 
écarts  de  la  fortune.  Une  nuit,  le  cardinal  Riario  avait  gagné 
là, 000  ducats  d'or  à  Franceschetto ;  celui-ci  se  plaignit  à  son  père, 
qui  condamna  à  restitution  le  trop  heureux  joueur,  mais  les  ducats 
d'or  étaient  déjà  dépensés. 

Les  cardinaux  se  dérobaient  sous  la  main  du  pontife.  Chacun 
d'eux,  se  considérant  comme  un  pape  in  petto,  résistait  aux  volon- 
tés du  maître,  se  défiait  de  tous  ses  confrères  comme  d'autant  de 
rivaux  et  les  haïssait.  Le  sacré-collège,  condamné  à  la  guerre  intes- 
tine, se  façonnait  à  l'image  de  la  tyrannie  italienne;  il  recherchait 
des  alliances  et  des  patronages  en  Italie  et  à  l'étranger.  Les  deux 
grandes  puissances  catholiques,  la  France  et  l'Espagne,  avaient  la 
plus  nombreuse  clientèle  :  l'empereur,  Venise,  les  Aragons  et  les 
Sforza  se  partageaient  le  reste.  Tout  consistoire  tenu  au  Vatican  était 
comme  le  champ  clos  où  se  livrait  sourdement  le  combat  désespéré 
pour  la  tiare.  Le  cardinal  de  Médicis  y  rencontrait  le  cardinal  Ria- 
rio, le  complice  des  meurtriers  de  son  père  et  de  son  oncle;  le  vice- 
chancelier  de  l'église,  Rodrigo  Borgia,  chef  du  parti  espagnol,  s'y 


906  REVUE   DES    DEDX    MONDES, 

querellait  avec  La  Ballue,  chef  du  parti  français  :  celui-ci  jetait  à 
Borgia  les  plus  sanglantes  injures,  le  traitait  d'apostat,  de  mar- 
rinio  et  d'impudique  ;  Innocent  VIII  accueillait  avec  des  paroles  de 
colère  les  cardinaux  qui  s'étaient  trop  tôt  réjouis  de  sa  mort,  et  leur 
disait  :  «  C'est  moi  qui  hériterai  de  vous  tous.  »  Du  haut  en  bas  de 
la  société  ecclésiastique,  chez  les  moines  comme  dans  l'église  sécu- 
lière, le  respect  des  choses  de  Dieu  était  mort.  Aux  funérailles  du 
cardinal  camerlingue  d'Estouteville,  les  moines  se  battirent  à  coups 
de  torche,  dans  San-Agostino,  autour  du  cadavre  qu'ils  voulaient 
dépouiller  de  sa  chape  de  brocard;  on  emporta  le  cardinal  à  la  sa- 
cristie ;  la  meute  furieuse  l'y  suivit  et  lui  arracha  ses  vêtemens  épis- 
copaux.  De  tous  côtés,  la  conscience  populaire  se  troublait,  des  pro- 
phéties couraient  Rome  et  l'Italie,  annonçant  pour  l'année  93  la  chute 
de  la  puissance  pontificale.  A  Florence,  Savonarole  encourageait, 
par  l'audace  de  ses  sermons,  les  espérances  des  républicains  atten- 
dant la  fin  de  la  tyrannie  médicéenne  et  la  révolte  des  âmes  chré- 
tiennes aspirant  à  la  réforme  du  christianisme.  Le  roi  Ferdinand 
d'Aragon  dénonçait  les  scandales  de  la  famille  régnante  au  Vatican 
et  priait  l'empereur  de  sauver,  malgré  elle,  la  sainte  éghse.  Ce  fut, 
pour  la  chrétienté,  une  consolation  médiocre  de  retrouver  le  fer  de 
lance  qui  avait  percé  le  flanc  du  Sauveur  :  le  sultan  Bajazet  en  fit 
présent  au  pape,  et  Rodrigo  Borgia,  du  haut  des  loges  de  Saint- 
Pierre,  éleva  l'auguste  relique  sur  Rome  prosternée.  Quelques  jours 
plus  tard.  Innocent  VIII  entrait  en  agonie.  Son  médecin  juif  tenta, 
pour  le  sauver,  une  expérience  criminelle  :  il  fit  passer  dans  les 
veines  du  pontife  le  sang  de  trois  jeunes  garçons.  «  Les  enfans 
moururent,  dit  Infessura,  le  juif  prit  la  fuite  et  le  pape  ne  guérit 
point.  »  Mais  il  laissait  au  monde  chrétien  une  interprétation  inat- 
tendue du  Sinite  parvulos  ad  me  venire  de  Jésus,  et  l'impression 
douloureuse  d'un  règne  flétri  parle  trafic  éhonté  des  choses  saintes. 
Le  6  août  l/i92,  vingt-trois  cardinaux  ouvrirent  le  conclave  dans 
la  chapelle  Sixtine,  sous  la  garde  des  ambassadeurs  et  des  nobles  de 
Rome.  On  entoura  le  Vatican  de  troupes,,  et  l'enchère  simoniaque 
de  la  tiare  commença.  Les  concurrens  étaient  nombreux  ;  chacun 
d'eux  représentait  quelque  puissance  de  l'Europe  ou  de  la  pénin- 
sule, ou  même  des  droits  de  famille  à  la  succession  du  royaume 
ecclésiastique.  Ascanio  Sforza  était  le  Irère  du  premier  tyran  de 
l'Italie.  Julien  Rovere  et  Riario  se  recommandaient  de  Sixte  IV; 
Lorenzo  Gibô  semblait  l'héritier  direct  d'Innocent  VIII;  Borgia  se 
rattachait  à  Galixte  III  ;  Orsini  et  Golonna  avaient  pour  eux  la  gran- 
deur séculaire  de  leurs  familles.  La  France  et  Gênes  soutenaient  ou- 
vertement Rovere.  Borgia  opposa  à  celui-ci  le  cardinal  Sforza,  mais 
Ascanio,  dont  la  maison  menaçait  toute  l'Italie,  sentant  que  ses 
chances  étaient  trop  faibles,  se  rangea  derrière  le  vice-chancelier 


LES    BORGIA.  907 

et  mena  la  cabale  en  faveur  de  Rodrigo.  Borgia  était  Espagnol,  et 
l'Espagne,  victorieuse  de  ses  derniers  Maures  et  unie  à  Naples,  pas- 
sait alors  au  premier  rang  des  nations  chrétiennes.  Orsini  seconda 
les  efforts  d'Ascanio.  Pendant  trois  jours,  le  conclave  ressembla  à 
un  comptoir  de  banquiers.  Borgia  donna  à  Sforza,  en  argent,  la 
charge  de  plusieurs  mulets,  son  palais  et  son  mobilier,  tous  ses 
bénéfices  et  la  vice-ehancellerie  de  la  cour  romaine.  A  Orsini,  il  pro- 
mit des  fiefs  ;  à  Golonna  et  à  sa  famille,  l'abbaye  de  Subiaco  et  tous 
ses  châteaux  à  perpétuité;  à  Michiel,  l'évêché  de  Porto;  à  Sclafe- 
tano,  Nepi  ;  à  Savelli,  Gività-Gastellana.  Le  patriarche  de  Venise, 
Gherardo,  dont  la  tête  branlante,  selon  Infessura,  disait  toujours 
oui,  se  contenta  de  5,000  ducats.  L'œuvre  du  Saint-Esprit  devenait 
très  facile.  Dans  la  nuit  du  10  au  11  août,  le  nom  de  Borgia  sortit  du 
calice  électoral.  Au  petit  jour,  la  croix  parut  à  une  fenêtre  du  con- 
clave, et  l'on  cria  à  la  ville  endormie  l'élection  d'Alexandre  VL  Puis 
la  cloche  du  Gapitole  sonna  en  volées  solennelles  la  première  heure 
du  pontificat  nouveau  ;  le  peuple  accourut  au  vieux  Saint-Pierre, 
dont  la  façade,  revêtue  de  mosaïques,  étincelait  joyeusement  dans 
un  rayon  d'aurore.  Le  cardinal  Sanseverino,  qui  était  d'une  force 
peu  commune,  souleva  entre  ses  bras  le  pape  Alexandre  et  le  mit 
sur  le  trône,  derrière  le  maître-autel  de  la  basilique.  Il  bénit  alors 
la  foule  frémissante,  la  ville  et  le  monde.  L'église  romaine  était  à 
ses  pieds,  le  sacré-collège  adorait  en  lui  le  vicaire  de  Jésus-Glirist, 
et  le  jeune  cardinal  de  Médicis  murmurait  à  l'oreille  du  cardinal 
Cibô  :  «  Nous  voilà  dans  la  gueule  du  loup  :  il  nous  dévorera  tous, 
si  nous  ne  trouvons  le  moyen  de  lui  échapper.  » 

m. 

Ge  règne  s'annonçait,  en  effet,  d'une  façon  menaçante  pour  l'Italie 
et  l'église.  La  rencontre  de  conditions  très  graves,  d'accidens  im- 
prévus, rendait  alors  plus  incertain  l'équilibre  des  tyrannies  ita- 
liennes, et  la  personne  même  du  nouveau  pape,  son  origine  et  ses 
ambitions  de  famille,  étaient,  pour  les  observateurs  clairvoyans,  du 
plus  mauvais  augure.  La  mort  prématurée  de  Laurent  le  Magni- 
fique, en  avril  lli92,  avait  fait  disparaître  l'hégémonie  morale  des 
Médicis  sur  la  péninsule.  Sous  Sixte  IV  et  Innocent  VIII,  Laurent  avait 
su  maintenir,  par  son  union  avec  les  Aragons,  la  paix  de  l'Italie,  et, 
quand  le  saint-siège  troublait  cette  paix,  Florence  employait  heu- 
reusement sa  diplomatie  à  la  rétablir  contre  lui.  Pierre  de  Médicis, 
médiocre  et  violent,  incapable  de  conserver  au  dehors  l'ascendant 
politique  de  sa  maison,  ne  pouvait,  au  dedans,  maîtriser  la  déma- 
gogie qu'en  substituant  au  gouvernement  libéral,  fondé  sur  l'opi- 
nion, de  Gosnie  et  de  Laurent,  un  régime  despotique  analogue  à 


908  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

celui  de  Milan.  Mais  le  tyran  de  Florence  cessait  d'être  le  patron 
politique  de  l'Italie,  et  celle-ci  avait  ainsi  perdu  son  modérateur; 
elle  se  trouvait  attirée,  en  deux  directions  contraires,  par  deux  prin- 
cipats  ennemis  l'un  de  l'autre,  les  Sforza  et  les  Aragons,  livrée  à 
tous  les  hasards  que  le  saint-siège  provoquerait  à  son  gré,  en  pen- 
chant, soit  du  côté  du  nord,  soit  du  côté  du  midi.  A  xMilan,  la  situa- 
tion semblait  des  plus  périlleuses.  A  l'usurpation  des  Visconti  et 
des  Sforza  sur  les  libertés  publiques,  Ludovic  le  More  avait  ajouté 
une  usurpation  personnelle,  par  l'emprisonnement  du  maître  légi- 
time, son  neveu,  Jean  Galéas.  Ludovic,  menacé  par  les  républicains 
lombards  et  le  parti  du  prince  dépossédé,  se  voyait  perdu  s'il  n'ap- 
pelait l'étranger.  Milan,  maîtresse  des  passages  des  Alpes,  était  la 
clé  de  l'Italie.  Dès  l/i92,  on  sentait  passer,  du  haut  en  bas  de  la 
péninsule,  comme  le  souffle  précurseur  d'une  invasion.  Savonarole 
ne  fut  point  un  prophète  le  jour  où  il  annonça  la  venue  du 
nouveau  Cyrus  chargé  par  Dieu  de  frapper  d'une  verge  de  fer 
les  princes,  les  peuples  et  l'église.  L'aventureux  Charles  VIII 
était  l'allié  naturel  de  Ludovic  ;  il  pouvait  être  aussi  bien  le  com- 
plice d'Alexandre  \'I.  Le  pape  et  le  duc  de  Milan  montraient  au  roi 
de  France  la  même  proie,  Naples,  l'héritage  de  Charles  d'Anjou.  La 
papauté  était  alors  angevine  autant  qu'au  xiii^  siècle;  elle  convoitait 
le  protectorat  des  Deux-Siciles  aussi  ardemment  qu'aux  époques 
normande  et  souabe.  Elle  ne  voulait  pas  abandonner  le  rêve  d'une 
suzeraineté  pontificale  établie  sur  le  midi  napolitain  et  gracieuse- 
ment consentie  par  un  vassal  français.  Cette  suzeraineté,  que  jadis 
Grégoire  VII  avait  recherchée  pour  la  grandeur  de  l'église  romaine, 
les  papes  du  xv^  siècle  ne  la  souhaitaient  plus  qu'à  titre  de  grand 
fief  bon  à  partager  entre  leurs  neveux  et  leurs  fils.  Mais  Calixte  III, 
le  premier  Borgia,  et  Sixte  IV,  n'avaient  vu  dans  cet  intérêt  qu'une 
question  purement  italienne,  tandis  qu'Innocent  VIII,  réveillant  la 
politique  séculaire  du  saint-siège,  avait  ranimé  un  instant  la  tradi- 
tion angevine  dans  la  personne  de  René  de  Lorraine,  fils  de  René 
d'Anjou,  comte  de  Provence.  Rodrigo  Borgia,  pape  espagnol,  chargé 
d'une  famille  avide,  aurait-il  le  souci  de  la  paix  et  de  l'indépendance 
de  l'Italie?  L'Espagne  altière  de  Ferdinand  et  d'Isabelle  se  tiendrait- 
elle  longtemps  en  dehors  du  champ  de  bataille  où  les  destinées  de 
la  dynastie  espagnole  des  Aragons  seraient  engagées?  Le  matin 
même  de  l'exaltation  de  Rodrigo,  tous  ces  problèmes  se  présen- 
taient d'une  façon  plus  ou  moins  distincte  à  la  pensée  des  cardi- 
naux italiens.  Il  était  au  moins  certain  que,  tout  à  l'heure,  l'étran- 
ger seul  pourrait  accorder  la  lyre  italienne  ;  mais  quelles  cordes 
seraient  brisées  sous  ce  pontificat  inquiétant,  là  était  le  secret  de 
l'avenir. 

Certes,  le  passé  d'Alexandre  VI  n'était  point  fait  pour  rassurer  les 


LES    BORGIA.  909 

esprits.  II  avait  alors  plus  de  soixante  et  un  ans.  C'était  un  juriste, 
élève  de  l'école  de  Bologne,  peu  lettré,  que  les  livres,  la  science, 
les  antiquités,  les  arts  n'ont  jamais  charmé.  A  vingt  ans,  il  fut  créé, 
par  son  oncle  Calixte  III,  archevêque  de  Valence,  sa  patrie,  et  car- 
dinal-diacre, puis  vice-chancelier  de  l'église.  Il  possédait  d'innom- 
brables bénéfices,  et,  sous  Sixte  IV,  il  était  le  plus  riche  des  cardi- 
naux après  d'Estouteville.  Il  fut  légat  en  Espagne,  et  écrivit  sur  le 
droit  canonique  conformément  à  la  doctrine  de  l'absolue  puissance 
des  papes.  Il  vivait  en  grand  seigneur,  comme  les  cardinaux  Sforza 
et  Riario  ;  il  n'était  point  comparable  pour  l'énergie  de  la  volonté  au 
cardinal  Rovere.  Il  se  dérobait  à  la  curiosité  populaire,  caressant,  au 
fond  de  son  palais,  les  espérances  d'une  ambition  obstinée,  heureux 
de  couver  ses  richesses  et  de  faire  la  fortune  de  ses  enfans.  Jadis, 
le  doux  Pie  II  lui  avait  reproché  paternellement,  en  un  long  moni- 
toire,  la  liberté  de  ses  mœurs  et  ses  soupers  trop  joyeux  avec  les 
dames  de  Sienne.  Vers  l/i67,  il  s'était  lié  avec  Vanozza  Gatanei,  plus 
jeune  que  lui  de  onze  ans;  cette  femme,  une  Romaine  de  naissance 
obscure,  eut  deux  ou  trois  maris  très  indulgens,  à  qui  Rodrigo 
donna  des  places  lucratives  dans  l'administration  apostolique.  Rien 
n'indique  qu'elle  fut  comparable,  pour  l'esprit,  aux  grandes  courti- 
sanes de  ce  temps  ;  elle  vécut  discrètement,  dans  l'ombre  du  pon- 
tificat :  Burchard  ne  la  mentionne  qu'une  seule  fois,  à  propos  de  la 
plus  tragique  histoire  de  la  famille.  Mais  elle  vieillissait  plus  vite 
que  Borgia,  et  celui-ci,  trois  ans  avant  son  élection  au  saint-siège, 
avait  voulu  goûter  la  joie  d'une  seconde  jeunesse.  Giulia  Farnese, 
Giulia  la  Relia,  dont  la  chevelure  d'or  était  fameuse  dans  toute 
l'Italie,  enfant  de  quinze  ans,  fiancée  par  hasard  à  un  Orsini,  de- 
vint donc,  dès  le  mois  de  mai  1ZI89,  la  favorite  du  futur  pontife. 
Son  frère  Alexandre,  qui  aida  à  cette  brillante  fortune,  reçut  plus 
tard  le  chapeau  rouge.  Avec  lui  commença  la  grandeur  politique 
de  Farnèse.  Ce  jeune  cardinal,  qui,  sous  Innocent  VIII,  avait  fait 
emprisonner  sa  mère,  calomnieusement  accusée  par  lui,  fut  le  pape 
Paul  III. 

Cependant,  ni  Vanozza  ni  Giulia  ne  pouvaient  inquiéter  l'église  et 
l'Italie.  Un  tyran  de  Rome,  endormi  dans  le  plaisir,  eût  rassuré 
Naples,  Florence  et  Milan.  Les  contemporains  ont  admiré  ce  prince 
ecclésiastique,  «  haut  de  taille,  toujours  souriant,  aux  yeux  noirs, 
aux  lèvres  merveilles,  à  la  santé  robuste,  infatigable,  »  qui  entraî- 
nait vers  lui  les  dames  c  par  son  regard  magnétique,  »  dit  Gaspard 
de  Vérone.  Mais  il  portait  entre  ses  bras,  à  la  chaire  de  Saint-Pierre, 
une  trop  nombreuse  famille  ;  toute  une  dynastie  entrait  avec  lui  dans 
le  pontificat.  On  lui  connaissait  alors  sept  enfans.  L'aîné,  Pier  Luigi, 
le  premier  duc  de  (îandia,  était  mort  en  l/ii>l  ;  une  bulle  de  Sixte  IV 
l'avait  légitimé,  au  nom  de  Rodrigo  Borgia,  en  iliSi.  Le  second,  don 


910  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

Juan,  dac  de  Gandia,  avait  été  légitimé  par  le  même  pape  en  1482.  Il 
avait  dix- huit  ans,  César  en  avait  seize,  Lucrèce  douze,  Joffré  dix. 
Juan,  César,  Lucrèce  et  Joffré  ont  formé  seuls  la  famille  politique 
d'Alexandre  VI;  l'épitaphe  de  Vanozza,  à  Sainte-Marie-du-Peuple, 
ne  rappelait  que  ces  quatre  noms.  Girolama,  Isabella,  Laura,  ne 
comptent  point  pour  l'histoire.  Giovanni,  Vinfant  romain,  qui  passa 
pour  le  fils  de  Lucrèce  et  qui  naquit  durant  le  second  veuvage  de 
cette  malheureuse  femme,  fut  reconnu  par  deux  bulles  pontificales, 
en  date  du  1^''  septembre  1501,  conservées  à  l'/lrcAù'/o  de  Modène. 
Par  le  premier  de  ces  actes  solennels,  Alexandre  déclare  que  l'infant 
est  fils  de  César  Borgia  de  France  ;  par  le  second,  qu'il  est  son  propre 
fils.  Sur  ce  Giovanni,  que  Lucrèce,  devenue  duchesse  de  Ferrare, 
éleva  à  sa  cour  en  qualité  de  frère,  repose  le  plus  douloureux  mys- 
tère de  la  vie  d'Alexandre  YI,  comme  de  celle  de  César.  En  1/198,  Lu- 
crèce avait,  en  effet,  donné  le  jour  à  un  fils  dont  la  naissance  coïn- 
cide exactement  avec  les  dates  portées  aux  bulles  de  1501.  Plusieurs 
autres  actes  de  la  chancellerie  vaticane,  en  1502,  attribuent  encore 
cette  paternité  à  César.  Ce  double  aveu  de  paternité,  cette  confes- 
sion contradictoire  nous  permettent  d'indiquer  seulement  les  termes 
du  triste  problème,  sans  essayer  de  le  résoudre.  Toutefois,  il  est  bien 
entendu  qu'il  ne  s'agit  point  ici  d'une  légende  romanesque  sortie 
du  préjugé  populaire,  mais  d'un  ensemble  de  documens  histori- 
ques, confirmés  par  le  témoignage  constant  des  ambassadeurs  ita- 
liens, et  d'une  question  d'état  que  les  bulles  apostoliques  ont  fran- 
chement présentée  à  la  conscience  de  la  postérité. 

Revenons  donc  aux  aînés  de  cette  maison  singulière.  En  1Û92, 
don  Juan,  duc  de  Gandia,  vivait  en  Espagne,  où  il  s'était  marié; 
son  ambition  ne  l'attirait  point  vers  l'Italie  ;  je  crois  qu'il  vint  plus 
tard,  bien  à  contre-cœur,  séjourner  à  Rome,  où  le  fratricide  l'atten- 
dait. César,  petit  étudiant  à  l'université  de  Pise,  fut  doté  par  son 
père,  le  jour  même  du  couronnement,  de  l'archevêché  de  Valence, 
et,  une  année  plus  tard,  reçut  le  chapeau  rouge.  C'était  ainsi  un 
candidat  d'avenir  à  la  papauté.  Juan  Borgia,  neveu  d'Alexandre, 
évêque  de  Monreale,  prenait  la  pourpre  le  l*"''  septembre  1Ù92,  et 
tous  les  Borgia  ecclésiastiques,  cousins  ou  neveux,  la  revêtirent 
tour  à  tour.  Lucrèce,  qui  avait  été  déjà  fiancée  avec  don  Chérubin 
de  Centelles,  puis  avec  Gasparo  de  Procida,  deux  Espagnols,  vit 
offrir  sa  main  à  un  Sforza,  Jean  de  Pesaro  ;  le  mariage  eut  lieu  le 
12  juin  l/i93.  Jofiré,  à  l'âge  de  neuf  ans,  se  réveilla  chanoine  et 
archidiacre  de  Valence.  Mais  le  père  songeait  à  établir  son  benja- 
min en  quelques  bons  fiefs  des  Deux-Siciles ;  le  16  août  1/j93,  on 
le  fiança  à  doua  Sancia,  fille  naturelle  d'Alphonse  de  Calabre,  petite- 
fille  du  roi  Ferdinand,  qui  apportait  en  dot  la  principauté  de  Squil- 
lace.  Il  jeta  son  camail  aux  orties,  et  représenta  innocemment  l'in- 


LES   BORGIA.  911 

térêt  politique  des  Borgia  du  côté  des  Aragons,  comme  le  faisait 
sa  sœur  Lucrèce  du  côté  des  Sforza. 

Alexandre  tendait  ainsi  la  main  à  la  fois  à  Milan  et  à  Naples.  Les 
mariages  de  ses  enfans  marquèrent  toujours  l'orientation  de  sa  poli- 
tique. Il  semblait  que  l'église  ne  lui  eût  confié  le  gouvernement  de 
la  chrétienté  que  pour  le  bien  de  sa  propre  famille.  Pendant  plus  de 
deux  années,  jusqu'à  l'entrée  de  Charles  VIII  à  Rome,  il  eut  une 
conduite  hésitante  et  effacée,  si  on  la  compare  aux  entreprises  de 
la  fin  du  règne.  Le  principat  italien  était  encore  intact,  et  l'égoïsme 
paternel  du  pape  se  sentait  mal  à  l'aise.  11  reprenait  alors,  sans  y 
rien  ajouter,  la  tradition  de  ses  prédécesseurs.  Au  dehors  comme 
au  dedans,  il  louvoyait  avec  une  certaine  timidité,  caressait  les 
Orsini,  se  rapprochait  de  Ferdinand,  qui  était  alors  le  premier 
homme  d'état  de  la  péninsule  ;  puis,  sur  un  signe  de  Ludovic  le 
More,  penchait  vers  les  Sforza  et  nouait  une  ligue  avec  Milan, 
Venise,  Sienne,  Ferrare  et  Mantoue.  «  A  ce  moment,  dit  Guichar- 
din,  Ludovic  regardait  comme  un  échec  pour  lui-même  tout  abais- 
sement de  la  grandeur  d'Alexandre.  »  L'alliance  n'eut  point  d'effet 
sérieux,  grâce  à  l'inévitable  trahison  de  Venise.  Le  pape  commença 
donc  une  nouvelle  évolution  vers  les  Aragons,  disgracia  le  cardinal 
Ascanio  Sforza  et  parut  se  rallier  à  la  politique  italienne  et  nationale 
de  Ferdinand.  L'usurpateur  de  Milan,  menacé  par  ce  mouvement 
qui  rompait  l'équilibre  de  la  péninsule,  se  rejeta  du  côté  de  la  France  ; 
une  partie  du  sacré-collège,  Julien  Fiovere,  Golonna  et  Savelli  en  tête, 
s'unirent  à  lui  pour  appeler  l'étranger;  l'idée  de  la  déposition  du 
pape  indigne,  qui  fut  jusqu'à  la  fin  le  tourment  d'Alexandre  VI, 
grandissait  parmi  les  cardinaux  dissidens  et  jusque  dans  les  con- 
seils des  rois  catholiques  d'Espagne.  Julien,  l'implacable  ennemi  des 
Borgia,  courut  à  Lyon  pour  décider  Charles  VllI.  Le  plan  de  l'inva- 
sion fut  arrêté  entre  ces  deux  hommes.  Jules  II,  qui  poussa  plus  tard 
le  cri  désespéré  Fiiori  i  Burbari,  et  usa  toutes  ses  forces  à  chasser 
l'étranger  de  la  péninsule,  fut  ainsi  le  premier  complice  d'une  poli- 
tique qui  ruina  l'Italie  et  bouleversa  l'histoire  de  l'Europe. 

