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REVUE
DES
DEUX MONDES
LVII* ANNÉE — TROISIÈME PÉRIODE
TOME LXXXIV. — 1" NOVEMBRE 1887.
Paris,— Maison Quantin, 7, rue Saînt-Bonoît.
REVUE
DES
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DEUX MONDES
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LVIP ANNÉE — TROISIÈME PERIODE
ÎOIE QUATEE-VINGT-QUATEIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE DE l'université, 'i5
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T H É R É s I N E
DEUXIEME PARTIE ( 1 ).
VII.
Phineas et Thérèse étaient mariés depuis quatre mois, quand un
matin le courrier entra, la sacoche alourdie par des livres et des
journaux, dans la grande vérandah de la Maison-Rouge. La jeune
femme lisait, assise sous un palmier, pendant que Nathaniel et le
créole jouaient paisiblement aux cartes. Elle se leva, jetant un
regard indifférent sur l'espèce d'outre énorme qui gisait au milieu
de la table. Phineas n'envoyait que deux fois par mois à Vermillion-
Ville. Que lui importaient les nouvelles du monde entier, à lui, si
heureux et si paisible au fond de son désert? Ses correspondans
de la iSouvelle-Orléans se chargeaient d'expédier dans tous les
coins du monde le coton de la Maison-Rouge, et communiquaient
avec lui par le télégraphe. Depuis longtemps un fil reliait l'habita-
tion à Vermillion-Ville. De là une grande indifférence chez les hôtes
de la plantation ; on n'attendait pas de lettres, et on n'en espérait
pas. Tout au plus en venait-il de temps en temps quelques-unes
qui méritaient une réponse pressée.
Cependant, Thérèse s'approchait de la table,. et jouait négligem-
ment avec les flots de papier qui jaillissaient de la sacoche ouverte.
(1) Voyez la Revue du 15 octobre.
6 REVDE DES DEUX MONDES.
Une enveloppe carrée, assez large, portant le timbre de la répu-
blique française, attira son attention.
— Phineas, une lettre de Paris pour vous, dit-elle.
Le créole, étonné, posa ses cartes.
— De Paris ? Eh I qui peut m'aimer assez pour se souvenir en-
core de moi après une absence de cinq ans ?
Il tournait et retournait l'enveloppe entre ses doigts.
— N'avez-vous pas laissé des amis derrière vous? demanda-t-elle
en souriant.
Il répliqua d'une voix un peu triste :
— Des amis, quand on est loin? quelle plaisanterie! Il est un de
mes camarades d'enfance dont j'espérais mieux, pourtant. Nous nous
étions retrouvés avec bonheur. Sa vue évoquait pour moi tous les
souvenirs charmans d'autrefois... Ah! le beau temps, le bon
temps!..
Phineas but une large gorgée de wiskej^, et se mettant à rire :
— Ma parole, Nathaniel, c'est toi qui m'as corrompu. Je deviens
sentimental, maintenant. Ayez l'obligeance de me donner cette lettre,
ma chère Thérèse.
Et après avoir jeté un regard sur l'enveloppe, il eut un cri de
surprise et de plaisir:
— De Robert! Et moi qui l'accusais!.. Cher Robert! la dernière
fois que je l'ai vu, c'était à Draguignan : nous avions dîné ensemble
à Cannes...
Il disait cela sans arrière-pensée, sans même se douter qu'il pou-
vait meurtrir la jeune femme. Elle pâlit, échangeant un regard
attristé avec Nalhaniel. Il l'avait comprise, lui qui savait les hontes
cachées en cette âme endolorie.
Le aipitaine Clavière à Phineas Dawitt.
« Paris, 15 octobre 1881.
« Tu vas être bien étonné, mon cher ami. Un jour tu m'as invité
à l'aller voir, et je souriais, et je haussais les épaules, en te di-
sant : « Est-ce qu'un officier a jamais trois mois de liberté? » L'in-
vraiseml)lable est devenu ^Tai, et ce qui me paraissait impossible
me semble naturel. Dans un mois, tu me verras arrivera la Maison-
Rouge! J'entends d'ici le cri d'étonnement que tu pousseras!..
Tn sais quelle tendresse profonde j'ai pour mon frère Hya-
cinthe. Il a été tout pour moi, pour moi qui sans lui aurais vécu
seul et abandonné. J'espérais ne plus le quitter : hélas! n'a-t-il pas
THERESINE. 7
souffert mille inorls quand il évangélisait les Chinois de la Corée
Mais je m'apercevais avec terreur que l'inaction pesait à son cœur
ardent, épris de luttes passionnées. Le vicaire-général du cardinal-
archevêque de T... regrettait les épreuves subies par l'obscur mis-
sionnaire.
« L'an dernier, l'abbé se rendit à Rome ; il vit le saint-père, qui
lui offrit un évêché en France. Tu connais sa modestie et son peu
d'ambition : un évêché! Aurait-il assez de forces physiques pour
diriger ses ouailles, pour s'occuper des finances, de l'administra-
tion d'un grand diocèse? 11 y a quelques mois, mon frère reçut de
Rome non plus une offre, mais un ordre. Tu sais, — ou plutôt tu
ne sais pas, sans doute, — que, vers 1850, un courageux prélat,
Më'' Odin, fonda une mission au Texas, pas bien loin de chez toi.
En ce temps-là, il s'agissait de convertir les Indiens, qui préféraient,
en général, le scalpe des prêtres à leur parole. Depuis, ces pauvres
diables (c'est des Indiens que je parle !) ont été si bien pourchassés
vers le Nord qu'il n'en reste plus à catéchiser. Mais les desservans
sont peu nombreux dans les vastes solitudes du Texas, à ce point
que le saint-père est obligé de recruter un clergé spécial pour ces
pays perdus.
« Ah ! si tu entendais raconter à mon frère tout ce que font ces
braves gens! Un soldat s'y connaît, en courage, vois-tu : eh bien! je
n'admire rien plus que l'héroïsme et le dévoûment de ces prêtres.
Ils abandonnent gaîment leur patrie et leur famille pour se vouer à
toutes les souffrances et à toutes les pauvretés. Je ne voudrais pas
te prêter à rire : un païen de ta sorte est peu disposé à se sentir
ému par des récits de missionnaires, et le plus simple est de m'ar-
rêter. Sache donc que, l'évêque de Galveston étant mort, le pape a
ordonné à Hyacinthe d'accepter la mitre. Une envie folle m'a pris :
celle de l'accompagner, de passer quelques semaines avec lui dans
ces terres lointaines. Sais-je à présent quand il reviendra en France?
La vie est si courte et les hasards si cruels ! J'ai senti mon cœur se
serrer à l'idée que je ne verrais peut-être plus jamais celui qui a
bercé mon enfance et m'a fait homme. Et puis, on perd moins les
absens qu'on aime quand la pensée peut continuer de les suivre
dans un milieu familier.
« Galveston ! Mon imagination évoque une cité posée au bout d'un
continent américain, une ville chaude, aux baraques en plâtre, aux
habitans bariolés. Et je voudrais tant connaître la contrée où
vivra mon frère, la maison où il logera, les paysages qu'il verra
se dérouler devant lui! Le souvenir ne se compose pas seulement
de faits précis qui restent gravés dans la mémoire, mais aussi de
mille choses impalpables éparses dans le cœur et dans l'esprit comme
8 REVUE DES DEUX MONDES.
une poussière délicate : et le meilleur de notre existence en est
parfumé, car ce sont les reliques précieuses de nos plus vraies
tendresses.
« C'est pour le coup que Jacques me traiterait dédaigneusement de
poète ! A propos de ce gentilhomme, je voudrais te donner sur lui
des renseignemens exacts ; mais je ne l'ai pas vu depuis dix-huit
mois. Le malheureux ne quitte plus Monte-Carlo, et je crains bien
qu'il n'ait achevé de manger les bribes de son patrimoine. En ces
derniers temps, il vivait avec une actrice qui, me dit-on, vient de
mourir à Cannes. J'entends parler de lui, de temps à autre, par ses
camarades du cercle. Ils hochent la tête d'un air mécontent, et l'un
d'eux me dira, quelque jour, avec la pitié vaguement dédaigneuse
du Parisien indifférent : « Encore un homme à la mer! »
« Je reviens à mon voyage. Nous partirons dans une quinzaine
de jours. Oh! ne t'inquiète pas! Pendant la journée trop courte
que tu as passée à Draguignan, tu m'as donné tous les détails né-
cessaires, et je n'en ai oublié aucun. Je te préviendrai dès que nous
serons à la Nouvelle-Orléans, où Hyacinthe a besoin de rester quel-
ques jours. Quelle joie de te revoir ! L'amour est une belle chose ;
je crois que l'amitié vaut mieux encore. Elle ne connaît pas les
longs oublis et les lâches trahisons.
« Mille souvenirs de ton vieux camarade,
« Robert Clavière. »
VIIT.
Le dîner s'achevait. Somptueusement servie, la table, couverte
de fleurs éclatantes et de fruits rares, étincelait sous le reflet d'or
des lampes. Assis à la droite de Thérèse, M^^" Hyacinthe racontait
un épisode de sa mission en Corée. L'évêque parlait avec une sim-
plicité poignante des dangers courus, des souffrances acceptées. Le
charme d'une éloquence inspirée par le cœur est si grand que
l'émotion saisissait tous les convives : même Nathaniel, pour qui
la foi religieuse ne représentait cependant qu'un amas de supersti-
tions obscures. La jeune femme écoutait avec l'ardeur de sa nature
passionnée, et regardait de ses grands yeux intelligens la belle
figure du prélat.
Il incarnait bien pour elle l'idée qu'elle avait de l'évêque, du
chef de troupeau, du conducteur d'âmes. A quarante-cinq ans,
Me' Hyacinthe paraissait plus jeune de dix années. Ses cheveux fins
et grisonnans, déjà rares, encadraient une figure maigre et pâle.
Le missionnaire est resté le dernier chevalier d'une époque réaliste
THERESINE. 9
qui a voulu abdiquer tout esprit de chevalerie. Gomme ses frères,
M-"" Hyacinthe avait connu la faim qui tord les entrailles, la soif
qui consume le palais, la fièvre qui dévore les os. Attaché à un
arbre par des bandits coréens, il avait reçu cent coups de bâton
sur les reins : à deux cents on meurt. Sans l'apparition de trente
soldats, appartenant à la garde du roi, il connaissait le martyre
avant sa trentième année. S'obstinant à séjourner dans ce pays
fermé à l'Europe, il avait converti au christianisme plusieurs mil-
liers de bouddhistes. Le prélat était grand, d'une minceur à la fois
nerveuse et robuste. On sentait que les privations et les épreuves
avaient trempé le corps au lieu de l'user. Les yeux, larges, bril-
lans comme des escarboucles, éclairaient la physionomie ardente. Le
front était très haut, très large, un front de penseur et de savant ; il
formait un contraste étrange avec l'aspect général de cet homme, qui
tenait plus du soldat que du prêtre. Ainsi que tous les missionnaires,
Ms'^ Hyacinthe ne se rasait pas; il portait une moustache longue
et fine : restée noire, comme la barbe taillée en pointe, elle donnait
au prélat une vague ressemblance avec le cardinal de Joyeuse.
Les deux frères étaient arrivés le matin à la Maison-Rouge. A
Vermillion-Yille, Phineas les attendait pour les entraîner à travers
les merveilles de ce pays enchanté. Et tout aussitôt les natures
diverses du capitaine et de l'évêque se révélaient par la dilïérence
des questions posées, par l'intérêt que prenait celui-ci aux hommes
et celui-là aux choses. Mélancolique! et rêveur, Robert se passion-
nait pour les splendeurs du paysage, pour l'exubérance de cette
terre puissante, pour la transparence des ciels lumineux et profonds.
Il ne se lassait pas de contempler ces arbres aux verdures criantes,
ces fleurs aux reflets étincelans, luisantes sous le soleil comme du
satin à la fois éclatant et doux.
L'évêque regardait vaguement et ne disait rien. Il voyait surtout
en dedans de lui-même et des autres. Sa foi robuste, que n'avait
jamais entamée une discussion entre sa raison et sa croyance, ad-
mirait également toute la création, parce qu'elle venait tout entière
du Créateur. Il s'occupait plus des hommes que du cadre où ils se
mouvaient. L'émancipation élevait-elle le niveau d'intelligence chez
les nègres? Restait-il encore trace des superstitions jadis propagées
par le voisinage des Indiens? Et un éclair s'allumait dans ses yeux
noirs pendant que Phineas lui expliquait pourquoi l'on ne disait la
messe à la Maison-Rouge que trois ou quatre fois par an.
Et pendant ce temps, inquiète, nerveuse, troublée, Thérèse redou-
tait la venue de ses hôtes. Dès la lecture de la lettre de Robert, un
frisson l'avait prise. Le mariage, en calmant ses remords immédiats,
ne détruisait pas le passé. Le spectre lui apparaissait toujours, cruel-
10 REVUE DES DEUX MONDES,
lement obstiné, évoquant le souvenir des ignominies d'autrefois.
Sans doute, elle n'était plus dans une situation fausse et rentrait
dans la règle ordinau'e de la vie; mais sa conscience y trouvait
l'allégement et non l'oubli. Thérèse sentait vaguement qu'il ne
suffisait pas de se repentir pour expier. Elle aurait voulu accomplir
des actions pénibles et courageuses, se dévouer à quelque entre-
prise ardue, user le trop-plein de son cœur purifié et de sa foi
recréée. Nathaniel s'efforçait de ramener le calme dans cette âme
troublée.
— Vous n'avez pas le sens commun, ma chère enfant. Il faut
cependant être logique! Quand j'ai entrepris votre instruction, je
ne vous ai, certes, inculqué aucune idée religieuse. Ces idées-là
sont nées spontanément chez vous. Ou vous croyez ou vous ne
croyez pas. Si vous croyez, vous devez admettre que le repentir
efface la faute. Sortez de là si vous pouvez I
- D'ailleurs, elle s'accoutumait vite à sa nouvelle existence. Elle
voyait Phineas parfaitement heureux. De quoi se serait inquiété le
créole? Devenue compagne légitime, Thérésine restait sa maîtresse.
Lui qui ne discutait pas ses sensations, il ne songeait pas à s'éton-
ner de ce bizarre mélange : une âme de vierge dans un corps vo-
luptueux.
— Eh bien! lui disait-il quinze jours après leur mariage, se-
ras-tu heureuse, à présent? Et quand on pense que j'ai failli te
laisser partir ! Je peux te l'avouer aujourd'hui : j'ai durement dis-
cuté avec moi-même avant de me décider. Ce que c'est que l'em-
pire d'un préjugé ! Nous vivons seuls, retirés de tout. Qu'importe
le passé !
Les paroles amoureuses de Phineas achevèrent ce qu'avaient
commencé les raisonnemens de Béryot. La gaîté de Thérèse renais-
sait lentement. La vie calme des premières années rajeunissait
l'habitation. La jeune femme partageait avec son mari et Nathaniel
l'administration de l'immense domaine. Tous les trois goûtaient
leur bonheur tranquille, quand brusquement était arrivée la lettre
du capitaine.
La situation changeait. Phineas et Thérèse n'étaient plus seuls
en face l'un de l'autre, n'ayant que Nathaniel comme témoin de
leur bonheur, c'est-à-dire un confident sûr et un ami fraternel.
Des étrangers venaient se mêler à leur vie. Et quels étrangers?
Un camarade d'enfance de Dawitt et un évêque. En parlant de
Cannes, le créole avait remué dans le cœur de Thérésine tous les
souvenirs douloureux. Elle laissa son mari s'occuper avec Béryot
de l'accueil qu'il convenait de faire à leurs hôtes et se retira de
bonne heure, songeuse et préoccupée. Rentrée dans sa chambre,
THÉRÉSINE. 11
la fenêtre ouverte, elle regardait vaguement les tulipiers gigan-
tesques, où voletaient des oiseaux-chats, des pluviers et des coqs
à fraise, alourdis de sommeil. Il montait de la plaine un murmure
alangui, presque indéfinissable, qui ressemblait à des soupirs vo-
luptueux. De grands ichneumons sautaient sur les branches ; le ciel,
d'une teinte uniforme de bleu indigo, avait des langueurs infinies,
et semblait regarder en souriant les amours terrestres par les yeux
d'argent des immobiles étoiles. Les arbres, les oiseaux, les plantes
et les fleurs avaient l'air de frissonner sous les caresses d'un uni-
versel baiser; et, de temps à autre, les flamans roses, accroupis
le long des fossés remplis d'eau claire, jetaient un cri vague de
plaisir.
Thérèse se laissait gagner par les lentes ivresses de la nature.
Soudain deux bras enlacèrent sa taille fine. Elle s'abandonnait, fer-
mant les yeux sous le baiser de son mari. Et maintenant il se tenait
à genoux devant elle, regardant le visage de la jeime femme baigné
par les molles clartés de la lune.
— Tu es adorable, murmura-t-il.
Et puis, gaîment :
— Robert sera bien étonné de me trouver maître et possesseur
d'une femme légitime ! Moi qui affirmais si gravement naguère que
le mariage n'était pas dans mes principes I
En entendant le norn du capitaine, elle fronça légèrement le
sourcil.
— S'il peut soupçonner,., murmura-t-elle. Oh! j'en mourrais de
honte !
— Tu es une enfant ! Que veux -tu que Robert soupçonne? iN'es-tu
pas la pins belle et la plus accomplie des femmes?
Il n'ajoutait pas que personne, en dehors de Nathaniel, ne con-
naissait leur secret. Pour les nègres qui peuplaient la Maison-Rouge,
depuis cinq ans Thérèse était l'épouse. Le mariage n'avait rien
changé dans la façon de vivre des deux amans. Peut-être Phineas
témoignait-il à la jeune femme plus de déférence dans l'intimité,
la traitant comme une fille bien née dont la destinée serait associée
à la sienne. Elle se dégagea des bras de son mari.
— Asseyez-vous, mon ami, et causons, dit-elle.
— Méchante, qui veut causer quand je l'embrasse î
Elle restait débout devant lui, le regardant de ses yeux clairs.
— Vous m'avez vue toute bouleversée par l'arrivée de vos amis.
C'est que les conditions de notre existence commune se trouvent
subitement modifiées. Quand vous m'avez épousée, vous croyiez
que nous ne quitterions jamais la Maison-Rouge, que personne
n'en troublerait la solitude. Soyez franc: vivant en Europe, m'au-
riez-vous prise pour femme ?
12 REVUE DES DEUX MONDES.
La question était nette; il y répondit nettement :
— Oui!
Et, comme elle courbait la tête :
— Mais tu es seule à te méconnaître, Thérèse ! Celle que tu
es aujourd'hui n'est plus celle que tu étais. Il y a deux natures en
toi. Je t'ai aimée pour les séductions de ton corps, et tu les a dou-
blées par le charme de ton esprit. Pourquoi t'aimerais-je moins parce
que tu es une créature complète, au lieu d'être demeurée la femme
inachevée que j'ai connue ?
Il se levait et marchait nerveusement à travers la chambre.
— Et puis, je ne vcax pas de ces discussions entre nous, sur-
tout sur un par*^:! sujet ! Tu n'es plus la petite Thérésine qui s'exhi-
bait sur 1^-s planches d'un café-concert, mais M™® Thérèse Dawitt,
la femme d'un gentleman dont personne n'a mis en doute l'honneur
et la loyauté ! Tu ne t'aperçois pas que tu me diminues en te dimi-
nuant toi-même. Je ne suis pas un enfant et je sais ce que je fais.
En te donnant mon nom, je t'ai donné l'estime qui lui appartient.
En effaçant dans mon cœur les fautes que tu as innocemment com-
mises, je veux les avoir de même effacées dans ton esprit. Mes amis
viendront: ils ne doivent trouver en toi qu'une femme digne de
leur amitié. Seul je connais le passé, et je t'ai prouvé que je l'ou-
bliais le jour où j'ai pour toujours laissé tomber ma main dans la
tienne 1
C'était la première fois qu'il lui parlait en époux et en maître. Elle
n'avait jamais vu en lui qu'un amant sensuel. Elle glissa dans les
bras de Phineas, laissant retomber sa tête sur l'épaule du créole.
Cette exhortation avait frappé Thérèse. Ses scrupules étaient donc
exagérés, puisque son mari et Béryot ne les comprenaient pas? Elle
se sentit plus calme et soudainement apaisée. Son anxiété ne la re-
prit que lorsqu'elle vit Dawitt partir pour Vermillion -Ville à la
rencontre des deux frères. Quand l'évêque et Robert furent annon-
cés, son cœur battit comme si elle devinait que ces nouveau-venus
joueraient un rôle considérable dans sa vie. Robert n'avait pas été
trop étonné en apprenant que son ami le présenterait à M™® Dawitt.
Malgré les vieilles et banales plaisanteries de Phineas sur l'institu-
tion du mariage, le capitaine avait toujours pensé que ce contem-
pteur finirait comme les autres. Les plus orgueilleux passent le plus
sûrement sous les fourches caudines. Mais en apercevant Thérèse,
l'officier fut étrangement surpris, lui qui croyait voir une jolie
créole, un peu niaise et mieux faite pour le plaisir que pour la
causerie. La jeune femme le trouva distingué ; avec sa figure ave-
nante et ses yeux intelligens où luisait la flamme d'une pensée
supérieure, il ressemblait plutôt à un poète qu'à un soldat, de même
que l'évêque ressemblait plutôt à un soldat qu'à un prêtre.
THÉRÉSINE. 13
Lorsque les voyageurs descendirent de leur appartement pour le
dîner, Robert, en pensant à Thérèse, se disait seulement : « Elle est
bien belle ! » Quand les convives s'étudièrent moins, un peu ani-
més par la gaîté du repas, il fut complètement sous le charme.
Thérèse possédait une qualité rare : elle savait écouter. Pendant
que parlait M^"" Hyacinthe, le visage de la jeune femme reflétait les
émotions de son cœur et le trouble de son esprit. Cet homme la
fascinait ; elle était domptée par son courage et son dévoûment.
Nathaniel lui-même subissait l'influence de l'évêque; et, comme
celui-ci disait en souriant :
— Vous vous faites plus mauvais que vous n'êtes, monsieur Bé-
ryot. J'ai deviné tout de suite que vous ne croyiez pas. Ce n'est pas
à l'École normale que vous auriez appris à devenir un catholique !
— Eh ! monseigneur, ne dites pas de mal de l'Ecole ! On y ap-
prend du moins à respecter les hommes tels que vous. Et quand on
les connaît, on est bien près de les aimer.
Après le dîner, pendant que Nathaniel et Phineas jouaient au
tric-trac. M"'" Hyacinthe resta seul avec Robert et Thérèse. Le pré-
lat interrogeait AP"^ Dawitt sur ses lectures, s'étonnant de sa pas-
sion pour les poètes.
— Ils manquent de précision, madame, et c'est le grand reproche
que je leur adresse. Des rêveurs, au siècle où nous sommes ! Nous
ne sommes pas sur la terre pour rêver, mais pour agir. L'action,
l'action, toujours l'action !
— Vous avez raison, monseigneur, répliquait-elle, parce que vous
êtes moins un prêtre qu'un apôtre. Il vous est permis de dépenser
en sacrifices le trop -plein de votre cœur et de votre pensée. Nous
ne le pouvons pas, nous autres femmes ! Nous rêvons avec Ophélie
et nous pleurons avec Desdémone; les angoisses de Juliette, les
larmes de Marguerite, le désespoir de Cornélie répondent aux
émotions aiguës qui nous bouleversent. Les sensations que vous
trouvez dans l'accomplissement de vos devoirs sacrés, nous les
trouvons, nous, dans l'intime jouissance d'un beau vers ou d'une
phrase musicale. Ah ! c'est vous qui êtes dans le vrai, monseigneur !
Mais à m_oins de devenir sœur de charité, que peut une femme qui
veut agir et se dévouer ?
Pendant que l'évêque, fumeur comme la plupart des mission-
naires, se retirait sous la vérandah, pour jouir en paix du charme
de cette nuit embaumée, Robert causait à son tour avec Thérèse.
Dès la première minute, elle avait exercé sur lui un empire mysté-
rieux. Il lui semblait qu'un lien invisible s'était subitement noué
entre eux. La veille, il ne savait même pas son existence, et main-
tenant il croyait la connaître depuis longtemps. Elle parlait, sou-
14 REVUE DES DEUX MONDES.
riante, et le calme qui se dégageait d'elle, la séduction de sa voix
musicale, achevait la conquête de ce cœur jeune et enthousiaste.
Robert n'essayait pas même de se défendre contre cette prise d'as-
saut ; il la subissait sans raisonner le moins du monde, vaguement
heureux même de se sentir conquis et prisonnier.
Elle disait l'existence qu'on menait à la Maison-Rouge, et les
nuits délicieuses après les jours éclatans, ces nuits semées d'é-
toiles, à peine obscurcies par de translucides ténèbres ; et les lon-
gues chasses, dans la grande cyprière, et les pêches miraculeuses
pendant que volent en nuées au-dessus des vagues violettes les
exocets gris et les becs-en- ciseau aux plumes frissonnantes,
Robert, que ce pays féerique ravissait, retrouvait ses impres-
sions fugitives dans ces descriptions colorées. Les paroles de Thé-
rèse traduisaient exactement la pensée de son hôte. Quand elle se
mit à l'interroger sur M^"^ Hyacinthe, là encore leurs deux cœurs
battirent à l'unisson. L'évêque exerçait sur la jeune femme l'empire
qu'elle-même exerçait sur Robert. Cette nature ardente, prête à
tous les enthousiasmes, se sentait dominée par cet homme résigné
à tous les sacrifices. Si l'extérieur du prélat n'eût pas convenu à sa
mission, Thérèse n'eût pas été si rapidement gagnée. Dans la pire
dévote subsiste une femme coquette. Elle se pâme pour le Sau-
veur pâle et crucifié. Son imagination évoque nerveusement les
amours tendres et ignorées ; elle rêve les impalpables étreintes des
tendresses mystiques, et dans le corps de la plus religieuse une
sainte Thérèse sommeille. Robert donnait à la jeune lemme les
détails que le prélat cachait obstinément : sa vie partagée entre
l'apostolat et la charité, sa fortune presque entièrement sacrifiée
aux pauvres ; il racontait son héroïsme de soldat, fait plutôt de cou-
rage que de résignation. Et l'admiration que l'un et l'autre éprou-
vaient pour cet être d'essence supérieure achevait de serrer entre
eux ce lien dont ils ne connaissaient pas encore la soUdité.
Lorsque les hôtes de la Maison-Rouge furent réunis sous la vé-
randah, on arrêta le programme de la journée du lendemain. Pen-
dant que Nathaniel ferait visiter à M^'' Hyacinthe les plantations et
les cases des nègres, Phineas et Thérèse emmèneraient Robert à la
chasse. La jeune femme remonta chez elle, le cœur plein de joie.
Cette soirée restait l'une des plus pures et des plus belles de son
existence. Robert s'efiorça vainement de s'endormir. L'image
de Thérèse le poursuivait sans relâche. Il revoyait son visage ravis-
sant, son corps harmonieux aux souples ondulations. L'aimerait-il
donc? Il n'osait pas s'interroger lui-même, sachant trop la réponse
que sa loyauté ferait à sa passion. La femme de son ami était sacrée
pour lui : l'honneur lui défendait de jeter les yeux sur elle. Et
THÉRÉSINE. 1&
puis l'amour ne vient pas si vite ; ce n'est pas en quelques heures
que le cœur est conquis pour ne plus se reprendre. Il subissait le
prestige nécessaire d'une femme jeune, belle et séduisante, rien
d'autre. Mais en dépit de ces raisonnemens, il continuait de songer
obstinément à Thérèse. Et l'aube le surprit, les yeux ouverts, rê-
vant à l'image fugitive et toujours présente qui tenait sa pensée
vaincue.
X.
Les chasseurs arrivaient à l'entrée de la forêt. Robert et Thérèse
marchaient en avant; un peu derrière eux, Phineas donnait ses
instructions aux rabatteurs. Ils allaient à travers un merveilleux
paysage; mais le capitaine, habitué déjà aux surprises de ce pays
enchanté, admirait sa compagne élégante et svelte sous son cos-
tume d'homme.
— Eh ! mon Dieu ! s'écria Thérèse en riant, comment ferons-nous
pour passer ?
Trois ruisseaux, afîluens de la grande rivière, sortaient de la
forêt pour se perdre en sillons argentés à travers les grasses prairies.
Chaque année, ils débordaient pendant la saison des pluies, et le
remous de ces inondations successives amoncelait à la lisière un
chantier de bois mort haut de cinq mètres. Ces arbres avaient en-
lacé leurs branches et leurs racines dans les racines et dans les
branches de tulipiers vivans qui se dressaient comme des avant-
gardes frissonnantes à l'entrée de la forêt ; et c'était une digue ma-
jestueuse, couverte de mousses craquantes et de plantes velues, qui
formait un obstacle presque infranchissable. Un énorme aristo-
loche, aux feuilles ovales, dont le tronc était gros comme une
barrique, avait poussé dans cette pourriture, au hasard, selon
le caprice de la nature. Il lançait à droite et à gauche ses bran-
ches et ses racines pareilles à de gigantesques serpens, et l'on eût
dit des reptiles innombrables prêts à tordre les chasseurs dans
leurs embrassemens monstrueux. Et sur ce fond très sombre se
plaquaient, comme de larges taches de rouille, des fleurs livides,
sans éclat et sans parfum.
— En avant, vous autres! ordonna Phineas.
Les nègres se précipitèrent. Cinq d'entre eux portaient de re-
doutables coups de hache dans le barrage, pendant que les autres
s'apprêtaient à couler de la poudre dans les trous déjà creusés. Les
chasseurs attendaient, placés à bonne distance de la digue. Soudain,
lorsque la mèche fut consumée jusqu'au bout, une puissante déto-
nation ébranla l'immortelle forêt dans ses profondeurs. Une fumée
16 REVUE DES DEUX MONDES.
lourde et grise montait vers le ciel, déroulant ses spirales opaques.
Et quand elle fut un peu dissipée, une entaille, large de plusieurs
mètres, ouvrait un chemin semblable à une brèche dans une forte-
resse. Robert allait s'élancer quand Phineas l'arrêta d'un mouve-
ment brusque : '
— Attends ! dit-il.
Des bruits suspects frappaient son oreille exercée : c'étaient les
grelots sinistres des serpens à sonnettes, chassés de leur asile, qui
s'enfonçaient dans les bois en secouant leur tête jaune.
— En route, maintenant! reprit le créole. Comprends-tu pour-
quoi je t'ai chaussé de souliers à triple semelle? A présent, les ra-
batteurs vont passer devant pour déblayer le chemin. Thérèse est
habituée aux branches pendantes, aux pièges de nos forêts inex-
tricables. Toi qui ne connais que les petites futaies de France, tu te
croirais perdu !
Puis, se tournant vers les nègres, il leur commanda de prendre
la tête du cortège et de lâcher les chiens. Aux premiers regards, il
semblait qu'il fût impossible d'entrer dans ce formidable fouillis
d'arbres et de plantes énormes. Les nègres eurent tôt fait de
pratiquer une saignée à travers ces obstacles accumulés par les
siècles ; et les mystérieuses poésies de la forêt vierge se ré-
vélèrent à Robert, ému par la grandeur de ce spectacle nouveau. Il
marchait dans une mousse drue et sèche, qui craquait sous son
pied comme de l'amadou écrasé. A chaque pas, des animaux s'éva-
daient troublés par cette apparition de l'homme, et se sauvaient
avec l'effarement naïf de l'instinct. Des rats -piloris, en train de
ronger gloutonnement la moelle des joncs, passaient et repassaient
dans le sentier, cherchant un abri sous les feuilles; ou bien des
écureuils, secouant leur tête gracieuse, voletaient de branche en
branches, terrifiés par les hôtes inattendus qui pénétraient dans
leur demeure. Cependant, les tulipiers se faisaient plus rares. Les
chênes verts apparaissaient déjà, secouant des milliers de fourmis,
gobées au vol par des pigeons à tète bleue. Çà et là, des arbres, au
tronc uni et lisse, pareils à des colonnes de temple égyptien. Ils
dressaient orgueilleusement leurs couronnes de feuilles vertes, où
se perdaient de larges fleurs bleuâtres qui embaumaient l'air d'une
odeur vague de giroflée.
Les chiens couraient en éclaireurs, excités par leurs maîtres : à
peine donnaient-ils de la voix de temps à autre, lorsque s'envo-
laient des butors poussant un cri guttural. Soudain, un magnifique
élan bondit à travers les herbes, et la chasse commença; puis des
biches et des lièvres, réveillés brusquement, s'élançaient avec ter-
reur, pendant que des cerviers au pelage gris traversaient le
THÉRÉSINE. 17
sentier rempli d'herbes toufTaes. Tiiérèse s'abandonnait complè-
tement au plaisir de la chasse, ce plaisir dont elle ne se las-
sait jamais. Elle oubliait la présence de Robert, ne songeant qu'à
jeter bas les superbes animaux qui se levaient devant elle. Le capi-
taine avait d'abord cédé au charme de l'imprévu, aux séductions
de ces poursuites à travers les arbres millénaires. Puis, lentement,
sa passion naissante le ressaisissait. 11 contemplait la jeune femme
animée par le plaisir, rosée par l'émotion. La lèvre humide, elle
racontait les péripéties de la journée, ou bien, l'œil brillant, elle
écoutait le rapport des rabatteurs. Il ne pouvait pas détacher ses
yeux de cette créature nerveuse et souple.
Le soleil était haut sur l'horizon quand on fit halte pour le repas.
C'était une large clairière formant un rectangle inégal dont un côté
s'ouvrait, laissant apercevoir, dans une immense perspective, des
champs de cotonniers et de tabac, mêlés à des maïs qui tordaient
sous le soleil leur chevelure rousse. Une lumière intense s'épandait
sur ce paysage lointain; et, plus près, se succédant les unes aux
autres, des rizières fleurissantes et des plantations de cannes à
sucre. La fraîcheur goûtée dans la clairière semblait d'autant plus
délicieuse qu'on voyait, par l'échancrure de la forêt, toute cette
plaine cuire et fumer sous la chaleur. Autour des chasseurs, de su-
perbes bois-corail, comme on appelle ces arbres, à qui leur couleur
cramoisie, vue de loin, donne l'apparence de jets de flammes. Der-
rière une triple rangée d'érables s'étageaient des masses d'éry-
thrines, et enfin, s'enfonçant dans les profondeurs de l'horizon, des
cacaoyers majestueux lançaient des rameaux énormes à travers
l'espace.
Celte journée laissa dans la mémoire, dans l'imagination de Ro-
bert une impression inefl"açable. Peut-être, apparue ailleurs, Thé-
rèse l'eùt-elle moins frappé, malgré son charme irrésistible. Mais
elle semblait être la déesse naturelle de ces paradis retrouvés. Et
les jours qui suivirent continuèrent d'aviver l'amour en ce cœur
soudainement épris. Un matin, le capitaine regardait la jeune femme,
ombragée d'un large chapeau de paille, nonchalamment étendue
dans un fauteuil. Elle causait gaîment, eflleurant tous les sujets.
Accroupie sur le sol, une quarteronne achevait de lacer les bottines
de sa maîtresse. Debout derrière le fauteuil, une négresse, au visage
de bronze, tenait un parasol dans une immobile attitude de sphinx.
Ces deux visages de femmes, l'un d'une blancheur mate, l'autre
légèrement orangé, formaient un contraste frappant avec la peau
noire de la troisième, et c'était une gamme étrange de couleurs qui
amusait vivement les yeux.
Thérèse revenait peu à peu à une causerie plus intime, interro-
TOME LXXXIV. — 1887. 2
18 REVUE DES DEUX MONDES,
géant Robert sur sa vie, sur ses espérances. Peu lui importait la
présence de la négresse et de la quarteronne. Depuis qu'elle habi-
tait la Louisiane, elle se pliait à son insu à la coutume des gens du
pays, qui comptent pour rien les filles de couleur.
— Vous ne me parlez que de vos ambitions de soldat, dit-elle.
Vos ambitions d'homme n'existent donc pas?
— Oh ! si peu !
Et, comme il hochait tristement la tête :
— J'ai souvent pensé à la vie de l'officier exilé dans sa garnison.
C'est très beau d'écrire que le régiment est une famille. Mais cette
famille me paraît un peu bien étendue! N'avez-vous point rêvé,
quelquefois, la douceur du logis paisible, le charme de la com-
pagne aimante, la gaîté bruyante des enfans?
— Me marier !
11 ajouta avec une pointe d'amertume :
— Si Phineas était là, il vous dirait que jadis c'était mon vœu
le plus cher. Tandis que maintenant...
— Vous avez changé d'idée?
— Oui.
— Pourquoi?
Il se taisait, violemment ému, craignant de trahir même par un
mot la profonde impression que la jeune femme produisait sur lui.
— Je voudrais que vous me fissiez une confidence, reprit-elle.
— Ah I
— Que voulez-vous? Ici, je vis à peu près comme une sauvage!
Je ne dis pas cela pour me plaindre de mon sort. Je vous affirme
que la sauvagerie a du bon! Mais je n'ai entrevu l'existence qu'à
travers les livres, et je n'ai guère l'occasion d'étudier un cœur
d'homme sur nature, surtout un cœur d'essence fine comme le
vôtre. Oh! je ne veux pas vous faire de compliment! Mais je suis
heureuse que mon mari ait un ami tel que vous. Certes, vous n'èies
pas arrivé à votre âge sans éprouver ce qu'on appelle...
Elle rougissait légèrement, un peu confuse de sa question.
— ... Ce qu'on appelle une passion. En avez-vous souffert? Ré-
pondez-moi, vous un homme franc, vous une nature droite et sin-
cère, et dites-moi si l'oubli existe, ou si l'on ne guérit jamais des
blessures anciennes.
Il la regardait de ses grands yeux fixes où luisait la flamme de
son amour. 11 se tut pendant une minute, pour donner à son émo-
tion le temps de s'éteindre, et d'une voix tremblante :
— Je n'ai aimé qu'une fois dans ma vie, oui, rien qu'une seule
fois. Je n'ai jamais conté cette histoire à personne, car il est des
sentimens exquis auxquels on doit garder le respect du silence.
THÉRÉSINE. 19
Mes amis ont pu la soupçonner, non la connaître. Si je la confie
à vous, pour qui je suis presque un étranger, c'est qu'une sym-
pathie s'est établie entre nous deux ; et puis j'ai le désir que
rien de moi ne soit ignoré de vous. L'aventure est ancienne : je
n'avais encore que vingt -cinq ans. C'était la femme d'un bel-
lâtre, d'un homme du monde qui usait sa vie au cercle, aux
courses, dans les théâtres, se souciant peu du trésor qu'il oubliait
chez lui. Peu à peu, la voyant toujours seule et presque abandon-
née, je pris l'habitude d'aller souvent chez elle. Lentement, j'en
vins à ne plus comprendre autrement l'existence, à considérer ma
journée comme vide si je n'avais point aperçu son visage. Mon régi-
ment était alors en garnison à Paris. L'après-midi, nous passions
deux heures ensemble, chez elle, et le soir, je la rencontrais à droite
et à gauche, chez des amis communs. Je l'aimais; oh! je l'aimais
follement! Comment se donna-t-elle à moi? Je n'ai qu'à fermer les
yeux pour revoir ce jour divin où elle m'appartint tout entière, no-
blement, sans coquetterie ni fausse pudeur, comme une femme qui
aime et veut bien se livrer, non se laisser prendre. Tout cet hiver-là,
et le printemps qui suivit, je fus l'homme le plus heureux du monde.
Je vivais en plein rêve, et l'exaltation de mon bonheur me faisait
oublier les périls de notre amour soupçonné. Au commencement
de l'été, elle partit pour une de ses terres, assez loin de Paris. Je
ne la vis plus que rarement, lorsque d'aventure elle était seule;
nous nous rencontrions dans un rendez-vous de chasse, où nous
nous croyions à peu près hors de danger. Un jour, je fus averti
qu'on me chargeait d'une mission assez périlleuse à l'étranger. La
quitter ! Hélas ! il le fallait bien , et nous autres, officiers, nous
n'avons pas le droit de discuter un ordre. Je me consolais en son-
geant que je ne serais pas deux mois absent, que je reviendrais
bientôt. Et cependant elle tremblait et pleurait quand nous nous
dîmes adieu...
La puissance du souvenir remuait les cendres éteintes du passé,
et la voix de Robert décelait le trouble qui lentement s'emparait
de lui. Thérèse l'écoutait charmée, émue par ce doux et simple
roman d'amour.
— Elle tremblait et pleurait quand nous nous dîmes adieu. La
main dans la main, nous allions silencieusement à travers les arbres
qui entouraient la petite maison où nous nous étions abrités. Il
avait plu le matin. Nos pieds laissaient une trace dans le terrain
détrempé. Près de nous, les fleurs sauvages, pliées par le vent de
tempête, se courbaient tristement, et de larges gouttes d'eau tom-
baient de chaque branche mouillée, pareilles aux larmes que nous
avions versées...
20 REVUE DES DEUX MONDES.
Il s'arrêta encore une minute et raprit avec plus de force :
— Je lui avais dit qu'elle devait envoyer ses lettres là-bas, dans
cette grande ville où l'on m'exilait. Pendant les trois premières
semaines, elle m'écrivait très exactement, me donnant des détails
qui m'inquiétaient. Son mari, brusquement devenu jaloux, affec-
tait de parler de moi en des termes qui l'effrayaient. On eût dit
qu'il savait tout. Un matin, je m'éveillai malade, avec la tête lourde,
les membres rompus et une grosse fièvre. J'avais le typhus, et pen-
dant des mois je restai ainsi entre la vie et la mort, loin de mon
pays, livré à des inconnus, hanté dans mon délire par le danger de
celle que j'aimais. Dès que je pus à peu près marcher, je courus à
la poste, et l'on me remit trois lettres d'elle. La plus récente avait
six semaines de date. Elle m'appelait à son secours, folle et déses-
pérée ; elle m'appelait comme le seul appui qui lui restât en ce bas
monde. Son mari l'avait honteusement frappée, après une scène
violente, et enfin lâchement abandonnée, en lui reprochant sa trahi-
son. Le lendemain, je roulais vers la France. Enfin, j'étais à Paris!
En allant chez elle, je me sentais le cœur broyé dans un étau...
Morte ! morte ! Elle était morte, depuis quinze jours, en criant mon
nom, en m'invoquant... Et elle avait pu douter de moi à son heure
dernière, me croire ingrat, oubUeux, infidèle!
Il se tut; elle ne disait rien. Des larmes brillaient dans ses yeux.
En parlant de l'amour ancien, il pensait à l'amour nouveau, et il lui
semblait qu'en évoquant sa tendresse pour la créature morte, il
avouait sa passion à la créature vivante...
X.
Après deux semaines de séjour, M^"" Hyacinthe annonça qu'il par-
tirait le surlendemain pour Galveston. Avant de s'éloigner de la
Maison-Piouge, il exprima le désir de célébrer la messe, en présence
de ces nègres, privés habituellement de l'office, divin. Phineas,
charmé de la compagnie de Robert, souffrait à l'idée de la perdre.
— Je suis certain qu'il resterait volontiers, disait-il à Nathaniel,
mais il se croit obligé d'accompagner son frère.
Et, comme le normalien haussait les épaules avec un vague sou-
rire :
— Tu es insupportable. Pourquoi as-tu pris le capitaine en grippe ?
— Je ne l'ai pas pris en grippe , ripostait Béryot en fumant sa
pipe d'un air absolument dégagé des choses humaines. Est-ce que
je m'occupe de ce brave garçon !
Dawitt se méprit sur la mauvaise humeur de son ami.
— Maniaque, va !
THERESINE. 21
Phineas riait de bon cœur.
— Maniaque, moi? Et pourquoi, s'il te plaît?
— Parce que tu te fâches dès qu'on te dérange dans tes habi-
bitudes.
Béryot ne daigna même pas répliquer. Il voyait venir Robert, qui
se dirigeait vers eux. 11 semblait en effet que l'officier lui fût antipa-
thique et qu'il évitât toute occasion de lui parler. Il s'éloigna, sous
ce prétexte que Thérèse l'attendait, laissant les deux amis ensemble.
— Sais-tu ce que je disais à Nathaniel? reprit le créole gaîment;
c'est que tu devrais rester encore une quinzaine avec nous. Ton frère
peut fort bien se passer de toi pendant les premiers jours de son
installation à Galveston. Et je serais si heureux de te garder !
Robert ne répondait rien. Les yeux perdus dans le vide, mâchon-
nant une feuille, il semblait n'avoir rien entendu.
— Ce serait bien simple, pourtant, continua Phineas. M'"" Hya-
cinthe n'a pas besoin que tu sois là...
— Mais...
— Je connais mieux que toi Galveston et tout ce qui occupe un
nouvel arrivant. Je me rappelle ta lettre : très poétique, ta lettre ! Tu
veux parcourir le pays où vivra ton frère, pouvoir le suivre en pen-
sée quand tu seras éloigné de lui. Peu importe donc le moment où
tu le rejoindras. Ton congé? Mais il dure six mois, ton congé! Tu
peux bien le partager entre nous deux.
— C'est impossible !
— Impossible ! Ah ! mauvais cœur ! Est-ce qu'on ne t'a pas fait
bon accueil ? Je ne te parle pas de mon affection : tu en étais sûr.
Mais ma femme l'a reçu comme un ancien ami. Voici ce que j'ai
décidé: après-demain, je conduirai M^'" Hyacinthe à Vermillion- Ville,
et, pendant ce temps-là, tu iras te promener à cheval avec Thérèse.
Robert fit un geste violent.
— Je t'en prie, ne me refuse pas, continua Phineas. Eh ! mon
cher, nous sommes arrivés à un âge où il faut se raccrocher à ses
affections de jeunesse. Je suis si heureux de te sentir auprès de moi 1
Et que peux-tu m'opposer? Rien, non, rien,., plus je réfléchis. Ton
frère? Tu distrais seulement quinze jours à mon profit. Ton retour
en France? Ton congé est de bonne longueur. Si tu continues à re-
fuser, je croirai que tu ne m'aimes pas. Gela me rendra malheureux,
et je t'en voudrai. As-tu seulement une bonne raison à me donner,
une seule ?
— Eh ! certes !
— D'abord, j'ai ta promesse.
— Phineas...
— Certainement. Tu dois rester mon hôte tant que ton frère n'exi-
22 REVUE DES DEUX MONDES.
gera pas que tu l'accompagnes. Je me charge d'obtenir de monsei-
gneur qu'il fasse cause commune avec moi...
Et il insistait amicalement, mais lourdement, ne devinant pas ce
que cachaient les faux-fuyans et les refus do Robert. Celui-ci pâlis-
sait et rougissait tour à tour. Il semblait au supplice et détournait
les yeux, craignant de regarder son ami en face.
— Qu'est-ce que tu connais de notre pays? A peu près rien. Une
chasse dans la forêt vierge ! La belle affaire ! 11 n'y a pas un voya-
geur qui n'en puisse conter autant. Je veux que tu visites la Grande-
Gyprière, que tu jettes tes filets dans le golfe. Il ferait beau voir
qu'un Français vînt en Louisiane pour s'en retourner ignare comme
devant ! Ainsi, voilà qui est convenu : je te garde. Je vais charger
Thérèse de te convaincre. Nous verrons bien si tu lui résistes !
— Ne l'appelle pas !
— Ah ! tu as peur qu'elle ne triomphe !
— Phineas...
— Non, non, je vais tout lui dire. Elle réussira là oii j'ai échoué.
Thérèse!..
Robert était fort pâle maintenant. Le créole l'acculait au dernier
retranchement. Soudain, le capitaine saisit son ami par le bras. Et
comme un homme qui parle sans réfléchir :
— ■ Tu n'as donc rien compris à mon embarras et à mon silence ?
dit-il.
Phineas restait interdit.
— J'aime ta femme !
— Robert 1
— Parbleu! tu me dévisages d'un air stupéfait! G'est un aveu
qu'on ne fait pas au mari, d'habitude. Moi, je mets mon cœur à nu,
parce que je souffre, parce que j'ai besoin de crier, et qu'en me for-
çant à rester chez toi, tu veux me condamner à une torture nou-
velle !
Toute situation un peu violente , qui se trouve en dehors des
usages ou de la convention, est pour l'homme une cause de senti-
mens pénibles. Phineas ne s'attendait guère à une semblable
brutalité, et cette rude franchise le mettait fort mal à l'aise. Il ne
répliquait rien, et se promenait de long en large avec agitation,
en murmurant: «En voilà une aventure!.. » Sa mine décon-
fite eût amené un sourire narquois sur les lèvres railleuses
de Naihaniel. Eh ! mon Dieu ! il n'en voulait pas du tout à son ami,
et trouvait tout naturel, en somme, que Robert-aimât Thérèse. Est-ce
qu'elle n'était pas pour lui la plus séduisante des créatures? Il ne
sentait même pas sa jalousie éveillée par l'imprévu de cette confes-
sion bizarre. Si Phineas ne répondait rien, c'est qu'il ne savait trop
THÉRÉSINE. 23
quoi répondre. Il craignait que ses paroles fussent ridicules ou
malséantes. Que peut-on dire à un homme qui, dans un accès de
chevalerie, absurde ou naïve, révèle au mari un secret aussi dé-
licat? Puis, lentement, Dawitt en venait tout doucement à être
touché de la franchise de cette confidence inattendue. Il interrompit
sa promenade, et, s'arrêtant devant le capitaine :
— Ah ! tu es devenu amoureux fou de Thérèse ? Et tu crains de
n'être plus maître de toi et de lui laisser voir la passion qu'elle
t'inspire? Parbleu! c'est d'un honnête homme de me dire cela, à
moi...
Il n'acheva point sa pensée. Certes, Piobert faisait bien de partir,
car le créole savait qu'autrement on n'évitait pas la séduction de la
jeune femme. 11 poussa un soupir, et répéta d'un ton un peu brus-
que :
— Que veux-tu, mon clier ! Va-t'en !..
Un sourire errait sur la lèvre de Phineas, et la partie gaie de son
caractère reprenait le dessus, après la secousse de l'émotion première.
Robert lui serra silencieusement la main et s'éloigna pour prépa-
rer son départ prochain. Mille pensées contraires roulaient dans son
esprit agité. Sans doute, c'était absurde de faire à un mari l'aveu
qu'il n'avait pu retenir. En réfléchissant, il se trouvait tout à fait
ridicule. Peu à peu, seul avec lui-même, il sentit sa tête se cal-
mer et un peu d'ordre se mettre dans ses idées. Il aimait Théré-
sine, et il l'aimait d'un amour puissant, irrésistible. Pouvait-il ré-
pondre de lui, de lui possédé par une passion d'autant plus redou-
table qu'elle avait été plus soudaine? Il ne fallait pas que Thérèse
soupçonnât les sentimens qu'elle inspirait. Et pour cela un seul
moyen : jeter entre elle et lui un tel obstacle que sa volonté même
ne pût le franchir. Cet obstacle, c'était Phineas ! Robert avait voulu
se défendre contre lui-même en révélant tout au créole, et, en met-
tant son cœur à nu devant le mari, s'arracher violemment au sorti-
lège de la femme.
Le matin même du départ. M"' Hyacinthe dit la messe dans la
chapelle de la Maison-Rouge. C'était un spectacle touchant que de
voir ces pauvres gens agenouillés sur la pierre et contemplant avec
un respect craintif « l'évêque, » cet être mystérieux, d'ordinaire invi-
sible pour eux, et mal expliqué par la rudimentaire instruction qu'ils
avaient reçue. Phineas assistait au service, par politesse, pour rem-
plir jusqu'au bout son devoir d'hospitalité; Thérèse, la tête cachée
dans ses mains, priait avec la ferveur de son âme ardente, pendant
que Robert la dévorait des yeux. Oh ! certes, il fallait fuir, fuir bien
loin, les dangers de cette passion coupable!
Le service achevé, le prélat étendit les mains vers l'assis-
2Ù REVUE DES DEUX MONDES.
tance; il appela la bénédiction divine sur la maison où on l'avait
généreusement reçu, sur tous ceux qui s'inclinaient religieu-
sement devant lui. Deux chevaux, attelés à une Victoria, piaffaient
devant le large perron ; Phineas devait escorter les deux frères, à
cheval, jusqu'au premier relais. Pendant que le créole se dirigeait
vers les écuries, et que Nathaniel aidait Robert à mettre en ordre
les provisions de voyage, M^' Hyacinthe entra sous la vérandah,
accompagné de Thérèse. Une collation légère l'attendait. Quand
il eut achevé ce repas frugal, et qu'il fut seul avec la jeune
femme :
— Ma chère enfant, dit-il , je vous ai bien observée pendant les quel-
ques jours que j'ai vécus dans votre demeure. La foi est en vous, et
une foi ardente, celle qui est sincère, et qui agit. Vous êtes de celles
en qui l'on peut se fier dans une heure de péril et d'abandon. Quels
dangers menacent l'œuvre que j'ai entreprise? Je l'ignore. Mais tout
est à craindre, et l'intolérance des missions protestantes, et surtout
la pauvreté de mes prêtres. J'ai lu le récit de quelques-unes de leurs
misères : c'est épouvantable! J'ai tout un clergé à organiser, à di-
riger; bien plus, à nourrir. Et quand la fièvre jaune éclatera, quand
elle viendra faire ses ravages effroyables et réguliers comme une
coupe sombre dans une grande forêt!..
Thérèse saisit la main du prélat avec élan :
— Je serai là, monseigneur !
— Je puis compter sur votre aide? N'êtes-vous pas la seule femme
que je connaisse en ce pays?
Le visage de Thérèse devenait grave. Une flamme chaude luisait
dans ses yeux agrandis.
— Je vous appartiens! reprit-elle d'une voix vibrante. Si vous
saviez comme je suis heureuse de me donner, de me sacrifier ! Je
vous disais, un soir, que le malheur de nous autres femmes, c'est
que nous étions condamnées au rêve, et que nous restions impuis-
santes dans l'action. C'est moi qui vous bénirai si vous me permet-
tez de venir en aide à ceux qui souffrent !
M^'' Hyacinthe la contempla longuement. H lut tant de sincérité
sur ce calme visage qu'il fut ému. II se connaissait en courage, cet
homme qui n'avait jamais reculé devant rien. Un éclair aussitôt dis-
paru illumina sa figure maigre d'ascète, et, serrant la main de la
jeune femme :
— Merci, dit-il simplement.
Une demi-heure après, Phineas montait à cheval et prenait la tête
du cortège, pendant que la Victoria filait légèrement sur le sable fin
de l'allée. Debout sur le perron, à côté de JNathaniel, Thérèse regar-
dait ses hôtes s'éloigner, ne se doutant pas que le cœur de Robert
THERÉSLNE. 25
restait captif auprès d'elle, et que le capitaine emportait comme
unique pensée le souvenir de ces quelques jours délicieux.
— Vous ne m'avez pas confié votre impression sur iVI^"" Hyacinthe,
dit-elle après un silence.
— C'est un rude homme ! Si mon cerveau ne gênait pas mon
cœur, cet évêque-là m'eût converti.
— N'est-ce pas?
— Voyez-vous, mon enfant, le malheur de la religion catholique,
c'est qu'elle est trop rarement représentée par des êtres pareils!
Ah! la belle croyance, bien qu'absurde! C'est grand dommage que
les hommes y aient mis la patte!
— Taisez- vous donc!
— Je vous scandalise? C'est vraiment comique. Il est convenu
que nous ne nous cachons rien et que nous pensons à cœur ouvert.
Mais que vous disait- il donc, sous la vérandah, après la messe, quel-
ques secondes avant le départ? Lorsque vous avez reparu, vous
étiez transfigurée.
Alors, d'une voix brève, elle lui répéta sa conversation avec le pré-
lat. A mesure que Thérèse parlait le visage de Nathaniel s'éclairait.
— Alors, vous vous êtes engagée envers lui?
— Oui.
— Et s'il a besoin de vous?
— Tout ce que j'ai lui appartiendra, pour ses prêtres, pour ses
pauvres, pour ses malades, pour ses sœurs de charité ! Le ciel veuille
qu'il fasse appel à mon dévoûment, à mon sacrifice ! Rien ne me
coûtera, rien ne me rebutera ! Je ne me croirai bien réellement ra-
chetée et purifiée que le jour où j'aurai souffert, où j'aurai pleuré
pour la loi nouvelle qui a illuminé mon âme! Ah! corps maudit!
tu serviras donc à autre chose qu'à d'exécrables plaisirs!
Une exaltation lumineuse resplendissait en elle.
— Vous êtes le père de mon intelligence, reprit-elle. Vous seul
me connaissez à peu près telle que je suis. Eh bien ! vous ignorez
toutes mes pensées. J'ai des idées folles. Je souffre de mener une
vie heureuse dans le luxe et dans l'abondance. Je voudrais être
laide! Si je vous disais que j'ai désiré une maladie qui me défigu-
rât? Mais pensez donc à cela! Me racheter en sauvant les autres,
quel rêve ! Le médecin croit réaliser un miracle en opérant la trans-
fusion du sang; je ferai mieux, moi : ce sera la transfusion d'une
âme!
Béryot la regardait avec stupeur, comme il eût examiné un jeune
animal atteint soudainement d'une crise nerveuse. Il se mêlait un
peu de crainte à sa curiosité. Il l'avait vue souvent dans cet état de
surexcitation cérébrale; jamais comme à cette heure où elle espé-
26 REVUE DES DEUX MONDES.
rait se dévouer tout entière à une grande œuvre de charité et de
sacrifice. Il la contemplait maintenant, emportée par le rêve mys-
tique dont le reflet illuminait son visage.
— Je ne connaîtrai jamais la lemme, murmura-t-il... Elle n'a pas
même fait attention à Vautre...
Et un sourire éclairait sa lèvre railleuse. Il songeait que deux
hommes avaient approché une ancienne courtisane, perdue dans un
désert; deux hommes, ayant pour eux l'attrait du nouveau et de
l'inconnu. L'un jeune, amoureux, séduisant; l'autre déjà mûr, et
gardé contre tout entraînement par son caractère sacré. Et cette
femme n'avait pas même regardé celui-là, tandis que tout son en-
thousiasme se portait vers celui-ci...
Thérèse rêvait toujours, regardant devant elle de ses yeux fixes.
Autour d'eux montait le parfum puissant des magnolias en fleurs ;
les virgiliers secouaient leurs tiges, semées de cantharides jaunes,
et des myriades d'oiseaux se poursuivaient en chantant dans la cha-
leur lumineuse et lourde.
XI.
C'est vers 18^6 que M^'' Odin, vicaire apostolique du Texas, vint
à Lyon d'abord, à Paris ensuite, recruter des prêtres pour desser-
vir les colonies d'Européens établies au nord du Mexique. Depuis,
le clergé de ce pays lointain est choisi parmi les missionnaires. La
mortalité qui les décime est effrayante : la fièvre chaude et le cho-
léra frappent à coups redoublés ; et, de même que dans un combat
meurtrier, la place du disparu est bien vite occupée par un nou-
veau soldat. Galveston est une ville longue, étroite, malsaine, bâ-
tie au nord d'une île de sable. Pendant les deux tiers de l'année,
le sol calciné embrase l'air et rend insupportable le séjour de la
côte. L'étranger qui arrive dans le pays est forcé de subir mille
souffrances qui l'affaiblissent et le préparent aux ravages des épi-
démies. Il voudrait se promener dans la campagne ? Partout un
sable fin et blanc où l'on s'enlise jusqu'aux genoux. Il voudrait
boire et rafraîchir son gosier brûlé ? Rien que de l'eau de pluie re-
cueillie dans des citernes chauffées par le soleil.
Aujourd'hui, une assez belle cathédrale s'élève au milieu de la
ville. Le palais épiscopal est une maison d'apparence convenable,
bâtie dans un bois de figuiers, de lauriers-roses et de citronniers.
Du temps de M^"^ Odin, ce n'était encore que trois cabanes en plan-
ches. Mais M'^'' Hyacinthe n'avait pas le désir de vivre en prélat.
Avant tout, sa nature ardente le portait à la lutte : il voulait orga-
THÉRESINE. 27
niser son clergé, visiter ses paroisses, passer la revue de ses prê-
tres, encourager les uns et récompenser les autres.
— Ainsi, tu veux m'accompagner dans cette visite à travers mon
diocèse? demanda-t-il à son frère.
— Je ne suis venu que pour cela !
— Je crois que nous allons faire un voyage original !
M^'' Hyacinthe souriait en parlant de ce voyage original: c'est
qu'il savait à quoi s'en tenir. Une partie de la route pourrait s'ac-
complir en wagon, grâce au rail-road qui relie le Texas au Mexique.
Mais après? De longues courses à cheval, sous un climat de feu, à
travers un pays désolé, sans les belles végétations qui égaient et
assainissent la Louisiane. Ce furent pour les deux frères six semaines
d'épreuves et de fatigues sans cesse renouvelées. Aux journées
brûlantes succédaient des soirs énervans; et toujours des nuits
troublées par l'insupportable piqûre des moustiques et des marin-
gouins. Partout l'évêque apportait la consolation de sa présence et
l'enseignement de sa parole; partout il laissait des conseils, des
vivres ou de l'argent. Sa fortune personnelle, considérable comme
celle de son frère, s'écoulait tout entière en charités aux pauvres
et en subsides aux prêtres indigens. Ce voyage fut brusquement
interrompu par une dépêche qui annonçait au prélat un sinistre
trop prévu. Le choléra et la fièvre jaune venaient d'éclater ensemble
et du même coup à San-Antonio.
— J'exige que tu retournes en France, dit M^ Hyacinthe.
— Tu veux...
— Tu me dois obéissance comme à ton aîné, et ce n'est pas seu-
lement le frère qui te parle, c'est encore l'évêque. Va-t'en !
— Ce serait une lâcheté de t'abandonner !
— Eh ! à quoi me seras-tu bon ? répliqua violemment M^'" Hya-
cinthe. iNe sens-tu pas que je me dois tout entier à ces pauvres
gens qui ont besoin de moi, qui comptent sur moi? Si j'ai l'inquié-
tude de ta présence, une pensée personnelle me gênera dans l'ac-
complissement de mon devoir. Va-t'en!
C'est à l'extrémité du Texas, presque sur la frontière du
Mexique, que cette discussion avait lieu. Elle dura longtemps. Robert
épuisa tous les argumens pour convaincre son frère; vainement.
L'évêque ne revenait jamais sur une décision prise. M^'' Hyacinthe
savait que l'on entrait dans la saison dangereuse de ces climats dé-
solés. De San-Antonio les épidémies gagneraient peut-être les autres
cités de son diocèse ; il voulait être libre de ses actes, et ne ris-
quer que sa propre vie. De quel droit eût-il exposé celle de Robert?
W devait à tous l'exemple , mais il ne devait à personne de sacrifier
son frère. Robert avait depuis longtemps l'habitude d'obéir à Hya-
28 REVUE DES DEUX MONDES,
cinthe. II céda, le cœur gros, car il lui semblait commettre une dé-
sertion.
— Non-seulement j'exige que tu partes, acheva le prélat, mais
je veux que ce soit immédiatement. Et ne te tourmente pas ! J'en
ai vu bien d'autres ! Je suis solide, va !
Le surlendemain, le capitaine et l'évêque rentraient à Galveston.
Un paquebot allait partir pour New- York : M^'' Hyacinthe arrêta
lui-même la cabine de son frère, et voulut l'installer à bord. Il ne
se sentirait tranquille que lorsqu'il serait seul en face du danger.
Les adieux furent tristes. Robert partait désolé, humilié ; et son
cœur se soulevait à la seule pensée qu'il laissait au milieu de cette
contagion l'être qu'il aimait le plus au monde. Une dernière lois,
il essaya d'amollir la volonté de son aîné. Celui-ci hochait la tête,
d'un air dur, répliquant toujours :
— Je veux que tu partes. Va-t'en !
Il ne fut tranquille qu'en voyant le steamer sortir du port et ga-
gner lentement la haute mer. Enfin, il était seul ! Tout lui man-
quait, médecins, sœurs de charité, médicamens. Arrivé depuis deux
mois dans un pays inconnu, il ne savait à quelle porte frapper, où
demander de l'aide et du soutien. Tout à coup, une idée traversa
son esprit. Sans hésiter, il envoya une longue dépêche à Thé-
rèse. Puis il partit pour San-Antonio, au cœur même du pays où
le fléau sévissait. Le spectacle était désolant. Ce peuple, si gai quel-
ques jours auparavant, s'abandonnait au désespoir. La moitié des
habitans s'étaient enfuis avec ce qu'ils possédaient de plus pré-
cieux, et campaient dans les bois, près des rivières et des cours
d'eau. Les rues désertes ressemblaient à ces avenues de villes
mortes sur lesquelles plane un lugubre silence ; on n'y voyait que
ceux qui emportaient les morts couchés, faute de cercueils, sur une
peau de bœuf sèche et traînés ainsi, livides et violets, au charnier
qui les pourrissait. C'était hideux ! Les cloches ne sonnaient plus;
on se parlait à voix basse, comme si l'on craignait même d'en-
tendre une voix humaine. Parfois, quelqu'un passait rapidement,
sur un boulevard, frôlant les murs, tel qu'une ombre craintive :
soudain, on le voyait tomber et se tordre, subitement frappé. Bien-
tôt l'épidémie atteignit les émigrans eux-mêmes. On se racontait
tout bas que ces malheureux mouraient dans les bois, le long des
rivières, abandonnés, livrés à toutes les tortures de l'agonie soli-
taire. Et sur cette contrée maudite, un soleil implacable, dont les
rayons semaient la mort.
M^ Hyacinthe fut terrifié. Un instant il resta presque découragé,
se demandant ce qu'il ferait pour secourir ces infortunés. Tous les
ans le fléau les décime, et jamais ils ne s'en méfient. Avec la molle
THÉRÉSINE. 29'
insouciance des peuples des pays chauds, ils croient avoir tout fait
quand le mal est passé. Puis l'évêque se raidit contre cette défail-
lance et organisa les premiers secours. Il sentait qu'une aide puis-
sante lui viendrait des hôtes de la Maison-Rouge.
Thérèse avait reçu sa dépêche, comme elle causait avec son mari,
étendu sur le divan de cuir, sous la vérandah. Quelques jours au-
paravant, Phineas avait fait une chute de cheval. Sa jambe luxée
lui refusait tout service. Quand il remuait, la douleur était si
vive que cet homme robuste ne pouvait retenir un cri. Rien de
grave, du reste. Le médecin exigeait quinze jours ou trois semaines
de repos. M™^ Dawitt regarda le télégramme, et un éclair flamba dans
ses yeux gris :
— Lisez, dit-elle à son mari en lui tendant le papier.
Dawitt ne comprit pas tout d'abord. Le choléra et la fièvre jaune
sévissaient à San-Antonio ? Eh bien ! est-ce que cela n'arrivait pas
tous les ans? Il crut que la jeune femme devenait folle quand elle
ajouta d'une voix nerveuse: « Je partirai demain. » Partir! Et
pourquoi partirait-elle? Alors, elle lui confia ce qu'elle avait confié
déjà à Nathaniel : l'engagement moral pris envers M^'"" Hyacinthe de
le rejoindre s'il faisait appel à son dévoùment.
— Comment ! tu vas me quitter, tu veux renoncer au bien-être
que tu goûtes, à la tranquillité dont tu jouis, pour aller t'enfermer
avec des pestiférés ?
— J'ai promis! Si vous étiez sérieusement malade, je resterais.
— Mais ce n'est plus de la religion, c'est de l'insanité!
Elle mit sa main sur l'épaule de Phineas, et le regardant avec
une douceur infinie :
— ]Ne devinez-vous pas pourquoi je vous supplie de me laisser
partir pour San-Antonio? Non-seulement de me laisser partir, mais
de vous unir à moi dans l'œuvre de charité que j'entreprends? En
ce moment, il vous est impossible de m'accompagner; faites plus :
laissez-moi user à mon gré de votre nom et de votre fortune.
Phineas comprit, car il la connaissait bien maintenant. En
épousant le créole, Thérésine s'était dit qu'elle n'effaçait rien du
passé. Eh quoi ! prétendait-elle racheter ses fautes mêmes incon-
scientes en vivant dans la tranquillité et le bien-être? Ce qui déses-
pérait Phineas, ce n'était point de voir Thérèse s'exposer au péril de
l'épidémie : il pratiquait la même insouciance que ses compatriotes.
Un fléau dont on entend parler depuis son enfance n'est plus un
fléau. C'est quelque chose de fatal et d'inévitable, comme le retour
régulier des saisons, comme, l'inondation qui désole la plaine. Non,
le créole raisonnait de façon plus humaine et plus égoïste. Il souf-
frait de ne point s'en aller avec elle, de la perdre pendant près
30 REVUE DES DEUX MONDES.
d'un mois, de se séparer de la compagne délicieuse sans laquelle
la vie lui paraissait insupportable. Volontiers il lui eût donné la
moitié de sa fortune en lui disant: « Fais-en ce que tu voudras,
et ne me quitte point ! » Mais comment eût-il résisté à Théré-
sine? Ayant consenti, il voulut au moins qu'elle attendît quelques
jours avant de partir. Il ne put rien obtenir : ni qu'elle retardât le
voyage jusqu'à ce qu'il fût rétabli, ni qu'elle abrégeât le temps de
son séjour au Texas.
Jamais il ne l'avait vu déployer une pareille activité. Fébrile,
ardente, nerveuse, elle faisait préparer des médicamens, des pro-
visions, des monceaux de linge. Elle rédigeait vingt dépêches
qu'elle expédiait à la Nouvelle- Orléans, embauchant des médecins,
promettant de splendides honoraires à tous ceux qui la rejoin-
draient à Vermillion-Ville, afin que dix sœurs du couvent se tins-
sent prêtes à l'accompagner. Phineas lui permettait de jeter l'ar-
gent à pleines mains. Elle dépensait largement, heureuse de
secourir ceux qui souffraient, de voler à leur aide, de risquer la
mort pour laver les fautes de sa vie !
Nathaniel n'osait rien dire, mais il n'approuvait pas cette exalta-
tion. Et comme Phineas lui demandait brusquement :
— Eh bien! que penses-tu de tout cela?
— Rien.
— Si encore je pouvais l'accompagner 1
— Tu la rejoindras bientôt. Pour l'instant, tu as pris une déci-
sion sage en laissant Thérèse partir. Elle aurait trop souffert en
n'exécutant pas son généreux projet. Ce qui m'inquiète le plus...
Il n'acheva point. A quoi bon tourmenter son ami? Il connaissait
le caractère de Phineas. Le créole insouciant ne pensait même pas
que l'épidémie pût atteindre Thérèse ou lui-même : c'était bon pour
des nègres ou des filles de couleur! Les provisions réunies par
M""® Dawitt partirent le soir même pour la station ; et le lendemain
matin, deux heures avant le lever du soleil, elle se mit en route.
Sa pensée surexcitée volait par-delà les plaines, dans cette contrée
où elle allait porter la consolation et l'espérance. Tout ce que cette
créature ardente possédait de force intellectuelle se dépensait en
projets fiévreux. Une pure joie luisait dans ses yeux. On eût dit un
soldat ayant besoin de se réhabiliter, et qui marche au feu avec la
volonté d'un être qui veut tout perdre ou tout sauver.
A Vermillion-Yille, les sœurs l'attendaient et montèrent en wagon
avec elle. Le fléau était dans toute sa violence lorsque la jeune
femme rejoignit Me"" Hyacinthe. Elle l'avait prévenu par une dé-
pêche, et tout de suite ils se mirent à l'œuvre. Avec beaucoup
d'argent, on fait ce qu'on veut dans tous les pays du monde.
THÉRÉSINE. 31
D'abord, Tevêque ordonna d'établir des campemens à travers la
plaine, aux alentours de la ville. Il savait combien la tente est
saine pour les malades, et qu'en temps d'épidémie rien n'est plus
mauvais que l'atmosphère corrompue des maisons. Thérésine veil-
lait à tout, aidée des sœurs de charité. Les médecins, tentés par
les grosses sommes que M™® Davi^itt avait offertes, arrivaient de la
Nouvelle- Orléans et de Galveston. Toute cette population déses-
pérée retrouva du courage devant l'héroïsme de l'évêque et de
Thérésine. Quand les mourans voyaient s'approcher d'eux cette
douce consolatrice, que rien ne rebutait, à qui rien ne répugnait,
un dernier rayon d'espérance luisait dans leur âme. Chaque jour,
M'"'' Dawitt recommençait ses pieuses visites ; insensible à la fatigue
et à la crainte, elle se promenait souriante et paisible à travers ces
misères empestées. Elle aidait les médecins à panser les ma-
lades; elle surveillait les médicamens qu'on fabriquait; elle ense-
velissait les morts. Si quelques-uns parlaient de fuite, en voyant
la prolongation de l'épidémie, elle se révoltait, coulant son courage
dans tous les cerveaux. Et bientôt elle devint comme la souveraine
de ce pays perdu : on lui obéissait aussi docilement qu'à M^"" Hya-
cinthe. Il suffisait qu'elle donnât un ordre pour qu'il se trouvât dix
personnes prêtes à l'exécuter. Ces créoles superstitieux se plai-
saient à la considérer comme une jeune divinité venue du ciel pour
les secourir ; et, à la voir passer toujours calme et active, on eût
dit, en effet, un être d'espèce supérieure, que ne pouvaient atteindre
ni le mal ni la lassitude. Comment Thérèse et M^^ Hyacinthe pu-
rent-ils résister à tant de fatigues accumulées, renouvelées tous les
jours, et réparées à peine par une nuit de sommeil lourd? 11 sem-
blait à la jeune femme que chacune de ces heures où elle exposait
sa vie avec délices effaçait une des heures de sa vie d'autrefois.
Chaque soir, avant de revenir à l'évêché, elle entrait dans la cathé-
drale, et, se laissant tomber à genoux, elle priait avec sa ferveur
passionnée.
— Mon Dieu, permettez - moi de me racheter, d'effacer mes
hontes et de diminuer mes remords ! Prenez ma beauté, prenez ma
santé, prenez ma vie, mais que je ne reste plus obsédée par le
souvenir d'autrefois !
Et plus le temps coulait, plus Thérèse se sentait apaisée. Elle
achevait sa réhabilitation par l'abandon de son être, par un sacri-
fice incessamment offert. Trois semaines s'écoulèrent ainsi sans
qu'elle faillît un instant dans l'accomplissement de sa tâche ; trois
semaines où elle fut une héroïne; non-seulement tous les jours,
mais à chaque heure du jour. Un dévoûment immédiat n'atteste
que le généreux élan d'un cœur élevé ; mais le dévoûment qui se
32 REVUE DES DEUX MONDES.
renouvelle sans cesse et ne se lasse jamais ne peut venir que
d'une volonté réfléchie. L'évêque admirait ce courage que rien
n'effrayait, cette pensée toujours active, qui se faisaient ingénieux
pour adoucir la douleur des autres. Et ce qui l'étonnait le plus,
c'était la force de résistance de cette femme, dont le corps semblait
infatigable.
Cependant l'épidémie diminuait; les morts étaient moins nom-
breuses, et grâce aux soins, à l'hygiène, à la prudence observée,
on enrayait maintenant les progrès du mal. Depuis plus d'un
mois que Thérèse était arrivée, Phineas lui écrivait régulière-
ment, la suppliant de revenir. Elle ne voulait point décourager la
bonne volonté de son mari, mais elle inventait prétextes sur pré-
textes pour prolonger son séjour. Il lui sembla bientôt que Phineas
cessait d'insister pour qu'elle retournât à la Maison-Rouge. Elle ne
tarda pas à comprendre. Un après-midi, comme elle rentrait à
l'évêché pour se reposer une heure, elle reçut une dépêche de
son mari. Le télégramme contenait ces quatre mots : « J'arriverai
ce soir. » Elle eut un mouvement de joie, presque d'orgueil. Elle
se sentait heureuse de se montrer à Phineas au milieu de ce peuple
qui l'admirait, qui la vénérait, qui la bénissait; puis un autre sen-
timent lui venait, moins personnel et plus digne de l'élévation de
son esprit. Elle vou'ait que Dawitt partageât avec elle la reconnais-
sance de ces malheureux, pour lesquels il avait prodigué l'argent.
Tout bas, tout bas, la coquetterie féminine, qui ne disparaît pas au
milieu des émotions les plus intenses, se trouvait flattée que le
créole mît tant d'empressement à la rejoindre. Il ne pouvait point
se passer d'elle? Tant mieux! Tant mieux, maintenant qu'elle
était une autre femme, purifiée, grandie, lavée! Mamtenant
qu'elle pourrait jouir de son bonheur sans que les souvenirs mau-
dits vinssent empoisonner ses joies ! Car rien ne lui restait plus à
présent de ses désespoirs. La mort, vue par elle de si près, cette
mort hideuse par la fièvre jaune, cette mort qu'elle avait bravée
par tant de jours et de nuits, payait la rançon de la Thérésine d'au-
trefois. Elle réparait l'irréparable!
— Enfin, c'est toi !
Phineas ne dit que ces trois mots, et tous deux vinrent à pas
lents à l'évêché, où M^"" Hyacinthe les attendait. Le soir, pour la
première fois depuis que l'épidémie sévissait, le prélat con-
sentit à goûter un peu de repos, et il exigea que M"® Dawitt
en fît autant. Après le repas, l'évêque dit tout à Phineas : et
l'héroïsme de Thérèse, et ses dévoûmens, et ses vaillances. Elle
écoutait, rougissante, mais fière de la fierté de son mari, dont les
yeux brillaient de bonheur en entendant exalter par un saint, par
THERESINE.
33
un apôtre, la belle créature qu'il aimait si passionnément. Gom-
ment eût-elle redouté un malheur? Elle ne pouvait deviner que sa
vie allait se briser, à l'heure même où de si pures joies l'ennoblis-
saient. Le choléra ne faisait plus de victimes, et la fièvre jaune
semblait s'apaiser tous les jours. Dawitt voulut dès le lendemain
tout voir par ses yeux, visiter cette population si éprouvée et rede-
venue presque indifférente depuis le ralentissement du mal. La
promenade dura trois heures, et comme le créole rentrait à l'évêché
avec sa femme, il se plaignit d'un léger malaise. Mais sa rude exis-
tence de planteur l'avait endurci contre la souffrance. Il dîna gaî-
ment; et, quand il se retrouva seul avec Thérèse :
— Je suis heureux de tout ce que tu as fait. Merci !
Il lui tendait les mains, la regardant avec des yeux émus, et
joyeux de la joie qu'elle montrait, heureux du bonheur qui luisait
dans son regard.
— Ce que j'ai fait? murmura-t-elle. Est-ce que mon œuvre n'est
pas aussi la tienne? Qu'aurais-je pu, sans ta générosité et sans ton
amour?
Le créole insouciant, ce railleur accoutumé aiLX plai|anteries
d'un sceptique comme Nathaniel, était gagné par la contagion du
bien et du dévoûment.
Vers le milieu de la nuit, Thérèse, qui reposait à côté de son
mari, fut éveillée par la respiration rauque de Phineas. Une lampe
éclairait la chambre, jetant sa lueur pâle sur les meubles et les
tentures. La jeune femme frissonna : Dawitt, étendu sur le dos, les
yeux ouverts, semblait paralysé. On eût dit qu'une violente douleur
l'opprima it; il portait fréquemment la main droite à son front,
comme s'il eût voulu chasser une souffrance insupportable.
— Grand Dieu! qu'as-tu? s'écria-t-elle.
II tourna les yeux vers elle, des yeux brillans d'où coulaient des
larmes; ses lèvres remuèrent, mais il n'eut pas la force de pro-
noncer une parole. Épouvantée, elle sauta à bas du lit. Phineas
continuait à la regarder fixement. Thérèse prit ses mains :
elles étaient froides, et froides aussi les épaules, la poitrine
et les jambes. Les traits du créole se détendaient lentement. Ils
exprimaient à présent un étonnement vague, presque enfantin ; on
voyait la peau se plaquer de marbrures rouges. Thérèse jeta un
grand cri. Elle comprenait. La fièvre jaune ! c'était la fièvre jaune !
Avant de partir, le fléau sinistre se vengeait de celle qui l'avait
obstinément combattu, en frappant l'être qu'elle aimait par-dessus
tous les autres. Ah I l'épouse s'était vouée à son œuvre de sacrifice
et forçait le mal hideux à s'enfuir vaincu? Le mal se retournait, et
comme dernière victime choisissait l'époux ! Thérèse s'élança hors
TOME LXXXIV. — 1887. 3
34 RETUE DES DEUX MONDES.
de la chambre et fit éveiller M^ Hyacinthe. Une heure après,
l'évêque avait appelé les deux meilleurs médecins de la colonie, et
l'on commençait un traitement énergique.
Des saignées soulagèrent d'abord Phineas, puis il retomba vite
dans nn accablement profond. Thérèse avait retrouvé tout son calme
en présence de cet etfroyable danger. Ses yeux ne quittaient pas
le jeune homme, suivant les progrès de la maladie ; elle étudiait dé-
sespérément cette face vultueuse, ces conjonctives injectées, toujours
brillantes de celte malsaine ardeur que la fièvre allume. La jeune
femme ne voulait permettre à personne de servir son mari. De ses
mains délicates, elle lui faisait boire la potion huileuse qui calme les
tortures de l'estomac, ou promenait sur tout le corps la lotion
vinaigrée qui apaise les brûlures du sang. Phineas ne pouvait tou-
jours pas dire une seule parole; seulement les traits contractés
attestaient l'atroce douleur qui le torturait. Yers le second jour, le
pouls tomba brusquement, et la rougeur du yisage fit place à une
teinte jaune qui couvrit bientôt le corps entier par plaques très
larges. Pouvait-on encore le sauver? Les médecins hochaient la
tête. Ils avaient vu tant de condamnés se reprendre à la vie, tant
de convalescens mourir en quelques heures ! Le troisième jour
commencèrent les vomissemens, qui durèrent tout l'après-midi
sans discontinuer. Et maintenant les douleurs devenaient lanci-
nantes, non plus seulement dans la tête, mais dans les reins, dans
le cou et dans les muscles de la région vertébrale. Ahl elle n'espé-
rait plus rien, la malheureuse Thérèse ! Elle avait fait une terrible
connaissance avec le fléau, pendant ce mois écoulé, et elle compre-
nait bien que Phineas était perdu !
La quatrième nuit revenait, une nuit chaude et lourde. A genoux
devant le lit où gisait son mari, la tête dans les draps, elle pleu-
rait. Oh! elle pleurait, le cœur cassé, sentant que tout était fini,
fini! Mourir! il allait mourir, l'homme qui l'avait arrachée à son
bourbier, qui l'avait faite femme, qui l'avait purifiée, grandie,
sanctifiée! Et elle ne pouvait rien pour lui, rien, rien! Elle avait
sauvé des indifîérens, des êtres qu'elle ne connaissait pas, et
ses efforts échouaient lorsqu'il fallait arracher à la mort celui à qui
elle devait tout, celui pour qui elle fût morte avec joie ! Elle le con-
templait toujours, immobile et glacé : il continuait à la regarder
obstinément; et dans ces yeux où la pensée déjà s'éteignait, elle
cherchait à déchifirer une volonté dernière. Puis, quand elle eût
pleuré toute la nuit, elle se révolta. Dieu était injuste! Quoi! en
échange de milliers d'existences, il ne daignait pas lui en accorder
une ! Il payait ses fatigues par la plus atroce des douleurs qu'elle
pût endurer! Elle s'accusait maintenant de la mort de Phineas.
THÉRÉSINE. 35
Le ciel exigeait que l'expiation fût complète : il ne voulait pas
même lui laisser ce bonheur sans mélange qu'elle croyait avoir
mérité et conquis 1 Aux premières lueurs de l'aube qui rosait les
lauriers immobiles, M"'' Hvacinthe entra dans la chambre. Elle cou-
rut à lui :
— Ah! sauvez-le! sauvez-le! sauvez-le!
Et, se laissant glisser sur les genoux, elle implorait l'évêque
comme s'il eût été plus qu'un homme, comme si sa volonté eût pu
chasser loin de cette couche funèbre le spectre qui la menaçait.
— Priez,., prions, dit-il.
Au premier regard. M"' Hyacinthe avait compris. La dernière
heure allait sonner. Il fit prévenir deux des prêtres qui demeu-
raient à l'évêché, et, quelques instans plus tard, il administrait au
mourant le sacrement de l'extrême-onction. Puis, s' agenouillant à
côté de Thérèse, que secouaient des sanglots désespérés, il pria,
le cœur désolé, pour l'âme de celui qui allait partir...
Le jour s'était levé. Du grand jardin montaient les senteurs ex-
quises des lauriers, que doraient maintenant les premiers rayons
de soleil; les figuiers tendaient leurs branches chargées de fruits
mûrs, et l'odeur forte des citronniers embaumait l'air. Les oiseaux
chantaient gaîment, en se poursuivant à travers les arbres, dans
les hautes futaies : et c'était comme une joie universelle de la na-
ture, qui jouissait avec délices de ces quelques instans de fraîcheur
avant les torpeurs brûlantes de la journée.
XIL
Lorsqu'on a perdu un être aimé, commence toute une période
d'accablement, pendant laquelle le cœur saigne et l'esprit se révolte.
La pensée ne peut pas et ne veut pas s'habituer à l'idée cruelle de
l'irréparable. On se dit : « Plus jamais, plus jamais!.. » et l'intel-
ligence n'accepte pas que ce soit pour toujours fini. Ce que la créa-
ture humaine a le plus de peine à comprendre, c'est la possibilité
du néant. L'âme ne meurt pas quand le corps disparaît. Mais le
cerveau borné n'a de l'âme qu'une conception vague et craintive,
tandis que le corps, palpable, visible, matériel, résume l'idée de
mort dans ce qu'elle a de plus effrayant. Puis, lentement, vient l'ac-
coutumance, et l'on se résigne, en se laissant bercer par la pen-
sée de l'éternité qui rapproche. Thérèse n'en était pas encore là.
Elle souffrait cruellement et ne cherchait pas même l'espérance.
Peut-être, entourée d'une famille, aurait-elle accepté plus vite la
réalité. Mais elle se trouvait seule au monde, sans autres amis que
36 REVUE DES DEUX MONDES.
INathaniel et M^"" Hyacinthe. L'évêque ne pouvait la consoler que
par ses lettres, et Nathaniel jouait mal un rôle dont l'éloignaienî
autant son propre chagrin que sa nature un peu brusque.
Cependant, la jeune femme remplissait jusqu'au bout son devoir
d'épouse. Le lendemain du service solennel célébré à Galveston par
le prélat, elle ramenait pieusement à la Maison-Rouge le cei^cueil où
dormaient les restes de Phineas.
Elle rêvait de lui élever un mausolée superbe. Déjà, en un élan
de délicate tendresse, sa pensée choisissait un monticule élevé, en
face des Eaux-Glaires, dans la forêt de tulipiers. Par son ordre, Na-
thaniel faisait venir de la Nouvelle-Orléans les meilleurs ouvriers.
Thérèse voulait que son mari dormît le grand sommeil au milieu de
ces arbres féeriques qu'il aimait tant, dans la terre où il était né,
et bercé par le chant des oiseaux qui naguère le ravissaient.
Quant aux questions d'intérêt, elles furent bientôt réglées. Par un
testament écrit trois semaines après son mariage, Phineas laissait
toute sa fortune à sa veuve. Aucun legs spécial pour Nathaniel.
Seulement, Dawitt autorisait son vieil ami à se faire donner telle
somme qu'il lui plairait de demander. La délicatesse du créole se ré-
vélait en ce détail charmant. Il savait qu'il est des affections et des
dévoûmens qu'on ne peut jamais payer à leur valeur, et il voulait
que Béryot choisît lui-même ce qui lui convenait. Il secoua triste-
ment la tête quand Thérèse le mit au courant :
— Et de quoi ai-je besoin? dit-il. Est-ce que vous ne me donne-
rez pas toujours le gîte et la pâtée?
— Un homme tel que vous doit être indépendant.
— On n'est jamais indépendant, ma chère. La vie est un composé
de petits esclavages.
— N'importe. J'entends que la volonté de mon mari soit respec-
tée. Ce n'est pas vous, vous son meilleur ami, qui refuserez de lui
obéir. Vous avez à la fois toutes les hauteurs de l'esprit et toutes
les délicatesses du cœur. Vous ne me ferez pas le grand chagrin de
vous dérober...
— Soit. Quand j'étais jeune, je rêvais d'avoir vingt-quatre mille
francs de rente. Aujourd'hui, je suis presque vieux : la moitié me
suffira.
Thérèse ne répliqua rien. Son plan était arrêté. Elle écrivit à son
banquier de la Nouvelle-Orléans que, obéissant au testament de
son mari, elle disposait d'une somme de deux cent mille piastres en
faveur de M. Nathaniel Béryot. Elle priait qu'on transformât ce capi-
tal en rentes françaises nominatives. Et, un matin, elle remit au
normalien un titre qui lui assurait quarante mille francs de reve-
nus. Il sourit avec amertume :
THÉRÉSI^E. 37
— Quelle drôle d'idée de vouloir que je sois riche... à mon âge!
Cependant le travail ne chômait pas à la Maison- Rouge. Thérèse,
aidée par Nathaniel, dirigeait la plantation et l'armée des travail-
leurs ; elle se chargeait de toutes les dépêches aux correspondans.
En même temps, elle passait trois heures tous les jours à surveiller
le mausolée qui se dressait lentement à cent mètres du beau lac que
Dawitt aimait tant. En huit mois, la construction fut terminée.
Thérèse ne revit M^"" Hyacinthe qu'après un an de veuvage. Elle
éprouvait l'âpre besoin de retourner à Gai veston, là oii elle avait
été à la fois si heureuse et si malheureuse. C'est là que, pour la
première fois, elle avait senti sa conscience en repos ; là que Phi-
neas avait fermé les yeux à la lumière. De plus, elle voulait laisser
en cette ville une trace inoubliable de son séjour.
La jeune femme avait beaucoup changé pendant l'année qui ve-
nait de s'écouler. Elle était toujours admirablement belle, mais sa
beauté avait un éclat plus vif qu'autrefois. Le visage humain reflète
toujours la noblesse de la pensée. La tristesse douce qui remplissait
l'âme de Thérèse la faisait plus haute et plus fière. Quant au passé
ignominieux, il n'existait plus dans son souvenir : elle l'avait ou-
blié.
Béryot, non plus, ne rappelait guère le Nathaniel d'autrefois. Sa
gaîté était plus nerveuse, même presque affectée, comme s'il eût
joué un rôle ; le sceptique devenait rêveur. Et, comme la jeune
femme s'en apercevait :
— Moi, rêveur! s'écria-t-il en riant. Quelle idée! Il y a des
heures où je m'ennuie, voilà tout.
— C'est donc pour cela que vous êtes si remuant, vous qui refu-
siez de sortir et de marcher? Ne vous rappelez-vous plus vos théo-
ries? Rien n'est si malsain que l'exercice !
Il ne voulait pas avouer que la présence de Thérèse le gênait,
qu'il évitait de se trouver seul avec elle, et que ses longues prome-
nades n'étaient qu'un prétexte inventé pour elle autant que pour lui.
Eh bien! oui, il l'aimait! Il l'aimait depuis que sous sa direction ce
cerveau s'était ouvert à la science, à l'intelligence, à la clarté. Il l'ai-
mait comme pouvait aimer cet homme revenu des entraînemens de
la vie, dont les sens calmés ignoraient les emportemens brusques.
C'était un chaste. A peine, durant les longues années de son séjour
auprès de Phineas, avait-il honoré de sa préférence quelques quar-
teronnes dignes de ses bonnes grâces. L'amour, pour Nathaniel,
c'était un sentiment fait d'adoration, de respect et d'admiration.
Et il n'admirait, il ne respectait, il n'adorait personne à l'égal de
Thérèse. Eh ! que lui importaient les aventures du passé, à lui qui
regardait la morale comme une convention ! Il avait vu l'intelli-
38 REVUE DE5 DEUX MONDES,
gence de la jeune femme s'ouvrir comme une belle fleur aux pre-
mières caresses du soleil ; il avait vu son âme ardente s'enthousias-
mer pour toutes les idées nobles et généreuses ; il avait vu sa con-
duite comme maîtresse, comme femme, comme veuve; avec quelle
énergie elle se pliait au travail, et comment même, à présent, elle
dirigeait presque toute seule une immense habitation.
Alors, pour chasser de son cœur cette passion sans espoir, il s'en-
fuyait au loin. Hélas! il emportait dans son cœur l'irrésistible ?ou\enir.
Ah ! quels combats son esprit livrait à sa déraison ! Aimer ! aimer cette
créature belle entre toutes les créatures! Aimer qnand il neigeait sur
sa tête, quand cinquante hivers voûtaient ses épaules! Le plus sage
est le plus fou dès qu'une pensée de femme traverse son cerveau.
Il en arrivait à redouter la présence de Thérèse, à se sentir heureux
lorsqu'il ne la voyait pas, lorsqu'il pouvait inventer un prétexte pour
s'enfermer chez lui. Aussi approuva-t-il chaudement son idée de con-
struire à Galveston un hôpital qui porterait h-, nom de Phineas.
Elle resterait un mois ou six semaines avecM^' Hyacinthe, et, pen-
dant ce temps, il ne souffrirait pas de sa présence. Ce philosophe au
jugement si fin analysait parfaitement le sentiment qui l'absorbait.
Phineas avait aimé Thérèse avec ses sens ; lui l'aimait avec sa tête-.
Et quand il contemplait la jeune feîiime, il se disait que nul homme,
ayant le cœur libre, n'approcherait impunément de cette magicienne.
Elle partit pour Galveston vers les premiers jours du printemps.
Yeuve depuis treize mois, elle continuait à porter un deuil aussi
rigoureux qu'aux premiers jours. Ses anciens amis la revirent telle
que naguère, fière et calme sous son long voile noir. La commu-
nauté d'esprit était complète entre elle et le prélat. Les lettres fré-
quemment échangées avaient achevé de lier ces deux êtres l'un à
Tautre. M^'^' Hyacinthe lui racontait tout ce qui s'était passé depuis
leur séparation. Deux fois par semaine, il lui écrivait les change-
mens introduits dans le diocèse, la venue des prêtres nouveaux,
la création de paroisses établies sur les confins du territoire. Elle
ne reconnut plus la ville, assainie par des travaux considérables et
protégée contre les miasmes pestilentiels. L'évêque n'était pas seu-
lement un pasteur pour ses ouailles, mais un maître et un ami.
Depuis son arrivée au Texas, M""" Hyacinthe avait tant fait, que main-
tenant les cœurs allaient vers lui. On le consultait sur toutes les
questions qui touchaient à l'intérêt public; et Thérèse fut frappée
de cette domination qu'exerçait un homme par le seul empire de
son intelligence et de sa foi.
La jeune femme eut vite choisi l'emplacement où devait s'élever
l'hospice « Phineas Daw^itt; » car elle voulait que le nom de son
mari fût gravé sur le fronton de l'édifice. Puis el'le s'entendit avec
II
THERESINE. 39
les architectes. Ce devait être une création unique aux États-Unis ;
une maison de santé possédant toutes les ressources et pouvant se
suffire à elle-même. De plus, Thérèse transformait en fonds d'état
une somme considérable, afin d'assurer à l'hôpital de gros revenus.
— Vous faites un noble emploi de votre fortune, ma chère en-
fant.
— Alors, vous m'approuvez?
— Eh! quelle est celle de vos actions que je n'aie point admirée
depuis que je vous connais ! Par malheur, il y a trop peu de femmes
pareilles à vous ! L'église remuerait le monde.
L'évêque et M™^ Dawitt vécurent à côté l'un de l'autre pendant
deux mois, partageant les mêmes travaux, étroitement unis de
cœur et de pensée. M^'" Hyacinthe associait Thérèse à tous ses la-
beurs, à la fois si nombreux et si variés. Thérèse était frappée de
la hâte que l'évêque apportait dans l'accomplissement de ses de-
voirs quotidiens; et comme elle l'interrogeait :
— C'est vrai, je sens que ma mission touche à son terme. Déjà
plusieurs de mes amis de Rome m'ont écrit que le Saint-Père dai-
gnait être satisfait de mon œuvre.
— Raison de plus pour que vous ne l'abandonniez pas encore.
— J'ai accompli à peu près tout ce qu'on attendait de moi. Le
diocèse est prospère, les missions sont organisées; j'ai créé qua-
rante cures nouvelles. Maintenant...
Il ébauchait le geste lassé d'un homme qui, venu paur combattre,
n'a pas trouvé le champ assez large pour y dépenser l'ardeur de
son esprit. Thérèse devint triste.
— Je serai bien seule, murmura-t-elle, quand vous serez parti...
Elfe ne voulut pas quitter Galveston sans que les travaux de l'hô-
pital fussent commencés, et elle posa la première pierre du monu-
ment. Une grande surprise l'attendait à la Maison-Rouge.
— J'ai reçu une visite importante pendant votre absence, lui dit
Nathaniel.
— Ah!
— J'ai mieux aimé ne pas vous en parler dans mes lettres. Vous
auriez pu abréger votre séjour à l'évèché, et c'eût été vous gâter un
plaisir. M. Laraérac, le banquier de la Nouvelle-Orléans, est venu
faire des offres pour l'achat de l'habitation.
— Vendre la Maison-Rouge!
— î»jan. 11 pense bien que vous ne voudrez point vous séparer de
la demeure où votre mari est né, où est construit son tombeau. II
propose d'acheter la plantation, et de se substituer à vous dans vos
engagemens avec les noirs.
Thérésine rélléchit un instant, et d'une voix nette :
40 REVUE DES DEDX MONDES.
— Je refuse !
— Vous avez tort. M. Lamérac offre une somme considérable : si
grosse qu'à mon avis il n'agit pas à lui seul. J'estime qu'il est le
représentant d'une société d'actionnaires.
Pour la seconde fois, elle répliqua avec une décision brusque :
— Je refuse I
— Donnez -moi un argument solide, et je n'insiste pas. Il se pas-
sera longtemps avant que vous retrouviez cette bonne fortune. Vous
en avez fait l'expérience depuis un an : c'est une rude besogne que
de mener cette armée de travailleurs, que de surveiller les semai-
sons et les récoltes, que de traiter des ventes et des achats. Une
femme seule ne peut y suffire.
— Je ne suis pas seule, mon ami, puisque vous êtes là.
Nathaniel semblait gêné. Cet homme si net et si franc hésitait.
— C'est que, précisément...
Les mots s'étranglaient dans sa gorge.
— C'est que,., précisément,., je suis forcé de vous quitter.
Elle eut un tel mouvement de stupeur que Béryot n'osa plus la
regarder.
— Me quitter! vous!
— Oui...
Thérèse tenait ses yeux fixés sur lui. Comme il ne répondait rien,
elle fit quelques pas à travers la chambre. Brusquement, elle s'arrêta
devant Nathaniel :
— Il y aura bientôt sept ans que nous vivons dans une intimité
absolue de pensée. Je vous connais : un être comme vous ne fait
rien sans raison. Abandonner la Maison-Rouge ! Pour que vous ayez
conçu une pareille idée, il faut que vous ayez un motif sérieux. Le-
quel?
De nouveau, il ne répondit pas ; et qu'eût-il répondu? A son tour,
il s'éloignait de Thérèse, ne sachant que dire, ne sachant que faire.
— Vous possédez un cœur élevé, une âme loyale, une conscience
droite. Vous avez dû songer qu'un ami ancien ne laissait pas aban-
donnée à elle-même une femme dans ma position, c'est-à-dire une
femme sans famille, sans appui, presque seule au monde. En dehors
de vous et de M^'' Hyacinthe, je ne me connais pas un ami. Vous
ai-je blessé sans m'en douter? Alors, je vous prie de m'excuser.
Étes-vous mal ici? Parlez, je vous en prie : je ne comprends pas!
— Me blesser, vous? Il est impossible que vous pensiez cela une
minute. Vous êtes une créature parfaite, et j'aimerais mieux douter
de ma raison que de votre cœur. Mais que voulez-vous? Je me fais
vieux. La mort peut me frapper à l'heure où je l'attendrai le moins,
et je suis comme l'oiseau blessé qui retourne se blottir dans son
THÉRÉSINE. Al
nid. L'idée que je reposerais dans une terre étrangère, hors de mon
pays, m'est insupportable. Cette préoccupation doit vous paraître
étrange chez moi (il affectait de rire et de se moquer de lui-
même) ; c'est quelquefois le plus sceptique qui est le plus senti-
mental! Vous aimerai-je moins parce que,., parce que j'ai le désir
de revoir ma vieille Côte-d'Or? Il y a là un petit village où je suis
né et où je voudrais vieillir en paix. Vous savez, quand on approche
de sa fin, on pense à son commencement. Grâce à votre générosité,
j'achèterai le château; — me voyez- vous châtelain! je ris rien que
d'y penser ! — et si je suis loin de vous, ma chère Thérèse, du
moins je serai près des vieux qui attendent leur fils depuis tant
d'années...
Elle le regardait toujours fixement. Il parlait de rire, et ses yeux
s'emplissaient de larmes, et son fin visage laissait deviner une dou-
leur profonde. Thérèse ne comprenait toujours pas ; comment eût-
elle pu soupçonner la vérité? Mais elle sentait que la résolution de
Nathaniel était bien prise, et qu'il souffrait réellement. Elle ignorait
la cause de cette souffrance, mais elle ne pouvait plus mettre en
doute la volonté bien nette de son ami. Il voulait partir, se séparer
d'elle, rentrer en France, et non pour le motif qu'il alléguait, mais
pour des raisons secrètes qu'il n'avouait pas. Peut-être, le voyant
indifférent ou calme, ne lui eût-elle point pardonné un abandon
inexplicable ; mais les larmes de Béryot remuaient le cœur de Thé-
rèse. Elle n'admettait pas qu'un tel homme pût être guidé par un
mobile inférieur, que cette douleur subie par lui ne lût pas réelle-
ment cruelle. Elle lui tendit la main dans un élan spontané d'affec-
tion sincère.
— Je me tais. Partez. Seulement j'ai besoin de réfléchir sérieu-
sement à la proposition de M. Lamérac. Vous gardant avec moi, je
l'aurais déclinée; si je reste seule, je suis contrainte à l'accepter.
Je vous demande de demeurer à la Maison-Rouge jusqu'à ce que
cette liquidation soit finie.
La vente dura plus longtemps que Thérèse et Nathaniel ne se
l'imaginaient. Il fallut cinq mois pour dresser un bilan exact de la
propriété, des marchandises, des contrats passés avec les travail-
leurs et les correspondans. Un matin, l'acte de vente, rédigé par
un notaire de Vermillion-Ville et soigneusement étudié par Béryot,
fut approuvé et signé. M'"^ Dawitt ne se réservait en toute propriété
que la Maison-Rouge et une partie du bois de tulipiers. Thérèse
conservait le droit d'enclore d'une ceinture de murailles l'habitation
et le parc qu'elle gardait. Elle éprouvait un réel chagrin à se séparer
de ces terres qui avaient appartenu à son mari; il lui semblait
perdre Phineas pour la seconde fois. Ce chagrin fut doublé par Na-
thaniel, qui retournait en France comme il l'avait annoncé. Les
Û2 REVUE DES DEUX MONDES.
adieux furent tristes et tendres. M""^ Dawitt souffrait de voir
Béryot s'en aller, et lui souffrait de la laisser seule. Ah ! s'il eût
osé parler! Mais cet être délicat et fier se trouvait trop heureux
déjà de n'être pas même soupçonné par la jeune femme. Et il
partait le cœur brisé, croyant quitter pour toujours cette fine créature
dont l'intelligence était son œuvre; il partait, sentant sa vie bien
cassée en deux. Comme elles lui paraissaient loin, ces années paisi-
blement vécues à la Maison-Rouge! Et que d'événemens, depuis le
jour où il pénétrait pour la première fois sous ce toit amical et
hospitalier! I' rentrait dans une vie nouvelle, n'ayant plus la tran-
quillité de son esprit, vaincu par le regard d'une femme, lui le con-
tempteur des femmes !
Thérèse tenait M^^ Hyacinthe au courant des incidens nouveaux
qui agitaient sa vie. L'évêque ne vit pas plus clair que M""® Dawitt
dans les pensées secrètes de Nathaniel. Gomment deviner un
amoureux en cet homme si pénétrant, blanchi par l'existence et
la méditation? Il crut qu'en effet la nostalgie du pays natal avait
pris le normalien, et que la mort imprévue de son ami, frappé
en pleine jeunesse, le décidait seule à rentrer en France. Il approuva
beaucoup la vente de la plantation. Dans une visite que Thérésine
lui fit à Galveston quelques mois après le départ de Béryot, il s'en
expliqua nettement avec elle.
— Il vaut mieux que vous ne conserviez point d'attaches dans ce
pays, ma chère enfant. Il ne se passera pas beaucoup de mois avant
que le saint-père ne m'ordonne de rentrer en France...
— Quoi! déjà?
— Le Vatican et le gouvernement français n'arrivent pas à s'en-
tendre pour le choix d'un évêque à ***. Il est fort possible que
l'accord se fasse sur mon nom. En ce cas, je devrais obéir. Je vous
l'ai confessé déjà : ma tâche est accomplie. Je reste à mon poste
tant que je n'en suis point relevé. Le jour où je quitterai le Texas,
est-ce que vous ne seriez pas bien seule? Une femme supérieure
par le cœur et par l'esprit, telle que vous êtes, se doit à elle-même
et aux autres. M. Béryot est parti : je partirai à mon tour. Que de-
viendrez-vous?
Et il lui expliquait la place qu'elle pouvait occuper à Paris, avec
son éducation et sa fortune. Pour l'évêque, Thérèse était une jeune
fille créole, orpheline et sans famille. M^"^ Hyacinthe lui parlait de ce
monde parisien, si brillant et si supérieur. Elle n'y possédait point
de relations? Mais ses amis, à lui, deviendraient vite les siens; sa
dignité de prélat lui donnait droit de cité partout, et, grâce à lui,
Thérèse serait bientôt reçue et acceptée dans les salons les plus
difficiles.
Le séjour qu'elle fit à Galveston eut une grande influence sur
THÉRESINE. 43
l'esprit de M"^"^ Dawilt. Tout d'abord il lui fut impossible de s'en
rendre compte. Elle était absorbée par les travaux de l'hôpital dédié
à la mémoire de son mari : on achevait de le construire. Mais, lors-
qu'elle se retrouva seule à l'habitation, elle se rappela les conseils
de l'évêque. M-"^ Hyacinthe ne se trompait pas : restant seule, rien
ne la retenait plus en Louisiane. Ses deux amis éloignés, la planta-
tion vendue, que ferait-elle, qui verrait-elle? De même que >'atha-
niel, elle éprouvait un déchirement de cœur en songeant qu'elle se
séparerait de ce pays qui l'avait purifiée, rajeunie, recréée ! Elle
s'accoutuma lentement à cette idée, mais sans fixer de date à l'évé-
nement qui changerait encore une fois son existence.
Rentrer en France !
Elle revoyait, à travers son souvenir, une enfant de seize
ans, frileusement cachée sous un manteau de voyage. Cette
enfant ne possédait rien au monde : un prénom de chanteuse,
une existence de courtisane, résumaient tout son passé. Debout à
l'avant d'un paquebot, elle regardait fuir et s'effacer à l'horizon les
côtes du Havre ; et, de même, peu à peu, la silhouette de cette enfant
fuyait et s'efï^içait, telle qu'une ombre noyée dans les vapeurs grises
du lointain. A la place se dressait unejeune femme qui ne ressemblait
guère à la pauvrette d'autrefois... Rentrer en France! Avec un nom
honorable, riche d'une grande fortune, lavée des souillures d'un
temps qui n'existait plus. C'est-à-dire pénétrer dans un monde nou-
veau que Yi'^ Hyacinthe allait lui ouvrir, paraître sur un théâtre in-
connu, elle, Thérésine; elle, l'ancienne petite chanteuse! Elle se
berçait de ces idées étranges, réfléchissant aux caprices du destin,
qui renverse en un jour les puissans de la veille, et va chercher
une enfant perdue dans la boue pour la hisser au sommet. Sa raison
claire et lucide entrevoyait à peu près nettement son avenir :
sept années auparavant, une créature avilie et méprisée avait quitté
la France, et une femme riche et respectée allait y revenir...
Est-ce que vraiment de tels changemens se produisent en une
vie? Elle n'était donc pas impossible, la réhabilitation complète,
absolue, qu'elle avait tant de fois rêvée?
Albert Delpit,
(L» troisième partie au prochain n".)
LUTTE
ENTRE
LA RELIGION ET LA PHILOSOPHIE
AU TEMPS DE SOGRATE
I.
L'histoire de la Grèce est double : elle montre des faits qui
excitent notre curiosité ou nous aident à former notre expérience
politique, et des idées qui inspirent encore nos poètes, nos philo-
sophes et nos artistes. C'est par les idées que les sociétés se trans-
forment et que la civilisation se développe. La véritable histoire est
donc celle de la pensée humaine ; or, vers la fin du v® siècle avant
notre ère, beaucoup de pensées fermentaient dans Athènes, et un
grand homme y commençait une révolution morale qui allait
donner une vigoureuse secousse à l'esprit grec; il faut aller à lui.
Par la guerre du Péloponèse, Athènes avait perdu son empire,
et bien autre chose ; ses anciennes mœurs et ses vieilles croyances
étaient ébranlées. Maîtres d'une moitié du monde hellénique, les
Athéniens avaient vu affi uer dans leur cité les hommes et les richesses ;
l'industrie, le commerce avaient pris un immense essor, et, au milieu
de ce mouvement général, l'esprit n'avait pu rester le prisonnier de
LA RELIGION AU TEMPS DE SOGRATE. ^5
l'ancienne orthodoxie religieuse. Des horizons nouveaux s'étaient
ouverts devant l'imagination du penseur, comme des mers nou-
velles devant le navire du marchand. Eschyle, Sophocle, Hérodote,
Thucydide, Aristophane, avaient rencontré, dans les voies où ils
s'étaient élancés, les plus belles conceptions du génie; Phidias
avait vu Jupiter ; Anaxagore avait presque trouvé Dieu. Ainsi, le
vieil Homère et tous les poètes qui l'avaient précédé ou qu'il
inspira avaient paru, après que la race grecque se fut, comme une
alluvion féconde, répandue sur les côtes de l'Asie et mêlée, par le
commerce et par les armes, au monde oriental.
Le sentiment religieux s'était épuré, au moins pour quelques-uns.
La conception de la divinité était plus élevée, et la grande question
de l'autre vie, tout en restant fort obscure, tendait vers une solution
moins grossière que celle qui en avait été donnée par Homère et
Hésiode. La récompense des bons (/p-Acroi) se rapprochait de celle
qui leur est aujourd'hui promise. « Les âmes des hommes pieux,
disent Épicharme, Pindare et Eschyle, habitent au ciel et célèbrent
par des hymnes la grande divinité. » L'âme des bienheureux
(y.a/.ape;), placée au milieu des astres, participait à la béatitude
divine, et jouissait de la vue perpétuelle de la lumière pure,
comme celle des élus de Dante.
Mais au-dessous des nobles préoccupations de ces grands esprits,
que d'agitations stériles ! Combien qui, ne pouvant créer, détruisaient ;
qui niaient le passé sans rien affirmer pour l'avenir ; qui tournaient
en dérision les lois, les mœurs, les croyances du vieux temps,
sans rien mettre à leur place. Les dévots entendaient avec effroi
des hommes se rire de tout ce qui faisait encore leur vie morale et
religieuse, douter de leurs dieux, parodier les mystères. Beaucoup
même, voyant que les prières, les sacrifices n'avaient point sauvé
Athènes des plus affreuses calamités, en vinrent à penser que les
croyances transmises par les aïeux pourraient bien n'être que des
mensonges; déjà on volait les dieux, non pas l'argent déposé dans
leurs sanctuaires, comme les Phocidiens le prendront à Delphc?,
mais, ce qui était un double sacrilège, les ornemens d'or qui recou-
vraient leurs statues (1). L'hellénisme était arrivé à ce carrefour
(1) Ainsi, au témoignage d'Isocrate (Contre Callimaque) furent volés au Parthèn» n
le Gorgoneion et plusieurs bas-reliefs du casque, du bouclier et de la chaussure l'e
Minerve. Démosthène, Contre Tiinocratès, 121, rappelle le \ol des ailes d'or de lu
Victoire, et Pausanias, I, xxv, 7, et xxix, 16, parle du grand mI de Lacharès, qui, au
temps de Démétrius, fils d'Antigone, prit les boucliers d'or de l'architrave et tout
l'or qui pouvait encore être enlevé de la statue de Minerve. On sait ce qui est ra-
conté, à tort ou à raison, de Denys l'ancien, pillant le temple de Proserpino et volant
à Esculape sa barbe d'or, à Jupiter son manteau d'or, « trop chaud pour l'été, Irup
froid pour l'hiver. »
A6 REVUE DES DEUX MONDES.
ténébreux où les religions aboutissent, lorsque le doute commence
à s'attacher à elles, et où la foule s'attai-de, parce que, si la
croyance ne conduit plus la vie, elle commande encore aux habi-
tudes. De là partent des routes dans lesquelles s'engagent les esprits
élevés et résolus qui laissent derrière eux le passé mourir lente-
ment et cherchent à aller au-devant de l'avenir qui s'approche.
Longtemps épars à la circonférence du monde grec, en Asie, dans
la Thrace et la Sicile, les philosophes étaient tous accourus au
centre, ioniens, éléates, pythagoriciens, atomistes. Depuis le siècle
de Périclès, Athènes était leur champ clos : c'est là qu'avait lieu la
mêlée des systèmes; là que commençait la révolution qui fit entrer
le paganisme dans la période de décadence pour le peuple, de trans-
formation morale pour les hommes supérieurs. L'ancienne religion
voyait l'esprit se retirer d'elle par deux voies. Les mystères, surtout
ceux d'Eleusis, avaient peu à peu dégagé, réuni et développé les
élémens spiritualistes que les vieux cultes renfermaient, et, sans
briser le polythéisme, tendaient à fah-e prévaloir l'idée d'un dieu
unique. Plus hardis, plus libres, les philosophes remontaient par la
raison seule à la cause première. Mais en agitant, pour l'éternel
honneur de l'intelligence humaine, les grands problèmes que la
religion populaire prétendait avoir résolus, C3S hommes faisaient
narurellement contre celle-ci acte d'insubordination et de révolte. Ils
la réduisaient à n'être qu'une forme vide, un linceul de mort qui
enveloppait l'état, et que, par prudence seule, par respect forcé
pour les faiblesses populaires, ils se gardaient de déchirer.
Le panthéisme des Ioniens permettait bien encore à Thaïes de
dire: «Le monde est plein de dieux, » mais Hippocrate subordonnait
leur action à des lois constantes et aux conditions de la matière.
« Il n'existe pas, disait-il, de maladies divines; toutes ont des causes
naturelles. » C'était briser l'arc d'Apollon et ses flèches, qui portaient
la peste et la mort dans les cités. Anaxagore, tout en proclamant
une cause unique, dont Platon fera le Xo^o; et saint Paul le Verbwn
Dei, supprimait les auxiliaires que la foi lui avait donnés. 11 osait
enseigner que les aérolithes venaient du ciel, — ce que les popolatu
de Naples ne croient pas encore, — et en donnant aux pierres météo-
riques cette origine, il était aux astres leur divinité: Mars, Vénus^
Hélios n'étaient plus que des masses rocheuses incandescentes.
Lorsqu'il disait : « Rien ne naît, rien ne meurt ; il n'y a partout que
composition et décomposition ; chaque chose retourne d'où elle est
venue, et le fond de la nature ne change pas, » il ruinait le sui*na-
turel et, avec lui, la religion qui vit de merveilles. Xénophane, plus
explicite, avait rejeté toute la théologie vulgaire et reproché aux
poètes d'avoir divinisé les forces nuisibles ou favorables qui agissent
LA. RELIGION AU TEMPS DE SOCRATE. A 7
sur l'homme ; Hésiode, même Homère, n'avaient pu trouver grâce
devant lui ; il leur reprochait d'avoir dégradé l'idée de la divinité,
en prêtant à leurs dieux des actions et des senlimens indignes de
l'Être absolu. Toutefois, Xénophane n'était point parvenu à concilier,
tout en les distinguant, Dieu et le monde, la cause et l'effet. Pour
sortir de ce mélange indécis de théisme et de panthéisme, son dis-
ciple, le redoutable Parménide, comme Platon l'appelle, ne trouva
d'autre moyen que de nier le monde. H le déclara une apparence
vaine, et nos sens qui nous le montrent des instrumens d'erreurs.
Démocrite, au contraire, réduisait le problème de l'univers à une
question de mécanique ; il n'existe, selon lui, d'autre substance que
celle des corps, d'autre force motrice que la pesanteur, et il se riait
de ceux qui des phénomènes de la nature avaient fait des dieux.
Un de ses disciples, Diagoras de Mélos, niait résolument leur exis-
tence. Pour se moquer des douze travaux d'Hercule, il jetait au feu
une statue en bois du fils de Jupiter et lui demandait d'accompUr
un treizième exploit en triomphant de ce nouvel ennemi. A Samo-
thrace, les prêtres lui montraient, en preuve de la puissance de leurs
dieux, les offrandes des navigateurs échappés au naufrage. « Mais
combien en auriez-vous, leur dit-il, si tous ceux qui ont péri vous
en avaient envoyé ? »
Tandis que les philosophes minaient la religion nationale par la
raison, les poètes comiques la tuaient par le ridicule, et leur in-
fluence s'étendait rapidement chez un peuple où tout le monde
lisait, même en voyage. Quel devait être l'effet produit sur la foule
réunie au théâtre, quand, à Athènes, on jouait le Plutus, les
Oiseaux et les Grenouilles d'Aristophane, qui traitent les dieux si
irrévérencieusement? A la cour des tyrans de Sicile, la satire poli-
tique n'étant point de mise, l'Olympe paya pour l'Agora : les puis-
sans du jour furent épargnés, mais les poètes vilipendèrent les
anciennes puissances de la terre et du ciel. Dans ses comédies
syracusaines, Épicharme faisait de Jupiter un gourmand obèse • de
Minerve une musicienne de carrefour ; de Castor et Pollux, des
danseurs obscènes ; d'Hercule, une brute vorace. On sait que Plaute
copia souvent ce poète audacieux, dans son Amphitrijon par
exemple ; et pourtant Épicharme était un personnage grave, dont on
a fuit un philosophe ! Syracuse lui éleva une statue avec cette in-
scription : « Autant le soleil l'emporte par son éclat sur les autres
astres et la mer sur les fleuves, autant Épicharme l'emporte par sa
sagesse sur les autres hommes. »
Ainsi, l'anciemie poésie qui avait vécu d'images, et la nouvelle
philosophie, qui vivait d'abstractions, ne pouvaient pas s'entendre.
L'une avait fait les Olympiens à la ressemblance de l'homme, l'autre
AS REVUE DES DEUX MONDES.
leur enlevait la forme brillante dont ils avaient été revêtus pour les
réduire à n'être que des entités métaphysiques. Le dieu philoso-
phique, nouveau Saturne, allait dévorer les dieux des poètes.
L'art eut sa part dans cette œuvre de destruction. Les parodies
des dieux étaient reproduites sur des vases peints, qui, circulant
partout, remplissaient le rôle de nos journaux de caricature, et popu-
larisaient les scènes irrévérencieuses de l'Olympe que les poètes
comiques avaient mises au théâtre. Nos collections en conservent
un certain nombre; un d'eux, à la Vaticane, montre Jupiter à la
porte d'Amphitryon. Le dieu, caché sous un masque barbu, tient
l'échelle qui lui fera atteindre, comme un vulgaire coureur d'aven-
tures galantes, la fenêtre où Alcmène l'attend. Près de lui Mercure,
déguisé en esclave ventru, va faciliter l'amoureuse escalade en
l'éclairant de son falot. Un autre vase, au British-Museum, repré-
sente Bacchus qui a enivré Vulcain, afin de pouvoir le ramener,
malgré lui, dans l'Olympe où il a éprouvé des ennuis. Ailleurs, c'est
Neptune, Hercule et Mercure qui pèchent à la ligne pour fournir aux
bombances des dieux.
L'introduction des idées nouvelles est souvent accompagnée d'un
ébranlement moral qui précède leur venue et dure jusqu'à leur
triomphe. Les Erinnyes, personnification du remords qui poursuit
incessamment le coupable, avaient joué un grand rôle chez les
anciens Grecs ; avec elles disparut la sanction pénale que la religion
avait établie pour cette vie et pour l'autre. Alors les vieilles lois
étant méprisées et les nouvelles n'étant pas encore établies, les
hommes se trouvent suspendus dans le vide, sans autre règle que
leur conscience qui chancelle et que leurs passions qui les entraînent.
Du même coup, la morale humaine s'affaiblit; le sentiment du devoir
diminue et les liens de la famille se relâchent. Ainsi en fut-il alors
pour Athènes. « Nous avons, disait-on en face d'un tribunal, nous
avons des courtisanes pour nos plaisirs, des concubines pour par-
tager notre couche, des épouses pour nous donner des enfans
légitimes et veiller au soin de la maison. » Est-ce Alcibiade qui
parle ainsi ? Non, c'est peut-être le plus grand des orateurs
d'Athènes.
II.
Cette lutte entre la religion et la philosophie fût restée sans
influence fâcheuse sur la cité si, dans le même temps, il ne s'était
ouvert des écoles de doute universel et de morale facile, où l'art de
parvenir remplaça le vieil et viril enseignement des vertus civiques.
LA RELIGION AU TEMPS DE SOCRATE. 49
Le système d'éducation ne changea pas pour l'enfant ; les an-
ciennes études de grammaire et de musique, les exercices militaires
et gymnastiques continuèrent ; mais le jeune homme se trouva
enveloppé d'un autre esprit. On a souvent montré le goût d'Athènes
pour les arts; il faut parler de l'art démocratique par excel-
lence, la rhétorique. De celle-ci naquirent deux classes d'hommes,
les rhéteurs et les sophistes, qui regardèrent le talent de discourir
comme étant à lui-même son moyen et sa fm. Aussi leur unique
souci était-il de rendre leurs élèves des parleurs redoutables, tandis
que les anciens maîtres ne cherchaient qu'à faire des citoyens et des
soldats. Autrefois, on apprenait à agir ; maintenant, on apprend à
parler.
C'était une conséquence inévitable du développement des mœurs
et des institutions démocratiques. Périclès lui-même n'avait pas
dédaigné les entretiens de Protagoras. En de petites cités où tout
se fait par la parole, l'éloquence est à la fois une épée et un bou-
clier ; avec elle on se défend et on attaque ; avec elle on gagne une
charge ou un procès, la faveur du public ou l'indulgence des juges.