Le  seul  prince  qui,  après  Laurent  de  Médicis,  fût  capable  de  res- 
saisir l'hégémonie  italienne  et  d'intimider  Charles  VIII,  Ferdinand, 
disparut  alors.  Il  mourut,  dit  Burchard,  sine  litre,  sine  rruce,  sine 
Deo.  Son  fils  Alphonse  II,  fourbe  et  vil,  orgueilleux  et  cruel,  de- 
meurait le  seul  allié  d'Alexandre,  le  dernier  défenseur  de  l'Italie. 
Pierre  de  Médicis,  dont  la  puissance  chancelait,  ne  se  prononçait 
ni  pour  la  France  ni  contre  elle  ;  Venise  se  tenait  dans  une  neutra- 
lité prudente  ;  tous  les  petits  tyrans  étaient  gagnés  à  la  cause  fran- 
çaise. Personne  ne  savait  au  juste  ce  que  Charles  venait  feire  en 
Italie,  et  lui-même,  il  n'en  était  pas  bien  sûr  ;  mais  on  comprit,  dès 
ses  premières  étapes,  qu'une  heure  fatale  pour  la  tyrannie  avait 


912  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sonné.  En  quelques  semaines,  ce  fut,  du  nord  au  midi,  une  véri- 
table décomposition  politique.  Le  pape  et  Alphonse  li,  éperdus,  sup- 
pliaient le  sultan  turc  de  les  secourir.  Charles  VIII,  lui  disaient-ils, 
enlèvera  Djem,  et  le  rétablira  sur  le  trône  de  Mahomet.  Bajazet  ré- 
pondait au  pape,  par  une  lettre  que  Burchard  et  Sanudo  nous  ont 
conservée,  que,  a  pour  le  repos  et  l'honneur  du  saint-père,  et  sa 
propre  tranquillité,  »  il  était  bon  de  faire  mourir  d'abord  son  frère 
Djem,  «  qui  est  d'ailleurs  mortel,  et  prisonnier  de  Sa  Sainteté,  »  et 
cela,  «  le  plus  tôt  possible,  et  de  la  meilleure  façon  qui  plaira  à  Sa 
Sainteté  ;  »  Djem  sortirait  ainsi  «  des  angoisses  de  cette  vie,  et  son 
âme  passerait  en  un  monde  plus  heureux.  »  Le  sultan  voulait  seu- 
lement le  corps  de  Djem,  et  promettait  au  pape,  comme  prix  du 
sang,  300,000  ducats,  son  amitié  perpétuelle  et  la  paix  des  chré- 
tiens d'Orient.  Cependant  Ludovic  hâtait  le  trépas  de  son  neveu, 
et,  à  peine  en  possession  du  titre  de  duc  de  Milan,  trahissait 
Charles  VIII  et  prêtait  l'oreille  à  l'appel  du  pape  et  aux  conseils  de 
Venise.  Toutes  les  villes  de  Toscane  se  levaient  contre  Florence; 
Florence  chassait  Médicis  et  se  livrait  au  roi  ;  Pise  précipitait  dans 
l'Arno  le  lion  de  marbre  de  Florence,  en  criant:  Popolol  Libéria l 
Le  vieil  état  communal  renaissait  sous  les  pas  de  l'armée  française. 
Le  pape  enfin  perdait  la  tête  ;  il  traitait  avec  tout  le  monde  à  la 
fois  :  avec  l'empereur  Maximilien  contre  Charles  VIII,  avec  Charles  VIII 
contre  l'église  et  le  concile  dont  la  chrétienté  menaçait  le  saint-siège; 
il  ouvrait  Rome  à  une  armée  napolitaine  marchant  contre  l'armée 
française,  voyait  avec  épouvante  les  Orsini  et  les  Colonna  passer 
les  uns  après  les  autres  dans  le  camp  français,  armait  fiévreuse- 
ment le  Saint-Ange  et  les  bourgeois  de  Rome,  offrait  des  armes  aux 
Espagnols  et  aux  marchands  allemands,  enfermait  au  Saint- Ange  son 
argenterie  et  ses  tiares,  faisait  seller  des  chevaux  pour  fuir,  il  ne 
savait  de  quel  côté.  Tous  les  malheurs  s'abattaient  à  la  fois  sur  sa 
tête.  Les  cardinaux,  qui  chevauchaient  dans  le  cortège  du  roi,  pré- 
paraient le  décret  de  déposition  et  le  dossier  d'un  procès  de  simonie. 
Une  compagnie  française,  commandée  par  Je  capitaine  d'Allègre,  ar- 
rêtait du  côté  de  Viterbe  Giulia  Farnèse  et  son  escorte.  Charles  VIII, 
imitant  la  chasteté  de  Scipion,  ne  voulut  point  voir  Giulia  la  Relia, 
mais  il  lui  imposa  une  rançon  de  3,000  ducats.  Cette  aventure  tragi- 
comique  fut,  pour  Alexandre,  le  coup  de  grâce.  Il  abandonna  tout 
au  roi,  le  passage  libre  à  travers  Rome  et  le  gouvernement  mili- 
taire de  la  ville  ;  le  droit  de  conquête  sur  le  tyran  de  Naples  dont  il 
renvoyait  l'armée  ;  la  couronne  des  Deux-Siciles  ;  quatre  ou  cinq 
villes  du  patrimoine  ecclésiastique  ;  il  renonçait  à  l'alliance  turque 
et  remettait  le  sultan  Djem  à  Charles  ;  il  rendait  Ostie  à  Julien  Ro- 
vere;  il  livrait  son  fils,  le  cardinal  César,  comme  otage  de  sa  foi 
pontificale.  On  lui  laissa  donc  les  clés  de  l'église  universelle,  et  la 


LES   BORGIA.  913 

blonde  fille  des  Farnèse  lui  fut  rendue.  Lui-même,  le  l*""  décembre, 
il  Taccueillit  à  sa  rentrée  dans  Rome.  «  Sa  Sainteté,  écrit  l'ambas- 
sadeur de  Ferrare,  portait  un  pourpoint  noir,  avec  des  bandes  de 
brocart  d'or,  une  belle  écharpe  à  l'espagnole,  le  poignard  et  l'épée, 
des  bottes  espagnoles  et  un  berret  de  velours  très  galant.  »  Au  mo- 
ment même  où  il  revêtait  ce  costume  de  troubadour,  le  principal 
ecclésiastique  se  tenait  sur  une  pointe  d'aiguille;  Alphonse  II,  qu'il 
abandonnait,  ne  pensait  plus  qu'à  se  sauver  avec  ses  trésors,  en 
Sicile  ou  en  Espagne;  Ludovic  le  More  disait  à  l'ambassadeur  de 
Ferrare  :   «  J'attends  l'estafette  qui  m'apportera  cette  bonne  nou- 
velle :  le  pape  pris  et  décapité.  »  Alexandre  se  jeta  donc  dans  les 
bras  du  roi,  et  la  plus  belle  armée  de  l'Europe  défila  le  long  des 
rues  de  Rome,  avec  ses  canons  et  son  infanterie,  le  soir  du  31  dé- 
cembre lZi9/i  :  du  fond  du  Vatican,  le  pape  vit  la  lueur  des  feux  de 
joie  et  entendit  les  cris  du  peuple  acclamant  la  France,  les  Golonna 
et  le  cardinal  Rovere.  Pendant  vingt  jours,  il  chercha  à  éluder  la 
signature  définitive  du  traité  qui  renfermait  la  déchéance  politique 
du  saint-siège  ;  il  finit  par  refuser  l'investiture  des  Deux-Siciles.  Il 
amusa  Charles  du  spectacle  des  cérémonies  pontificales,  et,  quand 
le  roi  prit  la  route  de  Naples,  il  lui  donna  les  deux  otages  promis, 
Djem  et  César.  Mais  à  Velletri,  César  se  glissa  hors  du  camp  fran- 
çais, déguisé  en  palefrenier,  et  à  Naples,  Djem  mourut,  selon  le 
désir  de  son  frère  Rajazet,  après  avoir  mangé  ou  bu,  dit  Rurchard, 
«  des  choses  qui  ne  convenaient  pas  à  son  estomac.  »  La  lâcheté 
d'Alphonse  d'Aragon  rendit  à  Charles  la  conquête  du  Napolitain  très 
facile.  Le  roi  des  Deux-Siciles  abdiqua,  sans  avoir  combattu,  lais- 
sant à  son  fils  Ferdinand  II  une  couronne  déshonorée.  Le  pape,  le 
duc  de  Milan,  Venise,  le  roi  d'Espagne,  l'empereur,  formèrent  à  la 
fin  de  mars  1^95,  contre  Charles  VIII,  une  ligue  qui  fut  le  prélude 
des  guerres  pour  l'équilibre  européen,  et  le  premier  acte  d'une  in- 
cessante intervention  de  l'Europe  dans  les  affaires  d'Italie.  Charles 
revint  sur  ses  pas  ;  il  renonçait  à  la  terre-sainte,  à  Constantinople, 
à  cette  vision  de  l'Orient  qui  avait  éclairé  les  jours  tristes  de  sa 
jeunesse;  il  ne  cherchait  plus  qu'à  sortir  au  plus  tôt  du  guêpier 
italien.  Alexandre  VI  se  garda  bien,  cette  fois,  de  l'attendre  au  seuil 
de  sa  ville  sainte.  En  dépit  des  Romains,  qui  s'offraient  à  le  dé- 
fendre dans  le  Saint-Ange,  il  courut  jusqu'à  Orvieto,  puisàPérouse, 
entraînant  à  sa  suite  les  troupes  de  la  ligue  et  celles  de  l'église, 
les  ambassadeurs  et  le  sacré-collège.  Après  Fornoue,  il  rentra  dans 
Rome,  le  27  juin  1/195.  Zorzi,  l'ambassadeur  vénitien,  le  décida  à 
lancer  contre  le  roi  de  France  un  monitoire  très  sévère,  dans  lequel 
il  menaçait  Charles  des  foudres  canoniques  s'il  ne  s'engageait  à  ne 
plus  rien  tenter  à  l'avenir  contre  l'Italie  et  le  saint-siège.  Alexandre 

TOME  LXXXIV.  —  1887.  58 


914  REVUE   DES    DEUX   MONDES  • 

ne  pouvait  comprendre  encore  que  désormais  toute  question  ita- 
lienne serait,  d'une  façon  plus  ou  moins  directe,  une  question 
française. 

Mais  les  Borgia  étaient  des  gens  avisés,  qui  tiraient  profit  des 
leçons  de  l'histoire.  L'orage  une  fois  passé,  ils  regardèrent  l'Italie 
et  la  virent  couverte  de  ruines.  Le  principal  était  mortellement  at- 
teint. Les  Médicis  avaient  disparu  de  Florence.  Les  Sforza  étaient 
convaincus  de  haute  trahison  envers  la  péninsule;  entre  la  Lom- 
bardie  et  la  France,  les  Alpes  s'étaient  abaissées.;  le  duc  d'Orléans, 
maître  du  Milanais,  avait  recouvré  les  droits  héréditaires  de  sa 
grand'mère  Valentine  Vieconti.  Les  Âragons  avaient  abdiqué  pour 
ne  point  voir  l'ennemi;  Ferdinand  II  était  obligé  de  reconquérir 
son  royaume  ville  par  ville.  Alphonse  II  mourut  en  novembre  1-495, 
Ferdinand  II  en  octobre  1496;  son  oncle  Frédéric  lui  succéda,  mais 
on  sentait  bien  que  la  succession  de  Naples  était  ouverte,  et  que 
les  Aragons,  soutenus  seulement  par  le  crédit  de  l'Espagne,  avaient 
fini  leur  temps  en  Italie.  La  tyrannie  pontificale  avait  en  vérité  le 
moins  souffert  de  l'invasion  française.  Ainsi,  sur  l'échiquier  ita- 
lien, une  pièce  importante  était  tombée,  deux  autres  avaient  perdu 
toute  valeur;  Rome  et  Venise  seules  conservaient  leur  situation  po- 
litique. La  dynastie  des  Borgia  se  vit  donc  en  face  de  conditions 
toujtes  nouvelles;  le  rôle  et  les  ambitions  du  saint-siège  devenaient 
tout  à  coup  singulièrement  plus  vastes  qu'au  temps  de  Sixte  IV  et 
d'Innocent  VUI.  L'attitude  hésitante,  la  politique  contradictoire 
d'Alexandre  VI,  allaient  faire  place  à  un  plan  d'action  très  fermement 
suivi.  Il  s'agissait,  dans  le  désarroi  et  la  décadence  des  vieilles  ty- 
rannies, de  fonder  un  état  nouveau,  une  maison  régnante  qui,  ap- 
puyée sur  l'église  romaine,  eût  été  en  peu  d'années  l'arbitre  de  la 
péninsule.  Pour  le  moment,  le  pape  n'attendait  rien  de  l'étranger; 
la  ridicule  expédition  de  Maximilien  contre  Florence,  en  4^96,  lui 
montra  l'impuissance  momentanée  de  l'empire  ;  il  eroyait  la  France 
bien  loin,  et  ne  soupçonnait  pas  encore  l'approche  de  l'Espagne.  11 
avait  sous  la  main  son  fils  aîné,  don  Juaade  Gandia,  dont  la  gran- 
deur temporelle  pouvait  être  l'orgueil  de  son  pontificat.  Il  se  con- 
tentait alors,  pour  commencer  l'établissement  princier  4e  ce  jeune 
homme,  du  domaine  même  de  l'église  qu'il  démembrait  et  des 
fiefs  des  vassaux  de  l'église  qu'il  dépossédait.  Il  lui  remettait  le 
gouvernement  du  patrimoine,  et  lui  donnait  Ostie,  Corneto,  Cività- 
Vecchia,  Viterbe.  Les  Orsini,  le  vieux  Virginio,  leur  chef,  son  fils 
Jean  Jordan,  tous  les  capitaines  de  cette  grande  famille  avaient  pris 
du  service  sous  les  étendards  de  Charles  VIII  ou  dans  l'armée  flo- 
rentine. Le  pape  confisqua  donc  leurs  châteaux  par  bulle  aposto- 
lique, nomma  son  fils  gonfalonier  de  l'église,  lui  fit  cadeau  d'une 
armée,  et  l'envoya,  accompagné  du  duc  d'Urbin,  de  Fabrizio  Co- 


LES    BORGIA. 


915 


lonna  et  d'Antonio  Savelli,  au  siège  de  Bracciano,  que  défendaient 
Alviano  et  sa  femme  Bartolomea,  la  sœur  de  Virginio.  L'entreprise 
tourna  fort  mal  ;  les  pontificaux  furent  refoulés  jusque  sous  les 
murs  de  Rome,  et  une  armée,  commandée  par  deux  capitaines  à  la 
solde  de  la  France,  Carlo  Orsini  et  Vitellozzo,  les  força  de  se  battre, 
le  23  janvier  1^97,  près  de  Soriano.  Ce  fut  un  désastre.  Le  duc 
d'Urbin  fut  pris,  le  duc  de  Gandia  blessé,  le  cardinal  Lunate,  légat 
du  saint-père,  s'enfuit  avec  une  telle  hâte  qu'il  en  mourut.  Le  pape 
appela  à  son  aide  Gonzalve  de  Cordoue,  général  du  roi  catho- 
lique, et  Prospero  Colonna;  mais  Venise  intervint  et  l'obligea  à  si- 
gner une  paix  peu  glorieuse.  Pour  50,000  florins  d'or,  il  abandon- 
nait aux  Orsini  le  droit  d'être  maîtres  chez  eux  à  perpétuité. 

Certes,  le  premier  acte  de  la  politique  patemelle  d'Alexandre  YI 
finissait  d'une  façon  fâcheuse.  Mais  les  Borgia  étaient  beaux  joueurs. 
Le  véritable  virtuose  de  k  famille,  César,  cardinal  de  Valence,  se 
préparait  à  entrer  en  scène.  Au  commencement  de  l'année  1497,  il 
avait  plus  de  vingt  ans.  Use  trouvait  embarrassé  dans  les  replis  de 
sa  robe  de  pourpre,  qui  l'empêchait  d'être  général  d'armée,  prince 
séculier,  modérateur  de  l'Italie.  Il  souffrait  avec  peine  l'alliance 
matrimoniale  de  sa  maison  avec  les  Sforza,  et,  pour  délivrer  les 
Borgia  d'une  entrave  gênante  et  les  détacher  d'un  gouvernement 
trop  compromis  en  Italie  et  à  l'étranger,  il  jugea  bon  de  supprimer 
le  mari  de  sa  sœur  Lucrèce,  Jean  Sforza  de  Pesaro.  Rompre  avec 
Milan,  c'était  s'acheminer  àaneenlente  avec  la  France.  Jean  Sforza  fut 
donc  condamné.  Le  jour  des  Rameaux,  il  reçut  encore  à  Saint-Pierre 
la  palme  bénite  de  la  main  du  pape.  Les  chroniques  de  Pesaro  ra- 
content ainsi  par  quel  hasard  il  échappa  à  une  mort  violente,  dans 
le  cours  de  la  semaine  sainte.  «  Un  soir,  Giacomino,  camérier  du 
seigneur  Jean,  se  trouvait  dans  la  chambre  de  M™®  Lucrèce.  César, 
frère  de  celle-ci,  entra  ;  Giacomino,  par  l'ordre  de  Madame,  s'était 
caché  derrière  un  fauteuil.  César  parla  librenaent  à  sa  sœur,  et  dit 
que  l'ordre  était  donné  de  tuer  Jean  Sforza.  Qutind  il  fat  parti,  Lu- 
crèce dit  à  Giacomino  :  «  Tu  as  entendu?  Va  et  avertis-le.»  Le  camé- 
rier obéit  à  l'instant,  et  Sforza  se  jeta  sur  un  cheval  turc,  et  à  bride 
abattue  vint  en  vingt-quatre  heures  à  Pesaro,  où  son  cheval  tomba 
mort.  »  César  se  fit  ainsi  un  ennemi  mortel  ;  mais  il  prit  en  même 
temps  une  leçon  de  prudence  et  une  Siilutaire  aversion  pour  les 
paroles  inconsidérées.  Le  pontife  déclara,  en  vertu  de  son  autorité 
canonique,  la  nullité  du  premier  mariage  de  sa  fille.  Lucrèce,  qui 
aima  sincèrement  tous  ses  maris,  pleura  quelques  jours  le  premier 
chez  les  nonnes  de  Saint-Sixte. 

Cependant  Alexandre  comblait  de  bienfaits  Juan  de  Gandia.  Le 
7  juin,  il  l'investit  du  duché  de  Bénévent,  enclave  ecclésiastique  du 
royaume  de  Naples,  en  ajoutant  à  ce  fief  Terracine  et  Ponte-Corvo. 


616  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Il  choisissait  en  même  temps  César  comme  légat  apostolique  au 
couronnement  prochain  de  Frédéric  d'Aragon.  Mais  César  avait 
alors  de  bien  autres  visées.  La  condition  de  cadet  lui  semblait  aussi 
insupportable  que  celle  d'homme  d'église.  Pour  tenter  de  grandes 
choses,  refondre  en  un  moule  nouveau  la  tyrannie  italienne  du 
XV®  siècle,  et  recueillir  au  nord  et  au  midi  de  la  péninsule  des  hé- 
ritages si  beaux,  il  devait  être  d'abord  l'héritier  présomptif  de  sa 
maison.  Il  ne  pouvait  attendre,  car  Juan  était  jeune,  et  Alexandre 
vieillissait.  Une  seule  voie  était  rapide  et  sûre  pour  atteindre  ce 
but  excellent.  Il  la  prit,  si  horrible  qu'elle  fût,  sans  hésiter. 

Le  mercredi  lZijuinlZi97,  Juan  et  César,  «filsbien-aimés  du  pape,» 
écrit  Burchard,  avaient  soupe  chez  leur  mère  Vanozza,  dans  une 
vigne  de  celle-ci,  près  de  Saint-Pierre-aux-Liens,  sur  les  hauteurs 
de  l'Esquilin.  Vers  le  milieu  de  la  nuit,  le  cardinal  pressa  son  frère 
de  se  retirer  au  palais  apostolique,  où  Juan  habitait  ;  ils  reprirent 
leurs  chevaux  ou  leurs  mules,  et  descendirent  la  colline,  suivis 
d'un  très  petit  nombre  de  valets  ;  ils  allèrent  ainsi  côte  à  côte  jus- 
qu'à la  région  où  se  trouvait  la  vice-chancellerie,  l'ancien  palais  de 
leur  père,  non  loin  de  Campo-di-Fiore  ;  là,  ils  s'arrêtèrent  ;  le  duc 
voulait,  avant  de  rentrer  au  Vatican,  «  aller  se  divertir  quelque 
part;  »  il  prit  donc  congé  du  cardinal,  et  rebroussa  chemin,  ne  re- 
tenant près  de  soi  qu'un  seul  de  ses  serviteurs,  et,  en  outre,  un 
homme  «  qui  était  venu  au  souper  la  figure  masquée,  »  et  qui,  de- 
puis plus  d'un  mois,  chaque  jour  le  visitait  secrètement  et  masqué, 
au  palais.  Le  duc,  ayant  en  croupe  ce  mystérieux  personnage,  che- 
vaucha jusqu'à  la  place  des  Juifs;  là,  il  se  sépara  de  son  unique 
valet,  en  lui  enjoignant  de  l'attendre,  à  cet  endroit  même,  jusqu'au 
jour,  puis  de  s'en  aller,  si  son  maître  ne  reparaissait  point  vers 
quatre  heures  du  matin.  Juan  et  l'homme  masqué  s'enfoncèrent 
dans  les  ruelles  tortueuses  et  noires  qui  tournent  autour  du  Ghetto. 
Le  duc  ne  reparut  plus  au  Vatican  ;  son  serviteur  fut  retrouvé,  au 
petit  jour,  sur  la  place  des  Juifs,  mortellement  blessé;  des  bour- 
geois charitables  le  recueillirent,  mais  il  ne  put  rien  révéler  sur 
son  maître.  Le  15  juin,  avant  midi,  les  gens  du  duc,  inquiets  de 
cette  absence  prolongée,  firent  avertir  le  pape.  Alexandre  prit  peur; 
il  espérait  cependant  encore  que  Juan  rentrerait  le  soir  au  palais  ; 
il  avait,  pensait-il,  rendu  nuitamment  visite  à  quelque  courtisane, 
et  craignait  de  sortir  en  plein  jour  d'une  maison  suspecte.  Le 
soir  vint,  et  le  pape,  épouvanté,  ordonna  à  ses  sbires  de  com- 
mencer une  enquête.  On  explora  tout  d'abord  les  rives  du  Tibre;  et 
un  certain  Giorgio  Sclavo,  qui,  couché  dans  une  barque  ancrée  au 
milieu  du  fleuve,  veillait  chaque  nuit  sur  un  dépôt  de  bois  étabU  à 
Ripetta,  témoigna  des  faits  suivans.  Dans  la  nuit  du  mercredi  au 
jeudi,  vers  deux  heures,  il  avait  vu  deux  hommes  à  pied  sortir  de 


LES    BORGIA.  917 

la  ruelle  qui  longe  encore  aujourd'hui,  du  côté  gauche,  l'église  de 
San-Geroninao  ;  ils  avaient  observé  avec  une  grande  attention  et  en 
silence  le  chemin  qui  suit  le  Tibre,  et,  n'apercevant  personne,  étaient 
rentrés  dans  la  ruelle  ;  quelques  instans  plus  tard,  deux  autres 
hommes  étaient  venus  du  même  endroit,  avaient  sondé  du  regard 
les  alentours  comme  les  premiers,  puis  avaient  fait  un  signe  d'appel  : 
alors  était  apparu  un  cavalier  monté  sur  un  cheval  blanc,  ayant  un 
cadavre  en  croupe,  dont  la  tête  et  les  jambes  pendaient  de  chaque 
côté,  et  que  les  deux  premiers  bravi  soutenaient  à  droite  et  à  gauche. 
On  se  dirigea  vers  un  point  escarpé  de  la  rive,  le  heu  même  d'où 
l'on  jette  les  ordures  au  Tibre;  là,  le  cavalier  fit  tourner  au  cheval 
le  dos  au  fleuve,  et  les  deux  hommes  qui  s'étaient  montrés  les  der- 
niers, prenant  le  cadavre  l'un  par  les  bras,  l'autre  par  les  jambes, 
l'enlevèrent  du  cheval,  le  portèrent  jusqu'au  bord  et  le  précipitè- 
rent dans  l'eau  de  toutes  leurs  forces.  Le  cavalier  demanda  s'il  était 
bien  tombé,  ils  répondirent  :  «  Signor,  si.  »  Le  cavalier  s'était  alors 
retourné,  et,  comme  le  manteau  du  mort  flottait  au  fil  de  l'eau,  il 
avait  demandé  quelle  était  cecte  chose  noire  qui  nageait.  Les  autres 
dirent  :  «  C'est  le  manteau,  »  et  ils  lancèrent  des  pierres  pour  l'en- 
foncer. Puis,  tous  les  cinq  se  retirèrent  :  deux  hommes  prirent  par 
la  ruelle  de  San-Geronimo,  en  regardant  toujours  avec  soin  çà  et 
là;  le  cavalier  et  les  deux  autres  s'en  allèrent  du  côté  de  l'hôpital 
Saint-Jacques.  Giorgio  n'avait  plus  rien  vu.  Les  serviteurs  du  pape 
lui  reprochant  de  n'avoir  pas  aussitôt  prévenu  le  gouverneur  de 
Rome,  il  répondit  que,  dans  sa  vie,  il  avait  vu,  la  nuit,  une  cen- 
taine de  cadavres  jetés  au  Tibre,  à  la  même  place,  et  qu'il  n'y  pre- 
nait plus  garde.  On  convoqua  les  bateliers  et  les  pêcheurs  de  Rome, 
et,  le  16  juin,  dans  l'après-midi,  trois  cents  barques  commencèrent 
cette  lugubre  recherche.  On  retira  le  duc  de  Gandia,  tout  vêtu, 
ayant  sous  sa  ceinture  ses  gants  et  30  ducats,  et  percé  de  neuî 
blessures,  l'une  à  travers  la  gorge,  les  autres  à  la  tête,  à  la  poi- 
trine et  aux  jambes.  On  le  mit  sur  une  barque,  qui  descendit  jus- 
qu'au Saint-Ange;  là,  sous  la  direction  du  chapelain  Burchard,  on 
le  déshabilla,  on  le  lava  et  on  le  revêtit  de  son  costume  de  capi- 
taine-général de  l'église.  Après  le  coucher  du  soleil,  les  gentils- 
hommes de  don  Juan,  tous  les  prélats  de  la  maison  apostolique,  les 
camériers  et  les  gardes  du  pape,  portant  des  torches  et  pleurant 
u  avec  une  grande  clameur,  »  accompagnèrent  le  mort  jusqu'à 
Sainte-Marie-du-Peuple  ;  il  avait  la  figure  découverte  et  «  semblait 
dormir.  »  Quand  le  cortège  parut  sur  le  pont  Saint-Ange,  on  en- 
tendit, selon  un  témoignage  recueilli  par  Sanudo,  un  cri  terrible, 
plus  lamentable  que  tous  les  autres  :  c'était  l'adieu  suprême 
d'Alexandre  VI,  qui,  d'une  fenêtre  de  la  citadelle,  regardait  pour 
la  dernière  fois  la  face  pâle  de  son  enfant.  Mais  César  ne  parut  point 


918  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

alors  ;  il  semble,  à  lii'e  Barchard,  qu'il  fût,  en  ce  moment  à  cent  lieues 
de  Rome  :  personne  de  sa  maison  ne  suivit  le  deuil  de  son  frère  mort. 
Le  pape,  dit  Burchard,  eut  une  dou'eur  si  profonde  «  qu'il  s'en- 
ferma dans  sa  chambre  et  pleura  très  amèrement.  »  Le  cardinal 
de  Ségovie  et  ses  serviteurs  les  plus  intimes  se  tenaient  derrière 
la  porte,  le  suppliant  de  leur  ouvrir  ;  il  ne  les  laissa  entrer  qu'au 
bout  de  plusieurs  heures.  Il  ne  voulut  ni  boire  ni  manger,  depuis 
le  matin  du  jeudi  jusqu'au  samedi;  jusqu'au  dimanche,  il  ne 
dormit  pas  une  minute;  enfin,  «  il  se  laissa  toucher  par  les  sollici- 
tations continuelles  des  gens  de  sa  maison,  et  mit  fin,  autant  qu'il 
le  put,  à  son  deuil,  pensant  d'ailleurs  qu'un  gra7\d  -péril  rémlternit 
pour  sa  personne  même  (Tune  douleur  trop  prolongée.  » 

Burchard  interrompt  ici,  avec  une  remarquable  prudence,  jus- 
qu'au 7  août,  la  rédaction  de  son  Journal.  Mais  ces  derniers  mots 
du  chapelain  donnent  à  réfléchir.  Alexandre  connaissait  l'assassin  ; 
il  l'avait  soupçonné  dès  le  jeudi,  quand  on  vint  lui  dire  :  «  Le  duc 
n'est  pas  rentré  cette  nuit  au  palais.  »  L'ambassadeur  florentin, 
Braccio,  écrit,  le  17  juin,  au  conseil  des  Dix,  que  «  le  pauvre  sei- 
gneur »  est  tombé  dans  un  piège  longuement  préparé,  car  «  l'homme 
masqué  qu'il  a  pris  en  croupe  lui  avait  souvent  parlé,  toujours 
masqué,  et  toujours  de  nuit.  »  Braccio  fait  entendre  que  l'aventure 
amoureuse  où  on  l'a  sans  doute  entraîné  n'était  qu'une  amorce; 
«  certes,  celui  qui  a  imaginé  et  dirigé  le  crime  avait  bonne  cervelle 
et  bon  courage  ;  de  toutes  façons,  c'est  un  grand  maestro.  »  Une 
enquête  fiévreuse  porta  pendant  deux  semaines  sur  toutes  sortes 
de  personnes;  on  mit  les  valets  du  duc  à  la  torture;  on  interrogea 
le  comte  de  la  Mirandola  et  sa  fille,  dont  le  palais  était  dans  la  ré- 
gion de  Ripetta.  Le  cardinal  Sforza,  Jean  de  Pesaro,  les  Orsini,  le 
duc  d'Urbin,  même  don  Joffré,  le  plus  jeune  des  enfans  Borgia,  dont 
la  femme,  dona  Sancia,  passait  pour  la  maîtresse  de  son  beau-frère 
Juan,  se  virent  soupçonnés  à  la  fois.  Puis,  la  haute  police  pontifi- 
cale arrêta  tout  à  coup  ses  investigations.  Toute  la  chrétienté  s'était 
émue  :  l'empereur,  le  doge  de  Venise,  Savonarole,  le  cardinal  de 
la  Rovere,  écrivaient  au  pape  pour  le  consoler.  11  disait,  le  19  juin, 
devant  le  sacré-collège  :  «  Si  j'avais  eu  sept  papautés,  je  les  aurais 
données  pour  la  vie  de  mon  fils.  »  Cependant,  il  voulut  que  le 
mystérieux  attentat  entrât  dans  l'oubli.  Rome  entière  murmurait  le 
nom  du  meurtrier;  «  mais  personne,  dit  Raphaël  de  Volterra,  n'ose 
le  prononcer  tout  haut.  »  Trois  ans  plus  tard,  on  se  mit  à  parler 
plus  librement  ;  l'ambassadeur  vénitien  Polo  Capello  écrivait  de 
César  :  «  C'est  lui  qui  a  fait  assassiner  et  jeter  au  Tibre,  la  gorge 
ouverte,  son  frère  le  duc  de  Gandia.  »  La  conduite  ultérieure 
d'Alexandre  VI,  sa  demi-abdication  entre  les  mains  de  César,  con- 
firma le  jugement  des  contemporains  et  assura  celui  de  l'histoire. 


LES    BOEGIA.  PI  9 

Nous  ne  savons  rien  de  la  première  entrevue  de  ces  deux  hommes, 
le  cardinal  de  Valence  et  le  pape,  dans  les  jours  qui  suivirent  l'as- 
sassinat de  don  Juan.  César  demeura  encore  cinq  semaines  à  Rome, 
avant  de  remplir  sa  légation  près  du  roi  Frédéric.  Le  dO  août,  le 
dernier  roi  de  la  dynastie  aragonaise  fut  couronné  à  Naples  par  les 
mains  du  fratricide;  le  h  septembre,  le  sacré-collège  recevait  César 
à  sa  rentrée  dans  Rome  et  l'accompagnait  au  Vatican.  Le  consistoire 
se  forma  autour  du  pontife  :  Alexandre  embrassa  son  fils  et  des- 
cendit du  trône  sans  lui  dire  une  seule  parole. 

Au  lendemain  même  du  meurtre,  il  conçut  une  pensée  très  haute, 
et  témoigna  aux  cardinaux  et  aux  ambassadeurs  du  désir  qu'il  avait 
d'entreprendre  la  réforme  de  l'église,  sans  tenir  compte  ni  de  sa 
puissance  pontificale,  ni  de  sa  vie.  Séance  tenante,  il  avait  nommé 
une  commission  préparatoire  de  six  cardinaux.  Le  même  jour,  il  fit 
part  de  ses  internions  réformatrices  aux  princes  italiens  et  aux  rois 
de  l'Europe.  Il  écrivit  au  roi  d'Espagne  qu'il  était  disposé  à  se  dé- 
mettre du  pontificat.  Il  n'avait,  sans  doute,  ni  assez  de  vertu  ni 
assez  de  génie  pour  réformer  le  christianistue  et  purifier,  par  l'ob- 
servance de  l'évangile,  la  royauté  ecclésiastique.  Mais  il  pouvait  au 
moins  réprimer  les  plus  crians  abus  et  imposer  à  l'église  de  Rome 
la  décence  extérieure  qu'elle  avait  eue  sous  Pie  II.  Il  lui  apparte- 
nait aussi  de  commencer  la  réforme  par  lui-même  et  tous  les  Borgia, 
et  de  mettre  fin  à  sa  politique  de  famille.  Mais  il  n'était  plus  le 
maître  de  sa  propre  volonté.  Quand  les  cardinaux  lui  lurent  le  projet 
de  réformation,  il  les  arrêta  en  leur  objectant  que  la  liberté  du  pon- 
tife serait  trop  enchaînée.  Il  fit  de  César  une  sorte  d'exécuteur  tes- 
tamentaire de  Juan,  et  lui  confia,  pour  être  rendus  plus  tard  au  fils 
de  celui-ci,  les  joyaux  du  mort.  Non-seulement  il  consentait  à  re- 
tirer César  de  l'église,  mais  il  forma  un  instant  le  projet  extravagant 
de  lui  donner  en  mariage  sa  belle-sœur,  la  femme  de  JoiTré,  la  très 
légère  Sancia  d'Aragon,  et  de  coiffer  en  échange  Joffré  du  cha- 
peau rouge  de  César.  Cependant,  dans  les  longues  nuits  d'hiver,  le 
fantôme  de  don  Juan  errait  sous  les  voûtes  du  palais  apostolique, 
et  le  pape  crut  entendre  maintes  fois  la  plainte  de  son  fils  assassiné. 
En  février  ili9S,  pour  fuir  cette  obsession,  il  s'établit  au  château 
Saint-Ange.  Peu  à  peu,  la  triste  ombre  se  tut  et  ne  vint  plus.  La 
conscience  d'Alexandre  VI  s'était  apaisée.  Le  règne  occulte  de  César 
Borgia  soulageait  son  père  de  la  part  la  plus  lourde  du  gouverne- 
ment dans  la  tyrannie  de  la  renaissance.  L'action  lui  devenait  facile, 
car  il  n'était  plus  que  l'instrument  d'une  ambition  formidable  qu'il 
admirait  en  la  servant.  Mais  jamais  l'église  n'avait  traversé  de  jours 
aussi  extraordinaires  que  ceux  qu'elle  vit  durant  les  six  années  où 
le  véritable  roi  de  Rome  fut  César  de  France,  duc  de  Valentinois. 

Emile  Gebuart. 


REVUE    DRAMATIQUE 


Comédie-Française  :  la  Souris,  comédie  en  3  actef ,  de  M.  Edouard  Pailleron  ;  la 
Nuit  de  juin,  pièce  en  1  acte,  mêlée  de  prose  et  de  vers,  de  M.  Maurice  Lecor- 
beiller.  —  Porte-Saint-Martin  :  la  Tosca,  drame  en  5  actes  et  6  tableaux,  de 
M.  Victorien  Sardou.  —  Odéon  :  Beaucoup  de  bruit  pour  rien,  comédie  en  5  actes 
.  et  8  tableaux,  en  vers,  de  M.  Louis  Legendre,  d'après  Shakspeare.  —  Ambigu  :  Ma- 
thias  Sandorf,  pièce  à  grand  spectacle,  en  5  actes  et  16  tableaux,  tirée  du  roman 
de  M.  Jules  Verne,  par  MM.  William  Busnach  et  George  Maurens. 


Dans  la  Souris,  M.  Pailleron  s'est  mis  en  frais  de  sensibilité  comme 
dans  l'Étincelle,  M.  Pailleron  a  dépensé,  prodigué  l'esprit  comme 
dans  le  Monde  où  l'on  s'ennuie-.  Aussi  bien  ni  la  sensibilité  ne  man- 
quait dans  cette  dernière  pièce,  ni  l'esprit  dans  la  précédente;  et  ces 
deux  ressources  réunies  étaient  déjà  celles  de  l'Age  ingrat.  Pourquoi 
donc,  après  des  ouvrages  si  heureux,  celui  que  voilà  est-il  accueilli 
avec  une  faveur  plus  tiède? 

Oui,  sans  doute,  il  y  avait  dans  l  Étincelle  une  manière  de  pathé- 
tique :  à  telles  enseignes  que  beaucoup  de  personnes  y  sentaient  pal- 
piter un  je  ne  sais  quoi  de  Musset.  Dans  le  Monde  oii  l'on  s'ennuie,  cette 
revue  de  ridicules,  toute  l'intrigue  n'était  que  l'histoire  des  fiançailles 
de  Roger  et  de  Suzanne;  et  cette  histoire,  exquise  en  un  point,  a  paru 
tout  entière  agréable  (1).  M°'*  de  Sauves  et  son  mari,  dans  l'Age  in- 
grat, étaient  l'héroïne  et  le  héros  d'une  sorte  de  roman  où  le  cœur 
déduisait  discrètement  ses  raisons;  et  cette  partie  de  la  pièce,  quand 
ils  voulaient  louer  complètement  l'auteur,  n'était  pas  négligée  des  gens 
attentifs  (2).  —  Mais,  dans  la  nouvelle  comédie,  c'est  aussi  te  jeu  de 
l'amour  qui  se  joue  entre  ces  trois  personnages:  une  jeune  femme, 

(1)  Voir  la  Revue  du  l"  mai  1881. 

(2)  Voir  la  Bévue  da  15  novembre  1885. 


REVUE    DRAMATIQUE,  921 

un  homme  encore  jeune,  une  jeune  fille.  Et  ces  personnages  sont  les 
principaux,  la  question  de  leur  bonheur  ou  de  leur  malheur  fait  l'in- 
térêt essentiel  de  l'ouvrage;  et  le  spectateur  le  plus  frivole  ou  le  plus 
distrait  ne  peut  s'y  tromper. 

D'autre  part,  l'ingénue  de  l'Étincelle  était  une  ingénue  du  genre  en- 
joué, c'était  même  un  éclatant  spécimen  du  genre;  et  sa  marraine  et 
le  galant  officier  qui  leur  tenait  tête  ne  restaient  pas  non  plus  à  court 
de  verve.  Et  la  douairière  et  le  sous-préfet  et  les  autres,  dans  ce 
monde  où  l'on  s'ennuyait  si  plaisamment,  quelque  dépense  de  re- 
parties qu'ils  eusseni  faite,  ne  se  trouvaient  pas  davantage  embar- 
rassés. Et,  dès  avant  eux,  ce  mari  à  qui  les  troubles  de  «  l'âge  ingrat  » 
ne  faisaient  rien  perdre  de  ses  moyens,  —  au  contraire,  —  et  cette 
comtesse  anglaise  du  Café  anglais,  et  ces  célibataires  variés  et  leurs 
compagnes,  toute  cette  bande  semblait  ignorer  que  la  gaîté  pût  jamais 
faire  défaut  ou  qu'on  pût  l'épargner  :  tous  ces  gens-là,  évidemment, 
avaient  un  crédit  illimité  sur  le  trésor  d'inventions  facétieuses  de  l'au- 
teur.—  Mais  celui-ci,  a  l'heure  qu'il  est,  ne  paraît  pas  ruiné  ni  avare  ; 
il  prête  encore  sa  joviale  humeur  aux  silhouettes  qui  gesticulent  dans 
sa  lanterne  magique,  à  telle  ou  telle  particulièrement  qui  ne  fait 
qu'aider  au  drame:  une  seule  aurait  de  quoi  défrayer  de  drôleries  tout 
Marivaux  transformé  en  farces. 

Comment  donc,  si  l'on  est  curieux  d'équité,  s'expliquer  ce  refroidis- 
sement? Pour  se  justifier,  les  inconstans  nous  disent  :  «  11  y  a  du  sen- 
timent, il  y  en  a  beaucoup  dans  la  Souiis,  mais  il  y  a  de  la  sentimen- 
talité; il  y  a  de  la  délicatesse,  mais  il  y  a  de  la  préciosité  aussi.  »  — 
La  belle  affaire!  Avec  le  sentiment,  n'y  avait-il  pas  trace  de  sentimen- 
talité dans  r Étincelle?  Avec  la  délicatesse,  n'y  avait-il  aucune  préciosité 
dans  le  Monde  où  l'on  s'ennuie?..  Ces  déserteurs  disent  encore  :  «  11  y 
a  de  l'esprit  dans  cette  pièce,  mais  il  y  en  a  de  plusieurs  sortes  :  il  y 
en  a  de  naturel,  mais  il  y  en  a  de  factice;  et,  parmi  ce  factice,  il  y  en 
a  de  trop  facile  et  de  banal;  ei,  factice  ou  naturel,  il  y  en  a  de  vul- 
gaire. »  —  Mais  cet  assortiment  d'épices  de  qualités  différentes,  n'était-ce 
pas  déjà  l'assaisonnement  du  Monde  où  Von  s'ennuie  et  de  l'Age  ingrat? 
Qu'il  s'agisse  de  sentiment  ou  d'esprit,  cet  alliage  ou  plutôt  ce  mélange 
d'un  peu  de  fausse  monnaie  ave^  la  bonne,  c'est  le  caractère  de 
l'abondante  richesse  de  M.  Pailleron. 

Non,  les  causes  de  celte  modération  d'enthousiasme  après  de  pa- 
reils transports  de  faveur,  les  véritables  causes  ne  sont  pas  celles  que 
l'on  donne:  elles  sont  plus  particulières  au  présent  ouvrage,  elles  ont 
aussi  plus  de  force;  elles  en  ont  assez  pour  que  le  public,  même  à  son 
insu,  ait  subi  leur  puissance.  L'une,  la  plus  profonde,  est  de  l'ordre 
du  sentiment,  où  l'auteur  a  pris  son  sujet;  l'autre,  moins  secrète,  non 
moins  efficace,  est  de  l'ordre  de  l'esprit,  où  l'auteur  a  choisi  quelques- 
uns  de  ses  plus  importans  moyens  d'exécution. 


922  REVDE   DES    DEDX    MONDES. 

Le  sujet,  d'abord,  est  ingrat.  Il  tient  de  la  gageure,  et  d'une  terrible 
espèce  de  gageure,  qui  exige  tout  l'effort  de  l'art  (M.  Pailleron  ne  le 
ménage  pas,  mais  on  le  sent),  et  qui,  même  gagnée,  n'inspire  pas  à 
l'assistance  une  satisfaction,  une  sécurité  parfaites.  Quand  Molière 
imdi'^inai  l' École  des  femmes ,  il  n'avait,  plus  l'âge  d'Horace,  mais  bien 
plutôt  celui  d'Arnolphe;  et  pourtant,aux  discours  enflammés  d'Arnolphe, 
son  Agnès  répond  tout  net  : 

Horace  avec  deux  mots  ea  ferait  plus  que  vous! 

Et  Molière  est  avec  Horace,  avec  Agnès,  avec  l'ardente  galanterie  du 
jouvenceau  et  la  naïve  tendresse  de  la  fillette,  contre  Arnolphe  et  sa 
passion.  11  se  conforme,  en  dépit  de  son  amour-propre  personnel  et 
peut-être  de  son  amour,  au  simple  vœu  de  la  nature  :  elle  ordonne  que 
la  jeunesse  attire  la  jeunesse,  elle  souhaite  que  la  moustache  blonde 
se  marie  aux  lèvres  roses;  tant  pis  pour  la  barbe  grise  !  Il  est  vrai  que 
Molière^  dédiant  son  œuvre  à  une  princesse  de  dix-neuf  ans,  se  coa- 
tenia  de  lui  écrire  :  «  Je  ne  vois  point  ce  que  Votre  Altesse  Royale  pour- 
rait avoir  à  démêler  avec  la  comédie  que  je  lui  présente.  »  IL  n'aurait 
pu  s'autoriser  de  ce  qui  suivait  pour  lui  adresser  un  placet  galant.  11 
se  concilia  du  moins  le  public  et  la  postérité,  à  qui  ce  courageux  bon 
sens,  cette  juste  soumission  à  la  nature,  avaient  quelque  chance  de 
plaire  :  il  se  montrait,  en  cette  occasion,  à  la  fois  moraliste  et  auteur 
dramatique. 

M.  Pailleron,  comme  dédicace,  en  tête  de  là  Souris,  a  mis  une  réduc- 
tion du  SDnnet  d'Arvers,  un  joli  madrigal,  d'une  discrétion  un  jeu 
voyante.  C'est  que  la  pièce  pourrait  s'intituler  :  la  Revanche  d' Arnolphe, 
Elle  ne  va  pas  toute  seule,  comme  on  pense  bien,  cette  revanche  ;  il 
faut  que  l'auteur  y  aide.  Il  y  met,  en  effet,  toute  son  adresse,  toute  sa 
grâce.  11  ne  peut  faire  cependant,  quelques  ingénieux  moyens  qu'il  em- 
ploie, il  ne  peut  faire  que  la  fin  soit  approuvée  par  le  cœur  ni  même 
par  la  raison.  Si  spécieusement  qu'il  définisse  l'amour  de  ce  quadragé- 
naire pour  cette  petite  fille,  le  poète  ne  réu&sit  pas  à  nous  faire  agréer 
cet  amour.  «  Paternité  charmante,  »  soit  :  lorsqu'elle  veut,  à  la  fin, 
exercer  son  charme,  l'exercer  tout  de  bon,  cette  paternité  nous  gêne,  et 
je  dirais,  pour  un  peu,  qu'elle  nous  révolte.  Lorsqu'on  en  vient  au  fait, 
lorsque  le  héros,  pour  la  première  fois,  tutoie  l'héroïne,  quelques  insi- 
dieuses mélodies  qu'il  ait  filées  jusqu'à  cette  note  dominante,  elle  dé- 
tonne. Prêtez  l'oreille!  Le  virtuose  qui  souffle  ce  duo  n'ose  pas  com- 
mander à  la  pauvrette  (un  soprano  aigu)  de  rendre  au  ténor  ce  tutoie- 
ment :  elle  ne  pousse  pas  jusque-là,  devant  nous,  sa  complaisance 
filiale.  Mais  le  ténor  insiste,  il  tutoie  derechef,  il  tutoie  éperdument  ; 
et,  sans  avoir  l'imagination  bien  vive,  sans  présager  ce  qui  sera,  en 
présence  de  ce   qui  est,  tout  simplement,  le   bonhomme   public  se 


REVUE    DRAMATIQUE. 


923 


rejette  en  arrière.  Séduit  tout  à  l'heure,  quoique  un  peu  laborieuse- 
ment, par  la  magie  d'une  suite  d'aimables  phrases,  il  secoue  le  sor- 
tilège :  il  volt,  maintenant,  où  l'on  a  voulu  le  conduire.  Après  avoir 
goûté  ces  genùllesses,  peu  s'en  faut  qu'il  ne  se  récrie,  avec  cette  fran- 
chise d'une  âme  saine  et  cette  rudesse  de  parole  dont  un  saint  homme 
donnait  récemment  l'exemple,  en  réponse  à  de  délicieux  et  scanda- 
leux sophismes  :  «  Tout  cela,  »  déclare  l'abbé  Taconet,  tirant  la  mora- 
lité de  Mensonges,  le  dernier  roman  de  M.  Paul  Bourget,  u  tout  cela, 
c'est  de  grandes  saletés  I  » 

Un  malheur,  à  présent,  qui  se  joint  au  mal  nécessaire  de  l'ouvrage: 
pour  encourager  son  Arnolphe  et  nous  disposer  à  voir  d'un  bon  œil  son 
retour  d'assurance,  —  et  aussi  pour  suspendre  l'action  et  l'égayer  par 
des  péripéties  amusantes,  —  M.  Pailleron  a  inventé  que  ce  héros  fût 
courtisé  par  deux  personnes  accessoires,  et  que  ces  personnes  fussent 
diversement  ridicules.  Or,  le  ridicule  de  la  première,  s'il  existe  dans 
la  réalité,  est  tellement  rare  que  personne,  hormis  l'auteur,  ne  le  con- 
naît; celui  de  la  seconde  est  suspect  de  n'exister  nulle  part,  tant  il 
semble  excessif.  Par  ces  deux  raisons,  le  public  ne  s'intéresse  ni  à  l'une 
ni  à  l'autre.  Et  comme  déjà  elles  prennent  leurs  aises  dans  le  premier 
acte,  comme  elles  encombrent  le  second  et  ne  sont  qu'à  peine  plus 
réservées  dans  le  troisième,  —  tantôt  ensemble  et  se  renvoyant  la 
balle,  et  tantôt,  ce  qui  est  pis  encore,  se  succédant,  pour  établir  une 
série  de  contrastes,  en  des  scènes  exactement  alternées,  —  ces  deux 
mauvaises  fées  nuisent  à  l'ouvrage  encore  plus  que  son  vice  intime  : 
ah  !  pourquoi  M.  Pailleron  les  a-t-il  invitées  1  11  leur  prête  son  hu- 
meur, toute  sa  belle  humeur,  dont  elles  se  servent  l'une  contre  l'autre, 
et  toutes  les  deux  contre  nous  :  plus  il  en  a,  plus  c'est  terrible  !  Mieux 
vaut,  pour  une  pièce  de  théâtre,  un  personnage  un  peu  niais,  qui  est 
à  sa  place,  qu'un  personnage  trop  spirituel  qu'on  souhaiterait  de 
meitre  dehors. 

Voilà,  de  bonne  foi,  les  véritables  causes  de  cette  déconvenue,  qui 
surprend  le  public  autant  que  l'auieur.  Mais  une  victoire  un  peu  molle 
n'€^t  pas  un  désastre  ;  et  c'est  encore  une  victoire  que  nous  enregis- 
trons. Si  ce  n'est  pas  une  de  ces  victoires  triomphantes  à  l'envi  des 
plus  belles  défaites,  c'est  encore  une  victoire  acceptable,  et  même  ac- 
cepiable  avec  honneur:  assez  de  mérites,  en  somme,  l'assurent  et  la 
justi  tient. 

Et  d'abord  la  partie  essentielle,  sinon  peut-être  la  plus  considérable, 
de  cette  comédie,  est  traitée  avec  autant  d'art  que  les  admirateurs  or- 
dinaires de  M.  Pailleron  le  pouvaient  espérer  :  —  c'est  de  Ja  partie 
sentimentale  que  je  fais  ce  juste  éloge.  —  Il  s'engage  donc,  ce  débat 
amoureux,  entre  trois  perconnes.  Pour  favoriser  son  candidat  au  bon- 
heur, pour  augmenter  les  chances  de  son  Arnolphe  et  lui  permettre 
d'emporter  le  prix,  M.  Pailleron  l'a  débarrassé  d'Horace  et  même  de  tout 


924  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

autre  homme  :  le  marquis  Max  de  Simiers  est  le  seul  mâle  de  la  pièce. 
Dans  la  maison  de  campagne  où  se  passe  l'action,  il  n'y  a  même  pas  un 
valet  :  apparemment,  depuis  Ruy  5/as,Arnolphe  s'est  souvenu  de  Mas- 
carille;  il  a  renvoyé  Alain,  par  prudence.  A  parler  sérieusement,  il  se 
peut  qu'une  telle  précaution  trahisse  une  certaine  défiance  de  la  thèse 
ou  du  thème  qui  est  le  support  fragile  de  celte  œuvre;  après  tout,  elle 
est  sage,  et  d'ailleurs  elle  donne  à  l'ensemble  un  aspect  original  : 
n'est-ce  pas  la  première  fois,  sauf  peut-être  en  quelque  ballet,  qu'on 
voit  sur  le  théâtre  un   seul  coq  pour  autant  de  poules,  —  celle-ci 
d'abord,  qui  est  charmante,  et  cette  fine  poulette,  et  puis  ces  deux-là, 
l'une  étique  et  l'autre  dodue,  Pune  «  traînant  l'aile  et  tirant  le  pied,  » 
l'autre  à  la  houppe  éclatante  et  à  l'ergot  insolent,  quatre  rivales  enfin, 
sans  compter  la  présidente  du  concours,  cette  bonne  vieille  poularde  ! 
Regardons-y  d'un  peu  près  :  s'il  a  écarté  Horace,  en  retour,  le  poète, 
pour  reconstituer  le  drame,  a  suscité  en  face  d'Agnès,  devenue  l'ad- 
miratrice d'Arnolphe,  une  sérieuse  émule  :  voilà  le  trio.  Écoutons-le, 
il  chante  à  merveille. 

Elle  est  charmante,  en  effet,  presque  trop  charmante,  cette  jeune 
femme  qui  doit,  à  la  fin,  se  sacrifier  à  la  jeune  fille  :  (elle  acquitte  ainsi 
la  dette  contractée  dans  V Étincelle,  —  dont  la  Souris,  en  un  certain  sens, 
est  la  contre-partie;  notons,  d'ailleurs,  que  «  l'étincelle,  »  ici,  jaillit  du 
cœur  de  l'homme,  d'un  cœur  où  quelque  reste  de  feu  a  toujours  refusé 
de  s'éteindre).  Parisienne  réfugiée  à  la  campagne,  Clotilde,  comtesse 
Woïska,  est  une  Francillon  qui  a  tourné  court  et  bien  tourné.  Peut- 
être  avait-elle  dans  le  sang  et  les  nerfs  moins  d'ardeur  et  d'énergie 
que  l'héroïne  de  M.  Dumas;  peut-être  est-elle  vraiment,  comme  elle 
le  confesse,  «  de  la  race  des  sœurs  »  plutôt  que  de  la  race  des 
amoureuses,  même  fidèles  à  un  seul  et  juste  amour.  Mais  surtout  elle 
a  eu  cette  chance  que  son  mari,  un  étranger  perdu  de  débauche,  est 
devenu  gâteux  assez  tôt  :  pendant  qu'on  emmenait  ce  malheureux 
dans  une  maison  de  santé,  elle  est  sortie  du  tourbillon  des  plai-irs 
mondains.  Retirée  chez  sa  mère,  une  bonne  provinciale,  soudain,  elle 
voit  reparaître  en  visiteur  un  compagnon  des  anciennes  fêtes,  un  ca- 
marade ou  plutôt  un  ami.  Avec  quelle  mutinerie  décente  et  quel  mé- 
lancolique enjouement  elle  lui  rappelle  que,  dans  celte  rumeur  gri- 
sante de  Paris,  lui,  un  viveur,  il  a  murmuré  naguère  d'utiles  avis  à 
son  oreille  !  «  Vous  m'avez  dit  :  Laissez  donc  cela  aux  autres,  Clotilde, 
vous  n'êtes  bonne  qu'à  faire  une  honnête  femme,  vous  !..  Ce  que  cela 
m'a  vexée!..  Mais  que  c'était  bien  à  vous!  Vous  êtes  un  honnête 
homme,  mon  ami!  »  Et,  si  elle  évoque  ce  souvenir,  c'est  que,  présen- 
tement, trop  touché  de  ses  vertus  et  de  ses  grâces,  il  est  tout  près,  ce 
Mentor,  de  lui  chuchoter  d'autres  paroles,  qu'elle  n'a  pas  le  droit 
d'écouter.  Et,  sentant  l'approche  de  cet  amour,  qui  ne  lui  déplaît  pas, 
elle  veut  le  détourner,  avec  une  rare  simplicité  de  courage,  vers  une 


REVUE    DRAMATIQUE.  925 

tête  blonde  qui  lui  est  chère,  où  le  voile  nuptial  pourra  se  poser  : 
M  Vous  qui  donniez  autrefois  de  si  bons  conseils  à  celles  qui  sont  folles, 
vous  n'en  donneriez  pas  maintenant  de  mauvais  à  celles  qui  sont 
sages!  »  —  Oui,  vraiment,  elle  nous  séduit  dès  l'abord,  cette  grave  et 
souriante  figure.  Si  douce  que  nous  soit  sa  présence,  il  est  bon  que, 
par  un  caprice  de  l'intrigue,  elle  disparaisse  pendant  le  deuxième 
acte  :  nous  ne  sommes  déjà  que  trop  attachés  à  cette  prochaine  vic- 
time. Au  troisième,  et  jusqu'au  dénoûment,  il  est  bon  que,  par  un 
artifice  un  peu  étrange,  elle  cache  à  tout  le  monde,  à  nous  comme  à 
sa  mère,  la  nouvelle  de  son  veuvage,  qu'elle  est  allée  vérifier  dans 
l'intervalle.  Nous  ne  sommes  que  trop  rengagés  dans  une  raisonnable 
amitié  pour  elle,  et  notre  sympathie  n'est  que  trop  fortifiée  par  un 
surcroît  d'estime  et  de  pitié  :  elle  écoute  avec  une  résignation  si  fière 
et  si  modeste,  avec  une  dignité  si  spirituelle  et  si  touchante,  avec  une 
possession  de  soi  tellement  dénuée  d'apparat,  l'étrange  confidence  de 
cet  amoureux  qui,  pendant  son  absence,  a  si  vite  changé  d'objet  ! 
Enfin,  chargée  d'une  mission  de  confiance  auprès  de  sa  rivale,  elle 
s'en  acquitte  avec  tant  de  désintéressement!  Et  ce  n'est  pas  le  désin- 
téressement d'une  Romaine  de  tragédie  ou  d'un  ange  de  mélodrame, 
non,  mais  celui  d'une  femme  et  d'une  Française,  qui  se  détache,  non 
sans  lutte  contre  elle-même,  d'un  espoir  longtemps  caressé.  Elle  a 
d'ailleurs  assez  de  délicatesse,  et,  au  service  de  cette  délicatesse,  une 
volonté  assez  forte  pour  que  sa  rivale  chérie  ne  se  doute  pas  de  son 
sacrifice.  Ohl  l'aimable  créature!  Nous  admettons  à  peine  que  cet 
homme  d'esprit,  plus  âgé  qu'elle  de  dix  ans,  la  délaisse  pour  épou- 
ser la  voisine,  de  dix  années  encore  plus  jeune  qu'elle.  Tant  mieux, 
au  fait:  elle  nous  reste!  Il  faut  remercier  M.  Pailleron  en  même  temps 
qu'on  le  félicite  :  il  n'a  jamais  tracé  un  caractère  plus  exquis. 