A Athènes, chaque jour un citoyen risquait d'être accusé ou accu-
sateur, et il fallait plaider soi-même. Une accusation bien soutenue
mettait en lumière ; un échec avait le double inconvénient d'une
défaite et d'une perte sérieuse, car l'accusateur qui ne prouvait pas
son dire ou n'obtenait pas, au moins, le cinquième des suffrages,
payait une amende de mille drachmes. Savoir parler était donc une
nécessité. Pour arriver à la notoriété publique et à la puissance,
l'Agora était la route la plus sûre ; comme moyen de parvenir, les
exploits militaires ne venaient qu'après les discours. Cet art de bien
dire, même sans bien penser, celui de revêtir une opinion fausse
des apparences de la vérité et d'éblouir le vulgaire par l'éclat des
mots, ce talent de l'avocat qui, au besoin, plaide, avec une con-
\dction momentanée, une cause qu'il sait mauvaise, était fort re-
cherché des jeunes Athéniens, moins curieux à présent de com-
prendre et de chanter les hymnes des vieux poètes que d'acquérir
ce que le Gorgias de Platon appelle le plus grand des biens, à savoir
le talent de persuader par sa parole les juges dans les tribu-
naux, les sénateurs dans le conseil, le peuple dans les assemblées.
Aussi accouraient-ils en foule auprès des marchands d'argumens
et de subtilités, et payaient-ils à prix d'or leurs leçons. Hippias d'Élis
se vantait d'avoir, en Sicile, gagné par ses leçons, dans le court
espace de quinze jours, plus de 150 mines, malgré la concurrence
de Protagoras, alors au comble de la célébrité. Les sages avaient
jadis semé les paroles de sagesse, mais ils ne les vendaient pas; et
Socrate, Platon, s'indignaient de ces marchés que nos sociétés mo-
TOME LXXXIV. — 1887. k
50 REVUE DES DEUX MONDES.
dernes, assises, il est vrai, sur d'autres bases, voient pourtaat sans
colère.
Rhéteurs qui analysaient les procédés du langage, sophistes qui
analysaient les idées morales et politiques, c'était tout un. Les der-
niers ne formaient pas une école enfermée dans un système parti-
culier. Ils représentaient un certain état des esprits et un des côtés
de la philosophie grecque, le scepticisme. Ils ne croyaient à rien,
si ce n'est à l'art de bien dire ; préparaient, chacun à sa manière,
des orateurs pour les assemblées ou des discours pour les plai-
deurs, comme nos avocats louent leur parole ou vendent leur
science, comme nos maîtres de tout genre la donnent en échange
d'un salaire légitime. On croit qu'ils vinrent de Sicile à un certain
jour qu'on nomme et qu'on date. On peut le dire pour Gorgias ;
mais les sophistes et les rhéteurs ne sont pas un produit artificiel ;
ils sortent des entrailles mêmes de la société grecque de ce temps,
u Le plus grand des sophistes, a dit Platon, c'est le peuple; » il
voulait dire : c'est la démocratie, qui aime trop les beaux parleurs
et a bien rarement la prudence d'Ulysse, lorsqu'il passa près des
Sirènes.
Les quatre écoles qui, depuis Thaïes, avaient cherché la vérité
hors de l'enseignement religieux, par les seuls efforts de l'esprit,
n'avaient produit que des hypothèses fondées sur des raisonne-
mens a priori. La sophistique fut la réaction qui devait inévitable-
ment se produire contre un dogmatisme impérieux, comme le
scepticisme philosophique succédera aux affirmations doctrinales de
Platon et d'Aristote. Ces oscillations de l'esprit sont d'ordre natu-
rel. Les Ioniens avaient essayé d'expliquer la création par la ma-
tière, les Ëléates par la pensée, les Pythagoriciens par les
nombres, Leucippe et Démocrite par les atomes. Malgré des con-
ceptions puissantes, aucun problème n'avait été résolu, et les
systèmes s'étaient brisés les uns contre les autres, sans faire
jaillir la lumière. Sur la voie suivie par les philosophes, on ne
voyait donc que des ruines, et il y en aura toujours, attendu que,
parmi les questions qu'ils agitent, il en est qui dépassent notre
intelligence, comme il est des efforts qui sont au-dessus de notre
puissance musculaire. C'est l'honneur de l'esprit humain de vouloir
pénétrer jusqu'aux principes des choses; c'est le malheur de sa
condition de n'y aiTiver jamais ; et, quand il se sent vaincu dans
cette lutte pour la conquête de la vérité, il s'abandonne parfois à
des négations aussi téméraires que l'avaient été les audaces méta-
physiques. Ainsi en arriva-t-il en Grèce au temps où nous sommes.
La sophistique, qu'Aristote définit « une sagesse apparente, mais
non réelle, » est l'avènement de l'esprit critique. Gomme toute
puissance nouvelle, elle ne sut ni mesurer, ni ménager ses forces.
LA. RELIGION AU TliMPS DE SOCRATE. 51
Avec une méthode à la fois féconde et dangereuse, selon celui qui
l'emploie, et qu'elle emprunta aux Éléates, la dialectique, elle pré-
tendait tout analyser-, et elle mit tout en pièces, sans rien reconsti-
tuer. Elle ne le pouvait pas, car elle fut et elle resta la négation,
arme de guerre bonne pour détruire, qui ne sert pas toujours à
édifier. Lorsque Protagoras, de qui nous avons cependant de belles
paroles sur la justice et la vertu, disait que « l'homme est la me-
sure des choses, » "Av6pto-o; TravTwv yp-/;[j.ocTcov {xéxpov, cela signi-
fiait que toute pensée est vraie pour celui qui la pense, mais seu-
lement à l'instant où elle se produit dans son esprit ; de sorte que,
sur le même sujet, à des momens dilïérens, l'affirmation et la né-
gation ont une valeur égale, d'où il résulte que nul n'a le droit
d'établir une loi générale. Il admettait pourtant qu'il y avait des
opinions, sinon plus vraies, au moins meilleures que d'autres, et
que c'était l'office du sage de les substituer aux plus mauvaises.
Thrasymaque de Ghalcédoine allait plus loin : il estimait que le
juste se détermine par l'utile ; que le droit est toujours au plus fort;
qu'enfin les lois n'ont été établies par les peuples et par les rois
que pour leur avantage particulier. Dans le Gorgwsàe Platon, Polos
d'Agrigente soutenait la thèse que l'intérêt personnel est la mesure
de tout bien ; et il vantait le bonheur des rois de Perse et de Macé-
doine, qui s'étaient élevés au trône par le meurtre et la trahison.
Les prescripteurs des habitans de Mélos n'avaient donc pas eu de
grands elforts d'imagination à faire pour démontrer à ces pauvres
gens qu'ils avaient tort de se plaindre qu'Athènes les obligeât à
tendre la gorge.
Le peuple, il est vrai, ne philosophait pas. Mais il avait un autre
maître, la guerre, qui lui enseignait la morale des bêtes fauves. Aux
mesures abominables, plusieurs fois prises en ce temps-là, Thucy-
dide donne pour cause la lutte acharnée que soutenaient l'une
contre l'autre Sparte et Athènes, ou l'aristocratie et la démocratie.
Eutre elles deux, il n'y avait d'autre principe que la force, et un demi-
siècle plus tard, Démosthène répétera en gémissant la sinistre for-
mule : « Aujourd'hui, la force est la mesure du droit. »
De quelque côté que vinssent ces doctrines, on pense bien que,
désastreuses pour l'état, elles l'étaient aussi pour le ciel et qu'elles
mettaien-t les dieux en trèsgrand péril. Protagoras disait d'eux, dans
un de ses ouvrages : « Quant aux dieux, je ne puis savoir s'il y en
a ou s'il n'y en a pas, car beaucoup de choses s'y opposent : en
particulier, l'obscurité de la question et la brièveté de la vie. » Gor-
gias soutenait d'abord que rien n'existe ; ensuite, que, si quelque
chose existait, il serait impossible de le connaître et d'en commu-
niquer à d'autres la connaissance. C'était arriver, par un chemin
52 REVUE DES DEUX MONDES.
opposé, au même point que Protagoras, c'est-à-dire à la négation
de toute certitude.
Ainsi, rien n'est vrai, mais tout est vraisemblable ; du moins à
force d'art on peut donner à tout les apparences de la vérité. Donc,
il n'y avait pas de thèse qui ne se pût défendre. Si de telles doc-
trines_, bouleversement de la raison humaine, ruinaient la vertu, le
patriotisme, la religion, elles n'en étaient pas moins, dans les
bouches habiles qui les présentaient, fort séduisantes. Elles plai-
saient à des esprits amoureux des subtilités ingénieuses et elles
étaient utiles au défenseur de toute cause mauvaise. Aussi, chez
ce peuple disputeur, eurent-elles de nombreux adeptes qui trouvè-
rent dans ce métier le moyen de briller et de s'enrichir. C'était à
qui de ces prestidigitateurs surpasserait l'autre par l'étrangeté de
ses thèses, par la subtilité de ses argumens, par la souplesse et
l'éclat de sa parole, par son habileté à traiter sur-le-champ et suc-
cessivement le oui et le non, le pour et le contre. Dans les écoles,
dans les fêtes, dans les jeux publics d'Olympie, partout où beau-
coup d'hommes se trouvaient réunis, on voyait aussitôt paraître un
sophiste qui, se faisant donner un sujet quelconque, le traitait,
quelque frivole ou paradoxal qu'il fût, aux applaudissemens des
auditeurs, et ne s'avouait jamais vaincu. « Ces gens-là, dira Platon,
on a beau les terrasser, ils se relèvent toujours : l'Hydre de Lerne
était un sophiste. »
Mais il ne faut pas faire de la sophistique un attribut particulier
de la démocratie. Gritias, qui fut un des trente tyrans et un des
plus abominables, ne voyait dans les institutions religieuses et dans
la croyance aux dieux que l'effet d'une ruse habile. « Il fut un
temps, disait-il, où la vie humaine était sans loi, semblable à celle
des bêtes et esclave de la violence. Il n'y avait pas alors d'honneur
pour les bons, et les supplices n'effrayaient pas encore les méchans.
Puis les hommes fondèrent les lois, pour que la justice fût reine
et l'injure asservie; et le châtiment suivit alors le crime. Mais
comme les hommes commettaient en secret les violences que la loi
réprimait, lorsqu'elles osaient s'exercer à découvert, il se rencon-
tra, je pense, un homme adroit et sage qui, pour imprimer la ter-
reur aux mortels pervers, lorsqu'ils se porteraient à faire, à dire,
ou même à penser quelque chose de mauvais, imagina la divinité.
Il y a un dieu, dit-il, florissant d'une vie immortelle, qui sait, qui
entend, qui voit par la pensée toutes choses, et dont l'attention
est toujours éveillée sur la nature mortelle. Il entend tout ce qui
se dit parmi les hommes ; il voit tout ce qui s'y fait. Si vous ma-
chinez quelque forfait en silence, il n'échappera point aux regards
des dieux. A force de répéter de pareils discours, ce sage introdui-
LA RELIGION AU TEMPS DE SOCRATE. 53
sit le plus heureux des enseignemens, cachant la vérité sous le
mensonge. Et pour frapper davantage, pour mieux conduire les
esprits, il leur conta que les dieux habitent aux lieux d'où viennent
aux hommes les plus grandes terreurs et les plus grands secours
de leur vie malheureuse ; aux lieux d'où s'échappent les feux de
l'éclair et les terribles retentissemens de la foudre; où, d'un autre
côté, brille la voûte étoilée du ciel, œuvre admirable du temps, ce
sage ouvrier, et d'où part la lumière brillante des astres, d'où la
pluie pénétrante descend au sein de la terre. C'est ainsi, je pense,
que quelque sage parvint à persuader les hommes de l'existence
des dieux. »
Athènes eut l'honneur et le triste privilège de devenir le foyer de
l'esprit sophistique, dont on retrouve les traces dans les mœurs pu-
bliques de quelques-uns de ses citoyens et jusque dans sa littéra-
ture. Les tragédies d'Euripide nous en ont déjà fourni la preuve (1);
la vie dWlcibiade en est une autre. Ce personnage fut en effet un
sophiste politique, brillant rhéteur en actions, comme les autres
l'étaient en paroles ; toujours prêt au oui et au non ; aujourd'hui
avec Athènes, demain avec Sparte, Argos ou Tissapherne, indiffé-
rent, en un mot, sur ces questions de patrie et de vertu qui pas-
sionnaient si fortement les contemporains de Miltiade.
Contre ces doctrines qui détachaient les citoyens de la patrie et
jetaient un reflet fâcheux sur les œuvres d'un aussi beau génie
qu'Euripide, des protestations s'élevèrent. Il y en eut deux fameuses,
l'une au nom du passé, l'autre au nom de l'avenir. Je parle d'x\ris-
tophane et de Socrate.
Aristophane combattit Euripide, Cléon, les sophistes et Socrate,
en un mot l'esprit nouveau, bon ou mauvais, sans distinction. On
a vu déjà que l'Athènes de Périclès et sa démocratie belliqueuse
n'avaient pas les sympathies du poète satirique. Dans les Grenouilles,
dont l'objet est de montrer combien Euripide est inférieur à Eschyle
pour la noblesse des personnages et pour la convenance du style,
qui est le même dans la bouche de tous, rois ou esclaves, Aristo-
phane fait dire à Euripide lui-même : « Par Apollon ! en les faisant
parler ainsi, je leur prêtais un air plus démocratique I »
Mais ce furent les sophistes qu'il atir.qua le plus violemment
dans la personne de Socrate, ne distinguant point en lui l'homme
sensé, caché peut-être sous trop d'habiletés de parole. La pièce
des Nuées est un pamphlet étincelant d'esprit, mordant, qui i)orte
juste en pleine sophistique, seulement il faudrait substituer le
nom d'un de ces saltimbanques en paroles dont nous avons parlé à
(1) Voyez, dans la Bevwe du 1" octobre 1880, l'étude sur Euripide.
L
54 REVUE DES DEUX MONDES.
celui de Socrate, que le poète représente suspendu au-dessus de
la terre, et invoquant les déesses tutélaires des sophistes, les Nuées,
dont il croit entendre la voix au milieu des brouillards. Le vieux
Strepsiade, ruiné par les désordres de son fils, voudrait bien trou-
ver le moyen de ne pas payer les dettes que le prodigue a con-
tractées : pour cela il l'envoie à l'école des sophistes. « Qu'irai-je y
apprendre? demande le fils.
Stkepsiade : — Ils enseignent, dit-on, deux raisonnemens : le juste
et l'injuste. Par le moyen du second, on peut gagner les plus mau-
vaises causes. Si donc tu apprends ce raisonnement injuste, je ne
paierai pas une obole de toutes les dettes que j'ai contractées
pour toi. )) Sur le refus de son fils, le vieillard se rend lui-même
chez Socrate, et bientôt il y apprend à ne plus croire aux dieux. 11
rencontre son fils et l'entend jurer par Jupiter Olympien, a Voyez,
voyez, Jupiter Olympien! quelle folie! A ton âge, tu crois à Ju-
piter ! »
Phidippide : — Y a-t-il en cela de quoi rire ?
— Tu n'es qu'un enfant pour admettre de telles vieilleries.
Approche pourtant, que je l'instruise ; je vais te dire la chose, et
alors tu seras homme ; mais ne va pas le répéter à personne !
— Eh bien ! qu'est-ce?
— Tu viens de jurer par Jupiter?
~ Oui.
— "Vois comme il est bon d'étudier : il n'y a pas de Jupiter, mon'
cher Phidippide.
— Qui est-ce donc?
— C'est Tourbillon qui règne ; il a chassé Jupiter (1).
C'est le nous avons changé tout cela de Molière, et cette bonne
dupe de Strepsiade rappelle notre bourgeois-gentilhomme. Il ne
faut pas oublier qu'il a perdu son manteau et ses souliers : insinua-
tion de vol calomnieuse, assurément, contre Socrate, et qui l'était
aussi contre les sophistes.
Après cette parodie des nouvelles doctrines qui substituaient à
la royauté divine de Jupiter la domination des lois physiques, le
poète met en scène le Juste et l'Injuste : tous deux se livrent ba-
taille à coups d'argumens ; le Juste trace le tableau de la vie an-
cienne, qui se passait au milieu des exercices de la palestre et dans-
la pratique de la vertu, avec la pudeur, la modération et le respect
des vieillards. L'Injuste étale toutes ses séductions, et c'est à lur
qu'Aristophane fait demeurer le champ de bataille, comme s'il
désespérait désormais de ramener les Athéniens à la justice :
(1) Voir dans les Oiseaux, vers 467 et s^liv., la parodie de la théogonie orphique.
LA RELIGION Ab' TEMPS DE SO:]RATE. 55
« L'Injuste : — Or çà ! dis-moi, quelle espèce de gens sont les
orateurs ?
Le Juste : — Des infâmes,
— Je le crois ; et nos poètes tragiques?
— Des infâmes.
— Bien ; et les démagogues ?
— Des infâmes.
— Et les spectateurs, que sont-ils ? Vois quelle est la majorité.
— Attends, je regarde.
— Eh bien! que vois-tu?
— Les infâmes sont en majorité. En voilà im que je connais pour
tel, celui-là encore, et cet autre avec ses longs cheveux. Qu'as-tu
à dire maintenant?
— Je suis vaincu. 0 infâmes, je vous en prie, recevez mon man-
teau ; je passe dans votre camp!
Phidippide se décide enfin à aller à l'école de Socrate. Mais le
bonhomme Strepsiade ne tarde pas à s'en repentir ; on le voit
accourir sur la scène, battu par son fils : « Ilo ! la, là ! voisins,
parens, citoyens, secourez-moi I On me tue! Aà! la tête! ah! la
mâchoire ! Scélérat, tu bats ton père ! »
Phidippide : — Il est vrai, mon père.
— Vous l'entendez, il avoue qu'il me frappe.
— Sans doute.
— Scélérat ! Voleur ! Parricide !
— Répète les injures ; dis-en mille autres; sais-tu que j'y prends
plaisir?
— Infâme!
— Tu me couvres de roses.
— Tu bats ton père !
— Et je te prouverai que j'ai eu raison de te battre.
— L'impie! Peut-on jamais avoir raison de battre son père?
— Je le démontrerai, et tu seras convaincu.
— Je serai convaincu ?
— Rien de plus simple. Dis seulement lequel des deux raison-
neraens tu veux que j'emploie.
Plus loin, Phidippide dit, en parlant de la loi qui permet aux pères
de battre leurs fils et défend la réciprocité : « jN'ôtait-il pas homme
comme nous, celui qui porta le premier cette loi, et la fit adoptera
ceux de son temps? Pourquoi ne pourrais-je pas également faire
une loi nouvelle qui permette aux fils de battre les pères à leur
tour? Nous vous faisons grâce de tous les coups que nous avons re-
çus depuis l'établissement de cette loi ; nous voulons bien avoir été
battus gratis. Mais vois les coqs et les autres animaux : ils se dé-
56 REVUE DES DEUX MONDES.
fendent contre leurs pères, et cependant quelle différence y a-t-il
entre eux et nous, si ce n'est qu'ils ne rédigent pas de décrets? »
C'étaient là les raisonnemens favoris des sophistes, il est vrai en
d'autres sujets. Enfin le vieillard revient à résipiscence, et, recon-
naissant que les sophistes sont des fripons, il court avec un esclave,
une torche dans une main, une hache dans l'autre, à l'assaut de
l'école de Socrate, qu'il veut démolir et brûler avec tous ses habi-
tans.
On sait par l'affaire de Mélos quel chemin avaient fait ces doc-
trines, qui donnèrent là un de leurs fruits naturels : la théorie du
droit du plus fort ; et l'historien se demande quel pouvait être le pa-
triotisme de ces nouveau -venus qui, ne voyant dans le passé que
d'inutiles vieilleries, mettaient leur raison individuelle, tout armée
d'argumens spécieux, à la place de la raison collective de la cité,
faite du souvenir des joies et des tristesses éprouvées en commun.
Un d'entre eux n'a-t-il pas dit que la loi était un tyran, parce
qu'elle est une gêne : opposition contre la loi civile qui mettait en
péril la loi morale. jNi Lycurgue ni Selon ne parlaient ainsi, et l'on
se souvient que Pindare appelait la loi h la reine et impératrice du
monde. »
La Grèce avait vécu dix siècles sous un régime municipal qui
avait fini par lui donner puissance, gloire et liberté, avec un patrio-
tisme étroit, mais énergique, devant lequel le Mède avait reculé. Et
voici des hommes qui minaient le respect dû à la loi, aux divinités
poliades, aux croyances des aïeux. Ces nomades, errant de ville en
ville, en quête d'un salaire, n'avaient plus de patrie, et ils en dé-
truisaient l'amour dans le cœur de ceux qui en avaient une encore.
Les tristes effets de cette révolution morale qui agrandit les idées,
mais qui laisse les caractères fléchir à tout vent de passion, ne tar-
deront pas à se faire sentir : avant deux tiers de siècle, les habi-
tans de ces villes naguère si vivantes ne seront plus que les mornes
sujets de l'empire macédonien. Quand la religion part, qu'au moins
la patrie reste 1
Nous mettons à la charge de la sophistique assez de méfaits pour
être obligé de faire aussi la part des services qu'elle a rendus en
donnant une direction nouvelle aux méditations philosophiques.
Les physiciens des écoles précédentes n'étaient occupés que du
cosmos; les sophistes firent une part à l'étude de l'homme, de ses
facultés, de son langage. En aiguisant l'esprit, à force de subtilités,
ils le préparèrent pour des travaux plus utiles, et ils commencèrent
l'opposition féconde entre le droit traditionnel, qui consacrait sou-
vent des iniquités, et le droit naturel, qui ne pouvait se trouver qu'au
fond de la conscience. Ces services sont dus surtout aux premiers
LA RELIGION AU TEMPS DE SOCRATE. 57
sophistes, qu'il faut séparer des vendeurs de paroles, leurs disci-
ples dégénérés, parce qu'ils furent des philosophes et d'habiles dia-
lecticiens que Socrate et Platon respectaient. Chez quelques-uns, on
rencontrerait des pensées que n'auraient pas réprouvées les anciens
sages. c( Tous les animaux, disait Protagoras, ont leurs moyens de
défense; à l'homme, la nature a donné le sens du juste et l'horreur
de l'injustice. Ce sont les armes qui le protègent, parce que ces dis-
positions naturelles l'aident à établir de bonnes institutions. » Elle
est de Prodicus, la belle allégorie d'Hercule, sollicité, au moment
d'entrer dans la vie active, par la Vertu et la Volupté, et se décidant
à suivre la première. Lycophron déclare que la noblesse est un avan-
tage imaginaire ; Alcidamas, que la nature ne fait pas des hommes
libres et des hommes esclaves, thèse que les derniers stoïciens re-
prendront. A travers cette sophistique purifiée par Socrate, on en-
trevoit un monde nouveau qui s'élève. Ce que le citoyen va perdre,
l'homme le gagnera, et la lutte entre le Jus civitatis et \e jus gcn-
tium que les écoles socratiques vont entreprendre sera l'histoire
même des progrès de l'humanité.
Aristophane avait attaqué la sophistique avec une vigueur singu-
lière, sans proposer d'autre remède que de fermer les écoles des
philosophes et de reculer de trois générations en arrière. Mais lui-
même n'a-t-il pas tous les vices de son temps, l'immoralité et l'irré-
ligion ? Le remède véritable n'était pas l'ignorance des anciens jours ;
on le pouvait trouver dans la science virile que venait d'inaugurer
un homme, et cet homme était celui que le poète avait le plus cruel-
lement attaqué.
III.
Socrate naquit, en Zi69, d'une sage-femme et d'un sculpteur ap-
pelé Sophronisque. Il était fort laid, ce qui l'aida à comprendre de
bonne heure que la laideur morale seule est repoussante. On dit qu'il
exerça d'abord la profession de son père, et Pausanias vit dans la
citadelle d'Athènes un groupe représentant les Grâces voilées, qu'on
lui attribuait. Quoiqu'il fût pauvre, il abandonna bientôt son art, que
peut-être il ne pratiqua jamais, et il se mit à étudier les ouvrages
et les systèmes des philosophes, ses contemporains ou ses prédé-
cesseurs. Ces études spéculatives ne l'empêchèrent pas de remplir
ceux des devoirs de citoyens dont la loi faisait une obligation : il
combattit courageusement à Potidée, à Amphipolis et à Délion ; à
Potidée, il sauva Alcibiade blessé ; à Délion, il résista un des der-
niers et manqua d'être pris. Les généraux disaient que, si tous
avaient fait comme lui leur devoir, la bataille n'eût pas été perdue.
58 REVUE DES DEUX MONDES.
Indifférent à C3 que les hommes considèrent comme des biens né-
cessaires, il s'appliquait à n'avoir pas de besoins, afin d'être plus
libre, vivait de peu, marchait, l'hiver et l'été, pieds nus, couvert
d'un misérable manteau; et la colère des puissans, la haine ou les
applaudissemens de la multitude n'avaient pas plus d'effet sur son
âme que le chaud ou le froid sur son corps. Siégeant parmi les
juges des généraux vainqueurs aux Arginuses, il refusa de confor-
mer son jugement aux passions de la foule. Quand tout pliait sous
les trente tyrans, il osa leur désobéir plutôt que de faire une ac-
tion injuste. Il vécut pauvre et refusa d'être riche; Alcibiade lui
offrait des terres, Gharmide des esclaves, le roi de Macédoine, Ar-
chélaos, sa faveur ; il n'en voulut point.
Que fit donc cet homme de bien et ce citoyen courageux pour
attirer sur lui tant de malveillance de la part de ses contemporains,
tant d'admiration de la part de la postérité?
Le voici. Socrate s'était imposé la tâclie de dégager le sens mo-
ral autour duquel les sophistes avaient assemblé d'épais nuages. Au
souille énervant et destructeur de leurs doctrines, tout chancelait.
L'esprit s'adorait lui-même dans ses plus dangereuses subtilités et
étouilait sous un flot de paroles la voix du juge intérieur que la na-
ture a mis en nous. Dans l'homme, les sophistes ne voyaient que
ce qui est de l'individu ; Socrate y chercha ce qui est de la nature
humaine. Ilavaitlu au fronton du temple deBelphes : « Gonnais-toi toi-
même; » ce fut pour lui la science par excellence. Démosthène aussi
dira : « Les autels les plus saints sont dans l'âme; » et le politique
comme le philosophe avait raison. Car cette science de nous-même
nous révèle les dons que l'humanité a reçus, avec l'obligation de
s'en servir : l'intelligence, pour comprendre le bien et le vrai; la
liberté, pour choisir et prendre la route qui y conduit.
Séduit par la grandeur de cette tâche, Socrate se détourna des doc-
trines purement spéculatives, de la recherche des causes premières,
de l'origine et des lois du monde, de la nature des élémens, etc.,
pour méditer sur nos devoirs. Il soutint que la nature avait mis à
notre portée les connaissances de première nécessité, et qu'il n'y avait
qu'à ouvrir notre âme pour y lire, en traits ineffaçables , les lois
immuables du bon, du vrai, même du beau; ces lois, qu'il appelait
si bien, après Sophocle, lois non écrites, vojjioi a^pa-Toi, auxquelles
est attachée une sanction inévitable par les maux que leur violation
entraîne. En faisant ainsi de l'homme, au contraire de ses prédé-
cesseurs, le centre de toutes les méditations, il créait la vraie phi-
losophie, celle qui devait faire sortir au grand jour les trésors que
la conscience humaine renferme ; il trouvait enfin et élevait au-des-
sus des erreurs, des préjugés et des injustices de temps et de lieu,.
L\ RELIGION AU TEMPS DE SOCRATE. 59
la loi naturelle, le seul flambeau humain qui puisse éclairer la route
où les sociétés marchent. Montaigne dit très bien, après Cicéron :
« Socrate avait ramené du ciel, où elle perdait son temps, la sagesse
humaine pour la rendre à l'homme, où est sa plus juste et plus labo-
rieuse besogne. »
En révélant une justice OTpérieure aux lois spéciales à chaque
état, Socrate montrait qu'il est, pour les sociétés, un idéal dont
elles doivent se rapprocher ; mais il demeurait respectueux de
l'ordre établi ; il proclamait la sainteté de la famille, et il trouvait
pour la mère, pour l'épouse, des mots qui rappellent la femme
forte de l'Écriture. Ses plus illustres élèves condamneront le tra-
vail manuel ; lui, il aura le courage de dire aux possesseurs d'es-
claves : « Parce qu'on est libre, n'y a-t-il donc autre chose à faire
que manger et dormir? »
On a fait de Socrate un profond métaphysicien ; mais le créateur
de la philosophie du bon sens ne pouvait l'emprisonner dans un
système. On l'a aussi appelé un grand patriote, et l'on veut qu'il se
soit proposé de changer les mœurs d'Athènes; c'est un peu le rôle
que Platon est prêt à lui donner. Nous croyons qu'il n'eut point de
visées politiques si particulières et que son ambition était plus
haute. Indifférent à toutes les choses du dehors, comme aucun Grec
ne l'avait encore été, au point de n'être sorti volontairement
d'Athènes qu'une fois ou deux, il s'occupa du dedans de l'homme
et pass-a ses jours à regarder en lui-même et dans les autres. L'em-
ploi de sa vie fut de gagner quelques âmes à la vertu et à la vérité.
Muni de deux armes puissantes : une claire et nette intelligence
qui lui faisait découvrir l'erreur, une dialectique à la fois subtile et
forte qui enlaçait l'adversaire de liens indissolubles, il se donna la
mission de poursui^Te partout le faux. Et cette mission, il la rem-
plit, durant quarante années, avec la foi d'un apôtre et le plaisir
d'un artiste, se complaisant dans les victoires qu'il remportait sur la
présomption ou l'ignorance. Ne luiarriva-t-il pas un jour(l) d'amener
Théodote, la belle hétaïre, à comprendre qu'il y avait pour elle des
moyens de rendre sa profession plus lucrative?
Cet enseignement de tous les instans et avec toutes gens n'était
ni théorique ni apprêté ; il avait lieu au jour le jour, en tous lieux,
«t selon l'erreur qui se montrait. Assidu sur la place publique, non
pour prendre part aux affaires de l'état, il ne s'y mêlait qu'autant
(1) Xénophon, Mémoires, m, 11. Socrate parle souvent de l'amitié et d'Éros, mais
« le vérital)le amour, déclare-t-il, est celui où l'on cherche d'une manière désinté-
ressée le plus grand bien de la personne aimée, et non celui où un égoisme sans
scrupules poursuit des fins et emploie des mo_vens qui inspirent aux deux amis du
mépris l'un pour l'autre. » E. Zeller, la Philosophie des Grecs, v, p. J53.
60 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il y était obligé par la loi, il épiait au passage toute fausse doc-
trine pour l'arrêter, la saisir et montrer ce qu'elle cachait, le néant.
On voyait se promener par la ville cet homme disgracié de la na-
ture, au nez camus, aux lèvres épaisses, le cou gros et court, le
ventre proéminent comme celui d'un Silène, les yeux bombés et à
fleur de tête, mais illuminés par le génie. Il allait çà et là, quel-
quefois distrait et absorbé dans des réflexions profondes, jusqu'à
demeurer, dit-on, vingt-quatre heures à la même place (1); le plus
souvent abordant l'un ou l'autre de ceux qui passaient, ou entrant
dans les boutiques des artisans, et causant avec chacun du sujet qui
lui était propre. 11 dialoguait toujours. De quelque vérité simple,
accordée tout de suite par ses interlocuteurs, il leur faisait tirer des
conséquences imprévues et les conduisait invinciblement, sans pa-
raître intervenir lui-même, à des notions dont ils ne s'étaient pas
doutés. Sa méthode devint célèbre dans l'antiquité sous le nom
d'ironie socratique j elle apprenait à penser et à s'assurer que l'on
pensait juste. Aussi s'appelait-il lui-même, en souvenir du métier
de sa mère, l'accoucheur des esprits. Il amenait en effet l'artisan
à concevoir, comme de lui-même, des idées plus élevées et plus
rationnelles sur son art ; le politique, sur les affaires de l'état ; le
sophiste, sur les questions qu'il agitait. Un grain de raillerie assai-
sonnait toujours ses conversations. Socrate ne se donnait que pour
un homme en quête de la vérité, un chercheur, comme il disait ; il
feignait d'abord d'avoir grande confiance dans le savoir de son ad-
versaire et de vouloir s'instruire auprès de lui ; peu à peu, les rôles
changeaient, et le plus souvent il le réduisait à l'absurde ou au si-
lence. Chose singulière ! ses accusateurs, le peuple, et d'illustres
Athéniens le confondirent avec les sophistes. Il se rapprochait d'eux,
en effet, par certains procédés de discussion, mais ils n'eurent point
de plus grand ennemi. Il se plaisait à les couvrir de confusion en
présence de nombreux auditeurs ; car il n'allait jamais seul. A peine
paraissait-il qu'un groupe se formait pour le voir pousser dans la
controverse les malheureux dont il ruinait les prétentions et les
systèmes. Une troupe le suivait toujours : pour la plupart, des jeunes
gens que séduisaient son grand sens, sa parole facile et mordante ;
ils formaient son école. Autre différence avec les sophistes : il de-
mandait à ses disciples leur amitié, mais il refusait leur argent.
Socrate a eu pour historiens deux de ses élèves, Platon et Xéno-
phon, l'un, philosophe de génie, qui a beaucoup ajouté, précisé,
interprété ; l'autre, esprit d'une élévation ordinaire, nous fait en-
(1) Exagération légendaire qui sert à marquer que souvent il restait plongé dans
ses reflexions jusqu'à en oublier le monde extérieur.
LA RELIGION AU TEMPS DE SOCRATE. 61
trer dans l'intimité du maître, mais ne se rend pas compte de l'im-
portance de son rôle, et, par le désir de défendre sa mémoire contre
l'accusation d'athéisme, il a été conduit à nous représenter un So-
crate plus religieux qu'il ne l'était. Ses Mémoires sont une espèce
d'évangile socratique : nous y voyons le sage dans son existence
de chaque jour, dans cette vie de missionnaire du bon sens, éclai-
rant chacun sur le beau, le bien, le juste, l'utile ; détournant des
affaires publiques les jeunes ignorans qui s'y portaient avec une
folle ambition, y poussant, au contraire, les hommes capables,
qu'une trop grande défiance de leur mérite en détournait, tout en
fuyant pour lui-même les charges et les dignités. Il travaillait par-
tout à rétablir la concorde, réconciliait des amis, rapprochait des
frères brouillés, et inspirait à son fils les sentimens du devoir à
l'égard de cette Xanthippe, qui ne fut pour lui qu'une occasion con-
tinuelle de s'exercer à la patience (1). Celte partie active et mili-
tante de la vie de Socrate ne semble pas moins admirable que la
partie spéculative.
Pour celle-ci, c'est à Platon qu'il faut recourir, car Xénophon ne
montre que les côtés pratiques de la doctrine du maître. Il y avait
eu, avant Socrate, bien des éclairs de bon sens, et l'esprit de jus-
tice, qui est au fond de notre nature, avait plus d'une fois percé au
travers de la couche épaisse d'égoïsme dont il est enveloppé. Socrate
fut le premier à faire de la morale une science pour donner à
l'homme des règles de conduite qui ne dépendissent ni de la tra-
dition ni de la coutume, choses variables et changeantes selon le
temps et selon les lieux. Il chercha le roc où il fallait l'asseoir, et
l'ayant trouvé dans la conscience, dans le sentiment de la dignité
humaine, il y construisit, avec une méthode sévère, nos obligations
morales. Pour lui le juste fut celui qui comprenait ce que nous
impose la société de nos semblables ; le sage, celui qui savait évi-
ter le mal et faire le bien, de sorte que toutes les vertus tenaient
(1) Il est possible que Xanthippe ait été calomniée. — Socrate s'était marié non par
amour, mais pour accomplir le devoir social imposé à tout citoyen d'Athènes, celui
d'avoir des enfans légitimes. Sa femme, chargée des soins du ménage, désirait, comme
toutes les mères de famille, voir l'aisance entrer dans la maison, au moins pour ses
enfans, et Socrate voulut toujours rester pauvre. Cette misère volontaire, cette vie
en apparence inoccupée, n'étaient pas pour adoucir un caractère naturellement dif-
ficile. Socrate a été un des hommes qui ont le plus honoré l'humanité, mais il n'a
certainement pas été un bon mari, au sens que nous donnons à ce mot, ni même à
certains égards comme on le comprenait à Athènes, où la loi et la coutume impo-
saient à tout citoyen l'obligation de travailler. Lui-même reconnaissait la justice de
cette loi, puisqu'il recommande le travail manuel, mais il n'y obéit pas. Il est d'au-
tres reproches qu'on pourrait lui adresser, et qui montreraient combien il était un
étranger dans Athènes, un nouveau-venu dans le monde grec ; j'aime mieux laisser ce
soin à Zeller, t. m, p. 75-76.
62 REVUE DES DEUX MONDES.
à une parfaite connaissance des choses et que la sagesse était de
la science appliquée, par conséquent une vertu qui ne pouvait de-
venir que le partage de l'aristocratie intellectuelle (1). Vingt siècles
avant Descartes, il émettait le principe cartésien qu'il n'y a pas
d'ignorance plus honteuse que d'admettre pour vrai ce que l'on
ignore, et qu'il n'est pas de bien comparable au plaisir d'être déli-
vré d'une erreur. Ces paroles sont toujours vraies , et c'est ce que
la démocratie véritable a compris quand elle a fait de l'instruction
publique une des conditions essentielles de son existence.
Fût-ce une concession aux faiblesses du temps et un moyen de
gagner plus d'adeptes, ou impuissance à s'élever vers un idéal su-
périeur, Socrate donna souvent pour but à la science l'utile. Bien
qu'il ait dit : « On ne doit jamais commettre d'injustices, même à
l'égard de ceux qui nous en font, ni rendre le mal pour le mal, » et
tant d'autres généreuses paroles, sa morale se rapproche de l'inté-
rêt bien entendu, lequel, d'ailleurs, n'est pas exclusif des idées de
dévoûment et de sacrifice. En portant très haut le sentiment de la
dignité de l'âme, en n'admettant pas que l'honnête homme puisse
souffrir une tache sur sa conscience, Socrate jetait les bases du
temple où les stoïciens établiront leur religion laïque, qui a eu
tant d'illustres adeptes.
IV.
Comment ce juste put-il être condamné au supplice des traîtres
et des assassins? Il y eut pour cette sentence trois chefs d'accusa-
tion : Socrate ne reconnaissait pas les dieux de la répubhque ; il
introduisait des divinités nouvelles ; et il corrompait la jeunesse.
Les religions, qui ont la prétention d'être immuables, changent
comme toutes les créations des hommes et ne vivent qu'à cette
condition. Ces changemens se font, d'un côté, par une lente infil-
tration d'idées étrangères ; de l'autre, par la révolte de certains
esprits qui n'ont plus assez de confiance dans le surnaturel et cher-
chent à remplacer la croyance aux anciens dieux par une croyance
nouvelle. Alors les mouvemens les plus contraires se produisent à
(1) La doctrine socratique aboutissait à cette proposition : la vertu c'est la science;
doctrine au fond très aristocratique, puisque la science n'est le partage que du petit
nombre, et, par conséquent, en formelle opposition avec les principes de la constitu-
tion athénienne. Si jamais Socrate ne viola ni ne conseilla de violer la loi, il en atta-
qua sans cesse l'esprit. Même on a cru pouvoir dire qu'il s'irritait de l'égalité entre
les citoyens, de la douceur des rapports entre le père et le fils, le mari et la femme,
les Athéniens et les étrangers, les maîtres et les esclaves, toutes choses qui ont valu
notre sympathie à la législation de Solon, et à Athènes le caractère particulier de
son histoire.
LA RELIGION AU TEMPS DE SOCRATE. ê3
la fois dans la même société : l'incrédulité règne en haut (1) ;
en bas, une foi d'autant plus aveugle, et, chez les politiques,
une adhésion tout extérieure au culte officiel conservé comme in-
slrumentum regni. On va en même temps aux dernières limites du
scepticisme ou de la superstition, et surtout l'on va à TindifTérence
religieuse. Ainsi, à Rome, en face de Lucrèce écrivant pour la jeune
noblesse son poème audacieux, les cultes corrupteurs de l'Asie et
de l'Egypte gagnent de proche en proche tous les bas-fonds de la
cité. En France, les convulsionnaires sont contemporains de La Met-
trie; à Athènes, tandis qu'Alcibiade ou ses amis bafouent les mys-
tères et qu'Aristophane enlève aux dieux le gouvernement du
monde, bien des gens fatigués de leurs anciens protecteurs, qui
ne les protègent plus, acceptent les divinités sensuelles que leur
apportent les innombrables étrangers accourus des côtes d'Asie au
Pirée: une déesse delaThrace, Cotylto, un dieu phrygien, Saba^ios,
le Syrien Adonis, et Cybèle, a la Grande Mère, » dont les prêtres
éhontés mendiaient par les rues ou pénétraient dans les maisons
en y portant leur déesse sur une planchette ; ils expliquaient les
songes, vendaient des amulettes et disputaient aux devins la curio-
sité de ceux qui, ne sachant plus où se prendre pour croire, s'atta-
chaient aux charlatans religieux qui leur versaient l'ivresse du sur-
naturel. On délaissait les anciens rites : les uns, pour quelques idées
élevées qu'ils pouvaient découvrir dans les cultes nouveaux, le plus
grand nombre pour la licence des religions orgiastiques de l'Orient,
les sortilèges de pieux jongleurs et les prétendues révélations des
oracles orphiques.
De tout temps, le droit de s'assc«îier avait existé à Athènes. A
chaque divinité correspondait une confrérie qui accomplissait toutes
les dévotions requises par son culte : les citoyens seuls pouvaient
en faire partie, mais l'usage existait ; les étrangers s'en autorisè-
rent pour former des associations religieuses, thiases, éranes, or-
géons, dans lesquelles furent admis des femmes, des affranchis,
même des esclaves.
Au milieu de cette promiscuité fermentaient beaucoup d'indus-
tries malsaines et de débauches du corps et de l'esprit; c'était un
dissolvant actif pour la cité. Il existait bien une loi punissant de
(1) Ce mouvement avait commencé depuis deux ou trois générations. Hécatée de
Milet trouvait (vers 500) beaucoup de fables ridicules dans la légende et en inter-
prélajt d'autres à un point de vue rationaliste. Cerbère devenait un serpent qui habi-
tait une caverne du cap Ténare; Géryon, un roi d'Épire. riche en troupeaux. Thucy-
dide ne croit pas à la race des héros distincte de celle des homiufs qu'Eîérodote
admettait encore, et s'efforce de ramener les faits de l'âge mythique à la réalité his-
torique, en les dépouillant de tout merveilleux.
64 REVUE DES DEUX MONDES.
mort ceux qui introduisaient des divinités étrangères ; mais celles-ci
se faisaient si modestes en arrivant et elles vivaient si longtemps
dans l'ombre, que le monde officiel, ou les dédaignait, ou ne les
connaissait pas. Et puis, pour l'exécution de la loi, il fallait qu'un
citoyen se chargeât du rôle parfois dangereux d'accusateur. Mais
sous le coup des malheurs publics, l'intolérance se réveilla. Les
familles sacerdotales, par piété héréditaire et pour ne point perdre
le crédit qu'elles devaient à leurs fonctions religieuses, s'entendi-
rent, pour venger leurs dieux, avec le parti conservateur, que ces
nouveautés effrayaient, et, malheureusement, la législation d'Athènes
autorisait l'action publique à' impiété, ccaeêeia, et elle édictait pour
le condamné la peine de mort, avec la confiscation des biens, même
la privation de sépulture, ce qui était une seconde mort.
Avant la guerre, Anaxagore et Diogène d'Apollonie avaient été
seuls frappés ; depuis la peste, les condamnations se multiplièrent.
A Samolhrace, Diagoras de Mélos avait échappé à la colère des Ca-
bires; à Athènes, il fut proscrit pour avoir divulgué les mystères
des grandes déesses, et l'état promit un talent à qui le tuerait, deux
à qui le livrerait à la justice. Un ami de Périclès, Protagoras, con-
damné pour athéisme, put s'enfuir, mais périt dans un naufrage, et
ses livres furent brûlés sur la place publique. Son disciple, Prodi-
cus de Géos, par sa belle allégorie à' Hercule au carrefour, mettait
le bonheur dans la vertu et non dans les plaisirs; mais les dieux
étaient pour lui une création de l'homme qui avait divinisé les ob-
jets de sa terreur ou de sa reconnaissance ; Athènes le condamna
à boire la ciguë. On se souvient de l'affaire des hermès, de l'anxiété
profonde qu'elle jeta dans la ville, et du grand procès qu'elle amena.
Or, Socrate heurtait de front cette intolérance.
Pour lui, il était deux sortes de connaissances : les unes que les
hommes peuvent acquérir, les autres que les dieux se sont réser-
vées, et cette séparation existe toujours, car aucun esprit libre n'a
encore pénétré dans la région de l'inconnaissable. Mais toujours
aussi on a fait sortir de ce domaine, réservé aux dieux, des révé-
lations qu'ils envoient par leurs oracles, leurs prophètes ou leurs
représentans sur la terre. Socrate, tout en méprisant, comme l'Hec-
tor d'Homère, les signes qu'on tirait du vol des oiseaux, croyait
que l'on pouvait recourir aux oracles, à condition de ne les con-
sulter que sur des choses inaccessibles à l'intelligence, telles que
l'avenir qui est le secret des dieux, et cette réserve sauvait les
droits de la raison, en laissant la sagesse humaine maîtresse d'in-
terpréter les réponses obscures des prêtres à des questions qui
étaient de son ressort. Il croyait aussi aux secrets avertissemens que
la divinité suscite dans l'âme de ceux qu'elle favorise. Il pensait
LA. RELIGION AU TEMPS DE SOCRATE. 65
recevoir beaucoup de ces communications surnaturelles, et ces se-
crètes impulsions de son esprit lui paraissaient l'œuvre d'un démon
qui l'arrêtait lorsqu'il était sur le point d'agir comme il ne le devait
point faire. Dans ce démon que Socrate écoutait avec tant de do-
cilité, nous ne verrons que les révélations inconscientes d'un sens
moral développé par la plus constante application, et qui s'opéraient
en lui sans qu'il sentît le travail instantané par lequel elles étaient
produites.
Toutes les grandes religions ont promis des protecteurs surna-
turels. Férouers de la Perse, bons génies de la Grèce, anges gardiens
des nations chrétiennes, tous sont nés d'un même sentiment de
piété et de poésie. ^Sous avons déjà entendu la voix démoniaque
dans V Iliade d'Homère et dans la T'/irc'^/on/f' d'Hésiode; nous l'avons
retrouvée dans la vieille croyance qui donnait pour protecteurs aux
vivans les morts purifiés par les rites funèbres. Les philosophes
l'ont acceptée lorsque, pour masquer ou justifier des doctrines qu'on
aurait pu accuser d'attentat à la religion nationale , ils investis-
saient les démons des fonctions qu'ils retiraient aux dieux. Les vers
dorés, qui couraient partout, peuplaient l'air de ces hôtes du ciel
et de la terre; Pythagore avait enseigné que l'homme vertueux leur
devait sa sagesse, et Platon, dans \e Banquet, dans lePhédon, affirme
ce que Ménandre répétera, que chacun a son démon familier. « Ces
génies remplissent, dit-il, l'intervalle qui sépare le ciel de la terre
et sont le lien du grand tout. La divinité n'entrant jamais en com-
munication directe avec l'homme, c'est par l'intermédiaire des
démons que les dieux s'entretiennent avec lui, pendant la veille
ou durant le sommeil. » D'autres passages, épars dans ses livres,
expliquent ce que, avec un peu de mysticisme et beaucoup de pru-
dence, il enveloppait de voiles théologiques. « Il faut, disait-il,
écouter la droite raison qui est la voix de Dieu nous parlant inté-
rieurement. »
La foule matérialisait davantage la croyance aux démons, qui a
toujours fait partie, avec plus ou moins d'intensité, de la vie mo-
rale des Hellènes. Aussi n'y avait-il rien dont on pût s'étonner à
Athènes dans la prétention que Socrate avouait tout haut qu'il était
en communication avec un démon. L'accusation qu'il s'attribuait
un génie familier sera le prétexte jeté aux dévots et à la foule po-
pulaire ; mais en se combinant avec une autre, celle de ne pas re-
connaître les dieux de la cité , elle deviendra très dangereuse.
Athènes, ainsi que toute ville grecque, avait une religion d'ôtat,
de sorte que le crime d'impiété était un crime politique, et l'on a
vu quelles peines il entraînait.
TOxME LXXXIV. — 1887. 5
66 BEVUE DES DEUX MONDES.
Dana sa conduite de tous les jours, Socrate se gardait d'offenser
le cul<e national. Il sacrifiait aux autels publics et dans sa maison ;
il faisait aux oracles une part considérable pour les règles de la vie ;
il croyait même quelque peu aux présages, sans penser que l'in-
stinct de bêtes privées de raison fût une plus sûre garantie de la
vérité que les discours inspirés par la muse philosophique. A ceux
(}ui l'interrogeaient sur la manière d'honorer les dieux^, il répon-
dait : « Suivez les coutumes de votre pays (i) ; » et lui qui provo-
quait la discussion sur toute chose, il la fuyait sur ces questions.
Un jour qu'on lui demanda ce qu'il pensait de la légende de Borée
et d'Orithye, il répondit qu'il n'avait pas le temps de mettre d'ac-
cord et d'interpréter toutes ces histoires, sa principale affaire étant
de s'étudier lui-même. « Je ne serais pas, dit-il, embarrassé de
soutenir, en subtilisant, que le vent du nord a jeté Orithye sur les
rochers voisins, pendant qu'elle jouait avec Pharmacée, ou qu'elle
tomba du haut de l'Aréopage. Ces explications sont fort ingénieuses,
mais elles demandent un habile homme, qui se donne beaucoup de
peine, sans être après cela très avancé. Ne faudra-t-il pas ensuite
expliquer les Hippocentaures, la Chimère, et je vois arriver à la suite
les Pégases, les Gorgones et une foule de monstres bizarres ou
effrayans. Je n'ai pas tant de loisir. J'en suis encore à me connaître
moi-même, comme Apollon le conseille, et je trouve ridicule, dans
cette ignorance de soi, de chercher à connaître ce qui est étranger.
Je renonce donc à l'étude de toutes ces histoires, et je m'observe
moi-même pour démêler si je suis un monstre plus compliqué que
Typhon, ou un être plus doux et plus simple dont la nature a
quelque chose de divin. » C'était la rupture avec l'ancienne Hellade
qui, durant des siècles, avait bercé son imagination de poétiques
légendes; c'était, en même temps, l'avènement d'un esprit nou-
veau. Le Grec avait jusque-là regardé dans l'univers ; il va désor-
mais regarder dans l'homme, et commencer une des grandes évo-
lutions de l'humanité.
Cette abstention de polémique religieuse n'empêchait pourtant pas
Socrate de suivre Anaxagore et de le dépasser. L'Orient et la Grèce
n'avaient, sous mille formes, adoré que la nature. Le philosophe de
(1) Xénoplion, Banquet, iv, 3. Platon aussi répète fréquemment, dans la République et
dans les Lois, qu'il faut laisser aux dieux le soin de régler par leurs oracles tout ce
qui concerne le culte. Dans VEpinomis, ce grand révolutionnaire écrit encore que le
législateur ne doit pas changer les sacrifices établis par la tradition, attendu qu'il ne
sait rien de ces choses, aucun mortel n'étant capable de les connaître. « C'est Apollon,
dit-il ailleurs, qui a établi le culte rendu aux dieux, aux démons et aux héros. Assis
sur VOmphalos, au centre de la terre, il est, pour les liommes, l'interprète de toutes
ces questions. » Ce qui ne l'empêchait pas d'écrire au iv' livre des Lois : « Les céré-
monies religieuses n'ont de vertu qu'autant que le participant a la conscience pure. »
LA RELIGION AU TEMPS DE SOCRATE. 67
Glazomène avait bien eu la gloire de distinguer l'intelligence du
monde physique, mais son cosmos n'était encore que de la matière
subtilisée ; Socrate mit la philosophie sur la voie où elle devait
trouver le dieu moral qui a été celui de l'Occident et de la civilisation,
l'Être suprême, ordonnateur et conservateur de l'univers, n'agissant
plus dans les affaires humaines, comme le fils de Saturne, selon le ca-
price de passions toutes terrestres. « Tant que votre esprit, disait-il
un jour, est uni à votre corps, il le gouverne à son gré; il faut donc
aussi croire que la sagesse, qui vit dans tout ce qui existe, gou-
verne ce grand tout comme il lui plaît. Quoi ! votre vue peut s'étendre
jusqu'à plusieurs stades, et l'œil de Dieu ne pourra tout embras-
ser ! Votre esprit peut en même temps s'occuper des événemens
d'Athènes, de l'Egypte et de la Sicile, et l'esprit de Dieu ne pourra
songer à tout en même temps !.. Reconnaissez que telle est la gran-
deur de la divinité qu'elle voit tout d'un seul regard, qu'elle en-
tend tout, est partout, qu'elle porte en même temps ses soins sur
toutes les parties de l'univers. »
Malgré l'élévation de pensée que montre ce passage, il ne fau-
drait pas croire que Socrate ait eu une idée nette du dieu unique
et personnel, ni même de la spiritualité et de l'immortalité de
l'âme. Le grand dialecticien n'arrivait pas à un dogmatisme aussi
précis; et VApologie^le Phédon, qui révèlent ses espérances, mon-
trent aussi ses incertitudes. Ce grand sage n'en sait pas plus que
nous sur la mort. Dans le Phêdon, par exemple, à côté d'affirma-
tions qui semblent très décisives, on lit des phrases comme celles-ci,
que Socrate prononça le jour de sa mort : « J'ai l'espoir de me
réunir bientôt à des hommes vertueux, sans toutefois pouvoir l'af-*
firmer entièrement ; mais pour y trouver des dieux amis de l'homme,
c'est ce que je puis affirmer, s il y a quelque chose en ce genre
dont on puisse être sûr. — Affranchis de la folie du corps, nous
converserons, je V espère, avec des hommes libres comme nous,
et nous connaîtrons par nous-mêmes l'essence des choses ; la vé-
rité n'est que ce\& peut-ctrc, — Est-il certain que l'âme soit immor-
telle? Il me parait qu'on peut l'assurer convenablement, et que la,
chose vaut la peine qu'on hasarde d'y croire. C'est un hasard qu'il
est beau de courir. C'est une espérance dont il faut s'enchanter soi-
mcme. » Ces incertitudes de Socrate touchant la vie future étaient
en contradiction formelle avec la croyance populaire, et ces paroles
prudentes s'accordaient avec sa philosophie de l'intérêt. Il espérait
sans donner la démonstration de ses espérances : sage distinction
entre la loi et la raison. Mais, en voyant tous ces doutes, on com-
prend que le grand adversaire des sophistes ait comme eux préparé
les voies au scepticisme.
68 RE\UE DES DEDX MONDES,
Il avait beau, en effet, lorsqu'il parlait de la souveraine puis-
sance, dire tantôt Dieu, les dieux, la divinité, même admettre
sincèrement des dieux inférieurs, des génies, l'instinct populaire
ne s'y trompait pas : dans un pareil système, il n'y avait point de
place pour la théologie vulgaire, pour ces faiblesses, ces combats
et ces vices des maîtres de l'Olympe, qui légitimaient les faiblesses
et les vices de leurs adorateurs.
Que pensait-on aussi de ces paroles : « Ce qu'on entend habituel-
lement par la sainteté n'est qu'un trafic entre l'homme et Dieu, et
Dieu seul n'y gagne rien. Dis-moi, Eutyphron, de quelle utilité sont
aux dieux nos offrandes et nos prières? Les bienfaits que nous re-
cevons d'eux sont manifestes; tous nos biens viennent de leur libé-
ralité. Mais à quoi peut leur servir ce que nous leur offrons. » Et
encore: « Gomment les dieux auraient -ils plus d'égard à nos of-
frandes qu'à notre âme? S'il en était ainsi, les plus coupables pour-
raient se les rendre propices. Mais non, il n'y a de vraiment justes
que ceux qui, en paroles et en actions, s'acquittent de ce qu'ils
doivent aux dieux et aux hommes. » C'était la négation du culte
national. On avait donc raison de l'accuser d'attaques contre le
polythéisme; mais était-ce là un crime? Pour nous, assurément
non ; pour ses contemporains , oui ; car ne pas avoir la foi de
tout le monde équivaut toujours, pour les croyans, à n'en avoir
aucune.
Il y avait un autre chef d'accusation, qui fut le plus puissant sur
l'esprit des juges : Socrate, coname tous les philosophes de ce temps,
n'aimait point la démocratie. On imputait à ses leçons l'immoralité
'et les crimes de quelques-uns de ses disciples, de ce Critias, le plus
cruel des trente tyrans, qui soutenait que la religion était une inven-
tion des législateurs pour la police des cités ; de Gharmide, un de
ses collègues dans le sinistre comité; deThéramène, un autre des
Trente ; d'Alcibiade, qui fut deux fois traître à sa patrie. On lui repro-
chait d'avoir dit souvent « que c'était folie qu'une fève décidât du
choix des chefs de la république, tandis qu'on ne tirait au sort ni un
pilote ni un architecte. » — « Les rois et les chefs, disait-il encore, ne
sont pas ceux qui portent le sceptre, que le sort ou l'élection de la
multitude, que la violence ou la fraude ont favorisés, mais ceux qui
sont habiles aux choses du gouvernement. » Il répétait^ou on lui
prête une autre parole, belle aussi au sens philosophique, mais qui
blessait dans une ville où le patriotisme était surexcité par une lutte
atroce : « Je ne suis pas d'Athènes, je suis du monde; » et il en-
seignait à ses disciples que la grande affaire, pour chacun, était le
perfectionnement moral de l'individu, non la préoccupation des in-
térêts publics. Les ports, les arsenaux, les fortifications, les tributs,
LA RELIGION AU TEMPS DE SOCRATE, 69
lui fait dire Platon dans le Gorgias. tout cela n'est que frivo-
lités. » Ce délaissement de l'activité sociale était l'abandon des
idées qui, durant des siècles, avaient fait la vie de la cité, et qu'on
retrouve dans les viriles paroles de celui qui fut le dernier Athé-
nien. Pour Démosthène, « déserter le poste marqué par les aïeux
est un crime qui mérite la note d'infamie. »
Quoique Socrate eût, en deux circonstances, désobéi aux Trente,
il avait probablement été mis au nombre des Trois mille : autre
grief aux yeux de ceux qui avaient renversé la tyrannie. On se sou-
venait de l'affaire des Hermès, où les sacrilèges envers les dieux
avaient paru des conspirateurs contre la démocratie, et, parmi les
modernes, ses plus zélés défenseurs reconnaissent qu'il y avait dans
ses paroles trop peu de ménagement et de respect pour les lois de
l'état.
Le tanneur Anytos, homme influent par sa fortune, zélé partisan
de la démocratie, et persécuté naguère par les Trente, fui l'accusa-
teur principal. Socrate l'avait blessé en détournant son fils de con-
tinuer l'industrie paternelle. Un mauvais poète, Mélétos, et le rhé-
teur Lycon aidèrent Anytos à soutenir l'affaire. Le tribunal fut celui
des héliastes; cinq cent cinquante-neuf membres ét^âent présens.
Lysias, le plus grand orateur du temps, offrit à Socrate un plaidoyer;
il n'en voulut pas, et se défendit lui-même, avec la hauteur d'un
homme qui n'avait nulle envie de marchander sa vie, ni de dispu-
ter aux accusateurs et aux infirmités ses soixante-dix ans. A l'accu-
sation de ne pas croire aux dieux que révère la république, et d'in-
troduire des divinités nouvelles, le sage répondit qu'il n'avait jamais
cessé de révérer les dieux de la patrie, et de leur offrir des sacri-
fices dans sa maison et sur les autels publics-, qu'on l'avait entendu
maintes fois conseiller à ses amis d'aller consulter les oracles ou
d'interroger les augures. Mais quand il parla de son gêiiie, il s'éleva
dans l'assemblée des murmures tumultueux. On admettait bienja
vague intervention des génies dans les affaires de ce monde : c'était
la tradition. Mais on se révoltait à la pensée qu'un homme eût à
son service un démon familier qui le guidât dans les actes de sa
vie. Cette prétention d'être en communication permanente avec' les
dieux parut une impiété sacrilège, et, pour une démocratie échap-
pée d'hier à l'oligarchie, la réclamation d'un privilège si contraire
à l'égalité semblait ne pouvoir venir que d'un ami de ces grands
qu'on venait de précipiter. Cinquante-quatre ans après la mort de
Socrate, Eschine attribuait sa condamnation à ses opinions politi-
ques.
Après avoir confessé avec complaisance la divinité qu'il se don-
nait pour guide, Socrate ajouta : « Je vais vous déplaire bien davan-
70 REVUE DES DEUX MONDES,
tage, en vous rappelant que la Pythie m'a proclamé le plus juste et
le plus sage des hommes. » Et, comme pour augmenter à plaisir
l'irritation, en faisant l'éloge d'un Spartiate, il ajouta qu'Apollon
avait placé Lycurgue bien plus haut encore. Quant au second chef,
ses mœurs répondaient d'avance, et il somma les pères de ceux
qu'il avait, disait-on, corrompus, de venir déposer contre lui. 11 passa
légèrement sur tout ce qui regardait la politique, et termina par le
serment de désobéir, si on le renvoyait absous, à la condition de ré-
pudier la mission qu'il avait reçue au grand profit d'Athènes : celle
de chercher pour lui-même et pour les autres la sagesse. « Il faut,
dit-il, obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes; » parole bien grave, qui
autorise toutes les révoltes et rompt le lien social, lequel est fait
de l'obéissance aux lois de la communauté. Qui , en effet , après
ce grand exemple, ne serait pas tenté de se mettre au-dessus de
tout droit, en vertu de révélations intérieures ? Évidemment, Socrate
trouvait, comme le dit Xénophon, qu'en finissant ainsi, il mourait à
propos. Deux cent quatre-vingt-une voix contre deux cent soixante-
dix-huit le déclarèrent coupable; que deux voix se fussent déplacées,
et il était acquitté. Mais il n'avait pas convenu à celui qui avait élevé
si haut la dignité morale de l'homme de s'abaisser aux moyens em-
ployés par les accusés ordinah'es pour gagner leurs juges. Il vou-
lait que sa mort fût la sanction de sa vie; et, dans sa défense, c'était
moins à ses juges qu'à la postérité qu'il avait parlé.
Il restait à statuer sur la peine; Mélétos proposa la mort. So-
crate dit : « Athéniens, pour m'être consacré tout entier au service
de ma patrie, en travaillant sans relâche à rendre mes concitoyens
vertueux, pour avoir négligé, dans cette vue, affaires domestiques,
emplois, dignités, je me condamne à être nourri le reste de mes
jours dans le Prytanée, aux dépens de la république. » Quatre-vingts
juges, que tant de fierté blessa, se réunirent aux deux cent quatre-
vingt-un et votèrent la mort.
Ses dernières paroles aux juges , d'après Y Apologie de Platon,
montrent une sérénité que Gaton d'Utique, avant de se tuer, cher-
chera pour lui-même dans lePhédon : « De deux choses l'une, dit-il,
ou la mort est l'entier anéantissement, ou c'est le passage de l'âme
dans un autre lieu. Si tout se détruit, la mort sera une nuit sans
rêve et sans conscience de nous-mêmes ; nuit éternelle et heureuse.
Si elle est un changement de séjour, quel bonheur d'y rencontrer
ceux qu'on a connus et de s'entretenir avec les sages! Mais il est
temps de nous quitter, moi pour mourir, vous pour vivre. A qui de
nous est réservé le meilleur sort? C'est un secret pour tous, excepté
pour le dieu. »
. Il demeura trente jours en prison, sous la garde des Onze, en at-
LA RELIGION AU TEMPS DE SOGRATE. 71
tendant le retour de la théorie envoyée à Délos; car, pendant la du-
rée de ce pèlerinage, les lois défendaient de faire mourir personne.
Il passa ce temps à mettre en vers des fables d'Ésope, et surtout à
s'entretenir avec ses amis des plus hautes pensées philosophiques,
de l'immortalité de l'âme, de la vie future, meilleure que celle-ci.
La veille dn jour où le vaisseau sacré revint à Athènes, Criton, l'un
de ses disciples, lui offrit les moyens de s'enfuir en Thessalie. Il les
refusa, évoquant devant lui les lois de la patrie, et l'obligation mo-
rale, imposée à tout citoyen légalement condamné, de se soumettre
an châtiment prononcé par les juges. Enfin, le dernier jour arriva.
Socrate le consacra tout entier à l'entretien que Platon nous a con-
servé dans le Phédon. Au coucher du soleil, on lui apporta la ciguë;
il la but, ferme et serein, au milieu de ses amis éplorés; le geôlier
lui-même versait des larmes. Quand le froid de la mort eut envahi
les jambes et commença à gagner les parties supérieures du corps,
Socrate dit, avec ce demi-sourire qui trahit le scepticisme sans mon-
trer le dédain : a Criton, nous devons un coq à Asclépios ; n'oublie
pas d'acquitter cette dette. » Il voulait dire que cette mort le déli-
vrait des maux de la vie et qu'il en fallait remercier le dieu guéris-
seur. Quelques instans après, un léger mouvement du corps annonça
que l'âme venait de le quitter (mai ou juin 399).
Les disciples de Socrate, effrayés du coup dont l'intolérance re-
ligieuse venait de frapper leur maître, s'enfuirent à Mégare et en
d'autres villes. Ils y portaient ses doctrines, qui rayonnèrent sur
toutes les contrées où la race grecque habitait, et qui remuèrent, au
témoignage d'un d'entre eux, jusqu'à la lourde intelligence des Béo-
tiens.Variées, comme l'homme lui-même, dont l'étude est leur com-
mun point de départ, ces doctrines donnèrent naissance à de nom-
breux systèmes. Toutes les écoles, tout le mouvement philosophique
du monde, viennent de Socrate; c'est le condamné du tanneur Any-
tos qui a fondé le second empire d'Athènes : celui de la pensée.
Victor Duruy.
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES
LA
PRUSSE ET SON ROI
PENDANT LA GUERRE DE CRIMEE
1.
L'ALLEMAGNE ET LES COMPLICATIONS ORIENTALES. — OLMUTZ. — LES
DÉBUTS DE M. DE BISMARCK. — LE ROI FRÉDÉRIC-GUILLAUME IV.
La guerre d'Orient est une page glorieuse dans les annales de la
France : elle lui assura le premier rang en Europe. Notre supré-
matie fut éphémère, il est vrai ; elle subit une irréparable atteinte
après Villafranca, elle sombra après Sadowa. Mais, un lustre du-
rant, notre politique, par sa sagesse, sa modération et par le pres-
tige de ses armes, s'imposa à tous les gouvernemens.
M. Camille Rousset a raconté d'une façon émouvante l'histoire
militaire de la campagne ; un de nos diplomates les plus éminens,
l
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. 73
M. Desprez, nous fera connaître un jour dans leur ensemble, avec
son talent, sa compétence et son autorité, les négociations dont je
ne donne ici que des épisodes, et qui ont eu pour point de départ
la question embrouillée des Lieux Saints et comme éclatant dénoû-
ment le congrès de Paris.
Le travail que je publie aujourd'hui semble, à première vue, sortir
du cadre que je m'étais tracé ; il s'y rattache cependant. La guerre
de Grimée, malgré la grande situation qu'elle a value à la France,
contient en germe les causes primordiales de nos déconvenues
diplomatiques en 1866 et de nos désastres militaires en 1870.
Elle a posé la question italienne et hâté la solution du pro-
blème germanique en provoquant au sein de la Confédération l'an-
tagonisme des deux grandes puissances allemandes. C'est à ce titre
que j'ai cru devoir déserter, momentanément, le champ habituel de
mes études, pour remonter le cours de mes souvenirs et retracer le
spectacle qu'offrait la Prusse sous Frédéric-Guillaume IV, au milieu
d'une grande lutte européenne, aux prises, à l'intérieur, avec les
partis, et se débattant, au dehors, dans une neutralité bâtarde,
équivoque.
Je me suis attaché, dans ce récit qui a pour nous plus d'un en-
seignement, moins à l'enchaînement précis, chronologique, des
événemens qu'à leur philosophie.
L'histoire a des tristesses, mais elle a aussi des consolations.
Qu'il me soit permis, avant de terminer mes travaux sur les ori-
gines de la guerre de 1870, — une tâche douloureuse, qui à toute
heure me rappelle la perte de mon foyer natal, — de retracer, ne
serait-ce qu'en pages rapides, les temps heureux de notre diplo-
matie.
J'étais second secrétaire de notre légation à Berlin en 1853,
lorsque surgirent les affaires d'Orient. Je les vis naître et j'en sui-
vis, au jour le jour, les émouvantes péripéties dans un centre po-
litique de premier ordre, en étroite et affectueuse collaboration
avec le marquis de Moustier.
A Fheure où le prince Mentchikof apparaissait à Constantinople
avec tout un cortège de généraux et d'amiraux, je me trouvais, par
une heureuse fortune de ma carrière, chargé d'affaires. Le premier
secrétaire, M. de Gabriac, nommé ministre à Mexico, était parti, et
le marquis de Moustier, qui remplaçait le baron de Varennes, n'avait
pas encore pris possession du poste où, tout jeune et sans antécé-
dens diplomatiques autres que des souvenirs de famille, il allait
rendre à son pays et à l'empire naissant de grands et signalés ser-
vices.
74 REVDE DES DEUX MONDES.
La quiétude à ce moment était profonde, plusieurs chefs de mis-
sion étaient en congé personne; n'appréhendait que l'envoyé ex-
traordinaire du tsar auprès du sultan portait dans son paletot,
devenu légendaire, des instructions qui mettraient le feu aux pou-
dres et déchaîneraient une guerre longue et meurtrière.
Je devais donner le premier signal d'alarme et annoncer, préma-
turément, il est vrai, le commencement du drame.
Le baron de Manteuffel, dont il sera longuement question dans
cette étude, était à cette époque le président du conseil et le mi-
nistre des affaires étrangères du roi Frédéric-Guillaume IV. Il me
voulait du bien ; volontiers il s'entretenait avec moi. Ses causeries
m'étaient précieuses: elles m'ouvraient des horizons et fournissaient
matière à d'intéressantes dépêches. En hiver, aux fêtes de la cour
et aux soirées diplomatiques, le président du conseil m'admettait
dans sa partie de whist, ce qui, pour un second secrétaire, était un
grand honneur. On jouait à cette époque, dans la capitale de la
Prusse, où dominaient l'économie et la simplicité, un modeste jeu,
et suivant un antique usage, importé de la cour de Versailles, di-
sait-on, on payait, même au palais du roi, les cartes mises à la dis-
position des invités (1). Les jours de veine, le ministre était radieux,
communicalif. « A qui perd gagne, » dit le proverbe : je perdais
volontiers en jouant contre M. de Manteuffel : c'était tout profit pour
le service de l'état (2).
(1) Les joueurs mettaient chacun 20 silbergros dans le chandelier roj-al.
(2) Un ancien ministre résident d'Autriche, qui portait un nom bien compliqué, — il
s'appelait Edler Dumreicher von Oestreich, — a écrit jadis sur la diplomatie un livre
qui pourrait s'intituler le Guide du parfait diplomate. 11 recommandait tout particu-
lièrement l'étude du whist à ceux qui aspirent à l'honneur de représenter leur pays
dans les cours étrangères. Il préconisait ce jeu classique dans les chancelleries, cher
au prince de Talleyrand, comme un élément précieux d'information et de négociation.
Il crée l'intimité, disait-il, et permet de préparer, dans un échange d'idées familières,
les affaires qu'on est appelé à traiter officiellement. Bien des diplomates s'en sont bien
trouvés. Un de nos envoyés à Berlin, sous le gouvernement de juillet, M. Bresson,
pénétré de son utilité, faisait tous les soirs la partie du prince de Wittgeustein, le
premier conseiller de Frédéric-Guillaume III; il pouvait ainsi, entre deux robbers,
tàter chaque jour le pouls à la politique prussienne et contrôler les renseignemens
recueillis dans la matinée. C'est le whist qui m'a permis de connaître de près, à
Francfort, le comte de Buol et le prince Gortchakof, dans un salon européen, celui
de la baronne de Vrintz, où se rencontraient dans les temps les plus troublés de l'Al-
lemagne, de 1849 à 1852, les hommes marquans de l'époque. On y voyait tous les
princes médiatisés de la Confédération germanique, les Ilohenlohe, les Sayn-Witt-
genstein, les Lœwenstcin, les Reuss de tous numéros, les Neuwied, le prince de
Linange, le demi-frère de la reine d'Angleterre, le landgrave de Hesse, le duc de
Nassau, dépossédé en 1866, et le prince Emile de Darmstadt, que Napoléon tenait
pour un de ses bons généraux. Le prince de Prusse y apparaissait parfois, mais le jeu
n'avait pas d'attraits pour lui. Il avait une prédilection marquée pour l'ancienne ville
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. 75
La légation de France occupait, dans ces temps lointains, l'hôtel
de la comtesse de Schwerin, dans la Wilhelmstrasse, en lace du
ministère où se règlent aujourd'hui les destinées du monde. Sou-
vent on causait de porte à porte. Le premier conseiller du roi était
alors un homme aux allures bourgeoises, portant lunettes, simple,
accessible. Il ne se dérobait pas, majestueux, aux regards des diplo-
mates comme les kalifes d'Orient. Un matin, c'était le 21 avril
1853, je le rencontrai, sortant de son hôtel. Il vint à moi et me dit,
visiblement ému, qu'il avait reçu à l'instant même une dépêche qui
lui annonçait que le parti des vieux Turcs était en insurrection à
Constantinople, et que la Porte s'était placée sous la protection de
la Russie. — Ce sont de graves nouvelles, me dit-il ; il ne me
plaît pas de voir vos catholiques et nos protestans protégés par les
Russes. Nous aurons tous à le regretter ; je redoute des complica-
tions. — M'autorisez-vous, demandai-je, à transmettre la nouvelle à
mon gouvernement? — Je vous y autorise, répondit le ministre.
— La nouvelle était grosse ; elle était une bonne aubaine pour un
chargé d'affaires en quête d'informations, impatient d'affirmer son
zèle et sa vigilance.
Je télégraphiai iacontinent à Paris ; ma dépêche expédiée, je me
promenais avec le contentement d'un diplomate qui a fait mer-
veille. Courte devait être ma satisfaction ; en rentrant à la légation,
on me remit un télégramme. J'étais interpellé par M. Drouyn de
Lhuys : « Vos informations, me demandait-il laconiquement, sont-
elles officielles ? Répondez immédiatement, n
Je ressentis, en face de cette pressante interrogation marquée de
défiance, l'angoisse d'un agent qui craint d'avoir commis une lourde
méprise. J'allai trouver M. de Manteuffel la tête un peu basse. Je
me demandais anxieusement si, malgré l'autorisation qu'il m'avait
donnée de faire usage de sa confidence, il ne me saurait pas mau-
impériale où se faisaient élire et couronner les empereurs d'Allemagne. Il s'j' arrêtait
volontiers dans ses fréquentes allées et. venues entre Berlin et le grand-duché de
Baden. La Prusse cependant n'était rien moins que populaire à Francfort. « Si les
Prussiens ne sont pas aimés, c'est parce qu'ils ne sont pas aimables, » disait le baron
de Hess, un vieux conseiller autrichien. Le prince de Prusse était plus qu'aimable,
il était séduisant. Aussi était-il fêté et choyé. Son apparition mettait en branle tojtes
les dames patriciennes, elles savouraient ses complimens marqués au coin de la
vieille galanterie française. Constant dans ses affecuons, il ne manquait jamais de
faire visite au baron de Scherf, qui représentait à la Diète, pour le compte de la
Hollande, le Limbourg et le Luxembourg. Il retrouvait, dans le modeste intérieur de
ce plénipotentiaire octogénaire, les souvenirs platoniques de ses jeunes années. M. de
Bismarck y fait une discrète allusion dans une revue du personnel diplomatique de
la Confédération. « M. de Scherf et sa famille, dit-il, sont particulièrement dans les
bonnes grâces de Son Altesse Royale le prince de Prusse. »
76 REVCE DES DEUX MONDES.
vais gré du zèle que j'avais mis à m'en rendre l'interprète auprès
de mon gouvernement.
(( Mes informations, me dit très aimablement le président du
conseil, n'ont pas un caractère officiel; je les ai reçues par le bu-
reau des correspondances télégraphiques, mais je les regarde néan-
moins comme positives. Du reste, je vais donner l'ordre à d'Arnim
de s'enquérir sans retard à la chancellerie impériale et de me trans-
mettre immédiatement les nouvelles que le comte deBuol peut avoir
reçues de Gonstantinople. Comptez que je vous ferai connaître la ré-
ponse dès qu'elle me sera parvenue. »
J'étais pleinement rassuré ; ma responsabilité était dégagée. Pou-
vais-je ne pas transmettre à mon gouvernement une nouvelle aussi
grave, me venant de la source la plus autorisée I
M. de MdnteulTel tint parole. Il m'écrivit dans la soirée le billet
que voici : « La dépêche du comte Arnim me dit que, selon les
nouvelles du gouvernement autrichien, il y a lieu de croire qu'à
Gonstantinople on est parfaitement tranquille. Je dois pourtant re-
marquer que ces nouvelles sont du 11 de ce mois, tandis que le
mouvement révolutionnaire, d'après mes informations, aurait eu
lieu le 12. »
La foi de M. de Manteuffel, qui soupçonnait peut-être les desseins
de l'empereur iNicolas, restait persistante; la mienne était plus
qu'ébranlée : elle avait disparu. Il me paraissait invraisemblable
que notre ambassadeur à Gonstantinople n'eût pas été le premier à
renseigner le gouvernement de l'empereur sur un fait d'une telle
portée.
Le baron de Manteuffel s'était inquiété à tort; mais l'émotion qu'il
avait manifestée n'était pas feinte : elle m'avait révélé les tendances
de sa poUtique, son antipathie pour la Russie et son penchant vers
l'Occident, au moment où tout le monde croyait le cabinet de Berlin
inféodé au cabinet de Pétersbourg.
G 'était la moralité que je tirais dans ma correspondance de cet im-
broglio, signe précurseur des événemens qui allaient éclater, a La
sensation qu'a produite à Berlin ce sùjgulier incident, écrivais-je
au département, montre avec quelle inquiète sollicitude on suit ici
les affaires d'Orient, et combien on s'émeut facilement aux moindres
indices qui permettent d'appréhender des complications. Les ré-
flexions qui ont échappé au baron de Manteuffel sous la première
impression me paraissent utiles à consigner. Elles sont, je crois,
l'expression sincère de sa pensée ; elles dénotent l'attitude qu'il
prendrait si la mission du prince Mentchikof soulevait la question
d'Orient. »
L'événement devait justifier ces prévisions. On verra, dans le
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. 77
cours de ce récit, que, si la Prusse n'a pas figuré, pendant la guerre
de Grimée, au nombre des alliés de la France et de l'Angleterre,
cela n'a pas dépendu du baron de Manteuffel.
La nouvelle d'une révolution à Gonstantinople, qui avait si fort
alarmé le cabinet de Berlin, était fausse, comme plus tard celle du
Tartare annonçant la prise de Sébastopol. Mais, peu de jours après
mon entretien avec le président du conseil, l'envoyé du tsar démas-
quait ses batteries; il demandait la destitution « d'un grand-vizir
fallacieux; » il réclamait, sous la forme d'un ulthnatum, la protec-
tion des sujets chrétiens, garantie par un traité qui serait « à l'abri
des interprétations d'un mandataire malavisé et peu consciencieux. »
Le sultan refusa de signer sa déchéance ; le prince Mentchikof se
réembarqua le 28 mai, trois mois après son entrée triomphale dans
le Bosphore. La question d'Orient s'ouvrait menaçante. Au mois
de juillet, les Russes franchirent le Pruth et pénétrèrent dans les
principautés danubiennes. L'Europe eut la sensation frissonnante
de la guerre. Des conférences s'ouvrirent à Vienne. La Russie re-
fusa d'y paraître. L'Angleterre, la France, l'Autriche et la Prusse
lui notifièrent la note célèbre des quatre garanties. Des négocia-
tions s'engagèrent; on crut à la paix, lorsque, le 5 octobre, la
Turquie, en réponse à l'interprétation que le comte de Nesselrode
donnait à la note des garanties, déclara inopinément la guerre à la
Russie. Six mois plus tard, après la destruction de la flotte otto-
mane à Sinope, la France et l'Angleterre signèrent le traité du
10 mars 1854 et à leur tour ouvraient les hostilités.
I. — l'alle.magxe et les complications orientales.
Les complications orientales avaient ravivé les ressenlimens et
les jalousies qui, depuis Olmiitz, présidaient sourdement aux rela-
tions de l'Autriche et de la Prusse. Les protestations amicales qui
s'échangeaient entre les deux cours masquaient un profond antago-
nisme que leur diplomatie reflétait avec plus ou moins d'âcreté,
selon le tempérament des agens. « Nous espérons la paix, disait
le baron de Prokesch à la Diète de Francfort, et notre confiance est
fondée sur les assurances de l'empereur Nicolas. » — a Nous ne pou-
vons nous dissimuler, disait, quelques jours après, le baron de
Manteufiel aux chambres prussiennes, que la paix est gravement
menacée, et notre crainte est fondée sur des faits. « Il suffisait que
dans l'assemblée fédérale le délégué autrichien émît une opinion
pour que le délégué prussien la combattît. Le baron de Prokesch
et M. de Bismarck étaient en guerre ouverte. Les séances du Bun-
destag se succédaient orageuses, marquées d'incidens irritans ; les
78 REVDE DES DEDX MONDES.
motions se croisaient et se contredisaient. Le président de la Diète
exaspérait le plénipotentiaire prussien par sa morgue et ses airs
protecteurs. Ces luttes passionnées, en apparence personnelles,
étaient le prélude du drame qui, après bien des péripéties, devait se
dénouer à Sadovva.
A "Vienne, pour tenir la Prusse à la remorque, on s'appliquait à
l'isoler, à l'empêcher de jouer le rôle de grande puissance ; on in-
disposait contre elle la France et l'Angleterre ; on nous parlait de
la duplicité de sa politique. A Berlin, on relevait avec bonheur,
pour nous les signaler, tous les symptômes équivoques de la cour
impériale ; on nous faisait entendre sur tous les tons et par tom les
7noyens (1) que le comte de BuoI nous amusait avec de bonnes pa-
roles, qu'il entrait dans ses desseins de laisser les puissances belli-
gérantes s'affaiblir pour s'emparer plus sûrement des principautés
danubiennes. Le gouvernement prussien guettait les défaillances de
la politique autrichienne pour les exploiter tour à tour à Paris, à
Londres et à Pétersbourg, au gré de son ambition.
« ISous devons, dans nos rapports avec la Prusse, tenir grand
compte, écrivait le marquis de Moustier dans une lettre particulière
adressée à M. Thouvenel, le directeur politique au ministère des
affaires étrangères, de sa rivalité avec l'Autriche ; cette rivalité agit
d'une manière constante ; elle nous sert de stioQulant. M. de Man-
teuffel veut bien marcher parallèlement avec le gouvernement autri-
chien, mais non pas à sa remorque ; il veut faire jouer à son pays
le rôle qui convient à une grande puissance. C'est une prétention
que le cabinet de Vienne aussi bien que la Russie, lui ont toujours
contestée, appuyés en cela par les cours allemandes. Si l'Autriche,
ajoutait M. de Moustier, faisait cause commune avec la Russie, M. de
Manteuffel, j'en suis convaincu, conseillerait au roi de se reporter
du côté de la France et de l'Angleterre ; il ferait briller à ses yeux
l'espoir de ressaisir le premier rang en Allemagne, de se débarras-
ser de la tutelle de l'Autriche et de la Russie, et peut-être de s'en-
tendre avec nous sur des remaniemens territoriaux après lesquels
on soupire bien bas, mais très ardemment. Mais, si l'Autriche
marche avec nous, la Prusse n'a plus le même espoir ; il ne fau-
drait donc pas, si dans certaines circonstances nous sommes satis-
faits du cabinet de Vienne, être alarmés de voir celui de Berlin agir
d'une façon différente. Ce ne serait pas un pas vers la Russie, ce
serait l'envie d'être indépendans. Ne pas encourager les velléités
(l) Le baron de Manteuffel se servait d'un de ses familiers comme intermédiaire
auprès de la légation de France et de la légation d'Angleterre; c'était un israélite,
initié à ses affaires, dont les indiscrétions, voulues ou involontaires, étaient précieuses.
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. 79
prussiennes jusqu'au point de porter ombrage à l'Autriche, et ne
pas les décourager au point de blesser la cour de Berlin et de lui
enlever les illusions qu'elle se plaît à faire sur ce qu'elle pourrait
attendre de nous, tel est le problème à résoudre; il ne laisse pas
que d'être délicat. Tout ce que je sais des intentions et du carac-
tère de M. de Manteuffel me dit qu'il y a intérêt à ne pas trop le
tourmenter sur les choses d'une importance secondaire, en un mot
à ménager sa position auprès du roi. »
La Russie jouait alors un rôle considérable dans les affaires ger-
maniques; la plupart des cours secondaires prenaient le mot
d'ordre moins à Vienne et à Berlin qu'à Pétersbourg. La diploma-
tie russe puisait une partie de sa force dans les complaisances des
princes allemands, qui, tous plus ou moins alliés à la famille impé-
riale, considéraient le tsar comme le défenseur résolu de leurs trônes
et l'adversaire implacable de la révolution. Aussi le chargé d'affaires
de Russie à Francfort, M. de Glinka, dans la pensée de troubler le
concert des quatre puissances, se permettait-il d'inviter la Diète,
par des communications officielles, à proclamer la neutralité armée
de la Confédération germanique, qui eût entraîné l'Allemagne dans
une solidarité absolue avec la politique du tsar, sans que personne
y trouvât à redire, pas même M. de Bismarck, si chatouilleux ce-
pendant à l'endroit des ingérences étrangères. On se demande com-
ment l'empereur Alexandre, en 1870, pour satisfaire une idée fixe,
la revision d'une clause du traité de Paris, a pu donner carte blanche
à la Prusse en Allemagne et lui sacrifier les princes, qui, au centre
de l'Europe, étaient les auxiliaires les plus dévoués de sa politique.
Il n'était pas douteux que le jour où, par le fait de la dissolution
de la Confédération germanique, l'Autriche cesserait d'être une
puissance allemande, la Russie la rencontrerait dans les Balkans en
quête de dédommagemens, poussée par l'homme d'état dont elle
deviendrait l'instrument après en avoir été la victime. L'empereur
Alexandre, malgré les prédilections de son ministre pour la France,
ne voyait, malheureusement, sous l'influence deKatkofet des co-
mités pansla\astes, que l'Orient, où sa politique exclusive devait
fatalement provoquer des rivalités et des coalitions, et finalement
se heurter contre l'ingratitude des populations qu'elle avait affran-
chies. Il lâchait la proie pour l'ombre.
La Russie ne s'en est que trop aperçue depuis; aussi a-t-elle changé
de système : elle a rompu avec la politique de sentiment, dont seule
elle faisait les frais. Elle laisse aux intrigues libre cours dans les
Balkans, certaine que, par la force des choses, elles se dénoueront
à son profit ; elle se préoccupe, pour l'heure, plus de l'équilibre
territorial en Europe que de la question d'Orient. Elle estime que
80 REVUE DES DEUX MONDES.
le jour où la France cesserait de compter, ses propres destinées
seraient immanquablement compromises.
Si le prince-chancelier a voulu placer l'Allemagne, son œuvre et
sa gloire, par la violence de ses procédés et le jeu complexe de sa
politique, entre deux peuples profondément ulcérés, et réunir deux
gouvernemens divisés de principes, sans affinité d'aucun genre,
dans une action commune, par le seul fait de la solidarité de leurs
intérêts menacés et sans qu'il soit besoin de traités d'alliance, on
peut dire qu'il a pleinement réussi.
II. — LES DÉBUTS DE M. DE BISMARCK A FRAN'CFORT.
Au début de la guerre d'Orient, M. de Bismarck, entré depuis
peu dans la diplomatie, faisait ses premières armes sur un théâtre
ingrat, compliqué. Avant d'être nommé ministre à Francfort, il dut
faire un stage d'initiation, en qualité de conseiller de légation intime,
sous les ordres de M. de Rochow, le ministre de Prusse à la Diète.
Ses idées réactionnaires et ses sympathies russes et autrichiennes
l'avaient désigné au choix du roi ; il avait combattu l'union d'Erfurt
et soutenu devant la seconde chambre, comme un acte de haute
sagesse, la convention d'Olmûtz, que les patriotes tenaient pour un
sanglant outrage et que le prince de Prusse appelait un second
ïéna. Il était loin alors de rêver l'unité allemande ; son ambition se
bornait à assurer à la Prusse, dans la Confédération, une situation
à peu près équivalente à celle de l'Autriche. Que ne s'est-il tenu à
ce programme !
C'est dans les modestes fonctions de conseiller de légation in-
time, chargé de la direction des journaux, qu'il apprit l'art dans
lequel il excelle de manier l'esprit public et d'en faire, pour sa po-
litique, une force souvent irrésistible. Il organisa au siège de la
Confédération, avec des ramifications dans le midi de l'Allemagne,
une presse systématiquement hostile aux gouvernemens dont les
tendances n'étaient pas sympathiques à la Prusse, toujours prête à
incriminer leurs actes, à dénaturer leur pensée. Créer des malen-
tendus, opérer des diversions, neutraliser l'effet produit par les
journaux étrangers et s'attaquer au besoin aux personnes, tel était
son système.
Les dépêches de M. de Bismarck (1) étaient abondantes, claires,
judicieuses, semées d'images pittoresques et de saillies à l'emporte-
(1) La Correspondance diplomatique de M. de Bismarck, par M. Funck-Brentano,
traduite d'après les volumes parus à Leipzig : Preussen im Bundestag. D' Ritter
von Poschinger.
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. SI
pièce ; elles dénotaient avant tout la passion du devoir ; mais elles
n'étaient tendres pour personne, ni pour l'Allemagne ni pour ceux
qui la représentaient. Il traçait de ses collègues, que j'ai connus
pour la plupart, des portraits fidèles, mais sans dissimuler leurs
verrues: le ministre d'Autriche altérait impudemment la vérité;
son éloquence était verbeuse, sa bonhomie fausse ; celui de Bade
était « ondoyant et divers ; » les rapports du plénipotentiaire wur-
tembergeois portaient l'empreinte de la frivolité et de la diffusion ;
le délégué hessois était moins un diplomate qu'un coureur de
fauves, le Saxon était sourd et le Bavarois pointilleux; dans le
nombre, il en était sans doute d'aimables et d'inteliigens, mais
leur politique était louche, louvoyante; presque tous subordon-
naient le devoir public à l'intérêt privé. M. de Bismarck avait beau
les éplucher, il n'en trouvait que trois qui fussent, personnellement
et sans réticences ; dévoués à la Prusse. Ceux qui n'aimaient pas la
Prusse, et à plus forte raison ceux qui la combattaient, ne pesaient
pas lourd dans son estime : il les dénonçait à la vindicte de son
gouvernement, en attendant qu'il pût lui-même les persécuter.
Son patriotisme était étroit, intolérant ; il n'admettait pas le patrio-
tisme bavarois ou saxon, russe ou autrichien : il ne croyait qu'au
patriotisme prussien. Il en est cependant du patriotisme comme
de l'honneur : il est de tous les pays. « Il n'y a pas que l'hon-
neur français, » disait l'empereur Alexandre, avec peu de générosité,
au général Fleury, lorsque, dans des circonstances pathétiques,
pour justifier la déclaration de guerre du mois de juillet 1870, il
invoquait l'honneur de la France.
Le délégué prussien traçait de l'Allemagne, d'une plume pas-
sionnée, d'humilians tableaux ; il la montrait divisée, jalouse, im-
puissante, prête à toutes les compromissions, sinon à toutes les
trahisons. II révélait les sourdes hostilités des états du Nord, leurs
menées ténébreuses ; il les croyait incapables de sacrifier à la gran-
deur nationale le moindre de leurs intérêts particuliers. Il s'atta-
quait surtout aux velléités ambitieuses des cours du Midi, toujours
en coquetterie avec la France, et toujours prêtes à se coaliser avec
l'Autriche contre la Prusse.
L'ultramontain voit partout la main du franc-maçon; le libre
penseur, celle du jésuite. Du jour où M. de Bismarck répudia les
souvenirs d'Olmiitz, il ne vit plus que le spectre autrichien.
D'humeur fière et susceptible, il ne pardonna pas à la société de
Francfort ses préférences autrichiennes; il vécut solitaire, souvent
froissé. Les procédés hautains du président de la Diète, le comte de
Thun, qu'il dut refréner plus d'une fois, et plus encore ceux du
général de Prokesch, réveillèrent en lui les instincts batailleurs de sa
TOME LXXXIV. — 1887. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
race. La foi qu'il avait dans les vertus de la sainte-alliance, et qu'il
puisait dans les traditions de sa famille, s'ébranla peu à peu au con-
tact irritant et décevant des affaires. La lumière se fit dans son es-
prit ; il rompit avec la politique de 1850, il s'appliqua par tous les
moyens réguliers ou irréguliers à déchirer les liens que l'Autriche
avait imposés à son pays. L'école historique, qui cherche dans les
petites causes les grands effets, a le droit de triompher devant cette
conversion inattendue, radicale. Des causes secondaires, des bles-
sures d'amour-propre ont donné le branle au politique qui, en peu
d'années, a transformé le monde. Dès lors, M. de Bismarck pour-
suivit la revanche; il se souvint à toute heure que la monarchie
prussienne avait failli être démembrée par les deux Hesse, la Saxe,
le Hanovre, la Bavière et l'Autriche; il n'oublia plus qu'après avoir
formé une confédération restreinte avec quelques petits états du
Nord, la Prusse avait dû abjurer ses ambitions et rentrer humble
et repentante, les mains liées, dans le giron fédéral.
III. — OLMUTZ.
Le sort du royaume s'était trouvé un instant, en effet, par le fait
des irrésolutions de Frédéric-Guillaume IV, entre les mains du prince
de Schwartzenberg, un homme d'état énergique, décidé à régler
les vieux comptes, « à avilir la Prusse avant de la démolir, » et à
effacer de l'histoire d'Allemagne ce que M. de Beust se plaisait à
appeler l'épisode de Frédéric II. Les armées coalisées n'attendaient
plus qu'un signal pour s'ébranler et procéder à l'exécution fédé-
rale de la Prusse par l'envahissement de son territoire, lorsqu'on
apprit, inopinément, que le ministre de François-Joseph, au déses-
poir de ses alliés, la Bavière, la Saxe, le Hanovre, le Wurtemberg,
Bade, Nassau et les deux Hesse, avait accepté l'entrevue que le
conseiller de Frédéric-Guillaume, le baron de Manteuffel, avait sol-
licitée à Vienne, sur les injonctions, disait-on, de l'empereur Nicolas.
Le comte de Beust raconte dans ses Mémoires que le contre-ordre,
parti si inopportunément de Vienne, remua sa bile au point d'in-
quiéter son médecin. Ne pas jouer une partie gagnée d'avance,
laisser échapper l'occasion de brider, une fois pour toutes, l'ambi-
tion prussienne lui paraissait impossible. Ses regrets ne devinrent
que plus cuisans, lorsque « celui qui est aujourd'hui empereur
d'Allemagne » lui avoua que, si les armées fédérales n'étaient pas
entrées à Berlin, au mois de janvier 1851, c'est qu'elles ne
l'avaient pas voulu. Les fautes se paient et les occasions perdues
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. 83
ne se retrouvent plus (1). La brusque défaillance du prince de
Schwarzenberg décida du sort des deux empires; elle sauva la
Prusse, mais elle perdit l'Autriche. La direction des deux politiques ne
tarda pas à changer de main : le prince de Schwartzenberg mourut
en 1852, subitement, dans la force de l'âge, au moment où M. de
Bismarck, converti à la politique de la revanche, allait bruyam-
ment entrer en scène. L'armée, qui était certaine de vaincre en
1850, subit la défaite en 1866. A quoi tiennent les destinées des
empires !
En passant sous les fourches d'Olmûtz, le cabinet de Berlin
échappait à un désastre, mais il sacrifiait à la paix la fierté na-
tionale. Il dut renier tout ce qui s'était fait sous son inspiration en
Allemagne depuis 18^8 : le parlement de Francfort, la proclama-
tion de l'empire, l'union restreinte d'Erfurt. La Prusse s'engagea
à rétablir sur son trône l'électeur de Hesse, le plus impopulaire des
souverains, que ses partisans avaient renversé, à étouffer l'agita-
tion révolutionnaire qu'elle entretenait dans le Holstein. Elle se
prêta au rétablissement de la vieille Diète germanique, emportée
par l'élan national de 18/i8 ; elle concéda des avantages économi-
ques importans à l'Autriche et lui garantit ses possessions allemandes
et non allemandes. Après avoir fait amende honorable en face de
l'Europe, brûlé ce qu'elle avait adoré, refait ce qu'elle avait dé-
fait, elle envoya à Francfort M. de Rochow, un réactionnaire de la
plus belle eau, et reprit piteusement, en pécheur contrit et pénitent,
le collier qui lui pesait lourdement depuis 1815 et dont elle se
croyait à jamais délivrée. C'était la politique du Sicambre.
L'indignation fut grande : jamais atteinte plus humiliante n'avait
été portée aux aspirations d'un peuple. Tous les partis réprouvè-
rent la convention imposée à M. de Manteuffel, sauf le parti féodal,
qui ne voyait de salut que dans le triomphe des principes réaction-
naires et dans le maintien de la sainte-alliance. Les hommes émi-
nens de l'école libérale réagirent contre le traité dès le lendemain
de sa signature, par leurs paroles et leur plumes ulcérées. S'ils n'ont
pas eu la fortune de présider au relèvement de leur pays, ils l'ont
du moins préparée par les manifestations de leur patriotisme indigné
et par leurs incessantes revendications.
Voici ce qu'écrivait, en 1851, l'un d'eux, le comte de Pourtalès,
qui représentait le roi à Gonstantinople, sous le coup de la capitu-
(1) L'Autriche avait à ce moment trois magnifiques corps d'armée mobilisés en Bo-
hême; quatre-vingt mille Bavarois étaient sur pied de guerre, vingt mille Saxons
occupaient l'Elbe jusqu'à Troppau. Les contingens hessois, badois et wurtembergeois
étaient en marche, et déjà un combat d'avant-poste s'était engagé à Bronzel, sur les
frontières de la Hesse électorale, lorsque arriva le contre-ordre.
84 REVUE DES DEUX MONDES.
lation subie par son gouvernement: « Malgré Haugwitz, malgré
George-Guillaume, notre histoire n'offre rien, à mon avis, qui puisse
être comparé à la défaite d'Olmûlz. Réunir les chambres et l'armée
au roulement du tambour, pour recevoir un soufflet en cérémonie
de gala ! Être obligés de publier nous-mêmes notre honte, notre
ignominie au son des trompettes, au bruit des timbales, avec pro-
tocoles et documens !.. Mais aide-toi et le ciel t'aiderai — Nous ne
pouvons pas demander que les autres agissent pour nous, si nous-
mêmes nous ne faisons rien. Si mauvaise, si honteuse que soit
notre situation présente, il y a pourtant un fait que ni la lâcheté
ni la trahison ne peuvent détruire : c'est que l'Allemagne a un
avenir, et que la Prusse est appelée Zo iake the lead. L'aveugle parti
de la Gazette de la Croix peut étaler tant qu'il voudra son sys-
tème historique, Rochow, Stahl, Gerlach échoueront, car c'est Dieu
et non pas Manteuffel qui gouverne le monde... Nous agirons sans
-relâche contre nos bons amis Nicolas et François-Joseph; nous en-
couragerons les Turcs, nous conseillerons aux Italiens de se grou-
per autour de la maison de Savoie, nous ferons comprendre au
parti national dans toute l'Europe que le Piémont et la Prusse sont
les deux seuls états européens dont l'existence et l'avenir sont
étroitement liés au succès de l'idée des nationalités. Nous empê-
cherons à tont prix l'accroissement des états moyens de l'Allemagne;
puis nous attendrons le moment où l'Autriche, essayant de régler
ses finances et d'organiser son système politique, fera un éclatant
fiasco pour triompher à notre tour et rendre à Schwartzenberg avec
usure ce qu'il nous a fait. »
Le programme formulé dans ces pages éloquentes couvait an
fond de bien des cœurs ; c'était celui du prince de Prusse. M. de
Bismarck s'y rallia à son tour. Après une éclatante conversion, il
attaqua « l'odieuse convention » qu'il avait défendue, pénétré des
mêmes indignations patriotiques. Mais inspirées de Frédéric II, ses
conceptions dépassèrent de la hauteur du génie les rêves du parti
libéral. C'est par de ténébreuses combinaisons diplomatiques, par
des amorces trompeuses, par des évolutions rapides, audacieuses,
par le fer et le sang, et non par la liberté, qu'il entendait faire la
Prusse d'abord solide et compacte, pour réaliser ensuite, par sur-
croît, l'unité allemande. Son œuvre est achevée aujourd'hui, sinon
fondée ; elle ne s'est pas accomplie, comme l'œuvre italienne, par
l'attraction irrésistible des sentimens, par la toute-puissance des
idées, elle s'est faite par la violence, par la spoliation. Elle a coûté
du sang et des larmes, imposé d'immenses sacrifices d'hommes
et d'argent ; elle en imposera longtemps encore. Elle fauchera
des générations et sera la ruine des étals. Elle a réveillé les haines
SOUVENIRS DIPLOMATIQDES. 85
de races qui tendaient à s'éteindre , ébranlé la prospérité de
tous les pays, transformé le caractère et le tempérament alle-
mands ; elle donne de cruels démentis aux espérances de ceux qui
croyaient à la solidarité des intérêts économiques, et qui s'étaient
flattés que les merveilleuses découvertes de la science moderne,
la vapeur et l'électricité, réconcilieraient les nations en les rappro-
chant. Des milliers de proscrits, dont le seul crime est la fidélité
au passé, endurent, victimes de théories gouvernementales d'un
autre âge, les amertumes de l'exil, frappés dans leurs intérêts et
dans leurs affections.
« Je n'ai pas le patriotisme étroit d'une frontière politique, écri-
vait, il y a bien des années, un homme d'état autrichien, le comte
de Ficquelmont, mais j'ai celui d'un Européen. J'aime l'Europe
comme le berceau qui nous est commun à tous, comme le centre
de notre civilisation, comme le foyer qui pénètre toutes les régions
du globe. » — Quel contraste entre ces idées si larges, si hu-
maines, et celles qui s'imposent aujourd'hui ! Que nous sommes
loin de la politique des nationalités, sanctionnée par le vœu et le
suffrage des populations ! Que sont devenus les congrès et les arbi-
trages que préconisait un souverain infortuné et qui devaient à ja-
mais conjurer les luttes sanglantes? — L'avenir dira si Napoléon lil
n'était qu'un songe creux ou bien le précurseur d'une civilisation
supérieure. Il décidera entre le programme du comte de Pourtalès
et celui du prince de Bismarck ; il apprendra si l'Allemagne, aux
yeux du monde, n'eût pas été plus grande, plus admirée, faite par
la liberté que par le fer et par le sang.
IV. — LES PARTIS EN PRUSSE.
La capitale de la Prusse, sous Frédéric-Guillaume IV, n'était
pas comme aujourd'hui dominée par une volonté puissante, impla-
cable, qui, au nom de l'état, s'impose aux plus audacieux. La haine
et l'envie qu'engendrent les passions politiques s'agitaient, pen-
dant la guerre de Crimée, dans des menées ténébreuses, autour
d'un souverain honnête, mais faible et changeant.
Deux partis se trouvaient en présence, se disputant la faveur du
roi, à l'heure où la Porte, sur les conseils de lord Slratford, — qui
n'avait pas oublié qu'on avait refusé de l'agréer comme ambassa-
deur à Pétersbourg, — avait déclaré la guerre à la Russie.
Le parti libéral interprétait le sentiment public; il était appuyé,
bien que discrètement, par le baron de ManteulTel, et il se sentait
soutenu par les sympathies de l'héritier du trône. Le prince de
Prusse, dont personne ne soupçonnait à cette époque la grandeur
86 REVUE DES DEUX MONDES.
future, vivait à l'écart, le plus souvent à Goblentz, plus soucieux
de l'armée que des agissemens de la cour de Postdam. Il avait une
trop haute idée de ses devoirs pour discuter, et à plus forte raison
pour contre-carrer la politique de son frère, dont il était le pre-
mier sujet (1). Mais dans les épanchemens de l'intimité, il déplo-
rait les influences passionnées qui s'exerçaient sur son esprit, et
il appréhendait que la Prusse n'eût à faire les frais de l'alliance
russe, dont il s'est servi si habilement depuis, en prenant fait et
cause à la fois contre la France, l'Angleterre, l'Autriche, la Turquie
et le Piémont. S'il n'avait pas l'esprit et l'érudition de Frédéric-
Guillaume IV, il avait, en revanche, de la fixité dans les idées et le
discernement des hommes. Jamais il n'a confondu la raison d'état
avec le sentiment.
Le parti de la Croix, qui, depuis la révolution de 18A8, jouait un
rôle prépondérant dans les conseils de la couronne, était petit, mais
puissant. Il se composait de trois nuances d'idées assez distinctes,
bien qu'elles se confondissent souvent : l'idée exclusivement russe,
que représentaient le général de Gerlach et son frère le président ;
l'idée protestante dogmatique et piétiste, que représentaient plus
particuhèrement le roi et le général de Groeben ; l'idée prussienne
pure, féodale, anticonstitutionnelle et ultra-conservatrice, qu'incar-
nait M. de Bismarck. Impopulaire dans le pays, dont il blessait les
instincts, le parti de la Croix suppléait au nombre par l'audace et
la violence, et surtout par son crédit auprès du souverain. C'est
par lui que le ministre de Russie, à l'insu du baron de Manteuffel,
arrivait à l'oreille du roi.
La politique russe avait su se créer de fortes positions à la cour
et dans le gouvernement ; elle disposait de deux ministres dans le
cabinet, et le sous- secrétaire d'état au ministère des affaires étran-
gères, M. de Lecoq, n'avait pas de secrets pour elle. Les grands
dignitaires et les généraux lui étaient dévoués, et le prince Charles,
à rencontre de son frère, le prince de Prusse, affichait hautement
ses sympathies pour l'empereur Nicolas et ses vœux pour le triomphe
de sa cause. « Je tiens la Prusse dans ma poche, » disait le baron
de Budberg dans un accès d'outrecuidance. C'est ce que nous di-
sions aussi, en 1867, à propos des clés du Luxembourg: les poches
de notre diplomatie malheureusement étaient trouées.
La Gazette de la Croix s'appliquait à faire prévaloir les tendances
du parti ; elle traduisait ses passions avec acrimonie, elle ne recu-
(1) Dépêche de M. de Moustier : « Oq assure que le prince de Prusse voit avec un
profond chagrin la position dans laquelle on a mis le pays, bien que le respect qu'il
doit à son frère, dont il est le premier sujet, l'empêche de l'exprimer tout haut. »
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. 87
lait pas devant ies invectives, elle s'attaquait au président du con-
seil; souvent elle se permettait de perfides insinuations contre la
cour de Goblentz : elle lui reprochait ses sympathies anglaises,
elle accusait ses entours de conspirer contre l'état. La princesse
Augusta n'était pas ménagée, on ne lui pardonnait pas son esprit et
sa grâce ; son tort le plus grave était d'avoir sur la reine l'avantage
delà maternité. Les amis de l'héritier présomptif, le comte de Goltz,
le comte d'Usedom, le comte de Pourtalès,M. deBethmann-Holw^eg,
ripostaient avec véhémence contre les attaques de l'organe féodal
dànsle Preussische Wochenblatt ; ils s' efforçaient de soustraire M. de
Manteulfel aux influences russes, et de l'entraîner vers la France et
surtout vers l'Angleterre. M. de Bismarck les appelait « les conspi-
rateurs de Vkôtel royal, » c'était le nom de l'hôtel qu'habitait l'un
d'eux et où ils se concertaient d'habitude. Le président du conseil
louvoyait entre les deux partis; il était plus enclin aux compromis-
sions qu'aux témérités. Il s'appliquait à prémunir le roi contre les
entraînemens de son cœur et de son imagination. Lorsque Frédéric-
Guillaume refusait de se rendre à ses argumens, il offrait sa dé-
mission, et le souverain effrayé d'être abandonné par un ministre
qui savait concilier ses actes et ses paroles, souvent contradictoires,
le suppliait de reprendre son portefeuille. M. de Manteuffel s'appli-
quait, en s'inspirant des principes de M. d'Haugwitz, à ne s'engager
d'aucun côté. « Nous ne voudrions pas, disait-il dans une circulaire
qui est restée célèbre dans les annales de la diplomatie, prendre
un engagement qui nous liât. » 11 avait imaginé un moyen ingénieux
pour soustraire son souverain aux instances des puissances belli-
gérantes. Lorsqu'elles le mettaient en demeure de se prononcer,
il recourait aux missions extraordinaires ; il disait que la religion
du roi avait besoin d'être éclairée et, qu'avant de conclure, il dé-
sirait, par de franches explications avec les gouvernemens, dissiper
les équivoques. Le comte d'Usedom, le comte de Pourtalès, le
prince de Hohenzollern, le général de Willisen, le général Wedel,
le général de Lindheim, le général de Groeben et le colonel de
Manteuffel partaient, en effet, tour à tour, soit pour Pétersbourg
et Vienne, soit pour Paris et Londres, non pour traiter, mais pour
gagner du temps. « On m'a envoyé, écrivait lord Clarendon à son
charf^é d'affaires à Berlin, en parlant du général de Groeben, pour
m'expliquer une chose inexplicable, un homme qui ne sait pas s'ex-
pliquer. »
V. — FRÉDÉRIC-GUILLAUMK IV ET SON JIINISTRE.
Le baron de Manteuffel, qui avait succédé à M. de Radowilz, à
une heure douloureuse pour le patriotisme prussien, était un
88 REVUE DES DEUX MONDES.
homme éclairé, sensé, positif, mais il avait la volonté paresseuse ;
il aimait mieux tourner les difficultés que de les résoudre. Regarder
les événemens, se tirer d'affaire avec de bonnes paroles et ne se
compromettre d'aucun côté, tel était son système. 11 haïssait la
Russie et détestait l'Autriche ; ses préférences étaient pour une
alliance avec l'Occident, mais il était forcé de les dissimuler; il
était président du conseil et ministre des affaires étrangères et, en
réalité, il n'avait pas la direction de la politique. Il avait à compter
avec un roi (1) demi-théologien, demi-lettré, d'une imagination
versatile, éprouvant une invincible répugnance à se décider, par-
tagé entre ses sympathies pour l'Angleterre, son aversion pour la
France et sa condescendance envers son beau-frère, qui le domi-
nait sans le ménager. L'empereur Nicolas le taxait d'idéologue; il
l'appelait révolutionnaire, démagogue, dès qu'il faisait mine de ré-
sister à sa volonté.
• Le roi le savait, mais il se gardait de le laisser paraître. Les let-
tres qu'il adressait à Pétersbourg, malgré tous les dédains qu'il
endurait, restaient familières et tendres. Il avait deux ma-
rottes : il aimait à faire du légitimisme comme on en fait au fau-
bourg Saint-Germain, au point de déraisonner lorsqu'on lui parlait
de fusion, et il voulait délivrer les chrétiens du joug des musul-
mans. Il rêvait la disparition du croissant de Gonstantinople pour
faire place à la croix; mais tout cela restait dans sa tête à l'état de
roman. Souvent il rappelait mélancoliquement les temps loin-
tains de sa popularité : « Mon peuple, avant J8/i8, disait-il, m'eût
dévoré par amour ; aujourd'hui, il est aux regrets de ne l'avoir pas
fait (2). »
M. de Mouslier, au sortir d'une audience, a tracé dans une lettre
particulière, au courant de la plume, une piquante esquisse du roi
Frédéric-Guillaume IV : « Ce qui m'a frappé chez le roi, disait-il, ce
n'est pas tant le décousu de sa conversation, le désordre de ses
idées et le peu de logique de ses raisonnemens, c'est surtout la
fausseté des notions qui servent de base à ses jugemens, qui font
qu'il n'y a avec lui aucun fait acquis à la discussion. Il écoute
l'objection qu'on lui fait, en a l'air frappé, dit quelques mots d'ap-
probation; puis reprend son discours, qui n'est qu'un long mono-
logue avec lui-même, et semble ignorer qu'on ne soit pas de son
avis. J'avais besoin d'entendre moi-même le roi pour me rendre
(1) Frédéric-Guillaume IV, né le 15 octobre 1795, succéda à son père, Frédéric-
Guillaume IIF, le 7 juin 1840. Il s'était marié en 1823 à Elisabeth de Bavière; étant
sans enfans, le trône revenait à son frère Guillaume, prince de Prusse. Il eut un coup
d'apoplexie au mois d'octobre 1857, qui se renouvela en octobre 1858; le prince de
Prusse fut alors nommé régent du royaume.
(2) Souvenirs de M. Xavier Marinier.
SODVEMRS DIPLOMATIQUES. 89
compte, comme je le fais maintenant, de l'impossibilité où se trouve
M. de Manteuffel de rien mener à bien. Dans ce moment, le mi-
nistre laisse tout aller à la dérive; il regarde agir son maître jus-
qu'à ce qu'il le voie fatigué et prêt à lui rendre le gouvernail. Il
pourrait sans doute donner sa démission, il l'a déjà offerte plus
d'une fois, mais au fond il tient au pouvoir et le roi tient à lui. Il
voulait absolument se retirer après le refus de la convention, mais
le roi lui a fait une scène des plus vives, le traitant de traître et
de misérable, qui voulait l'abandonner au milieu du danger. M. de
Manteuffel est resté.
« — ... Je neveux pas me séparer de la France et de l'Angle-
terre, m'a dit le roi, mais comprenez bien que je n'ai pas les mêmes
intérêts que vous, ni les mêmes intérêts que l'Autriche. D'ailleurs,
mon rôle à moi, c'est de me réserver pour faire entendre plus
tard des paroles de paix. Qu'est-ce qui ferait jamais entendre ces
paroles, si tout le monde était en guerre? Il faut que la Prusse
reste comme une terre ferme, au milieu d'une inondation, pour
que les rameaux fleuris de la paix puissent y pousser de nouveaux
rejets.
« — Mais Votre Majesté est-elle bien sûre que dans cette île, où
elle voit en son imagination fleurir des oliviers, ne sortiront pas
plutôt les germes de la discorde et de la guerre?
« — J'ai écrit, interrompit le roi, une lettre à Pétersbourg, je
puis le dire avec mon sang, pour supplier l'empereur de céder à
la raison. S'il ne cède pas, je lui déclare que je l'abandonne, que
rien ne peut le justifier à mes yeux. En attendant, quelle belle
chose que l'émancipation des chrétiens en Orient ! C'est la fin et
la ruine de ces misérables Turcs. Je ne puis vous dire combien je
les déteste, combien je voudrais les voir hors d'Europe, car c'est
une honte pour nous tous qu'ils y soient encore.
« — J'ai fait observer que notre but n'était pas de tuer l'empire
turc, mais de le faire vivre ; que mon zèle chrétien ne pouvait m'em-
pêcher, d'ailleurs, de préférer de beaucoup l'honnêteté des Turcs
à la perversité des Grecs.
« — Comment voulez-vous, m'a dit le roi en m' interrompant de
nouveau, que je parle de paix et qu'on m'écoute, si je romps tout
lien avec mon beau-frère? Songez-y, nous sommes tous ici des sol-
dats, nous avons un vif sentiment de l'honneur ; comment l'honneur
prussien permettrait-il de rompre des liens de parenté, des liens de
quarante ans! Lorsque je parlerai de paix, on me dirait : Voilà qua-
rante ans que vous étiez mon ami, et c'est au milieu de mes enne-
mie que je vous retrouve ! Cependant, si l'empereur Nicolas ne veut
pas céder, je serai contre lui ; mais si vous ne voulez pas faire la
90 REVUE DES DEUX MONDES.
paix non plus, à des conditions raisonnables telles que je les con-
çois, alors aussi je serai contre vous, non que je veuille dire que
je vous déclarerai la guerre, — jamais je ne vous ferai la guerre,
jamais, — mais je me retirerai dans ma coquille, et je ne bouge-
rai plus : on ne pourra plus rien obtenir de moi... — Méfiez-vous,
ajouta Sa Majesté, deCronstadt et de Sébastopol, ce sont deux places
imprenables. Pour Dieu ! portez vos efforts ailleurs ; songez quel
effet désastreux produirait en France, où nous avons tant besoin
que l'empereur conserve sa popularité, de voir vos vaisseaux ren-
trer désemparés à Brest et à Toulon ! Dites à l'empereur q*u'il ne
saura jamais assez la sincérité de mes sentimens pour lui.
« — L'empereur en est parfaitement persuadé, ai-je répondu.
« — Ah! vous me faites bien plaisir de me dire cela. Il y a cette
maudite Gazette de la Croix, que je déteste, qui, je ne sais pour-
quoi, a pris pour tâche de s'attaquer à la personne de l'empereur ;
je ne cesse de sévir contre elle, je la fais saisir et même sus-
pendre. C'est ce fou de Gerlach, le frère de mon adjudant, qui me
compromet. »
Le roi déplorait sans doute les polémiques qui, par leur carac-
tère injurieux, diffamatoire, pouvaient lui causer des ennuis et
provoquer des représailles dans la presse française. Comme il le
disait, il faisait saisir, suspendre même la Kreutz-Zeitung ; mais
l'incorrigible gazette recommençait de plus belle le lendemain,
certaine de caresser les passions secrètes, invétérées du souverain.
Malgré les protestations qu'il venait de recueillir, M. de Moustier
sortit troublé de l'audience, peu confiant dans les sympathies du
roi pour l'empereur.
<( Je le dis à regret, écrivait-il, je ne puis m'ôter de l'esprit que
le roi Frédéric-Guillaume ne soit un des souverains de l'Europe
qui aime le moins la France. Cependant, qui connaît le fond des
cœurs? Qui peut dire Yalta mente repostwn de ce prince si mo-
bile et si insaisissable, et néanmoins si obstiné dans ses idées, si
prodigue de paroles et pourtant si dissimulé? »
Les poètes et les philosophes n'ont pas ménagé Frédéric-Guil-
laume IV, bien qu'il protégeât les sciences et les lettres, qu'il eût
attiré à sa cour des historiens comme Ranke et Raumer, des ar-
tistes tels que Rauch et Cornélius, et qu'il eût fait d'Alexandre de
Humboldt un chambellan. Il a inspiré à Henri Heine, sous le titre :
Un nouvel Alexandre (1), un de ses chants les plus mordans, et
l'auteur de la Vie de Jésus l'a peint dans une satire historique, avec
des citations de saint Grégoire, sous les traits de Julien l'Apostat.
(l) Dichtungcn, t. xvii.
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. 91
Le docteur Strauss l'a appelé « un romantique dans l'histoire, un
dilettante qui prétend opposer son enthousiasme rétrograde à l'ir-
résistible marche de l'humanité. » Il a relevé ses légèretés, ses con-
tradictions, ses décrets rendus, révoqués et repris. Dans sa pré-
face, il a déclaré « qu'il n'a jamais détesté un homme autant que
Frédéric-Guillaume IV, roi de Prusse. » Les philosophes méconnus
sont féroces. Le docteur Strauss eût été moins sévère si ses doc-
trines et son œuvre mécréante n'avaient pas été réprouvées, en
termes méprisans, à Sans-Souci.
Le roi Frédéric-Guillaume IV avait bien des travers, en politique
surtout, mais il les rachetait dans sa vie privée par les plus bril-
lantes qualités. Il n'était pas seulement l'homme le plus spirituel
de son royaume, mais aussi le plus humain. La Prusse lui doit ses
premières libertés et l'Allemagne le réveil de ses passions unitaires ;
son règne marquera comme une période d'incubation; il a préparé
les voies au règne glorieux de son successeur. Sans-Souci et Post-
dam étaient ses résidences de prédilection. 11 se complaisait dans
les souvenirs de Frédéric le Grand, mais il lui manquait le sens de
la réalité pour tirer parti de ses enseignemens. Sa conscience
morale était plus forte que son ambition ; elle le mettait en lutte
incessante avec la raison d'état. La guerre de Grimée l'avait jeté
dans de cruelles perplexités. Il ne savait quel parti prendre. Ses
incertitudes n'avaient fait que s'accroître lorsqu'il vit l'Autriche si-
gner avec les puissances occidentales le traité du 2 décembre. Il
protestait de son inaltérable dévoûment dans les lettres attendries
qu'il adressait à l'empereur Nicolas, tandis qu'il se laissait entraîner
sous l'iniluence de M. de Bunsen, son ambassadeur à Londres, vers
les puissances occidentales. Il n'osait ni rompre avec la Russie, ni
se prononcer pour l'Angleterre. Il aimait le prince Albert, il avait
une affection paternelle pour la reine Victoria, il était le parrain du
prince de Galles, et l'Angleterre était pour lui la grande puissance
évangélique. Mais il aimait aussi sa sœur, l'impératrice de Russie; il
subissait l'ascendant de son beau-frère, il avait la conviction qu'en
revendiquant le protectorat de l'église grecque en Orient, l'empereur
Nicolas obéissait à un devoir impérieux, à son devoir de chrétien. De
là les troubles qu'éprouvait son cœur et que traduisait sa politique.
On retrouve la trace de ses luttes intimes, qu'Alexandre de Humboldt
appelait « le dualisme des sentimens, » dans les lettres souvent dé-
nuées de sens pratique qu'il adressait à M. de Bunsen, son ami et son
ambassadeur: « Sachez, mon cher Bunsen, disait-il, que ma neutra-
lité sera souveraine, et si quelqu'un veut me battre, je le battrai. La
position de la Prusse est trop avantageuse; elle lui met dans les mains
la possibilité de la décision suprême. Je compte que l'Angleterre
92 REVUE DES DEUX MONDES.
évangéliqiie ne voudra pas affaiblir la Prusse évangélique, qu'elle
ne se rendra coupable à mon égard d'aucune infamie. Prenez bien
note de ceci, excellent Bunsen : je demande pour prix de ma neu-
tralité sincère et autonome, pour prix des services que je rends à
l'Angleterre dans cette funeste rupture avec la Russie et les tradi-
tions chrétiennes, je demande la garantie de mes possessions terri-
toriales européennes, l'inviolabilité territoriale de toute la Confédé-
ration germanique, la promesse sacrée de me restituer, sans
condition, mon fidèle Neufchâtel, après la paix, dans la paix, au
moyen de la paix. Si je suis attaqué pendant Vinceste de l'Angle-
terre et de la France ; ou si, par suite de cet inceste, les deux puis-
sances incestueuses, prenant la révolution pour alliée, la déchaînaient
par le monde, alors je fais alliance avec la Russie, à la vie à la
mort ; je connais mon devoir. » — « Je demande à l'Angleterre une
réponse : veut-elle et peut-elle faire rétablir mon autorité dans ma
■ fidèle petite principauté du Jura, aujourd'hui foulée aux pieds des
impies? Si l'Angleterre n'est pas claire et précise, j'adresserai la
question à la Russie, et si la Russie non plus ne me répond pas clai-
rement, je prierai Dieu de me rendre plus fort ! »
Le roi a écrit des lettres qui font honneur à son cœur et à son esprit,
mais il en est dont la lecture est troublante, pénible. On se demande
à quel mobile M. de Bunsen a cédé en les publiant, car elles ne sont pas
de nature à grandir le souverain qu'il a aimé et servi. Voulait-il jus-
tifier l'insuccès de sa mission par l'incohérence de ses instructions?