«  La  petite  sœur  me  plaisait  bien  aussi,  disait  un  libertin  de  ma 
connaissance,  mais  enfin  on  ne  peut  pas  tout  avoir!  »  Dans  l'honnête 
harem  que  M.  Pailleron  nous  présente,  c'est  l'aînée  que  nous  choisi- 
rions ;  mais  la  petite  sœur  nous  plaît  aussi.  Toute  menue  et  silen- 
cieuse, l'originale  entrée  que  fait  cette  souris  blanche  !  «  La  fille 
du  premier  mariage  de  mon  second  mari,..  »  c'est  ainsi  que  M'""  de 
Moisand,  la  mère  de  notre  amie  Glotilde,  détermine  son  état  civil  ;  Cen- 
drillon  amoureuse,  voilà  comment  nous  définissons  d'emblée  celte  pe- 
tite personne  qui  sort  du  couvent.  L'énigme  qu'on  pressent  au  fond 
de  ses  yeux  clairs,  sous  ses  bandeaux  blonds,  n'est  pas  sans  attrait  : 
un  sentiment  timide,  rabattu  encore  par  la  sévérité  d'une  marâtre  (assez 
débonnaire  au  fond,  mais  inintelligente  et  gauche),  voilà  celte  passion 
romanesque,  rapportée  du  «  parloir»  à  la  maison.  Elle  se  fait  jour,  au 
deuxième  acte,  sous  le  coup  d'une  plaisanterie  un  peu  dure.  Ne  s'avise- 
t-il  pas,  celui  que  la  fillette  aime  en  secret,  d'uiïrirune  poupée  à  «  ma- 
demoiselle Souris?  »  —  «  Je  m'appelle  Marthe  de  Moisand,  monsieur!  » 


926  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

répond-elle,  très  émue  et  très  brave  ;  et  elle  se  retire  sans  ajouterun  mot. 
Mais  elle  reparaît,  et  comme  le  maladroit  quadragénaire  s'excuse  d'avoir 
ainsi  traité  «une  grande  jeune  fille  de  dix-huit  ans,  » — c'est  l'âge  qu'elle 
a  sincèrement  déclaré  tout  à  l'heure,  —  elle  interrompt,  par  une  ruse 
gentille  :  «  Dix-neuf!  »  On  la  dispenserait  peut-être  de  raconter  à  ce 
moTisieur  la  mort  de  sa  mère  :  ce  récit,  où  Ton  attend  vainement 
quelque  détail  particulier  et  qui  n'aboutit  à  aucun  effet  spécial,  semble 
une  entreprise  quelque  peu  indiscrète  sur  la  sensibilité  du  public.  Mais 
l'agréable  enfantillage  que  la  révélation  de  ce  vœu,  fait  en  commun 
avec  deux  amies  :  un  an  après  la  sortie  du  couvent,  on  y  rentrerait  si 
l'on  était  dégoûtée  du  monde  1  La  naïve  rouerie  que  celle  de  ce  jugement 
sur  le  fiancé  d'une  des  trois  conjurées,  —  déjà  infidèle,  celle-ci,  à  sa 
vocation  :  —  «Un  enfant,  figurez- vous...  Il  n'a  pas  vingt-cinq  ans!  »  Après 
cette  innocente  invite,  il  est  naturel  que  l'entretien  tourne  en  duo 
d'amour.  11  est  interrompu  ;  mais,  à  la  reprise,  quelle  jolie  façon  à  cette 
jeune  fille  de  trahir  son  secret,  —  par  l'éloge  d'une  de  ses  rivales,  de  la 
plus  digne,  de  celle  qui  mérite  vraiment  d'être  enviée, —  par  l'aveu  de 
son  aversion  pour  les  deux  autres,  oh!  les  vilaines!  qui  ne  peuvent 
exciter  que  la  jalousie.  Enfin,  au  troisième  acte,  elle  désarme  notre 
préférence  pour  Clotikie  par  la  confiance  qu'elle  met  en  elle,  par  la 
siT>cériié  de  sa  confession,  et  même,  pendant  quelques  minutes,  par 
sa  courageuse  intention  de  renoncement;  et  lorsqu'elle  se  trouve  de 
nouveau  en  têle-à-léte   avec  ce  galant  homme  qui,  lui  aussi,  par  un 
Bcru'piale  de  sa  raison,  prétend  renoncer  à  son  espérance,  elle  nous 
émeut  par  la  défense  pudique  et  presque  muette  et  par  la  persistance 
de  son  amour  ;  et,  lorsqu'il  se  ravise  et  qu'il  en  vient,  par  une  pente 
insensible,    jusqu'à  la  presser,    à  la    sommer    d'ouvrir  son   cœur, 
nous  lui  savons  gré,  du  moins,  de  la  chasteté  de  son  aveu  :  elle  a 
honte...  Qu'elle  épouse  son  Arnolphe  !  Il  n'y  a  pas  moyen  de  lui  en 
vouloir...  ;  mais,  décidément,  «  la  petite  sœur  »  nous  plaisait  bien  aussi. 
Quant  à  ce  vainqueur,  à  ce  héros  de  roman  parisien,  qui  traîne  tous 
les  cœurs  après  soi,  il  est  bien  évident  que  c'est  à  disposer  les  nuances 
de  son  caractère  que  l'auteur  s'est  appliqué  avec  prédilection.  Nous 
ne   pouvons  que   sourire  de   lui,  mais  «e  ne   sera  pas  sans  indul- 
gence :  nous  le  reconnaissons  pour  notre  prochain,  et  pour  un  prochain 
qui  n'est,  en  somme,  ni  méprisable  ni  odieux.  Le  marquis  de  Simiers 
■(  avait  fait  de  l'amour  sa  carrière,  »  ce  qui  ne  laisse  pas  d'être  plai- 
sant, mais  il  en  convient  lui-même.  Alors  qu'il   est  menacé  par  la 
limite  d'âge,  il  se  plaint  franchement  de  ia  gène  qu'il  éprouve,  «  en- 
fermé entre  le  désir  et  le  ridicule;  »  et  il  donne  ces  définitions  de  la 
vie  et  de  la  mort  :  «  Ce  n'est  que  quand  on  commence  à  aimer,  qu'en 
vérité  l'on  commence  à  vivre  ;  et  ne  plus  aimer,  c'est  commencer  à 
mourir...  »  Hé  !  voilà,  savez- vous,  qui  n'est  pas  tellement  sot  ! — Après 
avoir  essayé  de  son  ardeur,  qui  ne  s'éieint  pas  encore,  auprès  d'une 


REVUE    DRAMATIQUE.  927 

femme  qui  mériterait  de  la  rallumer,  il  se  tourne  vers  une  jeune  fille 
qui  vaudra  peut-être  un  jour  sa  rivale  :  avec  curiosité,  d'abord,  il 
assiste  à  l'éveil  de  ses  sentimens;  bientôt,  à  ce  jeu,  c'est  sa  fatuité,  à 
lui,  qui  se  réveille,  et  il  flambe  tout  à  fait.  La  légèreté  de  son  égoï«me, 
alors  qu'il  se  dégage  de  la  personne  qu'il  avait  tentée  dans  le  com- 
mencement, est  bien  humaine  et  bien  élégante;  si  nous  ne  lui  par- 
donnions déjà  pour  le  spectacle  réjouissant  que  cette  frivolité  nousolTre; 
il  faudrait  l'absoudre  ensuite  pour-  ses  consciencieuix  efforts,  quand  il 
essaie,  dans  un  plaidoyer  adressé  à  sai  nouvelle  conquête,  de  perdre  la 
cause  de  sa  passion.  Et,  tout  à  la  fin',  l'éclat  de  cett'e  sincère  passion 
renverserait  nos  derniers'  scrupules,  s'ils  n'étaient  d'ordre  naturel', 
éternel,  inébranlable  :  «  Horace  avec  deux  mots...  »  Il  faut  toujours 
en  revenir  là  ! 

S'aluons  au  passage  M*""  de  Moisand,  cette  bonne  dame  qui  donne 
en  trois  mots-  une  idée  de  sa  vie  entière  :  «  J'ai  été  mariée  dieux  fois, 
j'ai  toujours  aimé  mes  maris,  mes  maris  m'ont  toujours  aimée.  »  Mais 
à  quoi  bon  insister  sur  ces  deux  comparses,  Hermine-  de  Sagancey  et 
Pépa  Haimbault?  La  bonne  dame,  en  son',  ingénuité  presque  cynique, 
se- figure  qu'elles  peuvent  être  d'une  singulière  utilité  dans  sa  maison  : 
elle  les  découple  toutes  les  deux  sur  la  piste  du  beau  Max,  eile  s'es- 
soiiiïlà^àlesaniaier,  croyant  qu'elle  travaille  ainsi  au  salut  de  Ciotilde. 
11  faut  qu'elle  se-  fasse  de&  illusions,  sinon  sur  leur  bonne'  volonté, 
au  moins  sur  leur  mérite!  Gn  ne  le's  préférera  jamais',  ni  à  Glotiideni  à 
personne.  Nous  avons  dit  quel  dommage  elles-causentà  cette  comédie. 
Non  pas^que  cette  précieuse  à  la  morphine,  M'"»'  d-e  S^agancey,  ne  soit 
en'eilé-mêmo  une  caricature  assez  neuve  et  peut-être  assez  juste  ;  mais 
ello  prend  trop  de  place  pour  un  personnage  dont  le  modèle  ne  peut  se 
rencontrer  que  par  accident.  Le  cas  de  M""  Pépa  Raimbauk  est  plus  grave  : 
on  soupçonne  qu'elle  n'a  jamais  existé,  ni  à  Séville  ni  aux  BatignolleSj 
d'où  elle  prétend  tirer  ses  origines.  C'est  que,  pour  awir  exagéré  à 
ce  point  les  traits  d'une  écervelée  «  moderne',  »  M.  Pailleron  paraît 
l'avoir  imaginée  hors- des  temps.  l'I  a  estimé,  sans  doute,  que  l?esprit 
ferait  tout  passer;  et  il  a  prêté  le  sien  à  celte  jeune'  personne,  sans 
réserve  aucune,  le  pire  comme  le  meilleur.  0  l'enchanteur  prodigue  ! 
Sa  filleule  favorite  vomit  pêie-mêle  des  pierreritis  et  dtes- crapauds'.  Et, 
le  plus  fâcheux,  c'est  que,  par  une-  sorte  de  contagion,  la  vulgarité  de' 
M"*  Raimbault  a  gagné  le  voisinage  :  une  étrange  grossièreté  de  mœurs 
règne  en  plusieurs  parties  de  cette  pièce.  La  renchérie  M^'-de  Sagam- 
cey  n'est  pas  exempte  du  tléau,,  ni,  hélasMe  marquis-  de  Simiers.  «  Je 
suis  démodé,  dit-il,  jusque  dans  mon  titre  :•  marquis,  comme  dans 
l'ancien  répertoire  !  jusque  dans  ma  politesse  avec  les  femmes,  jusque 
dans  mon  respect  pour  elles...  »  Mais  envers  la  petite  Marthe,  sa 
maussaderie  et  son  badinage,  tour  à  tour,  sentent  pareillement  la' 
mauvaise  éducation  ;  il  n'est  pas  embarrassé  pour  payer  l'elfronterie 


928 


RE7DE    DES    DEUX   MONDES. 


de  Pépa  en  insolence;  et  lorsqu'il  trouve  une  lettre  qui  traîne,  ce  raf- 
finé de  courtoisie,  une  lettre  d'une  jeune  fille  à  une  jeune  fille,  il  la 
lit  sans  barguigner,  de  l'air  le  plus  naturel  du  monde.  Voilà  ses 
façons,  à  ce  monsieur  qui  s'accuse  de  représenter  l'ancien  régime  : 
c'est  bien  heureux,  ma  foi  1  qu'il  n'entreprenne  pas  de  se  mettre  en 
règle  avec  le  nouveau  1  «  La  rue  dans  le  salon,  »  d'après  l'auteur  de 
la  Souris,  c'est  la  formule  de  la  société  contemporaine.  Il  a  son  pessi- 
misme, lui  aussi,  qui,  dans  les  solennités  académiques,  raille  si  ga- 
lamment les  pessimistes.  Assurons-le  qu'il  y  a  encore  dans  la  rue 
de  bonnes  gens  qui  ne  s'appellent  pas  à  tout  bout  de  phrase  «  mar- 
quis,.. »  «  baronne,..  »  «  comtesse,..  »  et  qui  ne  lisent  pas  une  lettre 
trouvée;  —  il  y  en  a  même  dans  les  salons. 

Enfin,  M.  Pailleron  ne  saurait,  sans  ingratitude,  rester  aussi  féroce 
pour  une  société  qui  produit  encore  de  pareils  comédiens.  M.  Worms 
a  joué  la  première  moitié  de  son  rôle  avec  un  brio,  une  élégance  ra- 
pide et  fringante  qu'on  ne  lui  connaissait  pas;  il  s'est  retrouvé  dans 
la  seconde  ce  qu'il  est  à  son  ordinaire,  un  merveilleux  virtuose  de  la 
passion.  M"''  Bartet,  sous  le  nom  de  Clotilde,  c'est  la  perfection  hu- 
maine, et  M'^^  Reichemberg,  sous  le  nom  de  Marthe,  la  perfection  ex- 
trarhumaine  :  on  peut  disputer  si  l'une  est  préférable  à  l'autre;  l'im- 
portant, c'est  que  nous  ayons  toutes  les  deux.  M''"  Montaland  représente 
assez  finement  la  mère,  avenante  et  effarée  ;  M""  Broisat  rend  bien  l'af- 
féterie delà  langoureuse  Hermine.  Des  juges  trop  délicats  ou  chagrins 
ont  reproché  à  M""  Samary  l'exubérance  de  Pépa  :  elle  joue  le  rôle,  à 
mon  sens,  tel  qu'il  est  écrit.  On  voulait,  apparemment,  qu'elle  le  trans- 
posât en  mineur!  Sans  la  franchise  de  sa  verve,  qui  est  naturelle  et 
saine,  le  personnage  semblerait  plus  choquant.  Un  air  de  retenue  le 
rendrait  inexcusable.  Supposez  que  M"«  Reichemberg  s'y  essaie...  «Oh! 
là  là!  »  comme  dit  Pépa.  Un  enfant  de  chœur  chantant  du  Béranger! 

Il  faut  cependant  que  je  parle  enfin  de  la  Tosca!  D'ordinaire,  que - 
j'étudie  une  pièce  au  lendemain  de  son  apparition  ou  trois  semaines 
après,  je  ne  suis  pas  embarrassé  pour  dire  la  vérité  :  ceux  qui  me  font 
l'honneur  de  me  lire  le  savent  bien.  Mais  M.  Sardou,  cette  fois,  a  rendu 
la  tâche  difficile  aux  critiques  d'arrière-garde  :  en  présence  des  repor- 
ters stupéfaits,  il  a  chargé  nos  éclaireurs  et  le  gros  de  notre  armée 
avec  une  telle  furia  d'admiration  pour  son  propre  ouvrage,  une  telle 
ardeur  de  mépris  pour  quiconque  ne  l'adorait  pas!  Moi,  traînard,  isolé, 
si  je  ne  conviens  pas  que  ce  drame  est  irréprochable,  je  vais  être 
égorgé  sur  les  corps  de  MM.  Sarcey  et  Jules  Lemaîlre,  hachés 
menu  comme  chair  à  pâté.  Pauvre  Lemaître  !..  Il  écrivait  ses  feuilletons 
comme  tout  ce  qu'il  écrivait,  en  homme  de  lettres,  en  artiste,  c'est- 
à-dire  avec  bonne  foi.  Eûl-il  produit  récemment,  pour  son  compte  person- 
nel, un  petit  chef-d'œuvre  (il  en  est  bien  capable  !),  il  n'aurait  pas  mis 
plus  de  complaisance  à  voir/o  Tosca  tout  en  beau;  fût-il,  au  contraire, 


REVXTE  DRAMATIQUE.  929 

resté  en-deçà  de  son  espérance,  il  n'aurait  pas  trouvé  ce  drame  plus 
mauvais  :  «  Eh  bien  !  aurait-il  dit,  cela  fait  deux  pièces  manquées  au  lieu 
d'une  !  »  —  D'autre  part,  si  je  ne  jure  pas  que  la  Tosca  est  de  tout  point 
exécrable,  on  va  me  soupçonner  de  lâcheté.  Je  suis  tenté  à  la  fois  d'é- 
chapper à  un  tel  soupçon  et  au  danger...  Je  me  connais,  je  sais  de 
quel  côté  la  tentation  est  la  plus  forte  :  il  vaut  mieux,  dans  l'intérêt 
de  M.  Sardou,  que  je  ne  m'arrête  pas  davantage  à  ces  pensées;  voici 
mes  impressions,  notées  au  fur  et  à  mesure  pendant  ce  spectacle,  et 
présentées  sans  art. 

Après  une  exposition  de  mélodrame...  Oui,  de  mélodrame  :  deux 
hommes,  qui  se  voient  pour  la  première  fois,  causent  abondamment  : 
le  second  déclare  au  premier  qu'il  est  un  prisonnier  évadé,  un 
condamné  à  mort;  le  premier  jure  d'exposer  sa  vie  pour  sauver  le 
second,  et  nous  sommes  assurés,  à  son  accent,  qu'il  tiendra  parole; 
au  cours  de  l'entretien,  ils  échangent  des  confidences  sur  leurs  bonnes 
fortunes  et  se  disent  les  noms  de  leurs  maîtresses  avant  de  se  dire 
leurs  noms,  à  eux...  Baste  !  11  faut  une  exposition  :  l'auteur  ne  fait  pas 
de  façons,  voilà  tout.  Après  ce  début,  voici  une  scène  de  comédie  char- 
mante. La  Tosca,  une  chanteuse  à  la  mode,  vient  trouver  son  amant, 
le  peintre  Mario,  dans  cette  église  où  il  achève  un  tableau  de  sainteté. 
Elle  offre  des  fleurs  à  la  madone,  et,  sous  les  yeux  indulgens  de  son 
idole  céleste,  en  bonne  Italienne,  elle  taquine  et  câline  son  idole 
de  chair  :  elle  gronde  Mario  sur  son  peu  de  piété ,  en  frôlant 
amoureusement  ses  moustaches.  Et  soudain,  elle  s'aperçoit  que  dans 
le  visage  de  cette  Madeleine,  qu'il  peint  sur  le  mur,  il  a  mis  quelque 
chose  d'une  angélique  marquise;  elle  devient  jalouse:  pourquoi  les 
yeux  bleus  de  cette  drôlesse  du  monde?  Une  Madeleine  ne  peut-elle 
avoir  aussi  bien  ses  yeux  noirs,  à  elle,  la  Tosca?  Dans  sa  gaîté,  dans 
sa  jalousie,  dans  toutes  ses  manières  d'aimer,  cette  jeune  femme  est 
également  mutine;  infiniment  diverse,  elle  est  toujours  vive  et  natu- 
relle, spirituelle  et  gracieuse.  Au  fait,  c'est  M""  Sarah  Bernhardt  qui 
revient  pour  la  figurer  parmi  nous  :  l'enfant  prodigue,  en  ses  voyages, 
n'a  rien  perdu,  ni  de  ce  talent  dont  elle  a  prodigué  les  trésors,  ni 
même  de  son  charme  enfantin.  Le  personnage  e.<t  digne  de  l'artiste  : 
voilà  un  éloge. 

L'action  se  passe  à  Rome,  en  1800,  alors  que  les  troupes  et  la  police 
du  roi  de  ISaples  occupent  la  ville  éternelle,  après  la  chute  de  la  Ré- 
publique Parthénopéenne,  à  la  veille  de  Marengo.  Je  connais  un  peu 
les  mœurs  de  l'époque  et  du  pays,  les  rafïinemens  de  corruption  de 
cette  cour  et  les  raffinemens  de  cruauté  de  ses  agens.  Emma  Lyon, 
devenue  lady  Hamilton,  règne  sur  la  reine;  le  crime  de  porter  des  che- 
veux courts,  à  la  mode  française,  est  puni  de  mort,  et  de  quelle  mort!.. 
La  torture  est  rétablie.  Mammone  est  glorifié,  —  ce  chef  de  partisans 

TOME  LXXXIV.   —   1887.  59 


930  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qui  buvait  du  sang  humain  et,  pour  ornemens  de  sa  table,  aimait  les 
têtes  coupées.  — Le  juge  Troubridge  envoie  à,  lord  Saint-Vincent, 
«  avec  un  panier  de  raisins  frais  pour  son  déjeuner,  la  tête  d'un  jaco- 
bin proprement  arrangée  dans  une  boîte;  »  il  s'excuse  de  ne  pas 
l'avoir  adressée  à,  INelsoa  «  sur  ce  que;  le  temps  était  trop  cha-ui 
pour  wa  semblable  mes8-age..  »  Et  tout,  cela  parmi  des  galanteries  à 
peine  croyables,  même  à  la  fin  du  xynip  siècle.  Des  caunàbaiesi  en 
perruque  poudrée,  en  bas  de  soie,  voilà  les  acteurs  qui  s'offrent  à. 
M.  Sardou.  il  a  dit  naguère,  avec  le  talent  que  l'on  sait,,  les  élégances 
des  «  Merveilleuses,  »  à  Paris,  sous  le  Directoire;  avec  un  sem-bk/nt 
de  génie:,  lies,  horreurs  d«e  Bruxelles  sous  le  duc  d'AJl>e,  et  de  Sieniie. 
au  temps  des  Gujelfes  et  des  Gibelins.  J«  me  réjouis  de:  voir  entf  e  ses 
mains  de  pareils  monstres,  fteurs  prodigieuses  d'une  civilisatLojî  flétri» 
et  d'une  barbarie:  remontaoite. 

Au  deuxième  acte,  en:  effet,  dans  une  fête  donnée  au  palais  Far- 
nèse,  nous  admirons  le  chaioyani.  a,ppar.eil  de  la  cour  napolitaijie  ;,  et 
c'est  parmi  les  caquets  des.  belles  dam-ôs  et  de  leurs  sigisbées  que.  le 
régent  de  police  éveille  la  jalousie  de.  la  Tosca.,  Au  troisième,  dans  la 
villa  de  Mario,  oui  ce  limier  survi£nt„guidé  par  cette  imprudente  jalou- 
sie, c'es-t.  le  loue  des  horreurs  !  Le  proscrit  est  arrivé  ici  déguisé  en 
femme,  avec  des  habits  prêtés  par  sa  sœur,  la  marquise  aux  yeux 
bleMiS.  Il  est  blotti  dans  une  cachette:,  il  faut  que  son  ami  improvisé, 
soa  hôte  chevaieresquie,  ou  bieB  la  maîCriesse  dtôrcet  hôte  le  livne  au 
boMirreaiU.  Sur  la  scène,  la,  Tosca  et.  le  régent  de  police;  à  la  caato- 
nade,  mais  tou.t  près,,  derrière  cette  porte,  Mario  et  des  tortionnaires. 
Oa  donne  la  question  à  l'homme,  en  senaat  peu  à  peu  un,  écrou  qui 
lui  enfonce  trois  pointes  d'acier  dans  la  uuque  et,  les  temp.e,s;  on 
pose  des  q.uestioiis  à  la.f.ft[iimfi,  et,  selon  ses  réponses,,  on  ralentit  oa 
l'on  précipite  le  supplice;  on  ne  desserrera l'écrou  que  lorsqu'elle  aura 
dit,  le  secret  qUi'on  lui  demande  :  où  e«it  le  proscrit?  Et  cette  femme 
adore;  cet  homme!  Et  il  lui  défend  de  parler!  Double  torture  :  phy- 
sique dans- la  coulisse,  morale  sûas  nos  yeux„  —  oui,  sous  nos  yeux, 
car  la  mimique  de  M"'«  Sarah  Bernhardt  l'exprime  avec  une  extraor- 
dinaire variété  de  contorsions  (il  faut  bien  dire  le  mot),  mais  de  con- 
torsions naturelles  et  harmonieuses.  Aussi,  à  la  lin  de  ce  «  tableau,,» 
après  que  la  Tosca,  émue  par  ua  cri  déchirant  de  l'héroïque  Mario,  a 
révélé  enfia  la  cachette  du  condamné  (ce  malheureux,  qui  a  entendu, 
échappe  à  la  potence  par  le  poison)„ohl,  alors*  l'émotion,  du  public  e^t 
à  son  comble  1  Et  quand  Mario  est  ramené  en  scène,  le  visage  défait, 
les  tempes  étoiléea  de  deux  taches  sanglantes,  un  murmure  de  dégoût 
et  d'indignation  s'échappe  de  l'orchestre  et  des  loges  :  les  nerfs  révol- 
tés s'en  prennent  à  l'auteur,  qui  a  trop  tablé  sur  leur  compUciié. 
J'avoue  que,  pour  ma  part,  j'ai  supporté  ce  spectacle.  Je  ne  sais  si  j.e 
tolérerais  le  Roi  Lear, — celui  deShakspeareetnon  de  Jules  Lacroix, — 


REVUE    DRAMATIQUE.  931 

OÙ  J8  verrais  Cornouailles  crever  d'un  coup  de  lalon  un  des  yeux  de 
Gloœster,  et  d'un  coup  d'ongle  arracher  l'autre  :  «  A  bas,  vile  gelée  !  » 
Mais  j'ai  vu,  à  la  Comédie-Française,  les  yeux  d'Œdipe-Roi  couler  en 
larmes  de  sang  sur  ses  joues  pâles...  Et  mes  voisins  aussi  ont  par- 
donné cette  abomination!  Mais  pour  eux,  apparemment,  tout  à  l'heure 
la  mesure  était  pleine  :  un  rien  l'a  fait  déborder. 

Cepea-daut  une  jolie  scèa-e  de  comédie  et  un  épisode  affreux,  réglé 
par  un  maître  en  l'art  de  prodaire  et  de  suspendre  et  de  redoubler 
les  effets  de  théâtre,  voilà  jusqu'ici  tout  le  meilleur  de  la  pièce;  j'at- 
iBûds  ce  qui  va  s.uivre.  Hélas  !  ce  qui  suit,  c'est  l'entretien  de  Laffemas 
et  de  Maj-ioQ,  furieusement  €t  grossièrement  renouvelé  par  le  régent 
de  police  et  la  Tosca,  dans  une  chambre  du  château  Saint-Ange.  «  Ce 
Siéra  une  belle  chose,  s'écrie  le  traître,  queraecoupiement  de  mon  dé- 
sir et  de  ta  haine  !  »  Wais  lorsqu'il  a  donné  (elle  le  croit,  du  moins  I) 
l'ordre  de  fusiller  Mario  avec  des  fusils  chargés  à  poudre,  et  lorsqu'il 
a  signé  un  ssuf-conduit  pour  son  amant  et  pour  elle,  notre  Marion 
coupe  court  aux  entreprises  du  scélérat  et  à  sa  rage  amoureuse  :  elle 
saisit  un  couteau  de  table  et  le  lui  plante  dans  la  poitrine;  il  était 
temps !.^  Après  quoi,  elle  injurie  son  cadavre;  et  tout  à  coup,  repre- 
nant ses  sentimens  de  chrétienne  et  de  catholique,  elle  pose  un  cru- 
cifix sur  la  poitrine  du  mort,  un  flambeau  allumé  à  sa  droite,  un  autre 
à  sa  gauche.  Le  trait,  je  le  veux  bien,  est  ingénieux  ;  il  me  paraît 
plus  tliéàtral  que  sublime.  Ce  qui  est  sublime,  par  exemple,  à  l'hon- 
neur de  M""'  Sarah  Bernhardt,  c'est  la  pantomime  du  meurtre:  à  l'éner- 
gie forcenée  des  mouvemens,  il  est  surprenant  qu'on  joigne  ainsi  la 
noble  pureté  des  atiitu.les.  Pittoresque  et  tragique,  ce  n'est  plus  la 
Tosca,  une  héroïne  de  passage,  qui  se  propose  à  nos  regards  :  c'est 
l'éternelle  Judith,  figure  des  justes  vengeances! 

Et  puis?..  Et  puis,  rien:  deux  tableaux  vivans.  La  Tosca  pénètre  dans 
la  prison  de  Mario,  et  l'avertit  de  faire  le  mort  quand  on  le  fusil- 
lera; on  emmène  le  jeune  homme,  pour  cette  cérémonie,  sur  la  plate- 
forme du  château.  —  Nous  y  voilà  :  dans  le  fond,  le  panorama  de 
Rome  (un  beau  décor  après  plusieurs  autres)  ;  au  premier  plan,  de  dos, 
un  homme  étendu;  c'est  Mario.  La  Tosca  l'appelle  doucement,  elle  lui 
crie  dans  l'oreille,  elle  le  secoue  :  il  ne  bouge  pas.  Selon  les  instruc- 
tructions  ambiguës  de  son  chef,  intelligibles  pour  lui  seul,  le  comman- 
dant du  peloton  d'exécution  a  fait  charger  les  fusils  à  balle  :  LalTemas 
et  Marion  se  trouvent  quittes.  Restée  seule  de  quatre  personnages,  la 
Tosca  ne  reste  pas  longtemps  :  du  haut  du  parapet,  elle  se  jette  dans 

le  Tibre. 

Auprès  de  M-^  Sarah  Bernhardt,  il  faut  louer  M.  Berton  pour  l'au- 
torité, la  distinction,  le  grand  style  avec  lequel,  dans  le  tableau  de  la 
torture,  il  représente  le  régent  de  police;  après  eux,  M.Dumény,  pour 
l'aisance  et  la  simplicité  dont  il  fait  preuve  dans  le  rôle  de  Mario. 


932  REVDE  DES  DEUX  MONDES, 

La  Tosca  est  un  éclatant  succès  plutôt  qu'un  succès  d'estime  :  pour 
M.  Sardou,  je  rêvais  l'un  et  l'autre.  Après  la  scène  de  comédie  du  pre- 
mier acte,  je  me  voyais  encore  en  droit  d'espérer  les  deux  :  je  me  suis 
réjoui  trop  tôt. 

Au  lendemain  de  la  première  représentation,  j'ai  lu  dans  le  New- 
York  Herald  que  tous  les  Américains  de  Paris  constataient  cette  réus- 
site; je  la  constate  avec  eux.  Mais  ce  même  journal  promet  à  ce  drame 
qu'il  restera  toujours  à  tiire  de  Sardou's  chef  d'œuvre  ;  je  me  souviens 
trop  des  ouvrages  qu'on  veut  sacrifier  à  celui-ci,  pour  que  l'éloge  ne 
me  paraisse  pas  impertinent.  La  Tosca  n'est  pas  le  chef-d'œuvre  de 
M.  Sardou;  et  n'eût-il  fait  que  celte  pièce,  j'hésiterais  à  la  qualifier 
ainsi.  Au  temps  où  l'acteur  Odry  faisait  pâmer  de  rire  les  Parisiens, 
quelqu'un  dit  un  jour,  sans  y  penser,  que  les  Saltimbanques  étaient  un 
chef-d'œuvre  :  «  Un  chef-d'œuvre?.,  s'écria  Ponsard.  Il  faut  que  je  le 
relise!..  »  De  M.Victorien  Sardou,  depuis  Patrie  et  la  Haine,  —  même 
après  Théodora,  et  même  après  le  Crocodile,  —  j'attendais  un  drame 
que  je  pusse  relire  ou  du  moins  lire  tout  entier. 

Le  matin  même  où  le  New-York  Herald  accordait  à  la  Tosca  ce  passe- 
port pour  le  Nouveau-Monde  et  pour  l'éternité,  un  journal  français  pu- 
bliait une  boutade  de  M.  Sardou  sur  Shakspeare  :  «  Hamlet,  c'est 
idiot!..  »  L'Odéon,  la  semaine  dernière,  a  hasardé  une  comédie  en 
vers,  imitée  de  ce  Shakspeare,  et  d'une  de  ses  œuvres  qui  n'a  pas 
l'importance  à^Hamlet  et  qui  se  relit  pourtant  :  Beaucoup  de  bruit  pour 
rien.  Je  ne  puis  examiner  aujourd'hui  les  huit  tableaux  de  M.  Le- 
gendre  avec  le  soin  qu'ils  méritent.  Mais  je  serais  bien  étonné  si, 
d'ici  au  jour  où  j'en  parlerai,  la  mode  ne  prenait  pas  d'aller  les  voir. 
Une  fabulation  habile,  des  vers  de  poète  comique,  —  et  aussi  des  vers 
de  poète,  —  une  musique  de  scène  d'un  rare  mérite  (elle  est  de  M.  Ben- 
jamin Godard),  des  costumes  délicieux  et  des  décors  à  l'avenant,  voilà 
plus  qu'il  n'en  faut  pour  faire  passer  une  agréable  soirée.  Beaucoup 
de  bruit  pour  rien  sera  le  plaisir  des  grandes  personnes,  ei  surtout  de 
celles  qui  aiment  l'élégance  en  toutes  choses,  comme,  à  l'Ambigu, 
Mathias  Sandorf,  un  amusant  mélo  tiré  par -MM.  Busnach  et  Maurens 
du  roman  de  M.  Jules  Verne,  sera  le  plaisir  des  petits  enfans. 

Mais  un  à-propos  n'attend  pas  :  disons  tout  de  suite  que,  ce  11  dé- 
cembre, —  jour  anniversaire  de  la  naissance  d'Alfred  de  Musset,  — 
avec  le  Caprice,  où  M"«  Legault  a  été  fort  applaudie,  la  Comédie- 
Française  a  donné  la  Nuit  de  juin,  de  M.  Maurice  Lecorbeiller.  Vers  la 
fin  d'un  ingénieux  à-propos  ou  avant-propos  en  prose,  où  l'on  a  vu  s'en- 
tretenir avec  un  oncle  de  fantaisie  un  Alfred  de  Musset  du  Musée  Gré- 
vin,  M"*  Dudlay,  figurant  la  Muse,  a  déclamé  de  beaux  vers,  écrits 
selon  le  sentiment  et  selon  la  façon  du  poète  qu'il  s'agissait  de  fêter. 

Louis  Ganderax. 


LES 


LIVRES    D'ÉTRENNES 


Ils  sont  nombreux,  cette  année,  comme  l'an  dernier,  comme  tou- 
jours, aussi  nombreux  que  jamais,  et,  quelque  plaisir  que  l'on  eût  à 
les  feuilleter,  ou  même  à  en  lire  de  plus  près  quelques-uns,  ils  sont 
trop.  Auteurs,  dessinateurs,  graveurs  ou  éditeurs,  qu'ils  nous  pardon- 
nent donc  si,  pour  être  non  pas  certes  complet,  mais  seulement  pour 
essayer  de  ne  faire  tort  à  personne,  nous  sommes  obligé,  nous  aussi, 
comme  l'an  dernier,  comme  toujours,  d'être  plus  court  que  nous  ne  le 
voudrions.  Et,  de  leur  côté,  que  les  lecteurs,  s'ils  nous  trouvent  tout  de 
même  trop  long,  ne  nous  en  imputent  pas  uniquement  la  faute,  — 
mais  à  l'abondance  de  la  matière  et  à  l'émulation  des  éditeurs  pour 
leur  plaire. 

Parmi  tous  ces  beaux  livres,  il  y  en  a  d'abord  deux  ou  trois  dont 
nous  sommes  un  peu  étonné  d'avoir  à  parler  dans  le  temps  des 
éirennes.  Tel  est  le  volume  de  MM.  Edmond  et  Jules  de  Concourt  sur 
Madame  de  Pompadour  (1),  et  tel  est  celui  de  M.  Pierre  Loti  :  Madame 
Chrysanthème  (2).  MM.  de  Concourt  ne  sont  pas  beaucoup  «  à  la  mode  » 
en  ce  moment,  eila  publication  de  leurs  Mémoires,  à  tous  égards  quelque 
peu  scandaleux,  leur  a  fait  cette  année  beaucoup  de  justes  ennemis, 

(1)  Madame  de  Pompadour,  nouvelle  l'dition,  illustrée  de  50  gravures  hors  texle, 
d'après  les  gravures  du  temps,  1  vol.  in-S".  F.  Didot. 

(2)  Madame  Chrysanthème,  roman  japonais,  aquarelles  et  dessins  de  MM.  Rossi  et 
Myrbach,  \  vol.  in-8°.  Calmann  Lévy. 


93 â  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sans  leur  attirer,  je  pense,  aucun  nouvel  admirateur.  Il  y  aurait  donc 
de  la  cruauté  à  insister  davantage.  Mais  enfin,  si  les  livres  d'étrennes, 
selon  l'antique  usage,  qui  avait  bien  sa  raison  d'être,  et  sans  prêcher 
la  vertu  ni  le  renoncement,  devraient  pouvoir  être  lus  ou  feuilletés 
indifféremment  par  tout  le  monde,  on  eût  sans  doute  mieux  fait 
d'attendre  un  autre  temps  et  une  autre  occasion  pour  publier  cette 
nouvelle  édition  de  Madame  de  Pompadour.  Souhaitons  seulement  que 
l'an  prochain  M.  de  Concourt  ne  nous  offre  pas  une  Madame  du  Barnj  ! 
Car  alors,  il  n'y  aurait  plus  de  raison,  en  1889,  de  ne  pas  nous  donner 
la  Fille  Élisa,  avec  gravures  hors  texte, d'après  les  gravures  du  temps. 
Quant  à  Madame  Chrysanthème,  nous  apprécions,  nous  estimons,  nous 
aimons  trop  le  talent  de  M.  Pierre  Loti,  non  moins  rare  et  non  moins 
singulier  dans  ce  «  roman  japonais  »  que  dans  le  Roman  d'un  spahi, 
ou  dans  le  Mariage  de  Loti,  pour  ne  pas  lui  dire  qu'il  s'est  aussi,  lui, 
en  le  publiant  dans  le  temps  des  étrennes,  certainement  trompé  de 
date.  Et,  pourquoi  ne  le  répéterions-nous  pas?  puisque  nous  l'avons 
déjà  dit  ici  même,  il  se  trompe  encore,  après  Mon  frère  Yves  et  Pécheurs 
d'Islande,  il  se  trompe  d'en  revenir  au  récit  de  ses  amours  exotiques. 
Après  Aziyadé,  Rarahu;  après  Rarahu,  Fatougaye;  après  Fatougaye, 
M-"^- Chrysanthème,  c'est  vraiment  beaucoup  de  Japonaises,  de  né- 
gresses, de  Taïtiennes  et  de  Turques;  c'est  aussi  beaucoup  de  conû- 
dences;  et  dont  l'intérêt,  trop  personnel,  n'ajoute  rien  à  celui  de  ces 
descriptions  qui  ont  fait  de  Loti  le  Bernardin  d«  Saint-Pierre  de  cette 
fin  de  siècle.  J'aurais  bien  encore  quelque  chose  à  dire  du  volume  de 
Gyp,  les  Chasseurs  (1),  illustré  des  spirituels  et  amusans  dessins  de 
Crafiy.  Beaucoup  plus  libre,  et,  pour  ce  seul  motif,  bien  moins  heu- 
reux que  l'illustration,  le  texte  n'en  est  point  à  l'usage  des  pension- 
nats de  jeunes  filles,  ni  même  peut-être  de  jeunes  gens.  Mais  puisqu'il 
ne  s'agit  guère  en  tout  cela  que  d'une  question  d'opportunité,  passons 
nous-uiême,  et  venons-en  bien  vite  aux  livres  où  nous  ne  trouverons 
qu'à  louer. 

Ce  sera  sans  doute  être  bien  indulgent  au  nouveau  volume  de 
M.  Octave  Uzanne  :  le  Miroir  du  monde  (2);  et,  de  fait,  en  toute  autre 
occasion,  nous  nous  égaierions  volontiers  de  ce  style  prétentieux  et 
précieux  dont  M.  Octave  Uzanne,  pour  parler  comme  l'un  de  ses  au- 
teurs favoris,  excelle  à  «  empaqueter  sa  pensée.  »  Car,  écoutez-le 
lui-même  :  sous  ce  titre  énigmatique,  M.  Uzanne  s'est  donc  proposé 
de  «  parfaire  une  œuvre  de  polylogie  légère,  bcintillante  comme  les 
zigzags  du  paradoxe,  ou  inattendue  comme  les  foucades  d'un  esprit  io- 

(1)  Les  Chasseurs,  par  Gyp,  dessins  de  Crafty,  1  vol.  in-S».  Calmann  Lévy. 

(2)  Le  Miroir  du  monde,  avec  160  illustrations  on  couleurs  de  M.  Paul  Avril, 
1  vol.  in-i".  Quantin. 


LES   LIVRES    d'ÉTRENNES.  936 

dépendant;  »  et  cela  ne  veut  rien  dire,  et  nous  voilà  bien  renseignés,  et 
il  était  bien  plus  simple  d'annoncer  qu'on  allait  parler  de  tont,  sans 
nous  en  rien  apprendre.  Mais  les  illustrations  de  M.  Paul  Avril  sont 
d'un  goût  si  particulier,  quelquefois  si  bizarre,  mais  souvent  si  heu- 
reux, l'exécution  matérielle  en  est  si  parfaite ,  ou  «  inattendue,  » 
comme  dit  M.  Uzanne,  et  encore  plus  ingénieuse,  que  si  ce  n'est  pas 
un  livre  à  lire  que  le  Miroir. du  monde,  c'est  un  des  plus  agréables 
albums  que  l'on  puisse  feuilleter;  —  et  c'est  quelque  chose  dans  la 
circonstance. 

M.  Uzanne,  d'ailleurs,  est  trop  homme  d'esprit  pour  s'étonner  due 
nous  préférions  à  son  livre  ces  romans  déjà  classiques  où  l'illustra- 
tion, quelle  qu'en  soit  la  valeur,  continue  cependant,  et  comme  il  con- 
vient, d'être  dominée  par  le  texte.  Voici  donc  les  Nouvelles  (1)  de  Mé- 
rimée, quelques-unes  au  moins  de  ses  iVouveZ/fs,  illustrées  par  quatorze 
artistes  diUérens,  dessinateurs  ou  graveurs,  et  précédées  d'une  courte 
Préface  de  M.  Jules  Lemaître.îSous  ne  reprocherions  à  cette  Préface  que 
d'être  trop  courte,  si  son  élégante  brièveté  n'était  un  hommage  à  la  dé- 
daigneuse délicatesse  de  l'auteur  de  Mateo  Falcone  et  de  V Enlèvement  de 
la  redoute.  Mais  si  l'illustration  du  volume  est  assurément  «  des  plus 
curieuses  pour  les  amateurs  de  gravures,  »  nous  sommes  de  ceux  qui 
aimeraient  mieux  qu'elle  fût  tout  entière  d'une  seule  main.  Voici  en- 
core, dans  la  Bibliothèque  des  chefs-d'œuvre  du  roman  contemporain, 
le  Roman  d'un  jeune  homme  pauvre  (2),  de  M.  Octave  Feuillet.  Sous  le 
prétexte  commode  que  de  nouveaux  éloges  ne  sauraient  rien  ajouter 
à  la  réputation  de  ce  roman  célèbre,  nous  pourrions  nous  borner  à  en 
signaler  cette  nouvelle  et  très  belle  édition.  Mais  nous  l'avons  relu, 
puisque  l'occasion  nous  en  était  otTerte,  et  en  le  relisant,  nous  l'avons 
admiré  et  aimé  encore  davantage,  et  on  nous  permettra  de  le  dire. 
Réel  et  poétique,  noble  et  gracieux,  chaste  et  hardi,  spirituel  et  émou- 
vant, tout  ce  qu'il  était  jadis,  quand  il  enchanta  pour  la  première  fois 
les  imaginations,  le  Roman  d'un  jeune  homme  pauvre  l'est  encore;  et, 
en  dépit  de  M.  Zola,  ce  qu'il  est  encore  après  irentt;  ans,  on  peut  être 
assuré  qu'il  le  demeurera.  Et  voici  encore  François  le  Champi  (3). 
De  tous  les  «  romans  champêtres  »  de  George  Sand,  s'il  en  fal- 
lait choisir  un  et  le  mettre  au-dessus  des  autres,  ne  serait-ce  pas 
celui-ci?  Mais  si  nous  le  disions  trop  haut,  et  que  notre  opinion  fît 
fortune,  peut-être  découragerions-nous  les  éditeurs ,  après  François 

(1)  Nouvelles  de  Mérimée,   dessins  de  MM.   Aranda,   de  Beaumoat,  Bramtot,   Le 
Blant,  Mersoa  et  Siaibaldi,  1  vol.  in-S».  Librairie  dos  Bibliophiles. 

(2)  Le  Roman  d'un  jeune  homme  pauvre,  avec  de  uombreux  dessins  de  M.  L.  Mou- 
chot,  1  vol.  iD-4".  Quaatin. 

(3)  François  le  Champi,  aquarelles  et  dessins  de  M.  Eugène  Burnand,  1  vol.  in-S". 
Calmann  Lévy. 


936  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

le  Champi,  de  nous  offrir  quelque  jour,  illustrés  par  la  même  main 
et  imprimés  avec  le  même  soin,  la  Mare  au  diable  et  la  Petite  Fadette; 
et,  en  vérité,  nous  ne  sommes  pas  pour  cela  assez  ennemis  d'eux,  d<3 
George  Sand,  et  surtout  de  notre  propre  plaisir. 

Il  est  vrai  que  les  éditeurs  nous  donnent  cette  année  trop  de  ro- 
mans illustrés  pour  que  nous  ne  puissions  voir  là  qu'un  hasard  ou  une 
coïncidence.  Évidemment  le  goût  public  y  est,  comme  l'on  dit,  et 
ce  n'est  pas  nous  qui  nous  en  plaindrons.  C'est  ainsi  que,  dans 
cette  même  Bibliothèque  dont  nous  parlions  à  l'instant,  M.  Cham- 
pollion  a  très  heureusement  illustré  le  Raphaël  (1)  de  Lamartine,  et 
M.  G.  Gain,  plus  heureusement  peut-être  encore,  la  Cousine  Bette  (2) 
de  Balzac.  Aussi  bien  quiconque  aime  les  livres  connaît  le  prix  de 
cette  belle  collection,  également  précieuse  par  le  choix  des  auteurs  et 
par  l'élégance  de  l'exécution  typographique.  Une  autre  collection,  dont 
les  amateurs  savent  également  le  prix,  c'est  celle  que  poursuit,  depuis 
déjà  bien  des  années,  sous  le  titre  de  Petite  Bibliothèque  artistique, 
l'éditeur  Jouaust:  elle  s'est  enrichie  celte  année  d'un  premier  volume 
dont  il  serait  inopportun,  en  ce  moment,  de  rappeler  le  contenu  trop 
gaulois;  et  d'une  traduction  nouvelle  de  Mes  Prisons  (3)  de  Silvio  Pel- 
lico,  illustrée  de  dessins  de  M.  Bramtot.  —  Je  n'ai  garde  par  là  de 
vouloir  dire  ou  insinuer  qua  Mes  Prisons  soient  un  roman. 

Ce  n'est  pas  seulement  nos  romans  que  nos  dessinateurs  illustrent, 
ce  sont  encore  les  romans  étrangers.  Tel  est  le  fantastique  récit 
d'Adalbert  de  Ghamisso,  Peter  Schiemihl,  ou  l'homme  qui  a  perdu  son 
ombre  (4),  traduit  jadis  en  fiançais  par  lui-même,  — Ghamisso,  comme 
on  le  sait,  était  d'origine  française,  —  orné  de  très  jolies  illus- 
trations de  M.  Myrbach,  et  précédé  d'une  Préface  de  M.  Henry  Fou- 
quier.  Elle  est  bien  un  peu  philosophique,  celte  Pi^èface,  et  consé- 
.  quemment  un  peu  prétentieuse,  pour  ceux  du  moins  qui  comme  noua, 
pas  plus  qu'au  Reflet  perdu  d'Hoffmann,  ne  sauraient  attribuer  d'autre 
portée  que  celle  d'un  joli  conte  au  Peter  Schlemihl  de  Ghamisso.  Mais 
quoi!  dans  une  Préface,  il  faut  bien  mettre  quelque  chose;  et  quand 
on  n'a  rien  à  y  mettre,  le  talent  ne  consiste-t-il  pas  à  l'y  mettre  tout 
de  même?  M.  Louis  Énault,  lui,  n'a  point  mis  de  Préface,  mais  seule- 
ment une  déJicace  à  son  imitation  ou  adaptation  d'une  fantaisie 
d'Auerbach  :  Ville  el  Village  (5).  Ne  connaissant  pas  cette  «  fantaisie,  » 
nous  dirons  donc  tout  simplement  que  le  sujet  nous  en  a  paru  de  lui- 
même  assez  sentimental  et  larmoyant  pour  que  M.  Louis  Énault,  sans 

(1)  Raphaël,  1  vol.  in-S".  Quantin. 

(2)  La  Cousine  Bette,  1  vol.  in-S».  Quantin. 

(3)  Mes  Prisons,  1  vol.  in-18.  Librairie  des  Bibliophiles. 

(4)  Peter  Schlemihl,  1  vol.  in-4°.  Librairie  des  Bibliophiles. 

(5)  Ville  et  Village,  d'après  B.  Auerbach,  1  vol.  in-S».  Rothschild. 


LtS  LIVRES  d'éïrennes.  937 

le  secours  d'aucun  Auerbach,  l'eût  bien  trouvé  à  lui  tout  seul.  Le  volume 
est  d'ailleurs  fort  beau,  d'une  très  belle  exécution  typographique,  et 
les  bois,  qui  doivent  être  allemands,  en  sont  remarquables. 

Nous  arrivons  aux  livres  d'histoire,  parmi  lesquels  il  convient  d'en 
signaler  deux  tout  d'abord  :  les  Cahiers  du  capitaine  Coignet  et  le  Na- 
poléon Z*^""  et  S071  Temps  de  M.  Roger  Peyre.  Les  Cahiers  du  capitaine  Coi- 
gnet (l)ont  fait  une  assez  bellefortune,  et  d'ailleurs  très  méritée,  depuis 
le  jour  déjà  lointain  où  M.  Lorédan  Larchey  les  publia  pour  la  première 
fois.  Après  avoir  passé  de  l'humble  et  modeste  format  des  livres 
qui  ne  sont  pas  sûrs  d'eux-mêmes  au  format  accoutumé  des  ouvrages 
de  lecture  courante,  les  voici  qui  s'étalent  aujourd'hui  dans  le  format 
triomphant  des  livres  d'étrennes.  Ils  ont  trouvé  d'ailleurs  en  M.  J.  Le 
Blant  le  plus  éloquent  interprète  qu'il  leur  fût  possible  de  trouver,  le 
plus  original,  et  cependant, et  en  même  temps,  le  plus  fidèle  àla  forte 
et  parfois  admirable  naïveté  du  texte.  Car,  il  faut  savoir  lire  les  Cahiers 
du  capitaine  Coignet;  et  justement  parce  qu'ils  ne  furent  coint  sans  doute 
écrits  pour  l'impression,  il  y  a  une  certaine  manière  de  les  lire;  mais 
quand  on  la  connaît,  ils  nous  ap!.rennent  beaucoup  sur  les  dernières 
années  de  l'ancien  régime,  sur  la  révolution,  sur  l'empire,  et  beau- 
coup de  choses  que  l'on  demanderait  vainement  à  d'autres  livres, 
mieux  composés  et  plus  savans. 

Ce  que  nous  en  disons  n'est  pas  au  moins  pour  rabaisser  le  Napo- 
léon (2)  de  M.  Roger  Peyre,  lequel,  s'il  mériterait  d'être  bien  accueilli 
en  tout  temps,  le  sera  sans  doute  mieux  encore,  en  cette  année  1887, 
où  le  Napoléon  de  M.  Taine  a  été  l'occasion  de  tant  et  de  si  vives  con- 
troverses. Dans  ce  beau  volume,  à  qui  nous  ne  reprocherons  que  son 
épaisseur  ou  son  ^oids,  qui  le  rendent  assez  malaisément  maniable, 
ce  que  le  bibliophile  Jacob  avait  fait  pour  le  Moyen  â'je  d'abord,  et  de- 
puis pour  le  xvi%  lexvn%  le  xvni''  siècle,  etenfin  la  révolution,  M.  Roger 
Peyre  l'a  donc  fait  pour  le  consulat  et  l'empire.  C'est  une  histoire  pit- 
toresque ou  le  tableau  d'une  époque,  représentée  dans  la  diversité 
de  ses  manifestations,  et,  autant  que  possible,  d'nprès  le  témoign;ige 
authentique  des  documens  contemporains.  On  a  ainsi,  comme  en 
images,  dans  une  série  de  beaux  volumes  exécutés  d'après  le  même 
plan,  illustrés  par  les  mômes  procédés,  une  suite  presque  entière, 
pour  ainsi  dire,  de  l'histoire  de  France.  Et  c'est  pourquoi,  bien  que 
celui-ci,  si  nous  en  croyons  les  éditeurs,  «  forme  le  couronnement 
de  l'œuvre  entreprise  par  feu  Paul  Lacroix,  »  nous  espérons  que  le 
succès  qui  ne  lui  manquera  foint  les  persuadera  de  pousser  plus  avant 

(1)  Les  Cahiers  du  capitaine  Coignet;  avec  18  héliogravures  et  06  gravures  inter- 
calées dans  le  texte,  1  vol.  in-i».  Hachette. 

(2)  Napoléon  I"  et  son  Temps  ;  illastré  de  12  planches  en  couleur  et  de  300  gra- 
vures, 1  vol.  in-4'.  Firmin  Didot. 


938  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

encore   l'an   prochain,  tt,  après  un   Napoléon,  de  nous  donner  une 
Restauj^ation. 

Rapprochons  de  ce  Napoléon  I""  le  volume  de  M.  Dick  de  Lonlay  :  Nos 
gloires  militaires  (l),  un  peu  moins  «  luxueusement,  »  mais  encore  fort 
heureusement  et  abondamment  illustré.  De[.uis  Bouvines  et  Gérisoles 
jusqu'à  léna  et  Solférino,  c'est  une  succession  de  récits  de  batailles 
que  je  ne  sais  d'ailleurs  si  l'auteur  a  été  très  bien  inspiré  de  mettre 
sous  la  plume  ou  dans  la  bouche  d'autaut  de  capitaines  Coignet  ou  de 
sergens  Fricasse.  Ou  peut  dire  cependant,  et  en  songeant  à  quel  public 
s'adresse  M.  Dick  de  Lonlay,  que  l'artifice,  puisqu'il  permet  de  donner 
au  récit  plus  d'animation,  d'intérêt  et  de  vie,  n'est  pas  illégitime.  Et 
on  doit  ajouter  qu'en  unissant  ainsi  dans  la  commémoration  d'un  même 
culte  patriotique  les  souvenirs  de  la  France  nouvelle  avec  ceux  de  l'an- 
cienne, M.  Dick  de  Lonlay  donne  un  exemple  que  plus  d'un  historien, 
—  et  d'un  homme  politique,  —  devrait  avoir  le  courage  d'imiter. 

D'autres  ouvrages  d'histoire  ne  sont  pas,  si  l'on  veut,  plus  «  sérieux,  » 
mais  tout  de  même  d'un  autre  caractère,  et  surtout  d'une  valeur  à  la- 
quelle, si  l'illustration  n'ôte  rien, on  ne  peut  pas  dire  non  plus  qu'elle 
ajoute  grand'chose.  Quand,  par  exemple,  M.  Bida  n'aurait  pas  illustré  de 
ses  belles  compositions  la  Jeanne  d'Arc  (2)  de  Michelet,  cette  Jeanne  d'Arc 
n'en  resterait  pas  moins,  avec  son  «  excellent  Annibal,»  l'un  des  frag- 
mens  d'histoire  ou  d'épopée  dont  l'étrange  et  grand  historien  était  lui- 
même  le  plus  justement  fier.  On  l'a  bien  vu,  depuis  que  tant  d'autres  ont 
tenté  après  lui  de  traiter  eux  aussi  ce  redoutable  sujet.  Celui-ci  a  versé 
tout  entier  dans  l'hagiographie? celui-là  en  a  parlé  comme  de  Bertrand 
du  Guesclin  ou  de  Rodrigue  de  Villandrando  ;  un  autre  a  cru  bien  faire 
de  lui  donner  des  traits  d'une  M'"®  Roland  :  Michelet  seul  peut-être, 
s'il  n'a  pas  représenté  Jeanne  d'Arc  telle  qu'elle  fut,  l'a  du  moins 
représentée  telle  que  l'a  faite  la  légende;  et  quand  il  s'agit  des 
Jeanne  d'Arc,  ce  n'est  pas  l'histoire,  c'est  la  légende  qui  est  la 
vérité. 

Nous  aimerions  maintenant  à  parler  du  second  volume  de  VHisloire 
des  Grecs  (3),  de  M.  Victor  Duruy;  mais  qu'en  pourrions-nous  dire  que 
nous  n'en  ayons  déjà  dit,  ou  que  nos  lecteurs  n'en  sachent  par  eux- 
mêmes  et  pour  l'avoir  apprécié  dans  les  rares  extraits  que  nous  en 
avons  donnés  ici  même?  S'il  nous  est  permis  cependant,  et  à  mesure 

(1)  Nos  Gloires  mUitaires,  1  vol.  in-4°,  orné  do  8  planches  en  couleurs  et  de 
275  gravures. 

(2)  Jeanne  d'Arc,  1  vol.  in-S",  contenant  10  eaux-fortes,  d'après  les  dessins  de 
M.  Bida.  Hacliette. 

(H)  Histoire  des  Grecs,  t.  ii,  Depuis  les  gutrres  médiques  jusqu'au  traité  d'Antal- 
cidas,  illustré  de  27G  gravures  d'après  l'antique,  et  accompagné  de  cartes  et  de  plan- 
ches en  couleur,  1  vol.  in-S".  Hachette. 


LES    LIVRES    d'ÉTRENNES.  939 

que  l'œuvre  avance  vers  son  terme,  d'en  signaler  l'une  des  qualités  qui 
nous  frappe  le  plus,  c'est  la  rare  indépendance  d'esprit  ou  plutôt  en- 
core la  singulière  liberté  de  jugement  dont  ce  beau  volume  nous 
est  un  nouveau  témoignage.  On  n'est  pas  plus  maître  de  ses  opi- 
nions que  M.  Victor  Duruy,  et  dans  un  sujet  plus  encombré,  si  l'on  peut 
ainsi  dire,  d'idées  toutes  faites,  on  ne  fait  pas  son  choix,  et  on  ne  fait 
pas  entrer  les  siennes  propres,  avec  plus  de  simplicité,  de  décision  et 
d'autorité. 