Certes, sa tâche était difficile ; il n'était pas aisé de dire à des mi-
nistres anglais que l'alliance qu'ils avaient contractée avec la France
était incestueuse et de leur demander comme prix, non pas de la
coopération, mais de l'abstention, des garanties territoriales, la
haute main en Allemagne et la restitution de la principauté de Neuf-
châtel.
« II ne s'agit pas d'unité allemande, disait lord Clarendon à l'am-
bassadeur de Prusse, ni des arrière -pensées de l'Autriche, ni de !a
duplicité de la Frauce ; il s'agit de réunir l'Europe dans une action
commune pour maintenir l'intégrité de l'empire ottoman. Vos craintes
sont de pures chimères ; l'empereur Napoléon témoigne dans les
affaires d'Orient de la plus grande loyauté, du plus sérieux dévoû-
ment aux intérêts européens. 11 n'y a aucune raison de croire qu'il
veuille reprendre l'idée napoléonienne et troubler le monde, n M. de
Bunsen suppliait le ministre de la reine de ne pas juger la Prusse
d'après la Gazette de la Croix, un journal d'illuminés : « Je ne la
lis jamais, répondait lord Clarendon ; je ne m'occupe que des re-
présentans du roi, et notre confiance en eux est profondément
ébranlée. »
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. 93
Le roi passait de l'espoir au découragement, suivant les rapports
qu'il recevait de Londres, de Paris ou de Pétersbourg ; son humeur
s'en ressentait. Il n'avait pas connu les hésitations en 18/10 ; il avait
alors ratifié des deux mains le traité du 15 juillet, bien que désin-
téressé dans la question d'Egypte. Il était entré résolument dans la
coalition fomentée par l'empereur Nicolas contre le roi Louis- Phi-
lippe. Une guerre de l'Europe monarchique contre la France révo-
lutionnaire était son rêve. Il avait gardé des traitemens infligés à
son pays par Napoléon d'amers ressentimens, que les années n'avaient
pas effacés. Inspiré par l'esprit de 1813, il s'était servi des provoca-
tions imprudentes de M. Thiers pour s'adresser aux passions ger-
maniques et réveiller l'idée de la grande patrie allemande. Mais la
situation n'était plus la même au début des complications orientales ;
le faisceau de la sainte-alliance était rompu, la France et l'Angle-
terre combattaient sous le même drapeau, et l'Autriche étonnait le
monde par l'immensité de son ingratitude en s'associant à leur cause
par un traité d'alliance. L'Allemagne aussi n'était plus la même :
l'empereur Nicolas, par ses hauteurs et ses ingérences, l'avaitfroissée;
il avait contrarié ses aspirations en iShS, et la Prusse l'avait trouvé
partout sur son chemin. Au lieu de la soutenir dans sa lutte contre
l'Autriche, il l'avait forcée d'aller à Olmiitz. Il l'avait traitée comme
un parent pauvre, sans ménager ses susceptibilités. Souvent son
gouvernement avait disposé d'elle sans daigner la pressentir, cer-
tain que le roi, fidèle aux dernières volontés de son père, ne dé-
serterait jamais l'alliance russe.
Le baron de Manteuifel, cependant, avait amené son souverain,
après le départ retentissant du prince Mentchikof de Constanti-
nople, et l'occupation des principautés danubiennes, à rompre
moralement avec la Russie. Il avait obtenu, à force de patience
et d'habileté, l'autorisation de signer une note avec la France,
l'Angleterre et l'Autriche. C'était un acte d'une haute portée;
il brisait les liens de la sainte-alliance qui, depuis 1815, avaient
résisté à toutes les commotions européennes. La coalition qui s'était
formée en 18/iO contre la France, à propos du pacha d'Egypte,
sous l'inspiration passionnée de l'empereur Nicolas, menaçait de se
reformer aujourd'hui contre la Russie, à propos du protectorat des
chrétiens grecs en Orient, sous l'inspiration de Napoléon III. Les
quatre puissances formulaient leurs exigences dans un document
appelé la note des quatre garanties. Elles réclamaient la suppres-
sion du protectorat exclusif de la Russie dans les principautés, la
libre navigation du Danube, la revision du traité des détroits impli-
quant le rétablissement de l'équilibre des forces dans la Mer-Noire
et la renonciation de la Russie au protectorat des chrétiens ortho-
94 REVUE DES DEUX MONDES.
doxes dans l'empire ottoman, revendiqué d'une façon si inattendue
et si impérieuse par son ambassadeur extraordinaire. C'était ra-
mener la politique russe de cinquante années en arrière, détruire
d'un trait de plume le travail laborieux et persévérant de sa diplo-
matie, porter une atteinte irréparable à son prestige sur les popu-
lations grecques et slaves, et opposer une barrière infranchissable à
ses aspirations nationales.
Il avait fallu des raisons d'un ordre supérieur, l'espoir de pré-
server la paix, pour que Frédéric-Guillaume IV se prêtât à un acte
si contraire à ses sentimens et si peu conforme au testament
de son père, qui lui recommandait de ne jamais se séparer
de la Russie. S'il y consentit, c'est qu'il se flattait que, par une
pression morale collective, il faciliterait à son beau-frère le moyen
de sortir de l'impasse où il se trouvait acculé. Il s'imaginait
que sa présence dans le concert enlèverait à la notification des
.puissances tout caractère blessant pour l'amour-propre de l'em-
pereur. Il le suppliait d'ailleurs, dans les termes les plus affec-
tueux, de ne pas mettre en doute son amitié et son désir ardent
de lui être secourable. Il lui en coûtait de l'abandonner ; ses cajo-
leries n'étaient pas exemptes de remords. Il est certain que le roi
n'avait cédé qu'à son corps défendant aux supplications de son mi-
nistre, et qu'il avait fallu recourir, c'était le cas de le dire, à la croix
et à la bannière pour obtenir son adhésion. Mais lorsque, après le
refus du cabinet de Pétersbourg, il fut question de transformer le
protocole en traité, le roi résista à toutes les sollicitations. Il décla-
rait que, moralement, il resterait uni aux trois puissances, qu'il main-
tiendrait l'accord sur les bases du protocole, mais n'irait pas au-
delà. « Les quatre points, disait une circulaire de son gouvernement,
sont des noyaux destinés à reparaître. » L'image était hardie, mais
elle traduisait la pensée du cabinet.
Le roi voulait avant tout conjurer les coups de fusil entre l'Au-
triche et la Russie; il voulait que l'alliance du Nord, à demi brisée
par la plume, ne fût pas tranchée par l'épée. Dans sa pensée, l'éva-
cuation des principautés danubiennes par les Russes était le but
principal qu'avait à poursuivre l'Allemagne, et il était convaincu que
l'Autriche, appuyée pour la forme seulement par l'armée prus-
sienne, pourrait y entrer sans combattre et sans briser ses rela-
tions diplomatiques avec le cabinet de Pétersbourg. Il tenait avant
tout à maintenir ses bons rapports avec la cour de Vienne. « Mar-
cher d'accord avec l'Autriche serait allemand, disait- il au baron
de Manteuffel. — Oui, sire, répondait le ministre, mais ce ne serait
pas prussien. » Le roi n'en persistait pas moins à se rapprocher du
gouvernement autrichien, avec l'espoir de le paralyser et de former
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. 95
avec lui, pour se soustraire aux exigences des puissances belligé-
rantes, la grande union allemande. La reine, sœur de l'archidu-
chesse Sophie, était l'ardente interprète de ses vues personnelles au-
près de la cour d'x^utriche. Mais ses vœux et ses doléances ne
parvenaient pas à arrêter le cours des événemens.
Le marquis de Moustier ne se laissait pas troubler par les méan-
dres de la politique prussienne. Il les suivait pas à pas, sans se dé-
courager. « Notre position, écrivait-il, malgré la mobilité du roi,
malgré les efforts de la Russie et d'une douzaine de ses partisans,
se maintient et s'améliore. L'arrivée du prince de Prusse, dans
quelques jours, sera pour nous une garantie de plus; il n'est pas
Russe, il serait plutôt Anglais, et comme nous avons l'Angleterre
avec nous, il sera pour nous à cause d'elle ; mois, plus tard, J'es-
père qu'il sera avec nous pour nous seuls. Notre alliance avec l'An-
gleterre ferme la bouche à ceux qui se souviennent trop de 1813 ;
elle nous est très utile comme transition. »
Notre position s'améliorait en effet ; la Prusse en était arrivée à
comprendre le danger de son isolement ; elle signait avec l'Au-
triche, le 20 avril 185/i, une convention de garantie mutuelle. On
reconnaissait à l'Autriche le droit de requérir l'assistance de la
Prusse pour couvrir ses opérations, dès qu'elle entrerait dans les
principautés danubiennes. Dans les pourparlers, on prévoyait un
mouvement offensif sur la Vistule ; les plénipotentiaires estimaient
qu'en une campagne on pourrait prendre Modlin et Varsovie; les
généraux optimistes allaient jusqu'à discuter une marche sur Pé-
tersbourg, avec l'appui des flottes alliées et de l'armée suédoise.
La Prusse, par une convention militaire annexée au traité, s'enga-
geait à mettre 150,000 hommes au service de l'Autriche pour la
défense de ses frontières orientales; les contingens fédéraux de-
vaient être mobilisés ; il était stipulé qu'aucun corps d'armée ne se-
rait porté du côté de l'ouest.
Le coup était inattendu pour ceux qui préconisaient l'alliance
russe ; ce n'était pas ce qu'ils rêvaient. Le baron de Manteuffel était
l'objet d'amères récriminations; les chefs du parti de la Croix, le
président de Gerlach et le feld-maréchal de Dohna, venaient dans
son cabinet l'accabler de reproches.
Les adversaires de la Russie, par contre, étaient radieux; déjà
ils prévoyaient un changement défmitii de système qui devait leur
assurer le pouvoir. Le prince de Prusse ne les encourageait pas ; il
persistait à se maintenir dans une grande réserve. Mais, au fond, il
ne désapprouvait pas l'évolution que venait de faire le gouverne-
ment du roi. « Le prince de Prusse, écrivait le marquis de Moustier,
est au fond satisfait de la convention que le colonel de Manteuffel
96 REVUE DES DEUX MONDES,
a signée avec le plénipotentiaire autrichien, le général de Hess, bien
qu'il eût préféré, en thèse générale, ne pas marcher à la remorque
de l'Autriche ; mais il trouve que cela vaut mieux que de se mettre
à la remorque de la Russie. Il se loue du général de Hess, qui n'a
pas insisté sur le renouvellement du traité d'Olmiitz, et qui a con-
senti à une simple garantie territoriale pour la durée de la guerre
actuelle. M. de Manteuffel travaille à soustraire son pays à la tutelle
de la Russie et à se rapprocher de nous. C'est le fond de sa poli-
tique. Pour qu'elle changeât, il faudrait qu'il fût renversé, et M. de
ManteufTel ne peut être remplacé. Sa chute sur la question russe
serait le commencement d'une révolution, tant l'opinion qui le
pousse dans cette question paraît s'accentuer chaque jour. Pou-
vons-nous, toutefois, attendre mieux qu'une neutralité sincère et
même bienveillante pour nous? Oui, si la Prusse y voit un intérêt
évident. Tant que M. de Manteuffel sera là, je le répète, nous pou-
vons être sûrs que la Prusse ne prendra pas parti pour la Russie.
Pour en être certains, nous n'avons pas besoin d'assurances ver-
bales ; il nous suffit de voir l'opinion publique, les sentimens hau-
tement manifestés des masses, mais surtout de cette bureaucratie, si
puissante ici, qui a la main partout, qui dirige et forme les cou-
rans, qui, plus qu'aucune autre partie de la nation, a le sentiment
du patriotisme prussien et n'a pas oublié le rôle que la Prusse a
joué à Olmûtz, grâce à l'empereur Nicolas. C'est là ce que M. de
Manteuffel représente au ministère, et c'est pour nous la garantie
de sa conduite. »
Vl. — LES PROLÉGOMÈNES DE BIARRITZ.
Le marquis de Moustier plaidait les circonstances atténuantes;
loin d'indisposer son gouvernement contre la Prusse et ses hommes
d'état, il s'appliquait au contraire de toute son autorité et de son
talent à atténuer dans ses correspondances l'irritation que causait à
Paris et à Londres une politique pleine de réticences. Il préparait
les voies dans lesquelles M. de Bismarck, appelé à la direction des
affaires, devait, dix ans plus tard, entrer si résolument. 11 prévoyait
que le frère du roi, arrivé au trône, rechercherait le bon vouloir de
la cour des Tuileries et s'appuierait sur elle pour faire prévaloir la
légitime expansion de l'influence prussienne en AUemagne.M. de Mous-
tier poursuivait une intime entente avec le cabinet de Berlin sur
toutes les questions d'ordre européen ; il n'allait pas au-delà. Il ne
pouvait pas pressentir que Napoléon III, à ce moment si sage, si
bien inspiré, ferait l'ItaUe pour la jeter dans les bras de la Prusse,
qu'il laisserait péricliter son armée et serait surpris par les événe-
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. 97
mens, malade et défaillant. En tout cas, il n'eût pas lié partie avec
le cabinet de Berlin, s'il avait présidé à notie politique extérieure
en 1866, sans se prémunir contre son ambition et son ingratitude
par les plus solides garanties.
L'héritier présomptif de la couronne et son futur ministre se trou-
vaient, pendant la guerre d'Orient, engagés dans des voies diver-
gentes ; ils ne partageaient ni les mêmes sympathies, ni les mêmes
opinions, aux heures où le gouvernement du roi, inquiet, tiraillé en
tous sens, ne parvenait à satisfaire ni la Russie ni les puissances
alliées. Rien ne permettait de présager qu'un jour ils poursuivraient
et réaliseraient dans une étroite collaboration les pensées ambi-
tieuses qui les animaient tous deux. En 185Zi et 185.5, alors que
M. de Bismarck pactisait avec le parti de la Croix et ménageait Pé-
tersbourg, le prince de Prusse s'entourait des hommes éminens du
parti libéral et portait ses regards vers Paris. « Vous allez donc
faire quelque chose avec nous, j'en suis bien aise, » disait-il au mar-
quis de Moustier, à l'occasion de la mission donnée au général de
Wedel en vue d'une entente avec le cabinet des Tuileries.
L'idée d'un rapprochement entre les deux cours germait du reste
à Berlin, dès le début de la guerre d'Orient, dans bien des esprits.
M. de Manteuffel, bien qu'il dût signer « l'odieuse » convention
d'OImûtz, pour sauver la monarchie des fautes commises par le roi
et son ministre le général de Radowitz, la caressait, et déjà, en
1856, il songeait à l'Italie. Lorsqu'il revint du congrès de Paris, il
me parla avec admiration du comte de Gavour. Il le tenait pour un
politique de grande envergure et lui prêtait de vastes projets. Les
éloges qu'il lui décernait me frappèrent d'autant plus que les rap-
ports officiels entre Berlin et Turin étaient forts tendus. M. de Ga-
vour avait dû laisser entrevoir à la politique prussienne, cela n'était
pas douteux pour moi, des horizons nouveaux. C'est sous l'impres-
sion non effacée de ses entretiens avec le ministre piémontais qu'un
an après, M. de Manteuffel envoya un personnage obscur de sa con-
fiance à Plombières, pour pressentir l'empereur et le préparer à des
remaniemens en Allemagne, en s'adressant à ses convoitises. On
peut dire que cette mission occulte, qui remonte à 1857, a été le
point de départ des pourparlers qui, plus tard, se sont poursuivis
à Biarritz. A partir de ce moment aussi, un courant plus sympa-
thique s'établit entre Berlin et Turin. La diplomatie prussienne
commençait à flairer les avantages de l'alliance italienne.
M. de Manteuffel, toutefois, n'avait pas les visées assez hautes et
l'autorité suffisante pour vaincre les préjugés de son roi et l'en-
traîner vers la France et l'Italie. Comme tous les hommes d'état
prussiens, il rêvait l'hégémonie des Hohenzollern en Allemagne.
TOME LXXXIV. — 1887. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais son ambition était contenue; elle ne se révélait qu'accidentel-
lement et discrètement. « 11 y a beaucoup de choses que la Prusse
pourrait désirer, » disait-il un jour à M. de Moustier d'un air scru-
tateur, en ajustant ses lunettes ; « mais le roi éprouverait les plus
grands scrupules à prendre quoi que ce soit, même ce qu'on lui
mettrait dans les mains. N'a-t-il pas failli se brouiller avec Bunsen,
parce qu'il lui parlait de remaniemens territoriaux? Il faudra ce-
pendant, ajoutait le ministre en soupirant, que l'Allemagne subisse
des transformations, mais cela ne pourra se faire qu'à la suite
d'une guerre, car personne ne peut songer à remanier d'avance
la carte de l'Europe. »
M. d'Usedom, de son côté, dans une de ses missions à Londres,
avait abordé la question d^es compensations avec lord Glarendon ;
il avait cherch'' des équivalons aux avantages que l'Autriche tirait,
au détriment du commerce de la Prusse, de l'occupation des prin-
cipautés danubiennes. 11 faisait allusion à l'hégémonie que la Prusse
revendiquait en Allemagne. Mais il n'était pas aisé de faire préva-
loir la politique scabreuse des compensations auprès d'un roi mys-
tique professant le respect du droit et du bien d'autrui. Il était
réservé à M. de Bismarck, dégagé de tous préjugés et de tous scru-
pules, de reprendre en sous-œuvre, quelques années plus tard, avec
le génie qui lui est propre, la pensée que M. de Manteuffel avait
timidement rapportée du congrès de Paris, et de lui donner, au dé-
triment de la France, par le fait des indécisions de Napoléon III,
les plus larges développemens.
L'Allemagne n'est pas sortie tout d'une pièce du cerveau du
prince de Bismarck. Jamais, du reste, cet homme d'état n'a poussé
l'orgueil jusqu'à le prétendre. « Il s'agit de savoir, disait-il au
baron de Talleyrand, le prédécesseur de M. Benedetti à Berlin,
si la politique de Frédéric le Grand n'a été qu'un accident dans
l'histoire de la Prusse, ou si elle est appelée à recevoir tous ses
développemens (1). »
Frédéric II, ce grand génie, dont le prince de Bismarck est en
quelque sorte l'exécuteur testamentaire, car il s'est assimilé sa
pensée et ses procédés, a posé les jalons de toutes les routes qui
devaient s'ouvrir à ses successeurs. H leur a légué dans ses Cor-
respondances, dans VHistoire de mon temps, dans ses Œuvres
militaires et dans son Testament politique des instructions et des
préceptes dont le roi Guillaume et son premier ministre ont su tirer
(1) Lorsqu'en 1881 la Bévue publia les Études diplomatiques de M. le duc de Bro-
glle sur Frédéric II et Marie-Thérèse et l'Affaire du Luxembourg, les lecteurs qui mé-
ditent les enseignemens de l'histoire furent frappés en voyant, combien à cent ans
de distance, la politique prussienne avait peu varié dans ses desseins et ses procédés,
tes deux publications semblaient se compléter l'une par l'autre.
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. 99
un merveilleux parti. On peut dire que leur œuvre, sauf l'exécu-
tion, n'est que le produit de son inspiration. Dès son avènement,
il affirmait « la mission historique de la Prusse, » il songeait à une
« Confédération du Nord, » il inaugurait les « propos » et les « né-
gociations dilatoires. » 11 glorifiait la politique des gages : Beati
possî'dentes , disait-il, et il persiflait « la politique des pour-
boires. »
Pour s'assurer Topinion des com"s et des peuples, il stipendiait
les gazettes et nouait commerce de lettres avec les encyclopédistes,
qui étaient les reporters du temps. Il prodiguait les flatteries les
plus épaisses au cardinal Fleury, qu'il appelait « l'Atlas de l'Europe, »
l'homme d'état le plus habile que la France ait eu. « Rassurez et
cajolez les Français, » écrivait-il à ses agens, « il faut faire patte de
velours avec ces b...; fortifiez les Bavarois, intimidez les Saxons,
flattez les Hollandais, donnez de l'encens aux Danois, jouez-vous
des Hanovriens, et f...-vous des Autrichiens. » II disait aussi: « S'il
y a à gagner à être honnête, nous le serons, et s'il faut duper,
soyons fourbes (1). »
A Neisse, dans son entrevue avec Joseph II, il invoquait « le pa-
triotisme allemand, » un mot fort nouveau et fort étrange alors, et,
dans ses entretiens avec Nugent, l'ambassadeur d'Autriche, il par-
lait avec assurance de la conquête de l'Alsace et de la Lorraine (2).
Le plan de campagne qu'il arrêtait dans son esprit et qu'il rédigea
dans un accès de goutte avec la mention : Srriptum in dolore, a
plus d'une ressemblance avec celui qui fut exécuté en 1870. Il se
proposait d'attaquer la France, de l'envahir avec deux armées,
l'une en Alsace et l'autre plus forte dans !e Nord, pour marcher
sur Paris. « Supposé, dit-il, dans ses OEuvres militaires, qiion
prît Paris, il faudrait bien se garder d'y faire entrer des troupes,
parce qu'elles s'amolliraient et perdraient la discipline; il faudrait
se contenter d'en tirer de grosses contributions. »
« Une fois qu'il eut marqué le but, a dit M. Saint-René-Tallan-
dier, où devait tendre l'Allemagne du Nord, il y marcha sans hési-
tations, sans scrupules, avec un mélange extraordinaire de fougue
et de ténacité, d'allures despotiques et d'instincts libéraux, de hau-
teur méprisante et de sympathie humaine, tantôt dissimulé jusqu'à
la fourberie, tantôt sincère jusqu'au cynisme, vrai type, non pas de
Salomon ou de Mandrin, comme l'appelait tour à tour Voltaire, mais
de révolutionnaire couronné, tel que le xviii^ siècle devait le former
pour l'admiration des uns et le scandale des autres, »
Il était écrit, dans les mystérieux décrets qui président à la gran-
» (1) Voyez la Politique rénlhtp, par M. G. VaU]ert,dans le n" du 1"" mars 1879.
(2) La Question d'Orient, par M. Albert Sorcl.
100 REVDE DES DEUX MONDES.
deur et à la décadence des empires, que M. de Bismarck réaliserait
et dépasserait les conceptions de Frédéric II. Il eut la fortune d'être
appelé dans les conseils d'un prince militaire qui subordonnait tout,
jusqu'à son amour-propre, à la raison d'état, et qui, en lutte ouverte
avec le pays, prépara l'élément indispensable au succès : une grande
et vaillante armée, dont le général de Roon était le ministre et le
général deMoltke le chef d'état-major (1). L'histoire dira que M. de
Bismarck possédait, suivant l'expression de Gil Blas, « l'outil uni-
versel, » qu'il mit au service de son roi son indomptable énergie,
toutes les ressources de son génie politique, prépara les alliances
et neutralisa les gouvernemens les plus intéressés à combattre son
ambition, qu'il fut assez habile pour créer l'occasion et assez au-
dacieux pour ne se laisser arrêter par aucun obstacle ; mais peut-être
dira-t-elle aussi qu'il lui eût été difficile de réaliser le rêve de l'Alle-
magne, si M. de Manteuffel et le prince de Prusse avec ses amis,
pendant la guerre de Grimée, n'avaient pas, par les sympathies
qu'ils témoignaient à la France, préparé l'entente « sans laquelle on
ne pouvait rien, » et que l'envoyé de Prusse à la Diète, pendant la
guerre de Crimée jusqu'à la veille de la prise de Sébastopol, contre-
carrait à Francfort en étroite communauté de sentimens avec le
parti féodal.
M. de Bismarck, par son attitude au sein de l'assemblée fédérale,
a empêché une rupture avec la Russie, qu'il ménageait, a-t-il dit, en
vue de ses desseins futurs; il a fait reprendre fugitivement à son
gouvernement sur les cours allemandes l'ascendant qu'il avait perdu
depuis Olmûtz, mais ce sera le mérite de M. de Manteuffel d'être
parvenu dans des temps menaçans, avant la réorganisation de l'ar-
mée, avec un roi capricieux, imbu des passions de 1813, à ne pas
s'aliéner la France, à s'opposer à la médiation armée qui eût laissé
dans le cœur de Napoléon III d'ineffaçables ressentimens. Il a su,
en tout cas, maintenir intactes les destinées de la monarchie, et ré-
server les forces dont il était le gardien, au souverain et à l'homme
d'état qui, par leur habileté, leur vaillance et aussi par leur bonheur,
devaient, avec une rapidité sans exemple, faire de la Prusse, si humble
à Olmûtz, si perplexe pendant la guerre d'Orient, l'arbitre de l'Eu-
rope.
G. ROTHAN.
(1) La Politique française en 18GC.
LES
HÉROS DU GRAND-PORT
I.
Avec l'année 1809 s'ouvre [une nouvelle phase dans les opéra-
tions navales dont les mers de l'Inde sont le théâtre. Nous pre-
nons tout à coup l'ascendant, un incontestable ascendant, sur l'en-
nemi. Ce résultat est dû à trois capitaines : Duperré, Bouvet et
Hamelin. Le commodore Rowley rétablit peu à peu, par sa pru-
dence, par son activité, par son énergie, la situation que des offi-
ciers téméraires ont compromise d'une façon qui semble irrémé-
diable. L'honneur de la marine anglaise, dans cette période, est
sauf: la gloire de la marine française n'en est que plus grande.
J'ai eu le très appréciable avantage, quand j'étais enseigne de vais-
seau, d'être présenté à l'amiral Rowley, commandant de l'escadre
de la Méditerranée après le départ de l'amiral Malcolm. Le capi-
taine Lalande voulut bien m'expliquer, à cette occasion, les motifs
qui lui faisaient tenir en si haute estime les services de l'officier-
général devant lequel il inclinait respectueusement sa renommée
naissante. Je n'hésite jamais à rendre justice à nos anciens enne-
mis : l'histoire ne doit pas être faite de patriotisme, mais de vérité.
Au mois de mars 1808, pendant que la Sémillante, convertie en
102 REVUE DES DEUX MONDES.
navire de commerce, achevait ses préparatifs de départ (i), on vit
arriver à l'Ile-de-France deux nouvelles frégates : la Caroline^
commandée par le capitaine Billard, et la Manche, sous les ordres
du capitaine Dornal de Guy. A la même époque, l'ancien corsaire
de Robert Surcouf, le Revenant, acheté par le gouverneur-général,
devenait la corvette Vlêna, corvetle armée de ih caronades.
La colonie retrouvait ainsi une marine, bien faible marine sans
doute, mais marine redoutable encore pour le commerce de l'Inde,
grâce aux traditions que léguaient aux commandans Billard et Dor-
naJ de Guy leurs devanciers. Plus tard viendront la Canonnière,
avec le capitaine Bourayne; la Vénus, avec le commandant Ha-
melin. Je ne puis suivre tous ces bâtimens dans leurs croisières ; je
m'attacherai aux pas de la corvette Vléna, car c'est sur cette cor-
vette que je vais retrouver le futur vainqueur du Tage.
Le lieutenant de vaisseau Morice a pris le commandement de
Vléna : il demande et obtient pour second son ancien compagnon de
la Sémillante, l'enseigne de vaisseau Roussin, promu au grade de
lieutenant le 12 juillet 180S. Jusqu'au 8 octobre, Vléna croisa dans
le golfe Persique, à l'entrée de la Mer- Rouge, dans le golfe du Ben-
gale, partout, en un mot, où l'on pouvait se promettre l'espoir de
quelque butin. Le S octobre 1808, au milieu de la nuit, la vaillante
corvette rencontra la frégate anglaise la Modei^le, de /i6 canons.
Que pouvait-elle faire contre des forces aussi supérieures? Honorer
sa défaite : elle n'y manqua pas. Vléna ne se rendit qu'après un
combat de deux heures cinq minutes. Les Anglais apprécièrent
l'héroïsme de cette longue défense : quand les prisonniers français
arrivèrent à Calcutta, le capitaine et le second de VJéna furent
logés au palais du gouvei'nement et traités avec les plus grands
égards.
Si douce qu'elle puisse être, la captivité n'en est pas moins bien
lourde à supporter pour de jeunes courages impatiens de prendre
leur revanche. L'échange ardemment désiré ne put être consommé
qu'au bout de onze mois. Le \'l décembre 1809, un parlementaire
anglais, VHenrietia, débarquait Morice et Roussin à l'ile-de -France:
le 2 janvier 1810, Duperré ramenait à Morice sa corvette, reprise
sur l'ennemi le 2 novembre :! 809, à l'embouchure du Gange. L'an-
cien Jlevenant, la corvette Vléna, portait cette fois encore un nou-
veau nom. Les Anglais l'avaient baptisée le Victor- le général
Decaën lui conserva ce nom,, qui rappelait un heureux retour de
fortiuae. Le lieutenant Morice en reprit le commandement. Roussin
(I) Voyez, dans la 7îe«K8 du 1*' octobre 1887, l'articte intitalé : les Cinq combats de
la « Sémillanle. v
LES HÉROS DU GRAND-PORT. 403
ne suivit pas à bord du Victor ce capitaine rentré d'une façon
aussi inespérée en possession d'un navire valeureusement défendu;
le sort lui réservait mieux. Le 11 janvier 1810, Roussin embar-
quait sur la frégate la Minerve, commandée par le capitaine de
frégate Bouvet.
Le général Decaën demandait par tous les courriers, demandait
avec une insistance croissante des renforts. Le capitaine Duperré
se chargea de lui en fournir aux dépens de l'ennemi. Parti de
Saint-Servan avec une seule frégate, la Bellone, au mois de février
1809, arrivé à l'Ile-de-France le ih mai, en croisière dès le 17 août,
Duperré rentrait au Port-Louis, le 2 janvier l5l0, à la tête d'une
division. Le Victor et la frégate portugaise la Minerve, capturée
après une heure quarante-cinq minutes de combat, faisaient cor-
tège à l'ancien commandant de la Sirène. Jadis sur la Sirène,
Duperré, à l'entrée de Lorient, avait bravé la volée d'un vaisseau
de ligne : combattre des frégates ne lui semblait plus qu'un jeu.
L'emphase et la déclamation me font justement horreur, et pour-
tant comment rester froid devant les beaux faits d'armes que j'au-
rai tout à l'heure à raconter! « Je vais, se hâtait d'écrire au mi-
nistre le général Decaën, mettre le commandant Duperré à même
de trouver de nouvelles occasions de s'illustrer. » Ces occasions-là
vont volontiers au-devant de ceux qui les courtisent. « On n'est
pas constamment heureux, me disait l'amiral Lalande, sans qu'il y
ait pour «ela quelque raison. »
Le 14 mars 1810, la, Bellone, accompagnée de la Mm^rr^ et du
Victor, pour lesquels le général Decaën sut faire, en quelques
jours, sortir des équipages d'un sol tout brûlant d'enthousiasme,
la Bellone reprenait la mer : le 20 août, ce n'étaient plus trois bâli-
mens, mais cinq, qui se présentaient, sous pavillon français, à
l'entrée du Grand-Port. Deux vaisseaux de la compagnie, le Ceylan
et le WintUuim, commandés, le premier, par l'enseigne de vais-
seau Moulac, de la Minerve, le second, par un officier de la Bellone,
avaient, auprès une résistance opiniâtre, changé de maîtres.
On ne raconte plus la bataille d'Austerlitz : à qui pourrait- on
avoir la prétention d'apprendre aujourd'hui les incidens qui ont
marqué le combat du Grand-Port? Ce combat-là, il est dans toutes
les mémoires : il défraie les entretiens du gaillard d'arrière; il de-
meurera longtemps encore la légende favorite du gaillard d'avant.
Je ne puis pas cependant le passer tout à fait sous silence ; je me
contenterai d'en abréger les détails. Les Anglais, pendant l'absence
de la division Duperré, s'étaient emparés, le 9 juillet 1810, de l'île
Bourbon; le ïk août, ils surprenaient et occupaient, à l'entrée du
Grand-Port, le fort bâti sur l'ilot de la Passe. Du Bengale, de Ma-
104 REVUE DES DEUX MONDES.
dras, du cap de Bonne-Espérance, des troupes, embarquées sur de
nombreux transports, accouraient pour se concentrer à l'île Ro-
drigue. On sait que Rodrigue est située à 100 lieues environ au
vent de l'île Bourbon. La base d'opérations était bien choisie.
L'orage s'amassait ainsi lentement : quelques jours encore, il allait
crever sur l'Ile-de-France. Soliman avait voulu supprimer Malte;
Charles-Quint, Alger (1) ; le gouvernement de l'Inde jugeait, à son
tour, nécessaire de faire disparaître « le nid de scorpions » si
funeste à ses flottes marchandes.
Trompée par le pavillon français, toujours arboré sur l'îlot de la
Passe, arboré également à bord de la frégate mouillée sous cet
îlot, la division Duperré donne, le '10 août, à pleines voiles dans le
Grand-Port. L'ennemi, à l'inslant, se démasque : la frégate, le fort
déploient le pavillon britannique. Au signal du commandant Du-
perré, la Minerve a pris la tête de la colonne : Bouvet, familier
avec les récifs de la baie, guidera la division française au mouil-
lage. La Minerve essuie les volées du fort, envoie en passant sa
bordée à la frégate anglaise, et va jeter l'ancre au fond de la rade.
Toute la division l'a suivie.
Que pouvaient avoir à redouter nos vaisseaux dans cette posi-
tion? N'y avaient-ils pas cent fois trouvé un refuge assuré contre
les forces supérieures de l'ennemi? Oui! l'asile autrefois était sûr :
mais le fort qui commande l'entrée du Grand-Port n'était pas alors
au pouvoir des Anglais ; l'île elle-même n'était pas menacée d'un
débarquement. Le Grand-Port, aujourd'hui, n'est plus un abri;
c'est une nasse. Dans de telles conditions, ne pas désespérer de la
défense, songer à embosser les frégates, au lieu de les incendier,
sera déjà une résolution héroïque.
Les Anglais, heureusement, attaquèrent avec une audace irré-
fléchie : ils se laissèrent emporter par l'espoir d'un facile succès.
Aussitôt que l'escadre de blocus put être avertie, elle accourut.
Trois nouvelles frégates vinrent, le 22 août, rejoindre la ISéréide,
qui continuait de garder l'entrée du Grand-Port : Néréide, Sirius,
Iphigénie, Magicienne, se précipitèrent vers la division Duperré,
comme si la voie qui devait les mener au combat ne cachait pas
d'embûches. Les bancs de coraux se signalent d'eux-mêmes sous
une eau calme : ils se signalent par de larges plaques blanchâtres
tachant la nappe bleue ou verte; seulement, pour apercevoir à
temps le danger, il faut avoir le soleil derrière soi. Les Anglais
(I) Voyez les ouvrages intitulés : Doria et Barberousse, et les Corsaires barbares-
ques; Pion, Nourrit et C", éditeurs. Je reviens encore sur ce sujet dans un autre ou-
vrage : les Chevaliers de Malte.
LES HÉROS DU GRAND-PORT. 105
firent route avec le soleil dans les yeux. Des marins aussi consom-
més ! qui l'eût jamais cru? La Néréide tire moins d'eau que les
autres frégates ; elle franchit les hauts-fonds sans s'échouer. En
mouillant, elle s'embosse à portée de pistolet de la division fran-
çaise. Le capitaine Willoughby la commande. Si la marine britan-
nique eût eu, dans cette journée, à faire choix d'un champion, elle
n'eût pu en faire sortir de ses rangs un plus brave. Bravoure et
imprudence quelquefois se confondent : c'est la fortune qui en dé-
cide. Le Sirius et la Magicienne suivaient la Néréide. Elles s'ar-
rêtent brusquement, la proue tournée vers la Bellone et vers la
Minerve. Le même lit de coraux vient de heurter leurs quilles ; le
même récif les retient serrées dans son implacable tenaille. Tous
les efforts pour les dégager et les remettre à flot seront inutiles. Ce
spectacle ne sera pas perdu pour le futur amiral Roussin : il s'en
souviendra quand il devra, en 1833, forcer l'entrée du Tage.
La fortune abandonne donc enfin cette Angleterre que jusqu'ici
elle a tant gâtée ! Pas de milieu pour les capitaines du Sirius et de
la Magicienne : il leur faut, en ce jour, vaincre ou périr sur place.
Mieux inspirée ou avertie par le sort de ses conserves, VIphigénie
jette l'ancre à mi-chemin. La division française ouvre le feu. La
Néréide, la première, riposte. L'action ne sera qu'un duel de ca-
nonniers; la manœuvre n'y jouera aucun rôle. Qu'importent les
avaries de mâture à ces pontons forcément immobiles? Tout boulet
qui ne frappe pas en plein bois est un boulet perdu. Les câbles de
la Minerve et du Ceylan ont été coupés dès les premières volées :
ces deux navires sont jetés en travers et vont s'échouer sous le
vent, — la Minerve à demi masquée par la Bellone, le Ceylan cou-
vert en partie par la Minerve. La ligne d'embossage ne forme plus
qu'un bloc hérissé d'artillerie : la batterie de la Bellone s'est, en
quelque sorte, allongée de 18 pièces, — 9 appartenant à la Mi-
nerve^ 9 autres garnissant les flancs du Ceylan. — Cette forteresse
de bois, à double étage et à triple redan, accable la Néréide de ses
projectiles. Quarante bouches à feu font voler en éclats les bordages
de la malheureuse frégate. L'artillerie de la Néréide est bientôt ré-
duite au silence.
Le Sirim, négligé, est, en réalité, peu à craindre : ses pièces de
chasse sont les seules qui puissent porter. La Magicienne occupe
une position moins désavantageuse. Plusieurs de ses canons pren-
nent en écharpe la Minerve. A dix heures et demie du soir, la vic-
toire n'est plus douteuse. La Néréide tire un dernier coup à mi-
traille. Ce seul coup, — tant le hasard a de part dans les combats
de mer, — va peut-être changer la face de la journée. Atteint à la
joue gauche par un biscaïen, le commandant Dupené est renversé
106 REVUE DES DEUX MONDES,
de son banc de quart. Le vainqueur du Grand-Port en gardera la
profonde cicatrice toute sa vie. J'ai entendu raconter, — car j'eus
la bonne fortune d'approcher, quand j'étais encore un enfant, les
acteurs de ce drame héroïque, — j'ai entendu raconter, dis-je, que,
dans le désordre produit par un incident si funeste, peu s'en faJIut
qu'on ne jetât le corps mutilé du commandant de la Bellone à la
mer. Semblable précipitation se rencontre souvent dans le feu de
la bataille. Je pourrais citer telle dunette qui, le 17 octobre 185A,
devant Sébastopol, fut dégagée de cette brusque façon. L'enseigne
de vaisseau Vigoureux étendit un pavillon de signaux sur le corps
du glorieux blessé qui ne donnait plus signe de vie et prit soin de
le faire transporter, inconnu, caché à tous les yeux, au poste des
blessés. Dans la batterie, les canonniers ne soupçonnèrent rien de
ce qui se passait sur le pont : le feu ne se ralentit pas un instant.
Bouvet cependant a été prévenu : il confie la Minerve à son se-
cond, le lieutenant de vaisseau Roussin, et vient prendre, avec le
commandement de la Bellom, la direction générale du combat.
CoUingwood a remplacé Nelson. L'amiral Roussin se rappelait en-
core, en 18^7, les démêlés qui suivirent le triomphe éclatant du
23 août 1810 : j'ai appris de sa bouche les prétentions des officiers
de la Minerve, les répliques indignées des officiers de la Bellone,
chacun revendiquant pour son chef l'honneur de la journée. Gomme
s'il n'y avait pas dans un pareil fait d'armes assez de gloire pour
tous, assez de lauriers pour les uns et pour les autres ! Des duels
insensés faillirent avoir lieu. Le débarquement des Anglais sur les
côtes de l'île détourna heureusement les espnts échauffés de cette
misérable querelle. Nous retrouvons là un des fâcheux côtés de
notre humeur nationale. Il y aurait eu beaucoup à dire, beaucoup
à récriminer après la bataille de Trafalgar. Les Angla»is sougèrent-
ils à diminuer l'éclat de leur triomphe, en faisant le procès à quel-
ques capitaines attardés, en discutant les mérites du héros qui
montait le Victory et du commandant en sous-ordre appelé par la
balle du Bedoiitnble à compléter notre défaite? Le capitaine Duperré
fût il mort sur le coup, que c'est encore sur son cercueil qu'il eût
fallu déposer les drapeaux anglais. Le commandement en chef ré-
pond de tout : vous lui attribuez de trop grandes responsabilités
pour avoir le droit de lui disputer la conquête, n'eût-il fait que
donner le signal de la charge.
Je rappelais tout à l'heure le nom de CoUingwood. Quelle que
soit mon admiration, — oserai-je dire ma sympathie instinctive? —
pour ce sage et vertueux grand homme, je crois qu'il eût été heu-
reux pour l'Angleterre que, le jour où Nelson fut frappé, son suc-
cesseur s'appelât Bouvet : la victoire eût été poursuivie plus éner-
LES HÉROS DU GRAND-PORT. i 07
giquement. Bouvet, en effet, a l'audace ingénieuse, active, féconde
en ressources, toujours emportée sur les ailes de l'espérance. A peine
a-t-îl mis le pied à bord de la Belione qu'il juge la Néréide inca-
pable de reprendre la lutte. C'est sur la Magicknne qu'il fait con-
centrer tout le feu dont il dispose. Des soldats longtemps victorieux
ne se décident pas aisément à s'avouer leur défaite. A Reichofen, à
Frœschviller, la retraite ne nous était peut-être pas, au début, in-
terdite : nous préférâmes disputer un terrain où l'inondation crois-
sait d'heure en heure. Du matin au soir, nous luttâmes acharnés,
nous combattîmes contre des forces triples et quadruples des nôtres,
impuissans à désespérer de la victoire. Les Anglais, au Grand-Port,
n'avaient, d'ailleurs, pas le choix. La brise, à défaut d'échouage,
les eût empêchés de rétrograder. Ils résistèrent toute la nuit ; ils
résistèrent encore le lendemain. Le Ih août, au matin, le lieutenant
de vaisseau Roussin, sur l'ordre du commandant Bouvet, partit de
la Minerve pour aller amariner la iSérèide. Plus de quarante ans
aprè^, l'aiïreux spectacle que le pont et la batterie de la frégate
anglaise offrirent à ses regards hantait encore, comme un sinistre
rêve, sa pensée: 160 morts ou blessés gisaient pêle-mêle dans une
mare de sang. Ce fut au fond de l'entrepont que le nouveau com-
mandant de la Minerve reçut l'épée du capitaine Willoughby, dan-
gereusement blessé et couché dans un cadre. Il la reçut avec le res-
pect que nous n'avons jamais su refuser au courage malheureux.
Quels hommes que ceux de cette épocpie, et combien je me félicite
de les avoir connus! J'ai appris, dès l'enfance, à les vénérer : leur
souvenir aujourd'hui console et réjouit ma vieillesse.
La ilf^/^i'-2>mîf garda son pavillon arboré pendant toute la journée
du 24 août. Elle le garda jusqu'à la nuit. De temps en temps, quel-
que coup isolé venait affirmer qu'elle ne se rendait pas encore.
Nous répondions par des salves entières. Vers neuf heures du soir,
l'opiniâtre frégate avait terminé l'évacuation de ses blessés. Un jet
de flamme apprit aux vainqueurs que, pour ne pas laisser leur fré-
gate échouée tomber entre nos mains, les Anglais prenaient te
parti de l'incendier. A dix heures, une explosion formidable en
dispersa les débris. Le 25, au matin, une seconde éruption annonça
la destruction du Sirius. V 1 phi génie, par de prodigieux efforts,
était parvenue à se touer jusqu'à l'île de la Passe, se mettant ainsi
hors de la portée de nos coups. Nous restions maîtres d'un champ
de bataille sur lequel il n'y avait plus à ramasser que des épaves.
Le 27 août apparut à l'entrée du port la division Hamelin, com-
posée do trois frégates et d'un brick : la Vcmis^ la MancJie, YAa-
trée et V Entreprenant. Sommé de se rendre, le commandant de
VJphigcnie, le capitaine Lambert, reconnut l'impossibilité d'opposer
108 REVDE DES DEUX. MONDES.
à tant de forces réunies le feu de sa seule frégate : il nous remit,
à\ecVIphigétiie, le fort de la Passe. Le pavillon anglais n'y avait
flotté- que pendant quatorze jours. N'étions-nous pas en droit de
nous écrier, comme Nelson après Aboukir : « Ce n'est pas une vic-
toire, c'est une conquête? » Jamais triomphe ne fut plus complet.
Nous'l'avions, il est vrai, payé cher. Les deux frégates et le Ceylan
comptaient 150 marins et plusieurs officiers hors de combat.
Les Anglais ne nous ont pas souvent donné de ces joies-là. Ce
n'était pourtant pas la dernière que nous réservaient les mers de
l'Inde.
II.
Dès les premiers jours de septembre, Vlphigénie, seul navire
qui fût sorti intact du combat du Grand-Port, était armée avec un
équipage d'élite et confiée au capitaine de vaisseau Bouvet. Le ca-
pitaine-général Decaën venait, en vertu des pouvoirs qu'il tenait
de l'empereur, de conférer provisoirement ce grade à l'ancien com-
mandant de la Minerve. Le 12 septembre, \ Ijjhigénie et Y Astrée,
commandée par le capitaine Lemarant, se présentaient devant 1 île
Bourbon, Quatre voiles, sortant, l'une de Saint-Denis, les trois au-
tres de Saint-Paul, se réunissent et mettent le cap sur la division
française. Quatre voiles! D'où peuvent-elles provenir? Bouvet ne
connaît plus dans les mers de l'Inde qu'une frégate anglaise, la fré-
gate du Commodore Row^ley, la Boadicce. Rowley aurait-il reçu des
renforts de Bombay, du Bengale ou d'Europe? Il est au moins pru-
dent de s'assurer le loisir de conférer avec le commandant de VAs-
trée. Les deux frégates françaises virent de bord et font route au
large. Les quatre voiles ennemies leur appuient vigoureusement la
chasse.
Bouvet ne pouvait prévoir que cette force navale, si supérieure
en nombre, se diviserait : la fortune, en cette occasion, le servit
encore mieux que sa prudence. Un esprit de vertige, une ardeur
irréfléchie, entraînaient alors les vainqueurs de Trafalgar : une seule
leçon ne suffisait pas pour les refroidir. Au milieu de la nuit, 1'^*^-
trée et Vlphigénie sont atteintes par un des bâtimens acharnés à
leur poursuite. VAstrée essuie la première le feu ; elle riposte.
Son grand hunier est partagé en deux lambeaux par un boulet. Le
navire anglais, sur son élan, passe outre. Il se trouve bientôt sous
la volée de Vlphigénie. Le combat s'engage, d'un commun accord,
vergue à vergue. En moins d'une heure, l'Anglais se trouve réduit
à. baisser pavillon : Bouvet vient de capturer la frégate V Africaine.
LES HÉROS DL GRA.ND-PORT. 109
Arrivée le matin même d'Angleterre, V Africaine était commandée
par le capitaine Gorbett, un des élèves favoris de Nelson. Gorbett
avait appliqué la méthode de son maître. Il ne demandait qu'à
joindre l'ennemi, ne mettant pas un instant en doute l'issue du
combat. 100 grenadiers et des officiers de la garnison anglaise de
Bourbon avaient obtenu la faveur d'embarquer à son bord : joyeuse
partie dans laquelle ces volontaires empressés s'attendaient à voir,
suivant la promesse qui leur en était faite, « comment on prend
une frégate française. » Le résultat ne répondit pas à leur attente.
Jamais pareille boucherie ne précéda la défaite : V Africaine, quand
le combat cessa, était complètement démâtée ; le capitaine et tous
les officiers, à l'exception d'un lieutenant et d'un aspirant, plus de
300 hommes sur AOO, jonchaient le pont des gaillards et celui de
la batterie. Les pertes de Ylphigénie ne s'élevaient qu'à 9 tués et
32 blessés.
Gomment nous expliquer cette énorme disproportion? Le con-
cours de ÏA.'^lrêe y contribua peu. L'action se passa presque tout
entière enXreV Africaine Qiï Iphigé nie. Geci estunfait avéré, hors de
discussion. La bonne volonté ne manqua certes pas au capitaine
Lamarant; mais est-il possible d'intervenir, en pleine nuit surtout,
entre deux adversaires qui se sont saisis corps à corps? Le com-
mandant de VAstrêe l'essaya : ses boulets, s'il en faut croire la ver-
sion du capitaine Bouvet (1), causèrent plus de dommage à la mâ-
ture de Ylphigénie qu'à la coque de l'Africaine. Écartons donc,
sans que la réputation du capitaine Lamarant en souffre le moins
du monde, l'intervention de YAsirée. Attribuons le succès, comme
le veut une exacte justice, comme le fit le commandant Bouvet
lui-même, « à la valeur des canonniers » formés par le comman-
dant Duperré et par le capitaine Mourgues. Les canonniers de Y I phi-
génie provenaient, en majeure partie, de la Bellone. Toute leur
ardeur pourtant, toute leur habileté, si rare pour l'époque, n'auraient
guère servi sans la tactique du capitaine Bouvet. Cette tactique, nous
l'avons déjà exposée (2). Elle consistait, avant tout, à éviter les tirs
obliques. Le capitaine Gorbett joignit Ylphigénie, les pièces de sa fré-
gate pointées en chasse: ses canonniers, sous la grêle de boulets qui
ne tarda pas à les assaillir, ne purent jamais, le premier coup tiré,
ramener les affûts au milieu du sabord. Fidèle à sa coutume, Bou-
vet attendait l'attaque avec sa batterie pointée en belle, avec tous
ses canons visant à couler bas. Un coup de gouvernail, les voiles
(1) Précis des campagnes de l'amiral Pierre Bouvet.
(2j Voyez, dans la Hevue du l'^'" octobre 1887, les Cinq combxls de la « Sémil-
lante. »
110 REVUE DE» DEUX MONDES.
de rarrière brassées eii ralingue, firent brusquement pivoter la
frégate sur elle-même et amenèrent l'ennemi par son travers. La
position fut habilement gardée jusqu'au moment où la frégate an-
glaise se trouva réduite.
Bouvet n'usa jamais de beaucoup de finesses : le ministre Decrès
l'étonna fort, quand il lui demanda le secret de sa tactique. Le calme,
le sang-froid, la résolution, un coup d'oeil rapide, lui donnèrent en
toute occasion l'avantage. Le capitaine Corbeit semble, au premier
abord, avoir appartenu à la même école. Bouvet, toutefois, — nous
en avons pour garans ses nombreuses croisières si bien racontées par
lui-même et par son biographe, M. Eugène Fabre (1), — n'eût pas
commis la faute de se précipiter en avant, sans attendre la division qui
le suivait. Uenglisk pliick fut ici de l'étourderie. Le commodore
Rowley, en effet, n'était pas éloigné : il arrivait avec une escadre im-
provisée par son industrie; avec sa frégate la Boadicée à' dhoïà, puis
avec la corvette VOlieràQ 28 canons, le brick le Slauucli. de 16 et
un vaisseau de la compagnie, le Wiiidluim^ repris sur les Français et
arméen guerre. La conduite de Corbettne saurait trouver son excuse
que dans la présomption généi-ale qui, en ce moment, aveuglait les
Anglais. L'impétuosité à la Nelson et à la Goclirane leur avait tou-
jours réussi dans les mers d'Europe : ils crurent qu'il en serait- de
même dans les mers de l'Inde. Comme si des vaisseaux attaqués
à la sortie du port et des vaisseaux aguerris par une traversée de
trois mois pouvaient se comparer ! C'est ainsi qu'ils se firent
détruire au Grand-Port et qu'ils perdirent, dans la plus san-
glante alfaire qu'on eût jamais vue, leur cinquième frégate, V Afri-
caine.
Rowley fit son apparition sur le champ de bataille, quand tout
était terminé depuis plus d'une heure. « Il promena, dit le capi-
taine Bouvet, ses regards sur le spectacle que nous avions l'hon-
neur de lui présenter : son avant-garde démâlée au ras des ponts,
la mer couverte de cadavres et de débris, et les frégates de Sa Ma-
jesté Impériale en ligne de bataille. Le commodore prit le parti de
se replier sur les forces qui lui restaient en arrière. » N'est-ce pas
ainsi qu'en pareille occasion aurait agi Fabius? Le succès justifia la
temporisation du commodore liowley : il n'est rien de tel que le suc-
cès pour ranger à son avis les historiens. Rowley n'eut pas besoin
de tirer un seul coup de canon pour rentrer en possession de V Afri-
caine. A la vue de la division anglaise, ralliée, naviguant en oidre
compact, Bouvet dut se résigner à faire l'abandon de la prise à
(I) Voyages et combats, par EMgèau Faire, 1886 ; Pajis, Berger-Levrauit cL C, édi-
teurs.
LES HÉROS DU GRAND-PORT. 111
laquelle YAstrée se préparait à donner la remorque. Le délabre-
ment de sa mâture, l'épuisement de ses munitions, ne lui permet-
taient pas de livrer, contre des forces qu'il jugeait supérieures, un
nouveau combat. Ce fut déjà beaucoup de pouvoir, avec des mâts
et des vergues aussi compromis, rentrer sain et sauf à l'Ile-de-
France.
11 était dans la destinée du commodore Rowley de réparer, par un
incessant labeur, les fautes de tout genre commises autour de lui.
Une grande expédition anglaise, nous l'avons déjà fait pressentir,
s'organisait en ce moment à l'île Rodrigue. Les autorités de l'Inde
croyaient les ports de l'Ile-de-France hermétiquement bloqués : ils
expédiaient, sans précaution, les bâtimens de guerre isolés; sans
escorte, les transports chargés de troupes. Une corvette de la com-
pagnie, VAiu'ore, de 16 bouches à feu, tombait, le 20 septembre,
au pouvoir de Bouvet, qui la ramassa sur sa route. Trois jours
auparavant, une capture bien plus importante encore avait été ac-
complie par la frégate la Vénus, que commandait le capitaine Ha-
melin. Le général Abercromby s'était embarqué, dans l'Inde, sur
la frégate le Ceylan. Il veoait prendre à l'île Rodrigue le comman-
dement en chef des troupes de l'expédition qui allait être dirigée
contre l'Ile-de-France. Le vent d'est conduisit la frégate anglaise
en vue du Port-Louis. Les vigies la signalèrent : à deux heures
du malin, elle recevait à portée de pistolet toute la bordée de la Vé-
nus lancée à sa poursuite. A quatre heures, elle était prise. Cette
fois encore, Rowley eut le dernier mot. 11 ne reprit pas seulement
le Ceylan, il s'empara aussi de la Vénus à moitié démâtée, après
une demi-heure de combat.
Rowley possédait de nouveau quatre frégates. 11 était désormais
en mesure de rétablir le blocus de l'île : aucun de nos bâtimens, à
l'exception de VAstrce et du Victor, n'aurait pu, quelque hâte qu'on
mît à les réparer, reprendre la mer. Le sort de l'Ile-de-France ne
faisait plus question. Soixante-dix voiles, — vaisseaux de ligne, fré-
gates, bâtimens de transport, amenant près de 25,000 hommes,
— atterrirent de divers côtés le 26, le 27, le 28, le 29 novembre.
Nous n'avions à opposer à l'armée de débarquement du général
Abercromby que 1,600 hommes environ, tout compris, soldats, mi-
liciens, matelots. Le 3 décembre 1810, la capitulation était signée :
notre pavillon disparaissait des mers de l'Inde. Grand soulagement
pour le commerce anglais, mais soulagement facile à se procurer,
quand, par la guerre d'escadre, on dispose de la suprématie na-
vale.
112 REVUE DES DEUX MONDES,
III.
On ne juge bien un officier que le jour où cet officier est appelé
à subir l'épreuve du commandement. Plus d'un, qui n'attira jamais
l'attention de ses chefs, s'est révélé soudain homme de guerre ac-
compli, quand la responsabilité est venue mettre en relief ses qua-
lités latentes. Il en est même qui n'ont pris tout leur essor que
dans le grade d'officier-général. Une belle voix, une majestueuse
prestance ont fait plus d'une fois sur le banc de quart illusion. Le
talent de manœuvrier lui-même n'est pas, pour briller au premier
rang, une garantie suffisante. La marine anglaise a possédé de
meilleurs manœuvriers que Nelson. Bouvet, en rade de Brest, lors-
qu'il y commandait le vaisseau le Gaulois, manquait presque con-
stamment son corps-mort : il ne manœuvrait bien qu'en présence
de l'ennemi. Ce n'est donc ni le coup d'œil, ni la science, ni l'es-
prit, ni l'adresse, ni la force physique qui distinguent les hommes :
c'est le caractère. Heureux ceux qui, comme l'amiral Hotham en
Angleterre, comme l'amiral Roussin et l'amiral Baudin en France,
ont su tout réunir : le port imposant, le geste altier, l'organe domi-
nateur et le don beaucoup plus rare de commander aux événe-
mens ! Nelson, Bruix, Lalande, avec un corps chétif, ont possédé,
à un très haut degré, cette qualité suprême qui comprend toutes
les autres : le sang-froid dans l'audace. Je me suis toujours senti,
je le confesse, un secret penchant pour les héros gais et familiers :
c'est un tort que je partage avec la race gauloise d'où je sors. Je
ne méconnais pas cependant l'avantage d'une attitude qui inspire
à première vue le respect : je me méfie seulement de ces gens
qu'on appelle « sérieux, » parce qu'ils ne rient jamais.
Le lieutenant de vaisseau Roussin, capitaine de frégate à titre
provisoire, n'avait pas encore eu, en 1810, l'occasion de donner
toute sa mesure. On pouvait, à la rigueur, le confondre avec une
foule de vaillans officiers, l'orgueil et l'espoir d'une marine renais-
sante. « Je certifie, écrivait le capitaine Bouvet, que M. Albin Roussin
était premier lieutenant sur la frégate la Minerve que je comman-
dais, en 1810, dans les mers de l'Inde, jusqu'à la fin de la cam-
pagne de cette frégate, qui fut honorée par trois combats. Pendant
le dernier (affaire du Port-Impérial), M. Roussin eut le comman-
dement de la Minerve, le lui ayant confié pour passer sur la frégate
la IkilonCy après la blessure du commandant de la division. Dans
cette circonstance et toutes celles qui l'avaient précédée, M. Roussin
justifia ma confiance par ses talens, son courage et son activité. Je
certifie, en outre, que Sa Majesté n'a pas d'officier plus dévoué et
LES HÉROS DU GRAND-PORT. 113
plus capable dans sa marine. » De pareils témoignages constituent
déjà un gage des plus sérieux pour l'avenir : ne les considérons
toutefois que comme un premier échelon vers la gloire. C'est la
gloire, « la grande gloire, » que le capitaine de frégate Roussin
était destiné à conquérir un jour.
La capitulation de l'Ile-de-France laissait à la garnison ses armes
et ses drapeaux; elle garantissait aux officiers et aux équipages
des bâtimens de guerre, aussi bien qu'à ceux des corsaires, la
liberté. Le gouvernement anglais s'engageait à les rapatrier à ses
frais. Roussin prit passage, le 11 décembre 1810, sur le parlemen-
taire Lord Castlereagh. Le 19 mars 1811, après plus de huit an-
nées d'absence, il foulait de nouveau la terre natale. L'empereur
voulut le voir. « Je souhaite, lui dit-il en présence d'une assistance
nombreuse, que vous ayez beaucoup d'imitateurs. » Combien de
braves n'auraient pas cru payer trop cher de tout leur sang un pa-
reil éloge !
Confirmé dans son grade de capitaine de frégate, décoré de
l'ordre de la Légion d'honneur à l'âge de trente ans, Roussin sen-
tait instinctivement que toutes les aspirations lui étaient permises.
L'empereur cherchait un homme : de quels rangs cet homme pou-
vait-il sortir, si ce n'était des rangs déjà rajeunis d'une marine
que Decrès considérait comme son œuvre, et qui ne lui inspirait
encore ni ombrage ni envie? L'ambition a ses mesquins côtés; on
ne peut nier qu'elle n'incline aux grandes choses. Une frégate por-
tant du 18, la Gloire, nom de bon augure, était en armement au
Havre. Le 23 septembre 1811, à six heures du matin, Decrès fait
passer ce billet au directeur du personnel, M. Forestier: « Il faut
nommer pour la Gloire un capitaine de frégate venant de l'Inde.
Il faut tout de suite donner à ce capitaine le dispositif de l'arme-
ment, ainsi que j'avais fait à Roquebert et à Raoul. » Le directeur
du personnel désigne le capitaine de frégate Roussin : le ministre
et l'empereur s'empressent de ratifier ce choix.
La frégate est percée de Zi6 sabords : elle porte, dans la batterie,
28 canons de 18; sur le pont, 16 caronades de 2/i et 2 canons
de 8. Roussin en prend le commandement le 1" octobre 1811. Le
10 novembre, il demande un chronomètre. Qu'on reconnaît bien là
l'officier du capitaine Motard, celui que le commandant de la 6'^-
inillante citait déjà, en 1808, comme « un bon astronome! » Le
lu mars 1812, rariiiemeut est achevé. Le 2 avril, Roussin écrit:
« Je n'ai encore que des hommes de nouvelle levée, et, par consé-
quent, tout à fait ignorans, mais nous les exerçons à l'usage du
canon. » A « l'usage, » remarquez-le bien, non pas au tir. En 1812,
on ne gaspillait pas ainsi les munitions : la plupart des navires
TOME LXXXIV. — 1887. 8
lia RE?t)E DES DEUX MONDES.
faisaient feu pour la première fois le jour du combat. Personne ne
songeait alors à trouver la chose étrang'e. Le 14 mai, Roussin
ajoute : « Mes cinq canots sont constamment armés. J'y fais em-
barquer tous les jours im certain nombre de jaunes gens ; mes
officiers et moi nous sortons, à toutes les marées, pour les accou-
tumer à la mer. » La précaution est indispensable : entre de rieux
matelots aguerris par mainte croisière d'hiver et des « jeunes gens »
qui vont combattre, le cœur sur les lèvres, la lutte serait vraiment
par trop inégale. On sait quelle mélancolie inspire aux âmes les
plus ferm-es cette défaillance qu'apponent le tangage et le roulis.
Et dulces moriems rtmiaiscitur Argos.
On meurt deux fois : le jour où, le navire tombant dans le creux
de la lame, l'estomac vous descend dans les talons, et celui où un
boulet, frappant en pleine poitrine, vous emporte. Les capitaines
qui, au sortir du port, ont, sous l'empire, remporté des victoires,
devaient être de rudes hommes.
Le 18 mai, nouvelle lettre du commandant de la Gloire. « ÏI se
passe fort peu de jours sans que trente ou quarante hommes soient
dix et douze heures dehors. » Le 12 juin, le ministre met à la dis-
position du capitaine Roussin une canonnière qu'on lui expédie de
Dieppe. Le l*"" juillet, le capitaine Roussin fait- connaître au mi-
nistre qnie, a dans les dix-huit jours qui se sont écoulés, la canon-
nière a été q^natorze jours sous voiles. » Le 18 octobre, le ministre
ordonne que la Glaire « soit incessamment prête à prendre la
mer. »
J'ai tenu à insister sur cette longue préparation à la sortie, parce
qu'il fallait bien que l'on sût dans quelles conditions nos devanciers
ont fait la guerre. N'était-ce pas une admirable génération? Faire
la guerre sur terre avec des conscrits est un jeu pour une nation
aussi miUtaire que la nôtre; la faire sur mer avec des «jeunes
gens » arrachés de la- veille à la charrue, voire à leurs bateaux de
}>êche, doit s'appeler, pour toutes les raisons possibles, u'n pro-
dige.
La Gloire, pour sortir du Hav re, n'attendait plus qu'une occasion
favorable. Cette occasion exigeait trois choses : un vent propice,
une hauteur de marée sulîisante, l'absence momentanée de la croi-
sière anglaise. Le 16 novembre, une frégate et deux bricks enne-
mis 0 font des bords depuis le cap la tlève jusque par le travers de
l'eaibouchure de k Seine. » La fraîcheur est d^u sud-sud-est, presque
calme. Impossible de tenter l'appareillage. Roussin a cependant à
sauvegarder sa réputation d'audace. C'est la première fois qu'il
LLS HliKo.S DU GRAND-fH)RT. 115-
commande : le ministre, les envieux l'observent. Quelle fièvre
d'impatience ! Quelles anxiétés secrètes ! L'n calcul imprudent, un
faux pas, et la jeune renommée s'écroule. J'écris pour des marins.
Je me complais à les mettre en présence des épreuves de leurs
aînés : ce souvenir leur rendra peut-être celles qui leur sont réser-
vées plus légères.
Le 20 novembre arrive un dernier renfort : quelques soldats du
3^ régiment d'infanterie de marine viennent compléter l'équipage
de la Gloire. Si l'on nous empruntait des matelots pour les en-
voyer en Allemagne, parfois aussi, dans la commune détresse, les
conscrits prenaient le chemin de nos vaisseaux. L'année de la Mo-
selle avait, sous la Convention, dévoré les « canonniers bourgeois »
de l'ancienne monarchie ; les champs de Lutzen et de Bautzen au-
ront raison des débris de notre glorieuse infanterie de marine.
Lisez les mémoires du duc de Raguse, vous apprendrez ce que va-
laient ces soldats amphibies. Le duc de Raguse déclare n'en avoir
jamais vu d'aussi solides sous le canon.
Le 5 décembre 1812, la croisière ennemie qui surveille Le
Havre se compose de deux frégates et d'une corvette. La marée
du matin a donné sur la barre 16 pieds 8 pouces. C'est im peu
moins que le tirant d'eau de la Gloire. Le 16, le blocus n'est plus
gardé que par une seule frégate. Une belle apparence de vents
d'est-sud-est, une marée plus forte que celle du 5, encouragent la
sortie : Roussin saisit l'occasion aux cheveux ; il appareille à huit
heures du soir ; à huit heures et quart, il est hors des jetées et fait
route vers la côte d'Angleterre. Ce n'est pas là que l'emiemi, quand
il s'apercevra de son absence, ira le chercher.
Pendant toute la nuit, le vent s'est soutenu avec force. Il se sou-
tient encore le lendemain: vers deux heures du malin, il manque
tout à coup. La frégate est en vue des feux du cap Lézard. Le
18 décembre, an point du jour, le capitaine Roussin se trouve au
milieu de neuf bàtimens. « La plupart, nous apprend William James,
n'étaient que des bàtimens de commerce. » C'est possible, mais,
poiu- le constater, il fallait laisser ces bàtimens douteux approcher.
Un grand trois-màts, favorisé par une folle brise, est bientôt à por-
tée de canon. Est-ce une frégate? Une corvette ? C'est, à coup sûr,
un navire à batterie. On compte ses sabords. L'inspection est ras-
surante; Roussin n'attend qu'un peu de vent pour attaquer. II a
rencontré, en elfet, une de ces grosses corvettes que les Anglais ont
armées de caronades. V Albacore , — tel est le nom du navire en-
nemi, — porte dans sa batterie 16 curonades de 32, sur le pont
8 caronades de 11 et 2 canons longs de 6. Son équipage se com-
pose de 121 hommes ; son capitaine est le commander Heni^ Tho-
116 REVUE DES DEUX MONDES.
mas Davies. Un peu plus loin se montre, également arrêté par le
calme, un brick-goëlette de ih canons, le Pickle, commandé par
le lieutenant William Figg.
Dès que la première fraîcheur se fait sentir, Roussin laisse por-
ter sur VAlbacore. Quelques coups de canon s'échangent. La cor-
vette a conservé l'avantage du vent : elle en profite pour se retirer
du feu. Faut-il la poursuivre? Faut-il se laisser entraîner vers la
côte ennemie, au risque d'attirer, par le bruit d'une canonnade pro-
longée, de nouveaux navires de guerre? Avec une belle brise, bien
établie, on pourrait accabler en quelques minutes ce bâtiment de
force évidemment inférieure : un vent incertain, la proximité de la
terre interdisent cet espoir. Roussin reprend sa route pour sortir
au plus tôt de la Manche. C'est le parti auquel se seraient arrêtés
tous les croiseurs de l'Inde. Le capitaine Motard, le capitaine Bou-
vet lui-même, n'ont pas donné au lieutenant de vaisseau Roussin
d'autres exemples.
Au bout d'une demi-heure, la corvette anglaise rassurée revient
sur ses pas : elle revient accompagnée de toute une flottille, — du
Pickle, d'un autre brick, le Borer, capitaine Richard Coote, d'un
cutter de h canons, le Landrail, commandé par le lieutenant John
Hill. Tous ces mirmidons ne supporteraient pas une volée de la
frégate française; — n'oublions pas pourtant que, dans la mer des
Antilles, le capitaine Napier,sur un brick, — le Becndt, — a décidé,
par l'obstination de sa poursuite, le 15 avril 1809, la prise du vais-
seau français le cVHaupoult. — Mais tous se sont couverts de
signaux, tous appellent à l'aide la flotte qui, d'habitude, se tient
entre l'île d'Ouessant et les Sorlingues. Leur but est surtout de
faire du bruit. VAlbacore a ouvert le feu ; ses trois compagnons
envoient à leur tour décharges sur décharges. La Gloire se con-
tente de répondre avec ses pièces de retraite. La nuit survient :
VAlbacore a cessé son feu. Un de ses lieutenans, William Harman,
est tué; six ou sept hommes sont hors de combat. A trois heures
du matin, la brise s'élève : la frégate française est bientôt hors
de vue.
En haute mer, les chances seront plus égales. Le capitaine Rous-
sin s'établit en croisière sur le banc des Soles. Le 20 décembre,
il s'empare de la corvette le Spy armée de 10 canons. Ce bâtiment
venait d'Halifax ; il transportait en Angleterre un nombre assez con-
sidérable d'officiers et quatre-vingt-dix matelots ou soldats malades.
Roussin fait jeter à la mer l'artillerie de la corvette et laisse le Spy
continuer sa route. Un cartel a été passé avec le capitaine pour
l'échange d'un pareil nombre de prisonniers français.
Le 23 décembre, au matin, un navire marchand de 450 tonneaux.
LES HÉROS DO GRAND-PORT. 117
la Minerva, partie de Surinam avec un chargement de café, de
sucre, de coton, chargement estimé à près de 1 million de francs,
est capturé par la Gloire. En 1812, on vivait en plein blocus conti-
nental. La consigne était implacable. Le chargement de la Minerva,
s'il eût pu atteindre un port français, y aurait probablement été
confisqué ou brûlé. Nos frégates prenaient la mer avec l'ordre « de
faire le plus de mal possible au commerce anglais : » il n'était pas
question de parts de prise. Le capitaine Roussin fit passer à son
bord l'équipage de la Minerca et coula le trois-mâts sur place.
Le 26 décembre, Roussin quittait sa croisière du banc des Soles
et se dirigeait vers les côtes de Portugal. Il y arriva dans m nuit du
28. Des avaries dans les clefs de ses deux n.âis de hune le contrai-
gnirent presque aussitôt à reprendre le large. Il est vraiment cu-
rieux d'observer à quel point la routine est tenace. Les navires, jus-
qu'au xvu*' siècle, naviguaient généralement, quand la brise était
fraîche, sous leurs basses voiles : les huniers, voiles légères, ne se
portaient que de beau temps. Peu à peu, on en fit les voiles de
combat, la véritable âme du navire. Croirait-on que, malgré le nou-
veau rôle qu'on leur attribuait, les mâts de hune restèrent presque
aussi mal appuyés que par le passé? La rentrée des œuvres-mortes
était alors excessive : les haubans, les galhaubans descendaient du
capelage vers la hune et vers les porte-haubans, sous un angle si
aigu qu'ils n'offraient qu'un soutien tout à fait insuffisant à des
espars dressés au haut des bas- mâts comme des cierges. Si du
moins on les eût enfoncés profondément dans la bobèche ! Loin de
là : ces cierges vacillans ne recevaient aucun secours du candé-
labre. En d'autres termes, car, lorsqu'on parle marine, il faut bien
se résoudre à employer les mots techniques, — le ton des bas-mâts
ne doublait que d'une quantité beaucoup trop faible le pied des
mâts de hune. Lisez les relations des combats « rendus, » — le mot
indique l'époque, — pendant les dernières années du règne de
Louis XVI, sous la république, sous le premier empire, vous y ver-
rez constamment des vaisseaux français obligés de diminuer de
voiles, quand les vaisseaux anglais continuent de porter les huniers
hauts. Que de belles occasions cette infériorité nous a fait perdre!
Marins de 18/iO qui survivez encore à tant de camarades disparus,
vous rappelez-vous les tons de la Belle-Poule? Voilà du moins une
frégate qui pouvait en toute sécurité faire de la toile. iNous n'étions
pas princes, nous autres ! Quels assauts opiniâtres il nous a fallu
livrer aux ingénieurs, nos « billets de demande » à la main, pour
obtenir l'objet de notre ardente ambition : des tons semblables à
ceux de la Belle-Poule! Le règlement! on nous opposait toujours
le règlement. Et pourtant le règlement était absurde.
Pendant que le capitaine Roussin s'évertuait à consolider de son
118 REVUE DES DEUX MONDE»,
mieux sa mâinre, deux grands bâtimens de guerre apparaissent. Il
n'y a pas un instant à perdre pour prendre chasse. La Gloire heu-
reusement possédait , comme la plupart de nos frégates et de no&
vaisseauTt, — car nos ingénieurs, au fond, étaient fort habiles, —
une marche supérieure. Avant la nuit, elle avait laissé les navires
suspects à une telle distance que, la nuit venue, elle les perdît de
vue.
La côte de Portugal décidément se trouvait trop bien gardée :
Roussin alla chercher aux Açores des parages où l'on pût trouver
plus de navires marchands que de navires de guerre. Qu'il re-
vienne de l'Inde ou revienne des Antilles, un navire marchand va
toujours reconnaître quelque point de cet archipel. C'est là qu'il
rectifie sa position et prend de nouveau son élan pour donner dans
la Manche ou dans le golfe de Gascogne. Entre les Açores et Ma-
dère, la Gloire s'empara de neuf bâtimens. La plupart de ces navires
furent coulés ; les autres reçurent, pour les porter à i\îadère, les
prisonniers anglais, portugais, espagnols, qui commençaient à en-
combrer la frégate.
Le 18 janvier 1813, le capitaine Roussin fit route pour la Bar-
bade. Un croiseur ne saurait sans danger s'attarder longtemps sur
le même terrain : sa présence y serait bientôt signalée, et c'est par
la mobilité surtout qu'il peut espérer se rendre insaisissable. Les
parages de la Barbade sont excellens pour guetter les navires qui
reviennent du Brésil, du Para, de Gayenne, de Surinam. Le capi-
taine Roussin y passa pourtant huit grands jours sans apercevoir un
seul navire. Tout est heur ou malheur à la guerre; les calculs les
mieux fondés y sont sa^s cesse déjoués par le sort.
Dans les conditions que nous créait la suprématie incontestée de
la marine anglaise, la partie vraiment délicate d'une campagne de
course, pendant les dernières années de l'empire, était toujours le-
retour au port. Le golfe de Gascogne présentait une ceinture presque
continue de vaisseaux, de frégates, de corvettes et de bricks. Pour
percer cette ligne de contrevallation, il fallait absolimient le se-
cours d'une tempête. Aborder nos côtes avec des vents d'est et
un temps clair eût été courir à une perte certaine. La saison des
vents d'ouest touchait à sa fin : le commandant de la Gloire re-
connut la nécessité de reprendre la route de France. Il régla sa
marche de façon à venir atterrir sur la sonde, vers la fin du mois
de février.
Le 17 février, la tempête attendue, désirée comme la colombe
de l'arche, se déclara enfin. Dans la nuit du 19 au '20, cette tem-
pête devint une tourmente. Le 23, le capitaine Roussin jetait la"
sonde sur le banc de la Grande-Sole : le vent se calma soudain.
Qiiel affreux contre-temps ! Pendant deux jours, la Gloire dut s'ar-
LES HÉROS DD GKAND-PORT. 119
rêter et demander au ciel un nouvel ouragan. Le 25, l'ouiragan
répondit aux vœux des audacieux marins. Il y répondit avec un
redoublement de fureur. La Gloire reprit sa route. Elle courait
vent arrière à l'est-nord-est, sous la misaine et le grand hunier au
bas ris, quand les vigies signalèrent tout à coup un navire en cape,
à quelques lieues sur l'avant de la frégate. On s'approche : le navire
aperçu est une corvette anglaise. — « Elle me fît des signaux, écrit
dans son rapport de mer le commandant Roussin : quand elle nous
eût jugés, elle augmenta de voiles pour s'échapper. J'en fis autant
pour la poursuivre, mais ma position était bien moins critique que
la sienne. Je puis dire, sans aucune exagération, que cette corvette
était plus souvent sous l'eau que dessus. A deux heures et demie,
je l'atteignis. Son capitaine manœuvra parfaitement : virant plu-
sieurs fois de bord lof pour lof, il me contraignit à l'imiter. Mes mou-
vemens, beaucoup plus lents que les siens, en raison de nos lon-
gueurs respectives, lui donnaient, à chaque virement de bord, une
avance qu'il fallait lui regagner chaque fois. Je ne pouvais lui envoyer
que de temps en temps quelques coups de caronade des gaillards, et
encore la mer était-elle si grosse que tous les coups étaient extrê-
mement incertains. Enfin, à trois heures et demie, j'avais atteint son
travers sous le vent : il tenta pour la dernière lois la manœuvre
qu'il avait déjà faite et laissa arriver subitement sur mon avant. Nous
étions alors si près l'un de l'autre qu'il faillit tomber sous mon beau-
pré. Si je ne fusse venu au vent, je lui passais sur le corps. Il se
trouvait, dès ce moment, sous le vent à moi. Saisissant entre deux
lames un moment d'embellie, je pus ouvrir ma batterie et lui tirer
deux volées qui m'en rendirent maître. » — Ces deux volées avaient
emporté la vergue de misaine, la corne, le beaupré de la malheu-
reuse petite corvette. Il ne pouvait plus être question pour elle de
virer lof pour lof et de tenir le vent. Désemparée de son phare de
l'avant, elle était nécessairement perdue. C'est ainsi que fat captu-
rée, le 25 février 1813, à l'entrée de la Manche, la corvette à gail-
lards de sa majesté britannique, le Linnet, navire de 200 tonneaux,
à peine plus grand que la Comète, mon second commandement; na-
vire armé de quatorze caronades de 18 et de deux canons de 6, monté
par 75 hommes d'équipage et commandé par le lieutenant John
Tracey.
Le spectacle de cette chasse acharnée an milieu du tumulte des
élémens n'a-t-il pas quelque chose de saisissant? Le cœur d'un
vrai marin n'y résiste pas. Le patriotisme un instant fait silence et
tout l'intérêt se concentre sur le chétif ennemi qui défend si cou-
rageusement sa liberté. La frégate n'a-t-elle pas, elle aussi, de su-
perbes allures? Ses mdts craquent, ses voiles, gonflées comme des
balions, menacent à chaque instant d'éclater ; penchée sur le flanc,
120 REVDE DES DEUX MONDES.
elle prend l'eau par tous ses dalots et n'ose se hasarder à ouvrir
ses sabords. Elle continue cependant la poursuite et passe comme
l'éclair à travers les gerbes d'écume que sa proue fait jaillir. C'est
beau des deux côtés; c'est beau de mouvement et d'horreur. « J'ai
vu, écrit Saint-Preux à sa sensible amante, dans le vaste océan,
où il devrait être si doux à des hommes d'en rencontrer d'autres,
deux grands vaisseaux se chercher, se trouver, s'attaquer, se battre
avec fureur, comme si cet espace immense eût été trop petit
pour chacun d'eux. Je les ai vus vomir l'un contre l'autre le fer et
les flammes. Dans un combat assez court, j'ai vu l'image de l'en-
fer. » Qu'aurait donc dit Saint-Preux, s'il avait vécu de nos jours?
Une torpille dans le flanc, et le goufl're a sa proie. N'est-il pas vrai-
ment indispensable d'affranchir le commerçant paisible de sembla-
bles risques? J'y reviendrai, car je suis tenace, — je crois l'avoir
assez prouvé dans la question des flottilles, question à laquelle je
m'acharne depuis plus de seize ans, — j'y reviendrai; mais que
l'Angleterre y songe! c'est à elle que doit appartenir l'honneur de
l'initiative à ce sujet. La civilisation lui en sera éternellement re-
connaissante.
Le Linnct avait amené ses couleurs ; il n'était pas pour cela encore
amariné. Jeter un équipage de prise à son bord par un temps pareil
semblait impossible. Le capitaine Roussin y réussit pourtant. II y
perdit, il est vrai, toutes ses embarcations! Enfin la chose est
faite : non-seulement le Linnet se trouve sous la garde d'un déta-
chement français, mais la Gloire est parvenue à lui donner la re-
morque. Elle' l'emporte dans ses serres vers les côtes de France.
Le 26, à quatre heures de l'après-midi, la remorque casse. En ce
moment critique, une voile inconnue, une frégate, apparaît à deux
lieues sous le vent. Il faut abandonner le Linnet à son sort, car
un nouveau combat est imminent. A dix heures et demie du soir,
le trois-màts aperçu et la Gloire ^q croisent à contre-bord. Les deux
navires ont passé à moins de 10 pieds l'un de l'autre : s'ils s'étaient
rencontrés, ils coulaient tous deux à pic. L'obscurité est si pro-
fonde, la mer si énorme, que pas un coup de canon n'est échangé.
Le temps continuait d'empirer ; le baromètre, très bas, n'annon-
çait point d'embellie; la frégate se trouvait par la latitude d'Oues-
sant ; c'eût été une faute impardonnable que de laisser échapper
une circonstance aussi propice. « Je me déterminai, écrit le capi-
taine Roussin, à laisser arriver poui' gagner la rade de Brest. J'y
ai mouillé hier, 27 février, à quatre heures et demie du soir, après
soixante-douze jours de mer. La corvette le Linnet y a mouillé
peu de temps après moi. Je crois que ce bâtiment conviendra au
service de Sa Majesté pour les escortes. J'évalue le tort fait aux
ennemis de Sa Majesté, pendant cette croisière, à h millions 1/2. »
LES HÉROS DU GRAND-PORT. 121
Il aurait fallu leur en faire bien davantage encore pour les détacher
de la formidable coalition en marche, à cette heure néfaste, sur la
France.
Les États-Unis venaient de trouver un meilleur moyen d'in-
spirer à l'Angleterre le désir d'une prompte paix : ils s'étaient ren-
dus redoutables à cette marine de guerre qui, depuis près de vingt
ans, ne connaissait plus que l'offensive. Était-il donc si impossible
que des esprits découragés le déclaraient, de suivre l'exemple qui
nous était donné par la jeune nation dont le malheureux Louis XVI
paya de la perte de son trône et de sa vie l'indépendance? Deman-
dons-le plutôt aux Anglais. Quand les Anglais apprirent, le 31 mars
1813, le combat soutenu le 7 février devant Sierra-Leone par la
frégate de sa majesté britannique \' Amelia contre la frégate fran-
çaise VArélhuse; quand ils surent que le capitaine Irby, — un des
adversaires de mon père aux Sables-d'Olonne, — assailli vergue à
vergue par le capitaine Bouvet, avait, dans l'espace de trois heures
et demie, perdu 1^1 hommes, tant tués que blessés, y compris le
capitaine et tous les officiers, il n'y eut qu'un cri pour reconnaître
que les temps avaient changé. « Malgré l'admiration que nous de-
vons avoir pour nos braves, s'écriait le Tmies, organe, en cette oc-
casion, de l'opinion générale, nous ne les voyons pas sans peine
exposés à des combats aussi obstinés et aussi destructifs. Depuis
longtemps nous n'avions vu, de la part des Français, une telle per-
sévérance et de pareils efforts. »
Voilà les traces glorieuses que les meilleurs élèves du capitaine
Bouvet, les Baudin(l), les Roussin, s'apprêtaient à suivre. La chute
imminente de l'empire ne leur en laissa pas le temps. Dans le dé-
sarroi général, le ministre n'avait guère le loisir de combiner de
nouvelles campagnes. Il sentait déjà le sol trembler sons lui, le trône
chanceler, la fortune de nos armes irrémédiablement atteinte. La
Gloire fut attachée à l'escadre de Brest. Au bout de quelques mois,
tout croulait. La paix était signée le 2/i mai 181/i; le passé repre-
nait possession de la France. Pour beaucoup d'officiers, ce change-
ment de régime fut un désastre.
La Restauration cependant n'entendait accepter l'humiliation de
la défaite que pour celui qu'elle s'obstinait à nommer « l'Usurpa-
teur ; » elle la répudiait noblement, courageusement, pour la France
Le roi Louis XVilI prétendit toujours, quoi qu'on en ait pu dire, ren-
trer en frère aîné dans la famille des rois : il eut, en plus d'une
occasion, de beaux mouvemens d'orgueil vis-à-vis de ses prétendus
(1) Vojez dans la Revue du 1" février 1886, p. 62i, le combat de la Dryade devant
Toulon.
12;*2 REVUE DES DEDX MOiNDÏ*.
protecteurs. Sur un sol envahi, tout couvert encore du flot dévas-
tateur qui se retirait lentement, ce banni, que la main de Dieu rele-
vait tout à coup de l'exil, redressait, dans la fierté indomptable de
sa race, sa haute taille de Bourbon. Prêt à s'appuyer, si des exi-
gences incompatibles avec le vieux droit de la monarchie l'y pous-
saient, sur le dernier tronçon de i'épée impériale, il osait réclamer
sa place, la première place, dans les conseils agités de l'Europe.
Les compagnons d'Hector se serraient peu à peu autour de lui et
ne demandaient pas mieux que de l'y aider. C'eût encore été pour
eux une revanche.
La Gloire ne fut pas désarmée. On l'employa au transport des
prisonniers que la merveilleuse campagne de France avait accu-
mulés dans nos ports. Tout vaincus que nous fussiojas, no^as avioos,
nous aussi, de nombreux captifs à rendre aux vainqueurs. Le com-
mandant Roussin fit successivement trois voyages en Angleterre,
un voyage à Anvers, un voyage encore de trois mois à Riga. Les
missions pacifiques elles-mêmes, quand elles sont bien remplies,
peuvent faire ressortir la valeur exceptionnelle d'un officier. La
restauration ne s'y trompa point : elle reconnut dans le commada-
dant de la Gloire un homme d'avenir et résolut sur-le-champ de se
l'aittacher. Le 2 septembre 181-4, sur la proposition du barou Ma-
louet, elle le faisait capitaine de vaisseau ; quelques mois aupa-
ravant, elle lui avait conféré la croix de Saint-Louis. L'empereur
de Russie, de son côté, le décorait de l'ordre de Saint-Vladi-
mir. « J'avais, écrivait, le 19 novembre 1814, au capitaine Roussin
le comte Ferrand, alors le ministre de la marine, chargé le comman-
dant de la division dont vous faisiez partie de vous faire connaître
combien j'ai été satisfait du zèle et de l'activité que vous avez dé-
ployés dans cette campagne ; je saisis avec empressement l'occa-
sion devons renouveler les témoignages qu'il a dû vous transmettre
de ma part. Je regrette que le désarmement de la Gloire inter-
rompe votre activité de navigation, mais soyez persuadé que je ne
perdrai pas de vue les titres que vous avez acquis, lorsque les cir-
constances m'oifriront les moyens de vous employer d'une manière
convenable et qui réponde à ma confiance dans votre expérience et
votre dévoûment au service de Sa Majesté. »
Il est une aristocratie que, malgré notre fureur de nivellement,
nous aurons toujours intérêt à ne point abattre : c'est l'aristocratie
des hommes bien élevés. Le ministre qui écrivait la lettre que je
viens de rapporter en faisait partie ; l'officier qui la recevait avait
aussi le droit d'y réclamer sa place. INe nous y trompons point : la
révolution a eu, comme l'ancienne monarchie, sa noblesse. Cette
noblesse, on la reconnaissait à la distinction des manières, à l'élé-
LES HÉROS DU GRAND-PORT. 123
•vation des sentiraens, à la fierté assurée, non moins qu'à l'exquise
urbanité du langage. La bonne politique commandait de lui rendre
hommage et d'honorer en elle vingt années de victoires. Le rêve
malheureusement fut court. L'empereur n'eût jamais songé à re-
venir de l'île d'Elbe, si la France lui eût présenté le spectacle d'une
nation unie. Je n'en veux imputer la faute à personne, la situation
-était plus forte que les volontés. Lord Wellington l'avait pressenti :
« La restauration, écrivait-il, succombera sous les rancunes des
officiers à demi-solde. » Il eût pu ajouter : et sous les transports
mal réglés de ses serviteurs les plus fidèles. Tout pouvait s'aplanir
cependant, tout se fût aplani, s'il était donné à la France de vivre
satisfaite, quand le prestige qui s'attache à la gloire des armes lui
manque. Qu'on nous le reproche si l'on veut, ou qu'on nous en
loue : notre honneur n'est pas de la même nature que celui des au-
tres nations. On peut le foudroyer comme Encelade et Typhon, l'en-
sevelir sous la masse énorme de l'Etna : il fera longtemps encore
par ses convulsions trembler la terre.
Quand j'étais aspirant, je me souviens d'avoir essayé, avec
mes amis les midsJnpmen de la Belvidera et de la Madagascar,
— Drummond, John Gore, Dillon, Mac-Gregor, Elliott, Fanshawe,
Challoner, — de traduire en anglais ce mot essentiellement fran-
çais : l'amour-propre. Self-love, sdf-pride, self-interest, ne nous
satisfirent pas. Mac-Gregor trancha la difficulté : « L'amour-propre,
dit-il, c'est la différence qu'il y aentreun <7^/?//^wrt«etune canaille.»
Notre amour-propre ne nous a que trop souvent poussés à jouer
un jeu désespéré. En revanche, on l'intéresse facilement en lui
tendant la main à la façon d'Auguste. Nous ressemblons sur ce
point au chevaleresque et regretté Abd-el-Kader. La générosité, im-
prudente, disait- on, d'un souverain plus généreux encore pax tem-
pérameRt que par politique, eut-elle, à son endroit, sujet de se re-
pentir? Si profond poliiique que l'on soit, il importe avant tout de
bien connaître les races avec lesquelles on traite.
L'empereur revint : tous les cœurs de ses soldats volèrent à lui.
La restauration ne s'en souvint que trop : 1815 n'imita pas la clé-
mence de 181 A. La marine, la première, fut mise en coupe réglée.
Elle fit, ce jooi'-là, de grandes pertes. Le capitaine Roussin faillit
partager le sort de ses vaillans camarades; la netteté de ses exph-
cations le sauva. Le ministre de la marine, M. le vicomte du Bou-
chage, s'bonora en conservant à la naarine française un officier qui
■devait l'illustrer.
Ju&I£N DE LA GfiAVIÈRE.
LE SOCIALISME D'ETAT
DAN:
L'EMPIRE ALLEMAND
T.
PROGRAMMES SOCIALISTES ET STATISTIQUE PROFESSIONNELLE.
« Quand l'Allemagne comptera 60 millions d'habitans, disait ré-
cemment, dans un groupe d'amis, au Reichstag, un des chefs du
parti socialiste, par le simple effet du suffrage universel, le gou-
vernement passera aux mains des ou"VTiers. » Prié, quelques jours
plus tard, de m'autoriser à lui attribuer publiquement son propos,
l'auteur me répondit n'en avoir pas connaissance. Ces deux faits,
l'assertion d'une conquête prochaine du pouvoir au moyen du suf-
frage universel d'une part, et, d'un autre côté, le refus ou la crainte
de reconnaître ouvertement l'aveu échappé dans une confidence
intime, caractérisent bien la situation actuelle du socialisme alle-
mand. Les promoteurs du mouvement dont nous sommes témoins
caressent l'espoir d'un triomphe à courte échéance ; mais ils redou-
tent de compromettre le succès de leur œuvre en proclamant leurs
espérances trop haut. Toutes les mesures prises par le gouverne-
ment de l'empire pour réprimer les manifestations contre l'ordre
LE SOCIALISME DETAT. 125
établi rendent les socialistes plus circonspects. Aussi bien le calme
apparent et le ton modéré des députés socialistes au Reichstag ne
doivent pas donner le change sur le progrès des doctrines révolu-
tionnaires et sur leur influence croissante au sein des masses ou-
vrières. Les élections parlementaires, avec le nombre de plus en
})lus élevé des suffrages réunis par les candidats socialistes, sont
un indice dont il faut tenir compte, et qui rend témoignage de
l'élévation rapide des forces du socialisme, menaçant l'avenir poli-
li ]ue de l'Allemagne de perturbations graves, en raison des progrès
de la population (1).
I.
En présence du fait que près d'un million de citoyens élisent
des mandataires pour réformer l'organisation de la société contem-
poraine, personne ne demandera plus s'il y a une question sociale.
Cette question est posée définitivement, et les moyens proposés pour
la résoudre préoccupent à juste titre les hommes d'état au pou-
voir. Le socialisme passe, sous nos yeux, de l'état spéculatif dans
le domaine des applications pratiques. Une nouvelle organisation
du travail, poursuivie avec le concours du gouvernement établi,
tel est le programme parlementaire actuel des députés démocrates-
socialistes. Réforme toute pacifique, sollicitée par voie légale, sans
violence, sans porter atteinte à la propriété acquise, les proposi-
tions à l'ordre du jour visent le code industriel qui règle les rap-
ports entre ouvriers et patrons. Actuellem-^nt ces rapports sont ré-
glés par la Geiverheordnung , introduite dans l'Allemagne du nord
en 1868 et appliquée depuis à tout l'empire allemand, sauf l'Al-
sace-Lorraine. D.ins un projet d'initiative soumis au Reichstag, le
19 novembre 1885, les déoutés socialistes réclament l'institution
de chambres ouvrières, d'offices du travail et de tribunaux d'arbi-
trages professionnels. Après avoir été discuté attentivement dans
le cours de la dernière session, ce projet de loi a été renvoyé à
l'examen d'une commission spéciale. Le rapport conclut au rejet
des propositions socialistes, mais en reconnaissant le bien-fondé
de plusieurs d'entre elles. Mieux, une nouvelle commission, nom-
mée depuis l'ouverture delà session actuelle du parlement, s'occupe
d'introduire dans la Geiverbeordnung une partie des modifications
proposées par les députés socialistes et dont l'application paraît
réalisable.
(1) Sur la population de l'empire allemand, voyez la Bévue du \" et du 15 jan-
vier 1885.
126 REVDE DES DEDX MONDES.
L'institution des chambres ouvrières, conime l'entendent les so-
cialistes allemands, correspond à celle des chambres de commerce
et des chambres syndicales françaises. Suivant ses promoteurs,
les ouvriers ont le droit d'avoir, au sein de l'état, une repré-
sentation de leurs intérêts particuliers au même titre que les au-
tres classes de la société. Au point de vue de la démocratie so-
cialiste, la liberté d'association est une faculté désirable, à condition
de s'étendre à tous les groupes de la production. L'état des choses
présent, où la classe ouvrière, sans organisation à elle propre, se
trouve livrée aux chambres de commerce et aux corporations, n'est
ni juste ni tolérable. Cela étant, de deux choses l'une : ou bien
toutes les représentations existantes d'intérêts particuliers sont à
supprimer, ou bien il faut concéder également aux ouvriers la fa-
culté d'une organisation légale analogue. De même que le com-
merce a ses chambres et l'agriculture ses comices, les artisans et
les ouvriers des manufactures demandent à avoir leurs chambres
ouvrières issues des suffrages des intéressés et appelées à statuer
sur leurs propositions. Un office impérial, lieichsarheitsmnt, sorte
de ministère du travail établi à Berlin pour tout le ressort de l'em-
pire, aurait pour objet, à côté des chambres ouvrières, la surveil-
lance et l'exécution des mesures à prendre pour assurer le bien-être
des ouvriers par l'intermédiaire d'offices régionaux, ylrZ^^f/.sV/m^er,
répartis par districts de 200,000 à ZiOO,000 habitans. A. la tête de
chaque office de district se trouverait un conseil du travail ou Arbeits-
rath, assisté du nombre nécessaire d'auxiliaires, parmi lesquels
pourraient figurer des femmes dans les districts présentant des in-
dustries où l'élément féminin prédomine. Les conseillers du travail
seraient nommés par le ministre, chef de l'office de l'empire, pour
chaque district, sur une liste de deux candidats présentée par la
chambre ouvrière du district. Ces conseillers du travail auraient à
fournir annuellement, à l'office central de Berlin, un rapport sur
les conditions du travail dans leur district, dont toutes les usines,
tous les établissemens industriels seraient inspectés au moins une
fois dans le courant de l'année. Des tribunaux d'arbitres, Schieds-
gerichte, formés en nombre égal de patrons et d'ouvriers dans
les centres industriels, compléteraient l'organisation proposée pour
juger en première instance les différends entre ouvriers et chefs
d'établissement. Composées également par moitiés d'ouvriers et de
patrons, les chambres ouvrières statueraient en dernier ressort sur
les appels contre les jugemens des tribunaux d'arbitres, en même
temps qu'elles appuieraient, dans leur tâche, les offices du travail
des districts. Quant à la compétence particulière des chambres ou-
vrières, les promoteurs du projet soumis au Reichstag lui assignem
LE 80CIALISMK d'eTAT. 1*27
le plus large cadi-e. Non-seulement ces chambres, pivot de toute
l'organisation nouvelle, participent à la tâche des offices du travail
et jugent en dernière instance les litiges professionnels, mais leur
mandat les oblige encore et surtout de signaler aux autorités com-
pétentes les désordres dans la vie industrielle arrivés à leur con-
naissance, à donner un avis sur les règlenaens à introduire et sur
les projets de loi à présenter, à entreprendre des enquêtes et des
recherches sur l'eilet des traités de commerce et de navigation, sur
les droits de douanes, sur les impôts, sur létaux des salaires, sur le
prix des subsistances et des loyers, sur les conditions de la con-
currence, sur l'enseignement professionnel et les instituts de tech-
nologie, sur l'hygiène et la mortalité des ouvriers.
Sous des apparences modestes, ce projet de modification du
code industriel touche les conditions essentielles de la vie du peu-
ple allemand. La réforme à l'ordre du jour soulève les questions
les plus graves et les plus délicates de l'économie politique. Avec
l'institution des chambres ouvrières, il s'agit pour les députés dé-
mocrates-socialistes tout d'abord de régler le travail de manière à
obtenir une augmentation des salaires en réduisant la durée du
travail quotidien. Que si vous émettez un doute sur refFieacité du
procédé, ses promoteurs répondent avec une entière conviction que
les ouvriers sont plus sages, plus expérimentés, plus dignes de
confiance que le croient leurs gouvernans actuels. Lisez les débats
du parlement, voyez les rapports des commissions chargées de
l'examen des projets de loi ouvriers, partout les orateurs socialistes
parlent des merveilles réalisées du jour où l'organisation des cham-
bres ouvrières et des offices du travail sera mise à l'épreuve. De-
puis trois ans, le Reichstag consacre ses séances les plus impor-
tantes à la discussion des questions ouvrières, étudiées avec un
soin scrupuleux par toutes les fractions de l'assemblée. Conserva-
teurs et cléricaux, tout particulièrement, rivalisent de zèle par la
présentation de projets d'initiative pour la protection à assurer aux
travailleurs, comme correctifs aux projets socialistes dont l'appli-
cation pure et simple ne se concilie pas avec les exigences de la
vie réelle. Dans tous les cas, ces débats sont des signes du temps
où nous vivons. Quiconque a souci de l'avenir de la société ne peut
se soustraire à la nécessité d'y porter une sérieuse attention, sinon
de la sympathie.
En demandant l'organisation des chambres ouvrières, les dé-
putés démocrates-socialistes proposent la réduction immédiate de
la journée de travail el l'interdiction de l'emploi des détenus pour
des entreprises industrielles. D'après leur projet de loi principal,
présenté déjà à deux reprises, les détenus ne doivent plus être
128 REVUE DES DEUX MONDES.
employés pour des exploitations industrielles particulières, mais
seulement pour des services publics au profit de l'état ou des com-
munes. Dans les établissemens industriels, travaillant d'une manière
continue, le même projet de loi interdit absolument l'emploi des en-
fans au-dessous de quatorze ans et réduit à dix heures, au maximum,
la durée du travail quotidien pour les adultes. Pour les jeunes gens
âgés de quatorze à seize ans, le travail est limité à huit heures par
jour, et, jusqu'à dix-huit ans révolus, les ouvriers doivent pouvoir
compléter leur instruction primaire dans des cours d'adultes. Le tra-
vail de nuit est défendu pour les femmes et pour les enfans au-dessous
de seize ans. En été, le travail dans les fabriques, du 1" a\ ril au
20 septembre, ne peut commencer avant six heures du matin, avant
sept heures du l*' octobre au 31 mars pendant la saison d'hiver,
avec deux heures d'arrêt ou de pause dans le courant de la journée,
pour finir toute l'année à sept heures du soir. Dans les mines, le
travail est limité à huit heures par jour, avec interdiction d'em-
ployer des femmes. L'emploi des femmes et des enfans au-dessous
de seize ans se trouve également défendu dans les ateliers présentant
des. dangers pour la santé ou pour les mœurs. Point de travail les
dimanches ni les jours fériés. Enfin, le projet de loi recommande
l'afïichage d'un règlement du travail dans tous les ateliers, l'intro-
duction de paies hebdomadaires, la défense pour les patrons de
vendre aux ouvriers des subsistances ou d'autres marchandises,
moyennant retenue sur le salaire. Les offices du travail des districts
seraient autorisés à accorder des dispenses pour ces diverses pres-
criptions en cas de besoin.
Obtenir ces dispositions, introduire l'organisation proposée par
le projet de loi démocrate-socialiste, aux yeux de ses promoteurs,
serait assurer dans un temps donné la réalisation de tout le pro-
gramme de l'état ouvrier. L'état ouvrier, comme perspective idéale,
trouverait sa constitution dans cette nouvelle organisation du tra-
vail. De l'aveu de M. Bebel, un des chefs du parti, l'augmentation
des salaires avec la réduction du travail sous le contrôle des cham-
bres ouvrières garantit tout le reste. A la séance du 11 mars 1885,
l'orateur socialiste déclare ouvertement : a Nous ne voulons pas
jouer à cache -cache. Mes amis et moi accordons volontiers que le
noyau propre de notre législation se trouve dans ce projet d'organi-
sation. Avec cette organisation en main, nous serons en mesure
d'obtenir tout le reste par la loi : il n'y a point de doute là-dessus. »
Malgré cette déclaration catégorique, les propositions faites au
Heichstag, considérées dans leur substance, n'ont de socialiste que
la signature de leurs auteurs. Ceux-ci les présentent comme une
simple motion pour la protection des ouvriers, adaptée aux condi-
LE SOCIALISME d'ÉTAT. 129
tions économiques actuelles. Tous les groupes parlementaires les
ont accueillies avec bienveillance, sinon avec sympathie. Le ministre
de l'intérieur, 'parlant au nom du gouvernement, n'a pas hésité à
dire à cette occasion : « Si ces propositions exprimaient toute la
pensée et tout l'esprit de leurs promoteurs, les auteurs du projet
de loi pourraient aussi bien siéger à la droite qu'à la gauche du
Reichstag. » Examinons de plus près les poiiUs essentiels de la
motion : travail des détenus, journée de travail maximum, fixation
du salaire, contrôle des règlemens, chambres ouvrières.
Une première proposition est relative à l'interdiction du travail des
détenus pour des entreprises industrielles. L'emploi des détenus par
des entrepreneurs en vertu de contrats passés avec l'administra-
tion des prisons, pensent les orateurs socialistes, porte un préju-
dice intolérable aux artisans et aux ouvriers libres. Les détenus tra-
vaillant à prix réduit, leur main-d'œuvre moins coûteuse permet
aux entrepreneurs des prisons, qui disposent en outre de machines
perfectionnées, de jeter leurs produits sur le marché avec des prix
de revient si bas, que les maîtres et les artisans ordinaires ne trou-
vent plus leur compte à faire les mêmes articles, notamment pour
la confection, la cordonnerie, les meubles. Il y a là une concur-
rence que les démocrates socialistes veulent écarter, en permettant
l'emploi des détenus seulement pour des travaux de culture ou
pour des travaux industriels au profit de l'état ou des communes. Si
nous considérons toutefois que la proportion des détenus dans les
établissemens pénitentiaires représente une faible fraction de la popu-
lation totale, peut-être le tiers ou la moitié du nombre des vagabonds
errant sur les routes de l'empire, évalués de 200,000 à 300,000 par
le député Grillenberger, nous trouvons que la concurrence du tra-
vail des prisons ne compromet pas l'existence des artisans et des
ouvriers libres. Une interdiction du travail des détenus pour des en-
treprises industrielles ne changerait pas sensiblement les conditions
du marché en faveur des autres producteurs.
L'idée de restreindre et de régler la concurrence en vue d'une
meilleure rémunération et d'un plus grand profit pour les ouvriers
inspire également les propositions relatives à la réduction de la journée
de travail. Abstraction faite de cette vérité, que la capacité de tra-
vail ou la productivité normale de chaque individu a ses limites, les
socialistes posent en principe que les progrès de la technologie, les
perfectionnemens incessans des machines diminuent de jour en jour
le nombre de bras occupés. Par suite, le nombre d'ouvriers sans
travail et sans moyens de subsistance entraîne une réduction de
salaires. Les travailleurs sans ressources ne peuvent se procurer
les objets de consommation produits en surabondance. On ne cher-
TOME LXXXIV, — 1887. 9
130 REVUE DES DEnX MONDES.
che plus, comme autrefois, à briser les machines nouvelles, cause
présumée de la misère présente. Mais pour remédier à la mi-
sère, au manque de pain, à l'insuffisance du gain, à l'absence
du bien-être pour les ouvriers on demande une diminution légale
de la durée du travail quotidien, à mesure des progrès de la
technologie. Introduisez la journée de travail minimum, le Nortnal-
arbeitstiig, et vous aurez la panacée du mal social ! « Nous pou-
vons déclarer tranquillement, dit, au nom des députés socialistes au
Reichstag, M. Grillenberger, que la journée de travail normale doit
être le fondement de toute réforme sociale réellement utilisable et
libérale, ne reposant pas sur un charlatanisme de socialisme d'état...
La limitation de la journée de travail doit apporter et apportera aux
classes ouvrières une augmentation des salaires. » Or, nous l'avons
vu, la durée de la journée de travail, suivant la motion socialiste,
doit être réduite à dix heures au maximum. Si les signataires n'exi-
gent pas la réduction à neuf ou huit heures au plus, c'est par raison
d'opportunité, afin de rallier la majorité dans le parlement. Autrement
ils demanderaient davantage; car, dans leur conviction, les progrès
mécaniques sont assez avancés pour suffire avec huit heures de tra-
vail par jour aux besoins du marché allemand. Sous l'effet de la ré-
duction de la journée de travail à huit heures, « le marché de l'Al-
lemagne ne serait pas constamment inondé de marchandises, tandis
que ceux qui produisent ces marchandises sont alimentés avec des
salaires de meurt-de-faim, et. par suite, ne se trouvent pas en état
de consommer ce qu'ils ont fait de leurs mains laborieuses. » Dès
maintenant, d'ailleurs, une partie des États-Unis d'Amérique a ap-
pliqué la limitation du travail quotidien à huit ou neuf heures. Plus
tard, tous les pays civilisés pourront s'entendre sur une réi^lemen-
tation commune par convention internationale, de manière à garan-
tir chacun en particulier contre les excès ou les préjudices de la
concurrence étrangère.
Désireux de protéger les ouvriers dans la mesure du possible,
sans suivre dans toute leur étendue les propositions des démo-
crates socialistes, les groupes conservateurs et le centre ca-
tholique demandent de fixer à onze heures la durée maximum de
la journée de travail dans les exploitations industrielles régulières.
Au Heu d'adopter six ou sept heures du matin, avec les socialistes,
pour l'ouverture des établissemens, ils permettent de commencer
le travail à cinq heures et demie, avec la limite de huit heures et demie
du soir pour la clôture. Le travail de nuit se trouve ainsi interdit,
pour tous les ouvriers, par le fait de la fermeture des ateliers à huit
heures et demie du soir au plus tard, sauf dans les établissemens à
feu continu et dans les mines. Ni les mines ni les hauts- fourneaux
ne devant plus employer de femmes, celles-ci ne seront plus nulle
LE SOCIALISME d'ÉTAT, 131
part o])ligées au travail de nuit. Toutes les motions déposées pour
la revision du code industriel proposent aussi d'arrêter le travail
le samedi plus tôt que les autres jours de la semaine. Cet usage
existe depuis longtemps en Angleterre. Il permet aux femmes ma-
riées de s'occuper de leur ménage. M. Lohren, un des orateurs du
parti de l'empire, et qui a été longtemps chef d'industrie, voit dans
la fermeture moins tardive des ateliers le samedi, à cinq heures et
demie du soir, le meilleur moyen d'assurer dans la pratique le repos
dominical. Pour les catholiques de la fraction du centre et pour les
conservateurs, le travail du dimanche serait à interdire absolument.
Une enquête a été faite par le gouvernement sur le travail du di-
manche dans les différens pays de l'empire, en vue des mesures à
prendra. Les avis sont très partagés sur ce sujet. Tandis que le
chancelier de l'empire paraît hésiter sur l'interdiction légale du
travail du dimanche, les groupes conservateurs et cléricaux la ré-
clament avec instance au nom de îa morale et de l'hygiène. De leur
côté, les démocrates socialistes raillent l'administration de se donner
tant de peine pour savoir si le repos du décalogue sera observé ou
non, et tournent en plaisanterie l'ouverture d'une enquête pour
fixer l'opinion sur une question résolue depuis des milliers d'an-
nées par les économistes. Une question qui est un commandement
de Dieu, comme le repos du dimanche, ne doit pas être selon eux
assujettie à une sorte de votation préalable dans un état qui pré-
tend s'imposer comme principale tâche l'application du christia-
nisme pratique !
N'est-il pas vrai que ces efforts du gouvernement et du parlement
allemands pour interdire le travail du dimanche excitent la surprise
dans la France catholique? Pendant dix années consécutives, le
Reichstag a dû s'occuper de la question à chaque session nouvelle.
Ses promoteurs la placent en tête de tout le programme pour la légis-
lation protectrice des ouvriers, et des pétitions sans nombre ne ces-
sent d'en solliciter la solution. Bien plus, les socialistes eux-mêmes
se joignent aux députés catholiques et aux conservateurs protes-
tans afin de garantir par la loi le repos du septième jour? Proudhon
disait déjà avec raison aux ouvriers parisiens: «L'observation montre
que là où le dimanche n'est pas respecté, on ne travaille pas da-
vantage; peut-être moins qu'ailleurs. » Et Le Play a ajouté depuis :
« Les peuples qui observent le décalogue prospèrent ; ceux qui y
manquent s'abaissent ; ceux qui le repoussent disparaissent. » Au
point de vue purement physique, la capacité ou la force de travail
a ses limites. Au point de vue humain, l'ouvrier, si humble que
soit sa condition, ne doit pas être réduit à épuiser son existence
dans un labeur sans merci. Sans temps d'arrêt, la machine la plus
parfaite s'use plus tôt et ne donne pas son maximum de rendement
132 REVUE DES DEUX MONDES.
avec une marche sans répit. L'homme, à plus forte raison, a besoin
de pauses et de loisir, pour élever son âme, pour satisfaire ses sen-
timens, autant que pour entretenir et conserver, avec sa santé cor-
porelle, sa capacité de travail. Quand sévit la misère ou une exploita-
tion excessive, incompatible avec la dignité d'une société civilisée,
d'une société arrivée à l'état de culture intellectuelle, dont les peuples
européens sont fiers à juste titre, cette société ne peut se soustraire
à l'impérieux devoir d'écarter les abus survenus dans son milieu.
La législation doit intervenir et doit être réglée, comme une ga-
rantie d'ordre, dans l'intérêt de la prospérité commune. La loi
ainsi comprise est la justice.
Beaucoup d'industries, bon nombre d'établissemens ont admis la
journée de travail effective de onze heures, de dix heures même,
sans attendre l'introduction d'une réglementation légale obligatoire.
Au témoignage du président de la corporation des mineurs en Alle-
magne, les ouvriers des mines atteignent leur rendement maximum
avec huit heures de travail effectif. Une prolongation temporaire,
en automne, par exemple, peut augmenter la productivité pendant
trois à quatre semaines : passé ce délai, le rendement revient à la
mesure normale, restant le même pour dix heures d'occupation
comme pour une durée de huit heures. Le propriétaire de la ver-
rerie de Gerresheim, près Dusseldorf, M. Heye, ayant abaissé de
dix et onze heures à huit heures le travail des ouvriers au four,
ceux-ci ne tardèrent pas à produire pendant la journée réduite au-
tant qu'auparavant avec la journée plus longue. Dans l'industrie
textile, des tisseurs expérimentés, qui ont réduit la journée de tra-
vail de douze à onze heures, en temps de crise, pour ne pas
trop augmenter leur stock de marchandises fabriquées, ont
constaté au bout de peu de temps la même production en onze
heures qu'en douze. En Alsace, nous voyons des faits semblables,
et nous en trouvons d'autres dans les monographies industrielles
de Plener, de Knorr, de Brentano. D'après le Faciory Act anglais
de ISÛA, qui a ordonné la réduction de la journée de travail des
enfans de huit à treize ans à six heures et demie, les jeunes gens
de treize à dix-huit ans et les femmes occupés dans les manufac-
tures ne peuvent travailler plus de douze heures. Or, patrons et
ouvriers sont tombés d'accord librement et ont trouvé avantage à
abaisser la durée du travail effectif à dix heures, soit au-dessous
de la limite maximum autorisée sur territoire anglais. Bien mieux,
j'ai observé à Manchester, — le climat humide de la contrée aidant, il
est vrai, — dans les filatures de coton, une production plus élevée en
quantité avec cinquante-six heures de travail par semaine qu'avec
soixante-douze heures de travail à Mulhouse sur les mêmes ma-
chines. Dans beaucoup de centres industriels, les ouvriers de fa-
LE SOCIALISME d'ÉTAT. 133
brique ont plus d'une lieue de trajet à faire pour aller de leur do-
micile à l'atelier. Des patrons intelligens, capables et désireux de
se rendre compte exactement des conditions du travail dans leurs
ateliers, reconnaîtront que la productivité de leur personnel n'aug-
mente pas en proportion de la durée du travail, quand cette durée
est prolongée outre mesure.
A en juger par les déclarations officielles, le chancelierde l'empire
paraît peu disposé à donner force de loi aux décisions pour la fixation
d'une journée de travail maximum et pour l'obligation du repos ou
du chômage dominical. Dut la majorité du Reichstag se prononcer en
faveur de ces mesures, il faudra encore l'assentiment du Bundesrath
pour les rendre obligatoires en Allemagne. L'exemple de l'Autriche,
qui vient d'édicter une loi sur la journée de travail normale, l'exemple
de la Suisse, qui a introduit depuis 1877 la limitation de la journée
à onze heures, et l'exemple de l'Angleterre, dont les établissemens
industriels ont admis depuis longtemps dans la pratique une journée
inférieure au maximum légal, n'ont pu amener encore les fractions
libérales à soutenir les projets de réglementation des groupes con-
servateurs. En ce qui concerne l'emploi des femmes et des enfans,
la commission spéciale du Reichstag, chargée de l'examen des diffé-
rentes motions, a décidé, en 188(5, d'interdire l'admission dans les
fabriques des enfans au-dessous de quatorze ans, et de défendre le
travail de nuit pour les femmes. Klle a décidé également que les
femmes qui ont un ménage à soigner ne pourraient travailler à l'ate-
lier plus de neuf heures par jour, sauf dispense pour des ouvrières
particulièrement nécessiteuses. Enfin les ouvrières mariées, dont les
enfans n'ont pas atteint l'âge de douze ans, ne devront être admises
dans un établissement industriel qu'à condition d'apporter aux auto-
rités locales la preuve que, pendant le travail de la mère, les enfans se
trouvent sous la surveillance de personnes adultes. Reste à savoir
maintenant si ces mesures, dictées sans doute par une bonne in-
tention, recevront la sanction de la pratique après leur introduction
dans le code industriel. Tout a été dit sur l'exploitation navrante de
la femme et de l'enfant dans les manufactures, et depuis les pages
émues de M. Jules Simon en France, jusqu'aux plaidoyers pathéti-
ques de MM. Hitze et Kropatchek au Reichstag allemand, orateurs
et publicistes n'ont rien épargné pour attirer sur ce point doulou-
reux l'attention des pouvoirs publics. Oui, l'admission prématurée
dans la manufacture épuise l'enfant ; la prolongation démesurée de la
journée de travail exténue la jeune fille; le maintien de la vie de
famille exige la présence de la mère à son foyer. Toutes ces vé-
rités ne peuvent être proclamées trop haut; et l'expérience dé-
montre particulièrement l'incompatibilité d'un travail quotidien de
douze heures à l'atelier avec les obligations de la femme comme
Î34 REVDE DES DEUX MONDES.
épouse et comme ménagère. Mais en cherchant une organisation
moins défectueuse, il faut éviter les mesu'*es dont l'effet risquerait
de tourner à l'encontredu but à atteindre. Limiter la journée de tra-
vail pour la femme mariée à six heures seulement, c'est, dans beau-
coup de cas, exclure l'ouvrière de la fabrique ; c'est encore et c'est
surtout empêcher le mariage, que remplacent a'ors des unions
clandestines, résultat certainement contraire aux vœux des promo-
teurs des lois protectrices de l'ouvrier.
Aussi bien les démocrates socialistes, mieux pénétrés des néces-
sités de la vie pratique, ne demandent pas de limiter à six heures
la journée de travail pour les femmes, à cause des inconvéniens
de cette restriction, dans les conditions économiques actuelles.
Pour retenir la femme mariée dans son ménage et pour dispen-
ser les enfans d'un travail prématuré, les démocrates socialistes
proposent d'assurer d'abord un revenu plus élevé à la famille ou-
vrière ou à son chef par la fixation d'un minimum de salaire. Dans
le système de réglementation du travail à l'ordre du jour, la fixa-
tion du salaire minimum devient le corollaire de la journée maxi-
mum. Les partisans de celte idée assimilent la fixation du salaire
légal à la réglementation de la taxe du pain ou à la législation du
taux de l'intérêt contre les abus de l'usure. L'idéal socialiste vise
bien à la suppression complète du salariat et à son remplacement
par le système coopératif, où tous les travailleurs participeront
dans une même mesure au bénéfice des exploitations industrielles
entreprises en commun. Mais, provisoirement, en attendant la con-
stitution de l'état ouvrier, les chambres ouvrières seraient chargées
de fixer ie minimum de salaire pour les branches d'industrie où les
ouvriers reçoivent de leurs patrons une rémunération insuffisante.
Or, sans aucun doute, la plupart des ouvriers, sinon tous, sont
disposés à trouver leur rémunération insuffisante. Us auront re-
cours aux chambres le jour où elles entreront en fonctions. Admet-
tons que les chambres oumères décident d'élever le taux du sa-
laire pour une industrie quelconque, comment les patrons, les chefs
d'établissemens, qui ne peuvent pas, ou ne veulent pas, payer le
minimum fixé contre leur gré, comment ces patrons seront-ils ame-
nés à s'exécuter envers leurs ouvriers ? Le projet de loi démocrate-
socialiste prévoit bien le cas d'appel contre les décisions des cham-
bres ouvrières, et il désigne l'assemblée plénière des chambres pour
se prononcer en dernier, ressort sur les plaintes. Mais, avec cette
organisation, si le patron a payé, pendant un certain temps, des
salaires que l'assemblée plénière des chambres reconnaisse trop
élevés, on ne voit pas, dans le projet déposé auReichstag, par quels
moyens il pourrait se faire rembourser les excédens à son pré-
judice. Ce qui apparaît plus clairement, c'est la fermeture des fa-
LE SOCIALISME d'ÉTAT. 13&
briques et l'arrêt du travail, le chômage inévitable des ouvriers, et
la ruine du patron dans tous les cas où l'industrie en question ne
sera pas en état de supporter le salaire rendu obligatoire. Telle
quelle, la fixation du salaire minimum obligatoire apparaît comme
une utopie inapplicable d'une manière générale.
II y a bien des industries où les salaires sont fixés par des tarifs
établis de gré à gré entre ouvriers et patrons. L'association des
typographes allemands en olTre un intéressant exemple. Dans le
cercle de Grefeld, les tisserands de soie ont aussi leur Lolmlhte
appliquée pour le travail àfaçon depuis 1848, et l'idéal politique des
ouvriers occupés au tissage dans la province du Rhin se trouve-
rait satisfait par l'extension de ce système. Mais des mesures réali-
sables par l'accord libre des intéressés d'une corporation profes-
sionnelle dans un district restreint ne se laissent pas imposer
également à toutes les branches d'industrie sur la décision d'une
chambre ouvrière composée d'élémens hétérogènes, comme dans
l'organisation proposée par les députés socialistes. Aucun autre groupe
du parlement n'a appuyé la demande relative au salaire minimum,
et cela d'autant moins que les démocrates socialistes n'entendent pas
établir des tarifs pour le travail à façon, mais taxer la journée de
manière à assurer à tous les ouvriers un salaire égal, le même pour
des services médiocres que pour un ouvrage de qualité supérieure.
A leur avis, les tarifs à façon sont des salaires meurtriers : Akkord-
lohri ist Mordlohn, suivant la maxime en cours. M. Grillenberger
a eu beau invoquer les traitemens des fonctionnaires, qu'il as-
simile à une sorte de salaire minimum garanti par l'état, le
Reichstag est resté inflexible. En revanche, la majorité s'est mon-
trée prête à concéder certaines dispositions sur les règlemens
de fabrique, sous le contrôle des inspecteurs du gouvernement.
Les abus relevés dans quantité d'établisseraens, notamment en ce
qui concerne l'appUcation des amendes, justifient cette surveillance.