Après  les  livres  d'histoire,  les  récits  de  voyage,  qui  sont  eux-mêmes 
presque  de  l'histoire,  on,  à  tout  le  moins,  de  la  g<^ographie;  et  pour 
courir  d'abord  au  plus  loin,  l'Extrême  Orient  (1)  de  M.  Paul  Bonnetain. 
Ce  très  beau  volume  fait  partie  d'une  collection  dans  laquelle  ont  déjà 
paru,  l'an  dernier,  les  Environs  de  Paris,  et  l'année  précédente,  l'An- 
gleterre^ l'Ecosse  et  llrlande.  Indo-Chine,  Chine  et  Japon,  M.  Paul  Bon- 
netain, sur  beaucoup  d'auteurs  de  récits  de  voyages,  a  cette  première 
supériorité  d'avoir  vu  de  ses  yeux  quelques  parties  au  moins  des  con- 
trées dont  il  parle.  Mais,  s'il  a  bien  vu,  c'est  une  autre  question,  dont 
il  faudrait,  pour  être  juge,  ou  avoir  soi-même  visité  l'Orient,  ou  con- 
naître par  d'autres  tableaux  les  qualités  descriptives  de  M.  Paul  Bonne- 
tain; et  là-dessus,  il  faut  l'avoier,  ni  son  Opium, ni  le  Somme  Ferreux  ne 
nous  ont  assez  renseigné.  Contentons-nous  de  dire  que  sa  Chine  ne  res- 
semble pas  trop  à  celle  du  général  Tcheng-Ki-Tong,  c'est  une  première 
garantie;  qu'au  contraire,  son  Japon  ne  diffère  qu'à  peine  de  celui  de 
Pierre  Loti,  c'en  est  une  seconde;  et  si  nous  ajoutons  que  les  récits 
qu'il  nous  en  faits  se  lisent  facilement  et  avec  plaisir,  il  n'en  faudra 
pas  davantage  pour  recommander  son  volume  aux  curieux.  — Nous  ne 
mentionnerons  que  pour  mémoire,  ayant  à  peine  eu  le  temps  de  le 
feuilleter,  le  Kurdistan  (2)  de  M.  Henry  Binder. 

M.  Camille  Lemonnier  n'est-il  point  Belge?  et  si  ce  n'est  pas  une 
raison  pour  qu'il  ait  bien  vu  la  Belgique,  au  moins  n'en  est-ce  pas  non 
plus  une  pour  lui  disputer  le  droit  de  la  décrire.  N'a-t-il  point  aussi 
débuté  jadis  par  des  romans  d'une  violence  assez  naturaliste  f  et  si 
nous  préférons  d'autres  romans  aux  siens,  nous  convenons  volon- 
tiers que  c'est  une  assez  bonne  école  que  le  naturalisme  pour  y 
apprendre  l'art  de  voir  et  celui  de  traduire  exactement  ce  que 
l'on  a  vu.  Toujours  est-il  que  la  Belgique  (3),  dont  nous  connais- 
sions quelques  fragmens  par  le  Tour  du  monde,  excellent  livre  à  par- 
courir, ne  l'est  pas  moins  à  lire.  II  nous  serait  facile  à  ce  propos  de 
faire  des  phrases,  et  voire  quelque  peu  de  «  psychologie.  »  Entre  la 


(1)  L'Extrême  Orient,  illustré  de  450  gravures,  l  vol.  in-S".  Quantin. 

(2)  Au  Kurdistan,  en   Mésopotamie  et   en  Perse,  illustré  de  200  gravures,  1  vol. 
in-8°.  Quantin. 

(3)  La  Belgique,  illustré  de  32i  gravures  sur  bois,  1  vol.  in-i".  Hachette. 


9/iO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nature  du  talent  descriptif  de  M.  Camille  Lemonnier,  et  celle  du  sol 
qu'il  décrit,  de  la  civilisation  qui  s'y  est  développée,  de  l'art  même  au 
besoin  dont  nous  prendrions  pour  modèles  une  kermesse  de  Rubens 
ou  des  buveurs  de  Jordaens,  en  oubliant  soigneusement  les  vierges  de 
Memlingoules  portraits  de  Van-Dyck,  nous  pourrions  découvrir  des  ana- 
logies, des  affinités  et  des  correspondances.  Mais  quoi  !  ni  le  lecteu  r 
ni  M.Camille  Lemonnier  n'en  seraient  sans  doute  plus  avancés.  Et  pour 
louer  ce  beau  livre  selon  son  mérite,  n'en  pouvant  dire  tout  ce  que 
nous  voudrions,  personne  ne  nous  en  voudra,  ni  l'auteur  ni  ceux  à  qu  i 
nous  recommandons  sa  Belgique,  de  n'en  avoir  au  moins  rien  voulu 
dire  de  banal.  11  convient  seulement  d'ajouter  que  l'illustration  en  est 
d'un  caractère  tout  à  fait  remarquable. 

Le  Littoral  de  la  Fra?îCf  (1),  de  M.  Charles -Félix  Aubert,  est  un  bon  livre 
aussi,  dont  nous  avons  déjà  signalé  les  quatre  premiers  volum  es,  et 
dont  nous  ne  louerons  pas  aujourd'hui  moins  volontiers  le  cinquième, 
qui  contient  la  description  des  côtes  languedociennes,  du  cap  Cer- 
bère jusqu'à  Marseille.  Un  sixième  et  dernier  volume  :  De  Marseille  à 
la  frontière  italienne,  qu'on  nous  promet  pour  l'année  prochaine, 
complétera  cet  intéressant,  curieux  et  instructif  ouvra  ge.  On  est 
étonné,  en  effet,  nous  l'avons  dit,  et  nous  le  répétons,  en  parcourant 
ces  cinq  volumes,  de  voir  à  quel  point  nous  sommes  ignorans  de  nous- 
mêmes  et  comme  étrangers  sur  notre  propre  sol.  La  Fra  nce  pourtant 
est  un  heureux  pays,  dont  il  y  n'a  pas  un  village  perdu  dans  les  sables 
qui  ne  soit  curieux  à  connaître.  C'est  surtout  une  vieille  terre,  dont  il 
n'y  a  pas  un  pouce  où  ne  soient  attachés  de  nombreux  et  charmans 
ou  tragiques  souvenirs.  Et  c'est  pour  l'avoir  bien  compris  ,  —  si  bien 
compris  que  son  enthou§iasme  en  devient  parfois  un  peu  déclama  - 
toire,  —  que  l'auteur  du  Littoral  de  la  France  en  a  fait  cet  excellent 
livre,  agréable  sans  mensonge,  pittoresque  sans  prétention,  et  instruc- 
tif sans  pédantisme. 

Avant  d'en  venir  aux  livres  où  l'instruction  se  mêle  à  l'amu- 
sement, et  où  l'agréable  même  semble  n'avoir  pour  objet  que 
de  faire  accepter  l'utile,  c'est  ici  le  lieu  de  dire  quelques  mots  de  la 
Vie  rustique  (2)  de  M.  André  Theuriet,  illustrée  de  compositions  et  de 
dessins  de  M.  Léon  Lhermitte.  Dans  ces  pages,  qui  compteront  sans 
doute  parmi  les  meilleures  qu'il  ait  écrites,  et  comme  si,  en  touchant 
la  terre,  son  talent  robuste  et  sain  y  retrouvait  des  forces  nouvelles, 
M.  André  Theuriet  a  voulu  fixer  au  moins  le  souvenir  de  ces  scènes 
de  la  vie  de  campagne  dont  nous  voyons  tous  les  jours,  sous  l'in- 
fluence de  tant  de  causes  diverses,  l'anrique  physionomie  changer,  et, 

(1)  Le  Littoral  de  la  France,  t.  v,  illustré  de  300  gravures  et  de  nombreuses  plan- 
ches et  cartes  en  couleurs,  1  vol.  in -8».  V.  Palmé. 

(2)  La  Vie  rustique,  avec  118  compositions  de  M.  Léon  Lhermitte,  1  vol.  in-i». 
Launette. 


LES    LIVRES    d'ÉTRENNES.  941 

si  l'on  nous  permet  de  joindre  ces  deux  barbarismes  ensemble,  se  vul- 
gariser en  s'industrialisant.Tant  mieux,  si  Ton  les  trouve  odieux  !  Comme 
d'ailleurs  M.  Theiiriet  nous  l'explique  lui-même,  pour  le  comprendre,  et 
traduire  non-seulement  sa  pensée,  mais  la  nuance  de  ses  regrets,  il 
ne  pouvait  souhaiter  de  plus  habile  interprète,  plus  sévère  et  cepen- 
dant plus  personnel  que  M.  Léon  Lhermilte,  qui  sût  mieux  rendre  les 
divers  aspects  de  la  vie  des  champs,  sans  en  sacrifier  aucun  détail, 
mais  aussi  sans  en  altérer,  sans  en  adoucir  ou  sans  en  exagérer,  la 
rude  simplicité.  De  cette  collaboration  d'un  vrai  poète  et  d'un 
vrai  peintre  est  sorti  ce  beau  livre  dont  nous  regretterons  que  l'édi- 
teur n'ait  pas  fait,  car  il  le  pouvait,  un  plus  beau  livre  encore,  avec 
les  procédés  dont  on  dispose  aujourd'hui,  mais  qui  n'en  est  pas  moins 
l'un  des  plus  originaux,  —  et  à  peine  ai-je  besoin  d'ajouter  l'un  des 
plus  intéressans  à  lire  qu'on  nous  ait  offerts  cette  année. 

Nousvoudrions  pouvoir  en  dire  autant  du  livre  de  M.  le  baron  de  Vaux, 
sur  les  Hommes  de  cheval  (1),  mais,  en  vérité,  l'illustration  ne  nous  en  a 
point  paru  très  heureuse  ni  très  heureusement  entendue,  et  quant  au 
texte  même,  — puisse  l'auteur  nous  pardonner  ce  blasphème  !  —  nous  ne 
nous  doutions  pas  que  l'équitation  fût  un  si  grand  art,  si  mystérieux, 
ni  que,  de  bien  monter  à  cheval, cela  consacrât  un  homme  à  l'immor- 
talité. Dirai-je  qu'il  m'a  paru,  en  parcourant  le  livre  de  M.  de  Vaux, 
que  d'excellens  cavaliers  n'étaient  pas  éloignés  de  partager  une  opi- 
nion qu'autrement  j'oserais  à  peine  exprimer?  Mais  je  dirai  du  moins 
que  ni  Crafty  ni  Gyp,  dans  les  Chasseurs,  ni,  dans  leur  livre  sur  les 
Chasses  à  courre  en  France  et  en  Angleterre  (2)  MM.  Donatien  Lévesque 
et  Arcos  ne  nous  avaient  habitués  à  prendre  si  sérieusement  ou  si  gra- 
vement la  chose.  Qui  a  tort,  qui  a  raison?  Les  spécialistes  décideront. 
Pour  nous,  nous  aimons  mieux  la  seconde  manière,  et,  puisqu'il  s'agit 
ici  de  livres  d'étrennes,  et  d'images,  les  spirituels  et  vifs  dessins  de 
M.  S.  Arcos  suffiraient  à  nous  en! rainer  du  côté  où  l'on  s'amuse.  Vi- 
vent les  hommes  de  cheval!  je  les  estime,  je  lesadmire,  je  les  envierai 
même,  si  l'on  veut,  mais  enfin  qu'ils  n'en  demandent  pas  plus,  et 
qu'ils  ne  nous  fassent  pas  de  leur  art  un  sacerdoce. 

Nous  ne  disposons  plus  que  de  quelques  pages,  et  nous  sommes 
effrayé  du  nombre  de  livres  dont  nous  n'avons  rien  dit  encore.  Heu- 
reusement que  l'émulation  même  des  éditeurs  entre  eux  nous  va  faci- 
liter la  tâche,  et  qu'aux  «  notices  individuelles  »  peuvent  maintenant 
succéder  les  indications  collectives,  depuis  qu'il  n'y  a  plus  un  éditeur 
qui  n'ait  aujourd'hui  sa  Bibliothèque  d'êducalion  et  de  récréation. 

La  librairie  Laurens  inaugure  cette  année  la  sienne,  sous  le  titre  de 

(1)  Les  Hommes  de  cheval,  avec  160  illustrations  en  couleur,  en  bistre  et  en  noir, 
1  vol.  in-8°.  Rothschild. 

(2)  En  Déplacement,  avec  dessins  de  M.  S.  Arcos,  1  vol.  in-S°.  Pion. 


9/i2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Bibliothèque  d'histoire  et  d'art,  pax  les  six  volumes  suivans  :  les  Monu- 
mens  de  Paris,  par  M.  de  Champeauix;  l'Art  pendant  la  trévQlMldon,  de 
M.  Spire  Bloadel;  Versailles  et  les  Trianons„  par  M.  Paul  Bosq;  les  Sta- 
tues de  Paris,  par  M.Paul  Marmottai!  ;  enûii,  la  Peinture  et  f  Art  clans  la 
parure  et  dans  le  ué/emenî,  deux  volumes  tirés,  i'un  de  la  Grarrumaire  des 
arts  du  dessin,  de  Charles  Blanc,  et  l'autre  d'an  autre  ouvrage  du 
même  écrivain.  On  peut  dire  que  les  Monumens  de  Paris  et  les  Statues 
de  Paris  forment  ensemble  tme  sorte  de  guide  à>  travers  les  rues  de 
Paris,  dont  Versailles  et  les  Tritmons  serai-ent  en  quelque  sorte  la  con- 
tinuation ou  le»  prolongement  jusqu'en  Sefine-et^Oiae.  Pour  la  Peinture 
et  l^Ârt  dans  la  parum  et  le  vêtement,  quand  les  ouvrages  dont  ils  sont 
tirés  ne  seraient  pas  eux.-iiaiênaie3  devenus  quasi  classiques,  ce  serait 
encore  assez,  pour  les  recommander,  du  nom  d«  Charles  Blanc.  Enfin 
M.  Spire  Blondel,  en  étudiant  l'histoire  de  l'art  de  la  révolution,  s'il 
n'a  peut-être  pas,  comme  il  l'eût  voulu  sans  douite,  entièremeiH  justi- 
fié la  révolution  du  reproche  de  vandaliame,  n'a  pas,  laissé  d'attirer 
Taîtention  des  curieiix  sur  quelques  faivs  mai  on  peu  connus  et  dignes 
cependant  de  l'être  mieux  om  moins  imparfaitement.  Tous  ces  vo- 
lumes, très  bien  imprimés,  et  heiireusement  illustrés,  font  honneuu  à 
leur  éditeur. 

Le  dirons-nous  également  de&  quatre  volumes  nouveaux  qui  vien- 
nent ce  lie  année  s'ajouter  à:  la  Ëibliothèque  historique  illustrée  de  la 
lièrainie'  Fiirmin-Didot  :  les  Arts  et  métiers  au  moyen  âge;  Vlmki.strie  et 
leS'  arts  décoratifs  aux  deux  derniers  sïccks;  le  Théâtre  et  la  musique  jus- 
qu'en 1789;  l'École  et  lia  science  jusqu'à  la  renm^ance'?  L'illusication, 
tirée  des  beaux  volumes  d«- Paul  Lacroix,  en  est  sans-  doute  irrépro- 
chable et  d'une  va-leur  documentaire  certaine;  mais  le  teste  n'en  est-il 
pas.  un  peu  superficiel,  ou,  si  l'on  aime  mieux,  le  contenu  en  répond-il 
à  l'ambitieuse  ampleirr  des  t4tres,  et  l'exécution  typographique  est- 
elle  toujours  digne  de  la  maison  Didot?  Ce  sont  des  questions  que 
noua  ne  trancherons  point,  mais  qu'il  nous  semble  bon  de;  soumettre, 
asux  honorables  éditeurs,  car  il  ne  faudrait  pas.  enfin,  pour  le  rendre, 
comme  l'on  dit,  accessible  à  toutes  les  bourses,  et  sous  prétexte  de 
bon  marché,  que  le  livre  d'étirennes  devîait  insensiblement,  et  de,  né- 
gligence en  négligence,  une  confectioûi  om  un  aojticle  de  pacotille.  Les 
volumes  delà  Bibliothèque  des  mires  de  famille  nous  ont  paru,  aans  leur 
genre  plus  modeste,  exécutés  plus  soigneusement  :  signalons  parmi 
eux  la  Benjamine,  de  M°"  S.  Blandy,  et  Autour  du  poêle,  contes  et  ré- 
cits, traduits  par  M.,  Labesse  du.,  suédois  de  M.  Gustaffëon.  . 

On  sait  qu'à  elle  toute  seule,  La  librairie  Hachette  pourrait  défrayer 
cette  courte  fleuue  des  livres  d'étrennes,  —  avec  son  Tour  du  monde,  son 
Journal  de  la  Jeunesse,  ou  avec  sa  Bibliothèque  blanche,  sa  Bibliothèque 
bleue,  sa  Bibliothèque  des  merveilles,  sa  Bibliothèque  rose-.  Faut  il  avouer 
que  nous  n'avons  lu  ni  les  Saltimbanques,  de  M'"«  Cazin,  ni  Bernard,  la 


LES  LIVRES  d'étrennes.  9â3 

gloire  de  son  village,  de  M.  George  Falh,  ni  même  Pelils  monstres  et 
foules  mouillées,  .de  M"""  de  Pitray?  mais  voilà  des  »ti très  pleins  de  pro- 
mes8es,qui  ne  sauraient  manquer  de  séduire  le  jeune  public  auquel  ils 
s'adressent;  et  voilà  des  aiuteurs  dont  les  noms  nous  sont  assez  connus 
•et  1«  genre  de  talent,  pour  les  pouvoir  signaler  en  toute  confiance  et 
nous  tenir  assuré  de  n'^en  être  pasdémetni.  Nommons  également  dans 
une  autre  collection:  Un  patriote  au  XIV^  sicde,  par  N»'"«  de  Witt;  Da- 
nielie,  par  M.  Golomh,  ^ecanrf  u2o/on,  par  M""*  J.Girardin,  dont  les  récits 
nous  ont  intéressé  souvent  autant  ou  plus  que  de  prétentieux  lomans, 
et  surtout  Cû/jïiaivîfi,  de  M-"*  P.  de  Nanteuil.  Celui-ci  mérite  sans  doute 
onB  mention  toute  particulière.  Ce  sont  xies  aventures  de  terre  et  de 
mer  que  les  parens  feront  bien  de  lire  par-dessus  la  tête  de  leurs  en- 
fans.  Car  l'intérêt,  —  sans  dépasser  la  portée  des  jeunes  esprits,  — 
en  est  sérieux  tt  touchaot,  et  d'une  réalité  de  vie  qui  attache.  C'est 
un  heureux  début  où  l'auteur  a  su  réunir  à  un  degré  rare  les  princi- 
paux mérites  du  genre,  composition  ingénieuse  et  attrayante,  distinc- 
tion de  la  forme,  élévation  morale...  De  jolies  illu^'traiions  de  Myrbach 
ajoutent  encore  à  l'agrément  do  t«i>te.  Si  jîous  avons  d'ailleurs  omis 
de  dire  que  tous 'ces  volumes,  sans  exception,  sont  illustrés  de  nom- 
breuses et  spirituelles  gravures  de  MM.  Zier,  Tofani,  Myrbach,  etc., 
c'est  une  omission  que  nos  lecteurs  ont  déjà  réparée. 

Enfin  dans  la  Bibliothèque  des  merveilles,  qui  s'accroît  cette 
année,  comme  toujours,  de  quatre  volumes  nouveaux  :  ie  Pétrole,  de 
M.  Wilfrid  de  iFonvielle,  les  Papillons,de  M.  Maindron,  'les  Merveilles  de 
C Horlogerie.,  par  MM,  Portai  et  Graffigny,,  et  Mnive  e/  Babylone,  de 
M.  .Joachim  Menant,  aous  iinsisteronsplus  particulièrement  sur  son  der- 
nier ouvrage,  comme -étant  d'un  véritable  assyriologue,  et  pour  cette 
raison,  dans  son  modeste  format,  comme  contenant,  sur  ces  grandes 
civilisations  disparues,  les  renseigneuiens  ou  les  détails  les  plus 
précis,  les  plus  sûrs,  et  d'une  valeur  scientitique 'encore  supérieure 
.à  l'agrément  avec  lequel  ils  mous  soût  présentés. 

•C'est  toute  une  bibliothèque,  elle  aussi,  que  nous  offre  cette  année, 
com'me  d'ordinaire,  la  librairie  Hetzel,  et  où,  si  nous  regrettons  long- 
temps encore,  avec  ses  ûdèles  lecteurs,  de  ne  plus  voir  le  nom  de 
Slahl,  nous  retrouvons  toujours  son  esprit,  ses  intentions  et  sa  tradi- 
tion. Deux  romans  nouveaux  de  M.  Jules  Verne,  d\ord  contre  &ud  et  le 
Clicmin  de  France,  ne  manqueront  pas  d'être  bien  accueillis  du  public 
habituel  du  fécond  et  ingénieux  conteur.  Pourquoi  font-ils  l'un  et 
l'autre  partie  de  la  série  des  Vogagas  ext raoï'd inaires  ?  C est  le  se- 
cret de  M.  Jules  Verne.  Mais,  en  réalité.  Nord  contre  Sud  n'est  qu'un 
dramatique  récit  du  temps  de  la  guerre  de  Sécession,  et  quant  au 
Chemin  de  France,  avec  les  complications  où  se  plaît  l'esprit  de  M.  Jules 
Verne,  c'est  un  récit  tout  contemporain. 


9kll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Dans  le  Bachelier  de  SéoiUe,  M.André  Laurie  continue  de  nous  repré- 
senter ces  Scènes  de  la  vie  de  collège  dans  tous  les  pays,  dont  nos  lec- 
teurs se  rappelleront  sans  doute  que  nous  avons  loué  plus  d'une  fois 
déjà  l'intérêt,  l'agrément  et  l'exactitude.  Comme  l'indique  d'ailleurs 
le  titre  même  de  son  nouveau  volume,  c'est  en  Espagne  que  M.  André 
Laurie  nous  invite  cette  année  à  le  suivre,  à  Séville,  au  collège  Santa- 
IMaria  de  los  Angeles,  où  il  nous  semble  que  les  études  ne  devraient 
guère  être  solides,  si  la  guerre  civile  et  l'insurrection  militaire  les  en- 
trecoupaient aussi  souvent  que  M.  Laurie  nous  le  donnerait  à  croire. 
Mais  il  ne  s'agissait  évidemment  pour  lui  que  d'entremêler  un  peu  de 
romanesque  aux  renseignemens  très  précis  qu'il  nous  donne.  C'est 
l'esprit,  comme  on  sait,  de  la  Bibliothèque  d'éducation  et  de  récréation; 
et  nous  ne  saurions  pour  notre  part  entièrement  l'approuver,  mais  il 
est  évident  aussi  que  le  grand  nombre  des  lecteurs  ne  partage  pas 
notre  avis.  Le  Bachelier  de  Séville  est  illustré  de  nombreux  dessins 
d'un  artiste  espagnol,  M.  Atalaja,  auxquels  sans  doute  on  ne  repro- 
chera pas  de  manquer  de  couleur  locale. 

Voici  maintenant  r Oncle  Philibert,  de  M.  S.  Blandy,  avec  illustrations 
de  M.  Adrien  Marie;  la  Madone  de  Guido  Reni,  par  M.  Bénédict,  illus- 
trée par  le  même  artiste;  les  Jeunes  filles  de  Quinnebasset,  imitées  de 
l'anglais  ou  plutôt  de  l'américain  de  M.  S.  May,  par  M.  J.  Lermont,  et 
avec  dessins  de  M.  Paul  Destez,  amusant  récit,  dont  la  provenance 
transatlantique  ne  saurait  être  un  instant  douteuse, —  ou  nous  serions 
bien  attrapé.  Voici  encore  le  livre  de  M.  P.  Gouzy  :  Promenade  d'une 
fillette  autour  d'un  laboratoire,  entretiens  sur  la  physique  et  la  chimie, 
qui  peuvent  convenir  à  de  grandes  filles  et  même  peut-être  à  de  grands 
garçons.  Et  voici  enfin  les  albums  que  l'on  sait,  toujours  aussi  diver- 
tissans,  et  toujours  également  a[>propriés  au  goût  ou  aux  préoccupa- 
tions coutumières  de  leur  public  enfantin:  Pierre  et  Paul;  l'Age  de 
l'école;  Du  Haut  en  Bas:  et  l'Ane  gris. 

Aussi  bien,  en  fait  d'albums,  en  est-il  beaucoup  d'autres  encore  que 
nous  devrions  citer,  et  trois  ou  quatre  au  moins  dont  nous  ne  voulons  pas 
finir  sans  avoir  dit  deux  mots;  comme  les  Dernières  Scènes  humoristiques 
de  R.  Caldecott,  à  la  librairie  Hachette,  ou,  à  la  librairie  Pion,  Compères 
et  Compagnons,  texte  et  dessins  de  Mars,  la  Chasse  à  tir,  texte  et  des- 
sins de  Crafty,  et  la  Civilité  puérile  et  honnête,  dessins  de  M.  Boutet  de 
Monvel,  avec  un  texte  de  «  l'oncle  Eugène,  »  dont  nous  ne  voulons  pas 
soulever  le  masque,  puisqu'il  a  cru  devoir  en  mettre  un,  mais  qui  nous 
a  vraiment  semblé  paru  un  oncle  très  expert  aux  bonnes  manières,  et 
dans  l'art  aussi  de  les  enseigner  spirituellement. 


F.  B. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  décembre. 


Voici  donc  le  cap  des  tempêtes  doublé  pour  cette  fois  !  C'est  fait, 
c'est  voté  et  même  déjà  vieux  de  dix  jours.  Un  hôte,  qui  croyait  avoir 
son  bail  signé  et  scellé  pour  sept  ans,  a  dû  quitter  l'Elysée,  un  autre 
hôte  y  est  entré.  Il  y  a,  en  un  mot,  un  nouveau  président  de  la  répu- 
blique française,  M.  Sadi  Carnot,  dont  le  nom  est  sorti  au  dernier  mo- 
ment, presque  à  l'improviste,  de  la  mêlée  ardente  et  tumultueuse  des 
compétitions.  M.  Carnot  a  eu  la  fortune  d'être  choisi  comme  le  plus 
inoffensif  et  le  plus  modeste  des  présidens.  Tout  a  bien  fini,  si  l'on 
veut;  mais  ce  n'est  pas  sans  peine  et  sans  effort  que  la  transition 
s'est  accomplie,  La  crise  n'est  point  arrivée  au  dénoùment  sans  avoir 
remué  bien  des  passions  et  ébranlé  les  institutions,  sans  avoir  passé 
par  bien  des  péripéties  meurtrières  pour  la  dignité  des  hommes  aussi 
bien  que  pour  la  paix  publique,  sans  avoir  dévoilé  une  situation 
étrange,  presque  fantastique,  douloureuse  et  menaçante  pour  le  pays. 

Depuis  deux  mois,  à  dire  vrai,  depuis  qu'elle  avait  commencé  par 
de  vulgaires  et  avilissantes  divulgations  livrées  en  pâture  à  une  opi- 
nion surexcitée,  cette  crise  n'a  pas  cessé  un  instant.  Elle  n'a  fait  que 
s'étendre  et  s'envenimer  avant  de  se  précipiter.  Elle  a  par  degrés 
tout  envahi,  tout  compromis,  et  le  gouvernement,  et  la  chambre,  et  la 
magistrature,  et  l'administration  de  la  police,  pour  finir  par  atteindre 
le  président  de  la  république  lui-même,  M,  Jules  Grévy,  qui  s'est 
trouvé  brusquement  entraîné  dans  la  déroute  de  son  gendre,  dimi- 
nué dans  sa  considération,  menacé  dans  l'inviolabilité  de  sa  magis- 
trature. Évidemment,  M.  Grévy  ne  s'est  pas  douté  d'abord  de  la  gra- 
TOMli  LXXXIV.   —  1887.  60 


9Zi6  BEVUE   DES    DEUX    MONDES. 

vite  de  ce  qui  se  passait  autour  de  lui;  il  a  traité  toutes  ces  affaires 
assez  légèrement,  en  politique  peu  sérieux  et  un  peu  vulgaire.  Il  ne 
s'est  aperçu  du  danger  que  lorsqu'il  n'était  plus  temps,  lorsque  déjà 
se  déchaînaient  contre  lui  les  animosités  croissantes  du  parlement, 
les  manifestations  populaires,  lorsqu'il  s'est  vu  réduit  à  ne  plus  même 
pouvoir  refaire  un  cabinet  à  la  place  du  ministère  Rouvier,  tombé  en 
essayant  de  le  couvrir.  Il  représentait  encore,  il  est  vrai,  la  constitu- 
tion ;  il  n'avait  plus  la  force  morale  pour  la  défendre.  Débordé  de 
toutes  parts,  il  n'a  su  ni  céder  à  propos,  avec  dignité,  ni  résister  dans 
la  mesure  où  il  l'aurait  pu  peut-être.  Il  s'est  débattu  dans  une  mé- 
diocre agonie,  tantôt  promettant  sa  démission  pour  le  lendemain  ou 
le  jour  suivant,  tantôt  se  dérobant  par  le  silence,  jouant  avec  les  évé- 
nemens  et  avec  les  chambres,  ayant  même  un  instant  l'air  d'attendre 
un  retour  de  l'opinion,  d'accepter  pour  complices  les  plus  étranges 
auxiliaires.  Il  n'a  fait  qu'ajouter  à  la  confusion  des  esprits,  irriter  les 
passions,  attirer  dans  la  rue  les  manifestations  tumultueuses,  qui  ont 
commencé  à  se  répandre  partout,  prenant  d'heure  en  heure  le  carac- 
tère et  les  allures  de  la  sédition.  Quand  il  a  eu  tout  épuisé,  quand  il 
a  vu  qu'il  n'avait  plus  rien  à  espérer  ni  de  l'opinion,  ni  du  parlement, 
ni  de  la  lassitude  universelle,  il  a  fini  par  se  rendre,  sans  cacher  sa 
mauvaise  humeur.  Il  a  envoyé  aux  chambres,  sous  le  coup  d'une  sorte 
de  sommation,  un  message  qui  n'était  qu'un  mélange  de  dépit  et  d'im- 
puissance, une  vaine  représaille  contre  les  animadversions  dont  il 
se  croyait  la  victime,  une  revendication  tardive  et  irritée  du  droit 
constitutionnel  violé  dans  sa  personne.  Le  fait  est  que  M.  Grévy,  qui 
n'avait  déjà  su  ni  céder  ni  résistera  propos,  s'est  préparé  la  plus  maus- 
sade des  retraites,  —  moins  heureux  que  M.  le  maréchal  de  Mac-Mahon, 
qui,  placé  lui  aussi,  quoique  pour  d'autres  raisons,  dans  une  situation 
difficile,  savait  quitter  le  pouvoir  avec  la  généreuse  et  délicate  fierté 
d'un  serviteur  désintéressé  du  pays.  Le  président  d'hier  s'est  retiré 
en  vaincu  vulgaire,  laissant  partout  après  lui  l'incertitude  et  la  confu- 
sion avec  l'anxiété  du  lendemain. 