Notons entre autres faits cités dans le cours des débats des pres-
criptions comme celle-ci : « Les ouvriers coupables de désobéis-
sance envers leur chef subiront une retenue sur leur salaire égale
à cinq journées de travail. » Et plus loin, dans le même règle-
ment: «Le portier est autorisé à fouiller tous les ouvriers à la
sortie de la fabrique aussi souvent que bon lui semblera. L'ouvrier
qui découvre une infidélité et la dénonce recevra une récompense
proportionnée. » Ce document débute par la déclaration que « les
ouvriers promettent à leur patron attachement et fidélité en consi-
dération de l'assistance et de la sollicitude paternelle qu'ils ont à
attendre de lui.» Une amende égaleau montantde cinq journées de
travail pour une légère contravention est bien rigoureuse. En pré-
sence d'une pareille interprétation de la « sollicitude paternelle » ds
lî\6 REVDE DES DEUX MONDES.
chef d'établissement, le désir de soumettre les règlemens de cette
espèce au contrôle de la police des fabriques n'a rien d'excessif.
Quant aux mesures pour l'organisation de l'état ouvrier dont les
députés démocrates-socialistes aspirent à préparer l'avènement, elles
ne supporteraient pas l'épreuve d'une application pratique. Pour s'en
convaincre, il suffit de lire le remarquable rapport de M. Lohren,
déposé dans la séance du h février 1886, au nom de la commission
spéciale des questions ouvrières en fonction depuis plusieurs an-
nées. Ce rapport, instructif à tous les titres, admet sans difficulté
une participation plus large des ouvriers aux institutions appelées
à soutenir les intérêts industriels et les droits particuliers des tra-
vailleurs. Dans cette voie, le gouvernement allemand a pris les de-
vans ; et les lois sur les caisses de malades et sur l'assurance contre
les accidens, en attendant les autres projets en perspective, tiennent
compte de l'admission des ouvriers dans l'administration de leurs
affaires. En revanche, le Reichstag est opposé et ne consentira pas
à la formation d'institutions qui seraient un danger pour l'ordre so-
cial existant, comme le seraient des chambres exclusivement com-
posées d'ouvriers et menaçant de devenir, à en juger par les actes
de leurs promoteurs, des corps politiques exclusifs où l'agitation
communiste prendrait la place des débats économiques. Ainsi, point
de chambre ouvrière ni d'office du travail soumis à l'autorité de ces
chambres, même en leur donnant une composition mixte, formée
de patrons et d'ouvriers en nombre égal. Au cours des débats
engagés devant le parlement, les démocrates socialistes ont con-
senti à la formation des chambres ouvrières, composées par moitié
d'ouvriers et de patrons. Mais tout d'abord ils ont voulu y faire
entrer exclusivement des ouvriers travaillant de leurs mains, et
ils combattent à outrance l'admission des chefs d'établissemens
dans les comités mixtes pour constater les accidens de fabriques,
comités qu'ils continuent à accuser d'agir dans l'intérêt des em-
ployeurs au détriment des employés.
En somme, le grave débat engagé sous nos yeux sur la question
sociale aura pour résultat, dans la grande industrie, une protection
plus efficace des enfans et des femmes; et en faveur des petits
métiers et des artisans, une extension du droit ou du pouvoir des
corporations. Au point de vue des socialistes, qui aspirent avant
tout à l'édification de l'état ouvrier, les corporations sont une insti-
tution surannée, sans influence sur le bien-être des artisans, ne
valant même pas le papier sur lequel sont écrits leurs statuts,
en présence de la concurrence de l'industrie manufacturière et de
l'exploitation capitaliste moderne. Quoi qu'il en soit de cette
opinion, les syndicats professionnels organisés pour appliquer la
loi d'assurance des ouvriers contre les accidens rendront néanmoins
LE SOCIALISME d'ÉTAT. 137
des services sérieux. Excellens comme organes d'information sur
les intérêts professionnels, tenant la place des chambres ouvrières
que réclament les socialistes, ces syndicats, avec leurs comités où
ouvriers et patrons sont appelés à se concerter, verront leurs pré-
rogatives s'étendre et devront exercer une influence bienfaisante,
dans les différends entre le capital et le travail. Une statistique
exacte du travail et des salaires, dans leurs rapports avec la pro-
duction industrielle en Allemagne, sera un des premiers fruits des
syndicats d'assurance. Cette statistique servira de fondement tout
à la fois à la législation ouvrière et à la politique économique du
gouvernement dans l'avenir. Au Reichstag, les différentes fractions
parlementaires se montrent favorables à la présentation d'un pro-
jet pour l'institution d'un bureau destiné à recevoir les offres et
les demandes de travail dans les syndicats. A la chancellerie de
l'empire, on prépare actuellement un projet d'assurance pour ga-
rantir des pensions aux invalides, aux veuves et aux orphelins des
ouvriers. Nul n'est en état de prévoir, avant l'expérience, dans
quelle mesure ce dernier projet sera rélisable. Ce que nous savons,
c'est que le prince de Bismarck va de l'avant dans cette voie avec
toute son énergie. L'ancien droit prussien proclame le principe du
droit au travail, l'obligation pour l'état de procurer à ses citoyens
les moyens d'assurer léiu" existence. Ce principe une fois reconnu
implique comme conséq^ience une intervention active de l'état, une
intervention contraire à la pure doctrine libérale du laisser- faire.
Laisser-faire, laisser passer ! séduisante maxime, mais aussi for-
mule vide et creuse, en fait sans usage pour les hommes d'état aux
prises avec les nécessités de la politique, et que répudient tôt ou
tard, par leurs actes, ceux-là mêmes qui l'ont honorée comme
théorie académique et dans les hauteurs sereines de l'idéal.
II.
Qu'ils s'y prêtent ou non, les gouvernans des pays parvenus
à un grand développement industriel sont tous tenus mainte-
nant de chercher une solution à la question sociale. La force
impérieuse du suff'rage universel les oblige de compter avec les
revendications des populations ouvrières. Une résolution des dé-
mocrates socialistes présentée à la suite des motions soumises au
Reichstag, nous l'avons vu, invite le chancelier de l'empire à con-
voquer une contérence des principaux états manufacturiers, afin
de régler les mesures à prendre en faveur des ouvriers par voie de
convention internationale. Cette idée d'une convention internatio-
nale pour l'organisation du travail trouve toutefois peu d'écho dans
138 REVUE DES DEUX MONDES.
les cercles officiels. A Berlin, on se flatte plutôt de la pensée que
l'exemple donné par l'empire allemand pour la protection des ou-
vriers s'imposera par la force des choses aux pays voisins, qui se-
ront obligés à court délai de prendre des mesures semblables. Quoi
qu'il en soit des améliorations positives réalisées légalement, les con-
cessions obtenues sont loin de suffire aux députés socialistes. L'insti-
tution des chambres ouvrières et des offices du travail, demandée
dans la motion Auer et consorts, ne devait être elle-même qu'une
sorte de point de départ, une étape dans l'évolution sociale, un
moyen d'assurer l'avènement de l'état collectiviste. Après comme
avant, le but réel à atteindre et que les manœuvres de simple tac-
tique parlementaire ne doivent pas faire perdre de vue, c'est la
transformation de la propriété individuelle en propriété collective,
c'est la suppression du salariat pour l'exploitation coopérative de la
terre et des instrumens de travail, confisqués au profit de la com-
munauté, en vue d'une autre répartition des produits conformément
aux besoins de chacun. Convaincus d'être « les porteurs d'une nou-
velle idée civilisatrice, » dont ils sont responsables dans l'histoire
devant « les contemporains et envers la postérité, » les chefs socia-
listes répètent à chaque occasion l'annonce prophétique : « Aussi sû-
rement que le jour succède à la nuit, l'état démocratique-socia'iste
remplacera l'ordre social actuel. » Aussi, en dépit de tous leselforts
pour persuader au Reichstag allemand qu'ils sollicitent son concours
pour l'élaboration de lois conciliables avec les conditions économi-
ques présentes et la constitution de la société actuelle, ces illumi-
nés ne peuvent-ils contenir leurs instincts révolutionnaires. A tra-
vers leurs rélicences percent et éclatent malgré tout les velléités
d'un renversement violent de l'ordre établi.
L'organisation puissante de la démocratie socialiste en Allemagne
se manifeste surtout aux élections pour le Reichstag. Chaque élec-
tion nouvelle permet de constater un accroissement rapide des forces
du parti, et les conservateurs monarchistes s'en préoccupent ajuste
titre. Lassalle indiquait le suffrage universel direct comme un
moyen infaillible pour les ouvriers de transformer par la législation
les conditions du travail et d'améliorer leur bien-être. Sur ses in-
stances, l'assemblée des délégations ouvrières réunies à Stuttgart
en 1864 réclama l'introduction du suffrage universel pour les élec-
tions législatives. Le prince de Bismarck, qui préludait à la consti-
tution de l'unité allemande, vit dans cette demande un puissant
auxiliaire pour réaliser ses projets. Appuyé sur la bourgeoisie libé-
rale, qui aspirait à l'unité, soutenu également par l'agitation ouvrière
quB dirigeait Ferdinand Lassalle, le futur chancelier de l'empire
avait déjà proposé l'institution d'une assemblée nationale, dans un
LE SOCIALISME d'eTAT. 13@
mémoire du ministère prussien en date du 15 septembre 18(53.
Cette assemblée, élue par le peuple allemand, devait servir à « con-
cilier les intérêts particuliers des différens états de l'ancienne Con-
fédération germanique dans un sens unitaire à l'avantage de l'en-
semble de l'Allemagne. » Lorsque le prince de Bismarck remit aux
gouvernemens des états confédérés sa note du 10 mai 1866 pour
la réforme de la constitution fédérale sur la base du suffrage uni-
versel, à la veille de la rupture avec l'Autriche, les socialistes las-
salliens célébrèrent cet événement comme une conquête à leur
profit, bien loin d'y voir une concession à la bourgeoisie libérale^
Le Sozial-Detnokrat, organe du parti ouvrier, déclara, le 27 février
1867, avec une satisfaction sans mélange : « ]\Laintenant nous avons
une armée sur pied. »
Cette armée du socialisme, sortie du suffrage universel et dont le
suffrage universel ne cesse d'augmenter l'effectif et d'élargir les
cadres, est dès maintenant plus redoutable pour l'Allemagne que
les armemens des nations voisines, au-delà de ses frontières. Sans
conteste, l'empire aura plus à craindre dans un avenir prochain de
l'agitation de ses citoyens socialistes que des conflits avec les peu-
ples étrangers. N'entendons-nous pas les chefs du mouvement ré-
volutionnaire se vanter de ce que sur cinq soldats actuellement sous
les drapeaux allemands, un au moins appartient au socialisme inter-
national? Auf fûiif Mann im stehenden Herr ist Einer unser, a dit
un homme du parti. Quelle confiance fonder, en temps de crise natio-
nale, sur des hommes chez lesquels un cosmopolitisme avoué rem-
place le sentiment de la patrie? Comment voir sans préoccupation
la rapide progression des voix socialistes, s'élevant de 124,655 à
763,128 en f espace de seize ans? Les chiffres du tableau que voici,
sur la fluctuation des suffrages obtenus par les différentes fractions
du Reichstag de 1871 à 1887, nous en apprennent plus sur la situa-
tion politique de l'enipire allemand que de longues dissertations :
Répartition des suffrages émis aux élections pour le Reichstag.
1871 1874 1878 1881 1884 1887
Conservateurs.. . 549.661 359.959 749.494 830.807 861.063 1.147.208
Parti de l'empire. 346.845 375.523 785,855 379.293 387 687 736.389
Conserv. libres. . 273.857 53.853 156.117 120. .507 9.7-28 —
Nationau.\-libér. . 1.176.615 1.542.501 1-330.643 642.718 987.305 1.677.979
Union libérale. . — — — 419.824 — _
Progressistes. . . 342.409 447.538 385.084 042.164 997.004 973.104
Centre 724.837 1.44.5.948 1.3-'8.073 1.182.873 1.282.006 1 516.222
Polonais 176.342 198.442 210.062 194 894 203 188 219.973
lliO
REVUE DES
DEUX MONDES.
Démocrates soc. .
J -24. 055
351.952
437.158
311.961
549.990
763.128
Parti du peuple. .
18.7 il
21.739
66.138
103.422
95.891
88.816
Guelfes hanovriens
52.341
73.436
100 288
86.704
96.388
112.827
Particularistes . .
8.517
18.644
50.675
—
—
—
Alsaciens-Lorrains
—
234.545
130.494
152.991
105.571
233.685
Danois
18.221
19.856
16.145
14.398
l'i.447
12.360
Indéterminé?. . .
79.119
46.318
14.721
15.210
12.689
59.253
Ensemble. .
3.892.160
5.190.254
5.760.947
5.097.760
5 662.957
7.540.938
Pour la complète intelligence de ce tableau, il nous suffira de rap-
peler que les trois premiers groupes, les conservateurs, le parti de
l'empire et les conservateurs libres, forment ensemble la droite de
l'assemblée, que le groupe du centre se compose d'élémens cléri-
caux et particularistes, que l'union libérale formée en 1881 repré-
sente une fraction libre-échangiste appartenant auparavant au groupe
national, et qui s'est jointe depuis aux progressistes. Le parti du
peuple peut être considéré comme un petit groupe de républicains
modérés , tandis que les particularistes indépendans inclinent à
gauche, sans se rattacher d'ailleurs à une autre fraction im-
portante. Quant aux Guelfes hanovriens, aux Polonais et aux Da-
nois, considérés comme des adversaires-nés de l'empire, ils sont
classés souvent avec les démocrates-socialistes, dont ils ne par-
tagent pourtant pas les tendances révolutionnaires. Aucun autre
groupe du parlement ne se développe dans une proportion aussi
forte, d'une manière aussi constante, que les démocrates socialistes.
Aucun ne profite autant, pour sa puissance propre, de l'accroisse-
ment de la population, surtout dans les pays industriels de l'em-
pire. D'après la loi électorale du 31 mai 1869, en vigueur pour les
élections au Reichstag , est électeur tout citoyen allemand âgé de
vingt-cinq ans révolus , jouissant de ses droits politiques, et ne
recevant pas de secours de l'assistance publicpe. Tout électeur est
éligible comme député, et le nombre des députés s'élève à 397 en
tout : ce chiffre n'a pas varié depuis l'introduction de la constitu-
tion de l'empire et son application à l'Alsace-Lorraine, malgré l'ac-
croissement considérable de la population.
Cet accroissement, qui n'a pas été de moins de 413,000 individus
par an, pour la période de 1871 à 1885, profite presque exclusi-
vement aux démocrates socialistes. En comptant l'excédent des nais-
sances sur les décès, l'augmentation annuelle dépasserait un demi-
million d'habitans; mais l'émigration pour les pays d'outre-mer
enlève à elle seule annuellement près de 100,000 individus à l'Alle-
magne. Bien que l'excédent des naissances sur les décès présente
une proportion bien plus forte à la campagne que dans les villes,
LE SOCIALISME d'ÉïAT. 141
l'accroissement de la population se manifeste surtout pour les
villes (Ij. Par suite du développement de l'industrie dans les grands
centres, ceux-ci attirent beaucoup d'habitans des communes rurales,
qui ne trouvent pas à la campagne des moyens d'existence suffisans.
Or les agglomérations ouvrières sont devenues autant de foyers de
propagande socialiste, le milieu propice où les idées communistes
se développent, comme germent et grandissent toutes les semences
dans un champ bien préparé. C'est un fait indiscutable et reconnu
que le socialisme gagne en force et en étendue, sous nos yeux, ce
que gagne lui-même l'accroissement de la population ouvrière dans
les villes. Tout l'appoint de l'émigration des campagnes grossit les
rangs de ses adeptes, formés de prolétaires sans autre ressource
que le travail de leurs mains.
Ne possédant rien, ces masses du prolétariat, accumulées
dans les agglomérations urbaines, n'ont rien à conserver. Aussi,
à peu de chose près, le nombre de suffrages exprimés en faveur
des candidats socialistes correspond-il au nombre des ouvriers de la
campagne attirés ou émigrés dans les villes. Relativement à la po-
pulation des villes prise en bloc , l'effectif des masses socialistes
s'élève même, depuis la constitution de l'empire allemand, dans une
proportion supérieure à celle de l'accroissement total de la po-
pulation urbaine. La contagion du communisme s'étend donc aux
ateliers ruraux. Dans l'espace des quinze dernières années, la po-
pulation des villes en Allemagne, nous l'avons vu, s'est accrue an-
nuellement de 20 à 30 pour 1,000, au lieu de 6 pour 1,000 seule-
ment dans les communes rurales. Au recensement de 1871, nous
avions sur le territoire de l'empire 2,328 villes, avec plus de 2,000 ha-
bifans, représentant une population de 14,790,708 individus, contre
18,720,530 individus dans 2,707 localités de même importance au
recensement de 1880, soit une augmentation totale de h millions d'in-
dividus à peu près et un accroissement relatif de 28 pour 100. Pen-
dant le même intervalle, le nombre de voix portées sur des candidats
socialistes accuse une progression de 151 pour 100, en regard d'une
augmentation absolue de 124,655 voix aux élections de 1871 à
311,961 voix aux élections de 188J. Depuis 1881, les progrès de la
propagande pour le socialisme se sont accentués dans une mesure
plus rapide encore, car, au lieu de 311,961 suffrages réunis par
les socialistes en 1881, ils en ont compté 549,990 au premier tour
de scrutin en 1884 et 763,128 aux éieciions du 21 février 1887.
jN 'étaient le frein religieux et l'influence du clergé dans les centres
industriels de culte catholique, où les ouvriers élisent des députés
(1) Voyez la Revue du l.j janvier 1885, page 370.
142
REVUE DES DEUX MONDES.
de la fraction du centre , le nombre des adhérens du programme
soutenu par les meneurs socialistes aurait déjà dépassé 1 million.
Incontestablement, l'extension de plus en plus forte des aggloméra-
tions ouvrières, sous l'effetde l'augmentation généralede la popula-
tion , favorise l'influence du socialisme révolutionnaire.
On connaîtd'ailleurs par le recensement spécial du 5 juin 1882, dont
le bureau de statistique de Berlin a publié les résultats détaillés dans
une série de gros volumes in-4°, la répartition de la population de
l'Allemagne d'après ses moyens d'existence et les professions exer-
cées. Suivant cette publication, — BerufssiatistiP: nach dcr allge-
meinen Bernfszahlung vom 5 Juni ^55;^, tome ii à vu de la nouvelle
série de la Statislik des deutschen Reichs (Berlin 188/i), — sur
1,000 individus recensés dans chaque pays, les différentes profes-
sions sont représentées dans la proportion que voici :
Statistique professionnelle.
■ Étals (le l'empire.
Prusse
Bavière
Royaume de Saxe
Wurtemberg
Badon.
Hesse
Meklenburg--Schwerin. . .
Saxe-VVeimar ,
Meklenburg-Strelitz. . . .
Oldenburg. , ■
Brunswick
Saxe-Meiningen
Saxe-Altenburg
Saxe-CoburgGotha . . . .
Anhalt
SchwarzburgSondershaus .
Schvvarzburg-Rudolstadt. .
Waldcck
Reuss, branche ainée. . .
Reuss, branche cadette. .
Schauraburg-Lippe ...
Lippe-Detmold
Lubeck
BrAme
Hambourg. .......
Alsace-Lorraine
Empire allemand.
Agriculture
luiliisirif
Commerce
Ouvrages salariés
Protcssions
Sans profession
et
et
et
et
libérales
et
branches anneies.
Mines.
Transports.
Tariables.
et Fonctions.
Détenus.
423,9
337,6
93,0
57,7
44,2
43,6
507,2
277,6
78,3
25,6
42,3
69,0
197,2
555,0
113,9
39,9
46,2
47,8
473,9
336,5
68,1
33,2
45,2
43,1
485,0
308,3
84,3
38,2
46,6
37,6
408,8
359,1
99,6
42,0
55,4
35,1
510,0
232,0
77,6
76,3
50,5
53,6
431,2
367,4
73,8
38,3
48,3
41,0
494,7
246,3
79,2
81,0
50.3
48,5
503,9
274,0
92,6
50,3
43,2
36,0
339,7
411,7
103,8
37,8
47,8
59,2
346,9
443,9
68,9
64,3
42,6
33,4
351,7
4.54,5
87,7
33,1
38,8
34,2
345,4
449,1
78, i
39,6
46,2
41,3
322,4
436,5
96,2
43,5
48,7
52,7
407,7
401,3
70,3
34,1
49,4
37,2
363,5
465,3
66,0
38,7
41,0
25,.5
530,9
280,2
59,9 ■
47,7
50,0
31,3
213,7
621,3
73,3
40,0
30,6
21,1
267,3
541,6
80,9
35,4
41,1
33,7
358,5
423,4
67,9
52,0
57,7
40,5
408,5
415,5
51,9
52,0
36,8
35,3
149,6
350,9
269,6
86,3
63,7
79,9
72,9
461,7
269,0
73,5
65,9
57,0
46,1
407,6
313,5
113,3
56,6
52,9
415,6
361,4
348, i
88,4
20,1
64,5
41,0
415,7
93,7
50,0
45,5
46,7
LE SOCIALISME d'ÉTAT. lÛS
Ces chiffres de proportion, dans le tableau ci-dessus, compren-
nent pour chaque classe de professions : les chefs d'exploitation, leurs
employés et leurs ouvriers, tout le personnel TprodncteuT,Erwerhs-
thiitig, sans les domestiques et les personnes de la famille, Die-
nende und Augchôrige, non occupés activement dans l'exploitation.
Le recensement fait pour tout l'empire allemand porte sur un nombre
total de /I5, 222, 113 individus, dont 19,225,455 vivent directe-
ment de l'agriculture et des branches de travail qui s'y rattachent,
y compris l'élève du bétail et la pêche : 16,058,080 individus
tirent leurs moyens d'existence de la transformation des produits
bruts ou d'industries manufacturières; 4,531,080 du commerce et
des transports; 2,058,412 de fonctions publiques ou de profes-
sions libérales, dont 459,825 militaires; 1,354,486 personnes figu-
rent sans état, etc. Parmi les 45,222,113 individus recensés, il y en
a 18,986,494 d'indiqués comme .chefs de maison ou producteurs,
tandis que les 26,235,619 autres appartiennent à leur famille ou y
servent comme domestiques. Les domestiques figurent au nombre
de 1,354,486, dont 702,125 du sexe féminin, dans la classe des in-
dividus occupés d'ouvrages salariés de nature variable.
Sauf le royaume de Saxe, les deux principautés de Reuss et
les villes libres hanséatiques, la population agricole prédomine par-
tout sur les autres classes. Cette population, dont une proportion
de 88 pour 100 vit dans des localités de moins de 2,000 habitans,
se décompose ainsi :
Chefs d'exploitation. . ,
Personnel administratif.
Aides et ouvriers . . . .
Producte\irs.
Familles.
Domestiques,
2.288.033
6.309.766
39i.773
66.64i
128.032
13.290
5.881.819
4.126.248
16.850
La classe des professions industrielles, commerce et transports
non compris, avec un total de 6,396,465 producteurs, présente
la composition suivante :
Producteurs. Familles. Domestiques,
Chefs d'exploitation établis pour
leur propre compte 1.861.502 4.141.344 263.323
Chefs d'e-xploitation travaillant à
domicile pour compte d'autrui . 339.644 432.489 2.787
Personnel administratif 99.076 1.58.086 14.157
Aides et ouvriers 4.096.243 4.627.134 22.29i
144
REVUE DES DEUX MONDES.
Au point de vue politique, il y a enfin intérêt à constater com-
ment les producteurs recensés dans la classe des professions indus-
trielles se répartissent entre les centres de population de diverse
importance. Le recensement du 5 juin 1882 donne ces chiffres :
Villes avec plus de 100,000 habitans. .
Villes de 100,000 à 20,000 habitans. .
Villes de 20,000 à 5,000 habitans. . . .
Communes de 5,000 -à 2,(00 habitans. .
Communes avec moins de 2,000 habitans.
Empire d'Allemagne, ensemble. .
Hommes.
Femmes.
535.. 569
181.724
715. 64S
184.0.54
1.00G.22i
223.030
919.710
184.711
2.091.23S
353.457
5.269.489
1.126.976
Berlin , Hambourg, Francfort, Hanovre , Breslau , Dusseldorf,
Elberfeld, Altona, Nurenberg, la plupart des grandes villes sont au-
jourd'hui représentées au Reichstag par des députés socialistes.
Dans les centres industriels, où les démocrates socialistes n'ont
pas la majorité, ils comptent dès maintenant des minorités impo-
santes, dont le chiffre va croissant à chaque élection nouvelle et
augmente en proportion de l'accroissement de la population, Nulle
part le socialisme n'a fait autant de progrès que dans le royaume de
Saxe, celui des pays allemands dont la population est la plus dense,
dont l'industrie est la plus développée, où le culte protestant do-
mine à peu près exclusivement comme religion. Lors du recense-
ment de 1880, la population de l'Allemagne se répartissait, au point
de vue des cultes, en 28,331,152 protestans, 16,232,651 catho-
liques, 561,612 israélites, le reste appartenant à d'autres sectes ou
sans culte avoué. Les catholiques prédominent par le nombre en
Bavière, dans le pays de Baden, en Alsace-Lorraine, dans les pro-
vinces prussiennes du Rhin, de Hesse-lNassau, de Posen, de Silé-
sie et de Westphalie. Sans aucun doute, l'influence du clergé et les
pratiques religieuses plus développées au sein des populations ou-
vrières catholiques de l'Allemagne ont arrêté parmi celles-ci la pro-
pagande du socialisme. Aussi bien est-ce là un des motifs pour les-
quels le gouvernement allemand et le prince de Bismarck proclament
maintenant la solidarité des intérêts conservateurs et de l'esprit re-
ligieux par l'abrogation des lois édictées sous le régime du Ciiltur-
kaynpf. Une expérience aussi décisive que pénible apprend au
plus puissant des hommes d'état contemporains à reconnaître la
religion comme première garantie d'ordre public. Le conseiller in-
time lUing, dans un rapport sur l'augmentation de la criminalité en
Prusse pendant les trente dernières années, dit de son côté : « Pour
LE SOCIALISME d'ÉTAT. 1A5
les classes inférieures du peuple, il n'y a point de morale sans reli-
gion, et si la foi religieuse, sur laquelle repose l'impératif catégorique
des dix commandemens, est minée dans le peuple, le fondement de
la morale tombe avec elle : l'immoralité prend la place des bonnes
mœurs. » Et, plus loin : « Le caractère de la criminalité dans le
cours des années ne s'est pas amélioré ; au contraire, il a empiré.
Le ferment morbide qui trouve son expression dans le crime donne
lieu aux préoccupations les plus sérieuses par le nombre croissant
des crimes et par sa malignité croissante. »
Aucun autre parti politique n'a en Allemagne une organisation
comparable à celle des socialistes. Le socialisme collectiviste gran-
dit avec une vigueur inouïe, malgré les mesures prises pour
empêcher son développement. Si les grandes villes industrielles
sont en son pouvoir pour la représentation au parlement, la pro-
pagande s'étend aussi aux districts ruraux. Aux dernières élec-
tions du 21 février de cette année, des contrées jusque aujourd'hui à
l'abri des menées du parti ont été entamées avec succès. Dans la
circonscription de Hildesheim , notamment , le nombre des voix
socialistes s'est élevé, dans l'espace de trois ans, de 500 à 2,830.
En Saxe, malgré l'état de siège établi à Leipzig, les suffrages en
faveur des candidats communistes se sont élevés de 1*29,000 en
1884 à 151,000 en 1887. A Hanovre-Linden, les socialistes ral-
liaient à peine 1,986 voix en 1871 : trois années après, le chiffre
atteint était 3,853; en 1877, il s'est élevé à b,60li ; en 1878, à
6,588 ; en 1884, à 12,180, et en 1887, à 16,526. A Berhn, la pro-
gression est plus imposante encore : en quinze ans, les suffrages
du parti, limités à la quantité négligeable de2,058pourrannéel871,
se sont élevés à 68,535 en 188il, pour atteindre le nombre de 94,259
en 1887, en dépit des lois d'exception édictées contre les meneurs.
Un manifeste communiste, répandu dans la capitale à un nombre
d'exemplaires énorme, malgré tous les efforts de la police, exposait
aux électeurs que « plus l'agitation pour la cause commune serait
vigoureuse, plus elle hâterait le moment oii le feu purifiant de la
révolution dévorerait ce vieux monde rempli de crimes et de vio-
lences.» Lors d'une réunion tenue il y a quelques années, les chefs
ont donné le mot d'ordre : « Pas de sociétés secrètes ni de conspi-
rations. Contentez-vous de vous rencontrer quatre ou cinq ensemble
dans vos demeures. Il n'y a pas de police qui puisse empêcher cela ;
tous les agens de Berlin ne suffiraient pas pour surveiller de sem-
blables réunions. » La parole de Bebel au Reichstag devient une
réalité : « Aous avons des partisans là où vous ne les soupçonnez
même pas, où la police ne pénétrera jamais. » Oui, les progrès du
TOME LXXXIV. — 1887. 10
1/16 REVUE DES DEUX MONDES,
socialisme révolutionnaire en Allemagne dépassent en intensité l'ac-
croissement déjà si considérable de la population.
III.
Les revendications actuelles des députés socialistes pour la protec-
tion du travail et des ouvriers ne donnent pas l'idée du vrai pro-
gramme du parti. Ce programme fut arrêté au congrès tenu à Gotha au
mois de mai 1875, pour la fusion en un parti unique des associations
ouvrières à tendances communistes. Nous y retrouvons la doctrine de
Karl Marx sur le socialisme international et la constitution de l'état
socialiste, fondé sur la confiscation de la propriété individuelle pour
l'exploitation collective, en vue de la répartition des produits dans
la mesure des besoins de chacun. Tout en demandant des réformes
économiques adaptées aux conditions actuelles de la société et sus-
ceptibles, à leur avis, d'assurer l'organisation de l'état ouvrier par
une transformation pacifique, les chefs du parti conviennent qu'en
réalité la résistance de la bourgeoisie aura pour effet le renveree-
ment de l'ordre de choses existant par une révolution violente. Dans
son exposé plus ou moins nuageux ou diffus, le programme de Gotha
s'exprime ainsi : « Source de toute richesse et de toute civilisation,
le travail, pour être d'une utilité universelle, doit être entrepris par
la société elle-même. C'est à la société, à tous ses membres pris col-
lectivement, qu'appartient en totalité le produit de ce travail. Tous
les citoyens ont les mêmes droits et les mêmes devoirs pour l'ex-
ploitation commune. La part du produit pour chacun sera mesurée
à ses besoins raisonnables. Dans la société actuelle, les capitalistes
possèdent comme monopole des moyens de travail ou de produc-
tion. Par suite, la classe ouvrière se trouve dans une complète dé-
pendance, qui est la cause unique de la misère et de la servitude
sous toutes ses formes. Pour l'affranchissement des travailleurs, il
faut que les moyens de travail deviennent le lien commun de la
société, que l'exploitation soit organisée dans un intérêt collectif,
avec une répartition juste des profits obtenus. L'affranchissement du
travail doit être l'œuvre exclusive de la classe ouvrière. Toutes les
autres classes de la société ne sont, vis-à-vis de la classe ouvrière,
que des masses réactionnaires. — Conformément à ces principes, le
parti des ouvriers socialistes allemands s'efforcera d'arriver, par tous
les moyens légaux, à l'établissement de l'état libre et à l'organisation
communiste de la société ; il cherchera à briser la loi d'airain du sa-
laire par l'abolition du système du travail salarié, à en finir avec
l'exploitation de l'homme par l'homme, à faire cesser toutes les iné-
I
LE SOCIALISME d'ÉTAT. 1/17
galités sociales et politiques. Le parti des ouvriers socialistes alle-
mands, tout en exerçant plus directement son action dans les limites
du pays, n'oublie pas que le mouvement ouvrier a un caractère inter-
national. 11 est décidé à remplir tous les devoirs que cette situation
impose aux travailleurs, pour que la théorie de l'union fraternelle des
hommes devienne enfin une réalité. »
Ainsi, impossible de s'y méprendre, la profession de foi et la dé-
claration de principes du parti ouvrier allemand affirment le
caractère international du mouvement entrepris pour l'émancipa-
tion prétendue des travailleurs, pour la substitution de l'état socia-
liste à la société actuelle. Cette déclaration de guerre sans merci à
l'ordre existant sépare les ouvriers de toutes les autres classes
sociales, sans exception. Par le fait qu'ils adhèrent au pro-
gramme, les socialistes renoncent à avoir une patrie particulière :
s'ils exercent encore les droits attachés à leur qualité de citoyens
allemands, c'est comme moven d'atteindre le but du communisme
cosmopolite. Le programme de Gotha reflète le manifeste de l'union
internationale proclamé à Londres par Karl Marx, le prophète re-
connu du parti, qui prêche en termes clairs et nets la nécessité d'une
révolution violente : a L'état moderne, avec son système de gouver-
nement, est seulement une délégation qui administre les affaires
communes de toute la classe bourgeoise. La bourgeoisie a joué
dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Là où elle est
arrivée à la domination, elle a détruit toutes les conditions féodales,
patriarcales, idylliques. Elle a déchiré impitoyablement les liens
féodaux bigarrés qui attachaient l'homme à son supérieur naturel,
et n'a laissé subsister d'homme à homme d'autre lien que l'intérêt
nu, que le paiement au comptant sans sentiment. Elle a dissous la
dignité personnelle en valeur d'échange, et, en place des innom-
brables libertés garanties et bien acquises, elle a mis celle d'un
libre-échange sans conscience. En un mot, elle a remplacé l'exploi-
tation, voilée d'illusions religieuses et politiques, par l'exploitation
ouverte, directe, sèche et éhontée. » De là la conclusion finale :
« Les communistes dédaignent de faire un secret de leurs inten-
tions et de leurs vues. Ils déclarent ouvertement que leur but ne
peut être atteint que par le renversement violent de tout ordre
social existant jusqu'à présent. Que les classes dominantes trem-
blent devant une révolution communiste ! Les prolétaires n'ont rien
à y perdre que leurs chaînes. Ils ont à y gagner un monde. Prolé-
taires de tous les pays, unissez-vous! »
Tel étant le but à atteindre, quels sont les moyens à mettre en
œuvre pour y arriver? La convention de Gotha recommande aux so-
cialistes le suffrage universel direct, égal, obligatoire ; la législation
1A8 REVUE DES DEUX MONDES.
directe par le peuple, qui doit décider de la paix et de la guerre ;
les milices nationales remplaçant les armées permanentes; l'abo-
lition de toute loi d'exception, en particulier des lois qui mettent
des bornes à la libre manifestation de la pensée ; la justice gratuite
rendue par le peuple, moyennant des tribunaux électifs ; l'éduca-
tion des enfans gratuite, égale, obligatoire. Dans les conditions ac-
tuelles de la société , les représentans élus du parti ouvrier alle-
mand doivent réclamer tout le développement des libertés politiques ;
un seul impôt progressif; le droit illimité de coalition; la fixation
d'une journée normale de travail, suivant les besoins sociaux ; l'in-
terdiction du travail des enfans et de tout travail de la femme, con-
traire à l'hygiène et aux bonnes mœurs ; des lois protectrices de la
vie et de la santé des ouvriers ; une loi réglant le travail des déte-
nus dans les prisons; l'affranchissement des caisses de secours. Ces
dernières propositions nous ramènent aux motions actuellement à
l'ordre du jour au Reichstag, acceptées en partie par le parlement
et par le gouvernement. Agir d'abord dans le cadre de la nationa-
lité, en reconnaissant les devoirs de la solidarité internationale, pour
réaliser la fraternité de tous les hommes et aboutir à la république
universelle, voilà la tactique suivie par les socialistes allemands
avec une discipline sévère et une persévérance inébranlable.
Devenue une puissance avec laquelle les pouvoirs existans se
voient obligés de compter, le socialisme, en tant que parti politique,
n'a pas encore vingt-cinq ans d'existence en Allemagne. En France,
la fameuse formule du programme de Gotha : à chacun suivant ses
besoins^ a déjà trouvé dans les ateliers nationaux de 18/i8 une appli-
cation, dont l'expérience n'est pas de nature à inspirer confiance
dans l'efficacité de l'organisation communiste du travail. Toutefois,
le mouvement socialiste qui remua chez nous les classes ouvrières
pendant les dernières années du règne de Louis-Philippe ne s'est
pas propagé au-delà du Rhin. Comme l'a fait remarquer ici même (1)
M. Emile de Laveleye, sauf dans le pays de Raden, les ouvriers alle-
mands n'étaient pas préparés à comprendre. L'esprit féodal régnait
encore, et son influence dominait toujours dans les autres états de la
Confédération germanique, bien que les institutions de l'ancien ré-
gime y eussent déjà disparu en partie. Les artisans y restaient sou-
tenus et contenus par les corporations de métiers, que les partis con-
servateurs s'efforcent de consolider à nouveau sous nos yeux. La
grande industrie manufacturière était, à ses débuts, bien en retard
sur le développement acquis par l'exploitation capitaliste en Angle-
terre et en France. Les classes inférieures, ne s'imaginant pas que
(1) Voir la Revue du ^> septembre et du 15 décembre 1870.
LE SOCIALISME d'ÉTAT. 149
leur sort pût être différent de ce qu'il était, s'y résignaient, sans se
douter qu'elles pourraient obtenir un jour le droit de suffrage et
jouer un rôle politique. L'idée du peuple souverain était encore étran-
gère à la grande masse.
Pourtant les tentatives pour amener l'ouvrier allemand à récla-
mer des réformes politiques et économiques, en lui montrant qu'il
était malheureux, n'ont pas manqué. Ces tentatives, purement spé-
culatives et limitées au domaine de la littérature, ne pouvaient
pénétrer au sein de populations qui lisaient peu et se mêlaient
moins encore les unes aux autres, retenues comme elles l'étaient
sur le territoire étroit d'une multitude de petits états sans facilités
de déplacement. Il y a plus d'un siècle, dès 177li, Heinze a recom-
mandé en Allemagne, dans son fameux Ardighello, la commu-
nauté des biens et des femmes. En 1795 déjà, Klinger flagelle la
domination du capital dans le récit humoristique de ses voyages
avant le déluge : Reisen vor der Sïindfluth. Le déluge, dans la pen-
sée de cet écrivain, c'était le bouleversement de l'état social d'alors
sous l'effet des désordres de la classe en possession de la richesse
et du pouvoir. Un philosophe célèbre, Jean-Gotlieb Fichte, dont
certaines maximes sont gravées sur les murs de la salle des pas-
perdus, au palais du Reichstag, devançant Proud'hon, appelle l'ordre
économique de son temps une anarchie déplorable. Dans ses Bei-
Ir'dge zur Berichtigung der JJrtheile dea Publikums iiber die fran-
zôsische Révolution, mis au jour en 1793 et en 1796, dans la Grund-
lage des Naturrechts nach Prinzipien der Wissenschaft^ il qualifie
de vol le revenu des classes qui possèdent, revenu dû, selon lui, au
seul producteur, sans diminution ni retenue, à charge pour l'état
de régler la production systématiquement, avec garantie des dé-
bouchés et suppression de la monnaie métallique comme moyen
d'échange ou d'achat. Longtemps ces dissertations philosophiques,
où apparaissent les principes formulés dans le programme de nos
collectivistes d'aujourd'hui, sont restées sans écho dans les masses
profondes du peuple. Le prolétariat moderne n'existait pas encore,
ni les grandes agglomérations manufacturières, où l'agitation socia-
liste devait trouver depuis son véritable élément. Nous n'aperce-
vons la première tentative de propagande active qu'en 1818, l'an-
née même de la naissance, à Trêves, de Karl Marx, le futur apôtre
du socialisme. Cette année-là, dans la même ville, un jeune fonc-
tionnaire, Louis Gall, plus connu peut-être par son procédé pour
améliorer les vins acides, ému des souffrances des ouvriers de l'Eifel,
proposa la création d'une association pour procurer à tous les sujets
allemands nécessiteux du travail convenablement rétribué, avec
un logement salubre et un patrimoine suffisant. Cette tentative
150 REVUE DES DEDX MONDES.
n'ayant pas abouti, Gall quitta le service de l'état, afin de chercher
en Amérique les moyens que lui refusait la mère patrie. Au lieu des
capitaux indispensables pour éteindre le paupérisme, le naïf phi-
lanthrope rapporta du Nouveau-Monde les matériaux d'un livre qu'il
fit imprimer, en 1820, sous ce titre : Où est le re^nède? (Was
konntc helfen? ) Une société fondée ensuite sous ses auspices à
Erfurt : Gegen jede ISoih des Mangels und des Uber (lusses , ne
réussit pas mieux à résoudre la question sociale que l'organe
de propagande des Menschenfreundlichen Bldtter, publié à partir
de 1828. Après le refus d'une demande de brevet pour l'invention
d'un appareil à distiller, dont il espérait tirer 20,000 thalers des-
tinés à créer dans un village modèle un lavoir gratuit et une bou-
langerie coopérative, comme premiers essais d'exploitation collec-
tive, Gall se retira en Hongrie, où il trouva l'idée de son procédé
d'amélioration des vins faibles par le sucrage.
La doctrine socialiste de Gall, développée dans le recueil des
Feuilles philanthropiques, comme, peu après, les publications de son
émule Weitling, s'inspirent du discours de Rousseau sur l'origine
de l'inégalité et des théories économiques de Fourier. A entendre
ces doctrinaires, tous les biens terrestres ont leur source dans le
travail. Malheureusement, les travailleurs producteurs de la ri-
chesse nationale sont livrés à la misère, non à cause de l'insuffi-
sance de la production, mais parce que des millions d'hommes ne
possèdent que leurs bras, incapables de secouer l'oppression du
capital. La domination du capital ou de l'argent accumulé entre
quelques mains privilégiées est l'origine de tout le mal dont souf-
frent les ouvriers, les petits propriétaires cultivateurs comme les
artisans, qui ne peuvent obtenir une rémunération suffisante pour
leur travail. Ainsi, la société se partage en deux classes : l'une qui
crée la richesse sans en jouir, ce sont les travailleurs ; l'autre, for-
mée des privilégiés de la fortune, qui jouit, en vertu de ses capi-
taux, du labeur des ouvriers, vivant de revenus fixes sous forme
de rentes, de loyers ou de dividendes. Par suite, capitalistes et
travailleurs sont séparés « en deux camps ennemis, avec des inté-
rêts contraires : la situation des uns s'améliore dans la mesure oii
empire la condition des autres, en devenant de plus en plus pré-
caire et misérable. » Comme moyen de réforme, pour réaliser un
état de choses meilleur, Gall réclame pour chacun, avec le droit au
travail, une existence digne de l'homme. L'association des ouvriers
avec les cultivateurs doit permettre de neutraliser l'action oppres-
sive des gros capitaux par la force du travail collectif. Telle est
aussi la thèse du compagnon tailleur Wilhelm Weitling, soutenue
dans ses écrits sur « l'humanité telle qu'elle est et telle qu'elle de-
LE SOCIALISME d'ÉTAT. 151
vrait être, » Die Menschheit ivie sie ist und wie sie sein soll, imprimé
en 1835, et sur « les garanties d'harmonie et de liberté, » Ga-
rantien der Harmonie und Frciheit, publié en 1842 à Zurich.
« L'égalité absolue, lisons-nous dans ce dernier ouvrage, ne peut
être établie que par la destruction de l'organisation actuelle de
l'état. Elle comporte seulement une administration et n'admet pas
de gouvernement. Lorsque la propriété a été établie primitivement,
on a pu l'admettre, parce qu'elle n'enlevait à personne ni le droit
ni le moyen de devenir propriétaire, car il n'y avait pas d'argent,
mais des terres en surabondance. Depuis l'instant où l'homme libre
ne put plus occuper une partie du sol, la propriété, au contraire, a
cessé d'être un droit. Devenue une injustice criante, la propriété
apparaît maintenant comme la source du dénûment et de la mi-
sère des masses. Je vous le dis, ouvrez vos prisons et dites à ceux
que vous y avez enfermés : Vous ne saviez pas plus que nous ce
qu'est la propriété. Réunissons nos efforts pour abattre ces murs,
ces haies, ces barrières, afin que disparaisse la cause de notre ini-
mitié et que nous puissions vivre en frères. »
Weiiling, comme Gall, a essayé l'application pratique de ses
rêves humanitaires. Étant à Paris, affilié à la société secrète com-
muniste de « l'Alliance des justes, » il fonda une pension coopé-
rative. Selon les prévisions et les calculs du fondateur, la pension
en question devait procurer annuellement à ses associés coopéra-
teurs un bénéfice de 14,000 francs. Au bout de la première
année, le gérant se sauva avec 9,000 francs déposés dans la
caisse sociale, laissant comme fiche de consolation aux socié-
taires les notes des fournisseurs à payer. Les premières associa-
tions socialistes allemandes se sont ainsi formées sur le sol fran-
çais, après la révolution de juillet. De ce nombre fut le Deutscher
Volksverein, constitué en 1832 dans le dessein de transformer l'Alle-
magne en un état unitaire avec une constitution démocratique,
longtemps avant l'apparition sur la scène de Ferdinand Lassalle.
Supprimée par un arrêt de la police de Paris, cette association se
réorganisa, sous le nom de Jung-Dcutschland, à l'état de société
secrète. Elle inscrivit à l'article premier de ses statuts : « l'affran-
chissement et la régénération de l'Allemagne, avec la réalisation
des principes énoncés dans la Déclaration des droits de l'homme et
du citoyen. » Un autre article édictait la peine de mort contre les
affiliés qui trahiraient la société. Plus tard, les visées socialistes
furent ajoutées à l'action d'abori exclusivement politique de l'asso-
ciation, qui étendit ses ramifications aux principales villes d'Alle-
magne. Strasbourg avait une de ses succursales ; mais le quartier-
général se trouvait à Paris et à Londres. Quand un ouvrier allemand
152 REVUE DES DEDX MONDES.
arrivait dans l'une ou l'autre de ces deux capitales, les affiliés de la
Jeune-Allemagne lui proposaient immédiatement de l'enrôler dans
leurs rangs. Ceux qui se laissaient faire étaient ordinairement les
ouvriers les mieux payés. Lors de la présentation aux clubs, lesem-
baucheurs disaient aux nouveaux arrivans : « Les ouvriers sont las
de travailler pour des fainéans, de soufTrir des privations, quand
les capitalistes se vautrent dans l'opulence. Nous ne voulons pas
plus longtemps nous laisser imposer des charges écrasantes par des
égoïstes, ni respecter des lois qui maintiennent les classes les plus
utiles de la société dans l'abjection, le dénûment, le mépris et
l'ignorance, pour donner à quelques privilégiés les moyens de s'éri-
ger en maîtres et seigneurs des masses laborieuses. Nous voulons
nous affranchir et émanciper comme nous tous les hommes sur
toute la surface terrestre, afin qu'aucun ne soit ni mieux ni plus
mal considéré que les autres, mais que tous partagent également
l'ensemble des charges et des peines, des joies et des jouissances,
que tous, en un mot, vivent en communauté dans une condition
égale. Veux-tu faire comme nous ? » Par ces affiliations et cette
œuvre de propagande, Weitling espérait recruter jusqu'en ISliU un
effectif de /iO,000 adhérons, pour révolutionner ensuite le monde
et substituer aux anciens états monarchistes de l'Europe une fédéra-
tion communiste ouvrière. Rêve plein d'illusion que son ami et confi-
dent Becker s'efforçait de dissiper, en conseillant la démoralisation
préalable des masses populaires avant de recourir aux moyens vio-
lons. « Nous ne sommes pas en état de conquérir le monde avec
le fer brut, assurait cet autre socialiste. Nous devons d'abord le
tuer moralement et le porter ensuite à la fosse. Quand le candidat
à la mort, dans une dernière excitation fébrile, se précipitera sur
nous avec le couteau, alors nous lui dirons : Attends, petit! Ne
sais-tu pas que les enfans ne doivent pas jouer avec le couteau?
Quiconque saisit le glaive doit périr par le glaive, — et nous lui
abattrons la tête. »
Démoraliser le monde avant de renvert;er par l'insurrection la
société et l'ordre établi, cette doctrine ne s'est étalée nulle part
avec un aussi dégoûtant cynisme que dans la revue anarchiste de
Marr, publiée à partir de 185/i. Tandis que des fruits secs sortis des
universités allemandes excitent les ouvriers mécontens à la révolu-
tion, la fraction anarchiste s'applique à assurer le renversement de
l'état de choses existant en poussant le peuple au désespoir et en
lui arrachant le respect de ses croyances d'autrefois. Dieu et la
religion sont traités avec le même mépris que les institutions so-
ciales et le gouvernement sous toutes ses formes : Abgedroschene
und abgcUiane Geschichtcn. L'humanité, dans son évolution, doit
LE SOCIALISME d'ÉTAT. 153
passer de la démocratie au communisme par l'anarchie. Pas plus
que la monarchie, le gouvernement bourgeois ne profite à la masse
des travailleurs. En dernier lieu, la lutte doit se continuer entre
ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas. Pour l'Alle-
magne, Harro-IIarring, l'auteur des Schulgcfunge, recueil de chants
pour les écoles, prêche avant tout le régicide :
Drei mal Dreizehn Einzelstaaten
Sollen gar ein Deutschland heissen ?
So'n drei Dutzend Potentaten
Mûssen dort in's Grass einst beissen.
Mais l'exécution des princes souverains ne suffit pas naturelle-
ment pour faire table rase des autorités du passé. Pour assurer
l'émancipation des travailleurs, le poète Vesky jette dans le même
sac les oripeaux de tous les intermédiaires parasites du gouverne-
ment :
Lumpen, Lumpen ! bringt inir Lumpen,
Ungewaschen, ungekrumpen,
Kœnigskleider, goldge^tickt,
Bettlerkleider, buntgeflickt.
Ordensbiinder, Bischofsmûtzen,
Bunte Lappea, blanke Litzen;
Ailes muss in meinen Sack,
Ailes muss in's Lumiienback.
De son côté, Marr s'en prenait directement au roi de Prusse
dans la revue bi-mensuelle publiée avec Bôrnstein, en 184ù,
sous le titre : Vormirts, Pan'ser Signale ans Kiinst, }Vis-
senschaft , Thcatcr, Musik wid gcsclligcn Leben. Au dire du doc-
teur George Adler, qui a écrit une intéressante histoire des ori-
gines du mouvement socialiste en Allemagne, — Geschirlite der
erstcn sozialpolitischcn Arbcilerbciregiing in Deutschland (Bres-
lau, 1885), — les gouvernemens allemands portèrent plainte à
Paris contre la publication de Bôrnstein. Le ministère Guizot
intenta des poursuites contre les rédacteurs, dont Crémieux ac-
cepta la défense, comme avocat, sollicitant les juges « de ne pas
travailler pour le roi de Prusse. » Dès lors, l'agitation ouvrière, sti-
mulée de l'étranger , se propagea à l'intérieur de l'Allemagne.
Une première association à tendance socialiste se forma à Berlin
en J8/i/i, afin de prendre en main les intérêts des travailleurs.
154 REVUE DES DEUX MONDES.
Au courant de la même année, des désordres éclatèrent dans plu-
sieurs centres industriels où la question sociale n'avait plus été
soulevée depuis la guerre des paysans. En Silésie notamment, où
vivaient, ou plutôt ne pouvaient vivre avec un salaire insuffi-
sant des milliers de tisserands, gagnant 14 gros par semaine,
soit 35 sous pour l'entretien d'une famille entière pendant sept
jours, on vit démolir des toitures et brûler les inscriptions des
dettes. Ces excès dans les fabriques firent appeler la force armée,
qui lira sur les insurgés. Quelques-uns tombèrent sous les balles;
les autres, traduits devant les tribunaux, furent condamnés à re-
cevoir vingt-quatre. coups de bâton chacun. Les troubles se commu-
niquèrent aux villes manufacturières des bords du Rhin. A ce mo-
ment, Wilhelm Jordan, un poète estimé, invita « les quarante
millions d'Allemands à prendre souci de leur bonheur terrestre plus
que de leur félicité problématique dans un autre monde. Avant tout,
la société a le devoir de veiller au bien-être des prolétaires, ces
bêtes de somme de la société, qui vêtissent, nourrissent et font
subsister doucement les riches, au prix d'une misérable pitance
pour calmer leur faim. » Tandis que Jordan glorifiait l'athéisme, la
république et la révolution sociale dans son Schaum, Freiligrath fit
paraître son Ça ira allemand, et Karl Beck les Lieder vom annen
Mann (chants des gueux), non moins excitans. Toutes les bran-
ches de la littérature étaient exploitées pour la propagation des idées
communistes, qui, dès lors, se répandirent à travers le pays comme
une épidémie, entretenue par des Kommunisten- Verbande clandes-
tins et favorisée par la disette, après les mauvaises récoltes de
1846 et de 1847.
Depuis plusieurs années, Berlin était devenu le siège d'une as-
sociation socialiste plus ou moins secrète. Sous ses auspices se
réunit, dans cette capitale, la première assemblée ouvrière, à la date
du 6 avril 1848. L'assemblée constata l'impossibilité d'améliorer
le sort des travailleurs sous le régime de la libre concurrence ou
du libre-échange dans son entière acception. Bien que la grande
masse des ouvriers berlinois eût encore une médiocre confiance
dans l'efficacité des théories collectivistes, ils envoyèrent un dé-
puté, choisi dans leurs rangs, à la chambre prussienne et au par-
lement national de Francfort. Pendant la session du parlement de
Francfort se réunit dans la même ville, le 15 juillet, un congrès
des compagnons ouvriers, le Gescllencongress, lequel soumit à l'as-
semblée nationale, le 3 août suivant, une adresse réclamant le suf-
frage universel, l'instruction primaire obligatoire, la création
d'écoles spéciales d'arts et métiers, un impôt progressif sur le re-
venu, un système des poids et mesures commun pour toute l'Aile-
LE SOCIALISME d'ÉTAT. 15b
magne, la liberté de domicile et de déplacement, la suppression des
douanes intérieures, l'entrée libre des matières premières et des
denrées coloniales, des droits protecteurs contre la concurrence des
produits manufacturés étrangers, l'aliénation des domaines de l'état
au profit des familles sans terre, l'achat de terres en Amérique pour
les émigrans en cas d'excès de population. En particulier pour les
ouvriers, le congrès voulait la formation de corporations nouvelles,
l'institution de comités des arts et manufactures dans chaque dis-
trict, l'élection d'une commission supérieure de l'industrie pour
tout le pays par les comités locaux des districts, la fixation de la
journée normale de travail, enfin un minimum de salaire pour les
compagnons et une caisse nationale de retraite pour pensionner les
ouvriers âgés devenus invalides.
Convenons-en, les propositions des compagnons ouvriers à Franc-
fort n'avaient rien de subversif et étaient même moins exigeantes
que les demandes des députés socialistes actuellement à l'ordre du
jour au Reichstag. Au congrès des compagnons succéda, le 23 août
à Berlin, le congrès des délégations ouvrières, sous la présidence
du professeur ^'ees von Esenbeck, réuni celui-là pour l'organisation
du travail en Allemagne, et afin d'aviser aux moyens de protéger
les travailleurs contre la prépondérance du capital. Les délégués de
soixante-dix associations ouvrières allemandes y procédèrent à la
rédaction d'un manifeste destiné à l'assemblée du parlement national
à Francfort, pour lui recommander les requêtes des ouvriers. De tout
cela sortit une fédération des ouvriers allemands, Arbeitcrrerbrà-
derimg, avec siège central à Leipzig, à laquelle s'affilièrent toutes
les sociétés représentées au congrès par lenrs délégués. Suivant la
déclaration de l'organe officiel de cette fédération, il s'agissait
désormais de résoudre la question sociale, question réduite à une
lutte entre les capitalistes et les prolétaires, entre ceux qui détiennent
la richesse et ceux qui sont dans la misère. Dans cette lutte, les uns
combattent pour maintenir les privilèges de l'argent, les autres
pour les abolir. En proclamant le principe du droit au travail, qui
signifie simplement le droit de vivre, en assurant l'existence de
tout homme par le travail, les ouvriers reconnaissent dans l'asso-
ciation la condition de leur affranchissement par une action com-
mune et un effort collectif de tous les travailleurs appelés à s'en-
tr'aider. Un nouveau congrès ouvrier, ouvert à Heidelberg, le
28 janvier 18^9, sous la présidence de Julius Frœbel, député au
parlement, examina, entre autres pétitions, une requête demandant
le droit de chasse pour tout propriétaire, les petits comme les
grands, preuve que l'agitation gagnait aussi les cercles l'uiaux.
Sans l'intervention du gouvernement pour arrêter ce mouve-
156 REVDE DES DEUX MONDES.
ment d'émancipation, les ouvriers des campagnes se seraient
joints aux ouvriers des villes pour des revendications com-
munes. Sur toute l'étendue de l'Allemagne, jusque dans les pro-
vinces prussiennes de l'est, sur les bords de la Vistule, avaient
suro-i des réunions pour la formation d'institutions de secours et
d'assistance, pour l'organisation de sociétés coopératives de consom-
mation et de production, de caisses de malades et d'invalides. Ces
institutions restèrent à l'état de projets, et ne devaient se réaliser
que beaucoup plus tard seulement , sous l'impulsion de leurs
adversaires d'alors. A ce moment-là, la société bourgeoise, prise
de peur, se joignit aux gouvernemens de la Confédération pour
arrêter le mouvement ouvrier en le comprimant. Les autorités
prussiennes se déclarèrent, le 31 janvier 1850, contre le suffrage
universel, considéré comme principe révolutionnaire. De même, à
l'exemple de la Prusse, V Arbeiterverbruderung fut mise hors la loi
par la Saxe et par la Bavière. Par une de ces contradictions dont
la vie politique est pleine, le futur promoteur du suffrage universel
en Allemagne, celui qui devait présenter plus tard, comme mesure
de salut social, l'institution des caisses d'assurances par l'état en
faveur des ouvriers, le comte de Bismarck, aujourd'hui chancelier
de l'empire, demanda à l'assemblée fédérale, avec M. de Prokesch-
Osten, un rapport de son comité de permanence sur les mesures
à prendre contre les associations ouvrières dans l'intérêt de l'ordre
publiCi
Une décision des gouvernemens confédérés , prise à la suite de
cette proposition , interdit dans toute l'Allemagne les associations
formées dans un dessein politique ou socialiste. C'était la réponse à
l'appel du comité communiste international aux prolétaires de tous
les pays, avant les journées de juin 18/i8, pour se soulever en-
semble et se prêter un concours mutuel dans l'œuvre d'émancipation
des travailleurs. Le comité central de cette association internatio-
nale avait été transféré à Paris au mois de mars précédent. Quel-
ques douzaines d'adhérens seulement s'étaient réunis dans cette
nouvelle affiliation. A leur tête était Karl Marx , qui proclamait la
république universelle, au moment où surgissait à Dusseldorf
Ferdinand Lassalle,dans une émeute provoquée pour refuser les im-
pôts. Lassalle et Marx sont devenus les vrais initiateurs et les pro-
phètes du socialisme. Doués d'un talent supérieur, tous deux d'ori-
gine israélite, jouissant d'une certaine aisance, ambitieux, au-
toritaires, ils ont exercé une action profonde sur le mouvement so-
cial au cours du siècle et lui ont imprimé une marque indélébile.
Tous deux ont voulu sincèrement l'amélioration du sort de la classe
ouvrière, dont la misère souvent imméritée les a touchés. Us ont
LE SOCIALISxME d'ÉTAT. 157
consacré leur vie à cette œuvre de relèvement des déshérités de la
société. Avec des moyens d'action différens, le but en vue est resté
le même pour l'un comme pour l'autre , poursuivi avec persévé-
rance, avec une énergie sans égale. Tandis que Lassalle voulait re-
médier au mal en substituant au salariat l'exploitation coopérative
avec le concours de la monarchie dans l'Allemagne unifiée, Marx
cherchait le salut dans le renversement complet de l'ordre existant,
par une action combinée des prolétaires de tous les pays contre la
propriété individuelle.
0 Prolétaires de tous les pays, unissez-vous! » s'écriait Marx dans
son premier appel à la révolution sociale. Cette conclusion résume
l'œuvre entière du grand agitateur. L'idée a pris un corps dans l'as-
sociation internationale des ouvriers , dont il a été le créateur et
dont il a conservé la direction occulte. Sa doctrine visait à l'émanci-
pation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes. Ses ouvrages,
surtout son livre sur le Capital, devenu la Bible du socialisme, ont
eu pour objet d'établir la base scientifique irréfutable de la doctrine.
Abolition de la propriété privée, centralisation du crédit aux mains
de l'état dans une banque nationale ; pratique de l'agriculture en
grand, d'après les méthodes les plus perfectionnées; exploitation
de l'industrie dans des ateliers nationaux , tels devaient être les
moyens d'exploitation. Expulsé d'Allemagne pour ses opinions ex-
trêmes, tour à tour réfugié à Paris, à Bruxelles, à Londres, Karl
Marx a vécu dans l'exil , poursuivant ses études dans une retraite
modeste, remuant les masses populaires à distance, sans se mêler
à elle. Au sein du comité de l'Internationale, son caractère autori-
taire s'est heurté contre des rivalités qui ont abouti à la dissolution
de l'association, après dix années d'une existence agitée. Toutes
ses recherches tendent à démontrer que le capital ou la richesse
est, dans les conditions économiques actuelles, le résultat de la spo-
liation. Le paupérisme gagne du terrain à mesure que le capital
s'accumule, d'où l'aphorisme déjà exprimé par Proudhon : a La pro-
priété, c'est le vol. » Dans sa conviction, a le mystère du travail
productif se résout en ce fait qu'il dispose d'une certaine quantité
de travail qu'il ne paie pas. » — « Par lui-même, le capital est
inerte : c'est du travail qui ne peut se revivifier qu'en suçant, comme
le vampire, du travail vivant. » Pour remédier à cet état de choses,
la victime, les travailleurs épuisés par le capital, ont dans le monde
entier un intérêt, partout le même, celui de s'emparer de l'agent
d'oppression et d'abolir la propriété privée ou de l'exploiter collec-
tivement pour le bien commun de tous. De là la nécessité d'une en-
tente des ouvriers de tous les pays et l'organisation de l'association
internationale.
158 REVDE DES DEUX MONDES.
L'Internationale, fondée le 28 septembre 186/i, à Londres, en vue
de fortifier l'entente des ouvriers et d'amener une union fraternelle
des travailleurs dans toute l'Europe, finit, après moins de dix an-
nées d'existence, par des rivalités de préséance entre les membres
du comité directeur. Dans l'année de sa constitution, le plus popu-
laire des chefs du socialisme allemand avait terminé brusque-
ment dans un duel une carrière agitée et bruyante. Ferdinand
Lassalle, émule et disciple de Marx, quoiqu'il se séparât dans
la suite du maître pour des divergences sur les moyens d'exécution,
considérait la question sociale, au fond, comme une question de
l'estomac, eine Magenfrage. Un autre avait dit avant lui : « En-
graissez les paysans, et la révolution sera frappée d'apoplexie.» Las-
salle pensait, comme Karl Marx, que, pour améliorer d'une manière
efficace et durable la condition des ouvriers, il fallait commencer
par leur émancipation politique. Le suffrage universel était la pre-
mière condition du salut, le signe de la rédemption. Ce droit de
suffrage, acquis pour chacun, assurait l'avènement du quatrième
état : les travailleurs pouvaient accomplir la révolution sociale avec
l'arme du bulletin de vote, de même que la liberté politique donnée
au monde par la révolution française de 1789 avait assuré l'avène-
ment du tiers-état. De même que le tiers-état, la bourgeoisie libé-
rale, a sacrifié l'ordre ancien à la liberté, la nouvelle couche, ar-
rivant au pouvoir législatif, pourra à son tour subordonner la
liberté économique à l'ordre à venir. Car, toute la misère des prolé-
taires, selon Lassalle, tient au régime de l'économie libérale, ex-
ploitée par les capitalistes, afin d'assurer sans entrave légale l'op-
pression du travail avec la domination de l'argent. Par la pratique
du suffrage universel, les ouvriers, qui sont le plus grand nombre,
obtiendront par la législation une organisation nouvelle du travail,
susceptible de leur assurer une juste part dans la production. Puis,
le pouvoir exécutif dépendant d'eux, des subventions de l'état per-
mettront de créer des sociétés coopératives de production, grâce
auxquelles la participation égale des associés au profit des entre-
prises industrielles remplacera immédiatement le salariat.
Au même moment où Schultze-Delitsch organisait à Berlin les
banques populaires si utiles et si bienfaisantes pour les artisans et
la petite industrie, Lassalle discutait avec son ami Ziegler le plan
d'une grande association ouvrière coopérative, comme application
pratique de ses vues. Par cette association, formée par deux cent
mille adhérens, versant dans la caisse une cotisation égale au pro-
duit de deux journées de travail annuellement, le grand agitateur
comptait transformer à court délai la condition de la classe ouvrière
à l'intérieur de l'Allemagne. Emporté par un enthousiasme enivrant.
LE SOCIALISME d'ÉTAT. J59
qu'une appréciation plus froide des choses aurait tempéré, Lassalle
croyait pouvoir déterminer dans l'ordre économique un mouvement
analogue au mouvement de réforme engagé par Luther par l'affi-
chage de ses thèses sur le portail de la cathédrale de Witlemberg.
Plein de confiance dans sa mission, il exposa ses idées dans une
série de conférences faites à Berlin, lorsque le comité central de
l'association ouvrière de Leipzig vint lui demander son avis sur la
réunion d'un congrès ouvrier pour discuter les mesures à prendre
ou à demander au gouvernement dans l'intérêt des travailleurs.
Les questions ouvrières revenaient à l'ordre du jour, après un si-
lence de dix années dû à la répression des mouvemens révolution-
naires socialistes de iSh9. Lassalle persuada au comité de Leipzig
de renoncer au projet de congrès, pour participer avec lui à l'orga-
nisation d'une association générale des ouvriers allemands. V Allge-
meine dcutsche Arbeitervereinîwt institué sous ces auspices à Leip-
zig, le 23 mai 1863, en présence d'environ six cents délégués,
représentant onze grandes villes d'Allemagne : Hambourg, Hanovi-e,
Cologne, Dusseldorf, Mayence, Elberfeld, Barmen, Solingen, Leipzig,
Dresde et Francfort. A Francfort, le promoteur de l'association
parla d'une avance de 100 millons de thalers à faire par l'état, et
qui devait suffire pour assurer provisoirement l'application du sys-
tème national des associations coopératives de production. En même
temps, V Arheitcrverein inscrivit en tête de ses statuts la revendica-
tion du suffrage universel, et Lassalle reprit ses conférences pour
agiter l'idée de la constitution de l'unité nationale de l'Allemagne,
sous l'égide de la Prusse, avec exclusion de l'Autriche de la confé-
dération. Si ces dernières manifestations trouvèrent un écho au mi-
nistère prussien, le gouvernement ne mit aucun empressement à
fournir l'avance des 100 millions demandés pour l'émancipation
sociale du prolétariat. Bien au contraire, la police dispersa sou-
vent les réunions du réformateur, confisqua ses écrits et l'amena
devant les tribunaux sous l'inculpation de haute trahison. Au lieu
de cent mille adhésions attendues pour la première année, l'asso-
ciation générale des ouvriers allemands réunit à peine quelques cen-
taines de membres payant cotisation. Quelques applaudissemens
dans les réunions publiques et les acclamations d'une foule, en-
traînée par l'éloquence de sa parole, ne suffirent pas pour entretenir
longtemps chez Ferdinand Lassalle l'illusion du succès, ni ne pou-
vaient remplacer les ressources matérielles. Encore avait-il à inter-
venir à tout moment pour calmer les rivalités et les dissensions de
ses lieutenans dans les sections de l'association et pour rétablir
l'ordre dans la caisse, où ses versemens personnels tenaient lieu
des contributions de ses prosélytes. Une mort violente et préma-
160 BEVDE DES DEUX MONDESi
turée, pleurée par les travailleurs et suivie de magnifiques funé-
railles, mit fin inopinément à cette agitation, sans arrêter pourtant
le mouvement engagé en vue de libérer l'ouvrier de la loi d'airain
du salaire.
En effet, le mou^-ement ouvrier en Allemagne, d'abord trop lent
au gré de ses initiateurs, n'a pas tardé à accélérer sa vitesse et à
prendre des proportions énormes. L'association générale des ou-
vriers allemands subit bien encore quelques crises et eut à lutter
contre des dissensions intérieures. Dix années durant, après la mort
du maître, ses adhérens se sont divisés pour aller au même but, en
suivant deux courans différens. D'une part, le groupe fidèle de la
Tpremiëre Associati07i générale , s'en tenant plus strictement au pro-
gramme propre de Lassalle, et formé surtout par les socialistes des
provinces du nord, voulait borner son action directe à l'Allemagne.
D'un autre côté, les dissidens recrutés en Saxe et dans les états du
sud, qui ont constitué le parti des ouvriers démocrates-socialistes
sous l'impulsion de M. Liebknecht, le disciple de Marx, adoptèrent
le principe d'une action internationale. En ordonnant la suppres-
sion de VAllgemeine deutsche Arbeitcrverein, le gouvernement prus-
sien a provoqué la fusion des deux camps. A la suite de quelques
réunions des chefs, tenues en secret, cette fusion s'est effectuée
au congrès de Gotha, en 1875. Gomme le programme de Gotha l'at-
testet c'est la doctrine du socialisme international de Karl Marx qui
a fini par l'emporter, et qui compte aujourd'hui près de 1 million
de fidèles, marchant aux élections avec une discipline parfaite et
une organisation que les mesures coercitives les plus énergiques
ne peuvent plus ébranler. Ne réussissant pas à arrêter ce mouve-
ment, le prince de Bismarck cherche à le modérer, en lui opposant
le socialisme d'état comme une mesure de salut pour l'avenir de
l'empire allemand.
Charles Grad.
LA
VIE DE CHARLES DARWIN
Life and Letlers of Charles Darwin, par Francis Darwin, 3 vol. in-S", ISS*!
Charles Darwin est un des plus grands penseurs qui aient encore
vécu, un des hommes qui ont le plus profondément remué et fé-
condé le champ de la pensée humaine. Il n'eut jamais d'autre culte
que celui de la science, il ne rechercha ni gloire, ni honneurs, con-
tent de tracer, dans une vie paisible et austère, son sillon large et
profond, sans crainte, sans émoi, ne voyant, n'aimant, ne poursui-
vant que la vérité. Sa vie a un charme puissant, celui qui ré-
sulte de l'alliance de la grandeur de la pensée avec la simplicité
du cœur, la modestie et le naturel, alliance trop rare, et que l'on
prise doublement en raison de sa rareté même. A la connaître, on
éprouve bientôt que l'affection, la sympathie, le disputent à l'ad-
miration. Et ce n'est pas là le fait d'un artifice, d'une habileté du bio-
graphe, qui, dans le cas actuel, pourrait être suspect en sa qualité de
fils. Ce n'est en effet qu'une autobiographie que cette vie de Dar-
win, une autobiographie écrite au jour le jour, composée de lettres
intimes, adressées à des savans tels que Lyell, Hooker, Gray, Hux-
ley, à des amis d'enfance, et dans lesquelles Darwin se révèle en
toute simplicité, avec tout son naturel. Mais c'est aussi ce qui
permet au lecteur de s'abandonner en toute confiance à son im-
pression. Il sait que les pièces qu'il a sous les yeux sont authen-
tiques et que l'on ne cherche point à surprendre sa religion.
La biographie que nous voulons analyser ici comprend trois élé-
TOME LXXXIV. — 1887. 11
162 REVDE DES DEDX MONDES.
mens distincts : une autobiographie de quatre-vingts ou quatre-
vingt-dix pages, écrite par Charles Darwin lui-même pour ses en-
fans ; des souvenirs personnels, — répartis en différens chapitres, —
de ceux-ci et de son fils Francis en particulier ; enfin, — et c'est la
partie laplus importante, — des lettres de Charles Darwin, depuis sa
dix-neuvième année jusqu'à l'époque de sa mort, et que relie un
commentaire perpétuel de F. Darwin, commentaire consistant soit
en explications que les lettres ne fournissent point, soit en extraits
de missives qu'il a paru inutile de citer in extenso.
I.
Charles Darwin est né le 12 février 1809, à Shrewsbury. Son
grand-père, Érasme Darwin (né en 1731, mort en 1802), s'est fait
un nom dans les sciences par sa Zoonomie. L'on trouve dans cet
ouvrage des aperçus ingénieux, intéressans, et, chose curieuse, le
germe de la théorie transformiste, qui a été l'œuvre capitale de
Charles Darwin ! Le docteur Waring Robert Darwin, fils d'Érasme,
père de Charles, était un homme fort distingué, sur lequel ce der-
nier nous a laissé des souvenirs intéressans. C'était un praticien
très répandu, fort expert, — malgré l'horreur de la vue du sang,
qu'il conserva toujours et transmit à son fils, — et un homme
très perspicace au point de vue psychologique, que sa pénétration
et son attitude générale faisaient assez redouter. Robert Waring
Darwin eut six enfans, quatre filles et deux fils : les deux fils furent
Érasme junior et Charles. Érasme, pour lequel son frère cadet a
toujours conservé une vive et touchante affection, mourut en 4881,
un an avant Charles ; — il était de santé très débile et vécut inoc-
cupé. Sur l'enfance de Charles Darwin, les premières pages de l'au-
tobiographie nous fournissent quelques données intéressantes :
Ma mère mourut en juillet 1817 ; j'avais un peu plus de huit ans, et
il est étrange que je ne puisse rien me rappeler à son sujet, si ce n'est
son lit de mort, sa robe de velours noir et sa table à ouvrage curieu-
sement construite. Dans le printemps de la même année, je fus en-
voyé comme élève externe à une école de Shrewsbury, où je restai un
an. J'ai entendu dire que j'apprenais beaucoup plus lentement que ma
plus jeune sœur Catherine, et je crois qu'à divers points de vue j'étais
un méchant garçon. A l'époque où j'allai à cette école, mon goût pour
l'histoire naturelle, et plus spécialement pour les collections, était
bien développé. J'essayais d'apprendre le nom des plantes, et je col-
lectionnais toute sorte de choses, coquilles, sceaux, timbres, mé-
dailles, minéraux.
Cet amour de la collection, qui fait d'un homme un naturaliste
LA VIE DE CHARLES DARWIN. 163
systématique, à moius qu'il n'en fasse un maniaque ou un avare, était
très profond en moi et incontestablement inné, aucun de mes frères
ou sœurs n'ayant jamais possédé ce goût.
Un petit fait, durant cette année, s'est fortement gravé dans mon
esprit. Il démontrera combien, dès mon jeune âge, j'étais intéressé
par la variabilité des plantes.
Je racontai à un autre petit garçon (je crois que c'était à Leighton,
qui devint dans la suite un lichénologue et un botaniste bien connu)
que je pouvais produire des polyanihus et des primevères de teintes
diverses en les arrosant avec certains liquides colorés. C'était natu-
rellement une fable monstrueuse, et je n'avais jamais expérimenté la
chose.
En 1818, son père lui fait suivre le cours de recelé de Shrews-
bury, où il demeura sept ans.
Je n'étais pas paresseux, et sauf en ce qui concerne la versification,
je travaillais consciencieusement mes classiques, sans traductions ni
moyens factices. Le seul plaisir que j'aie retiré de ces études m'a été
fourni par les odes d'Horace, que j'admirais beaucoup. Quand je quit-
tai l'école, je n'étais pour mon âge ni en avance ni en retard. Je crois
que mes maîtres et mon père me considéraient comme un garçon fort
ordinaire,'plutôt au-dessous du niveau intellectuel moyen. A ma grande
mortification, mon père me dit une fois : « Vous ne vous souciez que de
la chasse, des chiens, de la chasse aux rats, et vous serez une honte
pour votre famille et vous-même. » Mon père, qui était le meilleur des
hommes et dont la mémoire m'est si chère, était évidemment en colère
et quelque peu injuste lorsqu'il prononça ces mots.
Me remémorant aussi bien que je le puis mon caractère durant ma
vie d'écolier, les seules qualités pouvant être d'un bon augure pour
l'avenir étaient mes goûts divers et prononcés, beaucoup de zèle pour
tout co qui m'intéressait, et un vif plaisir en comprenant un sujet ou
une chose complexe.
A la fin de cette époque, il s'exerçait à faire de la chimie avec
son frère Érasme.
Il me permettait de l'aider comme garçon de laboratoire dans la
plupart de ses expériences. Il fabriquait tous les gaz et beaucoup de
corps composés, et je lus avec soin plusieurs livres de chimie, tels que
le Chemical Catechism de Henry et Parkes. Le sujet m'intéressait énor-
mément, et il nous arriva souvent de travailler jusqu'à une heure
avancée de la nuit.
Ceci fut la meilleure partie de mon éducation scolaire, car cela me
montra par la pratique ce que signifiaient les mots de science expé-
164 REVUE DES DEUX MONDES.
rimentale. Nos études et travaux en chimie furent connus à l'école, et
comme ce fait était sans précédent, je fus surnommé Gaz. Je fus ré-
primandé une fois en public par le premier maître de l'école, le doc-
teur Butler, pour perdre ainsi mon temps à des sujets aussi inutiles,
et il m'appela injustement un poco curante: comme je ne comprenais
pas ce qu'il voulait dire, le reproche me paraissait terrible.
En octobre 1825, le jeune Charles Darwin, qui n'est toujours
rien moins qu'un enfant prodige, est retiré de l'école, où il ne
fait rien de bon, et envoyé à Edimbourg pour étudier la médecine
avec son frère Érasme. Il y reste deux ans; mais, avoue-t-il, il n'y
travaille guère, s'étant aperçu à divers signes que son père lui laisse-
rait une fortune suffisante pour vivre, sans avoir besoin de se livrer
à l'exercice de la médecine. Celle-ci l'intéresse médiocrement. Il se
rappelle avec un frisson rétrospectif certain cours :
Les leçons de matière médicale du docteur Duncan à huit heures du
matin, l'hiver, m'ont laissé de terribles souvenirs. Le docteur X... ren-
dait son cours sur l'anatomie humaine aussi ennuyeux que lui-même,
et le sujet me dégoûtait. Cela a été un des grands malheurs de ma
vie que je n'aie pas été astreint à disséquer. J'aurais vite surmonté
mon dégoût, et cet exercice eût été d'une valeur inappréciable pour
tout mon travail futur. Ceci a été un mal irréparable, ainsi que mon
inhabileté à dessiner.
Les visites à l'hôpital l'intéressent davantage, mais sont pour lui une
source d'émotions désagréables ; les opérations surtout, dont cer-
taines lui font fuir l'amphithéâtre et lui ont laissé un souvenir des
plus vifs. C'était avant la découverte du chloroforme, et la vue du
sang avec les cris des patiens l'impressionnèrent profondément.
Cependant, durant ses vacances à Shrewsbury, il s'occupe de la
médecine, visitant les malades pauvres et conférant avec son père
sur le diagnostic à porter et le traitement à prescrire.
Pendant son séjour à Edimbourg, Charles Darwin donne quelque
attention aux sciences naturelles et publie son premier travail, une
Note (1826) sur les prétendus œufs des Flustres, dont il démontre le
caractère larvaire. Il assiste aussi aux séances de la Royal Médical
Society; il apprend à empailler; il suit les excursions géologi-
gues. Au cours de ces dernières, il entend de singulières choses,
qui le frappent d'autant plus, rétrospectivement, qu'il en a pu me-
surer toute l'étrangeté : « Durant ma seconde année à Edimbourg,
je suivis des cours de géologie et de zoologie, mais ils étaient in-
croyablement ennuyeux ; le seul effet qu'ils produisirent sur moi
fut que je pris la détermination de ne jamais lire un livre de géolo-
gie ou d'étudier cette science. »
LA VIE DE CHARLES DARWIN. 165
Cette antipathie bien naturelle pour la géologie fait un singulier
contraste avec la passion qu'il mettra à cultiver cette science quel-
ques années plus tard, lors de son voyage autour du monde.
A cette époque, le jeune Charles Darwin est déjà un chasseur
ardent, et cette passion dure plusieurs années, mais elle s'éteint
graduellement durant son voyage. C'est pendant une de ses parties
de chasse à Maer, chez les Wedgwood, ses parens, que se place un
souvenir intéressant. Sir J. Mackintosh, qui le voyait beaucoup, dit
un jour : « Il y a dans ce jeune homme quelque chose qui m'inté-
resse.» — « Cette impression, dit Darwin dans son autobiographie,
doit avoir résulté surtout de l'intérêt profond avec lequel je l'ai
écouté et dont il a dû s'apercevoir, car j'étais aussi ignorant qu'un
porc en ce qui concernait l'histoire, la politique, la philosophie mo-
rale. S'entendre louer par un homme éminent, bien que ce puisse
être une cause probable ou certaine de sentimens vaniteux, est une
bonne chose pour un jeune homme: cela l'aide à marcher dans le
droit chemin. »
Au bout de deux années de séjour à Edimbourg, son père juge
que c'en est assez, que le jeune homme manque de dispositions
pour les études médicales, et qu'il ferait bien de se diriger dans
une autre voie. Cette voie est celle des ordres : Charles Darwin a
été destiné à devenir ckrgyman ; l'idée ne lui déplaît pas :
Je demandai quelque temps pour réfléchir; d'après le peu que j'avais
pu penser, ou entendu dire our la question, j'avais des scrupules à
l'idée d'affirmer ma foi en tous les dogmes de l'église d'Angleterre.
Autrement la perspective de devenir un clergyman de campagne me
plaisait. Je lus avec soin On the Creeds de Pearson, et quelques autres
livres de théologie; et comme je ne doutais pas alors de la stricte et
littérale vérité de chaque mot de la Bible, je me persuadai vite que
nos dogmes devaient être intégralement acceptés.
En considérant l'ardeur avec laquelle les orthodoxes m'ont attaqué,
il paraît risible que j'aie eu, à une époque, l'intention de devenir un
clergyman. Cette intention et le désir de mon père ne furent jamais
formellement abandonnés, mais disparurent sans qu'il en fût question
autrement, lorsque, en quittant Cambridge, je rejoignis le Deagle à titre
de naturaliste. Si nous devons avoir quelque foi dans le savoir des phré-
nologues, j'étais bien préparé pour faire un clergyman, à un point de vue
du moins, d'après eux. Il y a quelques années, les secrétaires d'une so-
ciété allemande de psychologie me demandèrent avec instances une de
mes photographies. Quelque temps après, je reçus le compte-rendu
d'une des réunions, au cours de laquelle la forme de ma tête semble
avoir été le sujet d'une discussion publique, et un des orateurs déclara
que j'avais la bosse de la révérence assez développée pour dix prêtres!
166 BEVUE DES DEUX MONDES.
Aussitôt^ il fat décidé que le jeune Darwin irait faire ses liunaa-
nités à Cambridge, où il arriva à la fin de 1828, après avoir refait
un peu connaissance avec le grec et le latin, grâce au secours d'un
précepteur. Relativement à son séjour à Cambridge, ses lettres et
son autobiographie nous fournissent des données fort intéressantes.
Le genre de vie qu'il y mène est agréable, et ses souvenirs de
Cambridge ont toujours eu pour lui le plus grand charme ; mais ce
qu'il regrette de Cambridge, — dans ses lettres, cela est fort ap-
parent, — ce n'est point VAlma Mater, ce qu'il en aime, ce n'est
pas le lieu de travail, ce sont les plaisirs et quelques amis. Darwin
a toujours considéré comme entièrement perdu, au point de vue du
travail et de la discipline mentale, le temps qu'il passa à Cambridge;
c'est un fait sur lequel il revient volontiers, disant qu'il y a perdu
son temps aussi complètement qu'à Shrewsbury ou à Edimbourg.
Non-seulement Darwin ne travaille guère à Cambridge, — d'où
il sort pourtant avec le dixième rang en 1831, mais il y mène une
vie assez dissipée, — où la chasse, les courses et les dîners fins
tiennent une place considérable. « Par suite de ma passion pour la
chasse et le tir, et, quand ces exercices étaient impraticables, pour
les courses à cheval à travers la campagne, je me lançai dans un
monde de sport comprenant quelques jeunes gens dissipés et d'ordre
inférieur. Nous dînions souvent ensemble le soir, et bien que parfois
il se trouvât là des jeunes gens de caractère plus élevé, nous bu-
vions quelquefois trop, nous chantions et nous jouions aux cartes
après le repas. Je devrais être honteux de l'emploi de ces jours et de
ces soirs écoulés, mais quelques-uns d'entre mes amis d'alors
étaient très agréables, et nous étions tous de si joyeuse humeur que
je ne puis m'empêcher de me remémorer cette époque avec un vif
plaisir. »
Darwin a toutefois des goûts plus relevés, et ce genre de vie ne
peut lui convenir longtemps. Ses goûts esthétiques, qui se formè-
rent à Cambridge, furent assez puissans, mais ils ont singulière-
ment diminué dans la suhe de sa vie. A Cambridge, il allait sou-
vent au musée Fitz-William admirer les œuvres d'art; il aimait la
musique, allant à la chapelle pour entendre les chants, payant les
enfans de chœur pour venir chanter chez lui, recherchant les so-
ciétés musicales et les concerts. Avec cela, une oreille étrangement
dressée, incapable de percevoir une dissonance, de sentir la me-
sure : il ne pouvait fredonner un air correctement. Pourtant, la
musique lui causait un véritable plaisir; il parle souvent des « fris-
sons qui lui passent dans la colonne vertébrale » quand il entend
de belle musique. Il aimait aussi la poésie et la lecture variées.
Jusqu'à l'âge de trente ans ou environ, la poésie de tout genre, —
LA VIE DE CBARLES DARWIN. 167
les œuvres de Milton, Gray, Byron, Wordsworth, Coleridge, Shelley,
— me procurèrent un vif plaisir. Shakspeare fît mes délices, prin-
cipalement ses drames historiques, lorsque j'étais écolier. J'ai dit aussi
que la peinture, la musique surtout, me procuraient d'agréables sensa-
tions. Maintenant, depuis un bon nombre d'années, je ne puis sup-
porter la lecture d'une ligne de poésie; j'ai essayé dernièrement de
lire Shakspeare, et je l'ai trouvé si ennuyeux qu'il me dégoûtait.
J'ai aussi presque perdu mon goût pour la peinture et la musique.
La musique me fait, en général, penser trop fortement au sujet que je
viens de travailler, au lieu de me donner du plaisir. J'ai conservé quel-
que goût pour les beaux paysages, mais leur vue ne me donne plus la
jouissance exquise que j'éprouvais autrefois.
D'un autre côté, les romans qui sont des œuvres d'imagination,
ceux même qui n'ont rien de remarquable, m'ont procuré pendant des
années un prodigieux soulagement, un grand plaisir, et je bénis sou-
vent tous les romanciers. Un grand nombre de romans m'ont été lus
à haute voix, je les aime tous, même s'ils ne sont bons qu'à demi, et
surtout s'ils finissent bien. Une loi devrait les empêcher de mal finir.
Darwin a possédé à un haut degré encore, durant sa vieillesse,
l'amour de la lecture légère, des romans en particulier; sur ce
point, il nous fait une profession de foi singulière et intéressante :
« Un roman, suivant mon goût, n'est une œuvre de premier ordre
que s'il contient quelque personnage que l'on puisse aimer; et si
ce personnage est une jolie femme, tout est pour le mieux. » Cette
manière de voir n'est cependant pas exceptionnelle, et l'on com-
prend qu'un cerveau dont le travail consiste à prendre corps à corps
les plus hauts problèmes de la science ne voie dans les œuvres lit-
téraires qu'un moyen de se détendre l'esprit, et accorde ses préfé-
rences à celles qui y parviennent et qui, sans prétention à une psy-
chologie plus ou moins cherchée, n'ont d'autre but que d'amuser
et de reposer la pensée fatiguée, comme, une viande légère, un
estomac épuisé par une trop forte alimentation.
Parmi les livres sérieux qui ont le plus impressionné l'esprit de
Darwin adolescent, nous citerons deux œuvres, de grande valeur
d'ailleurs : « Durant ma dernière année à Cambridge, je lus avec
attention et intérêt les récits de vova?;es de iïumboldt. Cet ou-
vrage et celui de sir J. Herschel, V Introduction to tlie Stiuly of
J\alural Philosophy, m'inspirèrent un zèle ardent. Je voulais ajouter,
si humble qu'elle pût être, ma pierre au noble édifice des sciences
naturelles. Aucun autre livre n'exerça autant d'influence sur moi
que ces deux ouvrages. Je copiai dans Humboldt de longs passages
relatifs à Ténérifle, et je les lus à haute voix, pendant une des excur-
168 REVDE DES DEUX MONDES.
sions mentionnées plus haut, à Henslow, Ramsay et Dawes, car
j'avais, dans une excursion précédente, parlé des beautés de Téné-
rifre,et quelques-uns d'entre nous avaient déclaré qu'ils tâcheraient
d'y aller ; mais je suppose qu'ils ne parlaient pas sérieusement.
Pour moi, j'étais très sérieux, et j'obtins une introduction pour
un négociant de Londres, afin de m'informer au sujet des moyens
de transport. »
En dehors de ses camarades de plaisir et de chasse , il
sut se lier à Cambridge avec des amis plus sérieux. Quelques-
uns faisaient partie du Club des Gourmets (ou des Gloutons?)
dont Darwin était membre. Le club avait pour but de faire des re-
cherches expérimentales sur des mets nouveaux, et l'on essayait
chaque semaine de quelque animal jusque-là dédaigné par le palais
humain. L'on essaya du faucon et d'autres bêtes; mais le zèle du
club mollit après l'essai d'un vieux hibou brun, « qui fut indescrip-
tible, » dit l'un des convives. — Darwin se lia beaucoup, — plus
que cela n'avait communément lieu entre élève et maître, — avec
Henslow, professeur de botanique. Cette amitié eut une influence
décisive sur sa vie. Henslow^ était un homme de savoir très étendu,
ne se contentant pas de ses connaissances spéciales, mais possédant
à fond beaucoup de sujets étrangers à la botanique. C'était un
érudit de premier ordre, mais il n'y avait rien de pédant en lui ;
son cœur et sa bonté rapprochaient ceux que son intelligence eût
pu tenir à distance, et l'on sentait en lui un ami, un camarade, et
non le maître.
Durant son séjour à Cambridge, Darwin ne travailla guère, a-t-il
été déjà dit. Les humanités ne le séduisaient pas, les mathémati-
ques lui répugnaient. Il n'aimait, en réalité, que la musique, la
chasse et la récolte des insectes. Cette dernière occupation l'inté-
ressait beaucoup et témoignait du vif attrait qu'avaient pour lui
les sciences naturelles. Non-seulement il pratiquait l'entomologie
avec un zèle infatigable, mais il inoculait encore ce goût à ses
amis, les priant de chercher, durant les vacances, les insectes qui
lui manquaient ; tels d'entre eux, à quarante ans de distance, se
rappellent encore des noms d'espèces rares auxquelles il avait
réussi à les intéresser.
L'entomologie faisait du tort au programme des études, car, dans
une lettre à son ami intime et parent Fox, il écrit en 18*29 : « Gra-
ham a souri et m'a salué si pohraent, quand il m'a dit qu'il avait
été désigné pour faire partie des six examinateurs, et qu'ils étaient
décidés tous à rendre l'examen tout différent de ce qu'il a été jus-
qu'ici, que je conclus de ceci que ce sera le diable à passer pour
les paresseux et les entomologistes. »
LA VIE DE CHARLES DARWIN. 169
Gela ne l'empêcha cependant pas de passer son examen, et les
vacances furent joyeusement consacrées à la pêche et aux insectes.
En 1831, Darwin quitta Cambridge, ayant son grade de maître
es arts. Après une excursion géologique qu'il fit avec Sedgwick
dans la partie nord du pays de Galles, excursion qui avait pour but
de le familiariser avec la géologie, à l'étude de laquelle Henslow le
poussait fort, il trouva à son retour, à Shrewsbury, une lettre de
Henslow contenant une intéressante proposition qui cadrait bien
avec les désirs de voyage du jeune naturaliste. En avril 1831, en
effet, il écrivait à Fox : « J'ai en tête, — que je parle, pense ou
rêve, — un projet que j'ai presque amené à éclosion, qui consiste
à aller aux îles Ganaries. Depuis longtemps, je désire voir un paysage
et la végétation des tropiques, et, selon Humboldt, Ténériffe est un
fort joli échantillon. » En mai, de nouveau : « Quant à mon projet
concernant les îles Canaries, il est téméraire de me questionner ;
mes amis voudraient m'y voir, tant je les harcèle de mes paysages
tropicaux, etc. Eyton ira l'été prochain, et j'apprends l'espagnol. »
La lettre en question informait Darwin que G. Peacock, pro-
fesseur d'astronomie à Cambridge, venait d'écrire à Henslow pour
le prier de lui recommander quelque jeune naturaliste qui pût ac-
compagner une expédition hydrographique à la Terre de Feu et
dans l'archipel Indien pour faire des études d'histoire naturelle, et
Henslow avait pensé à Darwin.
Peacock m'a dt3mandé, — il lira cette lettre et vous l'enverra de
Londres, — de lui recommander un naturaliste qui accompagnerait le
capitaine Fitz-Roy, chargé par le gouvernement de reconnaître les
côtes sud de l'Amérique. J'ai déclaré que je vous considérais comme
la personne la plus capable de mener à bien cette lâche.
Ce n'est pas que je vous considère comme un naturaliste achevé,
mais je sais que vous pouvez collectionner, observer et noter ce qui
est digne d'être enregistré en histoire naturelle.
Henslow répondit à Peacock que Darwin pourrait lui convenir, et
Peacock écrivit bientôt à ce dernier, lui donnant les détails de l'af-
faire. Darwin en référa à son ami Henslow, à son père et à son
oncle Josiah Wedgwood. Henslow l'engageait vivement à accepter.
Lui-même sentait combien l'offre était avantageuse, mais le doc-
teur Darwin y était opposé pour différentes raisons : il considérait
que ce voyage enlèverait à son fils le goût des habitudes séden-
taires et interromprait bien inutilement sa préparation aux ordres.
Le jeune homme consulta son oncle Wedgwood. \\ lui adressa la
liste des objections formulées par son père, en lui demandant son
170 REVUE DES DEUX MONDES.
avis sur la matière. Le docteur Darwin avait grande confiance dans
le jugement de celui-ci, et s'en rapportait volontiers à ce qu'il
disait. La lettre de Josiah Wedgwood fut très favorable au projet.
Le docteur Darwin se rendit aux raisons qui lui étaient don-
nées et accorda son consentement. Pour le décider, son fils lui
disait, faisant allusion à ses dépenses un peu exagérées à Cam-
bridge, « qu'il lui faudrait être diablement habile pour dépenser
plus que sa pension à bord du Beugle. » A quoi le père riposta,
avec un sourire d'homme qui sait ce qu'il dit : « Mais l'on m'assure
que vous êtes très habile sous ce rapport. » Fort du consente-
ment paternel, le jeune Darwin écrivit à Henslow pour lui an-
noncer sa décision, et se rendit à Cambridge pour savoir si la place
était encore libre, prendre ses arrangemens pour le voyage et élu-
cider un certain nombre de points importans. Il fit la connaissance
de Fitz-Roy, le commandant de l'expédition, homme très jeune en-
core, — il n'avait que vingt-quatre ans! — mais fort entreprenant
et intelligent, et pour lequel il se prit d'une vive affection.
11 alla aussi voir le Beaglc. C'était un fort petit vaisseau de
242 tonnes, équipé en barque, portant six canons; on le classait
dans la catégorie dite des cercueils, à cause de la fâcheuse ten-
dance de cette sorte de navires à couler par le gros temps. L'es-
pace y était restreint et mesuré avec une parcimonie extrême.
L'équipement en était excellent et l'équipage choisi avec grand
soin; plusieurs des officiers arrivèrent par la suite à des positions
éminentes. La mission du Beugle consistait à relever les côtes de
Patagonie et de la Terre de Feu, du Chili, du Pérou et de quelques
îles du Pacifique, et à faire une série d'observations chronomé-
triques en vue de déterminer la longitude de divers points du globe.
Fixé primitivement pour la fin de septembre 1831, le départ du
Beagle ne s'effectua qu'en décembre. La période d'hésitations, d'at-
tente, de préparatifs, fatigua fort le jeune naturaliste : « Ces deux
mois passés à Plymouthont été les plus malheureux que j'aie vécus,
bien que mes occupations y fussent très variées. J'étais attristé par
la pensée de quitter toute ma famille et mes amis pendant une
aussi longue période, et le temps me paraissait inexprimablenient
lugubre. Je souffrais aussi de palpitations et de douleurs au cœur;
et n'ayant acquis qu'un faible savoir médical, j'étais convaincu,
comme tous les ignorans, que j'avais une maladie de cœur. Je ne
voulus pas consulter le docteur, craignant d'entendre un verdict
qui m'empêcherait de partir, et j'étais décidé à partir à tout hasard. »
Ce voyage fut certainement pénible pour le jeune homme; il
souffrit du mal de mer à l'excès, et l'on a souvent attribué la mau-
vaise santé de Darwin aux épreuves que ce mal fit subir à son orga-
nisme. Les amiraux Mellersh et SuUvan, qui furent les compagnons
LA VIE DE CHARLES DARWIN. 171
de Darwin sur le Beugle, où ils servaient en qualité d'officiers,
ont donné le récit des souffrances du malheureux naturaliste. Son
travail était constamment interrompu, et son énergie ne pouvait
le soutenir toujours ; il s'étendait dans son hamac et travaillait
alternativement. Il était installé fort à l'étroit d'après Sulivan r
L'espace étroit au bout de la table aux cartes était le seul endroit
où il pût travailler, s'habiller et dormir. Le hamac restait suspendu
au-dessus de sa lête dans la journée, et lorsque la mer était mau-
vaise et qu'il ne pouvait plus rester assis devant la table, il s'étendait
dedans avec un livre.
Le seul endroit où il pût enfermer ses vêtemens consistait en
plusieurs petits tiroirs dans le coin, allant d'un pont à un autre. Le
tiruir d'en haut était tiré lorsque le hamac était suspendu, sans quoi
il n'y aurait pas eu assez de longueur, et les crochets étaient fixés
dans l'emplacement du tiroir du haut. Une petite cabine sous le gail-
lard d'avant était réservée à ses échantillons.
Cette installation lui suffisait cependant, et Darwin soutient
même que l'exiguïté de l'espace dont il disposait lui fut très utile^
en ce qu'elle lui donna des habitudes méthodiques. Sa vie s'écou-
lait fort paisible sur le petit vaisseau ; ses relations avec les offi-
ciers et avec Fitz-Roy étaient excellentes. Tout le monde aimait
« le cher vieux philosophe, » comme l'appelaient les officiers;
« Tattrapeur de mouches, » selon la désignation des matelots.
Mellersh écrit : « Je revois votre père en imagination avec au-
tant de nietteté que si j'avais encore été avec lui, la semaine der-
nière, sur le Beugle; son sourire aimable et sa conversation ne
peuvent s'oublier lorsqu'on a vu l'un et entendu l'autre. Jamais
un mot n'a été prononcé contre lui, et je crois que c'est le seul
dont ceci puisse être dit parmi ceux que j'ai connus, et c'est beau-
coup, car les personnes enfermées ensemble pendant cinq ans, sur
un vaisseau, sont exposées à s'agacer mutuellement. »
C'est à la Terre de Feu que Darwin éprouva pour la première
fois la singulière et instructive sensation résultant de la contempla-
tion de l'homme sauvage : « Aucun spectacle ne peut être plus inté-
ressant que celui de l'homme dans son état de sauvagerie primitif.
On ne peut en comprendre tout l'intérêt que lorsqu'on en a fait l'expé-
rience. Je n'oublierai jamais les hurlemens avec lesquels nous reçut
un groupe de sauvages lorsque nous pénétrâmes dans la baie de
Bon-Succès. Ils étaient assis sur une pointe de rochers, entourée
d'une sombre forêt de hêtres ; ils jetaient leurs bras au-dessus de
leur tête, et leurs longs cheveux pendans les faisaient ressembler à
des esprits troublés d'un autre monde. »
172 RE7DE DES DEUX MONDES.
jj De la Terre de Feu, le Beaglc remonte la côte du Chili. Darwin
fut fort malade vers cette époque, et passa six semaines au lit, à
Valparaiso, atteint d'une maladie dont le diagnostic demeura tou-
jours obscur et qui l'affaiblit beaucoup. Il commençait cependant à
souhaiter le retour.
J'aimerais à savoir dans quel état vous êtes, moralement et physi-
quement, écrit-il à son ami Fox. Quien sabe? comme on dit ici (et Dieu
sait qu'ils peuvent le dire, car ils sont suffisamment ignorans!); peut-
être êtes-vous marié, et soignez -vous, ainsi que le dit M"« Austen, de
petites branches d'olivier, petits gages d'une mutuelle affection !
Eh! eh! ceci me remémore certaines visions d'avenir où je voyais
du repos, des cottages verdoyans et des jupons blancs. Qu'adviendra-
t-il de moi après ceci? Je l'ignore. Je me sens comme un homme
ruiné qui ne sait ni ne se soucie de savoir comment il arrivera à se
dégager.
Le retour s'effectua par Sainte-Hélène, à la fin de 1836, après
une absence de cinq ans.
L'importance de ce voyage a été capitale pour la destinée de
Darwin, et c'est à juste raison qu'il considérait la date du départ
comme une nouvelle naissance. Les résultats de cette longue ab-
sence ne sont pas seulement ceux qu'il a consignés dans l'inté-
ressant Voyage d'un riatw^ali.ste, — résumé de ses notes et de ses
lettres, et dont divers fragmens ont été expédiés comme lettres à
sa famille, — et dans les mémoires présentés par lui, à son re-
tour, aux sociétés savantes. Ils sont principalement dans l'expé-
rience qu'il acquit dans l'étude des sciences naturelles, dans les
observations de toute sorte qu'il put faire, et dans les réflexions
que les faits firent surgir en son esprit. Ce voyage a été pour
Darwin l'initiation véritable à l'observation, à la méthode, à la
science, et il paraît certain qu'il a été pour le développement de
son esprit, de ses idées, l'événement capital de son existence.
Au retour du voyage, il n'est plus question pour Darwin de de-
venir un clergyman. Il s'occupe de mettre ses collections et do-
cumens en ordre pour en tirer parti. L'idée de l'église est en-
tièrement abandonnée, sans qu'il en ait été même parlé. Au cours
même de son voyage, Darwin avait bien senti que sa vie avait
changé, et que ses plans originels devaient se modifier ; mais il ne
voyait guère en quel sens. A son retour, nulle hésitation : il sait ses
caisses et ses cahiers de notes pleins d'échantillons à décrire, de
faits à expliquer, et il se met au travail. « Je n'ai rien à désirer, si
ce n'est une meilleure santé, afin de continuer les occupations aux-
quelles j'ai joyeusement décidé de consacrer ma vie. » — « Mon
LA VIE DE CHARLES DARWIN, 173
père espère à peine que l'état de ma santé puisse s'améliorer avant
quelques années. La déception est amère pour moi, lorsque j'ar-
rive à la conclusion que u la course est gagnée par le plus fort,» et
que je ne ferai pas grand'chose de plus que de me contenter d'ad-
mirer les enjambées que font les autres dans le domaine de la
science. » C'est ce fâcheux état qui l'obligea plus tard à renoncer
à la vie de Londres. Mais n'anticipons pas. A son retour, après quel-
que temps passé à Shrewsbury auprès de sa famille, il s'établit à
Cambridge, puis à Londres, pour étudier ses collections, ses notes,
et en tirer différons travaux. Son embarras est d'abord grand ; il
sent qu'il ne pourra suffire à tout: géologie, botanique et zoologie. A
qui s'adresser pour se charger de certaines parties de ses collec-
tions, et pour que son travail ne soit pas perdu? Au début, l'on ne
fait guère bon accueil au jeune naturaliste : chacun a trop à faire
pour s'occuper de ses collections, si péniblement réunies. Les choses
finissent cependant par s'arranger : les matériaux recueillis par
Darwin ne seront point perdus, grâce à quelques collaborateurs
de bonne volonté pour divers sujets dont Darwin ne peut se
charger : il se réserve d'écrire un résumé de voyage et quelques
monographies. Peu de temps après, il obtient du gouvernement
une subvention de 25,000 francs pour la publication des résultats
scientifiques de son voyage.
Son Voydgc l'occupe fort, mais n'avance que lentement à cause
des distractions de Cambridge ; il voit beaucoup Lyell, avec qui il
discute la géologie de l'Amérique. Durant l'automne de 1837, il est
si fatigué qu'il lui faut s'arrêter un peu : ses palpitations de cœur le
reprennent, le médecin lui prescrit un repos complet de quelques se-
maines. A la même époque, on lui propose les fonctions de secré-
taire de la Société géologique, qui lui répugnent fort pour diverses
raisons, parmi lesquelles son ignorance des langues étrangères et
le temps que cela lui prendrait ; il les accepte cependant et les con-
serve de 1838 à 1841. Entre temps et pour se reposer, il fait quel-
ques excursions rapides, durant lesquelles il s'occupe de géolo-
gie : la plus importante fut celle de Glen-Roy, dont il chercha à
expliquer les différentes routes parallèles d'origine glaciaire, mais
sans y réussir. Il se lia beaucoup avec Lyell, à cette époque, Lyell,
qui, avec ses Principles of Geology, venait de secouer de fond en
comble la géologie classique d'alors, et de lui fournir de^nouvelles
et solides bases, et qui était plein de sympathie pour le jeune
naturaliste. Dans plusieurs de ses lettres de cette^ époque ,
Darwin dit qu'il paresse beaucoup, mais d'une façon particulière :
« J'ai été dernièrement fort tenté d'être paresseux, en ce qui con-
cerne la géologie pure, par suite du nombre étonnant d'aperçus
nouveaux qui se présentaient d'affilée et d'une façon ]^serrée à
174 REVUE DES DEUX MONDES.
mon esprit sur la classification, les affinités, les instincts des ani-
maux...
« A propos de la question des espèces, j'ai rempli livre de notes
après livre de notes, de faits qui commencent à se grouper eux-
mêmes et clairement, selon des lois secondaires.
« Je suis charmé d'avoir la preuve de votre bonté, puisque vous
n'avez pas oublié mes questions sur le croisement des animaux.
C'est ma marotte favorite, et je pense réellement qu'un jour il me
sera possible de faire quelque chose sur ce sujet inextricable des
espèces et des variétés. »
En effet, durant cette époque, — et de nombreuses allusions se
rencontrent en d'autres lettres, — Darwin s'occupe beaucoup de
la question des espèces ; mais nous reviendrons là-dessus plus loin.
II.
En I8/1O, Darwin épouse sa cousine, Emma AVedgwood, avec laquelle
sa vie s'écoulera désormais pleine de paix et de bonheur pour tous
deux, grâce au dévouement de l'une, à la reconnaissance de l'autre.
Après son mariage, Darwin se fixe à Londres, où il mène une vie fort
retirée, évitant les réunions mondaines et toute perte de temps. Il
travaille beaucoup, mais sa santé est mauvaise et l'empêche d'en faire
autant qu'il le voudrait. Il s'occupe de son volume sur les Récifs de
corail. Son Voyage d'un naturaliste est bien accueilli de ceux qui
l'ont lu, mais le nombre en est restreint. La première édition fait,
en effet, partie d'une publication volumineuse : la Zoologie du
voyage du Beagle, qui ne s'adresse qu'aux spécialistes et dont le
gros public n'a cure. C'est la deuxième édition qui seule pénètre
réellement dans Vingens pecus des lecteurs. — Vers celte époque
se place la naissance de son premier enfant, dont, en vrai na-
turaliste, il fait aussitôt un sujet d'observations, et ses notes sur le
développement des expressions de ce jeune être deviennent le
germe de son livre sur l'Expression des émotions. Mais sa santé
ne s'accommode pas de la viede Londres; sa femme, d'ailleurs, ne
se plaît que médiocrement dans cette ville enfermée : tous deux
songent à habiter la campagne.
En se fixant à Down, Darwin comptait bien ne pas abandonner
tout à fait la vie de Londres : a J'espère, dit-il, qu'en allant à Lon-
dres une fois tous les quinze jours, ou toutes les trois semaines,
j'entretiendrai mes relations scientifiques et mon zèle, et que je ne
deviendrai pas tout à fait une brute de province. »
Mais, en réalité, à mesure que le temps s'écoule, les visites à
Londres deviennent de plus en plus rares, en raison de sa santé
principalement et de son travail.
LA VIE DE CHARLES DARWIN. 175
Le choix de Down fut le résultat du désespoir plutôt que d'une
préférence marquée : fatigué d'avoir longtemps cherché en vain, il
prit la première maison qui lui convînt tant soit peu. Down est un
village fort tranquille et retiré, sur un plateau de 300 mètres d'al-
titude, voisin de Londres. La maison est simple, si simple qu'il faut,
dès le début, y faire des additions.
C'estàDow^n que s'écoulera maintenant et que s'achèvera la vie de
Darwin ; il ne s'absentera que rarement, à de longs intervalles, et pour
raisons de santé principalement, ou pour faire des visites à sa famille
et à ses amis. La vie y est tranquille, mais sa régularité, sa méthode
ont quelque chose de très attachant, et il nous sera permis de nous
arrêter un peu sur ce sujet. Rappelons seulement que cette esquisse
«e rapporte plutôt à la vie de Darwin, parvenu à l'âge mûr et dans sa
vieillesse, qu'à celle qu'il menait dans les premiers temps de son
installation. Les élémens nous en sont fournis par les réminiscences
de Francis Darwin, qui, dans un chapitre très intéressant, nous a
donné tous ses souvenirs personnels concernant la vie quotidienne
de son père.
Darwin était de haute taille, mais de carrure moyenne, un peu
voûté dans sa vieillesse, à mouvemens plutôt gauches. Il était mai-
gre. Son front, fort élevé, abritait des yeux bleu gris enfoncés sous
des sourcils touffus; il portait une longue barbe, très fournie,
mais devint chauve. Son visage était coloré, même lorsqu'il était le
plus souffrant, et le contraste entre son état intime, réel, et son ap-
parence extérieure, était souvent ex,traordinaire. Son vêtement était
toujours sombre, de forme aisée ; il portait un chapeau de paille
ou de feutre mou, selon la saison, et, pour sortir, il jetait sur ses
épaules un manteau court, sans manches, qu'à l'intérieur il rem-
plaçait par un plaid. Étant assez frileux, il portait sur ses chaus-
sures d'intérieur des bottes de drap fourré ; mais souvent, au cours
de son travail, on le voyait enlever ces additions au costume nor-
mal : il avait trop chaud, et cela indiquait une lutte plus vive entre
l'écrivain et son sujet.
L'emploi de la journée est très méthodique à Down : Darwin
se lève tôt et fait une courte promenade. Avant huit heures, il
a déjeuné; de huit heures à neuf heures et demie, il travaille; à neuf
heures et demie, il vient au salon pour le courrier qu'il lit, après
quoi on lui fait une lecture à haute voix jusque vers dix heures et
demie. C'est toujours une lecture de roman. De dix heures et de-
mie à midi, il travaille encore, et c'est généralement dans sa vieil-
lesse la fin du labeur quotidien. Il sort alors, le plus souvent avec
son terrier blanc, Poli y, animal fort intelligent auquel son maître
est très attaché. Polly est une rusée qui sait suivre ses avantages.
Lorsqu'elle a faim et que son maître vient à passer, la voilà qui se
17Ô REVUE DES DEUX MONDES.
met à trembler, à geindre, à prendre une expression misérable, sa-
chant bien que son maître ira déclarant partout qu'elle « meurt de
faim, » ce qui ne peut qu'être profitable à ses intérêts à elle, Polly,
Cette promenade conduit Darwin à la serre d'abord, où il va visiter
les plantes en expérience, puis dans un champ qui a été spéciale-
ment arrangé en promenoir, ou encore, au dehors, dans la campagne.
Le plus souvent, c'est au promenoir qu'il se rend. C'est un champ
étroit, mais allongé, planté de chênes et d'autres arbres, entouré
d'une haie basse, et d'où l'on découvre une jolie vue; une allée cir-
culaire, sablonneuse, en parcourt les bords. Autrefois, Darwin en
faisait chaque soir un nombre de tours fixé d'avance ; devenu plus
vieux, il en fait ce que ses forces lui permettent. Il s'arrête souvent
pour observer les oiseaux et autres bêtes, et son immobilité est
telle qu'il arrive à de jeunes écureuils de lui grimper sur les jambes
et le dos, tandis que leur mère, dans un arbre, les rappelle avec
des cris d'angoisse. S'il ne va pas au Sand-Walk, — c'est le nom de
ce promenoir habituel, — il se promène avec les siens dans le jardin,
examinant les fleurs, pour lesquelles il éprouve une admiration artis-
tique non moins vive que son admiration de botaniste pour leur
structure et leurs adaptations multiples. Étant jeune homme, il a
eu la passion du cheval, et, dans son âge mûr, il l'a pratiqué sur
ordonnance des médecins ; mais divers accidens l'ont dégoûté de
cet exercice. Au retour de la promenade, il prend son goûter. Son
alimentation est simple, et il n'est pas grand mangeur. Il ne boit
que très peu de vin, et il ne lui est arrivé qu'une fois, étant étudiant
à Cambridge, de boire plus qu'il n'eût dû. « Je me rappelle, dit
Francis Darwin, lui avoir une fois demandé, dans mon innocence
d'enfant, s'il avait jamais été pris de vin, et il me répondit très gra-
vement qu'il éprouvait de la honte à m'avouer qu'il avait une fois, à
Cambridge, bu plus que de raison. » Il a une passion pour les su-
creries, passion malheureuse, car elles lui sont défendues. Il pro-
met souvent de n'en pas prendre, mais ne considère ses sermens
comme valables que s'ils ont été faits à haute voix. — Après le goû-
ter, il s'étend sur un divan du salon et lit le journal. Ses opinions
politiques ne sont guère le résultat d'une profonde méditation; il
se les fait en passant, mais il lit avec soin les débats parlementaires,
qu'il trouve d'ailleurs démesurément prolixes et dont il rit souvent.
Après cette lecture, la seule qu'il fasse jiropria persona, car tout
le reste lui est lu à haute voix, il s'occupe de sa correspondance,
qu'il dicte le plus souvent. 11 est très méticuleux sur ce point : il a
de vifs remords quand il laisse tarder une réponse, si insignifiante que
puisse être l'épître de celui qui lui a écrit. Il a pourtant reçu beau-
coup de lettres irréfléchies et ridicules. Toutes ont eu leur réponse
courtoise et bienveillante. Il garde toutes les lettres qu'il reçoit.
LA VIE DE CHARLES DARWIN. 177
Pour les réponses longues, il fait souvent un brouillon écrit sur le
verso d'épreuves ou de manuscrits désormais inutiles. 11 écrit avec
soin, et, quand ce n'est pas lui qui tient la plume, il recommande à
son secrétaire, un de ses enfans, d'écrire avec soin, surtout si c'est
à un étranger que sa lettre est destinée. Toutes ses lettres sont
empreintes d'une profonde courtoisie et d'une vive sympathie. —
Après sa correspondance, les affaires. Il lient ses comptes très exac-
tement et avec un soin méticuleux; il est économe, ayant à cœur
de laisser à ses enfans le plus qu'il pourra, craignant pour eux un
état de santé qui les empêche de gagner leur vie. Mais il est plus
généreux encore qu'économe, et, à la fm de l'année, il partage entre
ses enfans le surplus de ses revenus. Sa petite économie qui frappe
le plus, c'est celle du papier. Il détache les feuilles blanches des
lettres, il conserve tous les placards et ses vieux manuscrits, qu'il
utilise pour des notes, des brouillons.
Vers les trois heures, la correspondance étant achevée, il monte
à sa chambre, s'étend sur un divan, et, tandis qu'il fume une ciga-
rette, écoute !a lecture d'un roman. Il ne fume qu'au repos; pen-
dant qu'il travaille, il prise, habitude qui date de Cambridge. A un
moment, il avait renoncé au tabac ; mais il se sentit si « léthargique,
stupide et mélancolique, » qu'il y revint au bout d'un mois. Sou-
vent, sous un prétexte quelconque, — pour voir si le feu de son
cabinet ne tombe pas, dit-il, — il sort du salon ; mais si l'on offre
d'y aller voir à sa place, il se trouve qu'il va aussi et surtout cher-
cher une prise de tabac. Ce n'est pas un grand fumeur.
La lecture l'endort parfois, ce qu'il regrette, car la lacune qui
résulte de son sommeil nécessite des explications pour l'intelli-
gence de l'intrigue. A quatre heures, il descend et sort encore pour
faire une promenade d'une demi-heure. Il rentre et travaille pen-
dant une heure. Après quoi, nouvelle lecture à haute voix, avec une
cigarette. Pendant que le reste de la famille dîne, il prend un léger
repas : un œuf, une tranche de viande. Après quoi, une partie de
tric-trac avec sa femme et une lecture scientifique occupent une
partie de la soirée. La fm de celle-ci est consacrée à un peu de mu-
sique, — il a quelques morceaux favoris, — et à une dernière séance
de lecture. Il aime beaucoup les romans; mais, comme on l'a vu, il
veut qu'ils finissent bien. Un roman qui finit tragiquement lui déplaît
à coup sûr. Ce qu'il aime, c'est une intrigue intéressante, avec une
terminaison satisfaisante ; un roman de pure psychologie ne lui plaît
guère. Ces lectures à haute voix le tiennent admirablement au cou-
rant de la littérature légère ; mais les romans n'en constituent pas le
seul fonds : on lui lit aussi des biographies, des livres de voyage; les
lectures scientifiques sont les seules qu'il fasse sans aide. Il litdiffici-
TOME LXXXIV. — 1887. 12
178 REVOE JDKS OKOX MONDES.
lement les langues étrangères, l'allemand surtout, qu'il ne décliifïre
qu'à coups de dictionnaire, et il maudit plaisamment la prolixité et
l'obscurité des auteurs allemands, qu'il appelle les vtrdammte (les
maudits, les damnés). Comme son esprit est très ouvert, il lit un
peu de tout. Il dit même avoir du plaisir à lire les articles de revue
qu'il ne comprend pas. Une fois qu'une question a occupé son esprit,
il s'y intéresse à tout jamais et en suit les progrès à vingt ou trente
ans de dislance. C'est ainsi que, dans sa vieillesse, il a plaisir à
causer des progrès de la géologie et de la zoologie, et particuliè-
rement des questions qui l'ont occupé durant sa jeunesse. Enfin,
vers dix heures, la journée est finie. Darwin n'a guère connu les
nuits bienfaisantes qui reposent le corps et l'esprit. C'est la nuit
qu'il souffrait le plus de ses maux mystérieux. Je dis mysté-
rieux, car il est difficile de se rendre compte de leur nature, 11
semble que son estomac fût très délicat, et peut-être y avait-il
de la goutte dans son cas. Toujours est-il qu'il passait souvent des
nuits d'insomnie qui le fatiguaient pour la journée suivante et du-
rant lesquelles il se créait des soucis sans nombre.
La vie de Darwin s'est ainsi écoulée paisible, retirée, réglée
d'avance heure par heure ; c'était la condition primordiale pour
lui de la santé relative. 11 s'absente peu de Down; il ne le quitte
guère que pour des cures d'hydrothérapie et des visites à des pa-
rens et à des amis, ou pour se rendre à des congrès scientifiques,
les visites à Londres et les changemens de régime étant trop péni-
bles pour sa santé. Même dans ces cas, il s'eiTorce de réduire l'ab-
sence à son minimum : il discute pour une journée de plus ou de
moins, et dans les rares circonstances où il vient à Londres, c'est
de grand matin, si bien qu'il arrive chez ses amis à l'heure où ils
se lèvent à peine. Si sa santé ne l'immobilisait autant, Darwin voya-
gerait volontiers, et les petites excursions qu'il fait étant en bonne
santé lui laissent un souvenir des plus agréables; il aime les pay-
sages, et toute la nature l'intéresse. Il a la manie défaire ses paquets
lui-même, et commence cette opération la veille du départ, de grand
matin, accompagné de Polly, qui prend un air misérable et de circon-
stance.
Darwin est profondément aimé de ses enfans, et il les aime ten-
drement. Qu'il me soit permis de donner la fin de quelques pages
émues qu'il écrivit au sujet de sa petite Anne, après la mort de
celle-ci, à l'âge de dix ans :
J'avais toujours pensé que, quoi qu'il arrivât, nous aurions eu pour
notre vieillesse au moins un être aimant que rien n'aurait pu chan-
ger. Ses uiouvemens étaient vigoureux, actifs et extrêmement gra-
cieux. Lorsqu'elle se promenait avec moi dans le Sand-Walk, bien que
LA VIE DE CHARLES DARWIN. 179
j'allasse vite, elle marchait devant moi, pirouettant avec élégance, sa
chère figure toujours illuminée des plus doux sourires Quelquefois
elle avait avec moi des attitudes charmantes, légèrement coquettes,
dont le souvenir m'attendrit. Elle employait souvent un langage exa-
géré, et lorsque je la raillais, en exagérant encore ce qu'elle venait
de dire, je vois toujours le petit geste de tète et j'entends l'exclama-
tion : « Oh ! papa, c'est indigne à vous 1 » Nous avons perdu la joie de
notre foyer et la consolation de notre vieillesse. Elle doit avoir su
combien nous l'aimions tendrement; plût à Dieu qu'elle sût main-
tenant avec quelle tendresse et quelle profondeur nous aimions et
aimerons toujours sa chère et joyeuse figure! Que nos bénédictions
l'accompagnent !
C'est un père excellent, très afTectiieux, très indulgent. « Je ne crois
pas, dit Francis Darwin, qu'il ait jaoaais adressé un mot de colère
à aucun de sesenfans.» Du moins, quand cela lui arrive, il a une fa-
çon de s'en excuser qui est touchante. Un de ses fils raconte qu'une
fois , à propos d'une question qui préoccupait vivement l'opinion
publique en Angleterre, il fit une remarque qui ne cadrait pas avec
la manière de voir de son père. Celui-ci, dans un accès d'humeur,
lui répliqua assez vivement. « Le lendemain matin, vers les sept
heures, dit son fils, il vint dans ma chambre, s'assit sur mon lit et me
dit qu'il n'avait pu dormir, en pensant qu'il avait été si fort en co-
lère contre moi, et il me quitta après quelques paroles afTectueuses.»
Les enfans, à leur tour, l'apprécient fort à tous égards, même
comme camarade de jeux, et une de ses filles raconte ce qui suit :
« Comme exemple de nos relations et comme preuve de la valeur que
nous lui reconnaissions comme camarade de jeux, je dirai qu'un de
ses fils, âgé de quatre ans, essaya de le corrompre, au moyen de l'offre
de douze sous, pour le faire venir jouer avec nous à l'heure de son tra-
vail. Nous savions tous combien cette heure était chose sacrée, mais
résister à douze sous nous paraissait chose impossible ! » Les enfans
envahissaient souvent son cabinetde travail pour chercher delà ficelle,
des ciseaux, un couteau, un marteau ; quand cela s'était produit plu-
sieurs fois, il leur disait d'un air résigné : « Ne croyez-vous pas que
vous pourriez vous abstenir de revenir? J'ai été dérangé bien sou-
vent, » Jamais un mot d'impatience ni de colère; il était toujours
bon et affectueux, plein de sympathie pour les occupations de ses
enfans, que ce fussent leurs jeux ou leurs travaux. Avec ses invi-
tés, sa manière est charmante ; il a une façon de s'en occuper, de
causer avec chacun d'eux tour à tour, qui leur rend le séjour à Down
particulièrement agréable; aucune morgue, aucune prétention; bien
au contraire, il semble toujours se considérer comme peu de chose
auprès de son interlocuteur. Sa conversation est assez décousue. Sur
180 REVUE DES DEUX MONDES.
ses phrases se pressent des incidentes, des parenthèses, si bien qu'à
la fin il se trouve parfois fort loin de son point de départ, ou encore il
passe de déduction en déduction, de telle sorte qu'à la dernière con-
clusion l'interlocuteur a entièrement oublié les prémisses. 11 bégaie
un peu quand sa pensée est hésitante et il s'aide de gestes. Sa parole
est exagérée ; il sent vivement et sa parole s'en ressent. Même dans
les descriptions, sa phrase l'emporte ; c'est ainsi que, dans V Origine
des. Espèces, il parle d'une larve de cirripède : « Avec six paires de
nageoires admirablement constituées, une paire d'yeux composés
magnifiques et des antennes extrêmement complexes. » — « Nous
avons beaucoup ri avec lui, dit son fils, de cette phrase, que nous
comparions à un boniment. » Cette tendance à s'abandonner à la
forme enthousiaste de sa pensée, sans crainte du ridicule, apparaît
dans tous ses écrits.
11 connaît cette tendance qu'a sa parole à l'emporter au-delà de
la limite juste, et craint même d'avoir à gronder un domestique.
Et, de fait, il est si rare que pareille occurrence se présente,
que son fils ne se rappelle qu'un seul exemple : il lui souvient
d'avoir escaladé les escaliers par pure terreur, un jour que les
circonstances exigèrent une exécution domestique, tant la chose lui
parut surprenante. En société, son attitude est animée et gaie. Il
aime à plaisanter, à taquiner parfois; son rire est sonore et libre.
Il apprécie beaucoup l'esprit des autres et V humour. Huxley, — l'un
des grands savans et des meilleurs écrivains anglais, en même temps
qu'un homme d'un esprit très vif, — a pour lui un grand charme,
et sa conversation est un régal qu'il apprécie toujours fort. Avec
Lyell et Hooker, la conversation est plutôt une controverse scienti-
fique. Malgré sa santé précaire, Darwin s'occupe beaucoup des af-
faires de son village; il participe à diverses institutions philanthropi-
ques, auxquelles il prend une grande part avec son ami le clergyman
de Down.
Sa manière de travailler peut intéresser le lecteur; aussi en di-
rons-nous quelques mots. Tout d'abord, il ne perd jamais une mi-
nute et s'occupe toujours; il a appris la valeur du temps sur le
Beagle, où son travail devait nécessairement être rapide, et il lui
répugne de le laisser s'écouler sans en profiter. 11 est maladroit de
ses mouvemens et admire fort les anatomistes habiles ; quand il a
réussi à achever quelque dissection délicate, il en reste « muet d'ad-
miration. » Dans sa jeunesse, il n'emploie que le microscope simple,
que préconisait tant Robert Brown, et cet instrument lui a permis
de voir beaucoup de choses qu'un naturaliste moderne ne croirait
pouvoir apercevoir qu'avec des outils très perfectionnés. Il aime
les méthodes et les instrumens simples, et n'a pas besoin de l'outil-
lage compliqué qui tend à envahir les laboratoires de nos jours. II
LA VIE DE CHARLES DARWIN. 181
improvise des appareils de toute sorte, ou en fait faire de grossières
épreuves par le charpentier ou le serrurier du village. Sa table à
dissection est une planche épaisse, et ses outils sont tout ce qu'il
y a de plus élémentaire. Il travaille avec une ardeur contenue, d'une
façon très méticuleuse, de manière à n'avoir pas à revenir sur ses
pas. Il tient note de chaque expérience , quel qu'en soit le résul-
tat. Il distingue les différentes catégories d'objets au moyen de fils
de couleur, et sur chaque pot de graines en germination une éti-
quette en zinc indique la nature de l'expérience. Il a une tendance
prononcée à personnifier les objets de son expérience : il en parle
comme s'ils avaient leur volonté, leur idée, et semble les soupçonner
de vouloir sans cesse lui jouer des tours. « Je crois, dit son fils,
à propos de ses expériences sur la germination, qu'il personni-
fiait chaque graine sous la forme d'un petit démon qui cherchait à
le tromper en sautant dans le tas, ou en se sauvant tout à fait. »
Il a une foi implicite dans ses outils, et reste saisi d'étonne-
ment en découvrant que ses deux micromètres diffèrent sensible-
ment. Sa balance est un vieil appareil qui date de son séjour à
Edimbourg ; son verre gradué est un verre d'apothicaire. Les expé-
riences les plus invraisemblables, en apparence les plus absurdes,
ne le rebutent jamais. Il fait une foule d'expériences d'imbé-
cile, — c'est son expression, — et pense qu'il ne faut jamais re-
pousser les idées les plus étranges. Avec cela, une persévérance
rare, une obstination véritable^ dont il s'excuse parfois. Dès qu'une
idée d'expérience s'est présentée à son esprit, il faut qu'il la réa-
lise, et l'expérimentation est son grand plaisir: c'est une distraction
quand il a trop écrit. Ses livres sont des instrumens de travail, rien
de plus. Le sens du bibliophile lui est étranger. Il coupe les ou-
vrages volumineux pour les rendre plus portatifs et commodes à la
main. Il déchire dans les brochures et collections tout ce qui ne
l'intéresse pas. A mesure que les livres arrivent, il les lit ou les par-
court, selon leur valeur probable ; il en fait à mesure des notes,
des résumés, à la fin, en guise de tables des matières, à son usage
personnel ; et les notes et brochures sont ensuite classées dans des
cartons, sous des rubriques différentes. Aussi, avec ses livres dé-
chirés, sa bibliothèque présente-t-elle un aspect étrange, peu élé-
gant au sens du bibliophile. Sa façon d'écrire est simple : il con-
sulte d'abord l'ensemble des notes du portefeuille se référant au
sujet qui l'occupe, et fait une esquisse générale sur le verso de
placards d'imprimerie ou de manuscrits. Ceci est recopié par le
maître d'école de Down, le copiste attitré de Darwin. Cette copie est
revue, corrigée et envoyée à l'imprimerie. Avec les placards com-
mence le travail le plus désagréable à Darwin; il revoit le style, —
182 REVUE DES DEUX MONDES.
ce qui lui déplaît le plus, — il ajoute, il retranche, il allonge, it
condense, il remanie, en deux fois, au crayon, puis à la plume. En-
fin, il soumet le tout à différens membres de sa famille, quêtant
les conseils, les critiques. C'est M°^^ Darwin qui a revu les épreuves
de l'Origine des Espèces, et c'est une de ses filles qui revoit la
plupart de ses autres œuvres.
Il écrit avec difficulté, d'une façon parfois obscure, ce qui néces-
site beaucoup de modifications. Souvent il s'arrête au milieu d'une
phrase dont il ne peut sortir, et se dit : <( Maintenant, que voulez-
vous dire? » et il formule sa réponse à haute voix. La partie litté-
raire de son travail est celle qui lui est le plus pénible et la plus
difficile. « Il me semble que mon esprit est la proie d'une sorte de
fatalité qui me fait établir en premier lieu mon exposé ou ma pro-
position sous une forme défectueuse ou maladroite. Au début, j'avais
l'habitude de réfléchir à mes phrases avant de les écrii*e ; depuis plu-
sieurs années, j'ai constaté que je gagnais du temps à griffonner
des pages entières, aussi vite que possible, abrégeant les mots de
moitié, et à les corriger ensuite à loisir. Les phrases ainsi griffon-
nées sont souvent meilleures que celles que j'aurais pu écrire avec
réflexion. » Quelques dessins qui accompagnent ses œuvres sont gé-
néralement faits par ses enfans, et il a pour ces figures une admi-
ration sans limites, se sentant incapable d'en faire autant. Dans ses
dernières années, il n'écrit plus, il dicte, et c'est une chose singu-
lière que sa façon d'aller jusqu'à la limite extrême de ses forces; il
s'arrête tout à coup, disant : « Je n'en puis plus, il faut que je
m'arrête. »
Sa façon de juger les travaux des autres est toujours très bien-
veillante, même dans le cas assez fréquent où ceux-ci n'ont qu'une
médiocre valeur. Sa modestie est bien connue; il n'a jamais été de
ces affamés de gloire qui cherchent à se la procurer par tous les-
moyens faciles : la réclame, si chère à quelques littérateurs et à
quelques savans, lui fait horreur. Il a certainement le désir de faire
œuvre qui dure, il a l'ambition naturelle à un esprit sain, mais
rien de plus. « Je suis sûr, dit-il, de ne m'ètre jamais détourné
d'un pouce de ma voie pour conquérir la renommée. » L'on com-
prend qu'avec une pareille faconde penser, il n'attache que peu d'im-
portance aux discussions de priorité, et il le montre bien, comme nous
le verrons plus loin, à propos de sa théorie de l'origine des espèces,
quand Wallace lui envoie son mémoire sur ce sujet. L'on comprend
aussi que les controverses mondaines ne l'intéressent guère ; il ne
s'est que très peu occupé des critiques qu'on lui a adressées ;
d'ailleurs, la plupart d'entre elles ont été trop faibles, trop peu
raisonnées pour mériter cet honneur. Pour la probité scientifique
LA VIE DE CHARLES DARWIN. 183
de Darwin, elle est bien connue ; elle mérite de devenir prover-
biale. Jamais chercheur ne fut plus consciencieux, plus exact, plus
scrupuleux.
Deux petits traits insignifians en eux-mêmes montrent bien cette
préoccupation de l'exactitude. M. Brodie Innés, le clergyman de
Down, raconte qu'une fois, après une réunion où les afl'aires de la
paroisse avaient été discutées, Darwin vint lui rendre visite la nuit :
o II venait pour dire qu'en réfléchissant à la discussion, et bien que
ce qu'il eût dit lût tout à fait correct, il pensait que j'aurais pu en
tirer une conclusion erronée, et ne voulait pas prendre son som-
meil avant de s'en être expliqué. Je suis convaincu, ajoute M. Brodie
Innés, que si, un jour quelconque, un fait s'était présenté à lui qui
contredisait ses théories les plus chères, il aurait enregistré le fait
pour le publier avant de se coucher. » L'autre fait est rapporté par
M. Romanes, un de ses disciples chéris. Darwin et Romanes avaient
causé ensemble le soir, et, au cours de la conversation, Darwin avait
incidemment dit que le plus émouvant spectacle qu'il eût rencontré
était le paysage du haut de la Cordillière. 11 alla se coucher, tandis
que Romanes resta au fumoir à causer avec l'un des fi!s de Darwin,
quand, vers une heure du matin, la porte s'ouvrit et Darwin parut.
Il s'était relevé uniquement pour venir dire que sa mémoire l'avait
trompé ; il aurait dû parler d'une montagne du Brésil et non de la
Cordillière ; après quoi, il se retira. Gomme le dit M. Romanes, c'est
là un trait caractéristique et qui hidique bien l'extrême précision
du grand naturaliste. Pour conclure, il nous sera sans doute permis
de faii-e une citation de M. F. Darwin, qui montre bien sous quel
jour il faut envisager la vie de Darwin :
 l'exception de ma mère, nul ne peut connaître l'intensité exacte
de ses souffrances ni le degré de sa patience prodigieuse. Elle le pré-
servaii de tout ennui susceptible d'être détourné, et n'omettait rien
de ce qui pouvait lui épargner une peine quelconque, ou l'empêcher
d'être fatigué. Elle tâchait d'alléger pour lui les nombreux iiiconvé-
niens que sa maladie faisait naître.
J'hésite à parler librement d'une chose aussi sacrée que le dévoû-
meut de toute une vie, qui sut inspirer ces soins tendres et constans.
Un des principaux traits de la vie de mon père, je le répète, est que,
pendant quarante ans, il n'eut jamais un seul jour de bonne santé
comme les autres hommes : sa vie fut un long combat contre la fatigue
et l'effort de la maladie. Et ceci, je n'ai pu le dire sans parler aussi
de la condition unique qui l'a rendu capable de supporter jusqu'à la
fin cette lutte et de combattre jusqu'au bout.
Comme il est toujours intéressant de savoir ce qu'un homme émi-
184 REVUE DES DEUX MONDES.
nent peut penser de lui-même, ajoutons un dernier passage de son
autobiographie, passage un peu long, mais que l'on nous pardon-
nera de rapporter tel quel :
Je n'ai pas une grande rapidité de conception ou d'esprit, qualité
si remarquable chez quelques hommes intelligens, par exemple chez
Huxley. Je suis donc plutôt un critique médiocre. Dès que j'ai lu un
journal ou un livre, l'écrit excite mon admiration ; ce n'est qu'après
une réflexion prolongée que j'en aperçois les points faibles. La faculté
qui permet de suivre une longue et abstraite suite de pensées est chez
moi très limitée ; je n'aurais jamais réussi en mathématiques ou en
métaphysique. Ma mémoire est étendue, mais brumeuse : elle suffit
pour m'aveitir vaguement que j'ai lu ou observé quelque chose d'op-
posé ou de favorable à la conclusion que je tire. Au bout de quelques
instans, je me rappelle où je dois chercher mes indications. Ma mé-
moire laisse tellement à désirer, dans un sens, que je n'ai jamais
pu me rappeler plus de quelques jours une simple date ou une ligne
de poésie.
Plusieurs de mes critiques ont dit en parlant de moi : « C'est un
bon observateur, mais il n'a aucune puissance de raisonnement. » Je
ne pense pas que ceci soit exact, car VOrigine des Espèces, du commen-
cement à la fin, est un long argument qui a réussi à convaincre un
assez grand nombre d'hommes très intelligens. Personne n'aurait pu
l'écrire sans être doué de quelque puissance de raisonnement.
J'ai autant d'invention, de sens commun, de jugement qu'un homme
de loi ou un docteur de force moyenne, à ce que je crois, mais pas da-
vantage. D'un autre côté, je pense que je suis supérieur au commun
des hommes pur remarquer des choses qui échappent aisément à l'at-
tention et les observer avec soin. Mon ingéniosité a été aussi considé-
rable que possible dans l'observation et l'accumulation des faits. Et,
ce qui est plus important, mon amour des sciences naturelles a été
constant et ardent.
Ce pur amour a été toutefois beaucoup encouragé par l'ambition
d'être estimé par mes confrères naturalistes. Dès ma plus tendre en-
fance, j'ai eu un vif désir de comprendre et d'expliquer ce que j'avais
observé, de grouper tous les faits sous quelques lois générales.
Mes habitudes sont méthodiques, ce qui a été nécessaire à la direc-
tion de mon travail. EnQn, j'ai eu beaucoup de loisir, n'ayant pas eu
à gagner mon pain. Bien que la maladie ait annihilé plusieurs an-
nées de ma vie, elle m'a préservé des distractions et des amusemens
de la société.
Mon succès comme homme de science, à quelque degré qu'il se soit
élevé, a donc été déterminé, autant que je puis en juger, par des qua-
lités et conditions mentales complexes et diverses. Parmi celles-ci,
LA VIE DE CHARLES DARWIN. 185
les plus importantes ont été : l'amour de la science, une patience
sans limites pour réfléchir sur un sujet quelconque, l'ingéniosité à
réunir les faits et à les observer, une moyenne d'invention aussi bien
que de sens commun. Avec les capacités modérées que je possède,
il est vraiment surprenant que j'aie pu influencer à un degré considé-
rable l'opinion des savans sur quelques points importans.
Installé à Down, Darwin y travaille avec plus d'ardeur que jamais.
Il n'est guère connu du public encore ; en dehors de certains sa-
vans qui l'apprécient fort, comme Lyell, nul ne s'occupe de lui.
Son volume sur les récifs de corail voit le jour en 18/i2, et un
autre travail sur les îles volcaniques en W-ih. Le volume sur les
récifs de corail présente un grand intérêt. Cette œuvre a conquis
pour Darwin une place éminente dans l'histoire de la géologie; les
conclusions en ont été amplement confirmées, et sa théorie est ac-
ceptée des géologues en général. De 184*2 à ISbli, Darwin publie
divers travaux. Malgré sa mauvaise santé pendant ces douze an-
nées, il ne passe que quinze mois hors de Down, dont près de cinq
mois à Malvern, à différentes reprises, pour son hydrothérapie. Ses
autres excursions sont motivées par des visites à la famille et des
congrès de sociétés savantes. Parmi ses œuvres de cette époque, il y
a divers travaux zoologiques et géologiques entre lesquels il con-
vient de signaler un travail géologique pour une publication de
l'Amirauté, et l'ouvrage sur les cirripèdes vivans et fossiles. Ce
travail lui a pris beaucoup de temps, huit ans, et il se demande
souvent si le sujet en valait la peine. L'on apprend, par son
Journal, combien de temps chaque partie de cet ouvrage lui a
pris. Ce travail le fatigue et l'ennuie beaucoup; il le trouve très
aride, et la matière a été si mal étudiée qu'il reste beaucoup
à faire pour lui. Ce n'est cependant pas da temps perdu, comme
le montre Huxley dans une lettre à F. Darwin ; cela a été un exer-
cice très utile, qui lui a donné l'habitude de l'anatomie pure,
et lui a fait comprendre les difficultés de l'observation. Ce tra-
vail, qui l'oblige à des recherches bibliographiques étendues, lui
suggère quelques idées qu'il développe dans sa correspondance avec
Hooker et Strickland, en particulier sur la très fâcheuse habitude
qu'ont les naturalistes de dernier ordre de chercher à se faire con-
naître par des descriptions de genres nouveaux ou par de nouvelles
descriptions d'êtres déjà connus. Il est d'usage, en effet, que le
zoologiste qui décrit une espèce à nouveau, ou pour la première fois, la
baptise comme il lui convient, en accolant son nom à celui de l'ani-
mal. La description reposant en général sur des caractères purement
extérieurs, il en résulte que les classificateurs, — les coqni'llards,
selon l'expression vulgaire, qui provient de ce que ce sont les araa-
186 REVUE DES DEUX MONDES.
teiirs de coquilles, de mollusques qui s'adonnent le plus à cet inin-
telligent exercice, — multiplient les descriptions, qu'ils font courtes^
rapides, incomplètes, en général, pour le simple plaisir de substi-
tuer leur nom à celui de quelque autre zoologiste. 11 y a un abus
véritable, qui ne profite à personne, et complique la synonymie.
Darwin réagit fortement contre cette tendance, et fait remarquer
qu'il est ridicule de laisser se perpétuer une coutume qui n'est
justifiable que dans le cas où le travail du descripteur est appro-
fondi et sérieux, qui n'existe ni ch z les chimistes, ni chez les-
minéralogistes, lorsqu'il arrive à ceux-ci de découvrir des substances
nouvelles, et qui ne sert qu'à favoriser une sotte vanité et l'éclos'^on
de mauvais travaux.
Parmi les lettres de 18/i2à 1854, nous ne noterons que celles qui
se rapportent à une discussion entamée avec Lyell et Hooker, sur
l'origine de la houille : la théorie que propose Darwin n'a pas été
acceptée; il s'y attend bien d'ailleurs, d'après l'accueil que lui
font ses deux amis, et, pour s'amuser, il la soumet à deux autres
naturalistes. « A ce propos, écrit-il, comme la théorie marine de
la houille vous a rais si fort en colère, j'ai eu l'idée d'en faire l'ex-
périence sur Falconer et Biinbury, et cela les a rendus plus fu-
rieux encore. « D'aussi infernales bêtises devi-aient être extirpées
de votre cervelle, » m'ont-ils dit... Je sais maintenant comment il
faut s'y prendre pour secouer un botaniste et le mettre en mou-
vement. Je me demande si les géologues et les zoologistes ont
aussi leurs points tendres : j'aimerais à le savoir. » Il note en pas-
sant une critique fort malveillante, dans VAthenœuin, de la réédi-
tion du Voyagp. dédiée à sir Charles Lyell, mais ne s'en émeut
guère : il sait que les sarcasmes et les épithètes désagréables d'un
critique incompétent n'ont jamais nui à une œuvre sérieuse.
A mesure que les années se succèdent, les préoccupations domes-
tiques augmentent. A Fosc, son ami, qui lui écrit pour annoncer la
naissance de son dixième enfant, il répond en envoyant ses félicitations
et ses condoléances, ajoutant que, si la chose lui arrive jamais, à lui
Darwin, il sera inutile d'envoyer des félicitations : les condoléances
lui suffiront. Il ajoute que, chaque fils donnant autant de peine à
élever que trois filles, sa famille comprend dix-sept enfans (cinq
fils et deux filles). L'éducation des premiers le préoccupe fort : il'
trouve l'éducation classique mal adaptée à la lutte pour l'exis-
tence, et défectueuse au point de vue du développement de l'esprit.
Mais ce qu'il craint par-dessus tout, c'est une faiblesse de consti-
tution héréditaire, et, en mainte lettre, il revient sur ce point. Sa
santé à lui est d'ailleurs fort mauvaise à cette époque, et l'oblige à
aller faire une cure à Malvern.Son père meurt durant cette période,
et son état ne lui permet même pas d'aller rendre à celui-ci les der-
LA VIE DE CHARLES DARWIN. 187
îiiers devoirs ; c'est aussi vers cette époque que la Société royale
lui décerne une médaille pour le récompenser de ses travaux.
III.
La grande œuvre de Darwin, c'est V Origine des Espèces. Par son
importance, et par le retentissement qu'elle a eu dans les sciences
qui traitent de l'organisme vivant, et par la multiplicité de ses ap-
plications, les théories développées dans ce livre méritent que
nous nous y arrêtions, non pour en exposer ou discuter les prin-
cipes, qui sont bien connus, mais pour en montrer le développe-
ment et signaler l'accueil qui lui fut fait.
Cette œuvre, mûrie pendant plus de \ingt ans, et qui n'aurait
peut-être vu le jour qu'après une incubation plus longue encore
sans un heureux accident, cette œuvre a occupé l'esprit de Darwin
dès une époque lointaine, dès le milieu de la période que remplit
son voyage autour du monde. L'Origine des Espèces procède direc-
tement du voyage, durant lequel Darwin emmagasine une foule de
faits qu'il ne peut expliquer au moyen des théories courantes. Gom-
ment les interpréter? A son retour en Angleterre, en 1837, il
voit bien que la théorie acceptée de l'immutabilité des espèces est
le point délicat des doctrines zooiogiques, et cela le conduit à
étudier les bases sur lesquelles elle repose. Dès le mois de juillet
1837, il écrit dans son journal : « En juillet, commencé mon pre-
mier livre de notes sur la mutabilité des espèces. J'avais été très
frappé, dès le mois de mars précédent, du caractère des fossiles
de l'Amérique du Sud et des espèces des îles Galapagos. Ces faits,
les derniers surtout, origine de toutes mes vues. » Il se mit à lire
tout ce qui se rapporte de près ou de loin à la question, s'occupant
beaucoup, avec raison, des variations provoquées par la domesti-
cation, et notant tous les faits connus. 11 y a certainement, dans la
première édition du Voyage d'un nattiralistc, des passages indi-
quant que l'idée de la mutabilité des espèces obsédait déjà l'esprit
de Darwin durant son voyage ; mais, ce qui est plus intéressant,
c'est la comparaison des deux éditions de cette œuvre : on y trouve
des différences marcjuées, et nombre de passages, que M. F. Darwin
a su bien choisir et mettre en relief, indiquent combien cette idée
s'est imposée à lai dans l'intervalle qui les sépare. C'est de 1836
à 1839, en effet, que la théorie de l'origine des espèces s'est dé-
veloppée et a pris corps dans la pensée de Darwin. Plus intéres-
sant encore est l'examen du Hvre de notes rédigées de juillet 1837
à février 1838. La lecture en présente un puissant intérêt; on voit,
par les passages qui nous en ont été conservés, tous les progrès de
188 REVUE DES DEUX MONDES,
la pensée de Danvin, ses doutes, ses hésitations, et aussi la con-
viction croissante : toute V Origine est là en germe.
En 18 'j2, puis en 184/1, Darwin rassemble ces notes, ou plutôt
les condense en essais demeurés inédits, dont le dernier seul,
celui de 18i/i, existe encore. Ce travail, de 231 pages in-folio,
divisé en deux parties, coïncide assez étroitement avec VOî'igine
des Espèces : la répartition seule des matières en varie sur quelques
points. Craignant que sa santé ne lui permette pas d'achever
l'œuvre ébauchée, Darwin nous a laissé de cette époque un docu-
ment fort intéressant, une sorte de lettre-testament adressée à sa
femme, et dans laquelle il la prie, au cas où il viendrait à mourir
sans avoir pu achever son œuvre, de veiller à ce que son esquisse
soit publiée par les soins d'une personne compétente, Lyell, Hoo-
ker, Forbes ou Henslow, par exemple, qui se chargerait, moyennant
un legs spécialement affecté à cette destination, de revoir ce tra-
vail, et, au besoin, de le compléter avec des documens non encore
utilisés, mais classés et réunis par Darwin. A cette époque (184/i),
la théorie de la variabilité des espèces est très nette dans son esprit,
et il ne veut pas que son labeur demeure inutile.
J'ai lu, écrit-il à Hooker, j'ai lu des monceaux de livres d'agriculture
et d'horticulture, et je n'ai cessé de réunir des faits. Des rayons de
lumière sont enfin venus, et je suis presque convaincu, contrairement
à l'opinion que j'avais au début, que les espèces ne sont pas immua-
bles (je me fais l'effet d'avouer un meurtre).
Le ciel me préserve des sottes erreurs de Lamarck, de sa a ten-
dance à la progression » et des « adaptations dues à la volonté con-
tinue des animaux! etc. » Mais les conclusions auxquelles je suis
amené ne diffèrent pas beaucoup des siennes, bien que les agens des
modifications soient entièrement différens. Je pense que j'ai trouvé,
— c'est ici qu'est la présomption, — la manière très simple par
laquelle les espèces s'adaptent parfaitement à des fins variées. Vous
allez gémir et vous vous direz intérieurement : Est-il possible que
j'aie perdu mon temps à écrire à pareil homme? J'aurais pensé de
même il y a cinq ans.
Il reste cependant bien des points à élucider, et la correspon-
dance échangée avec Hooker, dès cette époque, jusqu'en 1856,
est particulièrement intéressante par la mention qui y est faite des
observations et des expériences auxquelles se livre Darwin pour
élever ou consolider les nombreux arcs-boutans de son édifice, ici,
c'est une série de lettres qui se rapportent à la distribution géo-
graphique des animaux et des plantes, et aux circonstances qui
LA VIE DE CHARLES DARWIN. 189
peuvent expliquer la répartition d'espèces identiques ou voisines en
des régions distantes, séparées par la mer, sujet à la fois de géo-
logie, de zoologie et de botanique, dans lequel Darwin se complaît
à l'extrême ; ailleurs, il s'agit de l'explication à fournir de la dimi-
nution ou de l'extinction des espèces, etc. Toutes ces lettres, parti-
culièrement intéressantes par la façon dont l'on voit Darwin succes-
sivement soulever les difficultés, les discuter, les expliquer, sug-
gérer des études nouvelles, des points de vue jusque-là négligés,
le naturaliste les lira avec le plus grand profit. Signalons aussi
celles où il parle de ses expériences sur la résistance des œufs à
l'action de l'eau salée, sur la lutte des plantes entre elles, sur le
transport des graines et des œufs.
Cela dure ainsi de ISMi à 1856. En 1856, Lyell, témoin éclairé
et judicieux de ses efforts, lui conseille de reprendre son esquisse
de IShli, de la développer dans un grand ouvrage, avec le secours
des faits nouveaux dont il dispose. Darwin, après quelques hésita-
tions, se décide à suivre ce conseil. Ce travail devait être fort
étendu : réunissant les notes de Darwin, le résultat de ses expé-
riences et observations, des citations empruntées à une foule de
travaux, l'ouvrage devait former quatre volumes de la dimen-
sion de celui que nous connaissons sous le titre d'Origine des
Espèces, et devait renfermer tous les faits connus pour et contre la
mutabilité des formes animales. L'œuvre est commencée en mai
1856, et poursuivie jusqu'en 1858, sans autres interruptions que
celles que nécessite la santé de Darwin. Au début, il croit pouvoir
faire bref, mais il s'aperçoit bientôt qu'il lui faudra donner de
grands développemens pour soumettre au lecteur l'état complet de
la question. Le travail avance lentement : il y a des contretemps,
parfois des erreurs qui désolent Darwin, l'obligeant à reprendre
les questions qu'il croyait résolues. « Je suis, écrit-il, le chien le
plus misérable, le plus embourbé, le plus stupide de toute la
Grande-Bretagne, et je suis prêt de pleurer d'ennui sur mon aveu-
glement et ma présomption. Il y a de quoi me faire déchirer mon
manuscrit et tout planter là en désespoir de cause. »
En revanche, aussi, il a des jouissances profondes, tant son tra-
vail l'intéresse, une fois les obstacles surmontés. Mais, en 1858, un
incident se produit qui change ses plans. Wallace, alors dans l'ar-
chipel Malais, lui adresse un mémoire manuscrit Sur la tendance
des variétés à s'écarter indéfiniment du type originel. Ce mé-
moire, — publié depuis, — contient presque toute la théorie de
Darwin, moins les exemples et les applications. L'ayant lu, comme
Wallace l'en prie, il écrit aussitôt à Lyell (18 juin 1858) :
Je n'ai jamais vu de coïncidence plus frappante; si Wallace avait
190 REVUE DES DEUX MONDES.
eu le manuscrit de mon esquisse écrite en 18/i2, il n'aurait pu en faire
un meilleur résumé. Ses propres termes sont les titres de mes cha-
pitres. Je vous prie de me renvoyer le manuscrit : il ne me dit pas
qu'il désire le publier, mais naturellement je lui écrirai et je lui
offrirai de l'envoyer à n'importe quel journal. De la sorte, toute
mon originalité, quelle qu'elle puisse être, va se trouver anéantie,
bien que mon livre, s'il a jamais quelque valeur, n'en doive aucune-
ment souffrir, car tout le travail consiste dans l'application de la
iliéorie. J'espère que vous approuverez l'esquisse de Wallace et que
je pourrai lui dire ce que vous en pensez.
Cette lettre caractérise Darwin, et la dernière phrase est encore
bien de lui : la question de priorité lui paraît secondaire, l'es-
sentiel est que la théorie soit publiée. Il faut dire, du reste, que
dans cette circonstance, où tant de savans se fussent disputés et
eussent récriminé sans fin, — nous en avons chaque jour des
exemples à propos de découvertes secondaires, — Darwin et
Wallace se sont conduits d'une façon particulièrement noble et gé-
néreuse, comme il convient à des esprits vraiment élevés. En fait,
tous deux étaient arrivés, d'une façon indépendante, aux mêmes
conclusions : Darwin avait certainement la priorité réelle, car le
sujet l'occupait depuis plus de vingt ans, mais Wallace le plaçait
dans une situation fausse par l'envoi de ce manuscrit, dont il ne
demandait d'ailleurs pas la publication. Darwin pouvait parfaite-
ment publier, soit son esquisse de ISiù, soit un mémoire plus
étendu : il n'y songe pas ; dès le début, il pense à faire publier le
mémoire de Wallace. Le cas est embarrassant, et il en écrit à
Lyell une semaine après :
L'esquisse de Wallace ne contient rien qui ne soit déjà plus déve-
loppé dans mon esquisse copiée eu 18^, et dont Hooker a pris connais-
sance il y a une douzaine d'années. Il y a environ un an, j'ai envoyé à
Asa Gray un résumé de mes vues dont j'ai gardé la copie (à cause de
notre correspondance sur plusieurs poinis), de sorte qu'il m'est pos-
sible d'affirmer avec vérité et de prouver que je n'emprunte rien à
Wallace.
Je serais très heureux de publier maintenant une esquisse de mes
vues générales en une douzaine de pages environ, mais je me de-
mande si je puis le faire honorablement. Wallace ne parle pas de la
publication, et je vous envoie sa lettre. Comme je n'avais aucune in-
tention de publier une esquisse, puis-je le faire honnêtement main-
tenant que Wallace m'a envoyé un aperçu de sa doctrine? Mais il m'est
impossible de discerner si en publiant maintenant je n'agirais pas
d'une façon vile et mesquine. Cela a été ma première impression, et
LA VIE DE CHARLES DARWIN. 191
je me serais certainement guidé sur elle, si je n'avais reçu votre
lettre.
Lyell lui conseille de publier tout de suite. Darwin hésite, et il
se fait nombre d'objections :
Wallace pourrait dire : « Vous n'aviez pas l'intention de publier un
résumé de votre théorie avant le moment où vous avez reçu ma com-
munication. Esl-il honnête à vous de retirer un avantage de ce que je
vous ai communiqué mes idées librement, sans que vous me les ayez,
il est vrai, demandées, et de m'empêcher ainsi de vous devancer? »
L'avantage que je retirerais serait d'avoir été décidé à publier par le
fait que je sais, d'une manière privée, que Wallace est dans la même
voie que moi. Il me semble dur d'être obligé de perdre mon droit de
priorité, qui date de plusieurs années ; mais, d'un autre côtp, je ne puis
croire que ceci rende ma cause plus juste. Les premières impressions
sont généralement les bonnes, et, dès l'e début, j'ai pensé qu'il serait
peu honorable à moi de publier maintenant.
Après consultation avec Lyell et Hooker, il finit cependant par se
décider, avec peine il est vrai, car, dit-il dans son autobiogra-
phie, « je pensais que M. Wallace pouvait trouver mon procédé
injustifiable : je ne savais pas alors combien noble et généreux est
son caractère. »
Suivant le conseil de ses amis, il rédige donc un résumé qui
accompagne le travail de Wallace, et les deux œuvres sont présen-
tées à la séance de la Société Hnnéenne, du 1^' juillet 1858. Cette
solution est la meilleure que l'on pût imaginer. D'une part, Darwin
ne perd pas le bénéfice de son labeur acharné, dont l'antériorité est
bien établie par la copie d'une lettre par lui adressée à Asa Gray en
1857, et parle résumé de 184A que Hooker peut certifier reconnaître
pour l'avoir lu à l'époque. D'autre part, le travail de Wallace est
publié intégralement, et porté à la connaissance du public, bien
qu'il n'en ait aucunement manifesté le désir, et Wallace ne peut
considérer Darwin comme ayant déloyalement profité de la connais-
sance qu'a celui-ci de son manuscrit pour prendre les devans.
Le double travail des deux naturalistes est donc lu à la Société
linnéenne, et l'impression produite est sérieuse.
Sir Joseph Hooker écrit : « L'intérêt provoqué fut considérable, mais
le sujet était trop nouveau, de trop mauvais augure pour que la vieille
école entrât dans la lice avant d'avoir revêtu son armure. Après la réu-
nion, l'on en parla avec une émotion contenue : l'approbation de Lyell
et peut-être un peu celle que je donnais en qualité de heutenant de
192 REVUE DES DEUX MONDES.
Lyell dans l'affaire, en imposa aux membres, qui autrement se fussent
insurgés contre la doctrine. Nous avions aussi l'avantage d'être fami-
liers avec les auteurs et avec leur théorie. »
Darwin a toujours gardé à ses amis Lyell et Hooker une profonde
reconnaissance pour le conseil et l'appui qu'ils lui ont donnés en
cette circonstance ; ses lettres en sont un témoignage fidèle : « Je
m'étais tout à fait résigné, écrit-il à Hooker, et j'avais déjà écrit la
moitié d'une lettre à Wallace, où je lui abandonnais toute priorité,
et je n'eusse certes pas changé d'avis sans votre extraordinaire
bonté, à Lyell et à vous. »
La publication de Wallace détermine Darwin à changer ses plans.
Il cesse de travailler à l'œuvre entreprise, œuvre qui devait être con-
sidérable, avons-nous dit, et se décide à faire un résumé de celle-ci,
mais un résumé qui, il le voit bientôt, devra former un volume de
dimensions assez considérables. Ce résumé, c'est V Origine des Es-
pèces. Il y travaille avec ardeur, tenant ses amis au courant de ses
progrès, trop lents à son gré, leur envoyant le manuscrit des cha-
pitres au fur et à mesure pour les soumettre à leur appréciation,
continuant aussi à noter, à observer, à expérimenter. A cette
époque se rapporte une lettre qu'il adresse à Wallace, en ré-
ponse à un billet de celui-ci, et qui indique bien le caractère parti-
culièrement droit et la courtoisie des deux hommes : u Permettez-
moi, dit-il, faieant allusion à deux lettres de Wallace, permettez-moi
de vous dire combien j'admire du fond du cœur l'esprit dans lequel
elles sont conçues... Je vous souhaite de tout cœur santé et entier
succès dans tout ce que vous entreprendrez, et Dieu sait que, si
un zèle admirable et l'énergie méritent le succès, vous le méritez
amplement. Je considère ma carrière comme presque finie. Si je
puis publier mon résumé {V Origine des Espèces), et peut-être mon
ouvrage plus étendu sur la même matière, je considérerai ma
course comme fournie. »
L'éditeur Murray, qui a entendu parler, — par Lyell, semble-t-il, —
du volume que prépare Darwin, offre de le publier. Darwin accepte,
à la condition que Murray parcoure d'abord le manuscrit, et ne s'en-
gage point sans en avoir pris connaissance ; il craint que l'ortho-
doxie de l'éditeur n'en soit blessée. Murray parcourt quelques
chapitres et maintient son offre, qui est définitivement acceptée.
L'impression est commencée aussitôt. La correction des épreuves est
chose terrible pour Darwin. Il trouve son style détestable, souvent
obscur, et, en raison du nombre des corrections, il offre à Murray
d'en prendre une partie à sa charge. Ces épreuves sont communi-
quées à ses amis, qui lui donnent leurs impressions. Vers la fin,
Darwin se sent à tel point fatigué que force lui est de se réfugier
LA VIE DE CHARLES DARWIN. 193
à llkley, où il subit un traitement hydrothérapique, tout en achevant
la correction des épreuves. Enfin, en novembre 1859, VOrigine des
Espi^ccs voit le jour.
Il n'entre pas dans le cadre de cette étude d'analyser cette œuvre
capitale, dont divers écrivains ont déjà, ici même, entretenu nos
lecteurs , à commencer par M. Laugel. L'on se rappelle que Dar-
win y propose une théorie nouvelle de l'origine des espèces, con-
traire à celle qui était jusque-là classique, à celle des créations
spécifiques, et que sa théorie repose sur la variabilité et la sélection
naturelle, lesquelles sufiiraient à faire dériver toutes les espèces
d'un nombre très restreint de types originels, grâce à des lois gé-
nérales constamment en action. 11 nous sera cependant permis de
nous arrêter un instant sur l'accueil qui fut fait à ce livre, qui
bouleversa les esprits, non point tant par ce qu'il renfermait que
par l'extension logiquement imposée aux conclusions purement zoo-
logiques par l'esprit des lecteurs intelligens. Les 1,250 exem-
plaires de la première édition sont enlevés le jour de la vente,
et aussitôt l'éditeur Murray travaille en hâte à en tirer 3,000 exem-
plaires de plus. A ce point de vue, — secondaire d'ailleurs, — le
succès est grand, et il indique de la part du public une ardeur
considérable, ce qui ne laisse pas de surprendre Darwin. Mais
ce qui intéresse plus que le succès de librairie, si significatif soit-il
pour une œuvre aussi spéciale, c'est l'impression, le jugement des
personnes compétentes. Darwin tient particulièrement à l'appro-
bation de Lyell, Hooker, Gray et Huxley, qui sont à la tête des
sciences naturelles. Lyell se rallie dans une grande mesure, chose
fort importante pour Darwin, u D'autre part, Lyell, jusque-là le
pilier des antimutabilistes (qui le considérèrent par la suite comme
Pallas Athèné a pu considérer Diane après l'affaire d'Endymion),
se déclara darwinien, mais non sans de sérieuses réserves, » dit
Huxley dans un très intéressant chapitre par lui écrit pour l'œuvre
de M. F. Darwin. Les hésitations de Lyell tiennent surtout à l'anti-
pathie qu'il a pour un corollaire nécessaire de la théorie, l'origine
simienne de l'homme. Cela ne l'empêche pas, — et c'est une
preuve de grand courage et de vigueur intellectuelle de la part d'un
homme qui a passé sa vie à combattre les doctrines, mal étayées,
il est vrai, de Lamarck, — d'abandonner « des idées anciennes et
longuement chéries, qui constituaient pour moi le charme de la
partie théorique de la science, dans mes jours de jeunesse, alors
qu'avec Pascal je croyais à la théorie de l'archange déchu. »
Pour Hooker, c'est un converti, — ou un «perverti,» — d'avant la
lettre, et qui accepte les théories de Darwin bien avant qu'elles ne
soient portées à la connaissance du public. Il publie dans le Garde-
TOME LXXXIV. — 1887. 13
194 REVUE DES DEUX MONDES.
lier S Chromcle un article fort élogieux. Gray, l'éminent botaniste
américain, est plus que converti : c'est un adepte militant qui livre
un combat formidable aux États-Unis en faveur de Darwin. Huxley
se rallie aussi, et écrit à Darwin : « J'espère que vous ne vous lais-
serez pas ennuyer ou dégoûter par les injures nombreuses et les
mésinter|)rétations qui, si je ne me trompe fort, vous attendent.
Soyez bien persuadé que vous avez droit à la reconnaissance éter-
nelle de tous ceux qui pensent. Quant aux roquets qui aboieront et
grogneront, rappelez- vous que quelques-uns de vos amis, en somme,
sont doués d'un degré de combativité qui, bien que vous l'ayez
souvent et à juste titre blâmé, peut vous être d'un grand secours.
J'aiguise bec et ongles en prévision de l'avenir... » Non content
de déclarer ainsi sa foi, Huxley la veut proclamer à tous, et publie
dans le Times un article admirable, — comme la plupart des pro-
ductions du maître écrivain qui double l'éminent savant, — tout en
faveur de Darwin. A côté de ces convertis de la première heure, il
faut ranger encore Wallace naturellement, qui s'exprime en termes
chaleureux, sir John Lubbock, Watson, Ramsay, von Baer, Ben-
tham, M. Dareste, le marquis de Saporta, M. de Quatrefages, à
l'opinion duquel Darwin attache une haute valeur; M. Laugel, dont
l'article publié ici même est cité à diverses reprises par Darwin
comme étant l'un des meilleurs. Les témoignages de sympathie
venant de France sont d'autant plus agréables à Darwin que l'Aca-
démie des Sciences est assez peu disposée en sa faveur. Élie de
Beaumont invente, pour V Origine des Espères, le surnom de « science
moussante, » qui, selon Huxley, « le condamne à une notoriété per-
pétuelle ; » et Flourens publie un volume destiné, dans sa pensée,
à ne plus laisser debout un seul des argumens de Darwàn. « Quel
jargon métaphysique jeté mal à propos dans l'hisioire naturelle,
qui tombe dans le galimatias dès qu'elle sort des idées claires, des
idées justes! Quel langage prétentieux et vide! Quelles personnifi-
cations puériles et surannées! 0 lucidité! ô solidité de l'esprit fran-
çais, que devenez-vous? » Flourens a oubhé d'ajouter quelles sont,
pour lui, les idées claires dont il parle. Cette critique laisse Darwin
assez froid. « Gela me fait plaisir, dit-il, car cela montre que la
doctrine se propage en France : » cela lui suffit. Huxley, moins
philosophe, et que, d'ailleurs, la polémique est loin d'effrayer,
ajoute en guise de réflexion : « Étant privés de la bénédiction que
confère la possession d'une académie, nous ne sommes pas habi-
tués à voir traiter de la sorte nos hommes les plus éminens, même
par un secrétaire perpétuel. »
S'il y a des adeptes de la première heure, il y a aussi des enne-
mis acharnés. H en est qui ne comptent pas : c'est le grand nom-
bre, et nous n'en parlerons pas. Parmi ceux qui comptent, il faut
LA VIE DE CHARLES DARWIN. 195
réserver le premier rang à Agassiz, le savant naturaliste américain.
Sa critique est ce que doivent être les critiques de gens qui se res-
pectent, solide dans le fond, courtoise dans la forme. Sedgvvick, le
célèbre géologue, est hostile aussi, mais ses argumens sérieux
sont amoindris par l'adjonction de considérations étrangères au dé-
bat. Harvey, Wollaston, ïïenslow, Jenyns, sont hostiles aussi, ou
bien n'acceptent qu'une petite partie des conclusions de Darwin.
Parmi les critiques adverses, dénuées de valeur scientifique, il
nous faut en citer deux : celles de deux dignitaires de l'église,
Haughton et Wilberforce. Celle de Flaughton fut brève, dédaigneuse.
Wilberforce fut amusant. Non-seulement il publie, dans la Quar-
terly Bevieiv, un article virulent, rempli, d'ailleurs, d'erreurs de
toute sorte : il profite encore de la réunion de l'Association britan-
nique pour faire une attaque, demeurée mémorable, contre l'œuvre
de Darwin. L'agitation du public était grande et la foule considé-
rable pour écouler l'évêque d'Oxford. Son discours, amusant,
incisif, mais vide, ne tarda pas à l'entraîner à des personnalités,
et, à un moment, il demanda à Huxley si c'était par son grand-père
ou sa grand'mère qu'il se rattachait au singe. A quoi Huxley ré-
pliqua qu'il n'en savait rien, mais que cette parenté n'avait rien
qui le choquât; qu'il préférait pour aïeul un singe à un homme qui
se mêle de traiter les questions auxquelles il n'entend rien. Les
rieurs furent du côté de Huxley, et l'évêque se retira battu. Le côté
humoristique de cette critique amusa fort Darwin, qui, d'ailleurs, ne
pouvait y attacher une importance quelconque. L'attitude du cha-
noine Kingsley est particuhèremeni intéressante. H écrit à Darwin :
(( Depuis longtemps, par l'observation du croisement des plantes
et des animaux domestiques, j'ai appris à ne plus croire au dogme
de la permanence des espèces. En second lieu, j'ai appris graduel-
lement à voir que c'est une aussi noble conception de la divinité,
de croire qu'elle a créé des formes originelles susceptibles de se
développer dans les formes nécessaires, selon le temps et le lieu,
que de penser qu'il lui a fallu intervenir à nouveau pour com-
bler les lacunes créées par elle. Je me demande même si la
première conception n'est pas la plus élevée. » Mais c'est là une ex-
ception : le clergé est généralement opposé aux idées de Darwin.
Son ami, le pasteur deDown, M. Brodie Innés, ne les accepte pas;
d'ailleurs, ils ne discutent jamais ces questions ensemble; ils sont
habitués à ne pas s'entendre, malgré leur étroite amitié. « M. Bro-
die Innés et moi, dit Darwin, avons été des amis intimes durant
trente ans, et nous ne nous sommes jamais complètement entendus
que sur un seul sujet, et, cette fois, nous nous sommes regardés
fixement, pensant que l'un de nous devait être fort malade. »
196 REVUE DES DEUX MONDES.
Pour conclure, quelques passages de l'autobiographie, concernant
y Origine des Espèces, pourront intéresser le lecteur :
On a dit que le succès de VOrigine des Espèces prouvait « que le sujet
était dans l'air, » ou « que les esprits étaient préparés. » Je ne pense
pas que cette hypothèse soit strictement exacte, car j'ai sondé à l'oc-
casion plusieurs naturalistes, et je n'en rencontrai jamais qui parus-
sent douter de la permanence des espèces. Lyell et Hooker même, qui
m'écoutaient avec intérêt, ne paraissaient nullement partager mon
opinion. J'essayai une ou deux fois d'expliquer à des hommes distin-
tingués ce que j'entendais par la sélection naturelle, mais j'échouai
d'une façon absolue.
Ce qui doit être strictement vrai, c'est que des faits innombrables
et bien observés étaient enregistrés dans l'esprit des naturaUstes, faits
prêts à prendre leur place respective aussitôt qu'une théorie suffisam-
ment établie se présenterait pour les recevoir. Un autre élément de
succès pour mon livre fut sa dimension modérée, et ceci est dû à
l'essai de M. Wallace. Si j'avais pubhé mon livre tel que je l'avais com-
mencé en 1856, l'ouvrage aurait été quatre fois plus étendu que VOri-
gine, et bien peu auraient eu la patience de le lire.
Je gagnai beaucoup à en retarder la publication de 1839, époque où
ma théorie fut arrêtée dans mon esprit, à 1859, etje ne perdis rien à
ce délai, car il m'importait peu que l'on attribuât plus d'originalité à
Wallace qu'à moi. 11 est évident que son essai aida à faire accueillir
ma théorie.
IV.
Nous avons dit plus haut que les dernières épreuves de VOrigine
des Espèces furent corrigées à Ilkley, où Darwin était allé faire une
cure d'hydrothérapie. Il rentre à Down peu après, au moment où le
Uvre est publié. En même ten)ps qu'il correspond avec ses amis,
se tenant au courant de l'accueil fait à son œuvre, il s'occupe des
traductions qu'on lui propose de faire, en français et en allemand. La
traduction allemande ne lui plaît qu'à moitié, Bronn, l'auteur de
celle-ci, ayant pris la liberté d'omettre les passages qui ne lui
conviennent pas et d'ajouter ses réflexions personnelles. Singulier
traducteur !
Ces affaires secondaires expédiées, Darwin se remet à l'œuvre,
pour continuer son grand travail, celui auquel il travaillait quand
les circonstances l'obligèrent à écrire l'Origine des Espèces; mais
il le continue sous une forme modifiée : il se décide à prendre suc-
cessivement divers points qu'il développe avec détails et publiera
sous forme de livres isolés. Le l*^"" Janvier 1860, il commence son
LA VIE DE CHARLES DARWIN. 197
travail sur les Variations des animaux et des plantes à l'état do-
mestique, œuvre dans laquelle il note l'abondance des variations
légères que présentent ces êtres, et montre le parti qu'en a tiré la
sélection artificielle, consciente ou inconsciente, exercée par l'homme,
pour la production de variétés nouvelles. Le livre ne voit le jour
qu'en 186S. Entre temps, Darwin a reçu la médaille Gopley, la
plus haute des récompenses dont la Société royale dispose. « C'est
un grand honneur, écrit-il à ce propos ; mais, à part plusieurs lettres
affectueuses, ces choses m'importent peu : cela montre, toutefois,
que la sélection naturelle fait quelques progrès dans ce pays, et ceci
me fait plaisir. » Il est à noter que la Société royale récompensait
en Darwin, non l'auteur de l'Origine des Espèces, mais l'écrivain
des Récifs de corail, du Voyage d'un naturaliste, de l'ouvrage sur
les cirripèdes, etc. Cette réserve est strictement indiquée par le
discours qui accompagna la remise de la médaille, et elle indique
que, si les idées de Darwin étaient acceptées d'une petite élite,
elles étaient encore en suspicion auprès de la foule des savans.
C'est vers cette époque qu'il fait la connaissance de F. MûUer, sa-
vant pour lequel il professe la plus haute estime ; de V. Carus,
qui sera désormais son traducteur attitré pour la langue allemande ;
de Preyer, le physiologiste d'Iéna, qui, dans son beau livre, l'Ame
de l'enfant, reprend l'étude ébauchée par Darwin sur le développe-
ment psychologique du nouveau-né, et à qui il écrit : « Jusqu'à
présent, je suis continuellement honni et traité avec mépris par les
écrivains de mon pays, mais les jeunes naturalistes sont presque
tous avec moi, et, tôt ou tard, le public devra suivre ceux qui font
des études spéciales sur la matière. Le dédain et les injures des écri-
vains ignorans me touchent peu. » Citons aussi M. A. Gaudry, à qui
il fait remarquer combien c'est chose étrange que la patrie de La-
marck, de Buffon, de Geoffroy Saint-Hilaire, soit si réfractaire à
l'adoption de ses vues; M. de Saporta, dont l'appui lui fait grand
plaisir; Haeckel, qui depuis a outré le darwinisme de la façon que
l'on sait; Cari Vogt, qui n'hésite pas à prendre un rôle militant en
faveur de {'Origine des Espèces.
Parmi les lettres de cette époque, il en est une qui est fort in-
téressante : elle se rapporte à une question physiologique dont le
parlement était saisi, celle des mariages entre cousins germains. Dar-
win arrive à la conclusion , formulée dans une lettre à sir John
Lubbock, que l'on ne connaît rien de précis sur la matière, et que
l'idée communément acceptée de l'influence nuisible des unions
consanguines repose sur des traditions, des préjugés, et non sur
des faits. La question n'est pas de celles que l'on résout aisément,
car une étude spéciale amena un de ses fils, George Darwin, à con-
clure (en 1875) qu'en l'état actuel il est impossible de se prononcer.
168 REVrE DES DEDX MONDEPt
En 1871 se place la publication de la Descendance de l'horutnCy
où Darwin s'attache à établir l'origine de l'homme d'après les prin-
cipes de l'évolution et de la sélection; l'accueil qui lui est fait a
beaucoup perdu de cette acrimonie qui salua l'apparition de VOri-
gine des Espèces. C'est en 1871 aussi que fut publiée l'Expression
des émotions. D'autres œuvres suivent bientôt : la Fertilisation
des orchidées, la Fécondation croisée et directe^ les Plantes grim-
pantes,\^ Faculté du mouvement chez les plantes, etc. En 1875, Dar-
win est appelé devant la commission sur la vivisection, pour donner
son avis. Sur ce point, il est très catégorique. Darwin, l'homme au
cœur tendre par excellence, que l'esclavage humain a douloureu-
sement impressionné au Brésil, qui ne maltraite jamais un animal,
et dont les idées zoophiles sont si bien connues dans les environs
de Down que les cochers osent à peine fouetter leurs chevaux, dans
la crainte d'une verte semonce, Darwin, écrivant à Ray Lankester,
dit : « Vous me demandez mon opinion sur la vivisection. Je suis
tout à fait d'accord avec vous, et je la trouve justifiable quand il
s'agit de recherches physiologiques véritables, mais non quand il
s'agit d'une simple curiosité, à mon avis détestable et condamnable.
C'est un sujet qui me rend malade d'horreur, et je n'en parlerai
plus, sans quoi je ne pourrai fermer l'œil de la nuit. » Sir ThoTias
Farrer a recueilli le même témoignage, et a dit que Darwin était
fermement convaincu que l'interdiction d'expériences sur les ani-
maux vivans arrêterait nos connaissances sur la maladie et les re-
mèdes à lui opposer. A l'appui de ses idées, il cite les expériences
et les résultats de Pasteur, de Virchow. L'opinion de Darwin est
celle de la majorité des personnes compétentes, qui savent, par
expérience, ce que la médecine doit à la vivisection, et reconnais-
sent cependant la déférence que l'on doit à ce sentiment si naturel :
l'horreur de la souffrance inutile. 11 est tant de souffrances et de
douleurs dont le but nous échappe, que c'est un crime que d'en
augmenter sans nécessité le nombre.
En 1878, l'Académie des Sciences appelle Darwin à elle, dans la
section debotanique.il y avait eu, en 1872, une tentative pour le faire
élire, tentative dont M. de Quatrefages, l'honoré naturaliste, avait
pris l'initiative, semble-t-il, et à laquelle M. de Lacaze-Duthiers s'é-
tait rallié, à la grande satisfaction de Darwin, qui estimait fort ses
nombreux travaux ; mais cette tentative n'aboutit point. L'élection
se fit en 1878 ; il eut 20 voix sur 39 (dont sept bulletins blancs) ; il
écrivait à Asa Gray, élu en même temps que lui : « C'est une assez
bonne plaisanterie que j'aie été nommé dans la section dn botanique,
étant donné que mes connaissances me permettent tout juste de sa-
voir que la marguerite est une composée, et le pois une légumi-
neuse. » La même année, l'académie des sciences de Berlin lui
LA VIE DE CHARLES DARWIN. 199
ouvrit ses portes, et, en 1879, celle de Turin lui décerna un prix
de 12,000 francs, dont il prit immédiatement une partie pour en faire
don à Dohrn pour sa station zoologique de Naples, qui a tant rendu
de services à la science. Les honneurs ne lui faisaient point oublier
ses amis, car c'est à cette époque qu'il réussit à faire allouer à
Wallace, son ami et rival, une pension gouvernementale.
INous n'insisterons pas plus longuement sur cette dernière pé-
riode de la vie de Darwin : tout son intérêt réside dans les œuvres
qu'il publia, œuvres touchant surtout à la botanique, et dont nous
ne pouvons entreprendre ici le résumé. Il est cependant un point
qu'il nous sera permis d'effleurer en passant: c'est la question des
idées religieuses du grand naturaliste. Pour la grande majorité
de ceux qui en parlent sans l'avoir lu, — et le nombre en est
grand, — Darwin est « un athée qui fait descendre l'homme du
singe. » Athée, Darwin ne l'est pas : il n'est pas chrétien, mais il
n'est pas athée. Sur ce point, son autobiographie et ses lettres
sont formelles. Pendant son enfance et sa jeunesse, à l'époque du
voyage. Darwin était un croyant sincère, acceptant tous les dogmes
de l'église d'Angleterre, — au point même d'exciter l'hilarité de ses
compagnons de voyage, qui étaient pourtant des croyans. C'est de
1836 à 1839 que Darwin a le plus réfléchi aux questions religieuses,
et c'est de cette époque que date la modification de ses idées. De
chrétien il devint déiste : il sentait la nécessité d'un créateur, étant
donnée la création ; d'un législateur, en considérant les lois gran-
dioses qu'il déchiiîrait ; mais il ne croyait pas à une intervention
occasionnelle de ce législateur, et estimait que les lois suivent tou-
jours leurs cours, sans intervention de celui qui les a formulées dès
le début. 11 revient souvent sur ce point, et pense que la mort d'un
être particulier n'est pas plus nécessaire, à un moment donné, que
la variation d'un individu ou la création d'une espèce nouvelle
n'est spécialement voulue. C'est un résultat des circonstances et
non d'une volonté spéciale. « Il m'a toujours paru, dit-il, écrivant
à une dame qui lui lait part de ses inquiétudes, il m'a toujours
paru plus satisfaisant de considérer l'immense quantité de douleur
et de souffrance qui existe dans ce monde comme le résultat iné-
vitable de la suite naturelle des faits, c'est-à-dire des lois géné-
rales, plutôt que comme le résultat de l'intervention directe de
Dieu, bien que ceci ne soit point logique, — je le sais, — quand il
s'agit d'une divinité omnisciente. » Et ailleurs : « Je ne puis me
persuader qu'un Dieu bienfaisant et tout-puissant ait créé les ichneu-
mons (animaux parasitaires vivant aux dépens des chenilles qu'ils
détruisent) de propof délibéré, avec la volonté expresse qu'ils
vivent dans les corps des chenilles, ni que les souris doivent servir
de jouet au chat. » Et encore : « La foudre tue un homme bon ou
200 REVUE DES DEDX MONDES.
mauvais, par suite de l'action très complexe de lois naturelles... »
Darwin ne croyait donc pas à l'intervention de la divinité; pour
lui, elle a formulé des lois qui vont leur chemin, sans s'en détour-
ner jamais, et, à ce titre, il ne peut être considéré comme chrétien.
« Mais dit-il, dans mes plus extrêmes fluctuations, je n'ai jamais été
un athée; je n'ai jamais nié l'existence de Dieu. Je crois qu'en
général, et surtout à mesure que je vieillis (il écrit en 1879), mais
non toujours, l'agnosticisme représenterait le plus correctement
l'état de mon esprit. » Écrivant à un jeune Hollandais, il disait :
« L'impossibilité de concevoir que ce grand et étonnant univers
avec nos moi consciens a pu naître par hasard me paraît être le
principal argument pour l'existence de Dieu ; » et dans une autre
lettre, il s'exprimait ainsi : « Je crois que la théorie de l'évolution
est tout à fait compatible avec la croyance en Dieu ; mais il faut se
rappeler que la définition de ce que l'on entend par ce nom varie
selon les personnes. » Il y aurait bien des pages intéressantes à
citerdans la correspondance de Darwin, se rapportant à cette grave
et délicate matière, mais nous devons nous contenter de ces cita-
tions et indications sommaires. Darwin est un déiste, et non un
athée, comme cela se répète couramment.
Darwin est mort le 19 avril 1882, d'une maladie de cœur. Dans
le dernier mois de sa vie, il se plaignait d'une faiblesse assez
grande et de troubles du côté du cœur, troubles se manifestant
par des éblouissemens et des vertiges. II vit la mort venir et ne la
craignit point, et expira au milieu des siens. Sur la proposition de
divers membres du parlement, il fut inhumé à l'abbaye de West-
minster, entouré de ses pairs et de ses disciples, sir John Lubbock,
Hooker, Huxley, le duc d'ArgylI, Wallace. Il repose non loin de
Newton, et c'est justice qu'une sépulture royale ait été ouverte à
ces rois de la pensée.
Les œuvres de Darwin ont suscité des orages formidables, et
l'apaisement est encore loin de régner dans le monde des natura-
listes et des philosophes. Quelle que puisse être la portée de ces
œuvres, quelle qu'en doive être la fortune, il est du moins un
point sur lequel tous devront être d'accord , surtout quand ils
auront lu cette correspondance, c'est la bonne foi, la sincérité
profonde de Darwin. Elle éclate à chaque phrase avec une candeur
inaltérable. Si l'on joint à cela le charme, la cordialité, qui sont
si profondément empreints dans le caractère de Darwin, l'on com-
prendra qu'il soit peu de lectures aussi attachantes, et que véri-
tablement, comme nous le disions, l'affection et la sympathie le
disputent à l'admiration. C'est un éloge rare, que peu parmi les
grands ont su mériter.
Henry de Varigny.
LE
JUGEMENT D'UN NÈGRE
SUR LA RACE NEGRE
M. Edward Wilmot Blyden est un nègre pur de tout mélange, né aux
Antilles, dans l'île danoise de Saint-Thomas. Dès l'âge de dix-sept ans,
la nostalgie le prit ; il ressentit cet attrait mystérieux, irrésistible,
qu'exerce le continent noir sur les nègres expatriés, sur ceux mêmes
qui ne l'ont jamais vu. Il voulut voir les rivages de la Guinée; il lui sem-
bla que c'était le seul endroit du monde où il pût vivre.
Libéria est, comme on sait, une colonie fondée par les abolition-
nistes américains et destinée à servir de refuge aux noirs affranchis
des États-Unis. Elle s'est constituée, il y a quarante ans, en république
indépendante; sa capitale est Monrovia. Ce fut à Monrovia que se fixa
M. Blyden. Après avoir été sous-maître dans une maison d'éducation
dirigée par un missionnaire, il devint professeur dans le collège ré-
cemment créé de Libéria. En 186/j, il fut nommé secrétaire d'état. En
1866, il faisait un voyage en Orient, il parcourait l'Egypte et la Syrie.
En 1871, le gouverneur anglais de Sierra-Leone le chargeait d'une
mission diplomatique auprès de plusieurs chefs de tribus de l'inté-
rieur. Six ans plus tard, il était ministre plénipotentiaire de la répu-
blique de Libéria auprès de la cour de Saint-James, et le marquis de
Salisbury le présentait à la reine Victoria. 11 est retourné depuis dans
son pays, et, en 1885, il était le candidat du parti, libéral, àil^a prèfeir
dence de la république. .Miuini// .n-.'i/ .•;;;;; ., i .,,./:
202 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Blyden est un grand voyageur, il a visité quatre continens, et il
a de bons yeux, l'oreille fine, une mémoire qui retient tout. Il observe,
il juge, il compare, et son instruction est aussi solide que variée. Les
têtes africaines ressemblent souvent à ces jardins créés par des mains
d'enfans, et garnis de plantes arrachées sans leurs racines, coupées
au ras du sol; on a beau les arroser, elles seront mortes avant la fin
du jour. M. Blyden a découvert dès sa jeunesse que les racines servent
non-seulement à fixer la plante au sol, mais à pomper sa nourriture,
et il n'attache de prix qu'aux études approfondies, aux connaissances
raisonnées. Il ne se contente pas d'enregistrer les faits, il en recherche
les causes. Il a vécu dans les pays barbares comme dans les sociétés
civilisées; il s'est appliqué à en démêler le caractère et les lois. Ajou-
tons que, savant humaniste, vrai lettré, il a étudié plus d'une gram-
maire, plus d'une littérature. Il lit le Coran en arabe, la Bible en hé-
breu; il cite Homère en grec, Virgile en latin, Shakspeare en anglais,
Dante en italien. Cet homme, qui a vu et appris beaucoup de choses,
joint l'agrément au savoir, et on comprend sans peine que lord Brou-
■gham,M. Gladstone,le doyen Stanley, Charles Dickens, Charles Sumner
aient goûté sa conversation, entretenu avec lui un commerce de pen-
sées et de lettres.
Quelle que soit la supériorité de son esprit, et si fier qu'il puisse être
de ses amitiés, M. Blyden n'a jamais songé à renier ses origines; il
craindrait de se manquer à lui-même s'il méprisait les Mandingues, les
Achantis et les Foulahs. Il se sent nègre et il aime les nègres; il croit à
l'avenir de l'Afrique, et cet avenir lui paraît intimement lié aux desti-
nées de sa race. Il avait plus d'une fois exposé ses idées à ce sujet dans
diverses revues anglaises ou dans des discours prononcés eu Angleterre,
aux États-Unis, k Monrovia. 11 vient de réunir en volume ses conférences
fit ses articles (1). M. Jîljden est un lettré, il n'est pas un homme de
lettres. 11 ae s'est pas piqué d'écrire un livre; il plaide une cause qui
lui est chère, il la défend, selon les cas, en avocat habile, ingénieux et
quelquefois éloquent, ou en philosophe persuadé que les injures, les
mépris ne prouvent rien, que ri.eu n'est méprisable dans la nature. Il
pense avec saint Augustin qu'il n'y a point de doctrine si fausse qu'elle
ne coatienue quelque vérité ; il pense avec Goethe que la plus précieuse
de nos facultés est (Je savoir découvrir le diamant ou le cristal dans
sa gangue. U rend justice à l'Europe,, à notre civilisation, quoiqu'il soit
trop Africain ppur l'admirer sans réserve; mais il nous demande à
notre tuur de ûê pas refuser toute sympathie au nègre, qu'il définit
■ l'hQ/|ia;ie,d#i i;4ii^uc,^^ç.Ja.soMXft%uçe,,pt4u.<îtiaj^^ (^^ love
' ■ (f) (^lil-\'^îaniiy?ïsiarh' ah(t the Mgro'titicp, 'ïy 'Eaivàrci W. 'Blyâhi, -g. é'! '-b'.'ijke
minister plenipofteutiary of Ihe Repoblic of Liberisu at tto Goort jof, -S;t»J^ine*i
London, 1887; W.-B. Whittingham et C». .yupildoqyi fii ùh ODOOlj
LE JUGEMENT d'uN NÈGRE. 203
and suffering and song. » Il nous invite à reconnaître que les noirs ont
comme nous le droit de respirer, d'exister et de vivre, que comme
nous ils ont un rôle à jouer dans les destinées générales de notre
espèce, qu'ils sont une pièce essentielle à la grande machine du
monde.
La négroplîobie n'est, le plus souvent, qu'un sentiment instinctif,
irréfléchi, irraisonné, une affaire de nerfs, l'effet de préjugés acquis
ou hérités : les pères ont mangé des raisins verts et les dents des
enfans en sont agacées. Un Américain d'esprit fort distingué et de
sentimens très humains disait un jour à la grande actrice Sarah
Kemble qu'il n'avait jamais plaint les malheurs de Desdémona, qu'une
fille capable de s'amouracher d'un nègre méritait d'êire étouffée sous
un coussin. Un célèbre historien anglais, M. Freeman, qui a fait
un voyage aux Éiats-Unis oij l'un de ses fils était planteur, a déclaré
qu'il lui était absolument impossible de considérer un noir comme
un homme et, à plus forte raison, comme un frère. Il souhaitait que
chaque Irlandais établi dans la république étoilée tuât un nègre et fût
pendu pour l'avoir tué. C'est ainsi que ce célèbre historien, qui ne crai-
gnait pas les plaisanteries de cannibale, proposait de résoudre du même
coup deux questions embarrassantes : le problème de l'esclavage et le
problème de l'irlandais, qu'il se refusait également à considérer
comme un homme et comme un frère.
Pourquoi M. Freeman méprisait-il le nègre? La seule raison qu'il
en donne, c'est que le nègre est noir et que sa laideur lui paraît répul-
sive. Heureusement pour lui, il n'est jamais tombé, comme Scarmen-
tado, dans les mains d'un corsaire né sur la côte de Guinée, qui lui
aurait dit peut-être : « Vous avez le nez long et nous l'avons plat; vos
cheveux sont tout droits et notre laine est frisée ; vous avez la peau
couleur de cendre et nous couleur d'ébène ; par conséquent, vous n'êtes
pas des hommes et vous ne pouvez être nos frères. Aussi, quand nous
vous rencontrons et que nous sommes les plus forts, nous vous cou-
pons le nez et les oreilles. » On peut être un historien de mérite et
n'être pas un philosophe. Les philosophes savent que le monde est à
la fois très grand et très petit, que de lieu en lieu, chaque pays a son
esthétique, que d'un degré de latitude à l'autre, les goûts varient
comme les habitudes. Stanley a raconté que lorsqu'il quitta l'intérieur
de l'Afrique, où, durant deux ans, ses yeux s'étaient accoutumés au
teint richement bronzé des indigènes, les premiers Européens qu'il
rencontra sur la côte lui déplurent, que leur face pâle lui causa un
étOîinement mêlé d'inquiétude et de répugnance, qu'ils lui apparurent
comme des malades, comme des mourans, comme des fantômes.
Les goûts et les dégoûts de M. Freeman ne sont pas des raisons.
Plus sérieux est le témoignage de voyageurs en Afrique, qui sont ren-
204 REVUE DES DEUX MONDES.
très chez eux médiocrement édifiés de ce qu'ils avaient vu. Dans le
bassin du Niger comme dans le bassin du Congo, ils avaient trouvé
des peuples enfans, paresseux, insoucians, à l'esprit mou, aux mains
lâches, ne connaissant d'autre bonheur qu'une indolente quiétude,
incapables de rien prévoir, vivant au jour le jour, récoltant tout juste
la quantité de grain nécessaire à leur subsistance, ne mettant rien
en réserve et mourant de faim dans les années maigres. Ils avaient
trouvé ailleurs des mœurs farouches, des habitudes invétérées de bri-
gandage, des tribus toujours en guerre, n'ayant ni foi ni loi, capables
de toutes les perfidies comme de toutes les cruautés. Quelques-uns
avaient assisté à des scènes de pillage, d'incendie et d'horreur; ils
avaient vu de leurs yeux des attaques nocturnes, des villages surpris
dans leur sommeil et emportés d'assaut, les vieillards égorgés, les
jeunes filles et les hommes valides liés et garrottés pour être ensuite
expédiés en hâte sur l'un de ces marchés impurs où se vend la chair
humaine. Ils en ont conclu que le noir est une race imbécile, ou per-
verse, ou féroce, et que les brutes sont faites pour avoir un maître qui
les gouverne à coups de fouet.
Il est impossible, comme le remarque M. Blyden, de pénétrer dans
l'Afrique centrale ou tropicale, soit par l'est, soit par l'ouest, sans tra-
verser une ceinture de contrées malsaines ou fiévreuses. Tout voya-
geur européen en emporte avec lui des miasmes pernicieux, ses nerfs
se détraquent, sa bile se dérange, il tombe en langueur ou l'inquié-
tude le ronge, et le jugement qu'il porte sur les indigènes se ressent
de l'inguérissable mélancolie qu'il a dans le cœur et dans les yeux :
c'est Livingstone lui-même qui l'a dit. M. Blyden remarque encore que
l'Afrique comprend une foule de variétés de noirs, très inégalement
doués, différens d'humeur et d'habitudes, qu'il n'est pas permis de les
englober tous dans la même sentence, de confondre les Foulahs qui
habitent la région du Haut-Niger avec les Nubas de la région du Nil,
les Mandingues, les Housas avec les Achantis, les Dahomiens ou les
Yorubas avec les tribus de la Basse-Guinée et d'Angola.
Au surplus, les vices imputés aux noirs sont en partie notre ouvrage.
Pourquoi certaines tribus ont-elles contracté des habitudes pillardes?
Pourquoi préfèrent-elles à tout autre commerce les razzias d'hommes?
Parce que les négriers musulmans du Kordofan ou du Darfour et les
négriers chrétiens d'Europe ou d'Amérique leur avaient enseigné que
la marchandise qui se vend le mieux est l'homme, et que le bois
d'ébène trouve toujours preneur. Pourquoi certaines tribus, enfoncées
à jamais dans leur torpeur, laissent-elles leurs champs en friche?
Parce que, pour travailler, il faut jouir de quelque sécurité, et qu'elles
ne sont sûres de rien. Le docteur Barth a trouvé dans le Bornou des
ruines de villes écroulées, et il a constaté que ce pays d'épaisses forêts
LE JUGEMENT d'uN NÈGRE. 205
et de jungles impéûétrables, abandonnées au singe, à l'éléphant et
au lion, avait été jadis couvert de centaines de villages, entourés de
champs cultivés. Mais quoil les Caucasiens avaient besoin d'esclaves;
ils encouragèrent les razzias, les Touaregs envahirent le Bornou et en
firent un désert. « Les nègres, disait Raynal, sont bornés, parce que
l'esclavage brise tous les ressorts de l'àme; ils sont méchans, ils ne le
sont pas assez avec vous. »
M. Blyden reproche aux ennemis de sa race leurs injustices, la pré-
cipitation et la témérité de leurs jugemens, leurs ignorances volon-
taires. Mais il préfère encore les négrophobes les plus endurcis à
certains négrophiles tels qu'il en a connu dans la Grande-Bretagne et
aux États-Unis, qui, mêlant l'arrogance à la compassion, le mépris à
la tendresse, transportent dans la philanthropie le genre de sensibi-
lité qui convient aux sociétés instituées pour la protection des animaux.
Ces philanthropes déclarent au nègre, avec des yeux humides, avec un
sourire confit en douceur et en miséricorde, qu'ils le regardent comme
un frère, mais ils exigent que, pour reconnaître ce grand honneur qu'ils
lui font, il confesse humblement l'infériorité de son espèce et leur
témoigne en toute rencontre sa déférence, sa très sincère vénération.
Avant que la guerre de sécession eût affranchi les noirs des états du
Sud, la plupart des missionnaires leur disaient : « Vous avez une âme
comme nous, et un jour vous goûterez les délices du paradis, où vous
serez traités comme nos égaux. Pour mériter ce bonheur qui vous est
promis, acceptez vos chaînes, votre servitude, votre abjection. Dieu a
fait des maîtres pour commander et des esclaves pour leur complaire
en toute chose. Votre lot ici-bas est le labeur, la pauvreté, l'obéis-
sance qui ne raisonne jamais. Votre corps ne vous appartient pas.
Vous intlige-t-on d'injustes chàtimens, tenez-les pour justes si vous
voulez plaire au Seigneur, et souvenez-vous que notre couleur est celle de
tout ce qui est beau, de tout ce qui est noble, de tout ce qui est digne de
respect et d'admiration, que la vôtre est le signe de tout ce qui est bas,
dégradé et méprisable, que le diable est noir, que Dieu est blanc. »
Le nègre finissait par le croire. M. Blyden a entendu un noir, admis
à jouer son petit rôle dans un meeling de prières à New- York, demander
à Dieu « d'étendre sur l'assemblée ses mains blanches comme des lis. »
Un autre s'écriait : « Frères, imaginez un bel homme blanc, avec des
yeux bleus, des joues roses et des cheveux blonds; un jour nous lui
ressemblerons. » M. Blyden soutient avec quelque apparence que la
véritable éducation consiste à développer dans l'homme, quelle que
soit sa couleur, le sentiment de sa dignité, l'estime, le respect de lui-
même, et qu'un nègre à qui ses maîtres persuadent que, pour res-
sembler à Dieu, il devrait commencer par blanchir sa peau, se voue à
l'avilissement éternel, qu'en attendant de devenir un ange, il se con-
damne à n'être jamais un homme.
206 REVUE DES DEUX MONDES.
On s'accommode plus facilement des indifférens que des faux amis.
Quelques-uns des philanthropes qu'il a connus ont dégoûté à jamais
M. Blyden de leur philanthropie, et leurs onctueux sermons lui cau-
sent plus de chagrin que les cruels arrêts prononcés par des poli-
tiques au cœur dur, qui déclarent froidement que, dans le grand com-
bat pour l'existence, les faibles doivent disparaître devant les forts,
que les races inférieures et improgressives sont destinées à périr,
qu'un jour l'Europe conquerra toute l'Afrique, et que le nègre prendra
place parmi les espèces perdues. Ainsi l'a décidé un Anglais, M. Win-
wood Reade, auteur d'un livre sur l'Afrique sauvage. 11 affirme que
l'Anglo-Saxon a reçu du ciel la mission de civiliser et d'occuper
l'Afrique, et que le résultat final sera l'extermination des noirs ou
leur disparition spontanée, leur extinction graduelle. « Mais, ajoute-t-il
avec une grâce inûnie, la postérité reconnaissante chérira leur mé-
moire. Quand des hôtels seront établis près des sources du Nil, quand
il sera à la mode de naviguer en yacht sur les lacs du Grand-Plateau,
quand les cockneijs de Timbuctu auront leurs jardins à thé dans les
oasis du Sahara, quand de parfaits gentlemen^ bâtissant des villas dans
l'Afrique centrale, auront des parcs à éléphans et des réservoirs à
hippopotames, de jeunes ladies, installées sur des plians, à l'ombre
des palmiers, verseront quelques larmes en lisant une romance inti-
tulée : le Dernier des Nègres, — et le Niger deviendra un fleuve aussi
romantique que le Rhin. »
Ces prédictions aimables ne sont pas pour effrayer M. Blyden. Il sait
que les lois de la nature sont plus fortes que la malice des hommes,
et que son peuple de forte structure est vigoureux et résistant. Il n'en
va pas du nègre comme du Peau- Rouge ou de l'Australien : le voisi-
nage du blanc ne lui est pas mortel, la civilisation européenne ne le
tue pas, il continue à se reproduire et à pulluler jusque dans la mai-
son de son maître. Malgré les milliers et les millions d'hommes que
lui a pris la traite, l'Afrique est encore aussi populeuse que jamais, et
l'Afrique sera toujours la patrie, le domicile du noir. L'Européen peut
bien y créer des débouchés à son commerce, entretenir des intelli-
gences avec les tribus, conclure avec leurs chefs des marchés ou des
traités d'assistance mutuelle : il ne colonisera jamais la Nigritie et le
Congo. La chaleur humide produit sur lui de funestes effets ; la fièvre
le mine, ses forces s'épuisent rapidement, sa volonté s'affaisse, il s'ex-
ténue, il s'étiole, il languit, il dépérit, il a hâte de revoir l'Europe, et
s'il est assez heureux pour y retourner, la pâleur de son front raconte
l'aventure qu'il a courue : son teint est aussi blême que celui des pè-
lerins grecs qui avaient l'audace d'interroger les ombres dans la ca-
verne de Trophonius.
Tout au contraire, le nègre expatrié qui respire de nouveau l'air
natal recouvre bientôt la santé du corps et de l'esprit : « 11 dépouille
i
LE JUGEMENT d'uN NÈGRE. 207
ses craintes, ses doutes ; sa raison s'affermit et la foi lui revient. Il
sent que rien ne peut nuire à sa race. Aussi loin qu'il promène ses
regards et sa pensée, il est entouré de millions d'hommes pareils à
lui, et il ne se demande plus, comme de l'autre côté de l'océan, ce
qu'il adviendra du nègre. S'il a bon cœur, il s'attendrit sur le sort de
l'homme blanc, pour qui l'Afrique ne sera jamais une patrie. » En
vérité, il y a peu d'apparence que les prophéties et les souhaits de
M. Reade s'accomplissent jamais. 11 est douteux que ses arrière-
petits-enfans aient des parcs à éléphacs dans l'Afrique centrale, et
qu'on voie un jour de jeunes ladies au cœur sensible verser, à l'ombre
des palmiers, des larmes charmantes et vraiment anglaises sur le
tombeau du dernier des nègres.
M. Blyden est fermement convaincu, et je suis disposé à l'en croire,
que l'Afrique n'aura pas le sort de l'Amérique, que le blanc n'y sup-
plantera pas l'indigène, que l'avenir du continent noir est à jamais
lié aux destinées de la race noire. Quelles seront ces destinées? Cette
race est-elle condamnée à végéter dans une éternelle enfance et la
sauvagerie est-elle sa loi? M. Blyden ne le pense pas ; le nègre, selon
lui, n'est pas un être improgressif: il est en chemin, un jour il arri-
vera. Dans ces derniers siècles, il a beaucoup changé. Partout où il a
trouvé des maîtres insiuuans et persuasifs, qui s'appliquaient à per-
fectionner ses instincts sans les violenter, il s'est montré capable
d'éducation, de discipline. Il ne faut pas lui demander de blanchir sa
peau, mais il a perdu quelques-unes de ses superstitions, il a acquis
des idées auxquelles son cerveau semblait réfractaire. Faut-il déses-
pérer de voir l'apprenti passer maître ?
«Quand le soleil se couche, a-t-on dit, toute l'Afrique danse. » On a
dit aussi que le nègre est le seul homme capable de chanter quand il
est triste. L'Afrique chantera toujours, et je ne vois pas pourquoi elle
se priverait du plaisir de danser, '..ais elle renferme aujourd'hui des
centaines de milliers d'hommes qui lisent, écrivent, raisonnent bien ou
mal, et invoquent, soir etmalni, un grand être invisible, dont la puis-
sance souveraine a détrôné leurs fétiches. Qui a fait ce prodige ? Bien
que M. Blyden estime qu'il y a dans la Bible « beaucoup de choses
qu'un noir ne peut digérer, et qui ne procurent à son âme aucune
nourriture ni aucune joie, » il ne laisse pas d'être un bon chrétien;
il pense qu'un Dieu crucifié est celui qui convient le mieux à la race
que les autres races ont cruciûée, et il se flatte qu'un jour l'Évangile
régnera dans toute l'Afrique. Mais en homme de bon sens, qui ne
s'insurge pas contre les faits, il convient que, jusqu'aujourd'hui, le
christianisme, importé à Sierra-Leone et à Libéria, s'est montré im-
puissant à s'assimiler les indigènes des tribus voisines, qu'en vain
depuis trois cents ans l'Afrique occidentale est travaillée par le pro-
208 REVUE DES DEUX MONDES.
sélytisme catholique ou protestant, aucun chef de quelque autorité ne
s'est laissé convertir, aucune tribu n'est devenue chrétienne. Qui a
conquis l'Afrique centrale? C'est Mahomet. Au témoignage du cardinal
Lavigerie, il y a aujourd'hui du Soudan au Niger plus de 60 millions
de musulmans. « Entre Sierra-Leone et l'Egypte, dit de son côté
M. Blyden, l'islamisme est la seule puissance intelligente, morale et
commerçante. 11 a pris possession des tribus les mieux douées, il a
imprimé sa marque à leur vie sociale et religieuse. Ses adhérens gou-
vernent la politique et le commerce de presque toute l'Afrique au nord
de l'équateur. Des importantes cités qu'ils ont fondées sur le Niger et
ses affluens, ils dirigent des caravanes sur tous les points de l'hori-
zon, en Abyssinie et en Egypte, à Alger comme au Maroc, à Libéria
comme dans la Gambie et jusque sur la côte du Cap. »
L'active propagation et les triomphes de l'islamisme ont excité les
plaintes de plus d'un voyageur et de tous ceux qui voudraient répandre
notre civilisation sur l'Afrique. Consultez le général Borgnis-Desbordes,
dont l'intrépidité et la prudence ont assuré le succès de cette auda-
cieuse expédition du Sénégal au Niger qui a fait tant d'honneur à nos
armes; il vous dira que les tribus inconverties sont seules pénétrables
aux influences européennes , qu'elles se laissent façonner par nous
comme une cire molle, que les états musulmans nous sont fermés et
hostiles, qu'en Afrique le fétichisme est notre allié naturel, que le ma-
hométisme sera notre éternel ennemi. Interrogez M. Savorgnan de
Brazza; il vous dira que le seul danger qu'il redoute pour l'avenir du
Congo français, c'est le missionnaire musulman, dont les premières
approches l'inquiètent et le troublent. Mais le philanthrope qui, dé-
gagé de toute préoccupation politique, ne considère que l'intérêt des
noirs, doit confesser que Mahomet leur a rendu plus d'un service. C'est
par des mains chrétiennes qu'ils reçoivent l'eau-de-vie qui les tue;
c'est sous l'influence de l'islamisme qu'ils deviennent des buveurs d'eau.
C'est l'islamisme qui les guérit de leurs superstitions sanguinaires, les
dégoûte des sacrifices humains, de l'anthropophagie, fait pénétrer quel-
ques idées dans des têtes qu'on croyait incapables de penser, et initie
des sauvages aux rudimens de la culture sociale. 11 leur inspire, à la
vérité, un zèle fanatique qu'ils ne connaissaient pas; mais un être
qui a des haines et des affections est assurément supérieur à celui qui
n'a que des sensations et des indifférences.
En entrant dans les têtes africaines, l'islamisme subit souvent
d'étranges déformations; c'est une lumière qui se brise et se réfracte.
Tel noir ne se sert du Coran que pour deviner son avenir ; il y cherche
des rubriques, des exorcismes, un moyen sûr de conjurer les accidens
fâcheux qui le menacent; tel autre le vénère comme un fétiche de pa-
pier, auquel il attribue un pouvoir magique, des vertus médicinales.
LE JUGEMENT D ON NÈGRE. 209
On en copie certains chapitres, on en fait des décoctions, qu'on
avale dévotement; si on ne guérit pas, c'est que le diable s'en est
mêlé. Mais un très grand nombre de nègres trouvent un plaisir ex-
quis et désintéressé à réciter tout haut le saint livre des heures du-
rant; c'est leur passe-temps favori, la consolation et le réconfort de
leur âme. Ils tiennent à le lire dans l'original, ils apprennent l'arabe,
et cette langue, nous dit M. Blyden, a pour eux « un charme subtil et
indéfinissable, une beauté et une musique sans nom. » L'appétit
vient, on lit d'autres livres encore, on les explique, on les commente.
Le peu de littérature et de science qui circule dans les bassins du Ni-
ger et du Sénégal procède de l'islam. Le docteur Barth avait trouvé
dans l'Afrique centrale plusieurs ouvrages d'Aristote et de Platon, et
une version arabe d'Hippocrate, à laquelle on rendait de grands hon-
neurs. A Billeh, c'est-à dire à soixante milles nord-est de Freetown,
M. Blyden a découvert dans une bibliothèque musulmane des traités
de dévotion, de poésie, de rhétorique, d'histoire, composés par des
auteurs foulahs et par des écrivains mandingues.
A quoi faut-il attribuer l'impuissance des catéchistes chrétiens en
Afrique et les étonnans succès des missions musulmanes ? Le christia-
nisme, religion universelle, qu'une savante casuistique a adaptée plus
particulièrement à nos besoins, à notre tour d'esprit, est devenu dans
le fait la religion propre à une race qui est ou se croit supérieure à
toutes les autres, et qui promène partout avec elle dans le monde son
orgueil, ses étonnemens et ses mépris. Si doux, si humble de cœur
que soit un missionnaire chrétien, il est le patron, le noble protec-
teur de ses catéchumènes, et il y a une morgue cachée dans l'indul-
gence qu'il leur témoigne. Il croirait se dégrader en adoptant leurs
occupations et leurs plaisirs, leurs coutumes, leur genre de vie; il
n'a rien à recevoir, c'est lui qui donne tout. Le mahométisme est
une religion vraiment cosmopolite ; il a trouvé accès chez les Mongols
comme chez les Caucasiens ; ses adhérens, ses convertis se recrutent
parmi les fils de Sem, de Japhet et de Cham. Il ne connaît pas les
distinciions de races, il ne fait pas acception des personnes et de la
couleur des visages. Les musulmans ne méprisent que le mécréant,
l'infidèle, qui se refuse à voir dans Mahomet le prophète de Dieu;
tout homme qui croit est leur égal, eût-il les cheveux crépus, le nez
épaté et les lèvres pendantes.
Que le missionnaire de l'islam arrive de Kérouan, du Caire ou du
Maroc, il pratique le précepte que le Christ donnait à ses douze disci-
ples : « Quand vous irez annoncer le règne de Dieu, n'emportez avec
vous ni sac, ni pain, ni argent, et n'ayez pas deux habits. » 11 ne se
vante pas d'être un gentleman, il a épousé la sainte pauvreté, qui n'a
rien qui lui déplaise, et il en porte fièrement la livrée. Il a pour tout
TOME LXXXIV. — 1887. l/i
210 REVUE DES DEDX MONDES.
bien ses livres, ses manuscrits, la natte où il s'accroupit; ses élèves
l'accompagnent, et en s'installant dans quelque bourg fétichiste, ils
forment le noyau d'une école ou d'une congrégation. Il vit comme on
vit autour de lui, il s'accommode aux habitudes, aux usages, aux
goûts des indigènes, et il subsiste de la charité de ceux qu'il en-
doctrine. Le plus souvent, il n'est lui-même qu'un nègre converti ;
mais fût-il Arabe de naissance, il se souvient que le premier homme
auquel le Prophète confia les fonctions de muezzin s'appelait Bilal, et
que Bilal était un nègre. Il se souvient aussi qu'un poète oriental du
x« siècle écrivait : « Une tache noire sur un visage blanc est un grain
de beauté; une tache blanche sur une joue noire l'enlaidit. » Se sen-
tant partout chez lui, il n'éprouve aucune répugnance à se marier avec
quelque fille du continent noir, et les sangs se mêlent, les races se
croisent. Est-il beaucoup de missionnaires anglais qui consentissent à
en faire autant? Leurs prèju^^es leur sont aussi chers que leur foi.
« L'Hindou qui devient chrétien, écrivait un ennemi de l'islamisme,
perd sa caste sans être admis dans la société de ses maîtres ; l'Hindou
qui devient musulman est expulsé de sa caste, mais il devient membre
de la grande fraternité de l'islam. Si un paria se fait musulman, il
peut monter au trône; le paria qui se fait chrétien ne sera jamais
qu'un paria. »
Si les missionnaires chrétiens de la Sierra-Leone sont tenus en
échec par l'islamisme, si, jusqu'aujourd'hui, malgré leurs efforts per-
sévérans, ils n'exercent aucune iutluence sur les tribus de l'intérieur,
est-il permis de fonder de meilleures espérances sur le collège laïque
créé récemment par la république de Libéria ? Oui, répond M. Blyden,
pourvu que les méthodes et les objets d'étude soient appropriés à
l'intelligence du nègre. Cette maison d'éducation est encore dans la
période des tâtonnemens. Faute d'argent, elle ne comptait, il y a quel-
ques années, qu'une cinquantaine d'élèves; mais le branle était donné,
et Mandingues, Foulahs ou Bass^as, des chefs importans de la côte et
de l'intérieur, témoignaient le désir d'y envoyer leurs fils. On apprend
dans le collège de Libéria l'anglais, qui est la langue ofîicieile de la
république, l'arabe, qui est la langue littéraire de l'Afrique centrale.
Mais que diront les ennemis des humanités, trop nombreux parmi
nous, quand ils sauront qu'après de mûres réflexions et plus d'une
expérience, un nègre leur donne tort et les accuse de ne rien entenire
à l'éducation? Quoiqu'il n'eût aucun parti-pris à cet égard, et sans
avoir consulté d'autre oracle que son bon sens, M. Blyden a acquis la
conviction que, même en Afrique, en Nigritie, il n'y a pas de culture
sérieuse des esprits en dehors des mathématiques, associées à une
étude approfondie des classiques grecs et latins.
Il a prononcé à Monrovia, le 5 janvier 1881, un remarquable dis-
LE JCGEMEM d'uN NÈGRE. 211
œurs sur ce sujet. Il y déclare que Tessentiel est de développer dans
le noir la faculté pensante, de fortifier son cerveau, d'affermir sa
raison et de mettre son imagination même au service de son juge-
ment. Quelque admiration qu'il professe pour les langues et les litté-
ratures de l'Europe moderne, M. Blydea ne croit pas qu'elles soient
propres à former l'esprit de la jeunesse et des peuples enfans. Le
noir ne réussira jamais à s'assimiler notre poésie, elle lui demeurera
toujours étrangère ; il ne peut se reconnaître dans Hamlet, dans
René ou dans Faust; Ulysse et Achille, Thémistocle et Épaminondas,
Cincinnatus et Gaton parlent tout autrement à son cœur, il retrouve
en eux l'humanité telle qu'il la sent en lui, et Piutarque seul peut lui
fournir des modèles dignes de son imitation. M. Blyden trouve notre
politique trop savante et trop compliquée, notre morale trop abstraite
ou trop subtile, il estime que le Gorgias de Platon et VÉthique d'Aris-
tote sont plus accessibles aux esprits simples ou neufs; ces grands
penseurs étaient plus près des commencemeus. Les anciens, nous
dit-il, ont eu le secret d'unir aux vérités profondes, à la justesse et à
la vigueur de la pensée comme à la finesse de sentiment, la parfaite
simplicité de la forme. On chercherait en vain dans leurs écrits un
mot, une idée, une formule qu'un nègre ne puisse s'approprier. Leurs
narrations sont limpides, leurs descriptions sont vivantes, ils ont tout
le charme d'un naturel heureux, un air de jeunesse, de santé, et la
fraîcheur du teint.
M. Blyden a une autre raison de préférer les anciens aux modernes:
« Le nègre, ajoute-t-il, peut se nourrir des littératures antiques, sans
risquer de s'empoisonner ou d'apprendre à mépriser sa race. Elles ne
fausseront pas sa conscience, elles n'imprimeront aucune direction
fâcheuse à ses penchans naturels... Daas l'étude des grands maîtres
de la Grèce et de Rome, et des langues dans lesquelles ils ont écrit,
nous nous accoutumerons à discipliner notre esprit, sans rien perdre
de l'estime, du respect que tout homme se doit à lui-même. De toutes
les connaissances que nous sommes tenus d'acquérir pour réformer
notre caractère moral, politique et religieux, il n'en est pas une seule
que nous ne puissions emprunter aux anciens. » Si bon chrétien que
soit M. Blyden, il sait gré à Mahomet d'avoir compté un noir parmi
ses plus chers disciples. 11 n'est pas moins reconnaissant à Homère
d'avoir rangé au nombre des plus fidèles compagnons d'Ulysse le hé-
raut Eurybate, « rond d'épaules, à la peau noire, aux cheveux cré-
pus. M Ulysse, lisons-nous dans VOdijssée, honorait ce nègre d'une
estime particulière, « parce qu'il retrouvait en lui son âme et ses
pensées. »
Que tel Foulah musulman arrive à comprendre le Goran et ses com-
mentateurs aussi bien que le plus habile théologien de Kérouan, que
212 REVUE DES DEDX MONDES.
tel Mandingue, qui aura étudié à Monrovia, devienne un aussi bon
humaniste que tel élève d'Oxford, cela n'est pas impossible. Mais
peut-on espérer qu'il se crée tôt ou tard dans les forêts ou sur les
plateaux de l'Afrique des sociétés fortement assises et possédant
toutes les conditions d'un gouvernement régulier? C'est la question
qui se pose quand on parle de l'avenir des peuples africains. On a vu
se former et croître en un jour, sous l'influence de l'islamisme, des
empires aussi éphémères qu'imposans, qui, fondés par un grand
homme, ne lui survivaient pas : à peine avait-il fermé les yeux, son
œuvre s'écroulait comme s'écroule au premier choc un mur de briques
sans ciment. Dans les régions de l'Afrique où l'islam n'a pas pénétré,
on voit des tribus indépendantes, jalouses les unes des autres, guer-
royant sans cesse, et dont la principale occupation est de mettre au
pillage le jardin d'autrui. En sera-t-il toujours de même? M. Blyden ne
le pense pas. Il est persuadé qu'un jour, sentant les avantages de la
paix, concluant des alliances ou formant des confédérations, ces tribus
s'appliqueront, d'un commun accord, à développer les ressources de
terres grasses qui ne demandent qu'à produire. Il estime, en un mot,
que les Africains se civiliseront, sans devenir pour cela des Européens.
Il est porté à croire que tous les maux de l'Afrique lui sont venus du
dehors. Il dirait volontiers comme un chef Okanka, qui attribuait une
épidémie de petite vérole à la présence et aux maléfices d'un voyageur
blanc : « Le chef blanc est mauvais et porte avec lui une caisse pleine
de maladies. Lorsqu'il passe dans un village, il ouvre la caisse et les
maladies en sortent. » 11 pense que les instincts de sa race sont natu-
rellement bons, que les peuples caucasiens représentent dans ce monde
la fermeté du vouloir et la dureté du cœur, que l'Africain, homme de
douleur et de chant, est plus femme que tout autre homme, et que la
femme a un rôle à jouer dans l'histoire de l'humanité. Il n'aime pas
les grandes villes, les grandes ruches, les Babylones; l'Afrique ne les
connaîtra jamais. Elle n'a de vocation ni de talent que pour les indus-
tries agricoles, mais on y verra fleurir aussi des vertus douces et pa-
tientes qui étonneront l'Europe. « 11 n'y aura jamais en Afrique, nous
dit-il, une Jérusalem, une Rome, une Athènes, un Londres; mais à
l'ombre des forêts grandiront des Bethléhem et des Nazareth noirs,
et c'est dans les Nazareth, dans les Bethléhem que naissent les pro-
phètes et les apôtres... Je ne me suis jamais senti si près de Dieu
qu'en parcourant les forêts africaines. Les arbres, les oiseaux, le ciel
m'ont parlé de la grande œuvre qui s'accomplira dans ce continent.
J'avais le cœur et le pied légers, je sentais qu'un esprit souille dans
les bois. »
Puisse ce rêve s'accomplir ! Mais il est difficile de croire que l'Afrique
sorte jamais de sa torpeur, si l'Europe ne se charge de la réveiller.
LE JUGEMENT d'uN NÈGRE. 513
M. Blyden est sévère pour les établissemens que la France cherche à
créer dans les bassins du Niger et de l'Ogoouè. Il nous prête l'absurde
intention de coloniser l'Afrique tropicale. C'est un protectorat que
nous aspirons à y fonder, et un vrai protecteur n'est pas un conqué-
rant; il remplit les fonctions d'un juge de paix, qui conciUe les diffé-
rends, et l'office d'un bon gendarme, qui fait main basse sur les mal-
faiteurs. Nous désirons prouver aux noirs que, si le commerce, compris
de certaine façon, entretient l'esclavage, il peut servir aussi à le dé-
truire, et que le drapeau tricolore est un emblème de paix et de liberté.
Il est raconté quelque part que les arbres voulurent un jour se donner
un roi. Ils s'adressèrent d'abord à l'olivier, qui répondit : « Je ne quit-
terai pas le soin de mon huile pour régner sur vous. » Le figuier dit
qu'il piéférait la douceur de son fruit aux honneurs du pouvoir su-
prême. La vigne déclara que son unique souci était son bon vin, qui
réjouit le cœur des hommes et des dieux. Enfin on s'adressa à l'épine,
et l'épine répondit : « Je vous offre mon ombre, et si vous n'en voulez
pas, le feu sortira du buisson et vous dévorera. » L'Afrique a été trop
longtemps gouvernée par l'épine, et plus d'une fois le feu est sorti du
buisson. L'Europe, qui lui a fait tant de mal, lui offre aujourd'hui le
secours
De quelque dieu plus doux qui veille sur ses joui's.
Mais il ne suffit pas que le protecieur soit humain, il est tenu d'être
intelligent, et il le serait bien peu s'il prétendait imposer à des Afri-
caina ses lois et ses mœurs, mouler leur âme sur la sienne. Notre fa-
tuité européenne se persuade trop facilement qu'il n'y a pas d'autre
civilisation, ni d'autres règles de conduite, ni d'autre manière de bien
vivre, ni d'autre façon d'être heureux, ni d'autres vertus, ni d'autres
bienséances que les nôtres. M. de Brazza me disait un jour: « Chaque
fois que je retourne au Congo, j'y laisse quelques-uns de mes sois
préjugés. Fn y arrivant, je m'imaginais que la moralité des indi-
gènes se mesure à l'ampleur du pagne en fil de palmier ou d'ananas
qui compose tout leur costume. J'ai découvert que, tout au contraire,
plus on avance dans l'intérieur, plus le pagne se raccourcit, et qu'on
finit par arriver dans des endroits perdus où il se réduit à un morceau
d'étoffe grand comme la main. C'est là que les femmes sont le plus
fidèles. »
G. Valbert.
REVUE LITTÉRAIRE
LE CODE CIVIL ET LE THEATRE
Le Code civil et le Théâtre contemporain, par M. Félix Moreau, agrégé à la faculté
de droit d'Aix. Paris, 1887 ; Larose et Forcel.
On a fait des brochures sur la Langue et sur la Science du droit dans
les comédies de Molière, et, à peine ai-je besoin de le dire, on y prou-
vait que Molière, éminent sans doute comme auteur dramatique,
ne le fut guère moins comme jurisconsulte et comme praticien.
Encouragé par cet exemple, un jeune agrégé de la faculté de droit
d'Aix, M. Félix Moreau, qui s'excuse modestement de n'avoir encore
« qu'une douzaine d'années d'études juridiques, » vient d'écrire, lui,
tout un volume, de près de trois cents pages, sur VIgnorance de la loi
dans le théâtre de M. Damas fils. A la vérité, ce n'est pas le titre de son
livre, et, en le précisant, nous le paraphrasons, mais c'en est bien l'es-
prit et c'en est le fidèle résumé. «J'ai voulu rechercher, nous dit-il, quel
emploi M. Dumas a ,fait de nos Codes, ou plus exactement de notre
Gode civil, et s'il n'a pas commis d'erreurs juridiques. » Voilà la. pré-
face et le dessin de M. Moreau ; et voici ses conclusions : « J'ai montré
que M. Alexandre Dumas n'a que les apparences d'un jurisconsulte, .. que
Vausthre science du droit ne se laisse pas conquérir d'emblée par les intel-
ligences les plus brillantes,., et que l'on ne peut accorder aucun crédit à
un législateur dont la passion va jusqu'à modifier et altérer les textes de
la loi pour les besoins de sa critique. »
REVUE LITTÉRAIRE. 215
Les trois premiers chapitres du livre de M. Moreau en sont peut-
être les meilleurs et les plus amusans. Il y étudie, non sans esprit ni
malice : dans le style de M. Dumas, les « plaisanteries et les méta-
phores » tirées de la langue du droit; dans le dialogue de ses comédies,
les « allusions à la loi; » et dans ses intrigues enfin, «les choses et les
personnes du monde juridique. » On n'en a pas fait plus ni même au-
tant pour Molière; on ne ferait pas mieux pour un ancien, pour Plante
ou pour Aristophane. Parmi les personnes du monde juridique, il semble
donc que M, Dumas ait fait un grand emploi des notaires, emploi neuf,
au surplus, et flatteur pour la corporation ; un emploi qui vengerait les
notaires, s'ils en avaient besoin, des mauvaises plaisanteries de l'an-
cien répertoire. Incarnation vivante de la loi, graves, impassibles, in-
flexibles comme elle, les notaires de M. Dumas s'étonnent d'eux-mêmes
quand par hasard ils se déiident ou qu'ils s'attendrissent. « Un an-
cien notaire et les larmes, ça a l'air de ne pas aller ensemble,» dit Canta-
gnac dans la Femme de Claude. Dépositaires, non-seulement des fortunes,
mais aussi des secrets des familles, hommes d'expérience et de bon con-
seil, « méthodiques» et «prosaïques, » plus boutonnés qu'un diplomate,
et plus discrets qu'un confe-seur, on comprend aisément que les no-
taires de M. Dumas, appelés, consultés et crus en toute occasion, fas-
sent toujours dans son théâtre des personnages considérables, et
même quelquefois ceux qui tiennent, si l'on peut ainsi dire, les ficelles
des autres. Les p^us achevés en ce genre sont le notaire Galanson,
dans la Princesse George, et, dans le Fils naturel, Aristide Fressard. Mais
le rôle que M. Dumas préfère encore pour eux, c'est celui de raisonneur
ou de moraliste. Le notaire est décidément le Gléante ou l'Ariste de son
répertoire; et il arrive bien, dans quelques pièces, comme dans la Prin-
cesse de Bagdad, que V avoué le remplace, ou le professeur du Collège
de France, comme dans V Étrangère; mais ce n'est plus la même chose,
et ces litres, évidemment, n'inspirent point à M. Dumas le même res-
pect ou la même confiance. Quant aux auoca^s, dans le théâtre de M. Du-
mas, presque en toute occasion , ils ne sont guère « envisagés,
nous dit M. Moreau, que comme faisant métier de dire des choses
désagréables à la partie adverse, » ou de rendre à la société les fri-
pons qu'une méprise de la justice nous avait momentanément enlevés.
Plaisanteries « un peu vieillottes, » imputations banales et quasi ca-
lomnieuses, qu'il n'eût tenu qu'à M. Félix Moreau de réduire à néant.
Les avocats, tout le monde l*^ sait, ne font pas métier « de dire des
choses désagréables » à la partie adverse ; ils en font seulement quel-
quefois marchandise.
De la présence de tant d'avoués et de tant de notaires dans les comé-
dies de M. Dumas, de tous ces habits noirs et de toutes ces cravates
blanches, il « appert,» comme on dit en style de palais, que M. Dumas
216 REVUE DES DEUX MONDES.
aime à mettre au théâtre les questions où se trouvent communément mê-
lés ces officiers ministériels; et c'est ce que confirme l'examen du détail
de son style. Pouravoiremployécorrectementquelquestermesde droit, —
dans Pourceaugnac ou dans le Malade imaginaire, par exemple, — si l'on a
donc pu prétendre que Molière devait être avocat, c'est au moins un Cu-
jas ou un Pothier parmi nous, c'est un Demolombe ou un Touiller, que
l'auteur du Demi-Monde, vu l'abondance des métaphores, des compa-
raisons, et des images qu'il tire du vocabulaire de la procédure et de la
jurisprudence. M. Félix Moreau s'est complu à en rassembler dans son
livre de nombreux exemples, et nous y renvoyons. L'un des plus cu-
rieux est sans doute ce passage de la Préface de la Femme de Claude, où
M. Dumas interprète à sa façon, qui n'est point celle de M. Renan,
la parabole de la femme adultère. « On déclare que Jésus a pardonné
à la femme adultère, ce qui est absolument faux... Ce n'est pas un par-
don, ce n'est même pas un acquittement, ce n'est qu'une ordonnance
de non-lieu, motivée par Vincompétence du tribunal, qui s'était cru en
droit de juger et de condamner cette femme. » Il est vrai qu'ici, à en
croire du moins M. Félix Moreau, cette apparente précision de termes
ne dissimulerait qu'aux seuls yeux des profanes une grande ignorance
des usages de l'instruction et de la procédure criminelles. Mais il ne
s'agit pour le moment que de l'obsession, de la monomanie, de la
hantise juridique , — je me sers des mots de M. Moreau , — dont
M. Dumas serait victime. Et quoique ce soient de gros mots, ou de
grands mots, il faut bien accorder que M. Dumas en tient. De certaines
de ses pages, il se dégage comme « une vague odeur de papier tim-
bré; » cela sent l'étude ou le greffe; et dans quelque deux ou trois
cents ans de nous, si les commentateurs en tirent cette conséquence
que M. Dumas avait, aussi lui, fait son droit, comme Molière, ils se
tromperont, mais non pas s'ils supposent que certaines questions de
droit ont de tout temps et vivement intéressé l'auteur du Fils natu-
rel et de la Femme de Claude.
C'est précisément là ce qui choque M. Moreau, avec « ses douze
années d'études juridiques. » — « Je ne sais, dit-il, tout au début de
son livre, s'il y eut, s'il y aura jamais époque mieux pourvue que la
nôtre en critiques es lois et fabricans en législation, ne tenant les uns
et les autres leur mandat que d'eux-mêmes. » Et cela lui déplaît, que
sans en avoir seulement sollicité la licence, on critique, on enseigne,
que l'on prêche ou que l'on patrocine, mais encore bien plus, si l'on
croit avoir découvert dans le Code civil une disposition fâcheuse, que
l'on prenne sur soi de la dénoncer et d'en proposer le remède, puisque,
en effet, plusieurs sortes d'hommes sont diplômés, qualifiés et même
appointés pour cela. Oh! sans doute, il distingue, ou du moins il s'en
donne l'air. Critique impartial, et même libéral, il n'en a pas aux su-
REVUE LITïÉRAIht;. 217
jets ordinaires OU favoris de M. Dumas, mais à ses « erreurs juridi-
ques » seulement, et il essaie de nous prouver qu'elles seraient en
effet de la dernière conséquence. C'est à cette science ou demi-science,
puisée « dans la lecture superficielle d'un Code bon garçon, » qu'il fait
ou qu'il voudrait bien avoir l'air de faire uniquement le procès. Et il
ne reproche pas enfin le « manque de titres » à M. Dumas, mais le
« manque de connaissances, » et cette présomption commune que,
puisque nul en France n'est censé ignorer la loi, c'est exactement
comme si tout le monde la connaissait. Mais, au fond et en réalité,
sous toutes ces précautions, et au travers de tous ces déguisemens,
c'est à M. Dumas lui-même, c'est au théâtre contemporain qu'il s'en
prend, c'est à leur prétention de traiter au grand jour des sujets qui ne
se traiteraient convenablement et utilement, d'après lui, que dans les
cabinets des jurisconsultes ou dans les amphithéâtres des profes-
seurs de droit. « Nos auteurs dramatiques semblent s'être proposé un
but plus pratique, donné une mission plus sociale que l'analyse des
caractères et la peinture des passions, qui, jusqu'à nos jours, avaient
fait a peu près tous les frais du théâtre. » Voilà le vrai point du débat,
et j'ajoute : voilà le véritable intérêt du livre de M. Félix Moreau. C'est
la question de la thèse au théâtre, ou plus généralement dans l'art,
qu'il nous invite à examiner de nouveau. En montrant que M. Dumas
M avait rarement emprunté au Code, sans en dénaturer, sciemment
ou inconsciemment, les dispositions, » il a voulu montrer qu'il n'ap-
partenait pas à l'auteur dramatique de discuter les questions de droit.
Et, ne demandant lui-même au théâtre que « les plus agréables
émotions et les plus vives jouissances de l'esprit, » M. Félix Moreau,
semblable à beaucoup de professeurs en ce point, n'est pas content,
le soir, quand il ouvre le Théâtre complet de M. Dumas, d'y retrouver
la matière de sa leçon du matin.
N'est-ce pas le moment de se souvenir qu'il y a tantôt une quinzaine
d'années, l'honorable M. Cuvillier-Fleury, dans le Journal des Débats, et
à propos de la Femme de Claude, avait fait déjà le même procès ou sus-
cité la même querelle à M. Alexandre Dumas ? « A-t-il droit au crédit dans
l'ordre philosophique? demandait-il, aussi lui, commeM.FélixMoreau;
le crédit du prédicateur public, du législateur à mandat, du magistrat
sur son siège, de tous ceux, en un mot, qui ont reçu de la Société mis-
sion de l'édifier, de régler sa vie et d'apprécier ses actes? » et, lui
aussi, il concluait que non. Mais il était trop facile à M. Dumas de
répondre que ni les Voltaire ni les Rousseau non plus n'avaient reçu
mission d'écrire le Contrat social ou le Dictionnaire philosophique; et
qu'ils l'ont écrit tout de même; et que les prédicateurs publics, les
législateurs à mandat, les magistrats sur leur siège en avaient été ren-
versés, et leur Société avec eux. Et, en effet, la vérité, c'est que nous
218 REVUE DES DEUX MONDES.
avoDS tous reçu « mandat » ou « mission, » comme l'on voudra, nous
tous qui tenons une plume, de nous en servir pour écrire, à nos ris-
ques et périls, ce qui nous paraît utile, juste et bon. S'il plaît à l'au-
teur dramatique ou au romancier d'agiter des questions « juridiques »
ou « sociales, » ils en ont aussi bien le droit qu'un procureur-général
celui d'écrire des romans ou des drames. A moins cependant que l'on
ne déclare que l'opinion de M. Dumas sur les hommes et les choses de
son temps ne saurait valoir, a priori, celle d'un père dominicain ou
d'un député, voire d'un sénateur. Peut-être était-ce bien l'idée de
M. Cuvillier-Fleury; c'est celle aussi malheureusement de beaucoup
d'honnêtes gens en France, qui ne regardent guère à la valeur des
choses que l'on leur dit, mais à la qualité, ou plutôt à l'estampille
de celai qui les dit. Je crains un peu pour lui que ce ne soit celle aussi
de M. Félix Moreau.
Je ne doute pas, en effet, qu'en demandant au théâtre « les plus
agréables émotions et les plus vives jouissances de l'esprit, » M. Fé-
lix Moreau ne croie lui faire encore beaucoup d'honneur. Mais s'est-il
aperçu qu'en lui refusant le droit de poser seulement certaines ques-
tions, il demandait au théâtre en général, et à M. Dumas particu-
lièrement, pour le mieux amuser, lui, Félix Moreau, de se bien gar-
der de le faire penser? Car de quelles « émotions » parle-t-il? et
quelles sont ces « jouissances d'esprit ? » celles du mélodrame ou celles
du vaudeville? les « émotions » que M, Dennery nous procure? ou les
(( jouissances d'esprit » que nous devons à M. Valabrègue? Mais en lit-
térature, comme en droit, j'ose l'assurer à M. Moreau, la parole n'est
qu'un baladinage quand elle ne sert pas à l'expression de la pensée;
et la pensée, au théâtre comme dans le roman, c'est une certaine
conception de la vie, de l'homme et de la société, qui implique né-
cessairement l'obligation d'y avoir réfléchi. Sans la pensée, il n'y a pas
de poésie, si « plastique » soit-elle, qui vaille un marbre pour parler
aux yeux, pas de description qui vaille un paysage, pns de cadence
ou d'harmonie qui procure à l'oreille les sensations de la musique, et
généralement, sans la pensée, il n'y a pas d'art dont les effets sensibles
ou sensuels ne soient supérieurs à ceux de la parole, les jouissances
plus vives, et les émotions plus intenses. Les théoriciens de l'art pour
l'art, en notre temps, ne l'ont-ils pas trop oublié? et, au-dessous d'trux,
cette foule confuse, dans laquelle je suis fâché de ranger M. Moreau,
qui ne demande à l'écrivain que de la divertir ou de la délasser de ses
occupations importantes et graves, comme de faire de la politique ou
d'approfondir les Pandectesl Le théâtre les aide à digérer; et, quand
ils n'ont rien de mieux ni de plus urgent à faire, qu'il pleut et qu'ils
n'ont pas de visites à rendre, pas de lettres à écrire ou de procès à
solliciter, ils ouvrent volontiers un roman.
REVUE LITTÉRAIRE. 219
Mais au contraire, et non-seulement dans l'histoire ou dans la cri-
tique, cela va sans dire, mais dans la poésie même peut-être, mais
dans le roman, et surtout au théâtre, je ne connais pas d'écrivain
vraiment digne de ce nom qui ne se soit plus ou moins proposé de
« prouver » quelque chose, et qui n'ait soutenu, par conséquent, avec
une fortune plus ou moins heureuse, ce que l'on appelle une « thèse. »
Laissez de côté la tragédie, si vous le voulez, quoique sans doute
l'auteur d^Horace, et celui de 3Iahomet, et celui de Ruy Blas, — que je
nomme ici sans les comparer et surtout sans les égaler, — aient voulu
plus d'une fois démontrer, eux aussi, quelque chose. Et si l'auteur d'in-
dromaque et de Britannicus a l'air d'abord de faire exception, c'est
que l'aventure tragique, empruntée à l'histoire, et forte, si l'on peut
ainsi dire, d'être effectivement arrivée, enveloppe en soi, comme
l'histoire même, sa moralité, son conseil, et son enseignement. Mais
VÉcole des femmes est une thèse, mais Tartufe est une thèse, mais le
Misanthrope est une thèse, mais les Femmes savantes sont une thèse,
et, à moins de trouver Molière plus grand dans l'Amour médecin ou dans
Monsieur de Pourceaugnac, il faut bien convenir qu'il n'a pas nui à sa
gloire d'avoir discuté sur la scène la délicate question de l'éducation
des tilles ou celle plus délicate encore des dangers de la dévotion. Mieux
que cela : de ces intrigues, si adroitement conduites, mais si négligem-
ment nouées, et plus négligemment dénouées, par des « moyens de co-
médie » s'il en fut; de ce style, dont on a pu faire et dont on a fait depuis
Boileau jusqu'à nos jours tant et de si justes critiques, on pourrait pres-
que prétendre que la thèse est le support même, et que, moins amu-
santes que celles de Scarron, moins bien écrites que celles de Regnard,
c'est la thèse ou la pensée qui mettent si haut au-dessus des leurs
les grandes comédies de Molière.
Car inversement, voyez ce même Regnard, ou, de nos jours, voyez
Scribe. En vers, et dans le goût classique, on n'a pas mieux écrit que
Regnard, on n'a pas eu plus d'esprit, ni plus d'aisance, plus d'agilité
ni de belle humeur; et, qui a mieux connu « le théâtre» que Scribe?
C'est un honneur que M. Dumas lui-même n'a pas revendiqué sur
l'auteur du Verre d'eau ou d^Adrienne Lecouvreiir pour celui de la Tour
de Nesle, — dont on sait s'il défend hlialement la mémoire. Faute
cependant d'avoir soutenu des thèses, c'est-à-dire, en bon français,
d'avoir eu des idées, ou de les avoir montrées; faute d'avoir agité
des questions; et, contons de nous faire rire, faute d'avoir essayé
de nous faire penser, comptez ce qui survit aujourd'hui du premier,
et voyez en quelle petite estime les gens même de théâtre tiennent
déjà le second. S'il ne suffit sans doute pas d'introduire une thèse dans
une comédie pour que la comédie soit bonne, je ne crois pas, d'autre
part, que l'on trouvât une seule grande comédie qui ne contienne au
220 REVUE DES DEUX MONDES.
moins une thèse. Et comment, à vrai dire, la comédie pourrait-elle
aller autrement à son but, en admettant qu'il fût, non pas même de
corriger, mais seulement de peindre les mœurs ? si les mœurs ne sont
en effet que la perpétuelle et changeante accommodation de la faiblesse
humaine aux nécessités de la vie sociale et aux prescriptions de la
morale théorique? c'est-à-dire l'occasion, ou la matière même, de tous
les cas de conscience et de tous les conflits juridiques.
Ce qui était vrai déjà du temps de Molière l'est bien plus encore de
nos jours; et nous ne sommes pas devenus plus sérieux, mais plus
curieux, et pour cause, de beaucoup de questions dont nos pères ne se
souciaient guère. Nous n'admettons pas encore que le théâtre soit une
école, une tribune, ou une chaire. Si nous n'avons que des notions
vagues sur les droits du conjoint survivant ou sur la réserve de l'en-
fant naturel, nous ne louons pas, pour nous en éclaircir, un fauteuil
d'orchestre. Et, au théâtre comme dans le roman, nous voulons tou-
jours que la leçon ne se sépare pas du divertissement. Il n'est pas
moins certain que, si les romanciers et les auteurs dramatiques ont
pu jadis demeurer étrangers à tout ce qui n'était pas leur art, ils ne
le peuvent plus désormais, et que leur art même s'en est corrompu,
ou altéré, si l'on veut, mais aussi élargi d'autant. Cette belle indiffé-
rence dont on a tant loué le malheureux Flaubert est d'un sot, en trois
lettres, et nous ne la permettons plus qu'aux artistes dont nous savons
bien que tout le talent se réduit à enfiler des mots. Nous aimons que
l'on nous irrite, et au besoin que l'on nous exaspère, en nous inquié-
tant sur les opinions que nous croyons avoir : nous nous sentons vivre
en effet alors d'une vie moins égoïste que la vie quotidienne. Nous de-
mandons encore que l'on fasse pour nous, qui n'en avons pas le loi-
sir, cette espèce d'enquête sociale dont nous éprouvons l'intérêt et
l'utilité tous les jours, s'il est vrai, comme on l'a dit, qu'il n'y ait rien
de plus important pour l'homme que de connaître l'homme. Nous vou-
lons enfin qu'en nous divertissant, ou quelquefois en nous attristant,
l'art achève et complète en nous l'éducation commencée par l'expé-
rience et par la vie. Et c'est une autre manière d'aimer ou de com-
prendre l'art, c'en est une pourtant ; et c'est un autre art, plus utilitaire,
en un certain sens, et moins pur, moins élevé comme tel, mais c'est
toujours de l'art ; et plus nous irons, plus on peut croire que si l'art
de l'auteur dramatique et du romancier continue de se modifier, ce
sera dans ce sens.
Que pensera- t-on alors du théâtre de M. Dumas? de V Étrangère et
de La Femme de Claude? ou de VAmi des femmes et du Fils naturel?
Peut-être le contraire de ce que l'on en pense aujourd'hui, quand on
en loue, je ne dis pas plus que de raison, mais non pas sans quelque
perfidie, les rares qualités dramatiques; — pour en attaquer d'autant
REVUE LITTÉRAIRE. 221
plus vivement l'esprit et les tendances. Assurément, M. Dumas est un
« auteur dramatique » et un « homme de théâtre. » Il l'a prouvé de
plusieurs manières : en rendant dramatiques des sujets qui ne l'étaient
pas avant lui, comme son Fils naturel ou comme sa Question d'argent;
et surtout en nous donnant ce qui nous manquait depuis si long-
temps : un théâtre émancipé de l'imitation des modèles, un théâtre
tout neuf et complètement original, dans la forme comme dans le
fond, un théâtre où tout est invention, innovation, création, les sujets
d'abord et les moyens ensuite. Mais, quand les parties de métier,
dans ce théâtre, seraient supérieures encore à ce qu'elles y sont, le
mérite éminent de M. Dumas, et sa plus durable originalité, ce sera
toujours, comme il le dit lui-même, « d'avoir rendu par le théâtre
plus que la peinture des mœurs, des caractères, des ridicules et des
passions. » Même s'il vient un temps où l'on ne jouera plus que deux
ou trois de ses comédies, on le louera encore de ne pas s'être borné
au rôle d'amuseur public, et, puisqu'il avait quelque chose à dire, de
l'avoir dit. En le lisant, on admirera qu'ayant mis tant de questions à
la scène, il ait trouvé si souvent le moyen de les traduire en action,
de les faire débattre entre tant de personnages si vivans et si contem-
porains. Mais ce que sûrement on lui reprochera le moins, ce sera de
n'avoir pas toujours donné «son sens exact à maint article du Code; »
et ce qu'on ne lui reprochera pas du tout, ce sera d'avoir attiré l'at-
tention publique sur ce qu'il croyait lire dans la loi de fâcheux, d'in-
humain et d'inique.