Ce  n'est  là  ehcore,  en  effet,  qu'un  acte  du  drame,  une  phase  de  cette 
crise  publique.  M.  Grévy  était  emporté  par  un  orage  qu'il  n'avait  su  ni 
prévoir  ni  apaiser.  Gomment  allait-il  être  remplacé  à  l'Elysée?  Quel 
serait  l'heureux  ou  le  malheureux  élu  du  congrès  appelé  aussitôt  à  se 
réunir  à  Versailles?  Les  candidats  ne  manquaient  pas  :  M.  Jules  Ferry, 
M.  de  Freycinet,  M.  Floquet,  M.  Brisson,  sans  compter  les  candidats 
dont  on  prononçait  à  peine  encore  le  nom,  comme  M.  Sadi  Carnot,  et 
les  candidats  involontaires,  comme  Me  le  général  Saussier,  qui  enten- 
dait, —  il  l'avait  déclaré  d'avance,  —  rester  dans  son  rôle  de  soldat 
et  de  gardien  de  Paris.  A  demeurer  strictement  dans  la  vérité  des 
faits,  M.  Jules  Ferry  était  évidemment  au  premier  rang,  il  avait  les 
chances  les  plus  sérieuses;  mais  déjàt  en  peu  de  temps  tout  avait 


BETUE.    —   GURONlQUB.  947 

changé  de  face  par  l'agitalion  confuse  et  bruyante  qui  avait  commencé 
à  envahir  Paris  aux  derniers  jours  de  la  présidence  de  M.  Grévy.  11  y 
avait  désormais  un  grand  électeur  qui  venait  d'entrer  en  scène,  avec  qui 
il  fallait  visiblement  compter  :  c'est  l'esprit  révolutionnaire  qui  repre- 
nait son  rôle,  organisant  les  manifestations,  donnant  des  mots  d'ordre 
par  les  journaux  les  plus  violens  ou  par  les  discours  des  réunions  pu- 
bliques, affectant  au  besoin  des  airs  de  patriotisme,  et  sous  toutes  les 
formes  menant  la  campagne  la  plus  furieuse  contre  un  seul  homme, — 
M.  Jules  Ferry!  Le  grand  ennemi,  c'était  maintenant  M.  Jules  Ferry,  et 
pour  un  peu,  après  avoir  accablé  M.  Grévy  d'ignominies,  on  serait  re- 
venu à  lui  en  haine  du  successeur  qu'on  craignait  de  voir  entrer  à  l'Ely- 
sée. Pendant  quelques  jours,  M.  Jules  Ferry  a  été  l'objet  de  tous  les 
outrages,  de  toutes  les  menaces,  de  toutes  les  vociférations  des  mani- 
festans  ameutés  autour  du  Palais-Bourbon.  On  ne  cachait  pas  les  des- 
seins les  plus  sinistres;  on  ne  dissimulait  pas  que  l'élection  de  M.  Ferry 
serait  considérée  comme  un  déû  auquel  on  répondrait  par  la  guerre 
civile.  C'était  peut-être  pour  M.  Jules  Ferry  un  titre  de  plus  auprès  de 
ceux  qui  pouvaient  être  tentés  de  mesurer  sa  valeur  aux  attaques  dont 
il  était  l'objet;  c'était  aussi  peut-être  pour  d'autres  plus  timorés,  moins 
impatiens  de  combat,  un  motif  de  réflexion. 

Qu'est-il  arrivé?  Le  congrès  s'est  réuni  dans  ces  conditions  violentes, 
et, jusqu'au  dernier  moment, il  est  certain  qu'on  n'a  pas  suce  qui  allait 
arriver.  L'esprit  de  paix  ou  de  concession  a  probablement  soufflé  à 
propos  dans  l'assemblée  de  Versailles.  Le  fait  est  que  M.  Jules  Ferry 
n'a  point  été  élu,  que  M.  de  Freycinet  a  eu  encore  moins  de  chances, 
que  le  préféré  du  scrutin  a  été  le  moins  militant  des  candidats,  M.  Sadi 
Carnot,  à  qui  M.  Jules  Ferry,  du  reste,  après  une  première  épreuve, 
s'est  empressé  lui-même  de  se  rallier.  Et  c'est  ainsi  que  de  cette  vaste 
agitation,  qui  a  commencé  il  y  a  deux  mois  par  des  révélations  scan- 
daleuses, qui  n'a  pas  tardé  à  devenir  une  crise  révolutionnaire,  est  sor- 
tie, en  fin  de  compte,  une  présidence  qui  peut  être  considérée  comme 
une  trêve.  On  ne  peut  pas  assurément  s'en  plaindre;  on  ue  saurait 
non  plus  se  faire  illusion.  Il  ne  faudrait  pas  se  méprendre  sur  le  sens 
intime  et  la  moralité  de  cette  série  d'incidens  qui  ont  conduit  le  pays 
au  point  où  il  en  est  encore  à  se  demander  si  depuis  quelque  temps  il 
n'a  pas  fait  un  mauvais  rêve. 

La  paix  du  moment,  la  paix  matérielle,  est  revenue  à  Paris  sans  doute. 
L'élection  de  M.  Carnot  y  a  contribué  ;  peut-être  aussi  les  prévoyantes  et 
énergiques  mesures  de  défense  prises  contre  les  tentatives  de  désordre 
ont-elles  eu  leur  influence. Tout  a  mieux  fini  qu'on  ne  le  craignait,  c'est 
entendu.  Ce  qui  vient  de  se  passer  n'a  pas  moins  sa  signification  et 
éclaire  d'un  jour  singulièrement  saisissant  toute  une  situation  dont  la 
fragilité  est  l'essence.  On  a  beau  inscrire  dans  la  constitution  la  stabi- 
lité par  l'inviolabilité  temporaire  de  la  première  magissirature  de  l'état, 


948  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  n'en  est  ni  plus  ni  moins  à  la  première  occasion,  tout  reste  livre  aux 
passions,  à  l'imprévu  qui  peut  éclater  sous  bien  des  formes.  Cesi, 
dit-on,  la  faute  de  M.  Grévy,  qui  s'est  compromis  lui-même,  qui  s'est  placé 
dans  des  conditions  où  il  ne  pouvait  plus  être  qu'un  président  diminué 
et  suspect. —  Oui,  sans  doute,  M.  Grévy,  après  s'être  laissé  mettre  dans 
une  position  délicate,  n'a  su  ni  se  dégager,  ni  en  imposer,  ni  ressaisir 
son  autorité  perdue.  11  a  commis  toutes  les  fautes  qu'on  voudra. 
Les  chefs  de  partis,  à  leur  tour,  les  radicaux  du  parlement  surtout, 
n'ont  pas  pu  résister  à  leur  goût  d'omnipotence.  Dès  le  premier  mo- 
ment, ils  on  fait  visiblement  ce  qu'ils  ont  pu  pour  réduire  M.  Grévy  à 
l'impuissance,  à  la  nécessité  d'une  capitulation.  Ils  lui  ont  signifié  son 
congé  aussi  clairement  que  possible.  Le  résultat,  c'est  que  pour  les  uns 
et  pour  les  autres,  par  les  fautes  des  uns  et  des  autres,  la  constitution 
n'a  plus  été  qu'un  chiffon  de  papier.  Le  secret  de  la  république  a  été 
divulgué  une  fois  de  plus  :  c'est  l'éternelle  et  dangereuse  mobilité  des 
choses  et  des  hommes.  Ce  qui  vient  de  se  passer  prouve  qu'on  reste 
dans  la  constitution  tant  qu'elle  ne  gêne  pas,  et  que  le  jour  où  elle 
gêne,  on  l'arrange  à  sa  façon,  on  la  respecte  en  la  tournant.  On  ne  fait 
pas  une  violence  matérielle  au  chef  de  l'état  par  un  décret  de  dé- 
chéance, on  le  force  à  donner  sa  démission.  Il  est  désormais  avéré 
que  la  présidence  de  la  république  n'est  plus  qu'une  présidence  du 
conseil  plus  ou  moins  déguisée,  soumise  comme  celle-ci  à  toutes  les 
fluctuations  des  partis.  C'est  la  première  moralité  de  ces  récens  évé- 
nemens;  mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  grave,  c'est  le  rôle  qu'a  pris  déci- 
dément la  rue  dans  cette  malheureuse  crise. 

On  peut  se  plaire,  par  une  sorte  de  décence  publique,  à  voiler  cette 
cruelle  vérité;  il  n'est  pas  moins  tristement  évident  que  les  manifes- 
tations, les  outrages,  les  menaces,  les  excitations  au  meurtre,  toutes 
les  violences  révolutionnaires  déployées  depuis  quelque  temps,  ont 
pesé  sur  l'élection  présidentielle.  Les  chefs  de  l'agitation,  du  reste, 
ne  s'en  cachent  pas;  ils  se  sont  hâtés  de  s'attribuer  le  succès.  Ils  se 
sont  fait  un  mérite  de  la  campagne  qu'ils  ont  conduite,  et  il  est  de 
plus  certain  désormais  qu'ils  ne  se  bornaient  pas  à  des  paroles,  que 
les  manifestations  qu'ils  lançaient  dans  la  rue  n'étaient  que  le  préli- 
minaire d'une  action  d'un  autre  genre.  On  sait,  à  n'en  plus  douter, 
qu'il  y  avait  un  lieu,  tout  simplement  l'Hôtel  de  Ville,  où  le  bureau 
du  conseil  municipal  était  en  permanence,  où  la  guerre  civile  était 
préparée,  organisée,  dans  le  cas  où  M.  Jules  Ferry  aurait  été  élu. 
C'était  le  couronnement  des  polémiques  meurtrières  et  des  manifesta- 
tions tumultueuses!  L'insurrection  contre  une  décision  légale  de  l'as- 
semblée nationale,  tel  était  le  dernier  mot!  Les  agitateurs  ne  sont  pas 
allés  jusque-là,  ils  se  sont  arrêtés;  mais  ils  croient  désormais  avoir  le 
secretde  mettre  la  rue  en  mouvement  pour  tenir  tête  au  besoin  à  tous 
les  pouvoirs  légaux.  C'est  le  rêve  de  tous  les  révolutionnaires!  Us  pour- 


REVDE.    —    CnRONIQrE.  949 

raient  sans  doute  se  tromper  dans  leurs  calculs.  M.ilheureusement, 
avec  toutes  leurs  déclamatious,  il  y  a  un  autre  résultat  qu'ils  sont  plus 
sûrs  d'atteindre.  Voilà  ce  qui  arrive  en  effet  :  pendant  des  semaines, 
pendant  des  mois,  on  s'épuise  à  couvrir  un  homme  de  tous  les  ou- 
trages, à  le  désigner  aux  sicaires,  à  remuer  toutes  les  passions  de 
guerre  civile,  toutes  les  colères  contre  lui,  et  un  jour  vient  où  un 
obscur  fanatique  s'en  va  tout  simplement  essayer  de  tuer  «  cet  homme 
avec  tranquillité  !  »  C'est  toute  l'histoire  de  cet  attentat  commis  ces  jours 
derniers  en  pleine  salle  des  Pas-Perdus  de  la  chambre  des  députés 
contre  M.  Jules  Ferry,  qui  a  heureusement  échappé  aux  coups  du  meur- 
trier. La  tentative  qui  a  été  dirigée  contre  M.  Jules  Ferry,  et  qui  n'a 
eu  d'autre  succès  que  de  tourner  vers  l'ancien  président  du  conseil 
tous  les  regards,  toutes  les  sympathies,  est  évidemment  l'épilogue  de 
la  triste  campagne  poursuivie  depuis  quelques  semaines.  C'est  aussi 
une  des  moralités  de  cette  longue  crise,  et  si  les  événemens  ont  un 
sens,  c'est  qu'il  faut  enfin  sortir  de  cette  atmosphère  d'excitations  et 
de  haines,  c'est  qu'on  doit,  par  la  fermeté  de  conduite  d'abord,  par 
des  lois  nouvelles  s'il  le  faut,  se  hâter  de  raffermir  la  paix  publique 
pour  rendre  quelque  confiance  au  pays. 

Quelle  sera  maintenant  la  politique  de  la  présidence  nouvelle  en- 
trant à  l'Elysée  dans  ces  conditions?  Elle  semblerait  résulter  des  cir- 
constances où  il  s'agit  bien  plus  de  tout  préserver  que  de  tout  ébran- 
ler; elle  est  peut-être  indiquée  aussi  par  le  caractère  du  nouveau 
président,  qui  arrive  au  pouvoir  libre  d'engagemens,  avec  des  inten- 
tions sincères,  des  qualités  modestes  et  un  esprit  modéré.  M.  Carnot 
n'a  pas  sans  doute  devant  lui  une  œuvre  des  plus  aisées,  et  il  a  pu  le 
voir  tout  d'abord  par  les  difficuUés  qu'il  a  éprouvées  à  organiser  sou 
gouvernement,  à  former  un  cabinet.  A  vrai  dire,  ce  qu'il  aurait  eu 
probablement  de  mieux  à  faire,  c'est  de  garder  pour  le  moment  l'an- 
cien ministère,  dont  le  chef,  M.  Rouvier,  a  montré  autant  d'art  que  de 
mesure  et  comme  président  du  conseil  et  comme  ministre  des  finances  ; 
mais  on  a  tant  parlé  de  la  nécessité  d'avoir  un  ministère  nouveau 
d'union  sur  le  modèle  du  scrutin  présidentiel,  que  M.  Carnot  s'est 
prêté  à  toutes  les  combinaisons.  M.  Goblet  s'est  chargé  le  premier 
de  faire  un  ministère  allant  des  républicains  les  plus  conservateurs 
aux  radicaux  les  plus  caractérisés,  aux  partisans  de  la  mairie  centrale 
de  Paris,  —  il  choisissait  bien  son  moment!  —  et  il  a  naturellement 
échoué.  Le  ministre  de  l'intérieur  de  l'ancien  cabinet,  M.  Kallières, 
qui  est  lui-même  un  homme  modéré,  a  tenté  à  son  tour  l'aventure  : 
il  a  conciUé,  fusionné,  et  il  en  a  été  pour  sa  diplomatie.  M.  Tirard, 
appelé  sur  ces  entrefaites  au  secours  de  M.  le  président  de  la  répu- 
blique, a  fini  par  réussir;  il  a  formé,  en  gardant  M.  Flourena  aux 
affaires  étrangères,  un  cabinet  qui  semble  peu  brillant,  qui  borne  vrai- 
semblablement son  ambition  à  être  un  cabinet  d'affaires,  et  qui  est 


950  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

réduit  à  commencer  par  demander  des  douzièmes  provisoires.  Le  pro- 
gramme ministériel  est  sans  doute  celui  que  M.  Carnot  vient  de  tra- 
cer dans  son  premier  message  aux  chambres,  et  oii  il  fait  appel  à 
l'entente  des  partis  pour  s'occuper  en  commun  des  affaires  du  pays, 
pour  arriver,  s'il  se  peut,  sans  s'exposer  à  un  échec  fastueux,  au  grand 
centenaire,  à  l'exposition  universelle  de  1889. 

Ce  ne  sont  que  les  premiers  pas,  les  premiers  essais  d'un  gouver- 
nement qui  vient  de  naître,  qui  a  encore  à  se  débrouiller  et  à  se  fixer. 
M.  Carnot,  avec  son  nom,  avec  ses  honnêtes  intentions,  peut  assu- 
rément, s'il  le  veut,  être  un  président  utile  ;  mais  ce  n'est  pas  avec 
des  mots  qu'on  se  tirera  d'affaire.  Pour  M.  le  président  de  la  répu- 
blique comme  pour  les  hommes  qu'il  peut  associer  à  son  gouverne- 
ment, la  première  condition  est  de  renoncer  à  une  illusion  et  de 
s'avouer  une  vérité.  L'illusion,  c'est  cette  concentration  républicaine 
dont  on  abuse,  qui  n'est  qu'un  mot  vide  de  sens  ou  une  hypocrisie 
de  conciliation  impossible,  un  artifice  de  circonstance  et,  en  définitive, 
l'anarchie  organisée  dans  le  gouvernement.  La  vérité  qu'il  faut  s'avouer, 
c'est  qu'on  se  trouve  en  face  d'une  situation  épuisée  et  ruinée,  à  la- 
quelle on  ne  peut  remédier  que  par  une  politique  sérieusement  et 
résolument  réparatrice.  La  faiblesse  de  beaucoup  de  républicains  est 
de  sentir  le  mal  et  de  reculer  devant  le  remède.  Ils  ne  s'y  trompent 
pas;  ils  comprennent  qu'avec  la  politique  suivie  depuis  dix  ans,  on  est 
arrivé  à  des  finances  compromises,  aux  troubles  des  consciences,  aux 
confusions  administratives, —  et,  en  fin  de  compte,  àcette  crise  d'anarchie 
que  la  France  vient  de  traverser,  qui  n'est  peut-être  que  suspendue. 
Ils  le  sentent;  mais  dès  qu'il  faut  prendre  une  résolution,  ils  s'arrê- 
tent, ils  craignent  toujours  d'être  accusés  de  pactiser  avec  la  droite, 
ils  n'osent  plus  se  décider.  Eh  bienl  on  tournera  tant  qu'on  voudra, 
ce  n'est  qu'avec  ceux  qui  acceptent  les  conditions  de  gouvernement 
qu'on  peut  gouverner;  ce  n'est  qu'avec  une  politique  loyalement,  libé' 
ralement  conservatrice  qu'on  peut  remettre  l'ordre  dans  les  finances, 
rendre  à  l'administration  ses  ressorts  nécessaires,  refaire  un  peu  de 
paix  morale,  raviver  enfin  dans  le  pays  une  confiance  tarie  ou  dimi- 
nuée  par  les  déceptions. 

Le  mot  de  M.  Thiers,  les  républicains  à  demi  clairvoyans  ne  peuvent 
plus  s'y  méprendre,  est  et  reste  vrai  plus  que  jamais:  «  La  république 
sera  conservatrice  ou  elle  ne  sera  pas!..  »  Elle  se  ressaisira  par  un 
énergique  effort,  elle  se  pliera  aux  conditions  invariables  de  la  vie 
régulière,  aux  nécessités  d'un  gouvernement  sérieux,  ou  elle  se  dé- 
battra dans  l'inexorable  alternative,  toujours  exposée  à  «  finir  dans 
l'imbécillité  ou  dans  l'anarchie.  »>  Dernière  et  invincible  moralité  de 
ces  événemens  dont  la  France  reste  depuis  quelque  temps  le  témoin 
consterné  ! 

Il  en  est  des  grandes  affaires  internationales  comme  des  affaires 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  951 

intérieures  des  peuples.  Quand  on  est  sorti  de  l'ordre,  le  progrès  se- 
rait d'y  rentrer,  et,  en  attendant,  le  désordre  qui  se  prolonge  porte 
invinciblement  ses  fruits,  la  confusion  de  tous  les  rapports,  le  trouble 
de  toutes  les  situations,  un  état  permanent  ou  intermittent  de  fièvre 
pour  l'Europe  tout  entière.  On  ne  sait  jamais  ce  qui  en  est,  ce  qui 
pourra  arriver  demain,  quelles  sont  les  relations  réelles  des  puis- 
sances entre  lesquelles  se  jouent  les  destinées  du  monde.  Lorsqu'il  y 
a  quelque  temps,  l'entrevue  du  tsar  avec  l'empereur  Guillaume  pa- 
raissait indéfiniment  ajournée,  ou  môme  devenue  impossible,  on  ne 
pouvait  se  défendre  de  voir  dans  ce  seul  fait  le  signe  d'une  situation 
délicate,  peut-être  difficile.  Lorsque,  plus  récemment,  l'empereur 
Alexandre  III  s'est  décidé  à  passer  par  Berlin  et  s'est  rencontré  avec 
le  vieil  empereur  d'Allemagne,  avec  M.  de  Bismarck  lui-môme,  le 
premier  mouvement  a  été  de  penser  que  cette  visite,  sans  avoir  un 
effet  absolument  décisif,  pouvait  du  moins  avoir  adouci  les  rapports 
des  deux  empires.  A  peine  cependant  le  souverain  russe  a-t-il  été 
rentré  à  Pétersbourg,  l'agitation  a  de  nouveau  envahi  les  esprits.  Il  y 
a  eu  d'abord  le  grand  secret  divulgué  par  un  journal  allemand,  le  se- 
cret des  pièces  falsifiées,  des  documens  imaginés  pour  abuser  le  tsar, 
du  complot  orléaniste  organisé  pour  préparer  la  conflagration  de  l'Eu- 
rope! Cela  pouvait  ressembler  à  une  comédie;  mais  presque  aussitôt 
un  point  bien  autrement  sombre  est  apparu  à  l'horizon  :  c'est  la  con- 
centration ou  la  prétendue  concentration  russe  sur  les  frontières  de  la 
Galicie  ou  autour  de  Varsovie.  La  Russie,  disait-on,  aurait  assemblé 
une  armée  de  100  à  150,000  hommes  en  Pologne,  et  ces  mouvemens 
militairesne  pouvaient  être  sans  motif.  L'Autriche  paraît  s'enêtreémue, 
puisque,  dans  le  premier  moment,  elle  a  réuni  en  toute  hâte  un  con- 
seil de  guerre  où  a  été  appelé  l'archiduc  Albert,  destiné  à  être  le  gé- 
néralissime des  armées  autrichiennes.  Pendant  ce  temps,  l'Allemagne 
en  est  restée  à  ses  recherches,  à  ses  commentaires  sur  les  dépêches 
falsifiées,  et  M.  de  Bismarck  n'est  pas  sorti  de  son  immobilité  énig- 
matique.  C'est  au  milieu  de  ces  incidens,  de  ces  préoccupations  que 
l'Europe  vit  depuis  quelques  jours,  tournant  tour  à  tour  ses  regards 
vers  Vienne  ou  Saint-Pétersbourg,  et  surtout  vers  Berlin,  interrogeant 
l'horizon,  fouillant  les  journaux,  attendant  une  explication.  Qu'y  a-t-il 
dans  tout  cela  ? 

Évidemment,  si  on  en  vient  si  aisément  à  tout  craindre,  à  tout  sup- 
poser, c'est  qu'on  se  sent  dans  un  état  où  tout  est  devenu  possible. 
Au  fond,  rien  n'est  sensiblement  changé  dans  une  situation  où  les 
événemens  accumulent  depuis  longtemps  les  complications  et  les  in- 
cohérences. Le  seul  fait  précis  etsaisissable  à  travers  tout,  aujourd'hui 
comme  hier  et  pas  plus  aujourd'hui  qu'hier,  c'est  qu'il  y  a  une  ques- 
tion toujours  en  suspens,  cette   question  de  Bulgarie,  sur  laquelle  la 


952  REVITE    DES    DEUX    MONDES. 

Russie  n'a  pas  pris  son  parti,  parce  qu'en  définitive  elle  ne  peut 
pas  peut-être  le  prendre.  Là  est  le  point  vif  et  délicat.  11  est  bien  clair 
que  la  Russie  n'admet  pas  l'ordre  de  choses  qui  a  été  créé  dans  les 
Balkans  avec  l'assentiment  ou  la  tolérance  d'une  partie  de  l'Europe, 
de  l'Autriche  surtout;  non-seulement  elle  ne  l'admet  pas,  elle  reste  de 
plus  parfaitement  résolue  à  combattre  tout  ce  qui  s'est  fait  sans  elle 
ou  contre  elle  en  Bulgarie,  et  comme  d'un  autre  côté,  par  suite  des 
alhancesqui  se  sont  formées  au  centre  de  l'Europe,  sur  lesquelles  s'ap- 
puie l'Autriche,  la  Russie  se  sent  isolée  au  Nord,  elle  a  pu  être  assez 
naturellement  conduite  à  prendre  quelques  précautions.  La  Russie, 
en  maintenant  sa  politique  vis-à-vis  des  Balkans,  a  voulu  n'être  pas 
prise  au  dépourvu  sur  ses  frontières  occidentales.  C'est  là  apparem- 
ment l'explication  de  ce  qu'on  appelle  ses  concentrations,  qui  ne  sont 
pas  dans  tous  les  cas  assez  sérieuses  pour  avoir  un  caractère  offensif. 
L'Autriche  cédera-t-elle  à  la  tentation  de  répondre  à  ces  mesures  par  d'au- 
tres mesures  militaires?  C'est  possible.  L'Autriche  se  hâtera  de  déclarer 
qu'elle  ne  veut  pas  attaquer  sa  voisine,  la  Russie  déclarera  qu'elle  ne 
veut  pas  attaquer  l'Autriche,  on  restera  en  présence;  on  y  était  déjà, 
on  y  sera  encore  tant  que  la  question  de  Bulgarie  ne  sera  pas  résolue. 
Quel  est  le  rôle  de  M.  de  Bismarck  dans  cette  confusion  qui  n'est 
point  assurément  sans  danger?  Le  chancelier,  dans  son  entretien  de 
Berlin,  a  pu  sans  doute  avouer  les  obligations  qui  le  liaient  à  l'Au- 
triche; il  a  dû  en  même  temps  ménager  la  Russie,  éviter  de  la  pous- 
ser à  bout.  M.  de  Bismarck  joue  son  jeu  au  milieu  de  ces  complications. 
Il  veut  pouvoir  se  servir  de  cette  triple  alliance  qu'il  a  nouée,  qu'il 
tient  dans  sa  main;  il  voudrait  sûrement  aussi  détourner  la  Russie  de 
toute  autre  alliance,  se  réserver  la  possibilité  de  rentrer  en  intimité 
avec  Pétersbourg.  11  veut,  en  un  mot,  rester  l'arbitre,  et  il  n'est  point 
impossible  qu'un  de  ces  jours  il  essaie  de  dénouer  par  quelque  nou- 
veau coup  de  théâtre  cette  question  bulgare,  qui  reste  provisoire- 
ment comme  une  menace  entre  la  Russie  et  l'Autriche. 