Parce qu'ils tiennent un bout de certaines questions, les juriscon-
sultes s'imaginent assez volontiers qu'elles leur appartiennent tout
entières ; et ils parlent couramment de « leur science, » comme fait
de la sienne un physiologiste ou un astronoine. il y a toutefois une
différence, et elle n'est pas petite. Si j'ignore les élémens mêmes
de l'astronomie ou de la physiologie, c'est avec raison que l'on me
dénie le droit d'en parler, attendu qu'après tout, ni mon état, ni
ma fortune ou ma sécurité, ni mon honneur ne dépendent de con-
naître la théorie de la circulation, et bien moins encore, je pense,
de la conjonction de Vénus avec le Soleil. Mais si je me trompe sur la
matière du droit, on me le prouve, en fait, chèrement ou durement;
il y va de tous mes intérêts, voilà pour la pratique; et, en théorie,
conséquemment, tout ce que l'on peut faire, c'est de me montrer mon
erreur, et de ruiner du même coup ma critique, mais non pas simple-
ment et dédaigneusement me renvoyer à l'école.
Formalistes qu'ils sont, par étude et par profession, on ne saurait
trop rappeler aux jurisconsultes que les formes n'existent pas en elles-
mêmes ni pour elles-mêmes, mais seulement, et à la manière des cé-
rémonies ou des observances du culte, comme conservatoires du fond.
222 FuEYDE DES DEUX MONDES.
« Comment prendre au sérieux les doléances de M. Dumas sur la
condition des enfans naturels, s'écrient-ils très éloquemment, après
avoir constaté qu'il ne sait pas ce qu'il faut entendre par des alimens,
qu'il ignore les règles de la recherche de la maternité, enfin qu'il
applique aux enfans naturels des textes qui s'occupent expressément
des enfans incestueux ou adultérins! » Mais quelles vétilles! ô grands
jurisconsultes ! et de quel intérêt sont-elles à la question capitale, à la
seule que M. Dumas ait jamais disculée, qui est de savoir, oui ou
non, s'il y a lieu d'inscrire dans nos lois la recherche de la paternité?
Voilà le motif et la raison des « doléances » de M. Dumas sur la con-
dition des enfans naturels. Il lui paraît inique, et en tout cas fâcheux,
que l'enfant soit châtié d'une faute qui n'a jamais été la sienne. Qu'im-
porte à cela qu'il se trompe sur un détail, et même qu'il confonde
l'enfant de l'iDceste ou de l'adultère avec celui du hasard ou de la
séduction? Par-delà la question juridique, dont ses contradicteurs
s'occupent seule, il y a une question sociale, et il y a une question
d'humanité. Dans la question d'humanité, tout le monde peut-être
est plus compétent qu'un vieux juge ou qu'un jurisconsulte. Sur la
question sociale, on ne saurait répondre à M. Dumas qu'en montrant,
si l'on le peut, que la recherche de la paternité, pour un inti^rêt so-
cial qu'elle garantirait peut-être, en compromettrait plusieurs autres
et de plus graves. Mais pour la question juridique, je ne doute pas qu'il
l'abandonnât de grand cœur aux cavillations des jurisconsultes: elle
n'a pas d'importance à ses yeux, et elle n'en a guère davantage aux
yeux de ceux qui croient avec lui que les lois positives ou même les
coutumes sont ou doivent être censées avoir l'équité naturelle pour
base, pour mesure, et pour justification.
Ou plutôt, si; elle a son importance, mais cette importance est autre,
et d'une autre nature que ne le croient peut-être les jurisconsultes.
Puisqu'^ nous les voyons disputer entre eux de leur science, elle est
donc moins sijre, moins faite, moins réelle qu'ils ne le disent, elle
est donc plus conjecturale, plus incertaine, ou plus verbale , elle est
surtout plus arbitraire. « Les bévues de M. Dumas, nous dit en effet
M. Moreau, dans sa Conclusion, seraient, si les jurisconsultes se ven-
geaient, la vengeance, — non pas de l'auteur obscur de ces pages qui
ne compte guère que douze années d'études juridiques, — mais des
maîtres de la science du droit, qui, après une vie tout entière consacrée
à ce labeur sans fin, après une carrière marquée par tous les succès et
couionnéepar tous les lauriers, constatent modestement leur /pnomnce,
et n'Osent qu'à peine et à regret formuler des critiques, proposer des
réformes, que d'autres proposent et formulent avec la belle ardeur de
l'ignorance qui ose tout, parce qu'elle ne sait rien.» Quoi ! vraiment, nous
en serions là! Le Gode, ce monument auquel on n'oserait toucher que
I
REVUE LITTÉRAIRE. 223
d'une main pieuse et tremblante, les dédales en seraient si tortueux
que, pour apprendre seulement à ne s'y pas égarer, ce serait trop
peu qu'une «vie tout entière! » Ces textes de loi, — qui pénètrent et
qui enveloppent la vie tout entière, qui régissent l'organisation de la
famille et de la propriété, la matière du mariage et celle de la filiation,
qui déterminent la forme et qui sont le lien de la socié'é civile, qui
font eux seuls toute la validité des contrats et des obligations, qui
nous saisissent à la naissance, et qui même à la mort ne nous lâchent
pas encore tout à fait, — ils seraient i^i obscurs, ou plutôt si douteux,
que les «intelligences les plus brillantes, » sans une longue initiation,
n'en sauraient d'elles-mêmes entendre le sens et pénétrer la profon-
deur cachée ! Tant pis alors pour le Code, et tant pis pour la loi ! Car
ce serait avouer que ce qui nous importe le plus nous est le plus diffi-
cile à comprendre, et par suite nous doit demeurer le plus étranger.
Ce serait donner raison à tous ceux qui se plaignent qu'au lieu que les
jurisconsultes aient été inventés pour interpréter les lois, ce sont les
lois qu'il semble que l'on ait inventées pour « ouvrir une carrière » à
l'esprit subtil et contentieux de nos jurisconsultes. Ce serait enfin nous
rendre, si jamais nous l'avions abdiqué ou perdu, le droit d'y vouloir
voir clair, et, du milieu de cette végétation parasite qui les enlace et
qui les éto iffe, le droit de dégager, chacun pour notre part, la justice
et l'humanité.
Je sais ce que l'on peut répondre, qu'il en est du droit comme de
la morale même, que les prescripiions n'en ont pu tout prévoir et ré-
gler par avance, que la jurisprudence, ayant une même origine, a le
même fondement que la casuistique. Oui, la réalité, féconde en com-
binaisons imprévues, crée tous les jours, pour ainsi dire, de nouvelles
espèces, auxquelles il faut bien, si l'on ne veut laisser l'arbitraire s'in-
troduire dans la loi, que l'on applique, en les combinant eux-mêmes
d'une manière nouvelle et adroite, les principes anciens. Je sais éga-
lement que, si la loi morale n'ett pas toujours très claire, à plus forte
rais(m le <loit-on avouer de la loi positive. Comme il y a d'ailleurs des
devoirs mêmes qui se combattent, et dont on se demande 1-quel des
deux doit l'emporter sur l'autre, il y a des lois aussi qui se rencon-
trent, il y a des textes qui se heurtent, il y a des dispositions qui s'op-
posent et qui se contredisent. Dans une société un peu civilis e, où les
relations se compliquent à mesure qu'el'es s'étendent, et où les inté-
rêts ne se superposent pas, mais s'entre-croisent, la science du juris-
consulte est donc aussi nécessaire que l'est celle du casuisie aux âmes
délicates, qui voudraientconcilier des obligations également imppratives,
quoique d'ailleurs contradictoires. Mais, comme il y a toujours quel-
ques principes de morale dont la casuistique, sous peine de mériter
tout le mal que l'on en a dit, doit avoir le plus grand soin de ne pas
22/l REVUE DES DEDX MONDES.
obscurcir la naturelle et simple clarté, de même il faut qu'il y ait quel-
ques principes d'équité qui subsistent, universels et inébranlables,
sous tous les raffinemens de la jurisprudence, On peut admettre, à la
rigueur, que les jurisconsultes soient les seuls compétens, en matière
de contrats ou d'obligations, de commodat et d'antichrèse; on ne peut
pas admettre que la matière du mariage ou celle de la filiation échappe
à l'intelligence d'un homme de bonne volonté. Là est le point. Avant
d'appartenir à l'austère science du droit, il y a des questions qui relè-
vent de tous ceux qui y ont intérêt, comme avant de dépendre de San-
chez ou d'Escobar, il y a des cas de conscience, au moins depuis
Pascal, qu'un honnête homme a tout ce qu'il faut de lumières pour
examiner et résoudre.
Est-ce peut-être pour cette raison que toutes les réformes, ou presque
toutes, si l'on ne peut pas dire précisément qu'elles se soient faites
contre les jurisconsultes, se sont faites ou se font tous les jours en
dépit et comme en dehors d'eux? Institués pour conserver le dépôt de
la tradition et pour maintenir à la loi ce caractère d'immutabilité
« sans lequel la loi ne serait pas tout à fait loi, » ils ont rarement osé
critiquer les textes dont ils sont les respectueux et dévots interprètes.
Mais si les lois ne sont pas parfaites, ne descendant plus aujourd'hui
du ciel, il faut bien que ces écrivains, dont ils récusent l'incompé-
tence, prennent quelquefois sur eux d'en demander la réforme ou
l'amélioration. Les exemples fameux qu'on en pourrait citer, M. Mo-
reau les connaît mieux que nous. Il en est un pourtant qu'il nous
permettra de lui rappeler parmi les plus mémorables, et dont les
jurisconsultes ne sauraient trop méditer la leçon.
En 1780, après Voltaire et après Rousseau, sous le règne hu-
main de Louis XVI, et à dix ans de la révolution, un conseiller
au grand conseil, qui s'appelait Muyart de Vouglans, publiait sur
les Lois criminelles de France dans leur ordre naturel, un long et re-
marquable traité, dans lequel, contre les philosophes de son temps,
et particulièrement contre l'auteur du Traité des délits et des peines, il
défendait, soutenait, et jusiiQait toute la barbarie de l'ancien droit.
Dirai-je que M. Félix Moreau contre M, Dumas m'a fait quelquefois
songer à Muyart de Vouglans contre Beccaria ? Lui aussi, comme
l'agrégé de la faculté d'Aix, il reprochait à Beccaria son igno-
rance du droit, le conseiller au grand conseil ! Que l'on osât attaquer
la confiscalion et la torture, il s'en étonnait, ou plutôt il s'en indignait
comme d'une déclamation sacrilège, et, triomphalement, il montrait
au publiciste italien la torture et la confiscation également approuvées
des plus savans criminalistes et des meilleurs auteurs. « On pourrait
écar[er d'un seul mot tout ce que dit l'auteur sur ce sujet de la torture,
disait-il, en observant qu'il ne fait que répéter ce qui a été dit par
REVUE LITTERAIRE. 255
plusieurs autres auteurs qui se sont déchaînés comme lui contre
cet usage, sans avoir pu empêcher qu'il ne se soit perpétue jusqu'à
nos jours. » Il daignait toutefois entrer en discussion, il appre-
nait à cet ignorant l'utilité de la torture, il en énuraérait les nom-
breux avantages, et il finissait par ce trait inoubliable, qu'à déf^aut
de tout autre c'était encore assez pour «justifier » la torture de « l'in-
térêt particulier qu'y avait l'accusé lui-même. » Je le demande
à M. Moreau : si nous n'avions eu, pour améliorer la matière de
l'instruction criminelle, que des Muyart de Vouglans, oserait- il
m'assurer que la torture n'existerait pas encore? Mais, d'autre part,
qui ne voit que ce conseiller n'aurait jamais songé seulement à en
« justifier l'utilité, » si quelques auteurs « ne s'étaient décharnés contre
cet usage? » et qui ne saura gré à ces publicistes ignorans et incom-
pétens de l'y avoir obligé? Quand « l'omniscience présomptueuse »
de nos auteurs dramatiques ne ferait ainsi qu'inquiéter nos juris-
consultes sur la solidité de leurs positions, ce serait bien quelque
chose, et dont il faudrait avoir déjà quelque reconnaissance. Mais elle
fait mieux encore que cela, en reprenant à sa manière, qui est quel-
quefois la bonne, quelques-unes de ces mêmes questions qu'ils ne
savent, eux, traiter qu'avec leur méthode et leur esprit juridique.
Elle les renouvelle, en effet, en remontant, à travers les commen-
taires et par-delà les traditions, jusqu'à l'origine même et à la source
du droit; et puisqu'il lui est arrivé de rendre à l'humanité quelques
services, — d'une autre nature, à la vérité, mais non pas moins utiles
que ceux des jurisconsultes, — on peut espérer qu'elle en rendra d'au-
tres encore.
F. Bruketière.
TOME LXXXIV. — 1887. 15
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 octobre.
Ce n'est point, il faut l'avouer, sous de rians auspices et dans les
conditions les plus heureuses que s'ouvre la session nouvelle de notre
parlement. Elle commence à peine, cette courte session, qui ne peut
être que de quelques semaines, qui est réservée d'habitude à l'expé-
dition tardive et sommaire d'un budget de plus de trois milliards, et
déjà elle menace de mériter autrement qu'on ne le voudrait son nom
de session extraordinaire. Gouvernement et chambres se retrouvent
en présence à une heure assez trouble où s'élèvent toute sorte de
nuages, toute sorte de difficultés, dans un moment où se manifeste
partout, sous toutes les formes, le sentiment inquiet et maladif d'une
situation profondément altérée et ébranlée.
On aurait beau chercher, rien n'est clair, rien n'est stable ; tout est
obscur, tout se ressent d'une indéfinissable faiblesse des choses et des
hommes. Le ministère n'a pas été sans doute emporté du premier
coup dans une bourrasque parlementaire, comme on l'en menaçait; il
n'en est peut-être pas beaucoup plus solide. Il vit évidemment d'une
vie précaire, ne sachant sur qui s'appuyer et où trouver une majorité,
évitant de se compromettre et s'attendant à tout, restant provisoire-
ment avec ses bonnes intentions, malheureusement assez vagues et
souvent trahies. 11 n'a pas, on le sent, l'autorité et la force d'un pou-
voir conûant et résolu, fait pour donner une impulsion et diriger la
marche : il l'a montré dès le premier jour par son attitude effacée. Les
partis extrêmes, de leur côté, ne demanderaient pas mieux assuré-
ment que de renverser ce ministère à qui M. Clemenceau déclarait ré-
cemment encore la guerre à Toulon. Ils supportent impatiemment un
cabinet qui a pu naître et vivre sans eux, même malgré eux. Ils hési-
tent cependant, ils sont revenus un peu ahuris ou refroidis au Palais-
Bourbon, après tous leurs discours, leurs manifestes et leurs menaces
des réunions publiques de ces dernières vacances. Ils ne sont pas sûrs
du succès avec leur programme, dont les premiers articles sont l'impôt
REVDE. — CHRONIQUE. 227
progressif, la séparation de l'église et de l'état. Ils sentent qu'à s'en-
gager à outrance, ils risqueraient d'assurer au gouvernement l'appui
de tous les modérés, même des conservateurs de la droite. Toujours
assez anarchiques pour ne pouvoir ni donner ni subir une direction,
les radicaux se retranchent visiblement dans une expectative gron-
deuse, attendant une occasion qui sera peut-être le budget ou quelque
incident imprévu.
En réalité, l'incertitude est dans tous les camps, et comme si ce
n'était pas assez des faiblesses de cette situation, voici une compli-
cation de plus avec toutes ces affaires de scandaleuses révélations,
qui sont venues tout aggraver, tout envenimer. Cette triste cam-
pagne de délation universelle, que le ministère n'a pas pu ou n'a
pas su détourner, qui est déjà fertile en péripéties, elle a fini par
prendre d'étranges proportions et par ne plus même respecter l'Ely-
sée. Elle n'a pas sans doute éclaboussé M. le président de la répu-
blique; elle a tout au moins atteint son gendre, M. Wilson, qui s'est
trouvé accusé d'avoir commis toute sorte de méfaits, d'avoir abusé de
sa position et de son influence. C'était déjà singulièrement délicat. La
chambre, qui se réunissait en ce moment, n'a point certes simplifié
l'affaire en cédant à la tentation de nommer précipitamment une com-
mission chargée d'examiner s'il n'y aurait pas là une belle occasion
d'enquête parlementaire. Peut-être le ministère ne s'est-il pas du pre-
mier coup rendu compte de la portée de cet acte un peu extraordinaire;
il semble avoir été surpris, il n'a fait du moins que quelques objec-
tions assez faibles, assez molles, qui n'ont pas arrêté la chambre, — et
la commission s'est trouvée instituée, improvisée, si l'on veuti Ce n'est
encore, il est vrai, qu'un préliminaire, rien n'est irréparablement dé-
cidé. Seulement, M. le président de la république paraît s'être ému
de cette intervention parlementaire, de cette espèce de manifestation
plus ou moins indirecte de suspicion, et dans un premier mouvement
il n'aurait parlé de rien moins que d'abdiquer son titre de chef de
l'état, de quitter lui-même l'Elysée. M. le président Grévy a pu parler
d'une démission éventuelle, il aura réfléchi sans doute; ii a certaine-
ment, dans tous les cas, trop de prudence pour céder à une impatience
de susceptibilité, pour ne pas attendre ce qui sera fait. De sorte que
les choses sont ainsi à l'heure qu'il est : si la chambre, par une sa-
gesse tardive, par une déférence de la dernière heure, renonce à l'en-
quête qu'elle a méditée, elle fait elle-même l'aveu de son irréflexion
et de son imprévoyance, elle humilie son pouvoir diminué devant une
nécessité dont elle se sent blessée. Si par une de ces obstinations
d'orgueil qui emportent souvent les assemblées, elle veut aller jus-
qu'au bout, elle risque de se heurter contre le chef constitutionnel de
l'état, — età une crise ministérielle toujours possible vient se joindre la
chance d'une crise présidentielle. Il ne manquerait plus que cela pour
228 REVUE DES DEUX MONDES.
couronner cette campagne, où à un sentiment vague de moralité pu-
blique offensée se mêlent tant d'étourderies violentes, pour éclaircir
et simplifier les affaires de la France!
La vérité est que tout ce qui arrive aujourd'hui est la suite ou si
l'on veut la liquidation pénible d'une situation poussée à bout, et qu'il
y a partout ce sentiment que cela ne peut pas durer, qu'au moindre
incident peut éclater une crise dont on ne saurait prévoir l'issue. De-
puis près de dix ans, la France est la spectatrice et la victime d'une
expérience dont on a maintenant sous les yeux les tristes fruits, qui
finit par une sorte d'impuissance devant toutes les difficultés accumu-
lées d'année en année, de ministère en ministère, de session en ses-
sion. On a beau se faire illusion, c'est la vérité cruelle : on recueille ce
qu'on a semé.
S'il est si difficile aujourd'hui d'avoir un ministère sérieux, à demi
durable, c'est qu'on a laissé s'altérer toutes les conditions de gouver-
nement, c'est qu'on a livré successivement toutes les forces de l'état,
toutes les garanties politiques et administratives, tout ce qui est l'es-
sence du pouvoir sous la république comme sous la monarchie. — Si, au
moment même où nous sommes, on est réduit à se débattre au milieu
des déficits, à chercher des expédiens pour rétablir tant bien que mal
une apparence d'équilibre et d'ordre dans les finances, c'est que, de-
puis dix ans, dans un intérêt de vaine popularité, par des calculs de
parti et une tactique de captation électorale, on a gaspillé la fortune
publique; on a voulu éblouir par des travaux somptueux, par des pa-
lais scolaires, on a prodigué les dépenses, les emprunts sans compter;
on a mis dans le budget cette détresse à laquelle M. le président du
conseil s'efforce de subvenir aujourd'hui par ses combinaisons plus ou
moins ingénieuses, par la conversion d'une partie de la dette. — Si, à
l'heure qu'il est, il y a ces abus, ces désordres dont on se plaint avec
une indignation trop bruyante pour n'être pas un peu factice, c'est
qu'en vérité il est admis depuis longtemps que les faveurs, les em-
plois, les distinctions sont un butin à la disposition des républicains.
On ne veut pas même nommer un buraliste, un porteur de dépêches,
s'il n'est républicain : c'est une monnaie comme une autre qu'on dis-
tribue en famille, et la vertu républicaine s'effarouche un peu tard. —
Si le respect du droit, de la loi, des garanties les plus simples semble
partout si complètement absent, c'est que les pouvoirs publics eux-
mêmes donnent l'exemple du bon plaisir le plus hardi, de l'arbitraire
le plus libre et le plus étrange. Sans aller plus loin, à l'instant même,
il y a une commission du budget; elle ne fait, si l'on veut, qu'imiter
ce qu'ont fait les commissions qui l'ont précédée. 11 n'est pas moins
vrai qu'elle se croit permis de désorganiser les services publics, de
supprimer ce que des lois ont institué, de proposer même l'abroga-
tion d'un traité diplomatique comme le concordat par un simple ar-
RETUE. — CHRONIQUE. 229
ticle du budget. C'est l'arbitraire érigé en système 1 Que lésulte-t-il de
ce régime un peu prolongé? la conséquence est claire : c'est cette si-
tuation où l'on se débat, où tout est confondu et aiïaibli, où le senti-
ment des conditions justes et vraies de la vie publique s'émousse, et
où de l'instabilité, de l'impossibilité des gouvernemens naît le ma-
laise dans le pays.
Que le ministère, qui existe encore aujourd'hui, ait senti plus ou
moins distinctement le besoin de réagir contre ces courans mortels,
et qu'il ait semblé, un instant, vouloir se donner le programme d'un
gouvernement dégagé des plus malfaisantes mtluences du radica-
lisme, c'est bien sans doute ce qui est apparu. Pourra-l-il, ce minis-
tère, résister longtemps à la pression des partis, qui en sont à épier
chacune de ses paroles, chacune de ses actions, qui veulent lui impo-
ser, sous prétexte de réformes toujours nouvelles, toujours plus néces-
saires, une prétendue politique républicaine? Ce qui est certain, c'est
qu'il est serré de près comme les autres, plus que les autres, et que
les derniers iucideus ne lui font pas une position plus facile. 11 est
déjà assailli de toutes parts. On lui demande des réformes d'impôts,
des reformes d'administration ; on lui demande aussi des réformes de
personnel; on lui demande surtout sa complicité dans ce qu'on mé-
dite contre le service des cultes, contre l'ambassade auprès du Vati-
can. Les radicaux sont dévorés du besoin de réformer, c'est-à-dire de
désorganiser, en renversant, chemin faisant, quelque ministère. Et
comme on ne s'arrête plus dans la voie de la désorganisation, ou en
vient à proposer une bien autre aventure, à mettre le siège devant
une institution jusqu'ici à demi respectée, l'institution du ministère
de la guerre. 11 ne s'agirait de rien moins que de créer un ministre
« civil » de la guerre !
Chose singuUère! cette idée assez étrange par elle-même de donner
un chef civil à l'armée se présente sous une apparence spécieuse : ce
serait, dit-on, un moyen de bannir la politique des atïaires militaires,
de soustraire, par la division des fonctions, la direction technique de
l'armée aux instabilités parlementaires. Il y aurait un ministre civil
qui adminibiieiait, qui serait l'homme du parlement, qui partagerait
la fortune de ses collègues; il y aurait auprès de lui un chef d'état-
major à peu près permanent, placé en dehors des fluctuations de la
politique, représentant la tradition, dépositaire des secrets de comman-
dement, des plans de mobilisation. La combinaison peut sembler ingé-
nieuse. Il n'y a qu'un malheur, on aurait vraisemblablement organisé
l'anarchie, il y a eu sans doute des temps où il y avait deux ministres,
l'un chargé de l'administration de l'armée, l'autre chargé de la partie
miUtaire, du personnel, des préparations de guerre; mais au-dessus de
ces deux ministres, il y avait le vrai ministre, le grand chef, Napo-
léon, qui rétablissait l'unité par sou action, qui conduisait tout, qui
230 REVUE DES DEUX MONDES.
voyait tout et faisait tout. Que seraient aujourd'hui ce ministre civil et
ce chef d'état-major juxtaposés? Ce serait une étrange illusion de croire
que le ministre civil se résignerait modestement à administrer. Il in-
terviendrait nécessairement en tout par son autorité sur le chef d'état-
major, par les choix de personnel, par les crédits dont il disposerait. Sup-
posez que le ministre désigné fût un homme qui a déjà joué ce rôle :
il recommencerait ce qu'il a fait, il prétendrait même imposer aux
généraux des plans de campagne! Et si par hasard le chef d'état-major
échappait à cette action incessante, s'il réussissait à se créer une sorte
d'indépendance, d'inamovibilité, c'est lui qui serait le puissant, l'om-
nipotent, qui disposerait réellement de la force militaire. Le plus clair
est qu'on n'aurait réussi qu'à organiser les conflits, à introduire plus
que jamais la politique et l'instabilité dans les affaires de l'armée. Au
fond, ce qu'il y a dans tout cela, c'est la vieille jalousie républicaine,
la crainte secrète, la suspicion de l'esprit militaire, et peut-être aussi,
de la part de quelques-uns des partisans du ministre civil, la bonne
envie de se débarrasser du ministre de la guerre d'aujourd'hui. Seule-
ment, on ne voit pas que le moment est singulièrement choisi pour ces
hasardeuses expériences, que toucher à l'heure qu'il est à l'organisa-
tion militaire qui existe, à l'esprit militaire, c'est toucher aux pre-
miers ressorts de la puissance française, c'est affaiblir la défense na-
tionale elle-même sans savoir oii on en sera demain.
Au lieu de se livrer à tous les jeux parlementaires qui ne font qu'ac-
croître la confusion, ou de s'essayer à des réformes chimériques, à des
économies qui ne sont que puériles quand elles ne sont pas de la désor-
ganisation, il serait bien plus simple, on en conviendra, de songer aux
choses sérieuses, honnêtes et utiles qu'on pourrait faire. Au lieu de
perdre son temps à renverser des ministères, à chercher le moyen de
faire de l'ordre avec du désordre, à imaginer des projets et des pro-
grammes, mieux vaudrait assurément s'attacher à des réformes vraies
et pratiques qui sont tout indiquées. En voilà une qu'on n'a pas à al-
ler chercher bien loin, qui aurait l'avantage d'être tout à la fois un
grand progrès moral et un précieux secours pour le budget, qui dis-
penserait même de nouveaux impôts : c'est la réforme du régime de
l'alcool en France. M. le président du conseil, qui, en sa qualité de mi-
nistre des finances, est tenu de compter avec la réalité, a nommé une
commission que préside M. Léon Say, et qui se réunit encore, qui aura
sans doute ses propositions à faire au gouvernement; mais avant cette
commission, il y a eu au sénat une enquête des plus sérieuses, dont
les résultats ont été résumés et restent inscrits dans un rapport de
M. Claude (des Vosges). On dit souvent que le sénat ne fait rien, qu'il
est inutile; s'il ne fait pas toujours assez, il produit du moins parfois
des travaux comme cette enquête, comme ce rapport qui en est le cou-
ronnement : œuvre d'expérience, de savoir, de raison courageuse, qui
REYCE. — CHRONIQUE. 231
montre en traits saisissans les effrayans progrès de la consommation de
l'alcool, l'influence de cette consommation croissante sur la santé po-
pulaire comme sur la moralité publique, le rôle de la fraude dans cette
industrie corruptrice, la ruine du fisc dépouillé par la ruse. Tout y est,
tout est résumé en chiffres pleins d'éloquence : le réformateur peut se
mettre à l'œuvre, s'il le veut!
L'alcool, oui, vraiment, le rapporteur du sénat a raison de le dire,
c'est l'ennemi, — l'ennemi du travail, du foyer domestique, delà vie
honnête, de la santé morale et de la santé physique des populations.
Qu'on songe bien, en effet, qu'avec les années le nombre des débits
de boissons alcooliques s'est rapidement et démesurément accru,
qu'il est aujourd'hui de 400,000, sans y comprendre 30,000 débits qui
sont à Paris, qu'il est des régions oîi il y a un débit par 50, /;0 et même
30 habiians. La consommation par tête s'est nécessairement accrue dans
la même proportion, et le budget de l'alcool consommé n'est pas au-
jourd'hui de moins de 1,600 millions, auxquels il faut ajouter près de
1 milliard de journées et de salaires perdus au cabaret et par le caba-
ret. Quelle en est la conséquence? Elle est malheureusement évidente
et inexorable. L'alcoolisuie produit des populations rachitiques,qui ne
donnent plus même des soldats. L'alcoolisme peuple les maisons
d'aliénés, les hôpitaux, les asiles; il peuple aussi les prisons par l'aug-
mentation de la criminalité. C'est là un des côtés de cette question
de l'alcool ; il y a un autre côté qui n'est pas moins caractéristique
et moins étrange, c'est le rôle de la fraude intervenant comme pour
accélérer les effets meurtriers de la coupable industrie, en empoison-
nant à bon marché les populations à la faveur d'une tolérance abusive
et souvent intéressée. Lorsque l'assemblée nationale, aux derniers
temps de sa vie, en 1875, faisait une loi de privilège sur ce qu'on ap-
pelait les « bouilleurs de cru, » elle voulait encourager l'industrie ru-
rale, en dispensant de tout droit, de l'exercice, les propriétaires qui
distilleraient les produits de leur propre récolte, ces produits seule-
ment. Elle le croyait ainsi. En réalité, c'est la fissure par où la fraude
a pénétré et a envahi l'industrie. Les distillateurs favorisés comme
propriétaires sont devenus subrepticement des distillateurs de profes-
sion, livrant à la consommation toute sorte de produits le plus souvent
nuisibles, abusant de leur {.rivilège pour échapper à toute surveillance,
à toute redevance, et il s'est formé un immense réseau de fraude au
détriment du fisc. M. Claude n'hésite point à déclarer que « la fraude
enlève au trésor une somme égale à celle que le trésor perçoit. » La
somme retrouvée par une simple application des lois ne fût-elle que
de 130 ou 150 millions, elle mettrait certainement fort à l'aise M. le
ministre des finances, et la répression de la fraude serait un bienfait
pour les populations: de sorte que M. Claude, en soulevant, en pré-
232
REVUE DES DEUX MONDES.
cisant cette question de l'alcool, propose à la fois une bonne action
morale et une opération fructueuse pour le trésor.
Que fera-t-on maintenant que la question est posée? Au premier
abord, rien ne serait plus simple. On a besoin d'argent, on a là un
moyen de rendre au budget une précieuse ressource, sans infliger à la
masse laborieuse et sobre des charges nouvelles. Oui, sans doute,
c'est assez simple ; mais c'est ici que l'esprit de parti reprend son
rôle. Ces innombrables débits qui couvrent la France, qui empoi-
sonnent le peuple, si on veut les taxer ou les surveiller de plus près,
on risque de s'aliéner toute une clientèle républicaine. Les chefs du
parti ont besoin des petits débitans. Ces producteurs et ces distribu-
teurs d'un alcool frelaté, qu'on parle de réprimer aujourd'hui, ces
fraudeurs sont aussi, le plus souvent, de grands électeurs, et la poli-
tique se fait leur complice ou leur protectrice, M. Claude a eu le cou-
rage de le dire. La politique agit à leur égard de deux façons : elle
décourage les petits agens du fisc, qui craignent toujours de s'attirer
de mauvaises affaires, de se créer des embarras par une répression
trop zélée ou trop sévère ; elle se fait aussi la patronne des fraudeurs,
en faveur de qui elle intervient auprès de l'administration supérieure
pour obtenir « des transactions, des remises de peines, des diminu-
tions d'amendes. » Ce sont des sénateurs et des députés, M. Claude
ne craint pas de l'avouer, qui sont les négociateurs de ces transac-
tions, de ces restitutions d'amendes dans un intérêt électoral. Et voilà
pourquoi, vraisemblablement, on ne fera rien! Toucher aux débitans
et aux fraudeurs d'alcool, même avec la chance de reconquérir 150 mil-
lions pour un budget en détresse, c'est trop dangereux!
11 est bien plus simple de faire des économies sur les traitemens de
malheureux employés ou de quelque vieux prêtre, sur les élèves de la
Légion d'honneur dont on fermera les glorieux asiles et qu'on utilisera
pour peupler les nouveaux lycées de filles. Il est bien plus facile de
s'attaquer, comme le propose encore une fois la commission du bud-
get, à la dotation des cultes, sans se préoccuper de la commotion qui
peut en résulter dans le pays. On économisera, on épargnera, on lési-
nera sur tout, sur les services de l'état, sur les monumens, sur les arts,
ne fût-ce que pour pouvoir donner à de prétendues victimes du 24 fé-
vrier 1848 ces « récompenses nationales, » ces subventions rétrospec-
tives qu'un député conservateur, M. Lefèvre-Pontalis, appelait juste-
ment et spirituellement l'autre jour au Palais-Bourbon une prime à
l'insurrection. Désorganiser au besoin les services publics par des
économies mal entendues, et tout prodiguer, tout permettre à ceux qui
votent bien, c'est le dernier mot du système. On ne continuera pas
moins à parler des grandes réformes qu'on veut toujours accomplir et
auxquelles le gouvernement se refuse, que le sénat surtout arrête au
REVUE. — CHRONIQUE, 233
passage ! Seulement, la comédie commence à ne plus amuser ni abu-
ser le pays, lassé de voir ses aÉTaires sans cesse sacrifiées à tous les
calculs et à toutes les fantaisies de parti.
Le monde européen passe quelquefois assez brusquement des sur-
prises, des agitations, à une certaine monotonie. Un jour il est remué
et mis tout à coup en éveil par l'imprévu, par les incidens bruyans,
périlleux, qui se pressent et se succèdent; le lendemain il retombe dans
un de ces états indéfinissables, à demi obscurs, où tout semble provi-
soirement au repos. 11 y a un peu de ralentissement aujourd'hui, on le
sent. Les incidens des dernières semaines eont déjà presque oubliés.
Les négociations, s'i! y en a, paraissent suspendues ou s'enveloppent
de mystère. Les événemens ne se hâtent pas. On sent bien aussi ce-
pendant que ce n'est qu'une halte entre deux crises, que rien n'est
fini pas plus à l'orient qu'à l'occident de l'Europe, 4ue la Russie n'a
pas dit son dernier mot dans les affaires bulgares, qu'il y a des énigmes
dans les rapports des gouvernemens, que la situation, en un mot, reste
incertaine et précaire. Qui éclaircira les mystères, les contradictions de
la politique européenne? Qui est en position d'exercer une influence
décisive, ou tout au moins de jeter un peu de lumière sur tant de pro-
blèmes qui restent obscurs, qui tiennent tous les pays dans une aitente
un peu inquiète? Avec le retour prochain des parlemens à Berlin, à
Vienne ou à Pesth, peut-être aura-t-on les éclaircissemens qu'on ne
serait pas fâché d'obtenir sur la situation diplomatique de l'Europe,
sur ce qu'on veut faire dans les Balkans. Peut-être M. de Bismarck, le
grand solitaire de Friedrichsruhe ou de Varzin, voudra-t-il saisir l'oc-
casion de quelque débat devant le Reictistag pour s'expliquer avec cetie
franchise audacieuse et calculée qui est une de ses forces. Le chan-
celier de l'empereur François-Joseph, le comte Kalnoki, va sans doute,
lui aussi, être obligé de répondre à quelque interpellation devant les
délégations autrichiennes, et de préciser les vues du cabinet devienne.
Eu attendant, c'est l'heureux allié de l'Allemagne et de l'Autriche,
c'est le président du conseil d'Italie, M. Crispi, qui a tenu à donner le
premier bcs explications. Après son retour de Friedrichsruhe, M. Crispi
ne pouvait faire moins que de parler, dût-il ne prononcer un discours
que pour avoir à témoigner sa satisfaction complète de son rôle
parmi les puissans du jour.
Tout avait été d'ailleurs préparé avec art pour cette manifestation
qui était annoncée depuis quelque temps déjà, qui a eu lieu effective-
ment dans la vieille capitale piémontaise à Turin, — à laquelle se sont
asbociés nombre de sénateurs et de députés accourus pour écouter,
pour fêter le chancelier italien. L'heureux héros de l'entrevue de Frie-
drichsruhe a parlé de tout, de la politique extérieure aussi bien que
de la politique intérieure de l'Italie, dans le discours par lequel il a
couronné le banquet de Turin. 11 a certainement parlé avec habileté et
23A
REVUE DES DEUX MONDES^
même avec mesure; il a passé avec art à travers les difficultés. Mal-
heureusement, en dépit de toutes les protestations de franchise, ses
explications n'expliquent rien. Tout ce qu'il dit, on le savait d'avance.
M. Crispi s'est étudié à démontrer que l'Italie, en s'alliant intimement
avec les deux empires du centre de l'Europe, n'avait d'autrs souci
que la paix, que, s'il y avait eu conspiration à Friedrichsruhe, on n'avait
conspiré que pour la paix; il a même ajouté, — c'est la seule indis-
crétion qu'il s'est permise, — que M. de Bismarck, en le quittant, lui
avait dit en confidence qu'à eux deux ils venaient de rendre un grand
service à l'Europe I On n'en peut pas douter, puisque M. de Bismarck
l'a dit, — et voilà d'un seul coup M. Crispi transformé en conservateur
de l'ordre et de la paix en Europe ! Seulement, après comme avant
l'entrevue de Friedrichsruhe et le banquet de Turin, aujourd'hui comme
hier, on est toujours réduit à se demander qui menace la paix, contre
qui l'Italie particulièrement se croit obligée pour sa défense de re-
courir à de si puissantes combinaisons. C'est un point toujours obscur
que le discours de Turin a oublié d'éclaircir. M. Crispi s'est efforcé,
nous en convenons, d'atténuer l'effet de ses voyages en Allemagne et
de ses vastes conceptions diplomatiques par des protestations de la
plus sympathique cordialité pour la France. Il a bien voulu nous as-
surer qu'il n'avait que de bons sentimens pour notre pays, que jamais
il ne se permettrait une offense envers un peuple ami, « lié à l'Italie
par l'analogie de race, par les traditions et la civilisation; » il a bien
voulu ajouter que personne ne pouvait désirer la guerre entre l'Italie
et la France, que l'issue, quelle qu'elle fût, serait funeste pour les
deux pays, aussi bien que pour l'équilibre européen. Le président du
conseil du roi Humbert, en un mot, s'est ingénié par son langage à
apaiser les susceptibilités françaises.
C'est à merveille 1 Malheureusement ici encore les paroles sont des
paroles, et les faits sont des faits. La réalité est que M. Crispi est
l'ami de la France, mais qu'il est encore plus l'ami de M, de Bismarck,
et que dans le cas oij surviendraient des événemens que personne ne
dé&ire, qui sont néanmoins toujours possibles, il a fait son choix, il
est allé porter d'avance à Friedrichsruhe ses préférences, ses engage-
mens, ses ambitions. 11 ne le dit pas explicitement, les faits le disent
d'une manière plus significative pour lui. Il reste à savoir ce que l'Ita-
lie aura gagné à s'enchaîner à des combinaisons dont elle n'est pas
maîtresse, à se jeter dans une carrière où tout est hasard. Au fond,
l'intérêt le plus vrai de l'Italie serait justement de se tenir en dehors
de ces grands mouvemens, où elle ne peut que se compromettre, de
garder la liberté de ses résolutions. Elle délire la paix, la paix avec
la France comme avec tous les autres pays, c'est le vœu le plus géné-
ral au-delà des Alpes, nous n'en doutons pas. Pourquoi alors se pré-
cipiter avec une sorte d'impatience fébrile dans des alUances qui ne
BEVUE. — CHRONIQUEi 235
font qu'asservir l'Italie à des desseins étrangers, qui peuvent l'en-
traîner dans des aventures périlleuses, sur la foi de faux calculs et de
promesses assez décevantes. L'Italie se sent flattée d'être en tiers, à
la place de la Russie, dans la triple alliance, c'est possible. C'est peut-
être aussi une politique assez vaine. Le jour où la nation italienne se
réveillera de cette hallucination des grandes alliances, elle reviendra
tout simplement à la seule politique qui lui convienne, à une politique
d'indépendance et de libéralisme qui ne la conduirait peut-être pas à
Friedrichsruhe, qui ne lui a cependant pas fait tort, puisque c'est par
cette politique qu'elle existe.
On parle toujours de la paix, et on a certes raison d'en parler. Le
meilleur moyen de maintenir, de préserver la paix, ce n'est pas d'ima-
giner sans cesse de vastes combinaisons qui ne sont souvent qu'une
menace de plus, c'est de mettre une bonne volonté sérieuse et sincère
à dénouer pas à pas toutes les questions qui peuvent la compromettre,
qui sont au moins un embarras dans des situations déjà assez diffi-
ciles. A défaut de mérite plus éclatant, c'est l'intérêt de ces récentes'
conventions par lesquelles la France et l'Angleterre viennent de ré-
gler de vieilles contestations, de vieux litiges qui traînaient dans leurs
affaires, qui ont quelquefois compliqué leurs rapports dans ces der-|
nières années et ont même soulevé de violentes polémiques. |
Il n'y a que quelques jours encore, lord Rosebery, qui a été chef du
/bm^n-o/^ce, qui le redeviendra sûrement, s'escrimait en Ecosse contre
le ministère, contre lord Salisbury, dont il accusait la faiblesse dans
cette affaire des Hébrides qui a excité les plus vives passions en Aus-
tralie. Au moment où il parlait, l'affaire était à peu près réglée. L'An-
gleterre et la France, par une diplomatie bien entendue et utilement
pratique, se sont accordées pour mettre fin à de perpétuels conflits,
à des compétitions de suzeraineté ou de protectorat sur cet archipel
lointain des Hébrides. Les deux nations, en reconnaissant l'indépen-
dance des Hébrides, se sont réservé le droit de faire concurremment,
dans des conditions d'égalité, la police de ces îles pour la protection
de leurs intérêts et de leurs nationaux. Elles ne font en cela que don-
ner une forme plus précise, définitive, à d'anciens engagemens tombés
en désuétude ou mal interprétés, qui revivent aujourd'hui. La France
a fait quelques concessions à l'Angleterre au sujet des Hébrides;
l'Angleterre, à son tour, n'a point hésité à reconnaître les droits
jusqu'ici quelque peu contestés de la France sur le groupe dit des
« lles-sous-le-Vent, » qui se rattache plus particulièrement à Taïti.
C'est un nid de querelles lointaines supprimé par l'arrangement
nouveau; mais de ces conventions récentes conclues entre la France
et l'Angleterre, la plus importante, la plus caractéristique sans nul
doute, est celle qui, en consacrant la neutralisation de l'isthme de
Suez, rétablit un certain accord des deux puissances dans les affaires
236 REVUE DES DEUX MONDES.
d'Egypte. La liberté de circulation par le canal de Suez est désormais
reconnuii'en temps de guerre comme en temps de paix; elle devient un
principe de droit international, elle est placée sous la garantie de tous
les états européens appelés maintenant à sanctionner l'œuvre des deux
puissances qui ont pris l'initiative de cette transaction, qui réalisent
ce qu'une conférence a laissé inachevé il y a quelques années. Les
journaux anglais se sont hâtés, il est vrai, de nous prévenir qu'il ne
fallait pas aller trop vite et trop échauffer notre imagination, que la
neutralisation acceptée et proclamée de l'isthme de Suez ne décidait
pas l'abandon de l'Egypte par l'Angleterre, que la retraite des forces
britanniques restait subordonnée à d'autres conditidns. C'est possible :
ce n'est pas une solution complète et définitive, c'est du moins un
commencement de solution, un acheminement à un état plus régulier
dans la vallée du Nil. C'est aussi pour la France une sorte de rentrée
simple et honorable dans les afTaires d'Egypte, une réparation des
imprévoyances des cabinets français dans ces dernières années, et
c'est le mérite de M. le ministre des affaires étrangères Flourens
d'avoir conduit avec autant de tact que d'esprit de suite cette bérieuse
et profitable négociation.
Certainement, il n'y a rien à exagérer, les bons journaux anglais,
qui ont toujours une si ample provision de modestie et de conseils
pour les autres, n'ont pas besoin de nous le rappeler. Ces dernières
conventions, par elles-mêmes, ne sont qu'une œuvre partielle, limitée
à des faits spéciaux, à des intérêts d'un ordre spécial; mais, en dehors
même des questions qu'elles sont destinées à résoudre, elles ont peut-
être une signification plus sérieuse, plus digne d'attention. Elles prou-
vent la bonne volonté de traiter d'intelhgence les affaires d'intérêt
commun entre les deux pays, un certain retour à une politique de
libre et virile conciliation. Depuis quelques années, sous l'influence
de bien des causes accidentelles, en partie sans doute par la faute de
ces malheureuses affaires d'Egypte, si médiocrement conduites en
France, il s'était introduit dans les rapports des deux peuples des acri-
monies, des animosités, des jalousies que les journaux se sont char-
gés trop souvent d'envenimer. A quoi servent ces mésintelligences
nées d'une mauvaise humeur factice plus que du sentiment profond
des intérêts des deux pays? On peut sans doute dire du mal des Fran-
çais en Angleterre, de même qu'en France on peut trouver parfois
que les Anglais sont des alUés peu comuiodes, égoïstes, âpres à la
défense de leurs intérêts. Tout cela est possible. En réalité, cepen-
dant, de toutes les alliances, la plus vraie, la plus naturelle, la plus
sérieusement efficace, est celle des deux grandes puissances de l'Occi-
dent, des deux nations libérales. Leurs divisions sont toujours une
faiblesse pour le monde; leur accord pourrait être la plus sûre garantie
pour la liberté de l'Europe. Gh. de Mazade.
REVUE. — CHRONIQDE. 237
I^ MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
Les incidens politiques n'ont certes point fait défaut pendant la se-
conde quinzaine d'octobre. L'aftaire CafTarel qui, pendant sa première
phase, avait un caractère exclusivement judiciaire, a pris une impor-
tance politique lorsque sur ce premier scandale sont venus se greffer
d'abord un incident Boulanger, puis une question Wilson.
Si l'on ajoute à ces motifs de trouble et d'inquiétude le fait que
le jour même de la rentrée des chambres le ministre des finances dépo-
sait un projet de conversion du/i 1/2 ancien en 3 pour 100, impliquant
la création de nouvelles inscriptions de rente perpétuelle pour plus
de 1 milliard, on ne peut qu'admirer la fermeté dont le marché de
nos fonds publics n'a cessé de faire preuve pendant une période aussi
agitée.
Le 3 pour 100, le fonds principal de spéculation et qui devait être le
plus sensible à l'influence, soit des incidens politiques, soit de l'im-
minence d'une grande opération financière, n'a subi que d'insigni-
fiantes variations de cours. Pendant la première partie du mois, il
s'était tenu à quelques centimes au-dessus de 82. Pendant la seconde,
il ne s'est écarté parfois du cours rond en réaction que pour s'en rap-
procher rapidement, n'ayant point reculé plus bas que 81.77, et con-
stamment ramené par des spéculateurs résolus et maîtres du marché
aux environs de 82 francs. C'est à ce cours qu'il reste, en reprise de
0 fr. 15 sur la clôture de la quinzaine précédente. L'amorti?sab!e et le
k 1/2 sont demeurés à peu près immobiles. Le k 1/2 ancien qui va être
converti se tient au comptant à 102.60.
Le projet de conversion, déposé par M. Rouvier, a un double objet :
1° la disparition de l'ancien fonds k 1/2 pour 100 (37,433,505 francs
en rente et 833 millions en capital ne uinal) et du solde de la rente
U pour 100 (/j/t6,000 francs en rente et 11 millions en capital), et leur
remplacement par une rente 3 pour 100; 2° un emprunt d'environ
155 millions en rente 3 pour 100, avec privilège de souscription à
cet emprunt pour les porteurs des titres convertis. Les porteurs
de rente k 1/2 (ancien fonds) et k pour 100 auront le choix entre trois
partis : 1° soit réclamer le remboursement de leurs rentes au pair, en
espèces, c'est-à-dire 100 francs par k fr. 50 de rente k 1/2 pour 100
288 REVUE DES DEDX MONDES.
et par /; francs de rente k pour 100; 2° soit recevoir ce remboursement
60 rentes nouvelles 3 pour 100, calculées au cours qui sera ultérieu-
rement fixé par décret (probablement 80 francs) ; 3° soit s'assurer le
maintien de leurs arrérages actuels moyennant, d'une part, l'échange
de leurs titres, comme dans le cas précédent, et, d'autre part, le paie-
ment du supplément de rentes 3 pour 100 destiné à parfaire leur an-
cien revenu, paiement qui sera échelonné de façon à donner aux
souscripteurs toutes facilités pour se libérer.
Le produit de l'opération sera de 150 à 160 millions, alors que le
montant des crédits à ouvrir au budget extraordinaire de 1888 (guerre
et marine) est seulement de 100 millions. Le surplus restera dispo-
nible, et M. Rouvier propose de l'appliquer au budget extraordinaire
de 1889. La commission financière de la chambre a adopté à l'unani-
mité la proposition de conversion, mais en réduisant à 2 millions les
frais de l'opération, que M. Rouvier avait portés d'abord à k mil-
lions.
La conversion ne pourrait être une cause de baisse sur les rentes
que si l'on pouvait redouter de la voir provoquer la venue d'un grand
nombre d'inscriptions sur le marché. Mais, d'une part, les fonds à con-
vertir sont admirablement classés ; les intéressés accepteront en très
grande majorité la réduction de revenu et garderont en portefeuille
laurs nouveaux titres. D'autre part, l'emprunt ne porte que sur un
capital de 155 millions, soit environ 6 millions de rént ', et il e <
certain que la plus grande partie en sera prise par les déienteurs
des anciens fonds, usant du privilège de préemption qui leur est ré-
servé.
Les fonds étrangers sont, pour la plupart, en reprise. A Londres,
malgré les manifestations tumultueuses des ouvriers sans travail, les
Consolidés ont dépassé le cours de 103. Des deux côtés de la Manchf,
l'opinion publique a fait un excellent accueil à l'heureuse conclusion
des négociations engagées entre l'Angleterre et la France pour la neu-
tralisation du canal de Suez. Le 2k courant ont été signées, au minis-
tère des affaires étrangères, les conventions qui établissent la neutra-
lité du Canal et l'abandon des postes occupés par nos troupes dans les
Nouvelles-Hébrides, en retour de la reconnaissance par l'Angleterre de
notre protectorat sur les Iles-sous-le-Vent, voisines de nos possessions
à Taïti.
La signature de ces conventions et les déclarations pacifiques faites
à Turin par M. Crispi au sujet de sa visite à Friedrichsruhe auraient,
selon toute vraisemblance, déterminé un mouvement de reprise sur
nos fonds publics, si les préoccupations d'ordre intérieur n'eussent
rendu la spéculation, sinon inquiète, du moins circonspecte.
Le bruit d'un échec des Italiens à Massaouah a été répandu à plu-
REVUE. — CHRONIQUE, 239
sieurs reprises et n'a pas été officiellement démenti. Les envois de
troupes dans la Mer-Rouge se continuent. Le gouvernement italien
s'est lancé dans une entreprise qui pèsera sérieusement sur les
finances du royaume. On comprend que les acheteurs hésitent à faire
franchir à ce fonds le cours rond de 99 francs.
La question du Maroc, soulevée par la nouvelle de la maladie du
sultan, a perdu déjà de son acuité. Les préparatifs militaires de l'Es-
pagne n'ont pas pris une extension inquiétante, et la rente Extérieure
a pu se maintenir aux environs de 68 francs. La spéculation vise la
conquête à bref délai du cours de 70 francs, et cette ambition ne
paraît point démesurée.
Les 4 pour 100 or hongrois et autrichien ont bien supporté l'épreuve
de la présentation des deux budgets. D'un côté de la Leitha comme de
l'autre, c'est encore par un déficit que se terminent les comptes éta-
blis pour 1888; déficit de 21 millions pour l'Autriche, de 18 millions
pour la Hongrie. MM. Dunajewski et Tisza ont annoncé à Vienne et à
Pest le dépôt prochain de projets de loi portant augmentation des
impôts sur le sucre et sur Talcool. Le ministre hongrois a déclaré aux
députés à Pest que le déficit aura disparu en 1890 pour faire place à
un excédent. Les députés ont applaudi chaleureusement à cette pré-
diction, mais la Bourse de Vienne s'est montrée sceptique. Le Hon-
grois 4 pour 100 or n'en a pas moins monté d'une demi-uniié pen-
dant cette quinzaine.
Les fonds russes ont été très fermes à Berlin, où se trouve leur prin-
cipal marché. La politique résolument pacifique du tsar et les efforts
persévérans du ministre des finances pour améliorer la situation bud-
gétaire auront raison du mauvais vouloir persistant d'une partie de la
spéculation allemande à l'égard du crédit de la Russie.
L'Unifiée d'Egypte s'est élevée de 383 à 386 ; le Turc a dépassé de
nouveau 14 francs: on ne saurait dire pour quel motif sérieux.
Les actions des sociétés de crédit ont donné lieu à très peu de
transactions, et leurs oscillations de prix sont restées peu sensi-
bles. Le Crédit foncier a tour à tour atteint, puis reperdu le cours de
1,400 francs, qu'il dépassera à la première éclaircie. Calme complet
sur le marché de la Banque de Paris, du Crédit lyonnais, de la Société
générale. La Banque transatlantique et d'autres établissemens atten-
dent avec impatience que les questions politiques n'opposent plus de
retard à l'autorisation sollicitée pour la création d'une Banque beyli-
cale de la Tunisie.
Les titres des compagnies immobilières sont bien tenus. H est
question d'une fusion entre plusieurs d'entre elles. La Banque pari-
sienne a réuni ses actionnaires en assemblée générale ; un dividende
de 15 francs a été volé. Les affaires se restreignent de plus en plus sur
2/iO REVCE DES DEDX MONDES,
les valeurs de crédit étrangères, Banque des Pays autrichiens, Banque
des Pays hongrois, Crédit foncier d'Autriche, Banque ottomane.
L'immobilité est presque absolue sur les actions des chemins de
fer, tant français qu'étrangers. Les recettes sont stationnaires. La
spéculation délaisse provisoirement ces valeurs, qui ne sont plus l'ob-
jet que de rares transactions au comptant.
L'action Suez s'est relevée à 2,020, sur le fait accompli de la neutra-
lisation du canal. Les porteurs d'actions de Panama, cotées 355,
attendent les communications que leur a promises récemment M. de
Lesseps sur les mesures à prendre en vue d'assurer le passage des
navires d'une mer à l'autre, même avant l'achèvement complet du
canaL
La ('compagnie générale transatlantique a procédé, le 25 courant, à
l'émission de 300,000 obligations 3 pour 100, rapportant 15 francs par
an, remboursables à 500 francs, en soixante-quinze années (ce qui
atténue dans une large mesure le bénéfice de la prime de rembour-
sement), et offertes au public, ainsi qu'aux porteurs des obligations
anciennes, au prix de 347 fr. 50, les obligations 5 pour 100 étant
reçues en paiement à raison de 512 fr. 50 chacune. Oa ne connaît pas
encore les résultats définitifs de cette opération, qui paraît toutefois
avoir répondu aux espérances des administrateurs de la compagnie.
Les Voitures, les Messageries, les Magasins-généraux et la plupart
des valeurs industrielles cotées à terme ont été fermes, sans beau-
coup d'affaires. L'approche de l'hiver et la pensée d'augmentations
probables de recettes ont provoqué des rachats sur l'action du Gaz,
qui s'est relevée de 1,290 à 1,317.
Au comptant, sur le marché de certaines valeurs, règne une véri-
table fièvre de hausse. Citons notamment les Sociétés de Diamans, le
Nickel, la Compagnie Edison. Certaines compagnies minières, comme
le Rio-Tinto et le Zinc Vieille-Montagne, ont été vivement poussées. La
Compagnie franco-algérienne a soumis, le 27, à l'approbation de ses
actionnaires deux traités comportant, l'un la cession du domaine de
l'Habra à une nouvelle société, l'autre le transfert à la Compagnie de
l'Ouest algérien de l'exploitation des voies ferrées de la Compagnie
franco-algérienne. Les deux traités ont été approuvés. Il serait diffi-
cile de dire qu'ils sont très favorables à la société, qui a dû, pour se
tirer de grosses difficultés, se résoudre à des combinaisons forcément
onéreuses. Du moins ils allègent une situation qu'il devenait malaisé
de soutenir.
Le directeur-gérant : G. Bbloz.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES
LA SECONDE LUTTE DE FRÉDÉRIC II ET DE MARIE-THÉRÉSE, D'APRES DES
DOCUMENS INÉDITS.
CAMPAGNE DE FRÉDÉRIC EN SAXE ET PRISE DE DRESDE.
I.
Pendant que le roi de Prusse faisait retour dans sa capitale avec
l'espoir d'y prendre un peu de repos, l'impératrice-reine rentrait
également dans la sienne, mais pour y jouir moins paisiblement
de sa nouvelle grandeur. A la porte de son palais de Schœnbrunn,
elle trouvait le ministre anglais montant en quelque sorte la garde
pour l'attendre, et muni de nouvelles instructions de son gouver-
nement, plus impérieuses et plus menaçantes encore que les pré-
cédentes. Il avait ordre d'adresser à la princesse, dès son arrivée,
une dernière sommation pour obtenir, ou plutôt pour arracher
d'elle son adhésion à l'acte préparé en son nom et à son insu, et où
(I) Voyez la Revue du 15 avril, des \" et 15 mai, des f'' et 15 juin, du l"'' août,
-du l" septembre et du l"'"" octobre.
TOME LXXXIV. — 15 NOVEMBRE 1887. 16
2Û2 REVUE DES DEUX MONDES.
sa signature manquait encore. En cas de nouveau refus ou de non-
veaux délais, c'était la suppression, cette fois définitive, de tout
concours pécuniaire ou militaire de la part de l'Angleterre, et la
rupture consommée avec les deux puissances maritimes.
11 paraîtra sans doute assez étrange de voir le cabinet britannique
tenter une foisdeplus auprès de Marie-Thérèse, dontlafermeté, pour
ne pas dire l'obstination, était connue, une démarche qui venait
d'être si récemment, à deux reprises, repoussée avec dédain.
On ne voit pas trop de quelle espérance le triste Robinson pouvait
se flatter en revenant sitôt à la charge ; aussi ne peut-on s'expli-
quer cette insistance que comme l'efïbrt désespéré d'un gouverne-
ment placé dans le plus cruel des embarras, et se rattachant à tous
les moyens de salut, de même qu'un nageur, qui sent que le flot
le gagne, saisit toutes les branches qu'il trouve à sa portée, sans
regarder si elles sont assez fortes pour le soutenir, et si ce n'est
pas son étreinte même qui les fera rompre.
Effectivement, pendant les dernières semaines qui venaient de
s'écouler, la situation du gouvernement anglais, déjà très alar-
mante au moment où avait été signée la convention de Hanovre,
s'était singulièrement aggravée. Jamais, depuis son avènement, la
dynastie de Brunswick n'avait été mise à pareille épreuve. La ré-
bellion d'Ecosse continuait à se propager avec une elfrayante rapi-
dité, et Charles-Edouard, dans sa marche sur Edimbourg, ne ren-
contrait aucun obstacle sérieux. Les troupes anglaises, commandées
par un très médiocre général (sir John Gope) et intimidées par
l'hostilité visible des populations, hésitaient et reculaient au mo-
ment d'engager la lutte. Le 17 septembre, l'héritier des Stuarts
était reçu en triomphe dans la capitale et prenait possession, au
nom de son père, du royaume de ses aïeux. Trois jours après,
c'était lui qui venait relancer les Anglais dans la retraite qu'ils
avaient choisie. Un brouillard épais, tel que l'automne en amène
souvent dans cette contrée brumeuse, favorisa l'attaque des Écos-
sais, qui, connaissant tous les accidens du terrain, vinrent facile-
ment à bout d'adversaires réduits à combattre à l'aveugle et dans
l'obscurité. Cope dut se retirer en pleine déroute. La victoire de
Preston-Pans livrait à Edouard l'Ecosse entière et lui ouvrait l'entrée
de l'Angleterre.
Là, sans doute, iJ n'avait plus à compter sur la faveur populaire,
et il devait s'attendre, de la part de l'esprit britannique et protes-
tant, à une résistance plus énergique. Il était même douteux qu'il
pût conduire bien loin, sur la route de Londres, ses braves high-
landers, troupe aussi indisciplinée que fougueuse, très forte dans
ses montagnes et sur son terrain, dépaysée et mal à l'aise dès
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 2Zl3
qu'on l'en faisait sortir. Mais ces premiers succès lui permettaient
d'attendre et même de réclamer du dehors un concours plus effi-
cace. Cette invasion française, dont le public anglais s'était inquiété,
je l'ai dit, quand on y songeait à peine à Paris (et dont, en réalité,
aucun gouvernement anglais n'aura rien à craindre tant qu'il sera
maître de tous ses ports et de toutes ses côtes), devenait une éven-
tualité beaucoup moins difficile à réaliser quand une armée de
débarquement pouvait trouver dans l'Ecosse, déjà soulevée, un ac-
cueil tout préparé d'avance et une base d'opérations. La témérité
du jeune prince venait d'ailleurs en aide, d'une foçon imprévue et
des plus heureuses, à la lutte que la France avait à soutenir sur
le continent. Il devenait donc plus intéressant, pour le cabinet de
Louis XV, d'entretenir cette diversion, et la reconnaissance faisait
presque un devoir de ne pas laisser succomber cet auxiliaire inat-
tendu; aussi le projet d'envoyer en Ecosse un secours effectif, —
idée que le cardinal de Tencin était, la veille encore, presque seul
à recommander à ses collègues, — prit devant cet appel de la for-
tune une consistance tout à fait sérieuse, et compta à Versailles
des partisans parmi ceux qui s'y étaient jusque-là dédaigneuse-
ment refusés. Puis, l'imagination française, si facile à exalter, et
qui exerçait alors à la cour autant d'empire qu'aujourd'hui dans
nos chambres et dans la presse, était singulièrement séduite
par le caractère romanesque d'un exploit qui rappelait les beaux
temps de la chevalerie. D'Argenson, dont la nature généreuse
mêlait volontiers le sentiment à la politique, ne fut pas le der-
nier à partager cet entraînement. Il avait résisté, je l'ai dit, à
la pensée d'imposer par la force, à une nation libre, un gouverne-
ment qu'elle aurait repoussé ; mais une fois sa conscience philoso
phique mise en repos par l'élan spontané qui semblait ramener
l'Ecosse sous la main de ses anciens rois, il cédait volontiers à cet
attrait d'aventures et de nouveautés, qui n'était pas le côté le moins
original de son esprit, et au désir d'associer son nom au souvenir
d'une entreprise héroïque.
Aussi, quinze jours après la prise d'Edimbourg, deux bâtimens
partaient-ils déjà de Dunkerque, chargés d'armes, de poudre et d'ar-
gent, et comptant, au nombre de leurs passagers, un agent secret,
choisi par le ministre lui-même parmi ses amis personnels. C'était
un jeune président de chambre du parlement d'Aix, le marquis
d'Éguilles, qui faisait partie d'un petit cénacle littéraire dont d'Ar-
genson était un des habitués. Quel est le lecteur des œuvres de Vol-
taire qui ne connaît les noms de MM. de Pont de Veyle et d'Ar-
gental, ces correspondans familiers, dévoués, presque dévots du
grand poète? D'Éguilles était leur neveu, élevé sous leurs yeux. Il
2 M REVUE DES DEUX MONDES.
était, de plus, le frère de ce marquis d'Argens, célèbre dans tous
les écrits du temps, et qui, obligé de quitter la France par suite
des écarts d'une jeunesse orageuse, était allé s'établir à Berlin,
pour y devenir chambellan du roi de Prusse, dont il devait demeu-
rer, jusqu'à la mort, le plus humble, le plus soumis et souvent le
plus maltraité des serviteurs. Était-ce cette double parenté et la na-
ture des relations et des sentimens qui devaient en résulter, qui
valurent à d'Éguilles la confiance de d'Argenson? Je ne sais, mais
toujours est-il que le jeune magistrat dut partir, chargé d'aller
trouver Charles-Edouard pour s'enquérir de l'état des forces de l'in-
surrection et de la nature comme de l'importance du secours qui
pouvait en assurer le succès. Ce n'était qu'au prince seul qu'il de-
vait révéler sa mission; pour tout autre, même pour l'entourage le
plus intime, il ne devait être qu'un généreux volontaire, en quête
de prouesses pour se distinguer, et venant s'attacher pour l'amour
de la vaillance à la fortune d'un héros (1).
De pareils secrets sont rarement gardés : la présence sur les
côtes d'Ecosse de deux bâtimens sous pavillon français, débarquant
des armes et des munitions, et portant à leur bord un personnage
de distinction dont la qualité était enveloppée de mystère, n'aurait
pu être longtemps ignorée. Un incident vint rendre tout déguise-
ment inutile. La petite escadre fut assaillie en mer par une forte
tempête et portée sous le vent d'une croisière anglaise ; pour lui
échapper, il fallut se hâter de venir mouiller dans un petit port
attenant à la ville de Montrose, qui se trouva être du petit nombre
de celles qui n'avaient pas encore pris parti pour le prétendant.
D'Eguilles, alors, payant d'audace, fit débarquer les quarante-deux
hommes qui composaient l'équipage de ses deux bâtimens et, se
mettant à leur tête, entra à main armée dans la ville. La popula-
tion, entraînée par son ardeur communicative, se déclara en sa
faveur, et les magistrats royaux n'essayèrent même qu'un simulacre
de résistance. Mais un tel éclat suffisait pour déchirer tous les
voiles : c'était la certitude que la France allait cette fois se mettre
décidément de la partie.
On eut bientôt la confirmation du fait, par un aveu en quelque
sorte officiel. En vertu d'un ancien traité, la Hollande était tenue,
en cas que la succession protestante fût menacée en Angleterre,
(1) Miuistère des affaires étrangères. — Correspondance relative aux prétendans,
vol. StuartSy 27 septembre 1745. — Le récit de la mission du marquis d'Éguilles et
sa correspondance inédite viennent d'être publiés par M. Paul Cottin,dans un volume
intéressant, intitulé : Un Protégé de Bnchaumont. Ces pièces sont tirées de la Biblio-
thèque de l'Arsenal. (Voir aussi, dans l'Annale de l'École des sciences politiques du
15 avril 1887, le travail fait sur le même sujet par M. Germain LefèvrePontalis.)
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 2Û5
de fournir pour sa défense un secours de trois bataillons, formant
un effectif d'environ 6,000 hommes. Le cabinet anglais, à la sur-
prise générale, fit savoir aux états-généraux que le temps était
venu de remplir leur engagement. La réclamation pouvait paraître
étrangement rigoureuse dans un moment où, pour résister aux me-
naces d'une invasion française, la Hollande ne disposait pas de
forces superflues; mais la singularité s'expliqua quand on apprit que,
pour l'envoi qu'ils avaient à faire, les états-généraux désignaient
les bataillons mêmes qui, assiégés l'été précédent dans Tournay et
dans Dendermonde, en étaient sortis par capitulation, avec pro-
messe de ne plus porter les armes contre la France. C'était donc,
tout simplement, un artifice convenu d'avance entre les deux puis-
sances alliées pour faire servir, par un détour, à la défense com-
mune, les soldats que leur serment condamnait à l'inaction.
Dès que cette résolution fut connue, le chargé d'affaires de France,
La Ville, se bâta de protester contre ce qu'il regardait, non sans
quelque raison, comme une violation indirecte de la foi jurée. Les
Hollandais répliquèrent qu'une bande de rebelles écossais ne faisait
nullement partie des troupes françaises et n'avait pu être comprise
dans la défense prévue. Une polémique très vive s'ensuivit, dans
laquelle d'Argenson, généreusement courroucé contre une subti-
lité déloyale, déploya une vigueur inaccoutumée. Son irritation fut
d'autant plus grande qu'il avait tout fait, on l'a vu, pour ramener
les états-généraux à des sentimens pacifiques, jusqu'à leur proposer
d'être les hôtes d'un congrès et les garans d'un armistice. Cette
manière de répondre à ses avances par un parjure l'exaspéra, et
la Hollande étant un théâtre où on pouvait parler en public, il fit
ouvertement appel à la presse pour défendre la cause de la bonne
foi et de la justice. Plus d'un mémoire expédié par lui parut dans
les gazettes, entre autres une adresse confiée à la plume éloquente
de Voltaire et qui figure encore dans ses œuvres. En définitive, la
Hollande tint bon, et le chargé d'affaires de France dut quitter La
Haye, laissant à un simple secrétaire le soin de la correspondance.
L'Angleterre eut donc les auxiliaires qu'elle attendait, mais il resta
avéré, par les paroles mêmes que d'Argenson avait mises dans la
bouche de son agent et l'ardeur qu'il avait portée dans ses pro-
testations, que Charles-Edouard était traité par Louis XV comme
une puissance alliée, et ceux qui se présenteraient pour combattre
contre lui devaient désormais s'attendre à retrouver en face d'eux
les armes et le drapeau de la France.
Devant le danger, cette fois réel et menaçant, l'émotion, déjà très
vive quand il n'était qu'imaginaire, fut naturellement portée au
comble. Pour le gouvernement britannique,la perplexité était grande.
246 REVUE DES DEUX MONDES.
La première chose à faire, en effet, dans une telle extrémité, c'était
de rappeler à soi (jusqu'au dernier homme s'il le fallait) ce qui res-
tait de troupes anglaises portant les armes sur le continent. Mais quel
remède héroïque ! Évacuer ainsi complètement les Pays-Bas, au risque
délaisser le champ libre à Maurice de Saxe, pour pénétrer, peut-être
sans résistance, jusqu'au cœur de la Hollande, c'était abandonner
toutes les traditions que la politique de l'Angleterre avait suivies de-
puis Elisabeth, et ruiner peut-être sans retour son crédit en Europe !
Douloureuse alternative dont l'Autriche seule, je l'ai déjà fait com-
prendre , pouvait tirer son alliée en venant pourvoir elle-même,
comme c'était sa tà,che naturelle, à la défense de ses possessions fla-
mandes. Mais il était toujours clair qu'elle ne pourrait s'acquitter de ce
devoir tant que, par son obstination à lutter contre Frédéric, la moitié
de ses forces serait occupée en Silésie et en Bohême. De là la nécessité
d'insister encore auprès de Marie-Thérèse pour obtenir d'elle , par
menaces ou par prières, au nom de la reconnaissance et du péril de
la cause commune, qu'en acceptant la paix en Allemagne, telle que
la convention de Hanovre la rétablissait, elle se mît en mesure de
pouvoir ramener toutes ses forces sur le Rhin et sur l'Escaut.
Quant au public anglais, dans le trouble où il était plongé, il ne
portait peut-être pas ses vues si loin; une seule chose le touchait : la
succession protestante menacée et le retour du papisme triomphant.
Devant l'imminence d'un tel péril , tous les intérêts plus éloignés
étaient oubliés. A tout prix surtout, il fallait terminer cette guerre
d'Allemagne, qui, d'ailleurs, depuis cinq ans qu'elle durait, coûtait
bien cher, et profitait plus à l'électorat de George qu'à son royaume.
Puisque la convention de Hanovre donnait le moyen de s'en retirer,
qu'on se hâtât donc de la mettre en œuvre et, bon gré mal gré, de
l'imposer à Marie-Thérèse.
On sait avec quelle conviction, d'une sincérité parfois naïve, l'An-
gleterre, persuadée qu'elle représente le droit incarné, considère faci-
lement tout ce qui contrarie ses desseins ou ses désirs comme une
contravention à la morale et à la justice. Marie-Thérèse, défendant na-
guère ses droits héréditaires, quand l'Angleterre trouvait intérêt à les
faire prévaloir, avait été portée aux nues; Marie-Thérèse, hésitant à
contresigner une convention où l'intérêt anglais trouvait son avan-
tage, perdit à l'instant le prestige de sa popularité. Peu s'en fallut que
sa résistance ne lui fût imputée à trahison, et qu'on ne vît plus en elle
qu'une dévote fanatique, heureuse, au fond de l'âme, de voir remon-
ter sur le trône de l'Angleterre un prince catholique. Frédéric, au
contraire, redevenait le défenseur du protestantisme, intéressé qu'il
était à maintenir un ordre de succession auquel lui-même pouvait
être appelé. Ce fut au point que, quand la bataille de Sohr fut con-
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. ^hl
nue, on applaudit, dans les tavernes de Londres, à la victoire prus-
sienne, comme si les rôles eussent déjà été changés et que le vain-
queur ne fût plus nominalement l'ennemi, et le vaincu l'allié de
l'Angleterre.
« La reine de Hongrie, écrit Horace Walpole, par sa bigoterie, se
réjouit de tout ce qui devrait contrarier ses vœux... Je ne puis
dire combien je suis heureux de la nouvelle que nous avons
reçue, il y a deux jours, que le roi de Prusse a battu le prince
Cbai'les, qui l'avait attaqué juste au moment où nous venions d'obte-
nir la paix pour lui... Quelle odieuse maison que celle d'Autriche! »
— « La reine de Hongrie, écrit le ministre Pelham à l'envoyé anglais
en Hollande, a certainement perdu l'affection du peuple, et je ne
puis dire qu'elle ne l'ait pas mérité. On ne voit pas quand on fmira
de crier: « Soutenons la maison d'Autriche! » et cette maison né-
glige entièrement l'intérêt général en vue duquel tout honnête
homme lui accordait son affection. » Le sentiment public, en un
mot, devint tel que, quand le roi ouvrit le parlement le 16 octobre,
tout ce qu'il put faire pour ne pas provoquer une expression trop
compromettante du vœu national, ce fut, dans le discours qu'il pro-
nonça, de ne parler que des dangers intérieurs, sans la moindre
allusion aux affaires du dehors (1).
C'est l'écho de ce mélange d'alarmes et de colère que Piobinson
était chargé de porter aux oreilles de l'impératrice, en forçant ime
fois de plus l'entrée de son conseil. Si, pour s'encourager à reprendre
sur nouveaux frais cette tâche ingrate, Robinson avait nourri quelque
vague espoir de trouver l'orgueil autrichien abattu par le résultat
malheureux de la journée de Sohr, il ne tarda pas à être détrompé.
— « Je vis tout de suite, écrit-il, que l'air de Francfort n'avait pas
contribué à rafraîchir la chaleur des impressions qui régnent ici. »
— Effectivement, dans l'entourage même de l'impératrice, minis-
tres et courtisans, exaltés par la promenade triomphale qu'ils ve-
naient de faire dans tout le midi de l'Allemagne, étaient aussi montés
qu'elle. La commission dont Fiobinson était chargé n'était un mystère
pour personne; on lui demandait, sur un ton provoquant, si l'An-
gleterre avait donc pris son parti de substituer la maison de Bran-
debourg à celle d'Autriche, et si on allait voir la seconde édition
du traité d'Utrecht, par lequel la reine Anne, faussant compagnie à
Charles VI , l'avait laissé en tête-à-tête avec la France. — « xMais,
détrompez-vous, ajoutait-on, ce n'est pas la Prusse que vous sépa-
(1) Correspondance de La Touche, agent secret à Londres. — Ministère des affaires
étrangères, 16, 26 octobre 1745; — Horace Walpole à Horace Mann, 4 octobre 1745.—
Coxe, The Pelhams, chap. ix, t. i, p. 282.
2Û8 REVUE DES DEUX MONDES.
rerez de la France , c'est nous qui saurons bien nous séparer de
vous. » — Le seul qui, dans ce milieu si animé, parut garder un
peu son sang-froid, c'était le nouvel empereur, qui, quoique très en-
nemi de la Prusse, l'était au fond encore plus de la France, et plus
soucieux de reprendre la Lorraine que la Silésie. Aussi ne fut-ce
qu'auprès de lui que Robinson trouva un accueil qui lui permit de
se faire entendre jusqu'au bout, « le prince s'exprimant, dit-il, dans
les termes les plus doux et même les plus tendres sur le compte du
roi d'Angleterre. Mais lui-même ne se faisait pas l'illusion de croire
qu'un titre changeât la réalité, et que sa dignité nominale ajoutât rien
à son autorité réelle (1). »
Aussi, le langage des serviteurs faisant pressentir ce qu'on de-
vait attendre de leur maîtresse, Robinson se borna-t-il à demander
la permission de remettre un mémoire écrit. — « J'aurais craint,
dit-il, que, dans le cours d'une discussion, un éclat de colère ne
fît échapper de la bouche de l'impératrice un non fatal, et qu'ainsi
l'Europe fût perdue par un monosyllabe trop vite prononcé. » —
Moyennant ces précautions, l'audience, se bornant à la remise d'un
document, fut assez courte et assez paisible. L'impératrice sembla
seulement se donner le malicieux plaisir de faire voir au ministre
anglais qu'elle en savait, sur les relations de sa cour avec le roi de
Prusse, plus long que lui-même ne pouvait lui en apprendre; car,
dès qu'il eut exposé en quelques mots la nature déjà suffisamment
connue de la communication qu'il apportait : — « Le roi de Prusse,
dit-elle, vous a-t-il promis de donner des troupes pour combattre
la France? » — Et Robinson étant obligé de convenir que les en-
gagemens de Frédéric n'allaient pas jusque-là : — « Ce serait pour-
tant, reprit-elle, le meilleur gage qu'il pourrait vous donner de sa
sincérité, » — a Et elle se mit alors, ajoute Robinson, à me donner
connaissance de la teneur d'une certaine lettre écrite par le roi de
Prusse à son ministre à La Haye, où il lui faisait savoir que les in-
tentions des Anglais étaient sûrement de tirer de lui un envoi de
troupes, mais qu'il se donnerait bien de garde de leur prêter jamais
un seul homme. » — Robinson dut éprouver, en voyant la princesse
si bien instruite, une surprise que nous ne partagerons pas; nul
doute, en effet, que la pièce qu'elle tenait à la main ne fût une de
celles que les Pandours avaient saisies dans le camp prussien, à Sohr,
et qu'on avait réussi à tirer, bien qu'en si mauvais état, de leurs mains.
L'Anglais ne perdit pourtant pas contenance : — « Patience, re-
(i) Robinson à Harrington, 30 octobre 1745. 1 perceivcd that the air of Francfort
had very little contributed to the cooling of bis rcQections... — [Correspondance de
Vienne. Record ofllce.)
ÉTUDES DIPLOMATIQLES. 249
prit-il, un pas mène à l'autre ; brouillons-le seulement une fois à fond
[thoroughly) avec la France, et le reste pourra suivre.» — Puis il se
permit de rappeler que, dans l'entretien précédent, l'impératrice elle-
même lui avait promis qu'en octobre on ferait ce qu'on voudrait.
— « Je n'ai pas dit cela, reprit-elle vivement; j'ai dit qu'en octobre
on verrait ce qu'il y aurait à faire. — Eh bien! c'est tout vu, Ma-
dame : voir et consentir doivent être aujourd'hui la même chose (1). »
La réponse arriva sans tarder, telle qu'on pouvait l'attendre:
négative cette fois encore sur tous les points. Pas plus en octobre
qu'en août et en septembre, l'impératrice ne voulait se laisser par-
ler d'une paix plâtrée. Ce refus, transmis en termes impérieux et
brefs à Robinson, était accompagné de deux autres communications
qui en aggravaient encore le caractère, et dont on l'autorisait à
informer son gouvernement. On lui remettait en main le texte même
des engagemens qui obligeaient l'Autriche à porter secours à la
Saxe en cas d'agression du roi de Prusse, engagemens renouvelés
en termes plus exprès que jamais, à la date même où avait paru le
manifeste menaçant de Frédéric contre Auguste et son ministre (*2).
Puis, on lui faisait part des mesures déjà prises pour remplir cette
promesse, à savoir : le rappel d'une partie des troupes autrichiennes
stationnant encore sur le Rhin et aux environs de Francfort, et qui
allaient venir, sous les ordres du général Griin, traversera Bohême,
pour se rapprocher de la frontière saxonne. En même temps, le
prince de Lorraine, se mettant en mouvement du côté opposé avec
son corps d'armée, entrerait sur le territoire même de l'électorat
par la province de Lusace. On ne pouvait déclarer au cabinet an-
glais, sous une forme plus catégorique et ressemblant plus à un
défi, la résolution de faire directement et immédiatement le con-
traire de ce qu'il demandait (3).
En transmettant ces pièces, Robinson ne put s'empêcher de faire
remarquer que leur contenu donnait beaucoup à réfléchir. D'où
venait cet excès, ce redoublement même de confiance chez l'im-
pératrice ? Que signifiaient ces mouvemens militaires inattendus, à
cette saison de l'année? Aurait-on par hasard l'intention de faire de
(1) Robinson à Harrington, 30, 31 octobre 1745.— One fatal no bursting out through
the impérial vivacity, during the altercation of a long audience might, I apprehend, be
irrévocable and Europe lost for one hasty monosyllable. {Correspondance de Vienne.
— Record office.)
(2) La pièce relative aux engagemens de l'Autriche et de la Saxe est un véritable
traité servant d'addition et de complément au traité de Varsovie du 25 mai : il porte
la date du 20 août, par conséquent du lendemain du traité de Hanovre.
(3) Le lecteur n'oubliera pas, dans tout le récit qui va suivre, que la plus grande
partie de la province de Lusace, actuollemcnt annexée à la Prusse, faisait alors partie
de l'électorat de Saxe.
250 REVDE DES DEDX MONDES.
la Saxe le théâtre d'une campagne cVliiver? Puis comment expli-
quer cet empressement à dégarnir la ligne du Rhin, quand une
armée française, toujours campée sur la rive gauche du fleuve, pou-
vait, si elle ne voyait plus rien devant elle, être tentée de repa-
raître sur la droite? Était-ce imprudence? N'était-ce pas plutôt
l'indice d'un traité déjà conclu ou au moins négocié avec la France,
qui préservait de ce côté de toute inquiétude? Tous les soupçons
étaient permis (I).
Disons tout de suite que presque tous étaient fondés. La résis-
tance de Marie-Thérèse, en effet, ne partait pas, cette fois, d'une
Yaine obstination de femme, s'acharnani contre vents et marée dans
une entreprise impossible. C'était au contraire la suite d'un plan tout
à fait nouveau et très pratique, combiné avec un mélange d'habi-
leté et d'énergie qui aurait fait honneur au coup d'œil d'un véritable
homme de guerre, et qui attestait en même temps la puissance de
conception d'un esprit vraiment politique. Le fond de ce dessein,
encore mystérieux, consistait à laisser de côté la Silésie, abordée
déjà deux fois sans succès, et à aller, au contraire, en traversant
rapidement la Saxe, chercher Frédéric dans ses foyers, porter le
fer et le feu dans les provinces héréditaires de la maison de Bran-
debourg et marcher droit sur Berlin. L'intention était bien de
procéder immédiatement à une opération si hardie, malgré l'état
avancé de la saison et contrairement à toutes les habitudes du
temps, afin d'enlever le succès par surprise. C'était là ce que si-
gnifiait ce mouvement combiné du général Grûn et du prince de
Lorraine, qui, entrant en Saxe par deux points opposés, et traver-
sant l'un et l'autre l'électorat dans toute sa largeur, devaient fran-
chir au même moment la frontière prussienne, puis converger sur
Berlin, l'un en prenant à gauche par Halle et Magdebourg, et
l'autre à droite par Francfort sur l'Oder, après avoir ramassé sur
leur route toutes les troupes d'Auguste III (2j.
Tel était le projet audacieux concerté par Marie-Thérèse, à Franc-
fort, avec le ministre d'Auguste III, le comte Saul, l'agent saxon
qui, comme on l'a vu, Ud servait aussi d'intermédiaire pour suivre
sa négociation avec la France. A dire vrai, cette négociation elle-
même, ainsi que deux autres poursuivies au même moment sur des
théâtres différens, n'étaient, dans la pensée de l'impératrice, que
(1) Post-scriptum de la dépèche de Robinson à Ilarringlon, 31 octobre 174j.— Il dit
formoUemeat : « I must... humbly leave to your suporior judgment, wheiher there
js not equally to be tbund in tiie said paper one indicatiou if not of making up with
France, at least of their holdino: singly out... »
{•!) Frédéric, Histoire de mon temps, cliap. xiv. — Droysen, t. ii, p. 571-578. —
Arneth, t. m, p. 139.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 251
des moyens d'apporter l'appui d'une habile action diplomatique à
la grande action militaire qu'elle méditait.
Plusieurs choses, eu effet, étaient à redouter dans l'exécution de
ce grand coup de main : plus d'une mauvaise chance était à pré-
voir et à prévenir. On pouvait craindre en premier lieu que, malgré
toutes les précautions prises pour dissimuler d'abord et liàter en-
suite le passage des troupes autrichiennes à travers la Saxe, Fré-
déric, dont la vigilance était rarement prise à délaut, ne lut averti
assez à temps de leur présence pour venir à leur rencontre, ou les
devancer même chez son voisin, au lieu de les attendre chez lui. II
ne ferait ainsi que mettre à exécution ce dessein d'envahir lui-
même la Saxe, si souvent annoncé pendant l'été, et auquel il n'avait
renoncé que dans la confiance inspirée par sa victoire de Solir. La
Saxe alors, au lieu de servir simplement de passage aux troupes au-
trichiennes pour se rendre en Prusse, deviendrait, au grand déses-
poir d'Auguste III, le théâtre d'une lutte sanglante. D'autre part,
du côté de la France, Frédéric pouvait obtenir, sinon un secours
immédiat, au moins une diversion utile : supposé que le prince de
Gonti, voyant se dissiper par le détachement du corps du général
Grun l'agglomération de forces qui l'avait fait reculer, reprît cou-
rage, repassât le Rhin et vînt menacer quelque point des posses-
sions méridionales de l'Autriche. C'était peu vraisemblable, étant
donné l'état connu de l'opinion française à l'égard des expéditions
allemandes ; mais enfin c'était possible, et, pour ne rien négliger,
il y avait de ce côté une précaution à prendre. Enfin l'irritation
qu'éprouverait l'Angleterre à voir son indocile alliée se refuser
à ses instances et braver ses menaces, suite à peu près iné-
vitable de l'attitude provocante que l'Autriche et la Saxe allaient
prendre en commun, avait ses périls qu'il fallait conjurer. La
conséquence pouvait être d'établir promptement, entre les puis-
sances maritimes et la Prusse, une alliance beaucoup plus in-
time que celle que la convention de Hanovre venait de stipuler. Le
cabinet anglais, quels que fussent ses embarras intérieurs, avait
encore à sa disposition des ressources pécuniaires qui pouvaient
fournir un utile supplément au trésor épuisé de Frédéric, et lui per-
mettre, même vaincu, même menacé et poursuivi dans Berlin, de
continuer la lutte et de donner à la fortune le temps de se re-
tourner.
Marie-Thérèse avait tout prévu et pourvu à tout. Contre le
premier et le plus grave de ces périls, elle avait eu soin de se
prémunir, en faisant apparaître à l'horizon cette intervention de
la Russie, tenue, depuis le commencement de la guerre, comme
une épée sur la tête de Frédéric, et qui avait le don de troubler le
2'->'2 REVUE DES DEUX MONDES.
su.nmeil de ses ministres. Les instances de l'envoyé autrichien à
Saint-Pétersbourg venaient enfin de déterminer l'inconstante tsarine
à faire un pas décisif, et Frédéric, à peine de retour à Berlin, allait
recevoir d'elle la déclaration tant de fois attendue que, pour peu
que la moindre atteinte fût portée à la personne d'Auguste ou à
l'intégrité de ses états, un corps de douze mille Russes était prêt
à marcher à sa défense. Devant cette injonction menaçante, Frédé-
ric y réfléchirait sans doute avant de prendre une initiative qui
l'exposerait au péril d'être placé entre deux feux, et le territoire
saxon se trouverait ainsi rendu inviolable, par la garantie russe,
tout le temps nécessaire pour que Grïm et le prince de Lorraine
pussent venir discrètement y chercher le point d'appui et le point
de départ de l'attaque qu'ils comptaient porter au cœur même de
la monarchie prussienne (1).
La négociation en cours avec la France (quel qu'en dût être le
succès) avait un effet analogue, celui de prévenir toute chance de
retour offensif de la part de l'armée de Gonti. Non que ce fût là
le but unique, ni même principal, que l'impératrice se fût proposé
en engageant ces pourparlers, et qu'elle n'eût d'autre pensée que
d'endormir le cabinet français par de fausses espérances. On a vu,
au contraire, que rien n'était plus sérieux et même plus ardent que
son désir d'échapper par une alliance nouvelle aux sacrihces exigés
d'elle par l'impérieuse amitié de l'Angleterre. Mais, en attendant
cette délivrance (qu'elle était prête à payer même d'un prix assez
élevé), c'était encore un avantage plus modeste et nullement à dé-
daigner de pouvoir imposer à l'allié, encore nominal, de Frédéric
des ménagemens qui, dans la crise prête à éclater, ne laisseraient
rien de grave à craindre de sa part. Or, il était clair que, tant
qu'on espérerait pouvoir négocier à Versailles, on n'enverrait pas
à l'armée de Gonti l'ordre de reprendre les hostilités sur le Rhin.
Aussi, loin de se laisser décourager par le résultat imparfait de la
transaction si languissamment conduite à Francfort par Barten-
stein, l'impératrice se décidait-elle à envoyer à Dresde pour reprendre
la conversation avec la France, — pour la mener à fin, s'il était
possible, et, en tout cas, pour la prolonger et l'entretenir, — un des
fonctionnaires les plus importans de sa cour, le comte d'Harrach,
grand-chancelier de Bohême, avec les pouvoirs les plus étendus.
Le choix seul du négociateur devait inspirer confiance dans le ca-
ractère sérieux de la mission dont il était chargé ; car d'Harrach
appartenait à cette partie fidèle de la noblesse de Bohême dont les
chefs avaient si cruellement souffert dans leurs affections, dans leur
(1) D'Arneth, t. m, p. 130-138.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 253
personne et dans leurs biens pendant les deux épreuves successives
que l'ambition de Frédéric avait imposées à leur patrie. C'était un
ennemi intéressé à faire réussir tout ce qui pourrait déplaire ou
nuire à l'auteur de tant de maux.
Avec l'Angleterre, la situation était plus délicate : là, il n'y avait
évidemment aucun moyen de prévenir le ressentiment d'un cabinet
auquel on lançait un défi en plein visage. Mais Marie-Thérèse
n'ignorait pas avec quelle répugnance le roi avait subi les conven-
tions dont il avait fallu, en quelque sorte, lui arracher la signa-
ture, et des révélations récemment sorties des archives de Hanovre
nous apprennent qu'elle s'en souvenait assez pour espérer encore
d'en tirer parti. Par l'intermédiaire du ministère hanovrien, qui lui
était toujours dévoué, elle faisait avertir George qu'elle préparait
un coup de partie décisif, qui, en mettant à néant la puissance de
Frédéric, le délivrerait lui-même des obligations auxquelles il avait
souscrit avec tant de regrets. L'odieux traité qu'on vous impose,
lui disait en son nom son secret porteur de paroles, vous force à
nourrir dans l'empire un serpent qui vous dévorera. Qu'on me
laisse faire, qu'on me laisse le temps et la liberté d'agir, et je pro-
mets de vous en affranchir. Et George, bien que très intimidé par
l'état de l'opinion anglaise, et craignant à tout moment d'être pris
en faute par Pelham ou par Harrington, trouvait moyen de lui faire
répondre tout bas que, pourvu qu'on ne le compromît pas par des
paroles imprudentes, il promettait de faire son possible afin de
déjouer les mauvaises intentions [ilble intentionen) de ses mi-
nistres (1).
On voit avec quel art était préparé, par les soins de Marie-Thérèse,
l'orage qui, suivant l'expression de l'historien Droysen, allait fondre
à l'improviste sur la tête de Frédéric à cette heure suprême où,
échappé à tant de périls, il croyait déjà tenir une paix victorieuse
dans ses mains. Quelques jours de plus, et, tiré brusquement de
cette confiance un peu aveugle, il allait se réveiller en face du
plus grand péril qu'il eût encore connu : assailli par deux armées
sur la frontière la moins bien gardée de son royaume, et me-
nacé d'en voir apparaître une troisième sur ses derrières; laissé
en même temps, par l'abandon de la France, absolument seul de-
vant l'Allemagne et devant l'Europe. Aucun incident de celte
longue lutte ne fait mieux voir combien les deux adversaires en
(1) Ces pourparlers secrets, entretenus entre Marie-Thérèse et George II par l'inter-
médiaire du minibtcre hanovrien, sont racontés avec détail dans une publication ré-
cente faite à Berlin, d'après des documens tirés des archives de Hanovre, sous ce titre :
Die Englische Friedens-vermUtelung im Jahte, 17 io, par Ernest BorKowski Consul-
ter en particulier chap. ii, p. 30-46.
254 REVUE DES DEIX MONDES.
présence étaient dignes l'un de l'autre. On peut se convaincre qu'il
ne manqua à la rivale de Frédéric, pour l'égaler en tout genre, que
de pouvoir, coname lui, joindre l'action à la pensée, et exécuter de
sa propre main ce que son esprit savait concevoir. C'était par l'exé-
cution, en effet, qu'allait manquer ce grand dessein, dont une
femme de génie, reléguée au fond d'un palais par ses devoirs
d'épouse et de mère, était forcée de confier l'accomplissement à des
instrumens incapables, non-seulement d'en assurer le succès, mais
même de le bien comprendre.
IL
C'était tout de suite, d'ailleurs, que la partie demandait à être
jouée avec autant de résolution et d'intelligence qu'il en avait fallu
pour en faire le plan; car Frédéric n'était pas de ceux qu'on
peut endormir ni tromper bien longtemps. Un premier soupçon du
péril nouveau qui grondait contre lui à l'horizon lui fut donné par
l'empressement du ministre russe à lui apporter, dès son arrivée,
la déclaration hostile concertée entre Vienne et Pétersbourg. Cette
hâte lui parut suspecte, puisque, toute idée d'agression en Saxe
étant de sa part indéfiniment ajournée, rien ne la rendait immédia-
tement nécessaire. — « Mon cher Podewils, écrit-il sur-le-champ,
ne voi!à-t-il pas de ces maudits incidens qui gâtent tout? » — A la
réflexion, cependant, on voit qu'il en vient encore à se rassurer : la
Russie est bien éloignée, pense-t-il, et il y a loin encore d'une me-
nace à une exécution : « Tous les chiens qui aboient ne mordent
pas. » Puis, à changer l'appui de l'Angleterre contre celui de la
Russie, il n'est pas sûr que l'Autriche ait fait un troc à son avan-
tage. — « On a plus besoin, à Vienne et à Dresde, d'argent que
de paroles : les Anglais donnent l'un, les Russes l'autre, et, dans
la nécessité de ce précieux métal, on sera obligé de faire plier l'or-
gueil sous la force de l'intérêt. »
Mais le lendemain, nouvelle, et, cette fois, tout à fait grave alerte.
Un avis certain arrive du mouvement inexplicable du prince Charles
vers la frontière de Lusace. Qu'est-ce là? N'est-ce point un piège?
Veut-on l'entraîner à se mettre en prise lui-même, en ftiisant naître
le cas prévu de l'intervention russe? — « Ne serait-ce point, écrit-il
encore, pour nous attaquer par cette lisière, et, en cas qu'ils soient
battus et poursuivis dans la Lusace, que ces gens-là fissent exprès
pour nous mettre aux mains avec la Russie? Je ne sais ce que j'en
dois penser, mais il me semble qu'il y a quelque projet caché de
la part des ennemis, et l'idée que je leur prête ne serait pas trop
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 255
mal imaginée. » Quel mystère donc et quelle énigme ! « En yérité,
cela ne s'appelle pas ^ivre, mais mourir mille fois, que de passer
ainsi toute sa vie dans des inquiétudes et dans une crise de dix-
huit mois (1). »
Deux jours se passent encore, et une révélation inattendue vient
dissiper ce que le doute ajoutait de tourment à l'inquiétude. Le
11 novembre, jour où l'on suspendait dans la principale église de
Berlin les trophées de Friedberg et de Sohr, le ministre de Suède,
Rudenschold, s'approche du roi, pendant la cérémonie, et l'avertit
à l'oreille qu'il a une communication importante à lui faire de la
part de son collègue résidant à Dresde. Il faut se rappeler que, de-
puis le mariage de la princesse Ulrique avec l'héritier de la cou-
ronne de Charles XII, l'heureuse influence de cette charmante jeune
femme avait établi les plus affectueux rapports entre son frère
et son époux ; toutes les légations suédoises devenaient par là
presque des ambassades de famille. Or, voici ce qu'écrivait Wol-
fenstiern, le ministre de Suède accrédité auprès d'Auguste III :
Pendant un dîner auquel il assistait, le comte de Brùhl s'était
emporté, après boire, en paroles violentes contre Frédéric, et, piqué
d'être contredit, s'était laissé aller à déclarer qu'on aurait fmi bien-
tôt avec cet insulteur public et ce perturbateur du repos de l'Al-
lemagne. En le pressant alors de questions insidieuses, on avait pu
tirer de lui, sans presque qu'il s'en rendît compte, tout le secret
de la campagne qui allait s'ouvrir, et la soirée n'était pas finie
qu'un courrier emportait le récit à Berlin (2).
La mèche était ainsi éventée, dès le premier jour, par l'incroyable
légèreté du ministre saxon ; et, pour Frédéric, connaître un péril,
c'était déjà l'avoir à moitié conjuré. Malgré la surprise où devait le
jeter une découverte à laquelle il était loin de s'attendre, et quoi-
qu'il eût peine à en croire ses oreilles, son plan fut fait à l'instant.
11 résolut de placer un corps d'armée en observation autour de
Halle, en face de Leipzig, sur le point du territoire de la vieille
Prusse où on lui annonçait que devait déboucher le général Grun,
tandis que lui-même, avec un autre, suivant la lisière de la fron-
tière qui sépare la Silésie de la Lusace, s'attacherait sans bruit aux
pas du prince de Lorraine pour fondre à l'improviste sur lui, en le
prenant, soit en front, soit à revers, suivant qu'il trouverait l'occa-
sion plus favorable. Il faisait ainsi tace à la double attaque dont il
était menacé, sans pourtant, par une entrée trop précipitée sur le
(1) Frédéric à Podewils, 6 et 7 novembre 17 i5. — Pol. Corr., t. iv, p. 526-527.
(2) Frédéric, Histoire de mon temps. — Droysen, t. u, p. 589; — Carlyle, Ilistonj
of Frédéric the yreat, t. iv, p. 195. — Pol. Corr., t. iv, p. 337-395.
256 REVUE DES DEUX MONDES.
territoire saxon, fournir de prétexte à l'intervention de la Russie.
Le cas, pourtant, était à la fois si pressant et si étrange, que, con-
trairement à ses habitudes, il crut devoir, avant d'agir, réunir un
petit conseil de guerre composé de quelques généraux et de plu-
sieurs de ses ministres. Mais quand il leur eut fait part de la nou-
velle qu'il avait reçue, l'incrédulité fut générale ; on ne voulait voir,
dans la prétendue indiscrétion du comte de Bruhl, qu'une ruse dont
le ministre suédois avait été dupe. Personne ne consentait à croire
qu'Auguste JII et son ministre Brûhl eussent l'audace d'appeler
chez eux tous les maux de la guerre et de faire entrer dans leur
cher électoral quatre armées « qui le mangeraient et le ruineraient à
discrétion. » Le vieux prince d'Anhalt surtout, à qui était réservé le
commandement du corps qui devait se réunir à Halle pour veiller à
la défense de la frontière prussienne, se refusait presque à se
charger d'une tâche qu'il regardait comme ridiculement superflue.
— « Cela n'est pas vrai, cela n'est pas possible, disait-il sèche-
ment. )) — « Je vis clairement, dit Frédéric dans son Histoire, qu'il
me prenait en pitié, comme un étourdi emporté par la vivacité de
son tempérament. 11 est vrai, ajoute-t-il, qu'il est de ces gens qui
sont les Narcisses de leurs opinions et abondent toujours dans leur
propre sens. » — Quant à Podewils, qui était aussi présent, ce
n'était pas lui, avec la timidité qu'on lui connaît, qui, dans le doute,
devait opiner pour le parti le plus résolu. De plus, il avait, dit en-
core Frédéric, quelques fonds placés dans la banque de Leipzig,
et se refusait à penser que Brûhl, qui y était aussi intéressé, voulût
provoquer une secousse d'où la ruine de cet établissement pouvait
sortir. Frédéric tint bon et fit comprendre qu'il entendait être obéi,
puis il leva la séance, en se repentant peut-être intérieurement
d'avoir, pour la première et dernière fois de sa vie, demandé un
conseil (1).
C'était bien de songer à la Prusse, mais il fallait aussi regarder,
comme avait fait Marie-Thérèse, de tous les côtés de l'horizon d'où
on pouvait craindre quelque menace ou attendre quelque secours.
En premier lieu, il fallait répondre à la Russie, et c'est ce que Fré-
déric ne crut pouvoir mieux faire qu'en autorisant son ministre à
Saint-Pétersbourg à donner connaissance du texte même de la con-
vention qu'il avait signée à Hanovre. Comme un des articles de
cette convention assurait, en termes exprès, à Auguste HI une ga-
rantie pour la totalité de ses états, on ne pouvait donner, sem-
(1) Frédéric, /yis<oire de mon temps, rédaction de 1746, publiée à Leipzig en 1879,
p. 406-407. — Le même récit est fait, mais sous une forme plus abrégée et beau-
coup moins vive, dans la seconde rédaction faite plus tard et qui figure dans les
œuvres complètes du roi.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 257
blait-il, de témoignage plus éclatant des intentions pacifiques de la
Prusse et de sa résolution de respecter les droits de ses voisins.
Une promesse de 100,000 écus, glissée à l'oreille du chancelier
Bestuchef pour l'engager, quoi qu'il arrivât, à retarder et à entraver
la marche des troupes russes, devait ajouter encore à la clarté et à
l'efficacité de cette démonstration (1).
Il n'était pas moins intéressant de savoir, au plus tôt, ce que
penserait l'Angleterre du dédain témoigné à Vienne et à Dresde
pour les promesses et les engagemens dont le roi George et son
ministère tout entier s'étaient fait fort d'obtenir la ratification.
Ordre fut donc expédié sans délai à l'envoyé de Prusse à Londres
de faire connaître l'attaque audacieuse dont le secret venait d'être
révélé, et de mettre catégoriquement le cabinet anglais en demeure
de faire respecter sa signature, si injurieusement foulée aux pieds.
— H Vous vous souviendrez, lui était-il dit, de toutes les assurances
les plus fortes que le roi de la Grande-Bretagne et ses ministres
vous ont données, qu'ils soutiendraient par les moyens les plus
efficaces et même par la pointe de l'épée ce dont ils étaient con-
venus avec moi par la convention de Hanovre, et qu'ils ne se laisse-
raient point impunément mépriser de la reine de Hongrie et do
son alliée la Saxe. Voilà le cas présent, et ma volonté est que vous
deviez représenter, sans le moindre délai, tout ce que je viens de
vous dire, de la manière la plus forte et la plus énergique, à lord
Harrington, bien que sans aigreur et dans des expressions hon-
nêtes... Vous lui direz que c'est à présent qu'il fallait tout faire ou
rien, qu'avec l'assistance du bon Dieu on ne m'attaquera pas
impunément, et que, si l'Angleterre ne prenait pas de vigou-
reuses résolutions, je ne saurais pas me laisser prévenir. » La
dépêche se terminait par ces paroles significatives : — « Que
si l'Angleterre voulait soutenir ses engagemens, il était absolument
nécessaire que le ministère de Hanovre fût instruit bien sérieuse-
ment de tirer la même corde là-dessus avec celui d'Angleterre, et
qu'il n'agît pas dans l'empire diamétralement avec tout ce dont
j'étais convenu avec l'Angleterre; que, sans cela, il y aurait un con-
traste fort pernicieux, et que les choses prendraient un mauvais
pli. »
Ne dirait-on pas qu'avec sa merveilleuse perspicacité, Frédéric
avait vu clair dans le jeu de diplomatie secrète qui s'agitait autour
de George, et dont les archives hanovriennes viennent de nous
(1) Frédéric à Mardefeld, ministre de Prusse à Saint-Pétersbourg, 8 novembre 1745.
Pol. Corr., t. IV, p. 335-339. — Droysen, t. ii, p. 596. — D'Aillon, minisire de
France à Saint-Pétersbourg-, àd'Argenson, li décembre 1745. (Correspondance de Rus-
sie. — Ministère des allairos étrangères.;
TOME LXXXIV. — 1887. 17
£58 REVUE DES DEDX MONDES.
donner le secret? En ce cas, l'avis était bien donné, et Harrington,
s'il se sentait sourdement contrecarré par son maître, était en me-
sure d'en profiter (1).
Mais quelle attitude prendre envers la France? Le cas, en vérité,
était plus difficile. 11 était dur, en effet, après l'avoir pris de ton
si haut avec cette alliée et l'avoir congédiée d'un ton railleur en
annonçant si cavalièrement qu'on saurait bien faire ses affaires sans
elle, de venir maintenant, l'oreille basse et la conscience chargée,
lui faire part de ses embarras et lui demander aide pour en sortir.
A la négliger tout à fait cependant, on courait risque de blesser au
vif la vanité de Louis XV, de le mettre à l'aise pour se désintéresser
ouvertement de la lutte. Par là on ferait prendre une véritable con-
sistance aux bruits, déjà très répandus, d'une entente secrètement
négociée entre Versailles et Vienne. Puis, à défaut de troupes qui
n'arriveraient pas à temps, la France pouvait toujours envoyer
quelque argent, et le mesquin subside, repoussé naguère avec tant
de dédain, serait maintenant venu assez à propos pour subvenir
aux frais impérieux d'une campagne d'hiver. Avec un trésor telle-
ment à sec que, pour le remplir, il fallait fondre la vaisselle des pa-
lais royaux, 500,000 livres versées régulièrement chaque mois
n'étaient plus de refus. Aussi Podevvils, tout entier au péril présent
et à la misère pressanie, n'hésitaii-il pas à courir après ses paroles
et presque à demander grâce. 11 faisait venir Valori pour reprendre
avec lui, article par article, la convention de Hanovre, en justifier
les intentions, en démontrer l'innocence et presque les avantages.
— u Le roi de Prusse, écrit Valori, est entièrement retourné vers
nous par ses grands besoins d'argent... M. de Ghambrier a ordre
de tout dire et de représenter les besoins du roi aussi pathétique-
ment qu'il le pourrait (2). »
La lettre que Frédéric se décida à écrire lui-même à Louis XV
ne se ressent nullement, il faut en convenir, de cette excessive
émotion. Il eût été impossible, au contraire, de "mettre plus
de dignité et de convenance dans une démarche dont l'or-
gueil avait tant à souffrir. Après quelques mots de retour sur
le passé et d'explications déjà plusieurs fois données sur les
causes qui l'avaient conduit à traiter seul avec l'Angleterre :
« Je jouirais encore du bien de la paix, dit le roi, si les intérêts
de Votre Majesté ne m'avaient engagé dans la guerre présente. Ses
ennemis et les miens, réunis par l'ambition, la haine et la vengeance,
(1) Frédéric à Andrié, ministre à Londres, 12 novembre 1745. — Pol. Corr., t. iv,
p. 327.
(2) Valori à d'Argenson, 13 novembre 1745. {Correspondance de P7'usse. — Minis-
tère des affaires étrangères.)
ÉTt'DES DIPLOMATIQUES. 259
conjurent contre moi toutes les puissances de l'Europe, et travail-
lent avec autant d'acharnement à aliéner mes amis par leurs arti-
fices qu'à séduire mes voisins par leur corruption. Je touche au
moment que le prince de Lorraine va tenter une invasion en Silésie
pour où je pars incessamment; les Saxons, renforcés d'un détache-
ment fait de l'armée du Rhin, vont m'attaquer dans le pays de
i^lagdebourg, tandis que l'impératrice de Russie fait marcher un
corps auxiliaire de 12,000 hommes, qui s'approchent actuellement
des frontières de la Prusse. J'attends de l'amitié et de la bonté de
Votre Majesté des conseils dans un cas si épineux, et si Elle pourra
se résoudre d'abandonner dans ce danger le dernier allié qui lui
reste en Allemagne. Je ne puis me dispenser de lui dire que le cas
est pressant, et que je fais un si grand fonds sur son caractère, son
amitié et l'étendue de ses lumières, que je me promets tout de son
assistance (1). »
« Je n'attendais rien de cette lettre, écrivait Frédéric dans VNis-
toire de mon temps, bien des années plus tard ; elle n'était que pour
la forme. » Un secours militaire, non, assurément, il ne l'atten-
dait pas; mais un secours pécuniaire, c'est moins sûr; et, de toutes
les manières de le solliciter sans en convenir ouvertement, la de-
mande d'un conseil était certainement la moins compromettante et
la plus ingénieuse (2).
Tous ces points réglés avec un calme parfait, malgré l'inquiétude
générale qui régnait autour de lui, Frédéric se mit en route pour
rejoindre la partie de ses troupes qui avait déjà pris ses quartiers
d'hiver en Silésie. Il les remit aussitôt sur le pied de campagne et
les concentra autour de Liegnitz,sur la frontière même de la Lusace,
dans un triangle formé par trois petites rivières : la Neiss, laQueiss
et le Bober. Cette opération fut faite sans bruit, toutes les précau-
tions étant soigneusement prises pour éviter de donner de son côté
l'éveil à l'ennemi, et de laisser apercevoir que le roi était présent,
averti et sur ses gardes. — « Tout ce qui venait de la Lusace, dit-il,
dans son Histoire, •à.wûi le passage libre ; mais il était interdit à tous
ceux qui voulaient passer les rivières pour aller en Saxe, de sorte
qu'on se procurait des nouvelles et qu'on empêchait l'ennemi d'en
avoir. » Ainsi posté et pour ainsi dire caché, il attendait que le prince
de Lorraine eût passé la limite du territoire saxon pour y pénétrer
lui-même. 11 lui importait de bien établir qu'il n'entrait chez son
(1) Frédéric à Louis XV, 15 novembre 17 i5. — Pol. Corr., t. iv, p. 338.
(2) La phrase que je cite ne se trouve pas dans lo manuscrit de Vllistoire de mon
temps, de 1740. Ici comme au lendemain de la l)ataille de Fontenoy, la réalité de la
situation était encore trop présente à l'esprit des contemporains pour qu'on pût
essayer de la dissimuler.
260 REVUE DES DEUX MONDES.
voisin que contraint par une nécessité de défense personnelle. La
présence des Autrichiens sur un domaine qui ne leur appartenait
pas ne pouvant s'expliquer que comme le premier acte d'une agres-
sion manifestement dirigée contre lui, de concert avec le maître du
lieu, personne, quand l'Autriche aurait pris l'initiative de faire en-
trer ses troupes en Saxe, ne pourrait reprocher à ses adversaires de
répondre par une juste représaille à une véritable provocation.
A sa grande surprise, plusieurs jours s'écoulèrent sans que cette
apparition des Autrichiens, toujours attendue, toujours annoncée,
lui fût signalée. On apercevait bien des troupes légères circulant sur
la lisière de la Bohême et de la Saxe, mais sans franchir la frontière ;
on signalait bien autour de Zittau une agglomération de troupes
saxonnes, mais, ces troupes étant là chez elles, il n'y avait encore
rien à dire. Ce retard confondait Frédéric : — « Rien encore de Lu-
sace, écrivait-il le 21 novembre à Podewils : ou ils attendent quelque
chose, ou ils ont changé de dessein, ou je n'y comprends rien. »
Il ne se trompait pas : c'était bien un changement de dessein sur-
venu à la dernière heure, ou plutôt une déplorable défaillance. Le
lA, tout était encore prêt et réglé à Dresde pour le plan concerté
à Vienne. Le général Grûn était arrivé à point nommé au rendez-
vous avec son monde ; il tenait conseil sous les yeux du roi de Po-
logne, avec le général des troupes saxonnes, Rustowski, en pré-
sence du comte de Bruhl et de son inévitable acolyte, le confesseur
Guarini. Auguste paraissait si résolu et si peu intimidé, qu'il récla-
mait l'honneur, pour son général, de commander, et pour ses
troupes, d'ouvrir la marche dirigée par Leipzig contre le Brande-
bourg. Une notification imprévue du ministre russe vint subitement
remettre tout en question.
Par ce nouveau message, qui atténuait les communications pré-
cédentes, sous prétexte de les expliquer, la tsarine maintenait bien
à Auguste m la protection qu'elle lui avait promise, et qu'elle était
toujours prête à appuyer par l'envoi d'un corps d'armée, mais elle
bornait ses engagemens au cas seulement où il serait menacé d'une
attaque de la part du roi de Prusse. Elle ne promettait rien s'il
prenait l'initiative de se rendre lui-même l'agresseur. De plus, elle
avaitpu, disait-elle, elle pouvait encore admettre à la rigueur que les
troupes saxonnes vinssent, en qualité d'auxiliaires, aider l'Autriche
à remettre la main sur la Silésie, la Silésie étant une conquête de
fraîche date, cédée seulement par une convention ré'cente que Fré-
déric venait lui-même de violer. Mais une atteinte portée au pa-
trimoine antique de la couronne de Prusse jetterait le trouble dans
un état de choses garanti par des traités que la Russie était tenue de
respecter : la Russie ne pouvait donc prêter son concours pour les
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 261
ébranler. Du reste, elle eût été heureuse de prévenir un conflit qu'elle
regrettait, et elle offrait ses bons offices pour amener entre les com-
battans une transaction équitable.
La distinction entre les vieilles et les nouvelles possessions prus-
siennes pouvait être fondée, mais on s'en avisait tardivement, car
il serait difficile de croire que Marie-Thérèse, sollicitant l'interven-
tion d'Elisabeth, lui eût laissé ignorer en vue de quel dessein elle
la réclamait. D'où venaient doncàPétersbourg cette demi-retraite et
ce changement d'attitude? Était-ce la suite des explications chaleu-
reuses envoyées par Frédéric? Le rapprochement des dates ne per-
met guère cette supposition. Il ne faut donc voir laque l'effet d'un des
caprices habituels à une femme indécise, peut-être aussi la préten-
tion orgueilleuse d'une souveraine encore à moitié sauvage, et qui,
admise pour la première fois dans la famille des monarchies eu-
ropéennes, était flattée d'y entrer en arbitre suprême, iaisant la
part de chacun , et tenant entre les parties adverses la balance
égale.
Quoi qu'il en soit, on peut hardiment affirmer que, si Marie-Thé-
rèse eût été présente au conseil de guerre auquel fut remise la
signification russe, elle n'eût souffert ni qu'on en tînt compte ni
qu'on hésitât à passer outre. Le principal effet qu'elle s'était pro-
mis de l'appui de Saint-Pétersbourg était produit, puisque le ter-
ritoire saxon était resté librement ouvert au passage des troupes
autrichiennes, et que Frédéric, intimidé, n'avait pas songé à pren-
dre les devans pour le leur interdire. Ce grand résultat moral était
l'important; quant au secours matériel que devaient apporter les
12,000 Russes annoncés, on n'avait jamais pu espérer qu'ils arrive-
raient à temps pour prendre part aux premières luttes, et il serait
temps d'y songer en présence des faits accomplis et quand les alliés
seraient arrivés victorieux aux portes de Berlin. La seule réponse à
faire au ministre russe était donc une marche en avant résolument
et victorieusement conduite.
Mais l'âme virile était à Vienne : il n'y avait à Dresde que des
cœurs faibles et des esprits bornés. Auguste et Brïihl, saisis de peur
et perdant la tête, n'eurent plus qu'une pensée, c'était de tout faire
pour complaire à la tsarine, et de rentrer strictement et à tout prix
dans le programme qu'elle leur traçait. Dès lors, il ne fut. plus
question pour les Saxons de partir en guerre et d'entrer en Prusse
par le territoire de Magdebourg. On ne songea plus à menacer Ber-
lin de deux côtés à la fois ; on se borna à laisser à Leipzig un faible
corps d'observation, auquel tout mouvement en avant lut interdit,
tandis que le gros des troupes autrichiennes était mis sous les or-
dres du prince de Lorraine pour le seconder dans sa marche sur
2(fi2 REVUE DES DEUX MONDES.
Francfort. Quant aux troupes saxonnes, réduites au rôle de simples
auxiliaires, toute leur tâche dut consister à se porter sur la Silésie
pour interrompre la communication de cette province avec la capi-
tale. De cette sorte, l'Autriche seule aurait la responsabilité de
l'agression faite sur les vieilles possessions prussiennes, et la Saxe
"ne s'en mêlant pas, Elisabeth n'avait plus rien à dire (1).
Ce n'était pas moins un bouleversement complet des desseins
convenus ; quelques jours au moins étaient nécessaires pour infor-
mer du changement le prince de Lorraine et lui laisser le temps de
modifier lui-même toutes les dispositions qu'il avait déjà prises ;
c'était la cause du retard dont s'étonnait Frédéric.
Le '22 novembre, cependant, le prince se mit en mouvement ;
mais avec quelle indécision et quelle mollesse! Ignorant la sur-
veillance dont il était l'objet, il s'avançait tout à son aise, disper-
sant ses troupes pour les mieux Tiourrir et les loger plus commo-
dément. Frédéric, au contraire, informé régulièrement de tous ses
.pas, n'attendait qu'un signal. Dès qu'il sut que la frontière saxonne
était francliie, passant l'a rivière de Queiss sur quatre ponts déjà
tout préparés, il s'y présenta de son côté. Quelque mauvaise opi-
nion qu'il eût de la diligence du prince de Lorraine, la lenteur des
mouvemens de l'armée autrichienne dépassa tellement son attente,
qu'il comptait la prendre à dos, tandis qu'il ne rencontra dans le
petit village deHennersdorf que l'avam-garde composée de deux ba-
taillons et six escadrons saxons. Les attaquer et les mettre en dé-
route fut l'affaire de deux heures. Le lendemain, il s'attendait à être
rejoint et pris à partie par le prince de Lorraine, et se tint prêt à
le recevoir ; puis, le jour suivant, ne le voyant pas venir, il allait
partir pour marcher à sa rencontre : quel ne fut pas son joyeux
étonnement d'apprendre que son ennemi, loin de le chercher ou
de l'attendre, reculait et s'évanouissait devant lui!
Effectivement, le prince de Lorraine, confondu de trouver un
obstacle sur un chemin qu'il croyait libre, prenait le parti de
s'en aller au plus vite en Bohême pour réfléchir sur l'explica-
tion du fait imprévu qui causait sa surprise. — « Jamais, écri-
vait-il à son frère l'empereur, je n'ai éprouvé pareil embarras de
ma vie. » — Cette retraite, qui se ressentait de l'émotion excessive
du général, ou plutôt cette fuite, sans avoir combattu, donna le
pilus honteux spectacle de trouble et de désordre, au grand diver-
tissement des populations qui, efirayées de l'aspect farouche et des
(1) D'Arniilh, t. m, p. 142-143. — Droysen , t. ii, [>. 597-508. — Frédéric, dans
Vllistoire de mon temps, no parait pas avoir compris le changemenl survenu à la
dernière heure dans le conseil des alliés.
VJ
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 263
allures pillardes des Pandours, étaient charmées de les voir partir
en si piteux état. — « La consternation des généraux autrichiens,
écrivait Frédéric, doit être telle, qu'ils font raarcher les troupes sans
disposition, — aille comme il peut, — de façon que le soldat com-
mun s'en aperçoit très bien et en parle sans réserve... On laisse en
arrière chariots, bagages et tentes... Ainsi j'ai sauvé ma patrie du
plus cruel des malheurs, et toute mon expédition ne me coûte que
trente morts tout au plus et soixante-dix blessés. Dieu soit loué!
nos ennemis sont battus sans que j'aie pu les atteindre (1). »
Un succès si facilement obtenu demandait, pour être complété,
à être aussi rapidement poursuivi. C'est à quoi Frédéric s'appliqua
sans perdre une heure, avec un rare mélange d'énergie et de pru-
dence, par deux mesures prises en même temps, dont l'effet devait
être d'entermer Auguste lll dans une poignante alternative. D'une
part, il lui fit offrir la cessation immédiate de toute hostilité et la
paix, sous la seule condition d'adhérer à la convention de Hanovre
et de ne pas laisser les troupes de Marie-Thérèse rentrer dans
l'électorat qu'elles venaient de quitter. Puis, au même moment, il
enjoignit au prince d'Anhalt (qui, après quelque hésitation, avait
pris le commandement des troupes mises en position autour de
Halle) de marcher droit sur Leipzig et sur Dresde, en traitant les
populations saxonnes comme des ennemis déclarés, avec toutes
les rigueurs de la guerre et en n'usant d'aucun ménagement. Les
deux ordres furent exécutés avec autant de célérité et de préci-
sion qu'ils avaient été transmis. Ce fut le ministre anglais à Dresde,
M. Villiers, qui se chargea de faire à Auguste la communication
pacifique, tandis que le prince d'Anhalt, balayant devant lui le pe-
tit corps d'observation saxon qui stationnait devant Leipzig, entrait
dans cette ville tambour battant et sans rencontrer de résistance.
Ainsi, on laissait à Auguste le choix ou d'apposer sa signature à
un acte déjà tout préparé, qui lui assurait l'intégrité de sa situation
royale, ou d'attendre qu'un vainqueur armé vînt dans son palais
mettre la main sur sa personne. Frédéric avait calculé que le di-
lemme mettrait à une bien forte épreuve une âme d'une bien faible
trempe.
Aussi, si Auguste avait été réellement maître de ses actions,
l'hésitation n'eût pas été longue, et le parti de la sagesse comme
de la timidité eût bientôt prévalu. D'autant plus que l'irritation
était grande dans son entourage contre l'indigne conduite des Au-
trichiens, et qu'on lui disait hautement qu'en les abandonnant il
ne ferait que leur rendre la pareille. Mais il avait auprès de lui un
(l; D'Arneth, t. ii, p. 142. — Pol. Corr. t. iv, p. 318 350.
264 REVUE DES DEUX MONDES.
ministre plus occupé de sa situation personnelle que de tout autre
intérêt, et qui la voyait gravement compromise, si une entreprise
qu'il se vantait d'avoir conçue et qu'il avait au moins fortement
conseillée tournait, par cette triste fm, à n'être plus qu'une ridicule
aventure. Avant de se résigner à ce piteux dévoûment, Brûhl vou-
lut encore tenter un dernier effort. Après tout, rien n'était définiti-
vement perdu, puisque l'armée autrichienne, ne s' étant pas enga-
gée, était encore intacte, et que l'armée saxonne n'avait perdu que
de faibles détachemens. On pouvait attendre une reprise d'action et
d'énergie du prince de Lorraine, quand il recevrait (ce qui ne pou-
vait manquer de lui arriver) le blâme et les ordres indignés de
Marie-Thérèse. L'essentiel parut donc de gagner encore quelques
jours, sans exposer la personne royale à des périls qu'elle n'avait
aucun goût à braver. Bruhl conseilla à son maître de faire à l'en-
voyé de Frédéric une réponse évasive, en même temps qu'il quit-
terait lui-même sa capitale pour se mettre à l'abri d'un coup de
main. L'avis, fait pour ménager à la fois l'orgueil et la timidité du
-roi, fut goûté. En conséquence, Villiers fut chargé de faire savoir
au roi de Prusse que le roi de Pologne néuiit pas éloigné d'adhérer
à la convention de Hanovre, mais qu'il devait auparavant s'entendre
avec la cour de Vienne, appelée aussi à prendre part à cet acte, et
qu'en attendant, il était prêt à interdire aux troupes autrichiennes
l'entrée du territoire saxon, pourvu que les troupes prussiennes se
missent en devoir de l'évacuer de leur côté. Puis, les équipages
royaux furent commandés, on passa toute une nuit à emballer les
objets et les meubles précieux du palais, et le lendemain, en plein
jour, aux yeux du peuple assemblé, le roi et sa famille montèrent
dans une voiture découverte pour se rendre à Prague, où un asile
leur était préparé. La violence publiquement constatée privait de
toute valeur réelle même le consentement imparfait qui était donné
aux exigences du vainqueur. Frédéric n'était pas d'humeur à se
contenter de cette soumission apparente. Il lui restait donc un der-
nier coup à frapper pour achever sa victoire. C'est à Dresde même
qu'il allait le porter (1).
Duc DE Broglie.
(1) Frédéric, Histoire de mon temps, chap. xiv et appendice. — Vaulgrcnant à d'Ar-
genson, 2 décembre 1745. {Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étran-
gères.)
THÉ RÉSINE
TROISIÈME PARTIE (1).
I
XIII.
Peu de salons sont d'accès aussi difficile que celui de la duchesse
de Senozan. Veuve d'un gentilhomme allié aux premières maisons
de France, née elle-même dans un rang illustre, elle représentait
bien la grande dame d'aujourd'hui. Belle d'une beauté brune tou-
jours admirée, la duchesse ne prêtait à la médisance ni par ses
actes ni par ses paroles. Indulgente aux fautes de son prochain,
parce qu'elle se savait inattaquable ; bonne d'instinct, parce que
son esprit vif lui permettait la bienveillance, elle exerçait une vé-
ritable royauté. Paris est assez long d'habitude à saluer ces
royautés-là. Il lui faut du temps pour s'apercevoir de la supériorité
d'une femme. Il est vrai que cette souveraineté est immuable. A
soixante ans, on est encore la belle M""* X... M"'® de Senozan exer-
çait son empire depuis son entrée dans le monde. On la savait in-
dulgente, et cependant nul n'aurait voulu la tromper ; on la savait
très riche : tous en profitaient, les malheureux comme les heu-
reux d'ici-bas. Elle faisait aux uns des libéralités aussi larges que
discrètes ; aux autres elle donnait des fêtes superbes dont on par-
lait pendant huit jours. « Être reçu chez la duchesse » classait un
homme, comme, dans un certain monde, « être de tel cercle »
plutôt que de tel autre. Que de mariages manques parce que
(1) Voyez la Bévue du 15 octobre et du l'^'" novembre.
266 BEVUE DES DEUX MONDES.
le futur n'appartenait pas au Jockey ! A mesure que la brutale démo-
cratie abolit les hautes distinctions sociales, il s'en forme d'autres
plus minces, mais aussi légitimes. Un peuple ne peut pas vivre sans
aristocratie : trop heureux s'il a plutôt le respect du grand nom
que de la grande fortune !
En cet après-midi de février, d'élégans équipages s'arrêtaient
devant l'hôtel de M'"^ de Senozan, rue de Verneuil. La duchesse
réunissait chez elle les dames patronnesses de la Société de secours
aux blessés citnls dont elle était présidente. Toutes de noble fa-
mille : à peine deux ou trois roturières acceptées par esprit politique.
Ce jour-là, on causait avec animation.
— Alors, vous l'avez admise tout de suite ?
— Pouvais-je refuser? Notre ami, M^"" Hyacinthe, insistait vive-
ment pour qu'elle fût des nôtres.
— Et belle ? et riche ? et distinguée ?
Les questions volaient, se heurtant au passage comme des pa-
pillons légers ; et la curiosité s'éveillait sur les jolis visages qui se
tournaient vers la duchesse.
— Parfaitement. Même très riche, très belle, très distinguée.
C'est une Américaine.
— Encore une fille de Yankee, riposta M""^ de Clérac, dont le
père aura découvert une mine de pétrole ou vendu du porc salé à
('hicago ! Si cette mode continue, Paris sera bientôt envahi par
tous les épiciers et les charcutiers du Nouveau-Monde !
— Pourquoi pas? ajouta en riant M'"*' de l'ArbresIe. Est-ce que
Robin, l'épicier fameux, ne disait pas gravement l'autre jour : « Je
donne quatre millions Je dot à ma fille. Je veux qu'elle se paie un
duc français 1 »
— Donc, c'est une Américaine, continua M""^ de Sauve avec une
nuance de dédain. Elle fera concurrence aux autres!
— Yoilà qui vous trompe, ma chère, interrompit la duchesse en
souriant, et j'arrête net les médisances. J'ai vu cette mystérieuse
inconnue, car l'évêque me l'a présentée, ici même. Ce n'est pas une
Yankee, mais une créole. Sa fortune ne vient ni du pétrole ni du
porc salé : pas même d'une pauvre mine d'argent. Son mari appar-
tenait à l'une des très bonnes familles de la Louisiane. Elle est
riche parce qu'elle possédait una plantation de coton, voilà tout.
Et remarquez bien que ce ne sont point des propos en l'air, mais
une certitude. M^^' Hyacinthe a connu M. Phineas Dawitt; il a.été
reçu chez lui. C'est même sur les conseils de notre évêque que
cette jeune femme a pris le parti de vendre ses propriétés et de
venir en France. Mais est-ce que votre ami le capitaine ne vous a
point déjà parlé d'elle, ma chère Hélène?
THÉRESINE. 267
Et la duchesse se tournait vers une jeune femme blonde, M""^ de
Grissac, qui causait avec M™® de l'Ârbresle.
— Le capitaine? Attendez... est-ce qu'il m'a parlé d'elle?... Quel
capitaine, d'abord? J'en connais tant! M. de Grissac m'amène tous
les officiers de son escadron, les uns après les autres !
La duchesse se mit à rire. .
— Je parle du capitaine qui est votre ami.
— Ils sont tous mes amis !
— Dieu ! que vous êtes agaçante ! Nous n'ignorons pas que vous
êtes « officier » jusqu'au bout des ongles. Je parle du capitaine
Clavière, le frère de l'évêque.
— Parfaitement ! Il a pour M™® Dawitt le même enthousiasme
que vous. C'est ce qui m'a rendue méfiante. Avec les hommes, on
ne sait jamais,
— M""® Phineas Dawitt I annonça le valet de pied d'une voix so-
nore.
Thérèse entra dans le salon vaste et bien éclairé par les lueurs
gaies qui montaient du jardin. Elle portait une toilette un peu
sombre qui accommodait son veuvage, vieux déjà de deux années,
au bon goût d'une présentation dans le monde parisien. Une
femme extrêmement belle suscite toujours, parmi les autres femmes,
des antipathies nuancées de sourires. Mais Thérèse inspirait une
vague déférence, à première vue, tant elle paraissait à la fois fière
et modeste. On ne lisait ni timidité ni audace sur ce visage calme
où se reflétait le repos d'une conscience paisible et la sérénité
d'une âme très haute. Au lieu de déplaire ou de choquer les petites
vanités toujours en éveil, la beauté de Thérèse frappa beaucoup les
amies de la duchesse, La jeune femme remercia les dames patron-
nesses de vouloir bien l'accueillir si bienveillamment, elle, une
étrangère, qui ne possédait point de relations dans la société pari-
siemie,
— C'est aux États-Unis que vous avez connu M""^ Hyacinthe?
demanda M""^ de l'Arbresle.
— Oui, madame.
Et de sa voix chaude, mais avec une simplicité émue, elle racon-
tait la grandeur de la mission accomplie par le prélat ; comment il
était arrivé au Texas pour se dévouer corps et âme à son œuvre, et
quel dévoûment superbe il avait eu pendant la terrible épidémie.
— Vous vantez l'héroïsme de l'évêque, madame, interrompit
M"''' de Senozan ; lui m'a vanté le vôtre.
— Ce que j'ai fait ne compte pas, madame. Qu'aurais-je pu sans
monseigneur ?
On l'interrogeait sur la Louisiane, et M"''' de Grissac, se rappe-
lant tout à coup les descriptions colorées du capitaine Clavière,
268 REVUE DES DEUX MONDES.
questionnait curieusement Thérèse, ne cachant pas qu'elle accu-
sait le voyageur d'un peu d'exagération. M°^° Dawitt redevenait
grave, et sa pensée évoquait la Maison-Rouge, le lac des Eaux-
Glaires et ces merveilleux paysages dont la poésie mystérieuse im-
prégnait de souvenirs son âme et son esprit. Elle s'animait lente-
ment, à mesure que sa parole vibrante faisait revivre les fleurs
embaumées, les oiseaux féeriques, les ciels profonds et lumineux.
Ces Parisiennes alertes et vives, si promptes à la raillerie, se lais-
saient gagner malgré elles par le charme de ces contrées magi-
ques. Et quand la jeune femme se tut, il y eut un silence, comme
si chacune d'elles restait captivée par le récit qu'on venait de leur
faire. Thérèse se sentit un peu confuse ; les regards qui la dévisa-
geaient gênaient sa modestie vaguement craintive. A son insu, elle
avait parlé plus en poète qu'en femme du monde, révélant par un
mot, par une phrase, par une comparaison, la souplesse de son
esprit et la grandeur de son intelligence. Il suffisait de l'entendre
pour comprendre qu'elle avait beaucoup lu et que rien ne lui de-
meurait étranger. Elle se leva, et, après un remercîment très
simple, se retira, suivie du regard à demi étonné des amies de la
duchesse. C'est qu'elle ne ressemblait à personne, cette étrangère ;
elle était bien « elle-même. » Dès qu'elle eut disparu, chacune
émit son opinion ; et, si le diable espérait des médisances, il en
fut pour ses frais de tentation. M™^ de Clérac avoua qu'on pouvait
être Américaine et en même temps d'une distinction rare ; M"**^ de
l'Arbresle se déclara enthousiaste : « Quelle beauté fière ! quels
yeux superbes I » M'^'' de Grissac avait surtout remarqué la toilette ;
M™® de Sauve, qui recevait des écrivains et des artistes, confessa
que M""® Dawitt posséderait avant peu un salon littéraire de pre-
mier ordre.
— Il ne peut pas en être autrement, ma chère! Elle sait tout.
M^' Hyacinthe est infaillible. Il n'y a que les filles bien nées pour
être éduquées de cette façon -là!
Les femmes du monde ont de grandes ressemblances avec les
comédiennes. Rien de plus facile qu'un début! Tout le monde est
d'accord pour louer: au commencement, on ne voit que les qualités.
Les jalousies ne sont pas encore éveillées, et il ne se trouve pas
une voix discordante au milieu du chœur des admiratrices. Thé-
rèse avait charmé les plus sévères de toutes les femmes, celles
que la naissance et l'éducation mettent au premier rang. A vrai
dire, elle montrait tant de modestie et de simplicité que pas une
de ces mondaines ne redoutait une rivale.
Et, pendant qu'on détaillait sa toilette, son esprit et son visage,
elle rentrait à son hôtel de la rue de Lille, qui n'allait point tarder
à devenir célèbre. Tous les Parisiens ont connu M. de Courtival, ce
I
THÉRÉSINE. 269
gentilhomme de haute race, qui, lors de la guerre, s'engagea mal-
gré ses soixante ans dans les zouaves pontificaux de Gharette. A la
bataille de Patay, voyant une grêle de balles et d'obus décimer son
héroïque brigade, le général ordonna que ses hommes s'étendissent
à plat ventre. Seul, M. de Courtival demeurait debout. Et comme le
général passait au petit galop :
— Eh ! monsieur, cria-t-il, n'avez-vous pas entendu la consigne?
— Si fait, mon général. Mais à mon âge, quand on se couche,
c'est pour ne plus se relever 1
Le magnifique vieillard mourut subitement, en 1883, de la rup-
ture d'un anévrisme. Sans héritier direct, il laissait toute sa fortune
à des collatéraux épars à travers la province ; si bien que son splen-
dide hôtel restait fermé, ne rencontrant pas d'acheteur. Où trouver
maintenant des fortunes assez grandes, dans l'aristocratie, pour
supporter une pareille charge? Depuis le krack, chacun est éco-
nome. Quant aux nouveaux riches, juifs ou chrétiens de tous pays,
ils ne se soucient guère d'habiter le faubourg Saint-Germain. Avertie
par son banquier, lors de son arrivée à Paris, Thérèse s'était em-
pressée d'acquérir l'hôtel de Gourtival, bâti entre une cour énorme
et un jardin qui va jusqu'au quai.
Derrière trois portes de vieux chêne, cette cour, aux larges dalles,
s'étale majestueusement, festonnée de chaînes énormes accrochées
à de hautes bornes. De chaque côté, les communs, vastes à caser-
ner les deux régimens du maréchal de Saxe ! Tout au fond, l'hôtel,
avec son corps central, un peu en retrait, et flanqué de deux pa-
villons. On y monte par une quadruple rangée de marches dont des
sphinx troublans et méditatifs supportent les balustres. Deux étages
seulement : le toit aux lourdes poivrières indique le caractère par-
ticulier d'une demeure assez riche pour se donner en étendue ce
qu'elle perd en élévation. Derrière l'hôtel, les arbres séculaires
lancent leurs branches énormes ; quand le soleil descend, dorant
la masse du Trocadéro, des vols de ramiers s'enlèvent des Tuile-
ries, et, après un lent tournoiement, traversent la Seine, dessinant
leur ombre sur les ruines de la Gour des comptes ; puis ils vont
s'abattre, pour leur nuitée, dans les frondaisons épaisses des ormes
et des hêtres que planta, sous Louis XV, Jarris de Gourtival, ma-
réchal de France. La quiétude de cette demeure séduisait Théré-
sine de même qu'elle attirait le ramier voyageur. La grave solen-
nité des grands espaces vides convenait à la tristesse de son âme ;
et elle sut donner bientôt à l'ancien hôtel de Gourtival cette dis-
tinction et cette élégance qui sont innées chez la femme. Elle ré-
forma d'abord le mobilier et la disposition intérieure : le bon goût
a subi tant de vicissitudes depuis le commencement du siècle !
Le vestibule, très haut, aux dalles alternées de marbre blanc et
270 REVUE DES DEUX MONDES,
de serpentine, était entièrement tendu de drap d'argent, reflété par
de belles glaces de Venise, qui renvoyaient à l'infini les blancheurs
givrées de l'étoffe. Quatre salons tournaient autour d'une galerie et
d'un jardin d'hiver. Des bandes de satin jaune, brodé d'étranges chi-
mères en velours noir, déployant des banderoles, couvraient les
murs de la galerie. Des meubles portugais, constellés de cuivre,
supportaient de merveilleuses porcelaines et des bronzes japonais.
Le premier salon, tout en peluche rouge, était orné de quatre Dela-
croix. Thérèse aimait ce maître à l'impression franche jusqu'à la
brutalité. Elle sentait profondément tout ce que cachait d'efforts
douloureux la volonté de cet incomplet de génie. A droite s'ou-
vrait le salon chinois, avec un fouillis de laques rouges, d'émaux
cloisonnés, de larges bandes de soie, où des hérons, au col tendu,
traversaient des roseaux fléchissans et des gerbes d'iris violets. Le
troisième salon, de style Louis XVI, était en satin bleu pâle, broché
de légers bouquets de roses. Le lustre, la garniture de cheminée et
les girandoles en porcelaine de Saxe, jetaient des gaîtés claires; et
les bergers coquets, les accortes déesses de la fabrique de Meinin-
gen semblai'^-nt sourire et tressaillir d'aise dans la lumière douce,
tamisée par les stores de soie abaissés sur les hautes fenêtres. Au
milieu de tout ce luxe et de toutes ces richesses, la chambre de la
jeune femme gardait une extrême simplicité. Les murs étaient uni-
quement revêtus de sapin verni, et les tentures, les portières, faites
en gros drap bleu. Au-dessous d'un Christ, pâlissant d'amertume et
d'angoisse, le portrait de Phineas, dans un cadre d'ébène ; eu face
et placés en pendans, une madone de Francesco Gapelli et une copie
de V Homme ronge de Ghirlandajo, qui est au Louvre, exécutée par
Granacci, le seul de ses élèves qui ait conquis une gloire. A côté de
la chambre, communiquant par une large baie où retombait une
portière de soie rouge brodée, une pièce éclairée par un jour d'en
haut, comme un atelier. C'était la bibliothèque, avec ses rayons en
bois d'érable incrusté d'ornemens de platine, où dormaient des livres
reliés en maroquin écrasé de couleurs variées. Des rideaux et des
portières, en velours de Gênes jaune et rouge, éteignaient la crudité
du jour, et un tapis persan très épais, bleu et grenat, assourdissait
le bruit des pas. Des tables et des sièges de toutes formes erraient
à droite et à gauche; au fond, un très haut pupitre en bois d'érable.
Et sur les murs , les peintres anciens associés aux peintres mo-
dernes ; une nature morte de Gilles Smeyers à côté d'un troupeau
de moutons de Troyon marchant dans le plein air ; un échevin fla-
mand, à la collerette empesée, de David Rickaert, près d'une Judith
de Luc-Olivier Merson ; un délicieux Goysevox coudoyait un buste
de Chapu, pendant que le Vœ victis étendait ses bras de marbre
au-dessus d'une cire délicate.
THERESINE.
271
Mais le plus grand luxe de l'hôtel de Thérèse, c'étaient les écuries.
Déjà, à la Maison-Rouge, elle aimait passionnément les chevaux. Ce
goût vif la reprenait en pleine vie parisienne. C'était la seule dis-
traction qu'elle goûtât dans son existence sérieuse et solitaire.
Chaque matin, elle parcourait les boxes éclatans, garnis de paille
fraîche, aux cuivres étincelans, aux mangeoires de marbre; puis
elle traversait les remises, semées de sable fin, où étaient tracées
des mosaïques de terres de couleur. Toutes les formes, toutes les
dimensions de voitures s'y trouvaient, depuis le raail-coach jusqu'au
village-cart. L'inspection finie, Thérèse décidait quel cheval elle vou-
lait monter, quel genre d'attelage elle choisissait pour l'après-midi.
A côté de l'écurie s'ouvrait une belle sellerie, un véritable boudoir
hippique, au milieu duquel des gerbes de roses, renouvelées tous
les jours, s'épanouissaient dans un traîneau ancien, décoré de vernis
Martin.
Le bruit s'était vite répandu qu'une Américaine millionnaire s'in-
stallait à Paris, et qu'elle transformait en un palais enchanté l'ancien
hôtel de Courtival. On sut bientôt que cette M™^ Phineas Dawitt,
dont chacun parlait discrètement, se présentait dans le monde sous
le patronage de M"'" Hyacinthe et de la duchesse de Senozan. Et
quelle beauté! Quelle fortune! Quelle distinction! Quel esprit! Une
autre aurait succombé sous tant d'admirations, voilées de tant de
jalousies. Mais Thérèse avait un tact parfait. Elle gardait une ré-
serve très grande, affable et gracieuse avec tout le monde, empres-
sée auprès des femmes âgées, pour qui elle se montrait délicate-
ment airectueuse. La plus habile tacticienne n'eût pas autrement
opéré. M'"^ Dawitt ne cherchait pas si loin. N'ayant pas l'habitude
du monde, elle faisait ce qu'elle croyait devoir faire, d'instinct, sans
calculs ni préméditation. Puis M™® de Senozan s'intéressait réelle-
ment à sa protégée. Elle se plaisait à la guider, à la conseiller, lui
expliquant par le menu, avec son esprit alerte, les dessous de cette
haute vie parisienne qui reste, pour les non-initiés, un problème in-
compréhensible.
La première fois qu'elle revit Robert Clavière, ce fut dans un
dîner chez W^^ de Crissac. Il causait, debout, à demi caché dans
une portière, quand elle entra paisible et souriante. Il pâlit en
l'apercevant, et sentit que son cœur battait à se rompre. Quand il
fut un peu plus maître de lui, il s'approcha d'elle, assez calme en
apparence, mais remué par une violente émotion.
— Je ne m'attendais pas à vous retrouver en plein Paris, ma-
dame, dit-il. La vie éloigne et le hasard rapproche !
Une joie franche éclaira le visage de Thérèse, et tendant vivement
la main au capitaine :
— Je suis bien heureuse de vous rencontrer!..
272 REVUE DES DEUX MONDES,
Oui, elle était heureuse et ne le cachait pas. Une flamme s'allu-
mait dans ses grands yeux limpides, et le ressouvenir lui venait de
l'habitation, des jours éclatans, des nuits parfumées, de cette chasse
dans la forêt vierge, de la grande cyprière jetant sur l'onde argen-
tée du lac ses ombres bleues et vertes.
— Il faut que je vous gronde, reprit-elle. Vous n'êtes pas encore
venu me voir! Et cependant n'êtes-vous pas presque un ami ancien,
le frère d'un des deux hommes que j'aime le plus au monde? Oh!
je sais ce que vous allez me répondre ! Vous m'avez mis votre carte...
Une carte, à moi, la veuve de votre camarade d'enfance, à moi qui
ai eu le plaisir de vous recevoir dans ma maison...
Elle parlait avec une vivacité gracieuse qui témoignait à Robert
de son plaisir réel. Alors, il lui racontait combien Paris s'occupait
d'elle, et l'admiration qu'elle excitait. Ne la voyait-on pas affable
sans familiarité et pieuse sans bigoterie? Jusqu'à présent, elle
n'usait de son immense fortune que pour le bien. A peine admise
comme dame patronnessedela Société des secours aux blessés civils,
elle déployait un zèle plus actif que bruyant, visitant les malheu-
reux, ne reculant devant aucune misère, et sortant toujours les
mains vides des maisons pauvres, après y être entrée l'escarcelle
pleine. Le curé de Sainte-Glotilde, sa paroisse, vantait avec émo-
tion l'assiduité de M""^ Dawitt aux offices, et ses largesses qu'on
n'apprenait que par les autres. Thérèse paraissait fort étonnée en
entendant le capitaine lui répéter tout cela : cette conduite lui sem-
blait si naturelle ! M"'^ de Grissac vint rompre leur tête-à-tête.
— Vous savez, dit-elle en riant, je ne le tolère qu'à cause de son
frère l'évêque. S'il vous ennuie, envoyez-le à M""^ de l'Arbresle!
Le dîner était amusant et bien composé : un de ces dîners pari-
siens où l'on se comprend à demi-mot. On effleure tous les sujets
avec une grâce facile, et les égratignures ne vont jamais plus loin
que l'épiderme. La conversation devenait même un peu leste, grâce
à la facilité des mœurs, à la mode depuis une quinzaine d'années.
Qu'est-ce que les honnêtes femmes ne laissent pas raconter devant
elles, aujourd'hui? M. de Merens, un mondain assez spirituel, expli-
quait à mots couverts la mésaventure survenue, la semaine précé-
dente, à un cluhman fort connu. Très jaloux, il suspectait depuis
longtemps la fidélité de sa femme ; ne sachant comment acquérir
une preuve, il imagina de faire suivre sa volage moitié par une de
ces agences dont les prospectus fallacieux promettent à leurs cliens
autant de célérité que de discrétion. Malheureux époux ! La dame
n'avait pas un... ami, mais quatre ! Et quatre rapports détaillés cer-
tifiaient au quadruple trompé les quatre rendez-vous auxquels sa
douce compagne se rendait à jours fixes 1
Pendant la soirée, Robert trouva le moyen de se rapprocher de
THERÉSINE. 273
M""^ Dawitt et de pas?er presque tout son temps auprès d'elle. Le
charme ancien le ressaisissait aussi puissant qu'à la première heure.
Il revivait ce jour délicieux où, sous la vérandah, il contait à la
jeune femme son mélancolique et simple roman d'amour. Ltait-ce
une illusion de ses yeux abusés par son cœur? E'ie lui paraissait
maintenant plus belle encore qu'autrefois; plus fièreet plus paisible
surtout. Il ignorait que les orages de cette conscience s'étaient
apaisés. Et quand elle lui fit promettre d'aller lavoir souvent:
— Souvent? répliqua-t-il avec un sourire un peu triste.
— Oui, souvent; pourquoi pas?
— Peut-être, un jour, me direz-vous que je vous importune!
— Commencez d'abord par venir!
En rentrant chez lui, rue de Babylone, Robert se demandait pour-
quoi elle ne l'aimerait pas. Sa piété? Il ne lui offrait pas une liaison
plus ou moins passagère, mais une perpétuelle union, mais son nom
honorable et honoré. Et puis, est-ce que son frère, M^ Hyacinthe,
ne serait pas le premier à user en sa faveur de l'influence qu'il
exerçait sur M™'' Dawitt? Sans doute, elle possédait une fortune
con^iidérable , et il est toujours malséant d'épouser une femme trop
riche. Après tout, quand on a soi-même deux millions, on est
un parti acceptable! Enfin, il l'aimait, il l'avait aimée dès leur
première rencontre, dès leur premier regard échangé ; et cette rai-
son dominait toutes les autres chez cet être rêveur et passionné.
Depuis le deuil qu'il conservait enseveli pieusement dans sa mé-
moire, et qui avait meurtri sa vingt-cinquième année, il n'avait
jamais eu de liaison sérieuse. Son cœur restait pur et fier, non
encore usé par les aventures banales ou malpropres de la vie. Et à
quoi bon tant de discussions avec lui-même? 11 éprouvait pour Thé-
rèse, depuis leur rencontre à la Maison-Rouge, une invincible pas-
sion. Phineas l'avait aimée avec ses sens, Nathaniel avec sa tête :
lui l'aimait avec son cœur.
XIY.
Avril s'était écoulé, et les tiédeurs du printemps égayaient les
grands arbres de l'hôtel de Courtival. Thérèse recevait le jeudi, et
maintenant son « jour » attirait beaucoup de monde , la duchesse
et les amies de la duchesse, qui trouvaient que décidément « cette
petite Américaine était une femme comme il faut. » Le patronage
de M""" Hyacinthe restait pour M™® Diwitt la plus haute des recom-
mandations. En fait d'étrangers, Paris est devenu méfiant. Il
a vu tant de farceurs demander à sa large hospitalité l'oubli de
leurs antécédens fâcheux! Thérèse ne cherchait aucune relation;
TOME LXXXIV. — 1887. 18
'27 li REVUE DES DEUX MONDES,
elle n'usait pas de ce procédé commode qui consiste à solliciter
d'adroites présentations, et à quémander incessamment des aœji-
tiés nouvelles. Elle ne déployait d'activité que pour les bonnes
œuvres où l'on avait besoin d'elle ; et là, toujours présente, tou-
jours généreuse, elle achevait de conquérir les femmes qui lui
demeuraient encore hostiles.
— J'ai rarement vu un succès si prompt et une réussite si com-
plète, disait M'"'= de Sauve.
Thérèse, elle-même, s'en étonnait parfois, et elle écrivait ses
surprises à Nathaniel Béryot, retiré à Fresnoy, son village natal
perdu au fond de la Gôte-d'Or. Le normalien lui répondait exacte-
ment, la conseillant, dirigeant de loin ses actions, et gardant sur
son esprit la même influence que jadis. En réalité, il s'enorgueillis-
sait de son œuvre, et ne songeait pas sans fierté que cette Pari-
sienne était la création de son intelligence. Combien s'en fussent
peut-être scandalisés les beaux messieurs et les belles dames qui
se pressaient en l'hôtel de Courtival !
. Robert avait commencé par venir seulement le jeudi. Puis,
invité à dîner, il se risquait à se présenter pendant la semaine;
et, toujours accueilli avec plaisir, il arrivait maintenant presque
chaque jour au five o'dork de Thérèse. Qiielquerois elle le gar-
dait à dîner lorsque M^'' Hyacinthe, de passage à Paris, se trou-
vait en tiers avec les jeunes gens. Cet homme connaissait trop le
cœur humain pour n'avoir pas aussitôt deviné la passion de son
frère. Pourquoi lui aurait-elle déplu? M"^*" Phineas Dawitt était
veuve, libre, très riche. Il estimait son caractère et admirait son
intelligence; toutes raisons pour qu'il vît d'un œil favorable la
chaste liaison qui, nouée entre Thérèse et Robert, finirait un matin
par le mariage. L'imagination de la jeune femme ne marchait pas
aussi vite. Sans doute, elle s'apercevait de la profonde impres-
sion qu'elle produisait sur le capitaine. Mais il lui semblait que
cette passion resterait toujours dans les bornes d'un platonisme
très doux. Quand une créature un peu supérieure se sent aimée,
elle jouit avec délices d'une adoration contenue par le respect. Elle
ne conçoit pas tout d'abord que le sentiment qu'elle inspire puisse
revêtir une forme plus ardente, et même il lui déplaît d'entrevoir
ou de supposer un « au-delà » moins immatériel.
.lusqu'aux premiers jours de mai, Thérèse vécut dans cette demi-
quiétude d'une femme qui est bercée par une adoration à la fois
éloquente et muette. Robert, à présent, venait tous les jours assez
tard. Ils passaient la soirée ensemble, quand ils étaient libres l'un
et l'autre. Fréquemment, M""® de l'Arbresle, ou M™" de Glérac, ou
M. de Merens, ou M"^® de Senozan, acceptait de dîner aussi ou de
passer la soirée [à l'hôtel de Courtival. Bientôt ce ne fut plus un
THÉRÉSINE. 275
mystère pour personne que Robert Clavière adorait la belle étran-
gère. Pourquoi s'en fCit-on choqué? Chacun faisait le même raison-
nement que révêque. D'ailleurs, les belles amies du prélat accep-
taient ce projet de mariage avec une complaisance inavouée. Les
millions créoles auraient une fin heureuse; ils tomberaient dans
une farailie catholique, acquise à la bonne cause, et de laquelle on
était sûr.
Il fallait bien que cette idée se présentât aussi à l'esprit de Thé-
rèse, puisque tout le monde en causait autour d'elle. Elle s'étudia
librement et loyalement. Elle gardait un culte pieux pour la mé-
moire de Phineas, une reconnaissance attendrie envers cet ami des
mauvais jours, à qui elle devait tout. Mais se trouvait-elle libre, si
elle ne consultait que sa conscience? Et pourquoi pas? Encore
quelques mois, et elle serait veuve depuis trois ans. Est-ce qu'elle
n'était pas seule dans la vie? N'avait-eile pas besoin d'un ami qui
fût à là fois un époux et un protecteur? La seule objection
qu'elle aurait pu se faire n'entrait pas même dans son cerveau.
Elle ne se disait pas qu'ayant le droit de cacher au monde son
existence passée, elle avait le devoir de ne la point celer à celui
qui lui offrirait son nom. D'abord, depuis son rude et courageux
apostolat de Galveston, elle se croyait entièrement réhabilitée; en-
suite, on subit malgré soi l'influence du milieu où l'on vit. Dix
années la séparaient, en somme, de ce temps maudit : il n'en res-
tait plus rien. Elle en était là lorsqu'un soir elle vit arriver jRobert
un peu plus tard que d'habitude, vers sept heures.
— Est-ce que vous venez me demander à dîner? lui dit-elle.
— Vous voulez bien ?
— - Certainement.
— Vous êtes mille fois gracieuse.
— J'ai M'»^ de Glérac, .M°^^ d'Harbran et xM. de Charlepont. Allez-
vous à rOnéra, ce soir?
— Non. Je me suis excusé chez la princesse de ***, oh je de-
vais dîner. Je comptais aller au cercle, et de là achever ma. soirée
chez M""^ de Sénozan, qui a les frères de Reszké et Dudiay.
— Voilà qui est dit. Vous restez.
On les laissa seuls de très bonne heure. A dix heures et demie,
M. de Charlepont partit avec les deux jeunes femmes. Ils allaient à
la même soirée.
— Voulez-vous que nous passions dans la bibliothèque? de-
manda M"'^ Dawitt.
Elle avait reçu ses hôtes dans le jardin d'hiver et le salon chi-
nois. Mais, par une convention tacite, la bibliothèque semblait
appartenir de droit au capitaine. Dès qu'elle était seule, Thérèse
s'y retirait, à l'aise et tout heureuse, au milieu de ses tableaux et
27(5 REVUE DES DEUX MONOt;?.
de ses livres. Y admettre Robert, c'était le faire entrer dans l'inti-
tnité. Aussi aimait-il cette haute et large pièce, où ils vivaient de si
bonnes heures. Les toiles qu'il admirait, Thérèse les admirait aussi ;
les livres qu'il prenait délicatement dans leurs rayons, la main frêle
de la jeune femme les avait feuilletés. Et quand elle fut assise sur
le divan bas, en face du feu clair qui flambait, malgré la saison,
dans la grande cheminée :
— Eh bien ! reprit-elle en souriant, voilà tout ce que vous trou-
vez à me dire?
Il se taisait toujours, la dévorant des yeux. Les pensées qui char-
maient son cœur montaient à ses lèvres. Non, il ne pouvait plus
contenir son ardente passion. Il prit la main de la jeune femme :
— Je vous aime, dit-il.
Et comme elle relirait doucement cette main qu'il venait de
saisir :
— Je vous aime depuis le premier jour où je vous ai vue, de-
puis la première parole que vous m'avez dite. Ainsi, vous ne vous
étiez aperçue de rien? Il me semblait impossible que vous ne lus-
siez pas dans mes yeux le secret que je voulais cacher! Et cepen-
dant j'aurais été bien malheureux si vous m'aviez deviné lorsque
vous n'étiez point libre. Vous souvenez-vous de ce jour où vous
m'avez interrogé sous la vérandah? Ah! curieuse, curieuse! et
comme la meilleure d'entre vous a ses faiblesses par où elle res-
semble à la pire! Vous vouliez savoir si j'avais aimé et souffert
comme les autres... Et je vous ai conté la pauvre et douce his-
toire d'amour que ma jeunesse a vécue. Avez-vous compris? Et sen-
tiez-vous dans ce récit mon irrésistible émotion? En parlant de ma
tendresse pour celle qui n'était plus, je pensais à \ous qui me
regardiez et m'écoutiez... Et depuis que je vous ai revue, à Paris...
Oh! tenez, laissez-moi vous l'avouer, il n'y a pas un jour, pas une
heure où je n'aie pensé à vous, où je n'aie songé combien il serait
délicieux d'être le mari d'une adorable créature telle que vous...
Vous croyez que je vous aime pour votre beauté, pour tout ce qui
fait devons la plus séduisante des créatures? Non,., je vous aime
surtout pour votre bonté, pour votre esprit, pour votre intelli-
gence. Il n'y a pas de femme aussi accomplie que vous; je n'en ai
jamais rencontré une seule qui possédât votre charme irrésistible.
Vous me répondriez : a Je vous aime, mais je ne vous appartien-
drai jamais;.. » je pourrais en souffrir, mais je me contenterais
de l'aveu que vous m'auriez fait. Être l'élu de votre cœur! Savoir
que vous pensez à moi, que vous vous occupez de moi ! Oh ! chère.
où trouver des mots pour traduire exactement ce que j'éprouve?
Quand je dis « amour » en songeant à vous, ma pensée est trahie !
Ce que je ressens est plus haut, plus profond, plus lumineux que
THÉRÉSINE. 277
de l'amour. C'est une possession de mon moi que nulle expres-
sion n'est capable de rendre. Tenez, il vous est arrivé, dans votre
vie, d'avoir très froid, et de vous trouver transportée soudainement
dans une exquise tiédeur, qui vous pénétrait comme une caresse
invisible? Eh bien! j'éprouve la même sensation lorsque je suis
auprès de vous. J'arrive, le cœur glacé, et votre seule présence
opère le miracle espéré...
Il parlait presque à voix basse; elle écoutait, les yeux mi-clos,
bercée par ce chant d'amour qui la ravissait.
— Si je vous disais !... Oh! je peux bien me confesser à vous, à
vous qui êtes si supérieure à toutes les autres. Il ne montera pas
une seule raillerie à vos lèvres, j'ensuis sûr! Quand je suis
rentré en France, après avoir quitté la Maison-Rouge et Galveston,
je vous emportais toute vivante dans mon souvenir et dans mon
cœur. Il me suffisait de fermer les yeux, et je vous revoyais comme
vous étiez là-bas, au milieu de cette magique nature qui semblait
créée pour vous. Est-ce que j'ai souffert? Oui, mais pas comme vous
pourriez le croire. Il me paraissait impossible que je ne vous revisse
pas, que le lien subitement et mystérieusement noué entre nous ne
se renouât pas un jour. Je ne vous dédirais, pas au sens matériel du
mot, mais dans ce qu'il a de plus pur et de plus élevé. J'ai tou-
jours cru que les êtres qui s'aimaient réellement devaient s'aimer.
Ils ne peuvent pas plus échapper à la fatalité qui les réunit qu'on
n'échappe aux autres fatalités de l'existence...
Elle se taisait toujours ; alors, il se mit à genoux devant elle, et
lui prenant à nouveau les mains, qu'il couvrait de baisers :
— Pourquoi ne me répondez-vous rien? Refusez- vous d'être ma
femme, de porter mon nom, d'être la compagne de ma vie? Pour-
quoi ne me répondez-vous rien?
— Parce que je suis très heureuse...
— Thérèse !
— Oh! laissez-moi, laissez-moi toute seule, revenez, revenez de-
main, voulez-vous?.. J'ai besoin d'être seule, de me répéter à moi-
même ce que je viens d'entendr;^,..
— Je vous aime ! M'aimez- vous ?
— Je suis très heureuse...
Lille prononçait ces quatre mots avec une infinie douceur. Robert
crut qu'une pudeur suprême l'empêchait de faire tout son aveu. Il
lisait une vraie tendresse dans les yeux de la jeune femme!
— Je reviendrai demain, et vous me direz...
— Oui, oui...
11 s'enfuit, ayant du bonheur plein son âme. Elle l'aimait!
Elle l'aimait! C'est ce que signifiaient ses paroles, et son trouble,
et sa réponse. Thérèse restait seule. Alors elle lerma les veux ; un
278 FEVDE DES DEUX MONDES,
sourire flottait sur sa lèvre. Oh! oui, elle était heureuse, bien heu-
reuse! Enfin, on pouvait aimer en elle autre chose que ce corps qui
avait allumé l'ivresse des sens! On pouvait donc l'aimer avec autre
chose que la bestialité brutale, qui mêle le sentiment et la sensation,
et si confusément, que dans les âpres baisers le désir seul semble
psrler et le cœur rester muet? On l'adorait sans uniquement la dé-
sirer! Quelques heures avant, elle songeait, avec un vague plaisir,
à Robert qu'elle voyait violemment épris d'elle. Maintenant elle était
toute prête à l'aimer aussi, tant elle lui avait de reconnaissance
de la deviner, de comprendre l'idéal qu'elle caressait au fond de
son cœur. Elle n'avait jamais connu que la passion inspirée par le
désir. A présent elle connaissait la passion inspirée par le besoin
d'infini que toute créature un peu noble porte en elle. Elle se redi-
sait, tout bas, les paroles de Robert, pareilles à une très douce can-
tilène ; et elle fermait à nouveau les yeux comme si leur sonorité
musicale chantait dans sa mémoire ainsi que des grelots d'or. Sa
femme! Et pourquoi pas? Rien ne s'y opposait; rien, pas même sa
volonté, car elle la sentait plier lenternent. Elle se coucha, bercée par
son rêve, et s'endormit calme et souriante.
Le lendemain, à son réveil, un gai soleil illuminait les arbres
touffus du jardin. Des oiseaux glissaient dans les massifs avec un
joyeux sautillement. Thérèse aurait voulu que toute la nature, les
hommes, les animaux et les choses pussent partager sa joie. Son
cœur se gonflait d'allégresse. Oh! qu'il faisait bon vivre! Oh! que
le ciel était bleu ! Si elle n'aimait pas Robert comme Robert l'aimait
lui-même, elle en était bien près, grâce à la mystérieuse influence
d'un sentiment vrai. Et, tout de suite, elle arrêta le plan de sa ma-
tinée ; car, sans doute, Robert viendrait de bonne heure, sitôt après
son déjeuner. La joie qu'elle éprouvait, serait-elle donc seule à la
connaître? Précisément, quelques jours auparavant, on lui avait re-
commandé de braves gens, qu'une longue maladie du chef de la
famille réduisait à la misère. Déjà, l'avant-veille, elle avait envoyé
un premier secours à ces pauvres diables ; mais, à présent, elle se
reprochait de n'être pas allée les voir. Elle savait si bien que la
présence d'une heureuse de ce monde agit sur le moral des indi-
gens! Thérèse commanda la Victoria et partit, souriant à la brise
fraîche qui fouettait son visage. Jamais elle ne mit tant d'ardeur à
secourir les autres; jamais la charité ne lui parut plus douce ni
meilleure à exercer; elle aurait voulu trouver une façon nou-
velle d'aider ceux qui avaient besoin d'elle. Ces pauvres gens
demeuraient fort loin, dans une rue étroite et obscure de Mont-
martre. Lorsqu'elle les quitta, il lui semblait avoir acquis le droit
de goûter à pleines lèvres le bonheur qui s'ofl'rait. Aimer et être
aimée de cette façon-là! Cette pensée revenait toujours en elle,
THERÉSINE. 279
très persistante ; elle jouissait avec tout son être de cette sensa-
tion nouvelle. Au boulevard, la victoria s'arrêta. Thérèse était
si absorbée qu'elle ne s'en aperçut pas tout d'abord; puis, voyant
un embarras de voitures, elle ordonna à son cocher de la déposer
au coin de l'avenue de l'Opéra. Le soleil luisait si gaîment qu'elle
voulait marcher un peu, rentrer à pied, se mêler à la foule joyeuse
qui se pressait à droite et à gauche, comme si on eût été dans un
jour de fête. En arrivant aux Tuileries, elle s'arrêta une minute
pour sourire à des enfans qui s'ébattaient au milieu d'une
allée. Et comme les feuilles étaient d'un beau vert, lumineux et
doux ! Elle s'éloignait un peu de son chemin pour passer sous les
arbres. En face d'elle, et venant à ?a rencontre, marchait un homme
d'une quarantaine d'années ; il paraissait beaucoup plus vieux que
son âge; Thérèse ne le remarqua même point; elle ne vit pas cet
inconnu s'arrêter et la regarder avec stupeur. Puis, soudain,
jetant un cri bien vite étouffé, il la contempla de ses yeux écar-
quillés.
— Thérésine ! dit-il.
Le cri l'atteignit en plein cœur. Elle se retourna violemment,
comme si on lui eût jeté une grossière insulte au visage. Qui la
connaissait? qui l'appelait? Elle ne vit rien. La bande des enfans
continuait à jouer gaîment sous les allées; rien qu'un individu,
assez âgé déjà, voûté, mal vêtu, avec des cheveux grisonnans sous
un chapeau lustré, et une redingote brillante et usée, qui tournait
le dos et s'éloignait lentement. Ce ne pouvait être lui. « Thérésine!»
Elle avait bien entendu, cependant; elle ne rêvait pas. Ce n'était
pas une hallucination brusque, un coup de folie. Thérésine!
quelqu'un possédait le droit de l'appeler Thérésine, elle, M"^ Thé-
rèse DawitL! Elle revint sur ses pas, épiant, cherchant. Plusieurs
hommes, une dizaine, étaient là. Celui-ci se promenait; celui là
marchait hâtivement; un troisième, assis sur un banc, lisait un
feuilleton de journal. Lequel? Lequel d'entre eux avait lancé ces
trois syllabes maudites? Elle allait, le front plissé, les dents ser-
rées. Jamais lionne traquée n'eut des mouvemens plus hau-
tains et plus fiers. Elle sentait moins de crainte que de co-
lère. Thérésine! Qui osait l'appeler ainsi? Qui osait, avec ces
trois syllabes détestées, ressusciter le passé mort, et la fouetter
devant tous avec ses ignominies oubliées? Elle ne trouvait pas, elle
ne trouvait pas !
Dans sa marche brusque, elle dépassa l'homme qu'elle avait re-
marqué déjà. Il semblait n'avoir plus d'âge. Des rides profondes
couluraient sa figure vieillotte, fatiguée, usée. Elle le dévisagea :
vainement. Ces traits inconnus ne disaient rien à son souvenir. Elle
ne connaissait pas plus celui-là qu'elle ne connaissait les autres.
280 REVUE DES DEUX MONDES,
le promeneur béat, le passant attardé, le lecteur tranquille. Alors
qui, grand Dieu ! qui l'avait appelée par son nom d'autrefois? La
terreur remplaçait la colère maintenant. Un danger qu'on peut at-
teindre, eh bien! on le combat, on le saisit corps à corps, on tâche
de le dominer, si on ne peut pas le fuir. Mais un danger qu'on sent
et qu'on ne voit pas, si bien qu'il est impossible d'aller au-devant,
comme on va bravement à l'ennemi ! Elle rentra chez elle affolée.
Adieu l'amour, adieu les joies qu'elle se promettait, adieu tout le
bonheur qui enorgueillissait son âme! Une seconde suffisait pour
détruire tout cela. Pâle, nerveuse, elle marchait à travers sa cham-
bre, comme une bête blessée. Elle interrogeait sa mémoire ; sa mé-
moire ne lui disait rien. Il lui était impossible de vivre ainsi, avec
la certitude que quelqu'un possédait son secret. Et elle se répétait
encore : « Qui, grand Dieu! qui est-ce? » 0 les déchiremens d'un
cœur ! Comme elle les comprenait maintenant qu'un grand vide se
creusait en elle, et qu'elle pleurait, et qu'elle souffrait à crier! Les
larmes mêmes ne purent la soulager. Et personne à qui se confier;
non, personne! Comme elle se sentait seule dans cette grande ville
où tant de gens se disaient ses amis! Et elle se répétait toujours :
« Qui, grand Dieu ! qui est-ce? » Une angoisse inexprimable l'étrei-
gnait. Elle songeait que, dans quelques heures, Robert allait venir,
et que jamais elle n'oserait le regarder en face. Elle s'imaginait
que maintenant il suffisait de jeter les yeux sur elle pour y lire
toute la vérité.
Et pendant qu'elle se torturait l'esprit, pas une fois il ne lui vint
à l'idée de se rappeler le premier jour où elle avait rencontré Phi-
neas ; et ce Jacques de Vaulcomte, ce joueur insolent et mal élevé,
qui la traitait si dédaigneusement, elle, la petite chanteuse de
café-concert, ramassée par un caprice sensuel, en une heure de cu-
rieuse dépravation.
XV.
Un joueur est un homme perdu. L'échéance peut être reculée,
mais elle est fatale. Pour M. de Vaulcomte, la dégringolade avait
été lente. Monte-Carlo et les tripots divers qui honorent Paris en-
gloutissaient chaque année une partie de son patrimoine. La lutte
dura dix ans, pendant lesquels Jacques combattit rageusement la
déveine.
Le malheureux en vint à épuiser ses dernières ressources. Pen-
dant un an ou dix-huit mois, il se soutint encore avec sa réputation
passée. Ses fournisseurs lui accordaient du crédit. Quand on a été
riche, on possède un vague prestige qui commande le respect, sinon
la confiance. Bientôt il lui fut impossible de rester membre du
THERESINE. 2hl
« grand cercle » dont il faisait partie. Il donna sa démission, pour
ne pas subir la honte de l'affichage.
Alors il plongea. Le spectacle d'un homme qui se déclasse est
lamentable à voir, et ressemble à l'éparpillement d'un vaisseau
échoué, sous l'action irrésistible de la mer. Le bâtiment crie et
s'indigne, comme si l'âme du vieux chêne se révoltait contre les
outrages subis. Chaque lame nouvelle arrache un débris nouveau ;
et toujours une plainte sourde se mêle au gémissement rythmé de
la vague régulière. L'épave résiste, elle essaie de lutter contre cette
force implacable et tranquille qui la ronge morceau par morceau ;
tous les jours le combat recommence, et tous les jours un fragment
s'engloutit dans l'abîme. Bientôt, il n'apparaît presque plus rien à
fleur d'eau qu'un débris informe ; l'Océan avide a tout dévoré. Où
est-il, le navire fier et léger qui riait des Ilots grondans et se jouait
dans la tempête comme se joue l'albatros dans les tourbillons d'air?
Noyé, anéanti ; et la mer indifférente n'a pas même gardé son
souvenir. Ainsi pour un homme du monde qui cesse d'appartenir au
monde. Lui aussi veut résister et lutter; il se raccroche à toutes
les espérances. Elles lui échappent les unes après les autres, et la
malheureuse épave humaine assiste à l'émiettement de sa réputa-
tion et de son honneur. Paris est semblable à l'Océan : il a ses flux
et ses reflux ; il a ses vagues inclémentes qui submergent violem-
ment le déclassé. L'infortuné se révolte comme le vaisseau échoué,
et comme lui vainement. Celui-ci ne le salue plus, celui-là l'évite ou
ftint de ne pas l'apercevoir; un troisième ébauche ce dédaigneux
sourire qui atteste autant de mépris que d'indifférence. Puis les re-
lations changent, et le niveau des camaraderies s'abaisse. On ne fait
plus partie d'un cercle, mais d'un tripot; on est lié avec les écu-
meurs de toutes les professions et les forbans de tous les métiers.
On vit sur le boulevard et par le boulevard, riche un jour, pauvre
le lendemain, selon qu'un banquier heureux, un ponte millionnaire
ou un garçon de jeux imprévoyant, aura fait au déclassé l'humble
cadeau de quelques louis.
Toutes ces gorgées de honte, Jacques les avait bues une à une.
D'abord, il usait la générosité de sa famille, ensuite la générosité
de ses amis ; puis il en venait à lasser les uns et les autres. Quand
il rencontra Thérèse, il était à la côte. Traqué par ses créanciers,
mal vu même au tripot, n'ayant de crédit imlle part, il ne savait
plus que faire, où se réfugier, à qui mendier. En apercevant Ja
jeune femme, il songea soudainement à Phineas Davvitt, ce cama-
rade d'enfance prodigue et riche comme un nabab. Comment
n'avait-il pas encore pensé à lui? Certes, il ne se doutait pas de la
vérité, mais un vague instinct lui disait que des relations avaient
dû s'établir entre celte fille et le créole. Lui écrire? il fallait con-
282 REVUE DES DEUX MONDES.
naître son adresse, et la meilleure manière de se la procurer était
encore de la demander à cette Thérèse qui paraissait devenue riche.
Après tout, s'il se trompait, si aucun lien n'existait entre elle et
Dawitt, il irait chez elle, il lui rappellerait leur rencontre à Cannes
autrefois : et qui sait s'il ne tirerait pas plume ou aile de cette
créature tant méprisée jadis? A tout hasard, il la suivrait. Oh! pru-
demment! 11 s'apercevait bien de son trouble en s'entendant ap-
peler, en se voyant reconnue; chasseur adroit, il ne voulait pas
effrayer à l'avance ce gibier qu'il comptait conduire jusqu'à son
gîte.
Dès que Thérèse s'éloigna, il fit volte-face, et, se tenant à une
dizaine de mètres derrière elle, ne la perdit pas des yeux. La jeune
femme marchait assez rapidement, d'une allure saccadée; Jacques
rasait la devanture des maisons, se dissimulant de temps à autre
sous une porte cochère. Inutile prudence! La terreur hantait l'es-
prit de Thérèse; elle ne pensait pas à retourner la tête. Quand elle
entra dans la cour du somptueux hôtel de la rue de Lille, M. de
Vaulcomte eut un mouvement de stupeur. Quoi! l'ancienne petite
chanteuse habitait le palais des Gourtival ! Toujours possédé de son
idée première, il pensa qu'elle avait fait fortune, ou que plutôt
elle était la maîtresse d'un millionnaire quelconque, paisible suc-
cesseur de l'héroïque marquis. Dix minutes après, un honnête com-
missionnaire, heureux de boire une bouteille marquée avec un bon
camarade, donnait à Jacques tous les renseignemens désirables.
L'hôtel de Gourtival appartenait à M™"" Phineas J)awitt, une très riche
étrangère. Et quel luxe d'ameublemens! quels chevaux superbes!
quelles voitures magnifiques ! Tout cela narré avec les hyperboles
chères aux gens du peuple. Dans le récit du naïf commissioimaire,
la vie de Thérèse se changeait en un chapitre des Mille et une
Nuits; à croire ce brave homme, cette fortune américaine ressem-
blait aux trésors fabuleux que la belle Shéhérazade prêle aux héros
de ses contes.
Jacques de Vaulcomte, en revenant vers son tripot, restait
fort perplexe. 11 cherchait à démêler le vrai du faux dans ce
féerique et long rapport. Un fait dominait tous les autres : c'est
que maintenant Thérésine se nommait M'"^ Phineas Da-wilt.
Alors, il se rappela tous les incidens de leur première ren-
contre, dix ans auparavant, et le caprice soudainement allumé du
créole, et ses plaisanteries dédaigneuses, à lui Jacques, qui trou-
vait malséant de souper avec cette fille. Aussitôt, le passé presque
oublié s'éclairait d'une lueur vive, et le Parisien alerte, à l'imagi-
nation dégourdie, commençait à reconstruire le roman, de Tnéré-
sine. Évidemment le créole la revoyait, jadis, et à leur première
rencontre avaient succédé bien d'autres nuits d'amour. Pais Dawitt
THÉRESINE. 283
repartait pour la Louisiane, et, content de sa maîtresse passagère,
lui laissait une grosse somme d'argent, avec laquelle Thérésine
commençait sa fortune ! II faut si peu de chose à ces femmes pour
se hisser tout en haut ! L'ne fois le tremplin trouvé, elles ont tôt
fait de rebondir ; et le tremplin, c'est le premier niais qu'on ruine,
le second qu'on affole et le troisième qu'on déshonore. Donc
Thérésine était riche, très riche même, puisqu'elle possédait
l'hôtel de Courtival. Rien d'étonnant. Elle n'était ni la première ni
la dernière courtisane qui ramassait des millions dans l'alcôve. La
fille d'aujourd'hui ne ressemble guère à celle d'autrefois ; naguère
elle crevait à l'hôpital, maintenant elle meuitdans un palais. A pré-
sent Manon Lescaut offrirait à dîner, et donnerait des nasardes'aux
agens effrontés qui la voudraient mener à Saint-Lazare.
M. de Vaulcoaite déduisait fort bien ces raisonnemens les uns
des autres, et, à vrai dire, ils ne manquaient ni de logique ni de
vraisemljlance. Seulement, pourquoi s'appelait-elle M""^ Phineas
Dawitt? Là, les idées du joueur s'embrouillaient; car pas un instant
il ne se serait avisé de crou-e que son ami eût épousé la petite
chanteuse. Il cherchait une explication plus simple et plus natu-
relle. Est-ce que très souvent une fille rangée n'emprunte pas le
nom d'un de ses anciens amans ? Gela s'est vu vingt fois, cent fois.
Mais alors comment admettre que dans la longue liste de ses con-
quêtes, Thérésine se fût souvenue du créole? Précisément parce
que Phineas était Américain, parce qu'il demeurait dans un pays
perdu au fond de la Louisiane. Elle choisissait ce nom parce que
Dawitt devait ignorer la fraude. M. de Vaulcomte commençait à voir
clair dans ce qui lui semblait obscur. Quand il entra, le front haut
et l'œil brillant, dans la salle du déjeuner, les valets de pied ne re-
connurent pas le joueur décavé dont la mine rogue « collait la
déveine à la partie, » à ce qu'affirmaient les pontes superstitieux.
C'est qu'une lueur d'espérance filtrait dans le cœur de ce décou-
ragé.
En dehors des grands cercles , oti l'on n'est admis qu'avec
une certaine difficulté, il existe d'autres cercles honorables, plus
accessibles aux petites bourses; et tout en bas, dans les fonds
louches du Paris vicieux, flambent pompeusement les lampes
des tripots. Riches de l'argent que dévore la cagnotte, ils en-
gloutissent la fortune et l'honneur des malheureux qui s'y acoqui-
nent. Tout est bon au croupier enrichi qui veut fonder un de ces
établissemens suspects; il sème l'argent et les promesses pour ob-
tenir la permission d'ouvrir ses salons. Les salons ouverts, on
donne presque pour rien le déjeuner et le dîner; d'anciens joueurs
ruinés sont lancés en racoleurs et se chargent de recruter les étran-
gers ignorans ou les millionnaires naïfs. Celui où Jacques élisait
28/i REVUE DES DEDX MONDES.
domicile possédait un nom officiel et un surnom. Pour la préfec-
ture de police, il s'intitulait le cercle des Arts-Réunis ; pour les
habitués, la Grande-Grèce. M. de Vaulcomte campait là depuis
cinq ans. A midi, tous les jours, il arrivait pour le déjeuner. Lors-
qu'il avait un louis, il s'asseyait autour d'une table de baccara, en
lâchant de doubler cette mise modeste. C'est ce qu'en leur langage
bizarre, les décavés appellent de cette expression pittoresque :
« Gagner sa matérielle. » Quand Jacques n'avait pas ce louis sau-
veur, il employait son après-midi à le trouver ; un vieil ami qu'on
apitoie, un ancien fournisseur qu'on rencontre, refusent rarement
une maigre aumône. Puis, souvent, le gentilhomme se sentait en
veine, reprenait confiance en son étoile, et, se risquant avec har-
diesse, amassait rapidement une grosse somme. Et, précisément,
ce jour-là, Jacques croyait en lui ; il voyait l'avenir moins sombre
que son présent. Thérésine évoquait le souvenir du passé, du
temps où il jouissait encore de la moitié de son patrimoine. 11 dé-
jeuna de bon appétit, et, en se levant de table, compta sa fortune :
trente, francs environ. Bien peu de chose ! Mais X***, le fameux
croupier, était devenu millionnaire avec moins que cela. La. partie
paraissait animée; M. de Vaulcomte s'approcha du tapis vert, ré-
solu à jouer prudemment jusqu'à ce qu'il eût une certaine somme
qui lui permît de faire figure : ensuite il ouvrirait les hostilités
contre cette fille impudente qui osait s'affubler du nom de son
ami! Eh ! certes oui ! il était en veine ! Une heure après, les jetons
de nacre et les louis s'empilaient devant l'heureux vainqueur : il
enlevait ainsi au banquier un peu plus de deux mille francs. La
tentation lui vint de profiter de la chance et d'user de son bon-
heur retrouvé. Pendant quelques minutes, il resta hésitant, autour
du tapis vert, talonné par ce désir, presque invincible, qui aiguise
les nerfs et brise les volontés robustes. Pour la première fois de sa
vie, peut-être, Jacques eut une lueur de raison et laissa le bon sens
l'emporter sur la folie. Violemment il s'arracha à la tentation, et
prit la fuite, en serrant d'une main fiévreuse le gain conquis. Enfin,
il pourrait donc s'habiller comme autrefois et redevenir, d'appa-
rence au moins, un homme du monde!
Pendant deux jours, enfermé dans la petite chambre d'hôtel meu-
blé où il gîtait, il résuma ses idées et construisit son plan. Donc
Thérésine était riche et portait le nom d'un de ses anciens amans.
Eh bien ! il irait chez elle, se ferait reconnaître, et qui sait?.. Quand
on a bu beaucoup de honte, qu'importe une gorgée de plus! Cela
ne donne pas même la nausée. Thérésine enrichie ne devait pas
tenir beaucoup à ce qu'on connût par le détail son passé et l'infimité
de ses débuts. 11 y aurait moyen de s'entendre avec une femme in-
telligente. Puis elle serait heure use, sans doute, de jeter aux orties sa
THÉRÉSINE. 285
défroque menteuse. Pourquoi ne lui offrirait-il pas aide et protee-
tion, et même son nom de gentilhomme, en échange de « la forte
somme » et d'une pension viagère? Le cerveau va vite. Plus on a
roulé bas, plus on éprouve le besoin de remonter, et l'imagination
du déclassé, excitée par l'espérance se montrait singulièrement ac-
tive. Tout à coup, Jacques se heurta contre une invraisemblance.
Certes, beaucoup de filles prennent pour s'en parer le nom d'ai-
de leurs anciens amans; mais enfin elles choisissent de coutume celui
qu'elles ont connu le plus longtemps. Et dans le système inventé
par Jacques , les relations de Phineas et de Thérésine ne duraient
que peu de semaines, deux ou trois mois au plus. Alors, comment
admettre que la courtisane allât chercher si loin dans son passé?
M. de Vaulcomte se buta à cette objection qu'il se faisait à lui-même :
elle méritait en effet qu'on s'y arrêtât. Est-ce que par hasard?.. Et
déjà il combinait de nouvelles aventures. En quelle année Phineas
Dawitt avait- il passé à Cannes? En 1876. La mémoire de Jacques
demeurait très nette et très précise. Cette même année, quelques
mois après le départ de son ami, l'habitué de Monte-Carlo avait fait
sauter la banque. Ce sont là de précieux souvenirs et qui ne s'ef-
facent jamais de la reconnaissance d'un galant homme. Donc , en
1876, vers août, septembre ou octobre... Le mois lui échappait, par
exemple. Mais peu importait, avec la solution hardie qu'il imaginait
soudainement.
Dès qu'il fut convenablement nippé, M. de Vaulcomte sortit an
matin vers onze heures, et se présenta dans les bureaux de la Compa-
gnie transatlantique : il demandait à parler au directeur. Générale-
ment, les hommes distingués qui administrent ces grandes entre-
prises connaissent peu les dessous malsains et mystérieux du boule-
vard parisien. Ainsi ils ignorent si M. Jacques de Vaulcomte, fils
d'un officier-général et petit-fils d'un pair de France de Louis XVIIÎ,
est devenu le familier d'un tripot célèbre. Le directeur de la Com-
pagnie transatlantique reçut celui qu'il croyait être encore un homme
du monde avec sa courtoisie accoutumée.
— Veuillez me pardonner, monsieur, dit Jacques , si je vous
trouble à l'heure de vos travaux. J'ai perdu de vue, depuis de lon-
gues années, un de mes amis d'enfance qui habitait l'Amérique. La
dernière fois que je l'ai rencontré, en 1876, il allait repartir pour
son pays; mais je ne me rappelle exactement ni le mois de son
départ ni le nom du bâtiment sur lequel il s'est embarqué. Vous
est-il possible de me donner ces petits renseignemens ?
Et pourquoi non? Le directeur de la Compagnie transatlantique
ne voyait aucun inconvénient à satisfaire M. de Vaulcomte. Il lit ap-
porter un grand registre, le registre de 1876, et, à la date du 15 sep-
tembre, on retrouva cette mention très claire : « M. Phineas Dawitt
286 REVDE DES DEDX MONDES,
et sa femme. Cabines n°* 7 et 9, New-York. » Un éclair illumina la
pensée de Jacques. En apparence, il demeura impassible, n'osant
pas même effleurer de sa main le papier jauni. Il craignait
qu'un léger tremblement de ses doigts ne trahît sa profonde émo-
tion. Il salua le directeur, le remerciant de sa bonne grâce et de sa
courtoisie, et il sortit des bureaux, ave!' un air absolument détaché des
choses de ce monde, « M. Phineas Daw iii et sa femme I » Ainsi le
créole avait emmena Thérésine avec lui ! Tout s'expliquait. jNon pas
que Jacques crût réellement au mariage de son ami avec la petite
chanteuse. Pour lui, un gentleman vingt fois millionnaire est iné-
vitablement un homme d'esprit, et un homme d'esprit ne commet
pas une pareille sottise. Seulement, i! comprenait à présent pour-
quoi la jeune femme portait le nom de Phineas. Sans doute, celui-ci
vivait avec sa maîtresse pendant plusieurs années. Riche de ses
libéralités, Thérésine continuait avec le même bonheur ses exploits
galans; et le jour où elle « se rangeait, » où elle se transformait en
« demi- castor, » comme on dit dans l'argot du boulevard, elle pre-
nait le nom du créole. Gomment réclamer lorsqu'on habite au fond
de la Louisiane?
Etendu dans un large fauteuil de cuir, moelleux et confortable, Jac-
ques ruminait ses féeriques projets. 11 était rentré fort satisfait au
tripot de la Grande-Grèce, et l'avenir se rosait de teinies très agréa-
bles. Un vague pressentiment lui disait que cette rencontre impré-
vue deviendrait la source de prospérités nouvelles. En vérité, i!
n'écoutaiî guère maintenant les appels des croupiers. Le jeu ne le
tentait plus. 11 allait risquer une partie bien autrement décisive.
L'après-midi s'achevait, et M. de Vaulcomte poursuivait son rêve. Il
allumait un cigare après un autre, cherchant un moyen pour se
présenter chez Thérésine, lorsqu'un valet de pied entra dans le sa-
lon, apportant les journaux. Jacques prit le Fiyaro d'un geste ma-
chinal, et l'ouvrit avec la mine ennuyée d'un homme que la poli-
tique laisse fort indiiférent. Ses yeux erraient sur la première page,
quand il fit soudain un grand sursaut en lisant ces quelques lignes
SMxÉdiosde Paris : « M^'"' Hyacinthe Clavière, évêque de X***, prê-
chera dimanche 29 mai, en l'église Sainte-Glotilde, à l'occasion de
la Pentecôte. L'évêque de X*** est descendu, comme d'habitude, chez
jy[me Phineas Dawitt. » Un prélat chez Thérésine ! Et quel prélat? Le
frère du capitaine Robert, son camarade d'enfance à lui, et l'ami de
Phineas! L'émotion du joueur fut si vive qu'il prononça presque â
voix haute ces quelques mots :
— L'imbécile! il l'a épousée !
Mais elle devenait une mine d'or, cette petite chanteuse transfor-
mée en femme du monde! Bien sûr, on ne connaissait poisson passé,
et elle devait le cacher prudemment, craignant toujours qu'une in-
THÉRÉSINE. 2S7
discrétion ne révélât son existence d'autrefois. Elle était liée avec
l'évèque de X***, donc liée avec Robert et avec leurs amis ; elle allait
dans le monde, on la recevait et elle recevait. Sans doute devenue très
pieuse, bigote même comme ces femmes qui ont roulé à travers
toutes les alcôves. Oh 1 l'heureuse découverte 1 Décidément, les jour-
naux servent quelquefois à quelque chose. Les plans du gentilhomme
ruiné se transformaient subitement: il entrait dans une autre voie,
bien plus nette, bien plus directe. D'abord, il fallait savoir si Phi-
neas Dawitt vivait encore. Avec l'âge et l'infortune, on devient pru-
dent. Donc, recueillir le plus de renseignemens possible, et bien
s'éclairer avant de commencer la bataille, comme font ces habiles gé-
néraux qui lancent à la découverte d'alertes escadrons de cavalerie.
Les habitués de la Grande-Grèce virent, avec surprise, M. de Vaul-
comte modifier des habitudes enracinées chez lui, depuis des années.
Il revenait bien au gîte, à l'heure exacte, pour déjeuner et pour
dîtier; mais il ne s'asseyait pas autour du tapis vert, qui semblait
ne plus exercer de séduction sur lui. On apprit bientôt qu'il retour-
nait à l'Opéra, délaissé depuis longtemps par l'ancien homme du
monde. Bien plus ; il causait avec quelques-uns de ses amis d'au-
trefois, et d'un air d'amicale familiarité. C'est que Jacques condui-
sait mystérieusement, mais sûrement, son enquête. Il interrogeait
celui-ci, ei faisait bavarder celui-là. De l'un, il apprenait que
M'"^ Phineas Dawitt était veuve; de l'autre, que celte étrangère,
riche à millions et très répandue dans le haut monde parisien, ap-
partenait à de nombreuses œuvres de charité. En éparpillant ses
questions sur tout le monde, M. de Vaulcomte n'éveillait les soup-
çons de personne. Et cest ainsi qu'en huit jours, il reconstituait d'une
manière à peu près exacte la vie de la jeune femme depuis son
installation dans l'hôtel de Gourtival.
Sans doute, ces renseignemens précis changeaient les projets du
joueur, car un beau soir, il annonça négligemment qu'il s'absente-
rait pendant une semaine. Mon Dieu, oui, quelques intérêts dans le
département du Nord qu'il ne fallait pas négliger! Jacques parlait
même, en cachette, d'un fiéritage inespéré qui venait de lui échoir.
Les hôtes de la Grande-Grèce rapprochaient ce voyage inattendu des
allures inaccoutumées de leur compagnon; ils en vinrent à se con-
vaincre les uns et les autres qu'un brusque incident modifiait tout
à coup la vie aventureuse du gentilhomme. On ne lui en témoigna
qu'une considération plus grande. M. de Vaulcomte partait en elïét,
mais pour le Midi et non pour le Nord. Peut-être jugeait-il à propos
de né point raconter ses alTaires intimes à ses excellens amis. On
glosa de ce voyage, entre décavés, pendant dix minutes, en atten-
dant l'heure du diner. Chacun émit sou opinion : l'un prétendit
que Jacques allait essayer à Monte-Garlo sa veine enfin retrouvée,
288 REVUE DES DEUX MONDES.
l'autre qu'il devait prochainement se marier. Puis les jours s'écou-
lèrent, et l'on cessa de s'occuper de lui. L'absence de M. de Vaul-
comie dura plus longtemps qu'il ne le croyait lui-même, car pen-
dant plusieurs semaines il ne reparut point à Paris. Qu'allait-il
faire cependant, sinon creuser le piège où il s'efTorcei ait de pousser
la malheureuse Thérèse, remontée de si bas pour tomber entre les
mains de ce misérable ?
XVI.
Les natures faibles cèdent tout de suite. Le ressort de leur vo-
lonté est bientôt cassé. Thérèse, au contraire, était trempée pour
la lutte. Son premier sentiment de colère lui revenait. Quoi! elle
aurait si énergiquement combattu pour succomber dès les premiers
pas? Froidement, elle regarda la réalité bien en face. Qui possé-
dait son secret? Qui la reconnaissait dix ans après son départ de
France? Un des chanteurs du café-concert, ses camarades d'autre-
fois, ou Marins Flougeac, l'ancien baryton de Marseille devenu im-
présario? Son imagination n'allait pas au-delà, et ne se connaissant
pas d'ennemis, elle ne concevait pas qu'on voulût la jeter dans
l'abîme. Un fait restait indéniable. Quelqu'un pouvait mettre son
nom ancien sur son visage; quelqu'un pouvait raconter t-a vie de
fille perdue; et non pas en susurrant quelques-unes de ses adroites
calomnies qui font vite leur perfide chemin, mais en énonçant la
vérité, éiayee de faits clairs, nets et précis. Un frisson la secouait.
Lutter! Gomment lutter contre un ennemi qu'on ignore? Elle exa-
mina son visage dans une glace et se vit toute blanche, torturée
par l'inquiétude, bouleversée par l'angoisse. Et Robert allait venir!
Jamais elle n'oserait supporter son regard. 11 lui semblait que les
yeux francs du capitaine liraient son secret sur sa figure, et qu'elle
ne lui cacherait rien, non, rien!
Brusquement, Thérèse prit un parti; elle défendrait sa porte, elle
se dirait malade, elle ne verrait personne. Oh! non, personne!
Cette malheureuse créature voulait la solitude pour discuter avec
elle-même et se raidir contre le danger. Pendant que ces pen-
sées roulaient en son esprit surexcité, le timbre de l'hôtel ré-
sonna dans le silence. Quelques minutes après, elle vit Robert
descendre les degrés, traverser la cour et s'éloigner, la têle cour-
bée. 11 souftrait de n'avoir pas été reçu, il soulfrait de la savoir ma-
lade, et d'être éconduit comme un indifférent. Et quand? Lorsqu'il
venait d'ouvrir son cœur, d'avouer son amour, lorsqu'elle-même
.avait à demi contéssé le sien. Le soir, un peu avant le dîner, il se
présenta de nouveau et n'obtint que la même réponse : « Madame
est souffrante et condamnée à fermer sa porte. » Comme il devait
THÉBÉSINE. 289
être malheureux! 11 ne comprendrait pas cet exil subit qui le frap-
pait à l'heure où il devait le moins s'y attendre. Quelque chose lui
disait que Robert douterait de cette maladie soudaine, qu'il y ver-
rait une manœuvre, une cu([uelterie, peut-être une cruauté. Est-ce
que les amoureux ne raisonnent pas toujours en n'envisageant
qu'eux-mêmes? S'il allait s'éloigner d'elle! S'il allait se détacher
d'elle! Robert lui plaisait seulement, quelques jours avant. Après
ses paroles, si tendres, elle avait senti son cœur doucement remué ;
et maintenant, en craignant de le perdre, elle mesurait la profondeur
du sentiment qui la dominait. Analysait-elle même bien exactement
la nature de son amour? Gomment l'aurait-elle pu, puisque, quel-
ques jours auparavant, elle ne le soupçonnait pas encore?
Elle aimait, et elle avait besom d'être aimée. Jamais elle n'eût
rêvé une passion plus délicieusement caressaijte, plus chastement
idéale. Et à l'heure où son bonheur se complétait, elle le laisserait
échapper! Pourquoi? Parce qu'un inconnu lui jetait au visage son
nom d'autrefois? Eh bien! non, elle lutterait, elle résisterait vail-
lamment. A quoi bon se désoler? Autant elle cédait tout d'abord
à son découragement, autant, à celte heure, elle se raccrochait à
l'espérance. Cet inconnu qui îa soutilelait de son passé, qui était-il,
d'où venait- il? Pourquoi le redoutait-elle ainsi? Il n'osait pas même
l'aborder, lui parler! Et quand même ce serait un ennemi? H ne
suffisait pas de connaître ce passé, ou un fragment de ce passé,
pour reconstruire son existence : il faudrait encore des preuves.
Et lesquelles pourrait- on donner? Où les recueillir, à qui les de-
mander?
Toutes ces idées traversaient le cerveau de Thérèse, ramenant
■peu à peu le calme dans son esprit bouleversé. Quand elle s'éveilla
le lendemain matin, elle s'accusait presque de folie. Certes, oui,
elle était folle ! S'épeurer parce que quelqu'un l'appelait par son nom
d'autrefois? Pauvre Robert! 11 souilVait sans doute, comme elle ;
comme elle, il redoutait une catastrophe qui détruirait soudaine-
ment son rêve de bonheur. L'après-midi commençait à peine, lors-
que le jeune homme se présenta de nouveau à l'hôtel de Gourtival.
Il faillit jeter un cri de joie quand on lui dit que Thérèse l'atten-
dait dans la bibliothèque. Elle l'aimait donc toujours, et sans doute
le valet de chambre ne mentait pas Ja veille en affirmant que sa
maîtresse était malade. La jeune femme vint à lui, les mains ten-
dues.
— Excusez-moi, dit-elle; je me sentais souffrante. Il faut que
vous ayez un peu d'indulgence. J'ai mes heures d'abandon et de
découragement, où je dirais volontiers comme la pauvre héroïne
malheureuse : « Plus ne m'est rien, rien ne m'est plus... »
TOME LXXUV. — 188^. 19
290 REVCE DES DEUX MONDES.
— Âhl si vGwis ïJû'iiimiez, vous ne connaîtriez plus ces tris-
tesses- là !
Les lèvres de Thérèse s'entrouvrirent pour répondre ; une lueur
d'hésitation passa dans ses yeux. Puis sa franchise l'emporta :
— Je vous aime, muimura-t-elle.
Robert jeta un grand cri de joie, et Yoalut prendre entre ses bras
le corps souple de son amie.
— iNun, non, je vous prie !..
— Eh bien! accordez-moi une grâce! Paris est à peu près dé-
sert, et, d'ailleurs, notre intimité est acceptée par tout le monde.
Donnez-moi votre journée entière. Permeitez-moi de vivre auprès
de vous les heures tièdes de cet après-midi; ce soir, je vous
enlèverai, et nous irons diner ensemble sous les arbres, voulez-
vous?
Elle souriait à présent. Peut-êti'e ne se fût- elle pas abandonnée
aussi vite au charme qu'il exerçait sur elle, sans la menace qu'elle
croyait la veille suspendue au-dessus de sa tête.
. — Soit, dit-elle. Aussi bien, si je vous rends heureux, je me rends
heureuse moi-même.
Robert était fou de joie. Elle l'aimait! L'aveu était enfln sorti de
ses lèvres, et maintenant tout lui disait que cette exquise et déli-
cate créatui'e lui appartiendrait. Aucun projet n'avait été ébauché
par elle; mais il la sentait sienne, prête à devenir sa femme. L'ai-
mer devant tous et en plem soleil! Grand Dieu! quelle joie!
Quand il la quiua vers six heures, Robert croyait rêver. H revien-
drait la prendre à la nuit pour ne plus se séparer d'elle que très
tard. L'idée le hantait de dîner avec Thérèse, à la fois en plein Pa-
ris et loin de Paris. La grande ville ollre peu de ressources aux
amoureux qui veulent s'eniuir et cacher leur bonheur. La plupart
s'en vont dans les élablissemens connus et tarifés par la mode. Mais
le jeune homme se révoltait à la pensée d'y conduire Thérèse. Il
concevait un projet à la fois original et bizarre, et il savait d'avance
qu'il plairait à M'"* Dawitt. Au milieu du Jardin d'acclimatation,
dans un fouillis d'arbres et de verdure, se trouve un petit restau-
rant que bien peu de Parisiens ont remarqué. Souvent le capitaine,
épris de solitude, envoyait une dépêche pour avertir qu'il viendrait
dîner le soir. Rien de plus délicieux pendant les torpeurs lourdes de
l'été. Le visiteur soUtaire peut se croire transporté par une ba-
guette magique loin du boulevard. Le silence et la fraîcheur le
bercent doucement; de temps en temps, les centaines d'animaux,
parqués à droite et à gauche, jettent un appel voluptueux ;^et c'est
comme une évocation des pays lointains et mystérieux, au milieu
du tumulte puissant de la capitale. Lorsqu'à huit heures dujsoir,
Thérèse se vit dans ce décor étrange, elle comprit aussitôt la pen-
THÉRÉSINE. 291
sée délicate de son ami. Il voulait lui rappeler la Maison-Rouge et
les poésies louisianaises. La table , dressée en plein air, s'éclairait
aux lueurs fauves du soleil couchant. A droite et à gauche mon-
taient des flots de verdure, et, sans les fils de fer tressés qui cou-
raient le long des allées, on aurait pu se croire en pleine campagne.
— Je ne m'imaginais pas qu'une pareille oasis pût exister au mi-
lieti de Paris, dit Thérèse en souriant de plaisir. Elle me fait songer
au lac des Eaux-Glaires.
Des cerfs des Alpes, des chamois, des biches, avaient sauté par-
dessus leur grillage et, plantés à dix mètres des jeunes gens, les
regardaient de leurs yeux languissans emplis de stupeur et de rê-
verie.
— Ne soyez pas étonnée si notre dîner a de pareils spectateurs,
reprit Robert.Tous les soirs, ces ani.maux se sauvent de leurs cages
et vont rôder dans le parc, à la clarté de la lune. J'ai souvent
pensé, quand on m'a conté ce détail, qu'ils devaient se rappeler les
nuits de leurs montagnes natales. Les hommes et les animaux sont
d'énernels exilés. Nous nous enfuyons, nous aussi, de notre pri-
son pour nous réfugier dans l'oubli des songes aériens: puis la réa-
lité a tôt fait de nous ressaisir, tl nous renti'ons dans nos geôles plus
attristés...
Un sourire éclaira le visage de Robert :
— Je prèle à de simples chamois une philosophie un peu trop
compliquée ! Ils Me reviennent à leurs cages que pour y retrouver
la pâture du malin!
Thérèse riait à son tour, et comme elle l'interrogeait à nouveau
sur sa vie ancienne, sur ses rêves, sur ses espérances, il lui chan-
tait pour la dixième fois le doux cantique de son amour. Et tout le
passé revivait, et il lui contait encore comment l'invincible amour
s'était planté dans son cœur. L'ombre les enveloppait, descendant
en nappes grises sur les arbres voisins. Vaguement, la lueur des
globes dépolis, qu'on avait apportés sur la table, jetait une clarté
tremblante. Il s'était assis près d'elle, et maintenant leur causerie
se faisait plus tendre et plus intime. Des y>rojets, si doux à rêver,
un existence nouvelle à construire ! Ils habiteraient Paris pendant
quatre mois d'hiver. Le reste de l'année, ils s'en iraient à travei-s
l'Europe, promenant leur bonheur inas-souvi partout où le ciel clé-
ment convie les heureux de ce monde à chercher le soleil.
Une ou deux fois, une pointe de jalousie avait traversé le cœur
de Robert. Il pensait à ce mari disparu, à cet ami d'enfance, à ce
premier possesseur de tant de beautés cachées et visibles. Par un
phénomène psychologique dont il ne se rendait pas compte Ini-même,
il sentait cette jalousie germer dans son ceiTeau depuis qu'il avait
obtenu l'aveu de la jeune femme. Auparavant, jamais une pareille idée
292 BEVUE DES DEUX MONDES.
n'eût hantè son esprit. 11 entr'ouvrit la bouche pour prononcer le
nom de Phineas. Et puis une pudeur le retint. Après tout, cet homme
ne vivait plus; lui, le nouvel élu, il triomphait si bien du passé que
Thérésine n'hésitait pas à lui confier son avenir.
Alors, chassant ces amères et inutiles songeries, il en revint aux
délices de l'heure présente, goûtant à pleines lèvres son bonheur
inespéré. La soirée, d'une infinie douceur, était embaumée par les
bouquets de roses écloses au milieu des parterres. Tout à coup, la
lune se leva dans le ciel pur, et les animaux captifs lancèrent leur sa-
lut rauque à la pâle déesse des nuits. Puis tous se taisaient brusque-
ment, comme pris de peur subite. Robert avait appuyé son bras sur
celui de Thérèse, et ils marchaient à travers les allées , ne disant
pas un mot, émus et inconsciemment troublés par le grand silence
qui les entourait. Ils arrivèrent ainsi jusqu'à l'étang, assez large,
dont les eaux semblaient argentées sous les pâles rayons. Au
fond se dresse une grotte artificielle où vont dormir les cygnes
quand le soleil est couché. On les voit de loin, éclairant l'ombre, et,
tels que des apparitions blanches, glissant indolens et superbes sur
l'eau immobile. A demi apprivoisés par l'habitude, ils viennent au-
devant des visiteurs chercher les friandises qu'on leur apporte; et
bientôt une armée de cygnes nagea doucement vers la rive où Thé-
rèse et Robert se tenaient debout, charmés de ce spectacle imprévu.
Les oiseaux blancs avançaient d'une allure régulière et lente, ou-
vrant à demi leurs ailes gonflées, éblouissantes sous les reflets de
la lune. C'était comme une flottille féerique apparue soudaine-
ment dans ce décor, et cette symbolique vision de l'amour, émou-
vante comme un présage, prenait pour les jeunes gens un caractère
augurai.
Ils furent vite entourés des cygnes rangés en demi-cercle, dres-
sant leur col mince, et battant l'eau très légèrement. Les rayons se
déplaçaient de temps à autre, et sur l'étang, redevenu couleur d'acier,
les gracieux messagers des voluptés iutures se détachaient comme
la neige des pommiers d'avril sur un terrain sombre. Robert glissa
tendrement son bras autour de la taille de son amie. Elle ferma les
yeux, laissant tomber en arrière sa tête, qui s'appuya sur la poi-
trine du jeune homme. Il tendit les lèvres vers ces lèvres roses
qui s'olfraient à lui; et c'est ainsi qu'ils échangèrent leur premier
baiser d'amour...
Lorsque, deux heures plus tard, Thérèse se trouva seule dans sa
bibliothèque, elle était comme grise de bonheur. Elle se sentait ai-
mée et surtout elle aimait! Gela est si bon d'aimer, de se donner,
de se dévouer ! Elle aimait comme elle croyait impossible d'aimer,
c'est-à-dire avec la plénitude de ses sensations renouvelées. Accou-
dée à sa fenêtre, qui donnait sur le parc de l'hôiel, elle restait immo-
THÉRÉSINE. 293
bile, les yeux fixes, recommençant par le souvenir les heures déli-
cieuses qu'elle venait de vivre. Son imagination évoquait le passé
et l'avenir; elle se voyait heureuse à jamais avec Robert, qui rem-
plirait d'allégresse tous les jours de son existence. Elle oubliait jus-
qu'à ses angoisses de l'avant-veille. Sa pensée ne s'y arrêtait même
plus; ou si elle se rappelait une minute la scène des Tuileries,
c'était pour n'y plus attacher d'importance. Heureuse, elle était heu-
reuse ! Et ses lèvres remuaient comme pour prononcer à voix haute
ce mot exquis. Qu'aurait -elle redouté maintenant? Elle n'appréhen-
dait plus rien. Il lui semblait que cet amour la protégeait contre toute
menace, qu'il devenait comme un bouclier solide placé entre elle et
les ennemis ignorés. En réalité, elle était moins seule dans la vie.
Elle possédait l'ami sur, absolu , en Nathaniel ; elle posséderait
l'amant immuable en Robert. A peine, en fermant les yeux, eût-
elle reconnu bien, biei^ loin dans le passé, la petite chanteuse de
cafe-concert, qui naguère hantait sa mémoire. Thérésine était dé-
cidément morte, cette Thérésine dont le nom la faisait pâlir qua-
rante-huit heures auparavant. Elle allait franchir le dernier échelon
et consacrer, par un mariage nouveau, la royauté nouvelle qui ferait
d'elle l'une des souveraines du tout-puissant Paris.
XVII.
11 était onze heures du matin. Encore bercée par son rêve,
M"^^ Dawitt rentrait souriante de sa promenade au Bois, quand le
valet de chambre lui remit une carte de visite: « Jacques de Vaul-
comlc. n Ce num ne disait rien tout d'abord à Thérèse. Le valet de
chambre ajouta que ce visiteur inconnu se présentait comme un
ami ancien de M. Phineas Davviti. Il attendait depuis dix minutes
dans le salon Louis XVI, espérant qu'on lui ferait l'honneur de le
recevoir. Le domestique parlait pour l'acquit de sa conscience, car
sa maîtresse ne l'écoutait même pus. Mon qu'elle eût le pressenti-
ment d'un malheur. Elle cherchait à fixer les souvenirs que lente-
ment ces cinq syllabes éveillaient en elle. Une curiosité vague lui
venait; et puis un ami de Phineas... qui pouvait-il être? Sans même
entrer chez elle pour retirer son amazone et passer une robe, elle
alla droit au salon Louis XVI. Sur le seuil elle s'arrêta, jetant rapi-
dement un regard devant elle. Jacques se leva dès qu'il l'aperçut,
et la saluant avec un profond respect:
— Veuillez me pardonner, madame, si je prends la liberté de me
présenter chez vous à une heure aussi matinale, mais je ne fais que
traverser Paris, où j'habite rarement. Je m'en serais voulu, y pas-
sant une journée, de ne point venir saluer la veuve de mon plus
ancien ami.
294 REVUE DES DEUX MONDES,
— Monsieur...
D'un geste, elle faisait signe à M. de Vaulcomte de s'asseoir en
face d'elle. Le nouveau-venu paraissait gêné, ou plutôt il était visi-
blement étonné. Quand on a beaucoup rôdé dans les bas-fonds pa-
risiens, on connaît pas mal de ces aventurières qui se glissent dans
le monde par fraude ou par complaisance. Mais toutes rappellent
plus ou moins leur origine vulgaire ; tandis que là, Jacques se
trouvait en face d'une vraie grande dame. Il l'avait seulement en-
trevue, trois jours avant, dans le jardin des Tuileries. Un coup d'oeil
suffit pour reconnaître, non pour analyser. 11 sentait vaguement
que cette jeune femme à la lèvre hautaine, au regard loyal, ne se-
rait pas une ennemie facile à vaincre. Au lieu d'attaquer franche-
ment, il rusa, tournant autour de l'obstacle.
Il parla de Phineas, de leur amitié de collège, des rencontres
très rares qu'ils avaient eues depuis la séparation première. 11 di-
sait tout cela d'un ton léger, ne précisant rien, n'msistant sur aucun
détail, comme s'il ne voulait pas o veiller les craintes de son adver-
saire. Et, malgré ces précautions, il obtenait un résultat tout
contraire. Jacques pouvait dorer ses paroles, mais non pas se dé-
barrasser de ce qui décelait en lui l'aventurier louche et mal-
faisant.
Sans qu'il s'en rendît compte, à mesure qu'il débitait son petit
discours, ses yeux ne quittaient pas les yeux de Thérèse. M"^'' Dawitt
sentait une terreur irraisonnée s'emparer d'elle. Ce regard dur qui
heurtait le sien l'épouvantait. Elle devinait un ennemi en cet
homme qui se présentait brusquement ; et d'auiant plus que, de
minute en minute, elle ressaisissait son souvenir. Oui, elle le con-
naissait cet étranger, cet ami prétendu de Phineas. Mais où l'avait-
elle vu? où l'avait-elle rencontré? Dans quelles circonstances? Elle
cherchait, et ne trouvait pas ; et sa peur augmentait avec son an-
goisse. Oui, sa peur! Elle aurait voulu qu'il hâiàt son attaque, qu'if
démasquât ses batteries. Cependant, pour rien au monde, elle
n'aurait prononcé un mot qui put lui donner barre sur elle. Ce fut
Jacques, impatienté, qui entama les hostilités :
— Je m'étonne, madame, que vous ne m'ayez pas reconnu tout
de suite. La dernière fois que j'ai vu Phineas, il était avec vous.
— Avec moi !
Thérèse prononça ces deux mots d'une voix faible, car sa terreur,
toujours croissante, l'élreignaii à la gorge.
— Je me suis bien vite aperçu que vous m'aviez oublié. C'est
naturel; tant d'années nous séparent de ce souper que nous avons
fait à Cannes en 'J87(i...
Il s'arrêta une minuie pour jouir de son irJomphe. Thérèse l'écou-
tait, immobile, les sourcils li onces. Sa volonté seule la soutenait.
THÉRÉSINE. 205
Dans ce péril effrayant, elle sentait son énergie s'en aller lente-
ment. Cannes! Cet homme l'avait connue à Cannes! Elle se rappe-
lait maintenant ; elle se rappelait ! Par une effroyable fidélité de mé-
moire, elle reconstitua d'un seul coup le passé : d'un seul coup, elle
eut la vision très nette de ces années maudites.
— Ah ! vous avez fait un beau rêve, madame ! Qui aurait cru que
la petite chanteuse du café-concert dirigé par Marius Flougeac se-
rait un jour l'une des plus grandes dames de Paris?
Il se tut de nouveau. Sa voix devenait railleuse. Il semblait sur
de son fait, et ne parler qu'en homme certain de la victoire.
— J'ai pensé que vous seriez curieuse d'avoir des nouvelles de
cet excellent Marius Flougeac, et aussi... aussi de quelques-unes
de vos anciennes camarades. Je viens de me promener dans le Midi
à votre intention. A votre intention, mon Dieu oui! Lorsque j'ai eu
l'honneur de vous rencontrer l'autre jour aux Tuileries, je ne me
suis pas trompé une minute. Vous êtes de celles qu'on n'oublie
jamais, madame, quand on a eu l'honneur de les voir pendant une
soirée ! C'est alors que j'ai eu l'idée de retrouver vos amis d'autre-
fois. Figurez-vous que j'ai déjeuné avec Marius Flougeac! Le brave
garçon a fait fortune. H habite une jolie bastide dans la plaine de
Toulon. Quand je lui ai parlé de vous, il a sureautè de joie. « Oh!
cette bonne Thérésine ! s'est-il écrié. Je serai ravi de l'embrasser
sur les deux joues! » Et M"^ Dahlia! vous avez oublié M"® DahliaV
Quelle jolie voix ! Vous souvenez-vous de ses minauderies charmantes
lorsqu'elle chantait :
Elle s'app'Iait Ei-nestine,
Et vendait de la sai'diue,
Et lui s'appelait Ernest,
Employé dTgar' de l'Est !
j'ai dîné avec M'^^ Dahlia ! Elle est mariée à Nice avec un couturier,
et leurs affaires sont assez florissantes. J'ai cru qu'elle se pâmerait
de joie quand j'ai prononcé votre nom...
Thérèse écoutait toujours. Elle comprenait maintenant! Cet homme
voulait la dominer, lui faire peur. Son instinct l'avertissait qu'elle
ne se trompait pas. Jacques de Vaulcomte la rencontrait; après
l'avoir reconnue, il se disait sans doute qu'une seule preuve ne
suffisait pas. Alors il partait en guerre et se présentait armé de
toutes pièces. Qui douterait si trois personnes s'écriaient : « C'est
bien la Thérésine d'autrefois ! » Mais où voulait-il en venir?
— Vous le voyez, madame, continua l'aventurier avec un gros
soupir, tous vos amis ont eu de la chance, excepté moi. Hélas ! la
fortune m'a cruellement poursuivi. Quand j'ai soupe avec vous, ja-
dis, j'étais riche. Aujourd'hui, je suis pauvre. Que dis-je, pauvre?
296 REVUE DES DEUX MONDES.
Ruiné. Si vous vouliez cependant... Aurez-vous jamais d'ami pins
sur que moi? Paris vous croit de bonne famille créole. Ce bon Paris !
il est SI facile de le tromper sur l'étiquette !
Le but de l'aveniuner était clair, Thérèse ne se leurra pas d'un
vain espoir; elle dit d'une voix brève :
— Vous venez ici pour me vendre votre silence. Combien voulez-
vous?
— Madame 1
— Pas de phrases! Combien voulez-vous?
Et, gêné par cette riposte brutale, Jacques prenait la mine of-
fensée d'un galant homme susceptible. Mais il n'était plus temps de
jouer la comédie. M"'^ Dawittse sentait enfermée dans une impasse :
elle voulait en sonir coûte que coûte.
— Ayez au moins la franchise de votre action, reprit-elle. Jouons
cartes sur table! Vous m'avez suivie, l'autre jour. Vous avez pris
des renseignemens sur moi. On vous a dit que j'étais riche, très
riche même. Or, vous l'avouez vous-même : vous êtes pauvre,
vous êtes ruiné. Si vous avez couru les villes du Midi pour retrou-
ver... les gens que vous me nommiez tout à l'heure, c'est que vous
avez un projet. Ce n'est pas difficile à deviner. Je vous le demande
donc encore une fois : combien voulez-vous?
Si bas qu'un homme soit tombé, il garde toujours une sorte de
pudeur instinctive. Certes, il ne répugne pas à commettre une in-
famie; au moins ne veut-il pas qu'on le traite de coquin. L'atti-
tude nette et iranche de M*^*" Dawiit intimidait M. de Vaulcomte.
Il sentait peser sur lui le regard clair de la jeune iemme.
11 y eut un petit silence ; mais les hésitations de l'aventurier ne du-
rèrent pas plus longtemps que ses scrupules. 11 s'elforça de sourire,
et d'un ton assez léger :
— C'est un vrai plaisir, madame, que de conclure une iiffuire
avec vous. J'appuie sur le mot ail'aire, car c'en est une, n'esi-il
pas vrai ? Décidément, vous étiez digne de la haute fortune à la-
quelle vous êtes parvenue. Vous me demandez quelle somme je
veux toucher? Dieu me garde de poser des conditions 1 Je suis bon
gentilhomme. Fixez-vous même un chiffre, et quel qu'il soit...
Tfiérèse l'interrompit d'un geste, et se leva. Elle prit sur un
meuble un petit buvard en cuir de Russie, l'ouvrit et griffonna
rapidement quelques mots. Et, tendant un papier à M. de Vaul-
comte :
— Puisque votre silence est à vendre, je l'achète 1
Il n'eut pas même le temps de balbutier une parole. Déjà Thérèse
avait sonné, et un valet de pied entrait dans le salon Louis XVI.
— Reconduisez monsieur, dit-elle.
Jacques ne remarqua même pas la façon insolente dont elle
THERESINE.
297
le congédiait. D'un rapide coup d'œil, il avait parcouru le papier
que chiffonnaient ses mains un peu tremblantes. Thérèse priait
son banquier de rempttre cinquante raille francs au porteur de la
lettre. Cinquante mille francs ! Pour une simple menace ! Pendant
qu'il traversait la cour de l'hôtel, M. de Vaulcorate ne se tenait pas
de joie. Décidément, il avait eu une bonne idée. Il allait refaire sa
fortune, grâce à cette ancienne chanteuse de café-concert. Ah !
comme il se vengerait de tous ces insolens qui lui tournaient le
dos depuis sa déconfiture ! Certes, en voyant de près M""® Dawitt,
la moitié de ses espérances s'étaient évanouies. Il ne pouvait plus
songer à épouser la veuve de Phineas. Ce drôle devinait le carac-
tère résolu de la jeune femme à la manière hautaine dont elle
l'avait reçu. Que lui importait, en somme? M. de Vaulcomte
ne désirait nullement posséder une femme légitime ! Que Thérèse
lui donnât de l'argent, qu'elle lui permît de recommencer son
existence d'autrefois, le misérable n'en demandait pas davantage.
Son ambition n'allait pas au-delà d'une vie large et facile. Il ne
s'inquiétait pas de savoir d'où viendrait l'argent, pourvu qu'il en
dépensât.
Toutes ces pensées traversaient son esprit, pendant qu'il s'en re-
tournait alerte et joyeux vers le boulevard. Cet homme n'était pas
un coquin vulgaire. 11 se promettait bien de ne pas effrayer M™^ Da-
witt, de ne pas abuser du secret qui la mettait sous sa dépendance.
D'ailleurs, à quoi bon tourmenter la jeune femme? Certainement,
elle ne pourrait ni s'enfuir ni lui échapper. Après s'être installée
somptueusement à Paris, elle ne se sauverait pas au loin, afin de se
délivrer d'un ennemi. Un ennemi ? Mais il se sentait plein de sym-
pathie pour elle, au contraire ! Au besoin même, il la défendrait,
si jamais un insolent se permettait de l'attaquer devant lui !
Et, pendant ce temps-là, Thérèse était seule dans sa chambre,
en proie à de folles terreurs. Il ne s'agissait pas maintenant de
discuter un danger plus ou moins réel. Le danger, elle le voyait
face à face. Si elle n'achetait pas le silence de cet homme, elle se-
rait perdue. A tout prix, elle devait obtenir qu'il se tût. Elle venait
de lui donner une grosse somme comme on jette un os à un chien.
Mais bientôt, M. de Vaulcomte reparaîtrait, il ferait de nouvelles
menaces, elle serait forcée de le payer une seconde fois. Et, après
cette seconde fois, une troisième, et, après cette troisième fois, une
quatrième, et toujours, et toujours ! La malheureuse ! ce misé-
rable la tenait dans ses griffes. Si encore elle eût été certaine qu'il
ne dît jamais rien ? Et personne à qui se fier, à qui demander du
secours, personne ! JNul ne pouvait venir à son aide, encore moins
Robert que les autres.
Piubert ! Qu'allait-elle faire avec lui maintenant ? La veille encore.
298 RKVDE DES DEUX MONDES.
elle se croyait libre et seule au monde. Excepté Nathaniel, aucun
être humain ne connaissait le passé honteux. Elle s'imaginait s'être
réhabilitée, et voilà que soudain elle tombait du haut de ses
espérances. Écrire à Béryot, lui dire d'accourir à Paris, le charger
de la défendre? Mais Nathaniel ne serait pas plus fort qu'elle-même
en présence d'un ennemi tenace et rusé. Cette femme, à l'intelli-
gence supérieure, s'efforçait d'examiner la situation où elle se
trouvait jetée à l'imprévu. D'abord avait-elle eu tort de céder tout
de suite, de s'épeurer dès la première menace? Valait-il mieux
jouer la comédie, feindre de ne pas comprendre, et ordonner à
ses laquais de chasser ce M. de Vaulcomte?
Mais non , elle n'avait été ni faible ni imprudente. Ce drôle
possédait son secret. Si elle avait nié , il l'eût accablée sous
l'évidence. Et de nouveau elle se demandait: a Que faire? » Thé-
rèse hésitait, torturée, ne sachant quel parti prendre, lorsqu'orr
lui annonça le capitaine. En un pareil moment ! La pauvre femme
crut qu'elle allait se trouver mal. Il lui semblait que Robert lirait
la vérité sur son visage. Refuser sa porte ? Impossible. Il arrivait,
encore enivré par les souvenirs de la veille. La caresse qu'ils
avaient échangée, c'était pour lui le baiser de fiançailles. Dès qu'il
aperçut M""- Dawitt, il s'arrêta net, pris de peur. Les yeux hagards
de Thérèse, ses lèvres blêmes, sa figure décomposée, l'épouvan-
taient.
— Grand Dieu ! qu'avez-vous?
— Ce n'est rien : un peu de migraine...
— Est-ce que nous ne sommes pas restés trop tard au Bois, hier
soir? ^''avez-vous pas eu froid?
— Ne vous reprochez rien. Ce n'est qu'un petit malaise qui pas-
sera vite.
Elle souriait en parlant ainsi, calme dans sa pâleur, s'efforçant
de chasser les idées terrifiantes qui l'obsédaient. Elle trompa si
bien Robert qu'il s'assit auprès d'elle, et rassuré maintenant :
— Je vous aime ! Vous m'avez rendu le plus heureux des hommes.
Jamais je n'oublierai les heures délicieuses que je vous dois. Vou-
lez-vous que mon bonheur soit complet? Fixez le jour de notre
mariage.
Elle eut un frisson. Le jour de leur mariage ! Elle ne pouvait plus
épouser Robert, à présent ; à présent que ce M. de Vaulcomte la
tenait en son pouvoir, qu'il était capable de la perdre si elle n'obéis-
sait pas à ses volontés.
— Eh ! quoi, vous hésitez à me répondre ? reprit le jeune homme
avec beaucoup de douceur. Ne m'avez-vous pas avoué que vous
m'aimiez?
— Ahl c'est parce que je vous aime que je vous supplie...
THERESINE. 299
Elle ne savait que dire! Une terreur la prenait à la gorge. Si
îlobert allait de\iner, grand Dieu!
— Vous me suppliez?.. Je ne comprends pas. Est-ce que je ne
suis pas prêt à faire tout ce que vous voudrez ? Il vous déplaît
de vous remarier sitôt? Vos scrupules sont peut-être exagérés,
mais je les respecterai sans me plaindre. Je ne vous demande qu'une
seule chose: c'est de me fixer une date. Dites-moi: « A telle époque
je serai votre femme, » et j'accepte tous les délais qu'il vous con-
viendra de ra'imposer.
— Robert...
— Comment, vous vous taisez encore? Après le cher aveu que
j'ai reçu de vous...
Elle se leva droite, frémissante, et d'une voix nerveuse :
— Oui, je vous aime ! je vous aime, et il m'est impossible de
vous épouser ! Ne me demandez rien de plus; c'est un secret que
je ne peux pas vous confier. Je vous en prie, laissez-moi seule.
Vous voyez bien que, malgré tous mes efforts, je n'arrive pas à vous
cacher ce que je ressens ! Je vous en prie encore, partez, laissez-
moi seule ! Vous reviendrez plus tard, ce soir, demain ; mais à
présent...
Epuisée, elle retomba sur son fauteuil, et, cachant sa tête entre
«es mains, elle éclata en sanglots.
XVÎII.
Cette scène imprévue restait pour Robert absolument mysté-
rieuse. Que s'était-il passé depuis la veille? Il ne savait pas! Mais,
à coup sûr, un événement iDouleversait la vie de Thérèse. Res-
ter chez elle malgré sa défense? Il l'aimait trop pour lui désobéir.
Interroger quelqu'un de ses gens? II se respectait trop pour des-
cendre jusque-là. Et cependant une jalousie lancinante le tourmen-
tait. Les réponses incohérentes et inexplicables de la jeune femme
le jetaient dans un ordre d'idées tout nouveau. Évidemment, un
incident était survenu. Lequel? Elle l'aimait, et elle refusait de
l'épouser. Elle refusait! Quelques heures plus tôt, ce mariage
semblait bien décidé. A présent, elle s'enfermait dans un silence
obstiné quand il la suppliait d'en fixer la date. Un homme très amou-
reux trouve toujours le moyen de donner à sa jalousie des explica-
tions rassurantes. Mais une autre remarque achevait d'effrayer le
capitaine. Quand il était entré auprès de Thérèse, elle était toute
tremblante, toute pâle. Pourquoi ce malaise subit, pourquoi cette
terreur qu'elle essayait vainement de cacher?
Alors, il repassait dans son esprit toute l'existence de la jeune
300 REVDE DKS DttX MONDES.
femme depuis son arrivée à Paris. M"'" Hyacinthe la prenait dans son
obscurité et la menait pour ainsi dire par la main dans tous les salons
où elle fréquentait maintenant. Les personnes qu'elle connaissait,
Robert les connaissait également. M. de Mérens, M. de Charlepont,
M. de Cléracet les autres jeunes gens que voyait M™® Dawitt étaient
ses amis à lui, ou ses camarades de club. Jamais personne n'avait
prononcé sur le compte de Thérèse un seul mot qui pût l'atteindre.
Pas même une de ces plaisanteries souriantes qu'on oublie en cinq
minutes. Sa vie était au grand jour, et cependant...
Et cependant sa jalousie concevait d'absurdes soupçons! Si, après
tout, cette femme pieuse et charitable, qui visitait les malades et
secourait les pauvres, si cette femme n'était qu'une hypocrite adroite
et corrompue? Si, comme tant d'autres, elle faisait le bien osten-
siblement et le mal en cachette? Si sa vertu n'était qu'un masque
qui cachait son vice? En quittant l'hôtel de Courtival, Robert était
rentré directement chez lui ; et il se posait anxieusement toutes ces
questions en marchant avec fièvre à travers sa chambre. En somme,
pourquoi M"'' Dawitt n'aurait-elle pas un amant? Un amant qu'elle
aurait pris par ennui, par distraction, par oisiveté? Elle ne l'aimait
pas, cet inconnu qu'il soupçonnait. Mais évidemment elle lui avait
écrit. Les femmes sont si imprudentes ! Et lorsqu'elle annonçait à
cet homme qu'elle voulait le quitter, elle subissait des menaces qui
la terrifiaient. C'est pour cela qu'elle tremblait, qu'elle pleurait,
qu'elle refusait de fixer la date de leur union. Quelle autre explica-
tion Robert se serait-il donnée à lui-même? Certes, il aurait dû se
dire que la vie de M"'^ Dawitt ne prêtait même pas à la médisance.
Mais les hommes, même les meilleurs, n'ont qu'une piètre idée de
la vertu des femmes : les uns, parce qu'ils ont eu beaucoup de maî-
tresses ; les autres, parce qu'ils tiennent l'espèce humaine en mé-
diocre estime.
L'imagination de Robert travaillait, et il en arrivait à construire
un roman, sinon vrai, du moins vraisemblable. M™* Dawitt était
veuve et ne devait rien à personne. Soit à l'étranger, soit à Paris,
elle rencontrait un jeune homme qui devenait son amant. Cette
liaison se continuait après l'entrée de la jeune femme dans le
monde, sous les auspices de l'évêque. Un jour, elle retrouvait
Robert, elle l'aimait, elle voulait rompre... Il est impossible d'être
violemment amoureux sans être violemment jaloux. Or, les raison-
nemens d'un homme jaloux ne sont ni modestes ni logiques. Le
capitaine ne songeait pas qu'une femme telle que Thérèse ne suc-
combe ni par vice ni par désœuvrement. Elle peut s'abandonner à
un homme qu'elle aime ; elle est incapable de se livrer à un caprice
sans lendemain. Puisqu'elle était riche, pourquoi aurait- elle pris
THERESINE. 301
un amant qu'elle n'eût pas ainné? Et puisqu'elle était veuve, pour-
quoi ne l'auraiî-elle pas épousé après l'avoir choisi? Pendant toute
la nuit, ces idées torturèrent le nnalheureux. 11 ne ferma pas l'œil
un instant. Comme il arrive toujours, sa jalousie prenait corps,
et ce qu'il ne faisait que supposer la veille devenait maintenant une
réalité. Elle avait un amant! Qui était-ce? Il ne se demandait plus
si Thérèse était coupable ou non. Il en était sûr. îl voulait connaître
Vautre, ce rival exécré, le poursuivre, le souffleter, user sur lui sa
rage et son désespoir. Ah ! la misérable femme ! Gomme elles sont
toutes pareilles, ces créatures qui se font un masque de la religion !
Et, d'ailleurs, il saurait bien chasser le souvenir maudit de sa passion
morte ! Il souffrait encore, mais cette souffrance ne durerait pas long-
temps; avec le mépris, l'amour s'en irait...
Le mépris ! En était-il donc venu là qu'il pensât de pareilles hor-
reurs sur une femme qu'il mettait si haut! Car, malgré sa jalousie,
il sentait que sa conscience s'indignait et criait. Non, Thérèse ne
mentait pas. Impossible! Sa vie était trop pure, ses yeux trop sin-
cères, sa parole trop franche. Il se rappelait tout ce que son frère
lui racontait naguère : l'héroïsme de Thérèse à Galveston, son dé-
voûment que rien ne rebutait, son courage toujours actif, au milieu de
périls toujours renaissans ; il se rappelait la conduite de M™*" Dawitt
à Paris, cette conduite admirée par tout le monde ; il se rappelait
enfin le charme de sa causerie, la séduction de sa parole, la sou-
plesse de son intelligence. Et, à présent, le jeune homme défendait
Thérèse contre lui-même avec autant d'ardeur qu'il l'accusait une
heure auparavant. Mais alors pourquoi? Oui, pourquoi? C'était tou-
jours là qu'aboutissaient ses doutes et ses angoisses ! Elle s'était
troublée en le voyant, elle avait pleuré... Et, sans doute, il se serait
posé cent fois les mêmes questions pour n'y point trouver de ré-
ponses, si, au matin, le sommeil ne l'eût jeté sur son lit, dompté
et vaincu par la souffrance et par l'insomnie.
Pendant que la jalousie torturait Robert, M. de Vaulcomte tentait
la fortune avec l'argent de Thérèse. Un seul vice est inguérissable :
le jeu. Après s'être ruiné autour des tapis verts, Jacques se hâtait
d'y retourner. Quand il entra au tripot vers neuf heures du soir, il
y eut une émotion parmi les habitués. On ne se trompait donc pas
naguère, lors de sa disparition? II devait avoir hérité pour être si
hautain. Jacques parlait haut, il appelait les valets de pied d'un ton
^ainqueur•, il riait d'un rire sonore et insolent; le « colonel » lui-
même n'était pas à l'abri de ses impertinences. Tout tripot qui se
respecte possède au moins un colonel !
— Eh bien! messieurs? s'écria tout à coup M. de Vaulcomte.
Est-ce que nous ne faisons pas une petite partie? Il y a mille louis
en banque !
SU2 REVDE DES DEUX MONDES.
On raconte que les invasions de sauterelles s'arrêtent subitement
dans leur vol, quand elles planent au-dessus d'une grasse province
de la Mandchourie ou du Turkestan. H y a un instant d'hésitation
dans l'armée dévastatrice ; et brusquement elle s'abat, avec un bruit
sinistre d'armes heurtées, sur les blés, sur les hef'bes qu'elle dévore
en quelques heures. Les habitués des bas-fonds parisiens ont un
instinct pareil et une pareille gloutonnerie. Ainsi qu'une armée de
sauterelles, ils s'élancèrent autour de la table de baccara, et si rapi-
dement, qu'en cinq minutes le grand salon de jeu fut rempli. La
bataille dura jusqu'à cinq heures du matin. D'abord plein d'audace,
parce que la fortune se montrait favorable, M. de Vaulcomte se si-
gnala par des ahatagcs invraisemblables. Les huit et les neuf qu'il
énonçait d'une voix cuivrée terrifiaient ses adversaires décontenan-
cés. Bientôt, la veine tourna. Il fut obligé de sortir de sa poche de
nouveaux billets de banque. Plusieurs fois il essaya de se dérober ;
mais la meute des joueurs se pressait autour de lui, enhardie par
la déveine du banquier. A l'aube, Jacques n'avait plus rien : pas
même un louis. Il se leva, de la table, repoussant avec rage son
fauteuil de banquier, la tête basse, le corps usé, l'estomac vide :
— J'ai faim ! clit-il.
Un valet de pied le servit sur un guéridon. Et pendant qu'il
soupait, il songeait qu'après tout il serait bien bête de se
décourager. Est-ce qu'il n'avait pas M""® Dawitt à sa disposition?
Est-ce que la jeune femme ne possédait pas une fortune considé-
rable? Cinquante mille francs d'un coup! Certainement, c'était un
gros morceau ; elle se regimberait, elle refuserait de céder une se-
conde fois à ses menaces. Mais avec de bonnes paroles il l'amène-
rait encore à lui obéir. D'abord, il promettrait d'être sage. Depuis
si longtemps il en était réduit à la portion congrue ! A mesure que
Jacques dévorait hâtivement, ses illusions renaissaient. Le vrai
joueur ne désespère jamais. Pendant les longues heures de cette
nuit, il avait passé par toutes les phases de l'extrême joie et de l'ex-
trême abattement. A son dernier coup de perte, il avait eu un mou-
vement de rage. Maintenant il se promettait bien de réparer son
malheur. Il retournerait le jour même à l'hôtel de Courtival et se
confesserait en toute sécurité. En somme, un secret qui pouvait
perdre M"'® Phineas Dawitt valait plus de cinquante mille francs! Il
se rappelait, jusqu'aux moindres détails, son entrevue avec la jeune
femme. Elle s'était montrée hautaine et dédaigneuse, mais elle avait
cédé loui de suite. Pourquoi ne céderait-elle pas encore? Et le corps
échiné, il se jeta sur un des divans de la salle de jeu, où il s'en-
dormit bientôt d'un lourd et pesant sommeil.
Lorsque M. de Vaulcomte s'éveilla, midi allait sonner. Les gar-
çons de cercle respectent toujours le repos d'un joueur qui a
THÉRÉSINE. oOj
perdu deux mille cinq cents louis. Il se sentait tout guilleret, cet
excellent gentilhomrae ! Rafraîchi par quelques heures de calme,
fort de cet aplomb qui ne l'abandonnait jamais, il résolut d'exé-
cuter son projet sans tarder. Il commença par regagner la chambre
garnie où il gîtait, afin d'effacer les dernières traces de cette nuit
fiévreuse. Après avoir fait une toilette très soignée, il déjeuna rapi-
dement. Puis, la lèvre souriante, la moustache en crocs, la fleur à
la boutonnière, il se dirigea d'un pas tranquille, ainsi qu'un pro-
meneur indolent, vers l'hôtel de Courtival, où Thérèse ne l'at-
tendait guère. Certes, il lui fallait une certaine audace pour se
présenter en cette maison d'où on l'avait si nettement éconduit.
Mais sa confiance superbe le soutenait; il ne doutait pas de la
réussite.
M""® Dawitt eut un violent battement de cœur en entendant réson-
ner le timbre de l'hôtel. C'était Robert, sans doute! Non, ce n'était
pas Robert. Lorsqu'on lui annonça M. de Vaulcomte, la jeune femme
ne put retenir un cri de colère. Si elle eût cédé à son premier
mouvement, elle aurait refusé de recevoir ce misérable. Mais tant
de craintes, tant d'angoisses l'assaillaient depuis vingt-quatre heures!
Que lui voulait-il encore? ISe l'avait-elle point paye? Serait-elle donc
condamnée au supplice d'admettre constamment cet hoTome chez
elle et de subir sa présence? Cependant, elle se ré\'oîta. Elle fît
répondre qu'elle était souffrante et gardait la chambre. M. de Vaul-
comte écouta le valet de pied sans broncher. 11 se contenta de ré-
pliquer qu'a son profond regret, il était forcé d'insister pour voir
jjœe ptiineas Dawitt. Il s'agissait d'une affaire de la plus haute im-
portance.
Thérèse crut qu'en effet un incident nouveau était survenu.
Ses terreurs grandissantes l'empêchaient de percevoir nettement
la réalité des choses. Elle n'avait pas de nouvelles de Robert; pas
même une lettre. Elle s'imagina qu'un péril inattendu la menaçait.
Pourquoi Marias Flougeac ou M'"' Dahlia ne viendraient-ils pas, eux
aussi? Et il lui semblait que tout son passé allait surgir subitement
pour la couvrir de boue! Si M. de Vaukomte se présentait en-
core, impudemment, c'était peut-être pour l'avertir, pour la mettre
sur ses gardes. Elle souffrait tellement, qu'elle perdait la tête, qu'elle
devenait folle.
— Je vois que ma visite vous surprend, madame, dit Jacques
avec un gracieux sourire. C'est naturel. Vous avez été si géné-
reuse...
— Ah! de grâce, monsieur!
— Croyez que ma reconnaissance vous est à jamais assurée. Hé-
las! la vie est ainsi faite que je suis de nouveau forcé d'avoir re-
cours à vous. Comment ai-je dévoré le patrimoine de ma famille?
304
BETTJE DES DEUX MONDES.
Par le jeu. Le jeu est une plaie sociale! Les gouvernemens de-
vraient protéger les hommes contre leurs passions. Hier, en vous
quittant, je comptais noblement employer la somme que vous
m'avez si libéraK-ment offerte. Le vice fatal qui a perdu ma vie
l'a emportée encore une fois, .l'ai joué et j'ai perdu.
Thérèse le regardait, écoutant à peine les paroles qu'il pronon-
çait. Ainsi, c'était décidé; désormais, elle appartenait à cet homme;
elle devenait son bien, sa chose. Elle serait forcée de subvenir à
ses vices, de payer pour qu'il entretînt ses maîtresses, de payer
pour qu'il pût, jouer à son caprice, de payer pour qu'il menât la vie
à grandes guides. Et cette fortune, qui ne lui appartenait pas,
en somme, cette fortune, honorablement gagnée par plusieurs gé-
nérations de travailleurs, serait la proie de ce misérable! Ce forban
du boulevard, cet homme qui avait usé son existence dans les
mauvais lieux, qui avait déshonoré un nom illustre en le traînant
de tripot en tripot, serait son maître à elle, qui ne serait montée
si haut que pour retomber si bas ! Une colère violente la prit; elle
devint toute pâle, si pâle que M. de Vaulcomte eut peur. Les yeux
gris de M"^ Daw^iti étaient durs comme de l'acier.
— Écoutez-moi bien, dit-elle d'une voix nette. Vous connaissez
mon secret. Hier, vous vous êtes présenté chez moi. Vous me me-
naciez de me perdre si je n'achetais pas votre silence. Ai-je eu
tort ou raison de céder? Ce qui est fait est fait. Il ne me convient
pas de revenir sur le passé. Mais si vous vous imaginez avoir raison
de moi facilement, détrompez-vous. Agissez comme vous voudrez!
Accusez moi, calomniez-moi, si bon vous semble! En attendant, je
vous chasse. Allez !
Et, d'un geste hautain, elle lui montrait la porte. M. de Vaul-
comte ne s'attendait guère à cette sortie violente. Leurré par la
scène de la veille, il espérait que M™" Dawitt lui obéirait la seconde
fois aussi facilement que la première. Et voilà qu'elle se révoltait!
Voilà que cette femme qu'il croyait avoir domptée le jetait hors de
chez elle comme un serviteur pris en fraude. Un autre aurait pi-
teusement quitté la place, mais Jacques ne se démontait pas aisé-
ment.
Vous ne me connaissez guère, madame, reprit-il, et je vois
bien que vous me tenez en médiocre estime! Moi, vous mena-
cer? Je viens vous implorer, au contraire. J'ai été imprudent,
je l'avoue. Cinquante mille francs perdus en une seule nuit... c'est
de l'insanité! J'ai désiré vous voir, uniquement pour vous offrir un
petit traité d'alliance. Vous occupez à Paris une situation considé-
rable. Tout le monde vous respecte ; M'^'' Hyacinthe a pour vous une
considération très haute, et mon ami Robert Clavière...
Son ami ! Ce misérable était l'ami de Robert ! Thérèse frissonnait
THÉRÉSINE. 305
à la pensée que ces deux hommes auraient pu se rencontrer chez
elle.
— Vous avez donc tout intérêt à ce que les choses restent comme
elles sont. Soyez mon alliée, et je vous affirme que vous n'aurez
pas à vous en repentir. Voici ce que je vous propose. Dans ma pe
tite promenade à travers le Midi, je me suis procuré votre extrait
de naissance. Le premier venu peut en faire autant; le premier
venu peut établir que vous êtes la Thérésine qui chantait naguère
dans le café-concert de Marius Flougeac. Eh bien! cette Thérésine,
je vous olfre de la supprimer. J'ai eu le malheur, il y a plusieurs
années, de perdre une amie...
Il crut de bon goût de s'arrêter pendant une seconde et de feindre
une émotion discrète.
— Certes, son prénom ne ressemblait pas au vôtre, mais il est
d'habiles écrivains, et avec un grattage adroit... Vous me comprenez
bien, n'est-il pas vrai? A côté de l'acte de naissance, vous aurez
l'acte de décès. Et si quelque malotru s'avisait un jour de prétendre
que vous avez quelque chose de commun avec la petite chanteuse
de café-concert, il en serait bientôt pour sa courte honte. En échange,
vous me signerez un chèque de... cinq cent mille francs...
Thérèse était écœurée. Le cynisme de cet homme lui donnait la
nausée. Cédant de nouveau à sa colère, elle allait le chasser de sa
maison, lorsqu'un domestique se présenta. Le capitaine Clavière
faisait demander si M""^ Dawitt pouvait le recevoir. Robert! Robert
et Jacques de Vaulcomte en face l'un de l'autre ! Une peur folle la
saisit. A tout prix, il fallait empêcher qu'ils ne se rencontrassent.
Robert avait été l'ami de Jacques; il se demanderait pourquoi cet
homme venait chez sa fiancée.
— Priez M. Clavière d'attendre un instant, dit-elle au domes-
tique.
Et elle restait debout, tremblante, éperdue. Elle sentait grandir
le péril qui la menaçait, et qui montait autour d'elle comme une
vague irrésistible, prête à la submerger.
XIX.
Elle était seule avec M. de Vaulcomte. Alors elle ouvrit une
porte, et lui fit signe de se cacher dans le boudoir voisin.
— Attendez-moi. Vous aurez ma réponse tout à l'heure.
Enfin ! Elle se regarda dans la glace et fut effrayée de sa pâleur.
Pourvu que Robert ne se doutât de rien ! Elle eut un geste violent
et sonna.
TOME LXXXIV. — 1887. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
— Faites entrer M. Glavière, ordonna-t-elle.