C'est  la  saison  des  parlemens  et  des  débats  parlementaires.  Après 
les  délégations  autrichiennes,  qui  n'ont  fait  que  passer;  après  le 
Reichstag  de  Berlin,  rassemblé  pour  discuter  ou  voter  de  nouveaux 
projets  militaires,  et  les  chambres  italiennes,  récemment  ouvertes 
par  le  roi  Humbert,  les  cortès  d'Espagne  viennent  à  leur  tour  de  se 
réunir  à  Madrid.  Cette  session  nouvelle  du  parlement  espagnol  a  été 
inaugurée  avec  quelque  solennité  par  la  reine  régente,  qui  s'est  ren- 
due au  palais  législatif  accompagnée  de  sa  cour,  portant  encore  les 
signes  du  deuil.  Son  fils,  le  futur  roi  Alphonse  XIII,  un  enfant  de 
moins  de  deux  ans,  était  de  la  cérémonie,  héros  ou  témoin  bien  inof- 
fensif de  cette  scène  publique.  La  reine  Christine  a  su,  par  un  mé- 
lange de  sagesse,  de  bonne  grâce  et  de  parfaite  loyauté,  se  faire  aimer 


REVLE,    —    CHRONIQUE.  953 

et  respecter  de  tous  comme  la  meilleure  protectrice  de  cette  jeune 
royauté  dont  elle  a  la  garde,  qu'elle  présentait  l'autre  jour  avec  orgueil 
aux  cortès.  Elle  s'est  fait  une  honnête  popularité  dont  elle  recueillait 
les  témoignages  cet  été  dans  ses  voyages,  qu'elle  a  retrouvée  au  mi- 
lieu des  représentans  du  pays,  et  qui  est  la  garantie,  la  force  de  la 
monarchie.  Le  discours  qu'elle  a  prononcé  en  ouvrant  les  chambres 
est  l'œuvre  et  le  programme  de  son  cabinet.  Il  touche  discrètement, 
quoique  assez  longuement,  aux  principaux  points  des  affaires  de  l'Es- 
pagne, sans  avoir  rien  de  précis  ou  de  bien  décisif.  En  réalité,  ce  n'est 
qu'un  programme,  ou,  si  l'on  veut,  un  thème  livré  aux  partis  qui  se 
retrouvent  en  présence.  La  monarchie  est  sortie  victorieuse  de  l'épreuve 
qu'elle  a  subie  par  la  mort  du  dernier  roi  ;  la  situation  parlementaire 
et  ministérielle  reste  ce  qu'elle  était  il  y  a  cinq  mois,  lorsque  le  pré- 
sident du  conseil,  M.  Sagasta,  se  voyait  obligé  de  clore  précipitam- 
ment la  session,  pour  éviter  des  conflits  qui  menaçaient  de  s'enveni- 
mer. Les  difficultés  n'ont  pas  diminué,  et  les  discussions  qui  vont  se 
rouvrir  semblent  devoir  être  assez  vives  pour  préparer  au  gouverne- 
ment de  Madrid  de  sérieux  embarras,  peut-être  même  des  occasions 
de  crises  nouvelles. 

Quelle  est  au  vrai  la  situation  à  Madrid?  Depuis  deux  ans  qu'il  est 
au  gouvernement,  le  chef  du  cabinet  espagnol,  M.  Sagasta,  a  été  cer- 
tainement un  tacticien  plein  de  ressources  et  un  serviteur  utile  de  son 
pays.  Arrivé  au  pouvoir  dans  les  circonstances  les  plus  sombres,  au 
lendemain  de  la  mort  du  roi  Alphonse,  lorsque  l'Espagne  se  trouvait 
avec  un  héritier  de  la  couronne  qui  n'était  pas  encore  au  monde,  une 
princesse  étrangère  appelée  à  exercer  la  régence,  et  des  partis  ex- 
trêmes enhardis  à  profiter  d'une  si  douloureuse  crise,  il  a  joué  le  rôle 
d'un  conciliateur  habile.  Par  la  politique  libérale  qu'il  a  inaugurée,  il 
a  désarmé  jusqu'à  un  certain  point  les  révolutionnaires;  par  sa  fidé- 
lité à  la  monarchie,  il  a  rassuré  les  conservateurs  :  il  a  été  l'homme 
du  moment  et  il  a,  dans  tous  les  cas,  contribué  à  replacer  l'Espagne 
dans  des  conditions  infiniment  meilleures.  Malheureusement,  la  diffi- 
culté pour  lui  est  toujours  de  garder  l'équilibre  entre  des  partis  qu'il 
veut  rallier  ou  ménager,  de  suivre  un  programme  sans  soulever  de 
dangereuses  hostilités,  ou  même  sans  mettre  le  trouble  parmi  ses 
alliés  et  quelquefois  jusque  dans  sou  propre  ministère.  A  ce  jeu  de 
tactique,  le  président  du  conseil  a  souvent  réussi;  il  a  été  aussi  plus 
d'une  fois  près  d'échouer.  C'est  peut-être  là  qu'il  vu  est  aujourd'hui  ; 
il  va  avoir  dans  tous  les  cas  fort  à  faire.  M.  Sagasta  compte  toujours, 
sans  doute,  sur  sa  majorité,  qu'il  a  réunie  à  la  veille  de  l'ouverture  de 
la  session  et  qu'il  s'est  efforcé  de  rallier  par  son  habile  parole.  Il  est 
cependant  exposé  à  rencontrer  sur  son  chemin  de  sérieux  adver- 
saires. Les  conservateurs,  dirigés  par  M.  Canovas  del  Castillo,  ne  lui 


954  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

créeront  pas  de  difficultés  dans  toutes  les  affaires  où  l'ordre  public  est 
en  jeu,  ils  le  soutiendront,  comme  ils  l'ont  soutenu  jusqu'ici,  dans 
les  circonstances  essentielles;  mais  ils  sont  dès  ce  moment  disposés  à 
combattre  quelques-uns  des  projets  ministériels.  A  leur  tour,  les  ré- 
formistes, conduits  par  le  général  Lopez  Dominguez,  par  M.  Romero- 
Robledo,  menacent  le  cabinet  de  leur  hostilité.  Et  comme  les  ques- 
tions qui  divisent  les  esprits  ne  manquent  pas,  il  n'est  pas  impossible 
qu'un  jour  ou  l'autre,  sur  un  point  habilement  choisi,  l'opposition 
trouve  des  alliés  jusque  dans  le  camp  ministériel  lui-même.  C'est 
ce  qui  peut  arriver  à  l'occasion  des  réformes  militaires  dont  le 
ministre  de  la  guerre,  le  général  Cassola,  a  pris  l'initiative,  qui  soulè- 
vent de  vives  répugnances  dans  tous  les  partis,  qui  de  plus  feraient 
peser  une  lourde  charge  sur  les  finances  de  l'Espagne  déjà  assez  em- 
barrassées. C'est  ce  qui  peut  arriver  encore  à  l'occasion  d'une  propo- 
sition que  le  chef  du  parti  conservateur,  M.  Canovas  del  Castillo,  vient 
de  faire  pour  remédier  à  la  détresse  agricole  et  industrielle  du  pays, 
par  un  relèvement  de  tarifs  sur  les  céréales  étrangères.  C'est  ce  qui 
peut  se  produire  à  tout  moment  à  propos  des  désordres  administratifs 
de  Cuba  ou  de  Porto-Rico,  de  la  politique  un  peu  décousue  suivie  au 
Maroc,  des  interpellations  qui  vont  se  succéder  au  congrès.  Il  en  ré- 
sulte, au  début  de  cette  session  nouvelle,  une  situation  quelque  peu 
tendue,  tout  au  moins  assez  difficile,  où  la  monarchie  n'est  plus  en 
cause,  mais  où  le  ministère  de  M.  Sagasta  peut  être  emporté  à  l'im- 
proviste  par  une  bourrasque  d'opposition. 

Et  au-delà  de  l'Atlantique,  les  États-Unis  ont,  eux  aussi,  leur  saison 
politique  avec  la  réunion  de  leur  congrès,  avec  le  message  annuel  de 
leur  président.  La  grande  république  fait  ses  affaires  à  sa  manière, 
dans  les  conditions  qui  lui  sont  propres,  sans  s'inquiéter  de  ce  que 
font  les  autres,  de  ce  qu'on  pense  en  Europe.  Dans  la  libre  et  puis- 
sante vie  qu'elle  s'est  créée,  elle  a  assurément  ses  violences  et  ses 
incohérences  ;  elle  n'est  pas  à  l'abri  des  corruptions,  des  explosions 
anarchiques.  Elle  se  défend  quand  il  le  faut,  même  quelquefois  bru- 
talement. Il  n'y  a  que  quelques  jours,  sans  écouter  les  conseils  huma- 
nitaires de  nos  bons  radicaux  français,  les  républicains  américains 
n'ont  point  hésité  à  laisser  peser  la  lourde  main  de  la  justice  sur  les 
instigateurs  de  meurtre  de  Chicago,  sur  des  anarchistes  qui  avaient 
poussé  à  l'assassinat  de  quelques  policemen.  Les  Américains  donnent 
beaucoup  à  la  liberté,  à  l'initiative  individuelle;  ils  sont  d'autant 
plus  implacables  parfois  dans  leurs  répressions.  Ce  n'est  qu'un  inci- 
dent pour  une  nation  toujours  occupée  à  faire  énergiquement  et  gran- 
dement ses  affaires. 

Une  des  choses  les  plus  curieuses,  les  plus  instructives,  est  certai- 
nement l'histoire  financière  des  États-Unis  depuis  vingt  ans,  cette  his- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  955 

toire  sur  laquelle  le  dernier  message  du  président,  M.  Cleveland,  vient 
de  jeter  un  jour  nouveau.  Épuisée  par  une  guerre  sanglante  et  rui- 
neuse, accablée  sous  le  poids  d'une  dette  de  plus  de  15  milliards,  la 
république  américaine  ne  s'est  pas  dit  comme  d'autres  que  c'était  le 
moment  d'être  prodigue,  de  dépenser  et  de  dépenser  encore,  d'ajouter 
à  la  rançon  de  la  guerre  toute  sorte  de  dettes  nouvelles  de  fantaisie. 
Elle  n'a  eu,  au  contraire,  d'autre  préoccupation  que  de  se  libérer,  de 
dégager  ses  finances,  et  elle  n'a  reculé  devant  aucun  moyen.  A  défaut 
d'autres  impôts  possibles,  elle  s'est  hérissée  de  tarifs  douaniers,  qui 
n'avaient  rien  de  libéral,  il  faut  l'avouer,  mais  qui,  en  protégeant,  en 
surexcitant  la  production  nationale,  ont  procuré  d'un  autre  côté  au 
trésor  d'immenses  ressources  pour  l'amortissement  de  la  dette.  Les 
chefs  successifs  de  la  république  américaine  ne  se  sont  laissé  détour- 
ner par  rien  de  ce  grand  objet.  Ils  ont  réussi,  ils  ont  amorti  une 
grande  partie  de  la  dette  ;  on  paie  même  par  anticipation  des  obliga- 
tions de  l'état  dont  l'échéance  est  encore  lointaine.  Le  résultat  dépasse 
aujourd'hui  toutes  les  prévisions.  Le  dernier  message  de  M.  Cleveland 
constate  que  le  trésor  est  en  possession  d'excédens  qui  deviennent 
à  leur  tour  un  embarras,  une  cause  de  perturbation  économique,  et  il 
ne  voit  d'autre  remède  que  de  procéder  à  une  large  revision  de  ta- 
rifs, de  décharger  l'état  d'un  excès  de  richesse.  Voilà  un  phénomène 
étrange,  fait  pour  donner  à  réfléchir  à  ceux  qui  n'ont  eu  d'autre  poli- 
tique financière  que  d'abuser  du  crédit  et  de  préparer  des  déficits. 
Que  penseront  de  plus  nos  radicaux  d'un  président  qui,  en  recevant, 
il  y  a  quelques  jours,  les  délégués  de  l'union  évangélique  de  New- 
York,  a  pu  dire  que  «  chercher  à  développer  l'enseignement  religieux, 
c'était  contribuer  grandement  au  progrès  des  institutions  améri- 
caines ?  »  C'est  à  ne  plus  s'y  reconnaître  pour  nos  républicains  fran- 
çais! C'est  pourtant  avec  tout  cela,  avec  le  respect  des  forces  reli- 
gieuses comme  avec  la  prévoyance  financière,  que  la  république 
américaine  n'a  cessé  de  grandir,  qu'elle  est  sortie  victorieuse  de  toutes 
ses  crises. 


Cb.  de  Mazadi! 


956  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE, 


Il  était  difficile,  à  la  fin  du  mois  dernier,  de  dire  comment  allait 
finir  la  crise  présidentielle.  La  rue  commençait  à  s'agiter  ;  des  me- 
naces d'insurrection  étaient  dans  l'air;  la  guerre  civile  était  prêchée 
hautement  dans  les  meetings  anarchistes,  et  elle  allait  être  prépa- 
rée au  conseil  municipal.  Le  marché  financier,  au  milieu  de  cette 
tourmente,  ne  s'est  pas  départi  du  plus  grand  calme.  La  hausse  des 
fonds  publics,  qui  venait  de  se  produire  au  lendemain  de  la  clôture 
des  opérations  relatives  à  la  conversion  du  k  1/2,  se  maintenait  intacte 
en  liquidation;  le  3  pour  100  ne  perdait  que  12  centimes  (81.85)  sur 
le  cours  de  compensation  du  31  octobre. 

Cette  liquidation,  qui  aurait  pu  être  si  laborieuse,  a  été  au  contraire 
étrangement  facile.  Reports  modérés,  capitaux  abondans,  prix  rému- 
nérateurs pour  la  spéculation  haussière,  tels  en  ont  été  les  traits  sail- 
lans;  on  eût  dit  que  rien  ne  s'était  passé  en  politique  qui  pût  porter 
atteinte  aux  affaires  et  au  crédit. 

L'amélioration  des  cours  s'est  accentuée  aussitôt  après  la  liquida- 
tion, et  l'élection  de  M.  Sadi  Garnot  à  la  présidence  de  la  république  a 
été  accueillie  comme  un  événement  tout  naturel  ;  il  ne  semblait  pas 
qu'une  autre  solution  eût  jamais  paru  possible.  Le  3  pour  100  a  été 
porté  à  82.70.  S'il  s'est  ensuite  maintenu  à  peu  près  immobile  à  ce 
cours,  sans  franchir  immédiatement  une  nouvelle  étape,  ce  n'est  pas 
parce  que  de  nouveaux  motifs  d'inquiétude  ont  surgi  dans  l'intervalle, 
c'est  parce  que  la  hausse  réalisée  provoquait  nécessairement  des  réa- 
lisations de  bénéfices,  et  que  tout  changement  de  cours  quelque  peu 
brusque  est  suivi  d'un  temps  d'arrêt  nécessaire  pour  la  consolidation, 
même  lorsque  tout  au  dehors  paraît  favoriser  la  fermeté  du  marché. 

Or,  depuis  l'élection  de  M.  Sadi  Garnot,  on  a  eu  la  très  courte,  mais 
très  vive  alerte  causée  sur  les  places  allemandes  par  la  dénonciation 
de  certaines  concentrations  de  troupes  russes  en  Pologne,  et,  de 
plus  la  crise  présidentielle,  une  fois  résolue,  a  laissé  subsister  une 
crise  ministérielle  d'un  singulier  caractère,  qui  n'a  été  close  que  dans 
la  matinée  du  13,  par  la  publication  dans  le  Journal  officiel  des  noms 
des  membres  composant  le  nouveau  cabinet. 

Les  articles  alarmans  des  journaux  d'Allemagne  et  d'Autriche  ont  à 
peine  fait  perdre  à  noa  rentes  0  fr.  10  ou  0  fr.  15  pendant  deux  jours, 


RETLE.    —    CUROMQLE.  P57 

et  la  Bourse  a  patiemment  attendu  que  M.  Sadi  Carnot  eût  réussi  à 
trouver  une  première  combinaison  ministérielle.  En  fin  de  compte,  le 
monde  financier,  sans  se  laisser  dominer  par  le  moindre  sentiment 
d'appréhension  touchant  le  maintien  de  la  paix  au  dehors  et  l'apai- 
sement des  difficultés  politiques  à  l'intérieur,  est  resté,  à  travers  tontes 
les  péripéties  d'une  crise  longue  et  sérieuse,  fidèle  à  sa  conviction  que 
l'année  1887  ne  devait  pas  s'achever  sans  un  commencement  de  reprise 
des  affaires. 

Rien  n'est  plus  heureux,  au  point  de  vue  de  cette  reprise  des  affaires 
qui  s'annonce,  que  cette  disposition  de. la  Bourse  à  l'optimisme  quand 
même,  disposition  faite  à  la  fois  d'indifférence  sceptique  et  de  con- 
fiance raisonnée.  D'une  part,  les  petits  capitalistes,  porteurs  d'in- 
scriptions de  rentes  ou  d'obligations  des  chemins  de  fer,  du  Crédit 
foncier  et  de  bonnes  valeurs  industrielles,  ont  pris  l'habitude  des 
crises  ministérielles  au  dedans  et  des  menaces  de  guerre  au  dehors. 
Ils  ont  constamment  vu  les  premières  se  dénouer  paisiblement  et  les 
secondes  se  dissiper  sous  l'action  de  l'immense  désir  et  de  l'universel 
besoin  de  paix,  communs  à  tous  les  peuples  de  l'Europe.  Ils  sont  donc 
devenus  réfractaires  à  l'inquiétude,  laissent  passer  sans  s'émouvoir 
les  bourrasques  passagères,  et  ne  jettent  plus  comme  jadis,  à  la 
moindre  alerte,  leurs  titres  sur  le  marché. 

D'un  autre  côté,  la  petite  spéculation  a  pour  ainsi  dire  complète- 
ment disparu  depuis  le  krach,  et  le  marché,  aujourd'hui,  est  dirigé 
par  quelques  puissantes  maisons  de  banque  ou  institutions  de  crédit 
qui  disposent  des  capitaux  et  du  temps,  savent  toujours  rester  maî- 
tresses du  terrain  où  elles  manœuvrent,  et,  n'opérant  jamais  au  jour 
le  jour,  continuent  au  lendemain  des  crises,  sans  s'être  laissé  dé- 
tourner de  leurs  desseins,  les  opérations  momentanément  suspen- 
dues. 

Le  monde  des  banquiers  et  des  capitalistes  a  donc  bravement  pris 
son  parti,  non  de  se  désintéresser  absolument  des  péripéties  de  la  po- 
litique intérieure,  mais  de  ne  plus  les  suivre  timidement,  de  les  tenir 
hors  de  leurs  calculs,  de  soustraire  à  leur  influence  le  terrain  des 
affaires.  Aussi  la  période  du  1"  octobre  au  15  décembre  a-t-elle  été 
pour  un  assez  grand  nombre  de  valeurs  une  période  de  hausse  consi- 
dérable. La  part  de  la  spéculation  a  été  naturellement  prépondérante 
dans  ce  mouvement,  mais  elle  y  est  intervenue  à  son  heure,  après  ré- 
flexion, et  sur  des  données  sérieuses. 

Dans  ce  grand  déplacement  de  cours  auquel  nous  venons  d'as?ister 
depuis  deux  mois,  les  actions  de  mines  ont  tenu  le  premier  rang.  On 
a  commencé  par  les  titres  de  mines  diamantifères  de  l'Afrique  méri- 
dionale. Des  actions  qui,  il  y  a  un  an  ou  deux,  valaient  à  peine  400  fr., 
ont  été  portées  jusqu'à  1,200  francs.  Des  fusions  entre  compagnies 
eut  donné  l'élan  à  toute  la  liste.  Les  actions  Koulina,  admises  récem- 


968  iiliVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ment  à  la  cote  officielle,  s'y  négocient  à  500,  après  être  parties  de  250 
il  y  a  quelques  semaines.  De  250  également,  les  Bulfontein  ont  atteint 
490  francs. 

Sont  venus  ensuite  les  titres  des  mines  de  cuivre.  Le  métal,  qui  va- 
lait 40  livres  sterling  la  tonne  il  y  a  peu  de  temps,  a  monté  à  Londres 
jusqu'à  75  livres,  en  brûlant  toutes  les  étapes.  L'action  de  Rio-Tinto  a 
monté  parallèlement  de  180  francs  à  480  francs,  suivie  de  titres  dont 
on  avait  presque  oublié  l'existence,  comme  le  Domingo,  qui  vaut  au- 
jourd'hui 350,  et  leTharsis,  qui  de  80  fin  septembre  a  été  porté  à  166. 

La  Société  industrielle  des  métaux  ne  pouvait  que  s'associer  à  une 
si  vive  reprise  ;  de  485  la  voici  élevée  à  800  francs.  Les  actions  d'Agui- 
las  (plomb  argentifère)  valaient  37  fin  septembre;  on  les  cote  main- 
tenant 92.  Le  Vigsnaes  (mine  de  cuivre  de  la  Scandinavie),  oublié  il  y 
a  deux  mois  à  82,  monte  en  une  journée  de  100  francs,  et  vaut  actuel- 
lement 230.  Le  Malfidano  (zinc)  n'a  gagné  que  30  francs  de  995  à 
1,025,  mais  la  Vieille-Montagne  (mine  de  zinc  également)  s'est  éle- 
vée de  200  à  260.  De  même  certaines  mines  d'argent  :  le  Laurium  est 
à  550  après  480,  le  Lexington  à  90  après  50  ;  et  des  mines  d'or,  comme 
l'Uruguay,  150  après  80;  le  Golden-River,  490  après  195;  le  Callao,  160 
après  90  francs. 

Les  autres  valeurs  ont  eu  leur  part  de  hausse,  actions  de  banques,  de 
chemins  de  fer,  d'entreprises  industrielles  diverses.  Du  10  novembre 
au  13  décembre,  la  Banque  de  France  a  gagné  100  francs,  la  Banque 
de  Paris  16,  le  Crédit  foncier  40,  le  Crédit  lyonnais  13,  le  Mobilier  14 
la  Banque  du  Mexique  15,  la  Banque  ottomane  12. 

Sur  le  Suez,  100  francs  de  reprise;  sur  le  Panama,  90.  La  spécu- 
lation haussière  poursuit  partout  le  découvert  formé  sur  primes  de- 
puis plusieurs  mois.  Forte  reprise  également  sur  le  Gaz  de  1,305  à 
1,347  francs.  Le  Lyon  gagne  15  francs  à  1,255,  le  Midi  7  à  1,171,  le 
Nord  26  à  1,566,  l'Orléans  15  à  1,315.  Les  Chemins  étrangers  n'ont  pas 
été  aussi  favorisés.  Ceux  d'Autriche  n'ont  guère  varié,  ceux  d'Espagne 
ont  assez  vivement  baissé  et  ont  repris  quelque  peu  dans  les  der- 
niers jours.  Les  Omnibus,  les  Voitures,  les  Docks,  les  Transatlanti- 
ques, presque  tous  les  titres  industriels  de  bonne  réputation,  sont  re- 
cherchés comme  placement. 

Sur  le  marché  des  obligations,  un  fait  intéressant  et  caractéristique  : 
les  titres,  jouissance  juillet,  du  Lyon,  du  Midi,  du  Nord,  de  l'Orléans 
et  de  l'Ouest,  sont  tous  au-dessus  de  400  francs  (410  le  Nord,  405  le 
Midi  et  l'Orléans).  Les  autres,  jouissance  octobre,  se  tiennent  à  398 
ou  399.  L'obligation  Nord  de  l'Espagne  atteint  381 ,  celle  du  Saragosse 
360,  celle  des  Autrichiens  404. 


Le  directeur-gérant  :  C.  BuLOa. 


TABLE     DES    MATIÈRES 


DD 


QUATRE-VINGT-QUATRIÉ3IE  VOLDME 


TROISIÈME    PÉRIODE.     —    LVII»    ANNÉE. 


NOVEMBRE.  —  DÉCEMBRE  1887. 


Livraison  du  1"  Novembre. 
Thérésine,  deuxième  partie,  par  M.  Albkkt  DELPIT 5 

LUTTB   ENTRE  LA   RELIGION  ET  LA  PHILOSOPHIE   AU  TEMPS   DE   SoCRATE,  par  I\I.  VlCïOR 

DURUY,  de  l'Académie  française ii 

SotVEMRS  DIPLOMATIQUES.  —  LA  PrCSSE  ET  SON  ROI  PENDANT  LA  GUERRE  DE  CRI- 
MÉE. —  I.  —  L'Allemagne  et  les  complications  orientales,  Olmutz,  les 
Débuts  de  M.   de   Bismarck,   le    roi   Frédéric-Guillaume   IV,   par  M.   G. 

ROTHAN 7-2 

Les  Héros  du  Grand-Port,  par  M.  le  vice-amiral  Jurien  de  LA  GRAVJÈRE,  de 

l'Académie  des  Sciences jOl 

Le  Socialisme  d'état  dans  l'empire  allemand.  —  L  —  Programmes  socialistes 

ET  statistique  PROFESSIONNELLE,  par  M.  Charles  GRAD,  député  au  Reichstag.       124 

La  Vie  de  Charles  Darwin,  par  M.  Henry  de  VAPiIGNY ICI 

Le  Jugement  d'un  nègre  sur  la  race  nègre,  par  M.  G.  VALBERT  ......      201 

Revue  littéraire.  —  Le  Code  civil  et  le  théâtre,  a  propos  d'un  livre  récent, 

par  M.  F.  BRUNEÏIÈRE 214 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  poutiqub  et  littéraire 226 

Le  Mouvement  financier  de  la  quinzaine ' 237 

Livraison  du  15  Novembre. 

Études  diplomatiques.  —  La  Seconde  lutte  de  Frédéric  II  et  de  Marie- 
Thérèse.  —  IX.  —  Campagne  de  Frédéric  en  Saxe  et  Prise  de  Dresde, 
par  M.  le  duc  de  BROGLIE,  de  l'Académie  française 241 

Thérésine,  troisième  partie,  par  M.  Albert  DELPIT 27.5 

La  Philosophie  et  les  Sciences,  par  M.  BARTHÉLEMY-SALM  lULAliiE,  de 

de  l'Institut  de  France 310 

L'Expédition  du  Tage,  par  M.  le  vice-amiral  Jurien  de  LA  GRAVIÈRE,  de 
l'Académie  des  Sciences 347 


^~' 


9fi0  REVDE   DES   DEDX   MONDES. 


Le  Plat  db  Taillac.  —  Sodvenirs  db  l'Agenais,  par  M.  Th.  BENTZON.   .  .       387 
Poésie.  —  A  une  Pièce  d'or,  par  M.  François  COPPÉE,  de  l'Académie  fran- 
çaise        438 

Revue  mustcale.   —  Théâtre  db  l'Opéra  :   le   Centenaire  de  Don  Juan,  la 

Cinq-centième  beprésentation  db  Faust,  par  M.  Camille  BELLAIGUE.   .  .      443 

Revue  dramatique.  —  Sœur  Pliilomène  et  l'Abbé  Constantin  ai   Tiirarr,  pnr 

M.  Louis  GANDERAX 454 

CaROMQUB    DB    LA    QUINZAINE,    HISTOIRE   POLITIQUE    Kl     LinÉr.AIRE 465 

Lb  Mouvement  financier  db  la  quinzaine 477 

Livraison  du  l"  Décembre. 

Cbaryede  et  Scylla.  Provep.bf,  par  M.Ociavr  FEUILLET,  de  l'Académie  fran- 
çaise   481 

Études  diplomatiques.  —  La  Seconde  lutte  de  Frédéric  II  et  de  Marie- 
Thérèse.  —  X.  —  Derniers   incidens  et  Fin  de  l-.   m  ;r  .    pir    V..  le  duc 

DE  BUOGLIE,  de  l'Académie  française 505 

TnÉRÉsiNE,  dernière  partie,  par  M.  Albert  DELPIT .^34 

La  Question  homérique,  par  M.  George  PERROT,  de  l'Institut  de  France.   .  577 

Le  Duc  de  Richelieu  en  Russie  et  en  France,  par  M.  Alfred  RAMBAUD.   .   .  618 
La  Protection  légale  de  l'honneur,   par  M.  Emile  BEAUSSIRE,  de  l'Institut 

de  France 663 

Le  Politique  et  le  Politicien,  par  M.  G.  VALBERT 681 

Revue  littéraire.  —  Théophile  Gautier,  par  M.  F.  BRUNETFÈP.E       ....  693 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  i.iti  éraire 705 

Lb  Mouvement  financier  de  la  quinzaine ....  717 

Livraison  du  15  Décembre. 

Amour  d'automne,  première   partie,  par  M.  André  THEURIET 721 

La  Conquête  de  l'Algérie.  —  Le  Gouvernement  du  général  Bugeaud.  —  I.  — 
L'Offensive  contre  Abd-El-Kader,  Occupation  de  Mascara,  par  M.  Camille 
ROUSSET,  de  l'Académie  française 763 

Le  Combat  contre  le  vice.  —  La  Répression.  —  I.  —  Les  Lieux  db  détention 
piiovisoiRE,  LE  Vag'B  /ndagk  iT  LA  i^IiiNDiciTÉ,  par  M.  le  comte  d'HAUSSON- 
VILLR 793 

La  Jeunesse   de    Lavoisifr,   d'aphès    des   documens   inédits,   par    M.    Edouard 

GRIMAUX 826 

Souvenirs  diplomatiques.  —  La  Prusse  et  son  roi  pendant  la  guerre  de  Cri- 
mée. —  n.  —  Les  Cours  allemandes  pendant  la  guerre,  Napoléon  III  et 
l'Armée  de  Crimée,  L'Autriche  et  la  Russie,  par  M.  G.  ROTHAN 853 

Un  Problème  de  morale   et  d'histoire.  —  Les   Borgia.  —  I.   —   Les  Débuts 

d'Alexandre  VI,  par  M.  Emile  GEBHART 890 

Revue  dramatique.  —  La  Souris  de  M.  Edouard  Pailleron  a  la  Comédie- 
Française,  la  Tosca  de  M.  Vicr(iRiE\  Sardou  a  la  l'O'.TE-SAiNr-MARrix,  par 
M.  Louis  GANDERAX 920 

Les  Livres  d'étrennes 933 

Chronique  db  la  quinzaine,  histoirb  politique  et  littéraire 945 

Lb  Mouvement  financier  de   la  quinzaine 956 

Paria.  —  Maison  Qunntia,  7,  rue  Saiut-btuoit. 


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