Robert arrivait humble et repentant, décidé à tout avouer, et ses
doutes, et ses soupçons, et les terribles pensées qui le désespé-
raient depuis la veille. Cependant, il fut frappé aussitôt par l'em-
barras que décelait le visage de Thérèse. Il la contemplait, ne disant
pas un mot, cherchant à lire jusqu'au fond de ces yeux clairs, jadis
si tendres, et maintenant remplis de terreur. Il s'assit auprès d'elle,
et lui prenant la main :
— Je veux que vous sachiez tout, dit-il. Hier, vous m'avez
épouvanté. Vous me receviez d'une façon si bizarre! J'ai cru que
vous ne m'aimiez plus. Et puis, je vous voyais trembler; vos
larmes coulaient malgré vous. Des frissons vous secouaient, et
vous sembliez être sous le coup d'une menace invisible. Dites-
moi tout. Est-ce que je ne suis pas votre meilleur ami? Main-
tenant encore vous n'êtes pas vous-même. Y a-t-il donc dans votre
vi« un mystère que vous n'osiez point m'expliquer ? Si vous saviez
quelles idées mauvaises m'ont poursuivi et torturé! Je vous ai ac-
cusée, je vous ai maudite, j'ai cru que vous n'étiez pas digne de
moi, et je vous ai calomniée dans ma pensée, ô chère créature que
vous êtes!
Thérèse jeta un cri. Maintenant, elle regardait Robert avec an-
goisse. Comme il était près de deviner la vérité, grand Dieu! Elle
sourit, devenant tendre et câline :
— Pardonnez-moi, mon ami, je suis trop nerveuse. Mais je chan-
gerai, vous serez content de moi. Quel ravissant dîner nous avons
fait ensemble, l'autre soir ! Je me sens si heureuse, quand je suis
toute seule avec vous...
La jalousie du jeune homme était bien loin. Il aimait Thérèse si
passionnément qu'un sourire d'elle suffisait à dissiper ses soup-
çons. Elle allait se livrer à toute sa joie reconquise, quand elle
pensa à M. de Vaulcomtequi l'attendait dans le boudoir. Qu'il entrât
soudainement et tout était perdu.
— Un ordre à donner, balbutia-t-elle, et je suis à vous. Si vous
êtes libre aujourd'hui, je le suis aussi. Pourquoi n'irions-nous pas
à Fontainebleau?
— Quel bonheur !
— Alors, vous permettez?
Thérèse alla vers un petit bureau de laque, et s'assit sur une
chaise. Rapidement, elle écrivit quelques lignes. Robert la dévorait
des yeux. Que se passa-t-il dans l'âme de cet homme, amoureux, ja-
loux et passionné? Quelle folie traversa tout à coup ce cerveau hanté
pendant la nuit par des pensées si violentes? Thérèse se levait pour
appeler un domestique, lorsque le capitaine s'approcha d'elle.
THÉRÉSINE. 307
— Je vous en prie, dit-il, laissez-moi lire ce papier.
— Vous voulez...
— Je veux... je ne sais pas ce que je veux! Mais si c'est un ca-
price, pardonnez-le-moi.
La main de Thérèse froissait le papier et le serrait nerveusement.
— C'«st trop à la fin ! Je suis maîtresse, chez moi, et...
— Thérèse, je vous en supplie, donnez-moi cette feuille ! C'est de
la folie, de l'aberration, mais je souffre trop depuis vingt-quatre
heures...
Il y eut une révolte chez M™® Dawitt.
— Non, dit-elle d'une voix presque dure.
— Thérèse !
— Ah ! si dès aujourd'hui vous vous montrez violemment jaloux,
que sera-ce donc quand nous serons mariés?
D'un geste nerveux, Robert saisit le poignet do la jeune femme.
— Donnez-moi cette lettre! s'écria-t-il d'une voix altérée.
— Non!
— Je le veux !
— Vous me faites mal, Robert !
— Je le veux !
— Jamais !
— Je le veux ! Je le veux !
Il ne raisonnait plus, il ne réfléchissait plus. Il lui fallait ce pa-
pier que Thérèse serrait obstinément entre ses doigts frêles. La
lutte ne pouvait pas être bien longue. Robert tenait le poignet de
i^jme Dawitt meurtri par sa main. 11 sentit que l'effort diminuait.
Elle-même renonçait à la lutte. Elle ouvrit les doigts, et la lettre
glissa sur le tapis. Puis, se réfugiant sur un fauteuil, Thérèse
éclata en sanglots. Robert était en possession de la feuille précieuse.
Deux fois il hésita avant de la déplier, et de lire ces lignes mysté-
rieuses ou terribles d'où allait dépendre sa destinée tout entière.
« Partez, je vous en svppUe... Je ferai tout ce que vous me
commanderez de faire. »
Ces quinze mots flamboyaient devant les yeux du jeune
homme. Il relut à voix haute : « Partez, je vous en supplie...
Je ferai tout ce que vous me commanderez de faire. » Celait
clair. Thérèse appartenait à un inconnu qui la dominait. Les idées de
la veille se pressèrent dans le cerveau de Robert. Cet amant qu'il
soupçonnait, cet amant existait. Il en avait la preuve maintenant.
M™^ Dawitt voulait s'affranchir, afin de l'épouser, lui, Robert; et voilà
qu'elle se heurtait tout à coup à une volonté énergique! Autre-
ment, comment cet homme aurait-il pu la perdre? Pourquoi aurait-
elle consenti à lui obéir? Il regardait Thérèse! Elle pleurait tou-
308 REVUE DES DEUX MONDES.
jours avec de longs sanglots. Il y avait tant de désespérance en
elle, qu'une lueur de pitié traversa le cœur de ce malheureux affolé
par la jalousie. Doucement, Robert prit la main de Thérèse : elle
la repoussa avec une sorte de rudesse, qui raviva la colère du
jeune homme.
— Cette lettre vous a confondue ! s'écria-t-il. Je savais bien que
vous aviez un amant !
Elle se dressa toute pâle, les sourcils froncés, l'œil éclatant :
— Non, je n'ai pas un amant, dit-elle d'une voix creuse. Mais
j'en ai eu vingt!
Elle était si belle, en jetant ce formidable aveu, que Robert re-
cula. Thérèse courbait la tête, à présent. Puis, se laissant glisser à
genoux :
— Vous croyiez que j'avais voulu vous tromper, murmura-t-elle
d'un ton très doux. Ah ! si vous saviez quels orages ont bouleversé
mon cœur ! A présent, je me suis juré que vous sauriez tout !
Écoutez-moi avec confiance : je ne mentirai pas. Non que j'espère
encore conserver votre amour! Mais au moins je garderai votre
estime...
'Et, toujours agenouillée, elle commença la terrible confession.
Elle dit tout, et sa naissance au fond des montagnes du Var, et de
quelle manière on l'avait élevée. Puis comment à quinze ans, elle
se retrouvait petite vendeuse de fleurs sans argent et sans asile sur
le pavé de Cannes. Pauvre Thérèse! Elle entrait dans la voie dou-
loureuse, comprenant bien qu'il était aussi cruel pour elle de par-
ler que pour Robert de l'entendre.
— J'ai juré que vous connaîtriez ma vie entière! Oui, voilà
ce que j'ai fait. J'ai mené une existence de femme perdue.
Mais pensez donc à la créature que j'étais ! J'ignorais tout ce qu'on
apprend aux jeunes filles de mon âge. Je ne savais pas lire, je ne
savais pas écrire. On ne m'avait pas même enseigné ce qu'on en-
seigne aux enfans de l'école primaire. Mon imagination ne conce-
vait rien au-delà du monde où je vivais. Et je m'enfonçais chaque
jour dans la honte, sans même pouvoir mesurer ce que c'était que
la honte ! J'étais la courtisane déshonorée, mais inconsciente, qui
ne sait ni d'où elle vient ni où elle va. Je vécus ainsi jusqu'au jour
où j'ai rencontré Phineas. La Providence voulut qu'il m'aimât assez
pour m'arracher à cet abîme !
Elle s'arrêta. Les larmes l'étouffaient. Robert fit quelques pas
vers elle. Cette confession brutale et sincère le remuait jusqu'au
plus profond de son être.
— D'abord, je ne me rendais compte de rien, reprit-elle.
J'ai suivi Phineas, sans me douter qu'il opérait le rachat de mon
THÉRÉSINE. 309
âme. Ahl Dieu seul peut savoir quelle infinie reconnaissance je
lui garde ! C'est Nathaniel Béryot qui a coulé dans mon cerveau
et dans mon cœur les idées qui me possèdent aujourd'hui. Grâce
à lui, j'ai pu mesurer mon abjection et la comprendre. Comment
vous exprimer le mépris que j'ai ressenti pour moi-même? J'avais
mené une existence ignominieuse, et rien, non, jamais rien!
ne pourrait détruire cet infâme passé que je traînais désespéré-
ment après moi! Si je vous disais tout ce que j'ai fait pour me ra-
cheter ! Quelles luttes mon repentir a subies ! Vous me confessiez
un jour que vous trouviez admirable l'œuvre que j'ai tentée en
Louisiane. Vous aviez tort. Ce que j'ai fait, je ne l'ai pas fait
pour les autres, mais pour moi. Lorsque je m'exposais à la mort à
Galveston, il me semblait que j'effaçais lentement le passé honteux,
de même qu'un soldat qui est tué pour son pays lave toutes les •
souillures de sa vie !
De nouveau elle s'arrêta. Depuis le commencement de sa confes-
sion, elle était restée à genoux à la même place, immobile, écra-
sée. Elle ne voyait pas l'émotion qui grandissait chez Robert, ni le
trouble qui le gagnait peu à peu.
— Vous savez tout à présent, acheva la malheureuse. Je ne vous
ai rien celé, et j'ai mis mon cœur à nu devant vous. J'ai mal vécu,
tant que j'ai ignoré ce que c'était que le mal. Quand on m'a ensei-
gné le bien, j'ai maudit le passé, et j'ai tout fait pour me racheter
devant ma conscience et devant Dieu...
Elle ne pouvait plus continuer. Les larmes l'empêchaient de
parler. Si elle avait osé regarder Robert, elle aurait vu quelle éner-
gique tendresse remplissait les yeux d\i jeune homme. Il s'avança
vers elle :
— Thérèse ! murmura-t-il.
Alors, lentement, elle redressa le front. Robert ne lui dit que
deux mots :
— Relevez-vous...
Et, comme elle restait tremblante, il ouvrit les bras. Elle jeta
un grand cri, se réfugiant sur la poitrine du bien-aimé. 11 baisa
doucement ses cheveux.
— Pauvre créature absoute par Dieu, murmura-t-il, où donc
prendrais-je le droit de te condamner?
Albert Delpit.
(La dernière partie au prochain n".)
LA
PHILOSOPHIE ET LES SCIENCES
Les lecteurs de la Bévue se souviennent peut-être d'un article
de M. Claude Bernard (1), qui a paru ici même, et où l'illustre sa-
vant, en parlant du progrès des sciences physiologiques, exposait
quelques-unes de ses idées sur les rapports de la philosophie et des
sciences. Nous ne discuterons pas ses théories de physiologie ; ce
soin concerne ses émules et ses successeurs. Mais, sans empiéter
sur un terrain qui ne nous appartient pas, nous pouvons, tout pro-
fanes que nous sommes, exprimer quelque étonnement de la mé-
thode que Claude Bernard entendait appliquer à ses études favo-
rites. Selon lui, « la science vitale » ne peut employer d'autres mé-
thodes, ni avoir d'autres bases, que celles de la science minérale;
il n'y a aucune différence à établir entre les principes des sciences
physiologiques et les principes des sciences physico-chimiques. Les
conditions des fonctions vitales et les conditions des actions miné-
rales présentent un parallélisme complet et une relation directe et
nécessaire. Pour les corps vivans aussi bien que pour les corps bruts,
tout dépend du milieu où ils existent. Seulement, les animaux à
sang chaud, l'homme par exemple, ont, outre le milieu ambiant,
un milieu intérieur qui modifie, comme le fameux moule intérieur
de Bullon, les matériaux (pi'ils reçoivent du dehors.
(1) Claude Bernard, Du Progrès dans les sciences physiologiques, {Revue du
1" août 1860.)
LA PHILOSOPHIE ET LES SCIENCES. 311
C'est en partant d'un principe qui assimile la matière animée à
la matière inerte que Claude Bernard a été amené à donner à la
méthode expérimentale une importance tout à fait exagérée. Sur
cette pente, il va jusqu'à soutenir que la physiologie, appuyée sur
des expériences, doit régir les phénomènes de la vie. Il semble
pourtant qu'avant de les. régir, elle doit les observer, tels que la
nature les offre à nos regards; autrement, elle met des hypothèses
à la place de la réalité. L'expérimentation est sans doute fort utile,
quand elle sait se borner à un service secondaire, suivant le con-
seil de Cuvier ; mais, en sortant de ses limites, elle devient pres-
que un roman, où l'imagination prend une part très périlleuse. Du
reste, Claude Bernard n'en admii'e pas moins « les machines vi-
vantes, » dans lesquelles il reconnaît les proprié! es les plus merveil-
leuses. En risquant, après tant d'autres, une définition nouvelle de
la vie, il déclare que h la vie, c'est la création, et qu'elle a son es-
sence dans la force, ou plutôt dans l'idée directrice du développe-
ment organique. » Ce sont les termes dont il se sert. Cette idée
directrice, n'en déplaise à Claude Bernard, est bien près d'être la
marque d'une intelligence toute-puissante. Aussi, le physiologiste
s'arrête-t-il tout à coup dans cette voie ; et distinguant les causes
premières et les causes secondes ou prochaines, il affirme que les
causes premières sont absolument impénétrables. Il les laisse de
côté, parce qu'il trouve que « le Pourquoi est une question absurde ; »
il veut s'en tenir au Comment, qui seul est accessible à l'homme.
Néanmoins, il avoue que l'idée de finalité est indispensable à la
physiologie, tandis que le physicien et le chimiste n'en ont pas be-
soin. En effet, il serait bien difficile de nier que l'œil soit fait pour
voir; ou l'oreille, poiu* entendre- Par suite, Claude Bernard refuse
à l'astronomie toute recherche d'une fin quelconque; et il la. réduit
à n'èîi'e qu'une science d'observation pure. Sur ce point, il est en
opposition formelle avec le juge le plus compétent, avec La{)Iace,
qui voit dans l'astronomie une science de calcul, à laquelle il suffit
de quelques arbitraires, en très petit nombre, trois au plus, poun
construire le plus solide et le plus magnifique édifice dont l'esprit
humain puisse se vanter.
Quant à l'histoire des sciences, Claude Bern^^d la conçoit d'une
façon non moins singulière. Élève ou imitateur de M. Auguste Comte,
il divise tout le passé en trois périodes. 11 croit, avec les positi-
vistes, que la science a débuté par être théologique; il attribue la
seconde phase historique à la philosophie, qu'il appelle aussi la
raison ; enfin, la troisième période, celle où noua sommes, est par-
venue à l'expérience., qui est la conquête définitive. Sous un autre
nom, l'expérience ainsi comprise se confond avec l'état positit de
312 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Auguste Comte. Cette théorie, quelque répandue qu'elle soit,
n'a pas le moindre fondement, comme on essaiera tout à l'heure de
le prouver. Ce n'est qu'une réprobation sommaire du passé et une
glorification vaniteuse du présent. Mais, quand on comprend dans
le même anathème la philosophie ou raison et la théologie, ne de-
vrait-on pas voir que l'on frappe du même coup la science positive,
qui, pour être équitable, aurait à s'efforcer d'être un peu plus
modeste, et à se demander : qu'est-ce que peut bien être la science
sans la raison ?
D'après de telles conceptions sur la nature des êtres animés, sur
la méthode en physiologie et sur le passé de la science, on peut
pressentir le jugement que Claude Bernard doit porter de la philo-
sophie ; il se défie beaucoup d'elle, et il la traite parfois avec une
sévérité qui n'est pas loin d'être un véritable mépris. Tout en ac-
cordant que l'esprit philosophique doit régner sur toutes les con-
naissances humaines et sur toutes les sciences, il veut restreindre
son influence à être celle d'un simple excitant ; la philosophie est
bonne à provoquer l'ardeur des intelligences, en leur posant des
problèmes insolubles ; mais elle est incapable de les diriger. Ce qui
la perd, c'est la manie du système ; car tout ce qui est systéma-
tique effraie Claude Bernard, comme si la science s'était jamais
privée de faire des systèmes, comme si la physiologie n'avait pas
les siens, même de nos jours, comme si la synthèse n'était pas né-
cessaire et absolument inévitable après l'analyse. C'est que, dans
l'opinion de Claude Bernard, la philosophie, aveuglée par ses pré-
tentions, n'est guère qu'un tissu de rêves; elle n'a rien de scienti-
fique ni de précis. L'indéterminé, comme il le dit expressément,
est son domaine, tandis que le déterminé est le domaine exclusif
de la science. La psychologie, qui est la partie essentielle de la
vieille philosophie, n'est qu'une branche subordonnée de la physio-
logie. Il y a donc entre la philosophie et la science une sorte d'an-
tagonisme. « Elles peuvent bien s'unir et s'entr'aider, dit Claude
Bernard, sans vouloir se dominer l'une l'autre ; mais si, au lieu de
se contenter de cette union fraternelle pour la recherche de la vé-
rité, la philosophie voulait entrer dans le ménage de la science, et
lui imposer dogmatiquement des méthodes et des procédés d'in-
vestigation, l'accord ne pourrait certainement plus exister. La phi-
losophie ne fait que suivre la marche de l'esprit humain, de même
que les grands hommes ne sont que fonctions de leur temps, qu'ils
représentent, mais qu'ils ne font pas. » Si nous comprenons bien
la pensée du physiologiste, c'est une exclusion péremptoire qu'il
oppose à la philosophie ; il ne veut pas d'elle dans la science ; et la
science aurait même grand profit à s'en passer. A notre avis, c'est
LA PHILOSOPHIE ET LES SCIENCES. M3
là une erreur énorme; les principes, sur lesquels toute science re-
pose, sont uniquement philosophiques ; et vouloir en omettre l'étude,
ce serait supprimer la science elle-même, qui, dès lors, ne s'ap-
puierait plus sur rien.
Parmi les savans, cette opinion de Claude Bernard, qui l'énonçait
en maître, est fort bien reçue; ils approuvent en général l'ostra-
cisme énergiquement lancé contre la philosophie; elle leur est tout
au moins suspecte, quand ils ne la proscrivent pas ouvertement.
Ainsi, le positivisme, qui se porte fort pour la science tout entière,
n'est au fond qu'une tentative de substituer à la philosophie un
système qui la détruit, tout en gardant le nom sous lequel le monde
l'a toujours connue. Il est vrai qu'Auguste Comte se défend d'em-
ployer encore ce nom néfaste, et qu'il tâche d'en corriger le mau-
vais effet par le correctif qu'il y joint ; il userait d'un mot différent
si la langue lui en fournissait un autre ; mais il doit se résigner à
celui-là, faute de mieux. Ce scrupule est mal fondé, et l'on peut
rassurer M. Auguste Comte. S'il est forcé de conserver un mot
malencontreux, il ne conserve pas la chose que ce mot désigne de-
puis un temps immémorial. Le positivisme, il faut qu'il le sache,
est bien la négation de la philosophie. Qu'on en juge.
Tout d'abord, M. Auguste Comte rappelle un axiome dont per-
sonne ne conteste l'évidence: « Depuis Bacon, dit-il, tous les bons
esprits répètent qu'il n'y a de connaissances réelles que celles qui
résultent de faits bien observés. » Depuis Bacon, soit, quoique
la justice voulût qu'on remontât beaucoup plus haut ; les ouvrages
d'Hippocrate et ceux d'Aristote, sans citer ceux de Galien, ni de tant
d'autres, prouvent que l'observation attentive et exacte n'est pas
aussi récente qu'on veut bien la faire. L'antiquité l'a pratiquée tout
comme nous ; elle a même proclamé que l'observation des faits est
la première règle de la méthode. Mais M. Auguste Comte se hâte
d'ajouter que, si l'esprit humain peut observer tous les phénomènes
extérieurs, il est hors d'état, par une étrange exception, d'observer
les siens propres, attendu que l'individu pensant ne saurait se par-
tager en deux. Pour toute réponse à cette assertion surprenante, on
peut renvoyer M. Auguste Comte à Vllomo duplex de Buffon ; mais
on peut en référer aussi à M. Auguste Comte lui-même. Est-ce que,
dans le cours de son long ouvrage, qui est une espèce d'encyclopé-
die des principes les plus généraux des sciences, il n'a pas eu cent
fois l'occasion d'analyser ses doutes, et de produire ses sentimens et
ses réflexions personnelles, quand il avait à contredire ce que d'au-
tres avaient pensé ? A quelle source a-t-il puisé ses argumens? N'est-ce
pas à son esprit qu'il a dû s'adresser? S'il n'a pas saisi sur le fait ce
retour de l'esprit sur lui-même, c'est qu'il ne l'a pas voulu; ou plu-
tôt, c'est qu'il a négligé d'y regarder. Le phénomène n'en est pas
moins certain; l'individu pensant se dédouble, lorsqu'il se prend
pour objet de son observation. Ce privilège, qui est exclusivement
celui de l'homme, s'appelle la réflexion, ou le fait de conscience.
C'est mutiler l'esprit humain que lui retrancher cette facnhé, dont
il jouit sans cesse, bien qu'il oublie trop souvent, comme M. Comte,
l'emploi perpétuel qu'il en fait.
De cette première méprise, il en est sorti une foule d'autres, qui
sont presque aussi graves. Le passé de l'intelligence humaine n'a
pas été mieux observé que son état actuel et permanent. Qu'est-ce
que sont ces trois périodes dans lesquelles on divise tout son dé-
veloppement? Où a-t-on vu que la science avait été d'abord théo-
logique, puis métaphysique ; enfin, et seulement de nos jours, posi-
tive? En remontant aussi loin que nous le pouvons dans les temps
écoulés, qu'y a-t-il de théologique dans la poésie d'Homère? A l'au-
rore de la science, qui s'annonce avec Thaïes et Pythagore, six cents
ans environ avant notre ère, où est la théologie? Quel caractère ihéo-
logique a la théorie des nombres? Et les démonstrations de la géo-
métrie et le pressentiment du vrai système du monde, est-ce là
encore de la théologie? Du peu plus tard, est-ce par la théologie
que le père de la médecine est inspiré? Ses œuvres, que nous pos-
sédons, en portent-elles la moindre trace? Et les monumens his-
toriques d'Hérodote et de Thucydide sont-ils théologiques ou mé-
taphysiques aussi? Même le platonisme, issu de Socrate, est-il
théologique? — L'histoire naturel le d'Aristote, dans les trois grands
ouvrages qui la composent, sa politique, sa météorologie, sa psycho-
logie, sa morale, sa logique, sa métaphysique, ne sont-elles pas le
résultat et le fécond dépôt des observations les plus exactes et I-es
plus nombreuses? Ne renferment- elles pas un inappréciable trésor
de faits étudiés avec autant de discernement et de soin que peut en
avoir notre temps? On sait d'ailleurs comment la science s'est éclip-
sée avec la chute de l'empire romain, et comment elle s'est délivrée
peu à peu des ténèbres et des liens du moyen âge ; on sait aussi
qu'à sa glorieuse renaissance, elle n'a fait que reprendre la route
tracée et parcourue par l'antiquité; elle a renoué alors la chaîne des
âges. Depuis quatre cents ans, ses progrès sont immenses et d'un
éclat incomparable; mais, tout admirables qu'ils peuvent être, ils
ne sont que la continuation du labeur des ancêtres, un héritage in-
cessamment accru, que les siècles iuturs accroîtront encore, accu-
mulant sans fin des faits nouveaux, par les mêmes procédés dont les
siècles passés se sont servis. La seule différence, c'est que le nombre
des observateurs s'est augmenté prodigieusement, ainsi que les ac-
quisitions scientifiques ; la seule diiférence, c'est que les observa-
LA PHILOSOPHIE ET LES SCIENCES. M5
tiens sont mieu:î faites et de plus en plus méthodiques. Mais les trois
degrés, théologique, métaphysique, positif, n'ont rien de réel. Autant
vaudrait accuser M. Gomte d'être théologique, parce que, sur ses
derniers jours, il a imaginé une religion qui n'avait pas plus d'ave-
nir que le reste de son système. Cette théorie des trois périodes de
la science est particulièrement chère au positivisme, parce qu'il s'en
est fait un piédestal aux dépens de ce qui l'a précédé, et qu'il croit
se grandir en abaissant tout ce qui n'est pas lui. Positif, c'est le
vrai ; théologique et métaphysique, c'est le faux. Le positivisme est
tellement sa/tisfaiit de ses trois périodes qu'il les retrouve jusque dans
l'individu, tont aussi bien qTiie dans l'humanité. L'enfant commence
par être théologique, dans le peu qu'il sait ; jeune homme, il est à
l'état métaphysique ; adulte ou vieillard, il devient positiviste. De
tels rapprochemens sont-ils sérieux ?
Ce qui l'est peut-être davantage, c'est la classification des sciences ;
elle est considérée par M, Comte et son école comme le cœur et la
gloire d« sa doctrine. Celte tenlatire n'était pas précisément la
première de ce genre; on en trouverait le plus ancien germe dans
la république de Platon. Depuis Bacon , nos encyclopédistes du
xviTf siècle, et Anïpère, le physicien, avaient renouvelé l'épreuve,
sans beaucoup plus y réussir. Une classification des sciences est à
peu près impossible, comme l'échelle des êtres, à cause de la com-
plexité infinie de la nature ; on peut demander à Cuvier, après
Linné, combien une classification, même ti'ès imparfaite, rencontre
d'obstacles insuTmontables, non pas même pour la nature entière,
mais pour un seul de ses règnes, le règne animal, à ne mentionner
que celui-là. Quoi qu'il &n soit, M. Auguste Comte classe les sciences
selon que l^es faits qu'elles étudient sont plus ou moins généraux. Il
commeTice par les mathématiques, calcul, géométrie, mécanique
rationnelle; après les mathématiques, c'est l'astronomie, qui pré-
sente les faits les plus simples ; puis, la phj-sique ; après la phy-
sique, la chimie; après la chimie, la physiologie, et enfin la socio-
logie, ou physiologie sociale. Telles sont les sciences principales, au
nombre de six. Sel(!>n le positivisme, elles comprennent tout le sa-
voir possible.
Mais la philosophie, où est-elle dans tout cela? La philosophie,
répond le positivisme, consiste uniquement à condenser, pour cha-
cune des sciences, les généralités que l'esprit humain peut en ex-
traire ; l'ensemble de ces généralités, plus ou moins clairement dé-
duites, forme toute la philosophie. Quant à la science de l'esprit,
la psychologie faisant partie dé la physiologie, soit physique, soit
sociale, elle n'a pas de rang dans la série scientifique, loin d'avoir
le premier rang que lui assigne la philosophie vulgaire; tout au
31G REVUE DES DEUX MONDES.
plus lui ferait-on une petite place à part dans la physiologie, sous
le nom de psychophysiologie. Le moi pensant, auquel croit la méta-
physique, n'existe pas ; c'est le cerveau qui pense, ou, mieux encore,
le centre de l'encéphale, le mésocéphale, qui, chez les positivistes,
remplace la glande de Descartes. Il ne faut pas dire avec Descartes :
« Je pense, donc je suis ; » il faut dire : « Je sens, donc je suis. »
L'impression est le fait fondamental de toute science.
Pour M. Auguste Comte et ses partisans, voilà le comble de la
science ; il n'y a rien au-delà. Les sciences travaillent chacune spon-
tanément et sans méthode commune, dans leur domaine spécial ;
la philosophie vient recueillir, tant bien que mal, ce qu'elles ont
de plus général, c'est-à-dire de moins positif, puisque le positif,
c'est l'observation, et que les généralités ne sont, après tout, que
des abstractions plus ou moins hypothétiques et des inductions qui
ne sont pas infaillibles. Cependant cette classification, si incomplète,
passe par excellence pour l'œuvre philosophique du xix® siècle ; elle
a donné à la philosophie, nous assure-t-on, la méthode positive des
sciences, et aux sciences l'idée d'ensemble de la philosophie. M. Au-
guste Comte est venu terminer, après deux siècles, la révolution
inaugurée par Descartes. Plus grand même que lui, il a remplacé
définitivement la doctrine mécanique i)ar la doctrine positiviste ;
maintenant la révolution est close. La philosophie pourra toujours
recommencer ses inventaires, au fur et à mesure que les sciences
s'étendront par de nouvelles découvertes ; mais sa fonction ne chan-
gera plus ; désormais, elle sait ce qu'elle est tenue de faire, si elle
ne veut pas retourner à ses anciennes illusions, et retomber dans
les abîmes de la métaphysique et de la théologie.
Tout indépendant que croit être M. Comte, il adjoint prudem-
ment quelques autorités à la sienne ; il les emprunte à ce passé
tant déprécié, et il invoque Bacon, Descartes, Galilée, Newton, Cu-
vier même, dont il fait les précurseurs du positivisme. Il dédie son
livre à M. Fourier, le mathématicien, et à M. de Blainville. C'est là
se mettre certainement en excellente compagnie; mais cette com-
pagnie n'est pas tout à fait celle du positivisme, et l'on peut dou-
ter que cet hommage fût bien accueilli par ceux à qui il est adressé.
Bacon lui-même, quoiqu'il semble parfois incliner vers le positi-
visme, au sens oh l'a entendu M. Auguste Comte, répète souvent
que la métaphysique est la mère des sciences, en leur fournissant
tous leurs axiomes, et il ne se fait pas faute de respecter la théolo-
gie. Descartes, plus résolument encore que Bacon, dit que toutes
les autres sciences empruntent leurs principes à la philosophie; et
il craint si peu la métaphysique qu'il n'hésite pas à déclarer que
les raisons dont il se sert pour démontrer la vérité de sa méthode,
LA PHILOSOPHIE ET LES SCIENCES. 317
surpassent en certitude et en évidence les démonstrations de géo-
métrie. Bien plus, il dédie ses méditations métaphysiques à MM. les
doyens et docteurs de la sacrée faculté de théologie de Paris. New-
ton repousserait également l'honneur qu'on lui fait, en montrant le
scholie général qui termine le troisième livre des Principes mathé-
matiques de la philosophie naturelle, et où il proclame que le vrai
Dieu est un dieu vivant, intelligent et tout-puissant, au-dessus de
tout et absolument parfait. Galilée, Laplace, le Newton de notre
temps, et Cuvier, ne seraient pas embarrassés de faire des déclara-
tions non moins décisives. Peut-être le positivisme ne les accepte-
rait-il point ; mais quoi qu'en pense M. Auguste Comte, ces hommes
de génie ne sont pas ses patrons; ils ne sont pas avec lui en a op-
position évidente » contre l'esprit théologique et métaphysique.
Dans l'ancienne philosophie, la théorie des causes finales est celle
que le positivisme attaque avec le plus d'énergie et de persévé-
rance. Sur ce sujet scabreux, l'école positiviste se prononce avec
bien plus de décision que M. Claude Bernard. Ce n'est pas seule-
ment la cause suprême qu'elle écarte sans cependant oser la nier ,
mais sans l'affirmer non plus ; elle écarte, même les causes secondes,
quelles qu'elles soient ; elle prétend se borner à la constatation des
phénomènes et de leurs lois, qui n'ont point eu, à ce qu'il paraît,
de législateur pour les établir et qui se sont établies toutes seules.
Aristote avait proclamé hautement que la nature ne fait rien en
vain; et cette grande maxime a été répétée par la plupart des phi-
losophes : elle est d'accord avec toutes les religions et avec le sens
commun de l'humanité; elle est même d'accord avec la vraie science,
qui admire d'autant plus les phénomènes naturels qu'elle les con-
naît et les comprend mieux. Comme le dit Pascal : « L'esprit de
l'homme se lassera plus tôt de concevoir que la nature de fournir; »
ou, comme le dit Agassiz, qu'on peut écouter même après Pascal :
« La nature cache d'inépuisables richesses dans l'infinie variété de
ses trésors de beauté, d'ordre et d'intelligence. » Mais les positi-
vistes sont implacables contre la nature, ils n'y voient ni providence
ni sagesse; ils détestent une marâtre, qui répand le mal à profu-
sion. Ils laissent donc les causes finales à la métaphysique; elles
sont un instrument sans vertu; c'est un de ces problèmes que l'es-
prit humain s'était posés dans son enfance, et dont il continue à
poursuivre la solution par tradition et par simple habitude.
A ces déclamations pessimistes, on peut répondre que, sans les
causes finales, aboutissant à une cause souveraine, l'univers est
inintelligible; la science n'est plus qu'un amas de faits sans liaison
entre eux, et, pour nous, la nature demeure plongée dans la plus
profonde obscurité. Elle peut encore servir à nos besoins, comme
318 REVDE DES DEUX MONDES,
elle sert aux besoins des brutes ; elle ne dit plus rien à notre rai-
son ni à notre cœur.
C'est là cependant ce que le positivisme veut nous donner pour
le dernier mot de la science et de la philosophie ; il est impertur-
bablement convaincu d'avoir résolu l'énigme agitée, depuis plus de
deux raille ans, par tout ce qu'il y a de plus grand dans l'humanité.
Sa foi en lui-même est si robuste et si aveugle, qu'il se persuade
avoir changé de fond en comble les bases de la moralité, avec celles
des sciences, et qu'il invite l'Europe civilisée à recommencer toute
son éducation. Jusqu'à lui, tout a été ignorance et chaos; c'est lui
qui apporte enfin la lumière que les siècles antérieurs n'avaient
pas tronvôe. La classification des sciences répond à tout et doit
tout régénérer. Kant demandait, avec candeur, que les gouverne-
mens voulussent bien s'entendre pour inculquer le système de la
raison pure aux peuples, qu'elle seule pouvait instruire. Auguste
Comte ne présente pas une requête aussi naïve ; mais pour refaire
l'éducation et la moralité des peuples, le concours des gouverne-
mens et des souverains les mieux disposés ne serait pas de trop,
s'ils se prêtaient à cette croisade.
Ampère, le physicien, bien loin d'être l'adversaire de la philoso-
phie, comme Auguste Comte et Claude Bernard, a fait lui-même
de la psychologie et de la métaphysique spiritualistes ; mais, dans
sa classification des sciences, il a méconnu la place réelle que la
philosophie doit occuper. Il partage les sciences en deux règnes ou
groupes principaux : les sciences cosmologiques et les sciences
noologiques, c'est-à-dire sciences de la nature et sciences de l'es-
prit. Cette division était plus acceptable que celle de Bacon, adop-
tée par les encyclopédistes, ou que celle d'Auguste Comte. Mais
commencer l'étude des choses par l'univers et ne mettre l'intelli-
gence qu'en seconde ligne, c'est manquer gravement à la logique.
Bacon avait commis la même faute, en rangeant les sciences selon
l'ordre qu'il assignait aux facultés humaines: mémoire, imagina-
tion, raison; histoire, poésie, science ou philosophie. Ampère a
le tort de mettre aussi la philosophie au troisième rang, après les
mathématiques et la technologie, et de la laire suivre de l'ethno-
graphie. Il n'est pas plus heureux quand, abordant les sciences phi-
losophiques proprement dites, il les dispose dans l'ordre suivant:
psychographie, logique, méthodologie et idéogénie. A l'appui de
cette division, déjà peu rationnelle, il en établit une autre, encore
moins justifiable, dans la psychographie: ontothétique, théologie
naturelle, hyparctologie etthéodicée. Mais quelques critiques qu'on
puisse faire de ses bizarreries et de l'uniformité de ses dichotomies,
procédé défectueux emprunté au platonisme, Ampère s'est efforcé
LA PHILOSOPHIE ET LES SCIENCES. 319
de servir la philosophie ; il ne l'a pas repoussée ou détruite, avec
les physiologistes et les positivistes.
Il serait fastidieux de pousser plus loin cette nomenclature. A
Claude Bernard, à Auguste Comte, à Ampère lui-même, on joindrait
une foule de savans qui ont médit de la philosophie ou qui ne l'ont
pas bien comprise. De leur part, on ne doit peut-être pas attendre
ou exiger davantage. Mais que des philosophes aient attaqué la
philosophie, à laquelle d'ailleurs ils étaient sincèrement dévoués,
c'est ce dont on peut être surpris à bon droit. iNotre siècle en comp-
terait plus d'un exemple. Jouffroy, dans sa belle préface à la tra-
duction des œuvres de Thomas Reid, soutient que la philosophie
est une science dont l'idée n'est pas encore fixée. Tandis qu'il n'y
a qu'une physique, qu'une astronomie, il y a autant de philosophies
que de philosophes. Cette divergeijce vient de ce qu'on n'a qu'une
idée vague de la philosophie. Toujours confuse, elle ignore et
cherche encore quel est son objet, sa circonscription, sa méthode
et son critérium. Elle s'égare de système en système, sans pou-
voir s'arrêter à aucun. Aussi Jouftroy accorde-t-il aux Ecossais trois
mérites, entre tant d'autres : d'abord, ils ont prouvé par leurs écrits
qu'il y a une science de l'esprit humain ; en second heu, qu'il faut
commencer cette science par la psychologie ; et enfin, qu'il faut
modeler complètement les recherches philosophiques sur les re-
cherches physiques. A ce prix, la philosophie peut devenir une
science aussi régulière que toute autre. Mais ce qui a toujours
empêché ses progrès, c'est qu'elle s'est fait de fausses idées d'elle-
même; elle s'est flattée d'être une science à part et supérieure, une
science extraordinaire et unique. Il faut qu'elle rabatte de son or-
gueil ; la réserve qu'elle saura s'imposer recevra sa récompense
dans une stabilité et un succès que les sciences naturelles ont dès
longtemps conquis. Jouffroy, tout étranger qu'il peut être au po-
sitivisme, pense donc avec Auguste Comte que la philosophie est à
réformer entièrement; elle s'est trompée sur la roule qu'elle a
adoptée; il faut qu'elle en change. Certes, nous partageons l'estime
de Jouffroy pour les Écossais ; on ne saurait trop louer leurs études
aussi sages qu'utiles ; elles leur font le plus grand honneur. Mais
le respect et la reconnaissance dus aux Écossais n'empêchent pas
de les juger. Leur tentative a échoué dans ce qu'elle a de plus im-
portant aux yeux de Jouffroy ; ils n'ont pas assuré la place de la
philosophie à côté des sciences naturelles. Voilà plus d'un siècle
que Thomas Reid écrivait ses admirables Essais ; ils n'ont pas mo-
difié en quoi que ce soit la philosophie, qui est restée ce qu'elle
était avant lui.
Kant, sur leur trace, et, non moins qu'eux, adversaire déclaré du
320 REVCE DES DEUX MONDES.
scepticisme de Hume, s'était cru aussi en mesure de réformer la phi-
losophie, dont l'état lui semblait déplorable. Suivant lui, la métaphy-
sique n'a point été assez heureuse pour prendre le caractère d'une
science, quoiqu'elle soit la plus ancienne de toutes; elle n'a ja-
mais été dans le passé qu'un pur tâtonnement entre de simples
concepts. En ce point, la nature s'est montrée peu bienveillante en-
vers l'homme ; elle a affligé notre raison du soin infatigable de re-
chercher la certitude métaphysique, prise pour notre intérêt le plus
grand. Dans la révolution que Kant médite, il se propose d'imiter
Copernic. L'astronome a démontré le vrai système du monde en
faisant tourner la terre et les planètes autour du soleil, au lieu de
faire tourner le soleil autour de la terre immobile. Pourquoi ne pas
tenter la même inversion dans les problèmes métaphysiques? Jus-
qu'ici, l'on s'est figuré que notre savoir devait se régler sur les
objets; il faut essayer si l'on ne réussirait pas mieux en supposant
que les objets doivent se régler sur nos connaissances, au lieu de
nous les procurer. Tel est le but que Kant espérait atteindre par la
critique de la raison pure. L'entreprise pouvait sembler réalisable,
mais elle n'était que téméraire; il était impossible qu'elle réussît,
parce que le fondement en était ruineux. On ne pouvait critiquer
la raison que par la raison elle-même ; et, dès lors, comment la rai-
son qui critique aurait-elle eu plus d'autorité que la raison qui est
critiquée? De là, les erreurs de Kant, qui fait de l'espace et du temps
de simples formes de la raison ; de là aussi, toutes les consé-
quences désastreuses dont le criticisme a été le point de départ. II
était inévitable que l'idéalisme sortît du système de Kant ; entre ses
mains, l'idéalisme s'était tenu encore dans certaines bornes ; chez
ses élèves, il s'est déchaîné, dans toutes ses exagérations et ses
inextricables subtilités. Il en est résulté un affreux désordre, où
de puissans esprits ont jeté de très brillans éclairs; mais ces lueurs
éblouissantes et passagères n'ont fait qu'épaissir les ténèbres. La
philosophie en est sortie encore plus décriée qu'auparavant ; la mé-
taphysique, que Kant voulait réhabiliter, est tombée plus bas que
jamais dans la considération des hommes. Cette défaite bruyante
et irrémédiable n'a pas peu contribué à inspirer aux savans le dé-
dain dont ils ne se cachent pas. Les arguties ultra-scholastiques de
Kant et de ses successeurs les ont repoussés et dégoûtés. Appliqué
aux sciences, le kantisme est devenu ridicule, malgré sa^bonne foi
et les vastes monumens qu'il a élevés. Ces égaremens, du reste,
n'avaient rien de nouveau ; Descartes avait essayé, deux siècles au-
paravant, de les prévenir, « parce qu'il avait appris, dès le col-
lège, disait-il, qu'on ne saurait imaginer rien de si étrange et de si
peu croyable qui n'ait été dit par quelqu'un des philosophes. » L'AI-
LA PHILOSOPHIE ET LES SCIENCES. 321
lemagne philosophique ne semble pas avoir entendu l'avertissement,
quelque pratique qu'il eût été pour elle.
On le voit donc : savans et philosophes sont parfois d'accord pour
dénigrer la philosophie. Mais de nos jours, pour le dire en passant,
on a vu mieux encore. A la suite d'une révolution politique, l'auto-
rité a prêté son concours à des rancunes qu'on n'osait avouer, mais
qui n'en étaient pas moins vivaces. Elle a supprimé, dans les études
de la jeunesse, jusqu'au nom de la philosophie; les programmes
de nos lycées n'ont plus eu que des classes de logique. C'était
peut-être une réminiscence de la haine de Napoléon contre l'idéo-
logie. On aurait dit que les pouvoirs publics avaient les mêmes
ressentimens que M. Auguste Comte, et qu'ils auraient aimé avec
lui à eiFacer pour jamais un mot odieux. C'était aussi pour com-
plaire aux savans qui étaient les promoteurs de cette réforme, qu'on
appelait la bifurcation d'un nom aussi barbare que ses elfets. Il
parait même que des professeurs de philosophie s'étaient prêtés à
régleuienter ces exécutions, oublieux du jugement de Tacite sur les
empereurs, qui se figuraient, bien avant leurs copistes, qu'en brû-
lant des livres, on abolissait la conscience du genre humain.
Des cœurs fidèles à la philosophie se sont émus pour elle ; ils
l'ont crue menacée en voyant la conspiration des savans, des philo-
sophes et des gouvernemens ; peut-être même sont-ils allés, dans
leur sympathie, jusqu'à redouter un dépérissement fatal, si ce n'est
une mort définitive. Ces craintes honorent ceux qui les ont éprou-
vées, mais elles sont sans cause. Les titres de la philosophie sont
imprescriptibles. La pérennité que lui promettait Leibniz a bravé
de bien autres persécutions; la ciguë, les bûchers n'y peuvent
rien. Victor Cousin, remontant dans sa chaire, en avril 1828,
démontrait éloquemment, et pour toujours, que la philosophie ap-
partient à l'esprit humain ; elle subsistera aussi longtemps qu'il sub-
sistera lui-même. Entre les cinq idées essentielles qui le consti-
tuent, la philosophie est à la fois la plus haute et la plus nécessaire.
Elle représente le vrai, de même que la religion, avec le culte, re-
présente le saint, que l'art représente le beau, que l'état représente
le juste et cjue l'industrie représente l'utile. A un certain point de
vue, la vérité est encore plus indispensable que tout le reste. L'idée
du vrai pénètre et soutient les autres idées, qui lui sont soumises,
et qui y plongent leurs racines. L'utile, le juste, le beau, le saint
et le vrai, c'est là un faisceau qu'aucune force ne peut rompre; et
c'est le vrai qui en est le lien indestructible.
Qu'est-ce donc que la philosophie? Quels sont ses rapports avec
les sciences? En quoi en diffère-t-elle? En quoi leur ressemble-
t-elle ?
TOME LXXXIV. — 1887. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette question a pu longtemps paraître épineuse; cependant, grâce
aux enseignemens du passé et à toutes ses élaborations, la réponse
est aujourd'hui plus facile qu'on ne le suppose généralement. Pour
l'éclaircir, il faut interroger l'histoire avant tout, sans négliger non
plus de consulter l'état actuel, qui n'est pas moins instructif. L'école
positiviste convient qu'à l'origine toutes les sciences ont été culti-
vées simultanément par les mêmes esprits, et qu'elles formaient
alors une unité. 11 serait plus exact de dire qu'au début il n'y avait
qu'une seule science, enveloppant toutes les autres dans son sein ;
c'était un germe contenant en quelque sorte les fruits et les florai-
sons de l'avenir. Le premier coup d'œil jeté par l'homme sur le
monde où il est placé, n'a pu que lui révéler un ensemble; la vue
distincte des détails n'est venue que successivement. Ce regard
initiatem* n'a pas été moins clair que les suivans, bien qu'il s'adres-
sât à la totalité du phénomène, avant de s'adresser à ses parties.
Le tout, mille fois plus important que les élémens dont il est formé,
dut apparaître d'abord sous un aspect non pas confus, mais im-
mense. Si, plus tard, l'intelligence de l'homme a tenté d'analyser
les parties une à une, ce fut toujours pour comprendre cette to-
talité que l'impression primitive lui avait fait connaître, et qui reste
le constant objet de notre sollicitude. 11 n'a été donné à personne
d'assister à la naissance de l'humanité et à ses émotions priujor-
diales; mais, sur ce mystère, la raison peut se trouver d'accord avec
les légendes religieuses. L'homme a été doué d'un désir insatiable
de savoir, comme ^isîote le remarque dès la première ligne de
sa Métaphysique; et le spectacle que la science humaine ne cesse
de nous offrir confirme de jour en jour ces vénérables traditions.
L'homme ne renonce jamais à cette passion, qui lui est tout à la
fois si naturelle et si utile; on s'est trompé en lui en faisant un
crime, mais lui ne se trompe pas en s'y livrant. Eh bien! la philo-
sophie, c'est l'étude de l'ensemble; les sciences ne sont que l'étude
des parties diverses. Quand on considère les parties isolément, c'est
afin de les mieux observer ; mais les parties ne se comprennent
bien que par leur relation avec le tout; elles y sont attachées, ainsi
que les rameaux le sont au tronc de l'arbre qui les porte, quelque
nombreux qu'ils soient.
Voilà le rapport le plus général des sciences à la philosophie.
Mais ce rapport n'est pas le seul, il s'en faut bien. On ne tentera
pas ici une nouvelle définition de la philosophie, définition man-
quée trop souvent. C'est un simple fait historique qu'on rappelle
et qui ne peut être contesté. Le savoir humain a nécessairement
commencé comme on vient de le dire; et l'épanouissement de
toutes les branches du savoir, quelque large qu'il devienne, ne
peut altérer en rien cette reJation de la philosophie et des sciences ;
LA PHILOSOPHIE ET LES SCIENCES. 325
elle est à cette heure aussi étroite qu'elle l'a toujours été et qu'elle
le sera toujours. Il n'y a pas entre les sciences et la philosophie cet
antagonisme que Claude Bernard dénonçait avec tant d'amertume.
Entre elles, il n'y a aucune opposition absolue ; de part et d'autre,
c'est toujours le savoir. L'unique différence, c'est que l'objet du
savoir n'est plus le même. Par là s'explique encore l'erreur du
positivisme sur la nature de la philosophie. Des généralités sur les
mathéfnatiques, sur l'astronomie, sur la physique, la chimie, la
physiologie et la sociologie seront toujours, quelque exactes qu'on
puisse les faire, des mathématiques, seront toujours de l'astronomie
et le reste. Les six principales sciences du positivisme auraient
beau embrasser réellement tout le savoir permis à l'homme, la
science de l'ensemble manquerait encore. On n'a pas défini ce
qu'est le cercle quand on a défini ce que sont le diamètre, le
centre, les rayons, les arcs, les sinus et cosinus, en un mot toutes
les parties et les élémens du cercle. Même après ces définitions
limitées, et quoique l'idée du cercle soit impliquée dans toutes, le
cercle est encore à défiiiir. Oublier cette dernière définition, plus
compréhensive que toutes les autres, c'est ne faire les choses qu'à
moitié. Il en est de même pour la philosophie et les sciences. Les
notions que les sciences nous procurent ne sont que partielles ; la
notion totale est absente ; et, sans celle-là, les autres sont trop in-
complètes pour assouvir ce légitime besoin de connaître dont
l'homme se félicite, loin de s'en affliger avec Kant.
La j)hilosoph!e est donc un complément et un couronnement
nécessaire ; sans elle, le savoir humain serait décapité. Mais elle
fait pour les sciences, dont elle est le tronc, plus que les engen-
drer; elle les nourrit de la même manière que l'arbre fait vivre ses
rameaux. Toutes les sciences, sans aucune exception possible,
n'ont qu'un procédé; pour savoir les choses, il faut les observer,
quoique d'ailleurs on les observe plus ou moins bien. Mais l'esprit
humain, passionné pour le vrai, que fera-t-il afin de mieux assurer
ses pas et d'éviter, autant qu'il le peut, des chutes fâcheuses? Il
s'impjsera une règle de conduite dans l'usage de ses facultés. C'est
ce qu'on appelle la méthode, mot dont l'étymologie ne signifie que
cela. Mais à qui revient le soin de chercher la méthode, d'en fixer
les lois et d'en prescrire l'application? Évidemment, ce n'est à au-
cune des sciences particulières que ce devoir incombe. Si les ma-
thématiques, l'astronomie, la physique ou toute autre science
essaient d'étudier la théorie de la méthode, et si elles font acte de
législation à l'égard des autres sciences, elles cessent par cela
même d'être ce qu'elles sont ; elles manquent à leur fonction
propre, pour assumer une fonction qui leur est étrangère. Cette
324 REVUE DES DEUX MONDES.
usurpation nuit à la science, sortie de son domaine, et sert mal
au progrès. Plus d'un savant s'y est trompé, même avec le secours
du génie. Epris de l'étude à laquelle on se livre, on veut l'imposer
pour modèle à toutes les autres. Ainsi Laplace pour l'astronomie,
ainsi Guvier pour l'histoire naturelle, se sont laissé séduire. Pour
l'un, la méthode de l'astronomie, pour l'autre, la méthode de la
zoologie, est la seule méthode que les sciences devraient adopter;
c'est l'école de la vraie logique. A plus forte raison, les mathémati-
ciens sont-ils d'un pareil avis. Il est vrai que, pour soutenir leur
ambition, ils peuvent invoquer l'autorité de Pascal, un de leurs
maîtres, et le génie que l'on sait. Pascal avait cependant contribué
à la composition de la Logique de Port-Royal, et cette collaboration
aurait dû le retenir. Mais, bien que la revendication des mathéma-
tiques soit plus spécieuse que toute autre, elle n'est pas plus rece-
vable ; et quand les mathématiciens se hasardent sur le terrain de
la méthode, ils désertent le leur, où ils devraient demeurer.
La méthode, guide commun et instrument de toutes les sciences,
ne pouvant appartenir à aucune d'elles, revient à la science géné-
rale et ne peut revenir qu'à celle-là. C'est à elle qu'aboutit tout le
savoir; c'est à elle de le conduire dans toutes ses voies, aussi sage-
ment que le comporte l'infirmité humaine. La philosophie est donc
chargée de la méthode ; et, de fait, elle s'en est toujours occupée.
Socrate et Platon ont eu leur méthode; Aristote a eu la sienne,
qu'il a tracée presque aussi régulièrement que la traçait Descartes
quand il écrivait cet immortel Discours touchant la méthode pour
bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences.
Victor Cousin, après avoir établi que la philosophie n'est pas autre
chose que la réflexion en grand, ajoute qu'elle n'est guère qu'une
méthode, et qu'aucune vérité ne lui appartient peut-être exclusive-
ment. Cela est vrai, mais c'est un peu exagéré. La méthode n'est
pas toute la philosophie, parce qu'elle en relève. Descartes a
exposé les règles qu'il a suivies personnellement, sans vouloir
exiger que les autres les suivent. On peut en adopter de diffé-
rentes, bien que les siennes soient remplies de prudence.
Mais si les règles varient, l'obligation de la méthode ne varie
pas. C'est un nouveau rapport de la philosophie avec les sciences,
et un service qu'elle seule peut leur rendre. En le leur rendant,
elle n'entre pas dans le ménage de la science; c'est au contraire la
science qui entre dans le ménage de la philosophie, quand elle agite
incidemment une question capitale qui ne la concerne pas. Le re-
proche de Claude Bernard tombe de lui-même. Ceci ne veut pas
dire que le mathématicien, l'astronome, le chimiste, ne puissent
traiter de la méthode, s'ils le veulent ; mais alors ils doivent sa-
LA PHILOSOPHIE ET LES SCIENCES. 325
voir qu'ils ne font plus œuvre de chimie, d'astronomie, de mathé-
matiques, mais œuvre de philosophie. Cette excursion peut leur
être très profitable. La philosophie, loin de s'en plaindre, accueille
les nouveau-venus ; elle est heureuse de se les acquérir et de les
inspirer.
En fait de méthode, la philosophie est une science tout comme
une autre, usant elle-même assidûment des procédés qu'elle con-
seille à autrui. Mais ici s'élève une question délicate et ardue. Où
la philosophie trouve-t-elle les lois de la méthode? A quelle auto-
rité dominatrice et incontestable les emprunte-t-elle? Est-ce elle
qui les invente? C'est peu probable, puisqu'elle est la première à
s'y soumettre. Alors, à quelle source supérieure lui faut-il remon-
ter? Pour la plupart des hommes, c'est ici que l'obscurité com-
mence ; pour la philosophie, c'est ici que la lumière éclate : c'est
la raison qui confère à la méthode cette suprême autorité. Mais où
l'esprit entend-il les oracles de la raison? Grâces à Dieu, depuis
Descartes, on ne peut plus hésiter; c'est l'esprit qui, en se repliant
sur lui-même, trouve en lui les règles qu'il se prescrit et qui
s'étendent à tout. 11 est « le réceptacle des axiomes » qui doivent
gouverner tout le savoir et même toute la vie de l'homme. Bacon
l'avait dit; c'est Descartes qui l'a démontré, sans laisser désormais
de place un peu solide à aucune objection.
Descartes attache à la méthode plus d'importance que ne l'a
jamais lait aucun philosophe ni aucun savant. Peut-être même
va-t-il trop loin quand il avance que la méthode fait toute la diffé-
rence entre les hommes, attendu que la raison est tout entière en
chacun de nous. C'est être bien modeste, quand on a soi-même un
tel génie, de se mettre sur le niveau des autres mortels. Mais la
méthode n'a pas tant de vertu ; elle ne peut pas nous conférer une
puissance que nos facultés n'ont pas naturellement ; elle nous ap-
prend simplement à mieux user de celles que nous avons reçues.
Mécontent de la philosophie vulgaire, « qui ne donne que le moyen
de parler vraisemblablement de toutes choses et de se faire ad-
mirer des moins savans, » honteux des disputes oiseuses qu'elle
prolonge depuis plusieurs siècles, se défiant de la logique et même
des mathématiques, « Descartes ne veut bâtir que dans un fond qui
soit tout à lui; » il ne veut réformer que ses propres pensées, sans
rien demander à celles des autres. Or l'esprit ne peut avoir que deux
objets d'observation : lui-même ou le dehors, le moi et le non-
moi, le subjectif et l'objectif, selon le langage de l'école. Sans nier
le second terme. Descartes s'en tient au premier; et c'est exclusi-
sivement à l'esprit qu'il se confie. L'esprit peut mettre en doute
toutes choses, quelles qu'elles puissent être; mais il ne peut pas
320 REVUE DES DEUX MONDES.
douter de sa propre pensée, qui lui est plus présente, s'il est pos-
sible, que son existence môme. De là l'inébranlable axiome : « Je
pense, donc je suis. » Dans le fait de la pensée se saisissant elle-
même, il y a une clarté irrésistible et une évidence que le scep-
ticisme le plus audacieux, avec ses plus extravagantes supposi-
tions, ne peut obscurcir, puisque le scepticisme lui-même est bien
forcé de recourir à la pensée. Tout ce que l'esprit concevra aussi
clairement qu'il se conçoit lui-même sera vrai; ce qu'il ne verra
pas avec une égale évidence sera faux, ou tout au moins douteux.
D'où vient que les philosophes eux-mêmes ont en général si peu
compris la fécondité et la force invincible d'un tel principe? D'où
vient que bon nombre d'entre eux l'ont combattu, non pas seulement
au xvri" siècle, mais aussi dans le nôtre? Descartes a répondu vic-
torieusement à toutes les critiques de son temps, après les avoiir
provoquées de la part de ses amis. Les critiques actuelles n'ont pas
plus de valeur, et il n'y a point à s'en inquiéter davantage. L'axiome
cartésien, que chacun de nous peut vérifier à toute heure sur soi-
même, est ïfdiquid inroncusmm cherché par tous les systèmes
antérieurs, entrevu par quelques-uns, et oublié trop de fois par les
philosophes et les savans. C'est le fondement unique et resplendis-
sant de toute certitude ; car la certitude ne vient en définitive que
de l'incomparable évidence de ce premier fait, qui se répète inévi-
tablement, et sans exception possible, dans tous les faits de con-
naissance. A quelque objet extérieur que l'esprit s'applique, il s'aif-
firrae d'abord lui-mém:e par un acte de foi, qui d'ordinah'e est
inconscient, mais dont on peut toujours se rendre compte dès qu'on
le veut. La réflexion ne dépend absolument que de nous ; à tout
instant, l'esprit peut rentrer en lui-même et se prendre pour objet
de sa propre attention. C'est la réflexion ainsi pratiquée qui constitue
précisément le caractère distinclif du philosophe ; chaque homme
peut se le donner à son gré, parce que la faculté de conscience, si
ce n'est la raison, est la même dans tous les êtres humains. Com-
ment se faii-il alors qu'il y ait si peu de philosophes? Descartes
nous l'apprend : c'est que, « pour entendre ces raisonnemens, il
faut se détacher du commerce des sens, et qu'il ne se trouve pas
tant d'esprits dans le monde qui soient propres pour les spécula-
tions de la métaphysique que pour celles de la géométrie. » C'est
que le fait de conscience, comme le dit Bossuet, « se passe dans
un endroit de l'âme si profond et si retiré, que les sens n'en soup-
çonnent rien, tant il est éloigné de leur région. » C'est enfin, comme
le remarque Buflon, en commençant l'étude de la nature de l'homme,
qoe,« quelque intérêt que nous ayons à nous connaître nous-mêmes,
il nous arrive trop souvent de connaître mieux tout ce qui n'est
LA. PHILOSOPHIE ET LES SCIENCES. 327
pas nous. » Socrate avait obéi à l'oracle de Delphes : « Connais-toi
toi-même ; » et il avait recommandé le divin conseil à ses sembla-
bles, après l'avoir pratiqué jusqu'à la fin et au péril de sa vie. Des-
cartes, vingt siècles plus tard, a clos la question, en montrant le
foyer inextinguible où la lumière se concentre, et d'où elle jaillit
pour éclairer l'homme et l'univers. Descartes n'a peut-être pas in-
troduit l'esprit philosophique dans le monde moderne, ainsi qu'on
l'a dit, mais il Vj a tout au moins renouvelé.
A cet égard, les sciences doivent tout à la philosophie. Quoi-
qu'elles soient peu reconnaissantes envers elle, c'est pourtant de la
philosophie qu'elles tirent toute leur certitude, et, par conséquent,
toute leur puissance. Elles s'en rapportent spontanément au témoi-
gnage des sens, auxquels elles se fient, non sans motif, comme le
genre humain s'y abandonne, par un instinct naturel. Sans eux,
les sciences ne pourraient rien faire. Mais les sens ne sont pas in-
faillibles. Une réfutation qui les accable n'est pas à chercher bien
loin : l'astronomie, une des sciences les plus vénérées et les plus
sûres, leur donne le plus éclatant démenti, que Descartes a signalé
le premier. Le lever, le coucher du soleil, et sa marche dans les
vastes cieux, sont des faits quotidiens auxquels nos sens nous for-
cent de croire, mais que notre raison ne croit plus et qu'elle ne
pourra jamais croire de nouveau. Dans quelle mesure faut-il se fier
aux sens? Dans quelle mesure faut-il ΀s récuser? C'est la philoso-
phie seule qui l'enseigne aux sciences ; par elles-mêmes, elles ne
peuvent pas le savoir. Sans doute, le savant peut faire les décou-
vertes les plus belles et les plus utiles sans avoir examiné ce qu'est
l'instrument dont il se sert, quelle en est la nature et la portée.
Mais l'esprit humain a plus de souci; et, après bien des efforts, il
franchit toute la distance qui sépare le précepte socratique de
l'axiome cartésien. Arrivé à celte limite extrême, il s'y arrête, parce
qu'il ne saurait aller au-delà. Les sciences ne devraient pas en vou-
loir à la philosophie de les défendre contre le scepticisme, qui,
depuis iEnésidème jusqu'à Hume, n'a cessé de les attaquer. Rece-
voir de la philosophie le secret de la méthode et de la certitude,
est-ce donc si peu de chose qu'on puisse dédaigner de tels services?
N'en a-t-on pas toujours \e plus urgent besoin? Les sciences pour-
raient-elles les trouver ailleurs que dans la philosophie?
Voilà déjà bien des liens essentiels entre la philosophie et les
sciences. Sont-ce les seuls? N'y en a-t-il pas encore bien d'autres?
Outre la méthode et la certitude, les sciences ne font-elles pas à la
métaphysique des emprunts non moins indispensables? Quand la
science étudie les êtres que le monde des sens lui révèle, ne sup-
pose-t-elle pas toujours certaines conditions indéfectibles auxquelles
328 REVUE DES DEDX MONDES.
ces êtres sont tous soumis ? Indépendamment de leurs formes di-
verses et variables, n'y a-t-il pas dans chacun d'eux quelque chose
qui subsiste et qui les fait être ce qu'ils sont d'une manière per-
manente? N'est-ce pas ce qu'on appelle la substance? Tous les
êtres, en conservant leur substance, ne sont-ils pas placés dans un
temps et dans un espace? Substance, espace et temps sont des
idées absolument nécessaires aux sciences, qui les introduisent,
sans y prendre garde, dans tout ce qu'elles observent et dans tout
ce qu'elles décrivent. Qu'on dise avec Kant que ce sont là de sim-
ples concepts, qui sont dans notre raison, ou qu'on en admette la
réalité hors de nous, il n'importe guère. Quelque parti que l'on
prenne, il faut toujours analyser ces idées; il faut les approfondir
dans leur infmitude ; et comme les sciences spéciales ont un but
tout différent, c'est la métaphysique qui remplit cette lâche, pour
compléter Fœuvre de l'intelligence et de l'observation scientifiques.
Omettre cette analyse se conçoit de la part des sciences spéciales ;
mais c'est une lacune que l'esprit humain doit combler, attendu
que rien ne pourrait se comprendre sans ces conditions indispen-
sables et communes. De nos jours, elles n'excitent pas moins d'in-
térêt que du temps de Platon et d'Aristote. Pas plus que nos ancê-
tres, nous ne saurions les supprimer; et même, plus la science est
rigoureuse, moins elle doit penser à se priver de ce secours. 11 y a
bien d'autres idées que celles de l'espace, du temps et de la sub-
stance, dont la métaphysique doit se préoccuper au profit de la
science ; mais rappeler ces trois-là suffit ; si les autres sont encore
fort importantes, elles sont subalternes.
Méthode, certitude, substance, espace et durée, voilà par quelles
chaînes les sciences tiennent secrètement, mais indissolublement, à
la philosophie, et même à la métaphysique, tant redoutée. Parfois,
les sciences ont essayé entre elles, et en dehors de la philosophie,
d'autres alliances, qui semblaient plus pratiques et qui néanmoins
ont échoué. Ainsi, les sciences physiques, chimiques et naturelles
ont cherché à s'unir ; elles n'y ont pas réussi ; et quand elles ont
prétendu pousser leurs études un peu avant, elles sont arrivées à
des synthèses qui avaient le double inconvénient d'être partielles
et hypothétiques. C'est en poursuivant un dessein de ce genre que
Claude Bernard se hasardait à soumettre à une même loi le déve-
loppement des êtres animés et celui des minéraux. La chimie, sans
doute, peut être utile à la physiologie, comme les mathématiques
le sont à l'astronomie et à une foule de sciences ; mais dans cha-
cune des sciences particulières, il se trouve toujours quelques ques-
tions réservées qui ne peuvent être comprises par les sciences voi-
sines; et quand, de proche en proche, on parvient par la synthèse
LA PHILOSOPHIE ET LES SCIENCES. 329
d'une science aux principes qui la doivent sanctionner, on aperçoit
que ces principes sont du domaine de la philosophie. C'est à ce
centre qu'il faut toujours en revenir. Voilà comment on peut, avec
Aristote, définir la philosophie : la science des principes et des
causes. Parmi tant de définitions, celle-là est encore une des plus
exactes, tout en étant une des plus vieilles. Ce n'est pas Descartes,
non plus que Bacon, qui y contredirait. Le positivisme lui-même
est contraint d'avouer qu'il y a des principes logiques, tels que
celui-ci : l'effet ne peut pas contenir ce que la cause ne contient
pas; et « des dispositions morales innées qui règlent le gros de la
conduite. » Mais les positivistes ne nous disent pas comment nous
connaissons ces principes, qui sont tout ensemble la règle de nos
jugemens et la règle de nos actes. Descartes, tant blâmé, n'est pas
coupable d'une omission si peu philosophique.
C'est qu'en effet l'axiome cartésien est plus que scientifique, il
est éminemment moral ; pour s'en convaincre, il n'y aurait qu'à
voir les conséquences qui en sortent. Tout d'abord, l'esprit, en
s'affirmant lui-même, se sépare de ce qui n'est pas lui; il distingue
profondément l'âme du corps ; et, malgré leur intime union, il ne
peut plus les confondre. Ce principe a dans la science les suites les
plus considérables ; il l'empêche de se perdre dans le matérialisme,
vers lequel elle n'est que trop portée. Si les savans obéissaient
toujours à ce prudent avis, et s'ils se rendaient à cette évidence,
ils s'épargneraient bien des faux pas ; ils craindraient une inatten-
tion qui les mène aux plus regrettables erreurs. On n'attend pas de
la science qu'elle démontre l'immortalité de l'âme et qu'elle en
fournisse les preuves ; mais on peut lui demander de ne pas la nier
à la légère, et de vouloir bien, avant de se prononcer, peser les ar-
gumens tirés par Descartes de la nature de l'esprit.
Autre conséquence de même ordre, et non moins profitable aux
sciences. Descartes a rattaché directement l'idée de l'existence de
Dieu à notre propre existence. L'esprit ne peut pas rentrer un seul
moment en lui-même sans avoir le clair sentiment des bornes oii
il est renfermé. Partant de l'idée du fini qu il voit en lui, il ne se
comprend qu'à la condition de l'idée de l'infini, parce que le con-
traire suppose son contraire de toute nécessité, comme la sagesse
antique l'avait dès longtemps reconnu. Descartes, appuyé sur cette
invincible logique, ne balance pas à affu'mer que l'existence de
Dieu et l'existence de l'âme sont plus certaines que les choses du
dehors. C'est un mathématicien, c'est un savant qui parle ainsi.
Descendons avec le philosophe dans ces profondeurs et ces lumières
de la réflexion, et nous verrons que les preuves du dehors, quel-
que puissantes qu'elles soient encore, ne valent pas cette démon-
330 REVUE DES DEUX MONDES.
stration rationnelle. Certainement, on ftût bien de les invoquer, à
défaut de meilleures; mais celle qu'a donnée Descartes est la vraie.;
et, auprès de celle-là, toutes les autres pâlissent et s'effacent.
L'athéisme est un des plus funestes ég-aremens de la science ; la
philosophie peut le conjurer, si la science consent à l'écouter et à
rester dans ses attributions. Pas plus que pour l'immortalité de
l'âme, les sciences n'ont à se prononcer sur l'existence de Dieu ;
mais quand elles la nient, elles ne se trompent pas moins que quand,
à leur grand dommage, elles confondent la matière et l'esprit. Il
paraît bien que Laplace n'a pas tenu le propos qu'on lui prêle ; mais
il est parfaitement vrai que l'astronomie n'a point à s'occuper de
cette question. La réserve même du positivisme, qui ne veut ni
affirmer Dieu ni le nier, est louable, s'il ne s'agit que du devoir des
sciences spéciales ; mais la philosophie doit parler quand tout le
reste se tait; le silence qu'on prétendrait lui imposer ne serait qu'une
faiblesse de sa part. Si elle l'acceptait jamais, ce serait trahir la
cause de l'humanité.
Ajoutez que cette idée. de Tinfini, apparaissant à notre raison,
quand elle considère l'être fini que nous sommes, contient une so-
lennelle leçon. Qu'est-ce que l'homme en présence de l'être infini?
Qu'est-ce que la science humaine, toute vaste qu'elle est, en face
des phénomènes prodigieux et sans nombre qui la sollicitent et qui
dépassent si démesurément notre curiosité? Que sommes-nous dans
cette immensité où se perd notre esprit, aussi bien que notre exis-
tence éphémère? Sans aucun doute, la science est encore dans
l'homme ce qu'il a de plus fort et de plus réel ; mais qae les bornes
de la science sont étroites ! Que son cercle est restreint ! Ses con-
quêtes les plus glorieuses, que sont-elles auprès de toutes les con-
quêtes qu'elle peut rêver, mais qu'elle n'atteindra jamais? Socrate
avait coutume dédire que ce qu'il savait le mieux, c'est qu'il ne sa-
vait rien. Descartes avouait que tout ce qu'il avait appris n'était rien
en comparaison de ce qu'il ignorait. Qui peut se flatter d'être mieux
partagé que ces deux sages? Qui a le droit de ne pas ressentir
autant d'humilité? N'est-ce pas là un enseignement et un exemple
à l'usage de tous les temps? L'orgueil sied-il jamais à l'homme?
Les sciences peuvent être fières à juste titre de leurs progrès,
quand elles se rappellent leur point de départ et qu'elles voient où
elles en sont arrivées. Dans cette carrière, l'homme ne rencontre
que lui-même. Mais quand il porte ses regards vers l'infini ne
sent-il p;is que cette notion l'écrase et le réduit presque à un pur
néant? Pascal a bien raison de trouver que l'homme est plus noble
qae l'univers, parce que l'homme comprend l'univers et que l'uni-
vers ne comprend pas l'homme. M;iis, encore une fois, malgi-è
Li PHILOSOPHIE ET LES SCIENCES. 331
cette léo:itime noblesse, qu'est-ce que l'homme devant l'infini et
devant Dieu ? Il est bon que la philosophiie et les sciences fassent
de temps à autre ces réflexions salutaires, pour ne pas méconnaître,
comme elles le font quelquefois, îe véritable rôle de l'homme et
pour ne pas abdiquer le leur, en se substituant à Dieu. H s'est
trouvé des savans pour refaire le monde au lieu de l'étudier, et pour
être persuadés que si, à l'origine des choses, ils eussent pu être
consultés, elles seraient mieuz organisées qu'elles ne le sont au-
jourd'hui. Laissons-leur cette démence, qui heureusement n'est pas
contagieuse.
Dernière considération qui doit toucher les savans non moins que
les philosophes. €et esprit qui, en s'interrogeant lui-même dans
la conscience, y découvre les règles de la méthode, les fondemens
de la certitude, les notions essentielles de la nature des êtres, la
distinction de l'àme et de la matière, l'idée de l'infini et de Dieu,
y découvre encore des choses qui nous importent plus, s'il se peut.
N'est-ce pas, en effet, sur le théâtre de la conscience, dans le for
intérieur, que se passent les actes les plus admirables de la vie hu-
maine? Où la vertu, guidée par le libre arbitre et la volonté, puise-
t-elleses résolutions héroïques, ses dévoùmens, ses abnégations? Où
les martyrs puisent-ils leur enthousiasme et leur indomptaJ:)le cou-
rage? Où les poètes reçoivent-ils leurs inspirations? Où s'élaborent
les maximes de la morale éternelle? Où se font entendre les ordres
du devoir, cet « impératif catégorique » que Kant allait chercher
si loin quand il l'avait en lui-même et sous sa main? La science
peut-elle vouloir émaner d'une source plus haute et plus pure ?
iS'a-t-elIepas, elle aussi, ses héros et ses martyrs, quoi qu'elle en ait
moins que la philosophie? Si elle ne veut pas naître de ce saoc-
tuaire, comme en naissent la philosophie et la métaphysique, de
quelle nouvelle région de l'âme humaine pourra-t-elle venir?
-Maintenant peut-on insister pour savoir si la philosophie est une
science ? Peut-on encore lui opposer le succès des sciences natu-
relles et ses constans revers? A première vue, il paraîtrait bien
surprenant que la philosophie, qui procure aux sciences leur cer-
titude et leur méthode, ne fût pas elle-raêrae une science. Ce qu'elle
conquiert par l'étude de l'esprit est-il moins assuré, est-il moins
clair que ce que les sciences conquièrent en étudiant la nature?
JS'est-ce pas l'esprit qui fait la science? Sur les deux élémens qui la
composent, n'est-ce pas l'esprit qui est Téléraent invariable et con-
stant? L'élément extérieur change; l'élément intérieur ne change
pas. L'objet d'une science n'est jamais l'objet d'une autre science.
La physique, la chimie, les mathématiques, en un mot toutes les
sciences, ont des objets différens ; mais dans toutes sans distinction,
r
332 REVUE DES DEUX MONDES.
des plus relevées aux plus humbles, l'intelligence, qui étudie tour
à tour chacun de ces objets, reste identique ; c'est l'intelligence
qui crée la science, tandis que le phénomène extérieur n'en est que
l'occasion. Jouffroy reprochait à la philosophie d'ignorer encore quel
est son objet, sa circonscription, sa méthode et son critérium. Ne
peut-on pas répondre à Jouffroy : l'objet de la philosophie, c'est
l'étude de l'esprit par l'esprit, avec toutes les conséquences qu'il
peut déduire de la réflexion ; sa circonscription est celle de l'esprit,
qui peut embrasser tout; sa méthode est l'observation, que l'esprit
a le don d'employer d'abord à connaître ses facultés propres, avant
d'en faire la discipline obligée de toutes les sciences extérieures ;
enfin, le critérium de la philosophie, c'est l'évidence, dont l'esprit
est le seul juge, ainsi que Descartes l'a définitivement démontré?
Que peut-on exiger de plus ? Si ces titres ne sont pas scientifiques,
quelle science peut en présenter de plus authentiques que ceux-là?
C'est en vain qu'Auguste Comte nie l'observation intérieure ; elle
est tout aussi réelle, et l'on pourrait presque dire plus réelle que
l'observation du dehors.
Mais, dit-on, pourquoi la philosophie n'a-t-elle pas fait plus de
progrès quand les sciences naturelles en ont fait tant? Pourquoi
s'attarde-t-elle à enfanter tous ces systèmes qui ne naissent et ne
se succèdent que pour se renverser les uns les autres ? Cette ob-
jection a l'apparence d'être fort grave ; mais, au fond, elle ne l'est
pas. Trouve-t-on que la poésie ait fait beaucoup de progi'ès depuis
Homère ? Sur cette route que l'humanité a mis trente siècles à par-
courir, n'a-t-elle pas rencontré et admiré une foule de poètes à côté
du plus grand et du plus parfait de tous? Dieu nous garde de com-
parer la philosophie à la poésie : la philosophie est le domaine de la
raison, dans ce que la raison a de plus sévère et de plus fécond;
la poésie est le domaine attrayant et léger de l'imagination. Cepen-
dant, entre la poésie et la philosophie, il y a cette ressemblance que
l'une ne paraît pas avoir avancé plus que l'autre dans cette longue
carrière de trois mille ans. Virgile en est-il moins beau, parce que
son génie est autre que celui d'Homère, et que VÉmHde ne tient
pas à Y Iliade ? Le cartésianisme en est-il moins vrai, parce que le
platonisme l'a précédé ? Homère et Virgile ont charmé et charme-
ront à jamais tous les esprits assez délicats pour les goiiter ; Platon
et Descartes instruiront ceux qui se mettent à leur école et qui se
dévouent à ces austères méditations. C'est que la philosophie est
tout individuelle, ainsi que la poésie ; c'est leur point de contact,
malgré les différences frappantes qui les séparent.
Le philosophe interroge sa conscience: mais il ne peut pas in-
terroger de la même façon la conscience de ses semblables. Comme
LA PHILOSOPHIE ET LES SCIENCES. 333
Socrate, il ne peut qu'accoucher les autres intelligences, ou, comme
Descartes, leui* proposer son exemple. On ne saurait être en un
autre au même degré qu'on est en soi. C'est pour son propre compte
que l'individu pense ; il ne peut penser pour le compte d'autrui.
Quand il donne une expression à ses croyances, il ne parle qu'en
son nom personnel. Son témoignage sur lui-même, sur Dieu, sur
le monde et la nature, peut toujours être contesté par le témoi-
gnage contraire d'un observateur qui a vu les choses sous un autre
aspect, bien qu'il les ait vues par le même procédé et sur le même
théâtre. Les consciences ne varient pas moins que nos physiono-
mies ; nous avons tolis un visage composé des mêmes parties, et
cependant aucun de nous n'a la physionomie de ses voisins. Il en
est de même en philosophie. Les systèmes y sont plus ou moins
vrais, plus ou moins compréhensifs, plus ou moins conformes à la
réalité; mais ils ont tous le tort, ou l'avantage, d'être individuels.
C'est de là que vient la faiblesse de la philosophie, qu'on lui a si
souvent objectée ; mais de là aussi sa grandeur, composée surtout
d'indépendance et de raison.
Les sciences ayant nécessairement un objet extérieur, matériel
et sensible, qui ne varie pas, elles peuvent ajouter sans cesse
des faits nouveaux à des faits antérieurement observés; elles amon-
cellent leurs richesses, et elles finissent par les porter au point où
nous les voyons et les admirons à cette heure. C'est une gloire que
personne ne peut leur refuser. Elles ne s'arrêteront même pas là,
et elles ont le droit de compter sur un avenir non moins brillant
que leur passé. Elles peuvent se promettre des conquêtes de plus
en plus belles, et le gage de ces fermes espérances, ce sont les mer-
veilles qu'elles réalisent chaque jour sous nos yeux. La philosophie
ne saurait prétendre à une pareille fortune. Les systèmes qu'elle pro-
duit ne se joignent pas aux systèmes précédens; ils se succèdent
sans s'accumuler et s'unir, pas plus que les chefs-d'œuvre de la poé-
sie. Cette inconsistance n'enlève à la philosophie quoi que ce soit de
sa puissance et de son utilité. Seulement, son influence et son ac-
tion ne sont pas celles des sciences ; et elles s'exercent tout autre-
ment. Il semble donc qu'il y a dans les sciences une stabilité dont
la philosophie ne jouit pas. Pourtant, que les sciences ne se hâtent
pas de triompher ; elles aussi ont eu, et elles auront toujours, leurs
systèmes, presque aussi mobiles que ceux de la philosophie; elles
subissent la loi commune. La physiologie de Claude Bernard n'est
pas celle de Haller. La chimie de notre temps n'est plus celle de La-
voisier. Si la mobilité scientifique est moins grande, c'est que le
champ d'études pour chaque science est plus étroit, tandis que le
champ de la philosophie est sans bornes, comme les objets qu'elle
\
334 REVUE DES DEDX MONDES.
cherche à s'exph'quer. Les sciences doivent en outre se dire que,
placées devant l'infini, chacune dans leur sphère, elles ne répuise-
ront pas; l'analyse, poussée aussi loin qu'on voudra, ne verra ja-
mais le terme éternellement poursuivi et éternellement inaccessible.
La sience ne désespère pas cependant ; pourquoi la philosophie se
découragerait-elle? De loin en loin, des sciences nouvelles surgis-
sent; ce qui prouve bien que la science n'est pas complète. Ces
éclosions, que les deux derniers siècles ont vues se multiplier, ne
cesseront jamais. La géologie, la chimie, l'électricité, le magnétisme,
la paléontologie sont d'hier; à des symptômes non douteux, on sent
que bien d'autres sciences sont à l'état d'incubation et qu'elles ne
tarderont pas à naître. Pour les sciences, l'analyse ne sera donc ja-
mais achevée, pas plus que la synthèse ne l'est pour la philosophie.
Si l'une est à critiquer, l'autre ne l'est pas moins.
Si l'on pèse ces considérations, on doit comprendre comment la
philosophie ne saurait devenir une science naturelle. Le conseil qu'on
lui donne pour qu'elle se réforme est inspiré peut-être par une sin-
cère sympathie et par une sorte de regret bienveillant, mais il est
absolument impraticable. Les tentatives faites à plusieurs reprises
ont avorté, et elles ne pouvaient pas obtenir un résultat meilleur.
Les Écossais, si sensés, si attentifs, si persévérans, vont perdu leur
peine; personne ne peut espérer d'être plus henreux, parce que per-
sonne ne méritera davantage de l'être. A regarder l'objet propre de
la philosophie et l'objet des sciences naiurelles, on voit que l'as-
similation est impossible; autant vaudrait songer à supprimer la
synthèse au profit de l'analyse, ou l'analyse au profit de la synthèse.
La philosophie, c'est la liberté, parce qu'elle ne s'adresse qu'à l'es-
prit; la science est soumise à la nécessité, parce qu'elle s'adresse
à la nature, où rien ne dépend de l'homme. L'esprit se dirige comme
il le veut; la science doit s'astreindre docilement à. l'étude de phé-
nomènes qui ne changent pas. Les faits sensibles peuvent être vé-
rifiés à tout instant par un observateur nouveau, parce qu'ils sont
immuables et qu'il.-; restent ce qu'ils sont. Mais les faits de con-
science ne peuvent être connus que par celui qui les porte en lui-
même ; ils sont insaisissables à tout autre. Sur des objets tels que
l'esprit, l'univers et Dieu, il ne peut y avoir que des opinions irdi-
viduelles et aljsoluraent libres. Si jamais la philosophie arrivait à
l'état de science naturelle, elle imposerait bientôt aux intelligences
un Credo et un catéchisme. Des philosophes ont, à bonne intention,
couru cette aventure ; on sait avec quel ridicule. C'est qu'alors la phi-
losophie, s'oubliant elle-même, passe à l'état de religion ; en d'autres
termes, elle se suicide. Est-ce à cela qu'on la convie, quand on lui
souhaite de devenir une science telle que toutes les autres? N'est-ce
LA. PHILOSOPHIE ET LES SCIEISCES. 335
pas la méconnaître absolument? C'est peut-être à Newton qu'il fau-
drait faire remonter l'équivoque. Mais le grand astronome, en in-
titulant son ouvrage : Principes mothcmatiques de la philosophie
naturelle ne songeait, guère à transformer l'anti ]ue philosophie; il
restreignait la philosophie naturelle à l'astronomie et à quelques
autres sciences analogues, comme le font encore bien des écrivains
anglais ; il ne pensait pas à provoquer une révolution, qu'on a tentée
plus tard, et qu'il aurait, dans sa piété, certainement désavouée.
Si la philosophie ne peut pas prendre place parmi les sciences
naturelles, elle n'est pas non plus une science unique et à part;
elle ressemble au reste des sciences, en ce qu'elle vit comme elles
d'observations et d'inductions. On l'a blâmée d'une prétention et
d'une vanité qu'elle n'a pas. La seule différence qui puisse l'isoler
est, non pas en elle-même, mais dans les objets qu'elle étudie. Ces
objets ne peuvent être comparés à aucun des autres objets, parce
qu'ils sont les plus grands et qu'ils comprennent tous les autres.
Qu'y a-t-il au-dessus de Dieu, de la nature et de l'esprit? Est-il rien
de plus nécessaire pour notre intelligence que de sonder les mj^s-
tères que ces trois mots recèlent? Est-il rien de plus pratique pour
la conduite de la vie et pour l'explication de notre destinée, pour
les sociétés et pour les individus? La religion tâche de les inter-
préter, et même quelquefois d'en retenir le monopole par la force,
tant l'humanité est jalouse de la solution ! La philosophie n'a point
à combattre la religion ; elle serait tentée plutôt de la défendre,
quoique souvent persécutée par ceux qui la représentent. Mais elle
ne suit pas la religion comme la suivent les nations , parce que
son procédé est tout autre, et que la raison, si elle peut s'accorder
sur certains points avec la foi , ne peut jamais se confondre avec
elle, malgré ce que Leibniz en a pensé. La foi s'en remet au témoi-
gnage et à l'autorité; la raison ne s'en remet qu'à elle seule. Elle
cesserait d'être ce qu'elle est, si elle abdiquait son indépendance
en quel [ue mesure que ce fût. Elle n'en a pas moins d'affectueuse
vénération pour la religion, dont le but est le même que le sien,
quoique la religion y arrive par une voie moins sûre.
De cette conformité d'objet sort une conséquence toute naturelle :
c'est que la philosophie reçoit, dans l'estime des hommes, quelque
chose de leur respect pour la religion. Ce n'est pas aux ministres du
culte, ce n'est pas aux philosophes que s'adresse cet hommage; il
s'adresse aux problèmes que la religion et la philosophie ont à ré-
soudre, chacune à leur point de vue. Ces problèmes sont si graves,
ils intéressent si essentiellement l'humanité, qu'elle ne saurait les
entourer de trop de solennité. Leur grandeur majestueuse se reflète
en partie jusque sur ceux qui en gardent le dépôt, sacré ou pro-
o
36 REVUE DES DEUX MONDES.
fane. Placer la philosophie à cette hauteur, est-ce la sarfaire? Est-ce
lui demander plus qu'elle ne peut donner? Est-ce se méprendre sur
sa vraie fonction à l'égard des sciences, et même à l'égard des so-
ciétés? S'il pouvait subsister en ceci le moindre doute, il suffirait,
pour le dissiper, de recourir au passé et de voir la place que la phi-
losophie y a toujours remplie. La voix des siècles nous répond et
nous prouve que la philosophie est apparue à nos ancêtres les plus
éclairés telle que nous la concevons à notre tour. C'est à la Grèce
d'abord de nous dire ce qu'elle en a pensé. La Grèce est le peuple
philosophique par excellence. Dans les conditions où elle a vécu, la
philosophie lui a tenu lieu de religion, à côté et au-dessus de la my-
thologie populaire.
Pythagore, Platon, Aristote, peuvent nous sembler bien anciens,
peut-être même bien surannés ; mais la vérité ne vieillit pas ; et
puisque ces puissans esprits l'ont découverte, elle est à notre usage
aussi bien qu'au leur. Qu'importe si les œuvres de Pythagore ne
sont pas parvenues jusqu'à nous? N'est-ce pas lui qui a inventé ce
noble mot de philosophie, où sont contenues tant de choses? En
faut -il davantage pour signaler celui qui le prononça le premier à
l'attention et à la gratitude de ses successeurs? Selon Pythagore,
toutes les occupations des hommes en société peuvent se ranger
sous trois classes : ou les hommes songent à leurs intérêts, ou ils
se passionnent pour la gloire et le bruit qu'elle fait, ou enfin ils
se contentent de contempler le spectacle magnifique de l'univers,
sans lui rien demander que de le comprendre; « car rien n'est plus
beau que la vue du ciel et des astres qui s'y meuvent, pourvu
qu'en admirant l'ordre qui les régit on remonte à leur principe,
que la raison seule peut concevoir. » Ces contemplateurs de l'uni-
vers, ce sont les philosophes, les amis de la sagesse. Entre les
destinées humaines, la leur est la plus enviable de toutes, malgré
la richesse des uns ou la renommée des autres.
Telle est, six siècles avant l'ère chrétienne, l'idée de la philo-
sophie ; très simple, mais exacte, comme il convenait à ces temps
reculés et au début d'une race aussi intelligente.
Dans Platon, cette idée est déjà beaucoup moins vague. Pour lui,
la philosophie est la première des sciences, parce qu'elle remonte
à l'essence des êtres, en sachant la discerner sous leurs appa-
rences matérielles et passagères. Il donne à cette science supé-
rieure une méthode par la dialectique. Mais beaucoup plus pra-
tique qu'on ne le suppose ordinairement, Platon s'applique à former
des philosophes bien plutôt qu'à définir la philosophie. Il apprend
aux chefs d'état quelles sont les qualités et les vertus qu'annoncent
dès l'enfance ces natures heureuses, amies du vrai, pleines d'hor-
LA. PiilLOSOPHIE ET LES SCIEiNCES. 337
reur pour le mensonge, insatiables d'apprendre et apprenant faci-
lement, désintéressées dans leur modération, leur douceur et leur
magnanimité. C'est qu'avant tout Platon, en bon citoyen, songe au
bien public, et que, par l'éducation des natures philosophiques, il
voudrait préparer pour la société des guides capables de la bien
gouverner un jour et de faire son bonheur. On s'est beaucoup
raillé de ce rêve platonicien; mais la raillerie paraît bien déplacée
quand on songe a-jx règnes d'Antonin le Pieux et de Marc-Aurèle.
Il n'est que trop réel que la félicité des peuples est en proportion
de la sagesse de ceux qui les gouvernent. Les sages sont partout
fort rares; ils le sont plus encore à la tête du pouvoir. Du reste,
Platon ne se trompe pas sur le sort qui attend les philosophes dans
leurs relations avec le reste des hommes ; et l'exemple de son
maître, Socrate, pouvait lui faire voir jusqu'où vont parfois l'igno-
rance, l'envie et l'iniquité contre les plus innocens.
Avec Aristote, la philosophie est constituée dans toute sa force ;
elle connaît tous ses devoirs, presque aussi clairement qu'avec
Descartes, deux mille ans après lui. Père et organisateur de la
métaphysique, il en marque le caractère en traits ineiïaçables.
« A la diftérence des autres arts, dit-il, la science des premiers
principes et des causes n'a pas un objet directement pratique ; c'est
là ce qu'atteste l'exemple des plus anciens philosophes. A l'origine,
comme aujourd'hui, c'est l'étonnement et l'admiration qui condui-
sirent les hommes à la philosophie. Entre les phénomènes qu'ils ne
pouvaient comprendre, leur attention, frappée de surprise, s'arrêta
tout d'abord à ceux qui étaient le plus à leur portée; et, s' avan-
çant peu à peu dans cette voie, ils dirigèrent leurs doutes et leur
examen sur des phénomènes de plus en plus nombreux. C'est ainsi
qu'ils s'occupèrent des phases de la lune, du mouvement du soleil
et des astres, et même de la formation de l'univers. Si donc c'est
pour dissiper leur ignorance que les hommes ont cherché à faire
de la philosophie, il est évident qu'ils ne cultivèrent si ardemmen
cette science que pour savoir les choses, et non pour en tirer le
moindre profit matériel. En effet, cette science est, entre toutes, la
seule qui soit vraiment libre, puisqu'elle est la seule qui n'ait abso
lument d'autre objet qu'elle-même. C'est la plus divine des sciences,
et les dieux pourraient l'envier aux mortels, si les dieux étaient
accessibles à un sentiment de jalousie. Les autres sciences peuvent
être plus nécessaires que la philosophie ; il n'en est pas une qui
soit au-dessus d'elle. »
Aristote dit encore, en comparant l'étude des choses éternelles
et celle des choses périssables : « Dans quelque faible mesure que
nous puissions atteindre et toucher aux choses éternelles, le peu
TOME LXXXIV. — 1887. 22
338 . BEVUE DES DEDX MONDES.
:qu'il nous est donné d'en apprendre nous cause, grâce à la subli-
mité de ce savoir, bien plus de plaisir que tout ce qui nous envi-
ronne, de même que, pour les personnes que nous aimons, la vue
du moindre et du plus insignifiant objet nous est mille fois plus
douce que la vue prolongée des objets les plus variés et les plus
beaux. » Aussi, avec quel enthousiasme, avec quels ravissemens
inattendus, le fondateur de la logique, de la rsychologie, de la
météorologie, de la science politique, de l'histoire naturelle et de
tant d'autres sciences, ne vante-t-il pas les inexprimables jouis-
sances que nous procure la contemplation de la nature, où rieri
n'est à négliger, parce que tout y resplendit de puissance, de sa-
gesse et de beauté ! Mais Aristote ne se contente pas d'admirer la
nature; il enseigne le moyen de la connaître. Ce moyen unique,
c'est l'observation des faits, première loi de la méthode ; il l'a lui-
même toujours pratiquée, et il la recommande magistralemeut à
toutes les sciences, qui doivent y restera jamais fidèles. Bacon,
au xvii^ siècle, ne faisait donc que répéter Aristote ; Bacon n'inven-
tait rien, et surtout il n'apportait pas à l'esprit humain le nouvel
organe qu'il lui promettait.
Après Aristote, après Platon, après Pythagore, parlant au nom
de la Grèce, Sénèque, qui peut parler au nom de Rome, s'exprime
à peu près comme eux : « Ce que la philosophie, dit-il, a de plus
grand et de plus estimable, c'est que la divinité n'en a donné na-
turellement la connaissance à personne ; mais elle a accordé à tout
le monde la faculté de l'acquérir ; on ne la doit qu'à soi-même, on
ne l'emprunte pas d'un autre. Si c'est aux dieux immortels que
nous devons la vie, c'est à la philosophie que nous devons de savoir
employer la vie comme il convient. La sagesse en est le fruit et la
' récompense. »
Après de tels enseignemens reçus des anciens, que restait-il à
faire, si ce'in'estce qu'a fait Descartes? C'était de montrer à l'es-
prit'humain, replié sur lui-même, les trésors qu'il 'renferme, et lui
indiquer la voie qu'il doit suivre pour marcher du pas le plus
assuré et le plus fécond. Dascartes ne veut pas faire de la science
un métier pour le soulagement de sa fortune; mais avant de se
livrer sans retour à ses études solitaires, il parcourt le monde, où,
pendant neuf années, « il roule çà et là, » ainsi qu'il nous le dit lui-
même, observant les choses sans s'y mêler plus que ne le ferait
un disciple attardé du pj1,hagorisme. Désormais la philosophie,
sans jurer sur la parole d'un maître, et tout en conservant sa pleine
indépendance, doit se mettre à l'école de Descartes, parce que
c'est l'école de la vérité. On s'égare dans la mesure où l'on s'en
éloigne. iNotre siècle agité a vu des philosophes se faire gloire de
LA. PHILOSOPHIE ET LES SCIENCES. 339
secouer un joug tiitélaii'e. Cet aveuglement a été châtié par des
chutes inévitables, qui peut-être ne préviendront pas de nouvelles
témérités ; celles de Spinoza n'ont pas manqué d'imitateurs. Quant
à nous, écoutons doublement Descartes lorsqu'il nous affirme, en
philosophe et en juge expérimenté des choses sociales, « qu'il re-
çoit une extrême satisfaction des progrès que sa méthode lui a fait
faire dans la recherche de la vérité, et que si, entre les occupa-
tions des hommes, purement hommes, il y en a quelqu'une qui
soit solidement bonne et importante, il ose croire que c'est celle
qu'il a choisie. »
Si l'esquisse qu'on vient de tracer n'est pas inexacte, si le passé
de la philosophie, sa nature et sa relation avec les sciences, sont
tels qu'on les a exposés, quel sérieux dissentiment peut subsister
entre la philosophie et la science de nos jours? Les sciences n'ont-
elles pas besoin de la philosophie toutes les fois qu'elles veulent
scruter les principes sur lesquels elles reposent? La philosophie ne
doit-elle pas toujours emprunter les matériaux de ses synthèses
aux sciences particulières? Qa'y a-t-il de changé? Rien, absolument
rien, non pas seulement depuis Descartes, mais depuis l'antiquité,
notre vénérable aïeule. Ce n'est donc qu'un malentendu entre la
science contemporaine et la philosophie. Par la nature même des
choses, ce malentendu ne saurait être définitif, mais il peut durer
longtemps. La philosophie, mère des sciences plutôt que leur soeur,
comme le supposait Giaude Bernard, n'a rien à craindre, et elle ne
peut pas périr; mais elle peut souffrir des éclipses plus ou moins
prolongées. Le spiritualisme cartésien est la vérité même, et tout
sysième qui ne l'admet pas, ou qui le contredit, est condamné à
être faux et même dangereux, soit pour la conduite de l'intelli-
gence, soit pour l'ordre social. Mais malgré l'éclat que le spiritua-
lisme a jeté, quand l'éloquence de Victor Cousin l'interprétait, voilà
soixante ans, il n'a pas persuadé le xix* siècle, qu'entraînent en
sens contraire une foule de causes qui ne regardent plus la philo-
sophie. C'est dans le siècle précédent que cette tendance l'egret--
table s'est manifestée ; elle s'est fortifiée de plus en plus, malgré
des résistances venues de côtés divers. Aujourd'hui, elle domine
dans les sciences, et l'on n'entrevoit pas de motif pour que cette
aberration cesse de sitôt. On nous permettra de plaindre notre
siècle, sans désespérer de l'avenir. La philosophie a traversé des
temps plus durs; étant ce qu'elle est et ne redoutant pas d'être
jamais dépossédée, elle se résigne sans peine à être moins en hon-
neur; elle se passe d'une vogue qu'elle n'a jamais ambitionnée et
qui pourrait la compromettre, en l'enivrant, comme il est arrivé
au xviii® siècle, père et corrupteur du nôtre.
3iO REVUE DES DEUX MOIN DE .
Actuellement, dans le monde entier, aussi bien que chez nous, les
sciences obéissent au mouvement qui les emporte, et qui ne laisse
pas que d'être périlleux pour elles. Pendant plus de deux siècles
après la renaissance, les lettres seules avaient été cultivées et hono-
rées, les sciences étaient restées presque en oubli et en sous-ordre.
Bacon fat un des premiers à pressentir leur prochain triomphe,
suite de la diffusion des lumières depuis la découverte de l'im-
primerie. Le De migmentis et V bntauraiio magna n'ont pas un
autre sens ; et cette aspiration généreuse fit la fortune de ces deux
ouvrages, d'ailleurs si loin de tenir leurs promesses. En eux-mêmes,
ils étaient insuffisans ; mais ils annonçaient, dans le style le plus bril-
lant, l'avènement d'une puissance nouvelle. Les sciences allaient
entrer en scène, à côté des lettres, et les remplacer, si elles le
pouvaient. C'est donc une sorte de revanche que les sciences con-
tinuent à poursuivre de nos jours. Dans la lutte, la philosophie n'a
pas été moins maltraitée que les lettres ; elle partage la défaveur
qui les atteint. Elle ne s'en étonne ni ne s'en émeut. Les lettres
sont une œuvre purement humaine ; elles ne demandent presque
rien au dehors ; elles viennent de l'esprit et ne s'adressent qu'à l'es-
prit. La philosophie ne fait guère autre chose, si ce n'est qu'elle
substitue la raison à l'imagination et à la sensibilité. Le destin des
lettres et le sien sont semblables , et elle tient à ne s'en pas sépa-
rer. Elle attendra patiemment la réaction, qui est inévitable. Quand
le monde se sera saturé de science, il verra ce qui lui manque, et
il reviendra aux lettres et à la philosophie, qui donnent aux sciences
leur forme et leur base. Mais ces oscillations de l'intelligence chez
les nations les plus civilisées peuvent être fort lentes. Des périodes
d'obscurcissement succèdent à des périodes de lumière. Après la
Grèce et Rome surviennent les ténèbres que le moyen âge a eu tant
de peine à vaincre. D'aussi funestes cataclysmes ne sont plus à re-
douter; mais ce qui est toujours possible, c'est la prédominance
d'un des élémens de l'esprit sur l'autre élément, relégué dans
l'ombre. Aujourd'hui, l'esprit est surtout occupé des choses exté-
rieures, et il néglige celles du dedans. On peut, sans être trop sé-
vère, trouver que c'est là un abaissement; mais chez les peuples
Comme chez les individus, l'esprit peut être opprimé par la ma-
tière, bien que cette déchéance ne soit jamais que transitoire.
Deux dangers principaux menacent les sciences : d'abord, une
analyse poussée à l'excès; et, d'autre part, une recherche trop
assidue des applications pratiques. Ces deux déviations, également
fréquentes, peuvent fausser la science en la détournant de son but.
L'immensité des détails est un poids accablant ; le nombre en aug-
mente incessamment , et déjà il est presque incalculable. Il n'est
LA PHILOSOPHIE ET LES SCIENCES. 341
pas une branche de l'histoire naturelle qui ne se développe sans
fin à mesure qu'on la cultive. Un savant peut consumer son exis-
tence entière dans l'histoire d'une seule espèce d'insectes. La pré-
diction de Pascal se réalise, et la nature se lasse de fournir encore
moins que l'homme ne se lasse de l'étudier. L'infini de petitess
n'est pas plus épuisable que l'infini de grandeur. Sans doute, on ne
saurait blâmer une légitime curiosité, même ainsi bornée ; peut-
être même les limites étroites dans lesquelles elle se renferme
assurent-elles aux résultats obtenus plus de précision et d'exacti-
tude. L'analyse, portée aussi loin qu'on le peut, est une des règles
les plus utiles de la méthode cartésienne. Mais ces travaux, par trop
minutieux, gênent la science plus qu'ils ne la secondent. Le posi-
tivisme lui-même a cru devoir s'en inquiéter ; et les synthèses
d'Auguste Comte n'avaient été tentées que dans cette intention ;
il voulait résumer en de brèves généralités chacune des six sciences
entre lesquelles il divisait tout le savoir humain. Comte a échoué
dans une entreprise qui dépassait ses forces, et qui, en outre, man-
quait d'un fondement assez solide. Mais la pensée n'en est pas
moins juste, l'exécution seule a failli, comme pour le Cosmos de
de Humboldt. Ce besoin de synthèse partielle est tellement réel
que toutes les sciences, chacune dans leur domaine spécial, s'effor-
cent spontanément de le satisfaire. Quand les observations accumu-
lées paraissent assez multipliées, on tâche de les condenser en les
généralisant, afin de les mieux comprendre. C'est ainsi qu'on a été
amené à faire la philosophie de l'histoire, la philosophie de la chi-
mie, la philosophie de la zoologie, la philosophie de la nature, la
philosophie des mathématiques, etc. Ce n'est plus là de la philo-
sophie proprement dite ; mais dans la circonscription de chaque
science isolée, l'esprit éprouve, à un certain moment, le même
désir qui le pousse à embrasser l'ensemble des choses par la phi-
losophie première, par la philosophie véritable. Il n'y a pas d'autre
barrière à opposer à ces analyses exagérées. C'est à la science de se
corriger elle-même de ce défaut, dès qu'elle sent le mal.
Le second danger est beaucoup plus sérieux; il est moins facile
de le conjurer. Sans doute, on ne saurait avoir trop de louange et
d'estime pour la science assurant à l'industrie, sous toutes ses for-
mes, ses progrès les plus réels et les plus bienfaisans. Il y aurait
parti-pris d'injustice et de malveillance à nier les services que la
science rend aux sociétés en dirigeant les arts, dont elles ont sans
cesse l'impérieux et renaissant besoin. La vie sociale, jadis si rude
et si imparfaite, a été adoucie et améliorée de toutes les manières.
Il ne s'écoule pas de jour qui ne voie de merveilleuses découvertes
accroître matériellement le bien-être des hommes; une invention
3i2 BEVUE DES DEUX MONDES.
en lait surgir cent autres , et c'est la science qui enfante ces pro-
diges dont elle est fière, autant qu'en sont étonnés ceux qui eni
profitent.
Les peuples reconnaissans comblent d'honneurs et de richesses
les savans qui les servent si bien. Mais c'est là précisément
qu'est recueil, d'autant plus redoutable qu'il est caché sous les
plus belles apparences, et que même de grandes âmes, dédai-
gneuses de la fortune et de la gloire, peuvent ne pas rester insen-
sibles à la tentation de devenir un des bienfaiteurs de l'hamaniié.
Il faut cependant se défendre de cette séduction et de cet attrait..
Le savant est, par-dessus tout et exclusivement, l'ami de la vérité;
c'est à elle seule qu'il se dévoue, elle seule qu'il poursuit dans ses
laborieuses investigations; pour la conquérir, il n'a pas trop de
toutes ses forces et de tout son temps. Sans parler des catastrophes
auxquelles l'industrie est sujette, et que le savant peut subir avec
elle, en s'y livrant il fausse sa vocation; il abandonne son devoir
purement scientifique pour y mêler un accessoire étranger. Dans
l'industrie, on applique la science; on ne la fait pas. Le savant à qui
est due une découverte peut se croire plus apte que personne à en
tirer les conséquences industrielles; la pente est fort glissante. Mais
alors le savant doit s'avouer qu'il va être perdu pour la science;
elle veut qu'on se donne à elle tout entier pour elle-même. Il doit
laisser à d'autres mains les applications, quelque faciles, quelque
précieuses qu'elles soient; elles ne le regardent point, et si son
cœur est sincèrement épris de la vérité, le sacrifice ne lui coûte
guère; sa part reste encore la plus belle et la plus féconde; car
l'industrie et la richesse ont des bornes et d'amers retours' que la
science ne connaît pas.
Exiger ce désintéressement absolu peut sembler excessivement
sévère; et ce conseil de stoïcisme a d'autant moins de chance d'être
écouté que, parmi les philosophes les plus illustres et les plus au-
torisés, il en est qui ne l'approuvent pas, et qui même proposent à
la science et à la philosophie, pour but suprême, les applications
pratiques qui servent directement à la vie et à la société. Descartes,
tout spiritualiste qu'il est, incline à cette opinion ; « il voudrait
qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les
écoles, on en pût trouver une pratique, par laquelle, connaissant la
force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres et de tous
les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous
connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pussions
employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont pro-
pres; et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la
nature. » Descartes va même plus loin : en terminant le Discours
LA PHILOSOPHIE ET LES SCIENCES. 3 A 3
de la méthode, il annonce « sa résolution de ne consacrer le temps
qui lui reste à vivre qu'à tâcher d'acquérir quelque connais-
sance de la nature qui soit telle qu'on en puisse tirer des règles
pour la médecine. » Et d'où vient tant de prédilection pour l'art
médical? C'est que le philosophe est convaincu que, « s'il est pos-
sible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes
plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusqu'ici, c'est dans la mé-
decine ([u'on doit le chercher. »
Bacon, avant Descartes, avait appliqué toutes les ressources de
son génie et de son style à imprimer à la philosophie cette direc-
tion nouvelle. C'était en changer absolument le caractère et la fonc-
tion, comme devait l'essayer aussi Auguste Comte, qui se croyait
l'héritier de Bacon, et qui a échoué encore plus complètement. Au
temps de Bacon, la méprise se conçoit mieux; on se débattait alors
contre la scholastique, d'où l'on sortait à peine ; on sentait tout le
vide de ses vaines formules, et l'on se précipitait avec passion à
l'excès opposé, au risque de blesser la philosophie, frappée d'un
aiiathème qu'elle ne méritait pas, et qui. n'aurait dû atteindre que
les ridicules de l'école. Lord Macaulay, si justement implacable
envers le chancelier prévaricateur, ne trouve pas assez d'éloges
pour une innovation qu'il qualifierait volontiers de prophétique.
A l'entendre, c'est Bacon qui a suscité et inspiré les sciences appli-
quées; qui leur a révélé leur avenir et leur fécondité inépuisable;
c'est lui qui a appris enfin aux philosophes à ne plus se payer de
mots et à ne s'occuper que des choses; à lui qu'est dû cet incom-
parable développement qui a commencé à son appel et qui ne s'ar-
rêtera plus. Lord Macaulay fait bon marché d'un titre de gloire
ordinairement attribué à Bacon; l'induction avait été connue, dé-
crite bien avant lui, et employée de tout temps ; lui-même n'en a
rien su tirer. Mais son vrai titre, son titre impérissable, selon Ma-
caulay, est d'avoir démontré que la philosophie doit avoir un but
pratique et ne plus être uniquement un exercice de l'esprit; en
excitant les hommes à découvrir des vérités utiles. Bacon les a arra-
chés aux rêves d'une stérile spéculation. Aussi Macaulay, dans son
enthousiasme de panégyriste, n'hésite-t-il pas à mettre l'artisan fort
au-dessus du philosophe, parce que l'artisan, même le plus vul-
gaire, un cordonnier par exemple, est cent fois plus exact dans ce
qu'il crée que le philosophe ne l'est dans ce qu'il dit. Au temps de
Pompée-et de César, Posidonius, blâmé par Sénèque, prônait déjà
la philosophie pratique, avec autant de ferveur et aussi peu de
raison.
Laissons à Macaulay la responsabilité de cette comparaison ; dans
sa pensée, elle n'a rien d'injurieux ; et convenons qu'il a parfaite-
Zkh REVUE DES DEUX MONDES.
ment expliqué les prévisions de Bacon. Mais où nous nous séparons
de lui, c'est quand il semble admettre que c'est Bacon qui a déter-
miné ce mouvement immense d'industrie scientifique dont nous
sommes les témoins. D'abord, un progrès tout à fait analogue,
quoique moins général, s'est produit dès l'antiquité. Les magni-
fiques monumens qu'elle nous a transmis et que nous pouvons juger
malgré leurs ruines, ses entreprises perpétuelles de civilisation pa-
cifique ou de guerre, attestent assez que la science appliquée aux
arts n'a pas été plus inconnue des anciens que du moyen âge et de
nous. En second lieu, le siècle même où Bacon a vécu avait réalisé
bon nombre de découvertes avant qu'il n'écrivît. Son mérite, qui
n'en est pas moins considérable, c'est d'avoir deviné l'explosion qui
se préparait, de l'avoir encouragée, et même de l'avoir louée avant
qu'elle n'éclatât dans toute son énergie. Notre temps est encore
plus fertile en inventions que ne l'ont été les deux siècles précé-
dens ; serait-il équitable de reporter à l'influence de Bacon ce que
nous voyons et ce que verront nos successeurs ? Ce serait une exa-
gération que peut excuser le patriotisme, mais que l'impartiale his-
toire ne ratifie pas.
Que reste-t-il des conseils éloquens et répétés de Bacon? Ceci
uniquement, si on l'en croit : que la philosophie, depuis sa plus
lointaine origine jusqu'au xvii® siècle, a fait fausse route, et qu'elle
doit à tout prix cesser d'être spéculative, pour devenir pratique et
utile. Avoir contre soi Macaulay, Bacon, peut-être Descartes, et
certainement la plupart des savans contemporains, qui tiennent la
philosophie en fort médiocre estime, c'est beaucoup ; mais cepen-
dant nous ne nous rendons pas, et nous résistons sans hésiter à
ces autorités imposantes. Nous maintenons que la philosophie n'a
point à se réformer ; elle n'a nullement à changer de rôle ; sa mis-
sion est bien toujours celle-là même que lui assignaient les sages
de fantiquité, quand ils la nommaient la science des choses divines et
humaines. Etudier l'esprit de l'homme, la nature et Dieu, lui suffit;
c'est là son devoir ; et dans la division du travail intellectuel, sa
part est assez grave et assez large pour l'absorber entièrement. La
tâche est si ardue qu'en s'y consacrant sans réserve, elle ne peut
pas même se flatter de l'accomplir dans toute son étendue. Les
questions qui lui sont confiées sont trop hautes et trop mystérieuses
pour que l'esprit de l'homme n'y succombe pas quelquefois, en
dépit des efforts les plus énergiques et les plus constans. Le mot
de l'énigme universelle n'a été définitivement trouvé, ni par Socrate,
ni par Platon, ni par Aristote, ni par Descartes. Dans les religions,
ce mot n'est trouvé que pour les croyans et les fidèles; il reste
éternellement à chercher : chaque philosophe vient à son tour dé-
LA PHILOSOPHIE El LES SCIENCES. 3^5
poser son opinion et son témoignage individuel. Quand la voix de
l'interprète est assez puissante, elle est entendue par l'humanité,
ou du moins par l'élite qui se dévoue au même labeur, ou qui se
préoccupe des mêmes problèmes. Appeler la philosophie à devenir
pratique, au sens de Bacon ou de Macaulay, c'est lui proposer de
déserter son poste. Les sciences mêmes, issues de la philosophie,
leur mère et leur institutrice, ne peuvent jamais s'en passer com-
plètement, et elles ne doivent pas davantage céder à une invitation
décevante. Elles non plus n'ont point à penser à l'utile; elles ne
doivent penser qu'au vrai.
Est-ce à dire pour cela que la science pure et la philosophie
sont sans fruit, comme Bacon le leur reproche, et stériles, comme
ces vierges auxquelles il les compare? L'histoire du passé est là
pour protester et prononcer sans appel. Le platonisme frayant la
voie à des croyances meilleures, quatre cents ans avant l'ère chré-
tienne, le péripatétisme exerçant sa souveraineté bienfaisante du-
rant tout le moyen âge, le stoïcisme soutenant les âmes défaillantes,
le cartésianisme au siècle de Louis XIV, ont-ils été sans influence
sur les destinées du genre humain? La philosophie du xviii^ siècle
n'a-t-elle rien fait pour son temps ni pour le nôtre? Est-ce qu'il
peut y avoir deux réponses à de telles questions? Si l'on veut
rapprocher les changemens qu'amènent les sciences appliquées aux
arts des changemens que la philosophie cause dans le monde moral,
nous nous assurons que la spéculation, tant accusée de stérilité, a
été plus pratique et plus efficace que les sciences hybrides aux-
quelles on voudrait l'immoler. Vienne quelque nouveau génie, si
Dieu nous l'accorde, dans la philosophie et dans la science, et l'on
verra si notre âge reste plus insensible et plus sourd que ses devan-
ciers, et s'il écoute moins attentivement l'heureux mortel qui lui
apportera une parcelle de vérité ignorée jusque-là. Quant à re-
noncer défmitivement aux problèmes qu'agite la philosophie, ce
n'est pas à elle qu'il faut le demander; c'est à l'esprit humain.
A l'heure où nous sommes, la philosophie n'entre donc pas dans
le ménage de la science, comme l'en accusait Claude Bernard; elle
connaît trop bien ses propres frontières pour vouloir envahir les
frontières d'autrui. Elle respecte toutes les sciences, et elle ap-
plaudit d'autant plus volontiers à leurs progrès qu'elle en profite.
Plus leur domaine s'étend, plus le sien, qui ne peut pas s'étendre,
devient solide. Après Copernic, Kepler, Newton, Laplace, la méta-
physique ne peut plus parler du système du monde comme au
temps d'Aristote; après Cuvier et la révélation des fossiles, elle ne
peut pas parler du globe que nous habitons dans les mêmes termes
que Voltaire, au siècle dernier. Ainsi la philosophie, loin de dédaigner
le concours de la science, le réclame; elle en use, pour pénétrer
!
346 REVUE DES DEUX MONDES.
plus profondément dans les secrets de la nature et de la Provi-
dence. La psychologie mêmeiie repousse pas l'aide de la physiologie,
mais elle s'en distingue ; l'esprit, qui, pour se connaître, ne peut
s'en fier qu'à lui-même, ne sait que trop qu'il est joint à un corps.
Descartes, qui a fait le Dknours de la. métliode, a fait aussi le
Traité des passions de Vâme. Mais la philosophie, malgré les em-
prunts qu'elle peut demander aux sciences, n'en est pas moins in-
dépendante. Elle sent sa supériorité, non point par une illusion
d'amour-propre, mais parce qu'elle est antérieure aux autres
sciences et plus générale qu'aucune d'elles. La philosophie gardera
la priorité qui lui est échue dans le temps et dans l'ordre universel
des choses; ce n'est pas elle qui a posé ces règles immuables; elle
y obéit comme le reste; et le seul avantage peut-être qu'elle reven-
dique, c'est de les comprendre aussi clairement que le permet notre
trop réelle infirmité.
Concluons qu'entre les sciences et la philosophie, il n'y a pas
plus aujourd'hui qu'autrefois le moindre motif de dissentiment ;
elles servent toutes deux une seule et même cause, et contribuent
à un résultat commun : l'interprétation de plus en plus exacte et
de plus en plus large des œuvres de Dieu. D'où viennent, donc des
divergences qui nuisent également à l'une et à l'autre? Elles tien-
nent uniquement à des préjugés dont les meilleurs esprits ne se
préservent pas toujours. L'antiquité, exempte de ces préventions,
n'a jamais connuune telle différence entre les sciences et la méta-
physique. Les controverses de notre temps passeront comme tant
d'autres, sans laisser plus de traces ; et surtout elles ne changeront
rien aux relations essentielles de la philosophie et des sciences.
Mais ce qu'on pourrait attendre des savans qui se: plaisent à ces
polémiques, ce serait de montrer un peu plus de tolérance. On a
pu les avertir assez justement qu'ils renouvellent contre Li philo-
sophie la guerre que lui a faite, pendant si longtemps, la; théologie.
S'unir à la théologie contre la libre métaphysique, c'est une vio-
lente contradiction de la part des sciences contemporaines; elles se
l'infligent cependant, sans se douter peut-être de la faute qu'elles
commettent si gratuitement. Il est vrai que jadis les persécuteurs
supprimaient la personne de leurs adversaires ; aujourd'hui, on se
contente de supprimer les questions; et, du même coup, la philoso-
phie, qui dès lors n'aurait plus de raison d'être. Toute proportion
gardée entre les époques, les sciences ne se font guère plus d'hon-
neur que la théologie, par de hautaines ei insoutenables négations,
ou par une indifférence peu digne d'elles.
BaRTHÉLEMY-SaINT HlLAIRE.
L'EXPËDlTIOxN DU TAGE
1.
Ce n'est pas en vain qu'on s'est imprégné de l'esprit d'une époque
héroïque. Les officiers de 1812 étaient des enfans quand éclata la
révolution française. Toute leur éducation s'est faite sous l'influence
d'événemens qui, durant un quart de siècle au moins, nous don-
nèrent le droit incontestable de nous appeler « la grande nation. »
.Nos revers maritimes ne suffisaient pas à étouffer chez eux l'orgueil
dont le cœur de tout Français, à cette époque, était gonflé. On s'en
prenait au gouvernement des avocats, à l'anarchie ; on se disait que
le retour à la discipline, aux saines traditions militaires, ne pouvait
manquer de changer bientôt le cours des choses. La confiance était
prête: le moindre succès devait lui donner l'essor. En ce moment,
les Duperré et les Bouvet parurent (1 ) : une sorte de commotion
électrique ébranla la flotte tout entière. Les campagnes de l'Inde
furent, pour notre marine si éprouvée en 1798 et en 1805, ce qu'avait
été au xvi^ siècle, pour les flottes chrétiennes de la Méditerranée, la
bataille de Lépante (2). Le prestige anglais s'effaçait peu à peu ; Abou-
kir et Trafalgar tombaient insensiblement dans l'oubli. Nul n'aurait
(1) Voyez, dans la Revue du l*'"' novembre 1887, l'article intitule : les Héros du
Grand-Port.
(■2) Voyez, dans la Revue du 1" dtkembre 188r>, l'article intitulé : Un Am'rjl de
vingt-quatre ans.
3iS REVUE D£S D£DX MONDES.
osé dire, après le combat du Grand-Port : « Les Anglais sont invin-
cibles sur mer. » On ne le pensait même plus. Voilà le nouvel esprit,
la nouvelle marine dont la restauration recueillit l'héritage. Elle y
ajouta les souvenirs de la grande lutte engagée en 1778, terminée
en 1783, et fit de cet assemblage la glorieuse marine qu'elle trans-
mit au gouvernement de Juillet.
La plus lourde faute que nous pourrions commettre serait de vou-
loir dater notre histoire d'hier. Tant de révolutions ont passé sur
notre malheureux pays que la foi politique y a été nécessairement
fort ébranlée. Qu'il nous reste au moins le culte de la France ! Quand
je compare ma carrière à celle de mon amiDrummond, que j'ai ren-
contre co?7ïmander, post-capiaùi, vice-amiral, amiral, après l'avoir
connu michhipuum, je ne puis m'empêcher de le trouver bien heu-
reux de n'avoir jamais eu à servir qu'un seul et même gouverne-
ment. La stabilité est vraiment une belle chose. A défaut de ce
présent enviable, le ciel nous a du moins départi une humeur
facile, indulgente, douce à nos adversaires. De trop fréquentes
secousses ont amorti chez nous la haine du méchant. Le méchant
en politique est, — personne ne l'ignore, — celui qui ne pense pas
comme nous. Ce n'est pourtant pas assez d'être clément envers les
vaincus, il faut aussi être juste. Il n'est pas un de ces pouvoirs si
tristement éphémères, pas un de ces gouvernemens que nous avons
successivement renversés dans un jour de colère ou dans un jour
de folie, qui n'ait consciencieusement cherché, suivant ses lumières,
la grandeur et la prospérité du pays remis, par un tour de roue de
la Fortune, à sa tutelle.
Les aptitudes d'une nation ne se révèlent pas dès le premier
jour. L'Angleterre n'est devenue une puissance maritime que vers
la fin du xvi« siècle. Les flottes flamandes lui ont longtemps suffi
pour conduire ses armées à l'invasion de la France. S'il ne lui eût
fallu défendre ses rivages contre la Grande -Armada, si les richesses
du Nouveau-Monde n'eussent allumé les convoitises de ses corsaires,
il se serait peut-être passé bien des années encore avant que l'An-
gleterre songeât à se constituer une marine nationale. Notre ma-
rine, à son tour, prit naissance quand l'ennemi séculaire afficha la
prétention de faire de la Manche une mer fermée, du domaine colo-
nial un apanage anglais. La restauration reprenait l'une après l'autre
les traditions de l'ancienne monarchie ; il eût été surprenant qu'elle
ne tentât pas de faire revivre la marine de Louis XIV et de Louis XV,
la marine surtout si brillante de Louis XVI. Elle aurait, je le crois,
préféré, s'il eût fallu choisir, une grande flotte à une grande armée.
Le continent ne l'inquiétait pas ; l'Angleterre lai faisait toujours
ombrage. Peu d'années avant la révolution de 1830, on vit tout à
l'expédition du tage. 349
coup reparaître dans nos rangs, ou se préparer à y prendre place,
la plupart des noms inscrits en 1778 sur les listes du grand corps :
les Contenson , les Goriolis , les Maisonneuve , les Morogue , les
Charitte. La base de la marine royale en 1830 n'en restait pas
moins encore ce que j'ai appelé la marine de 1812.
La restauration voulait que sa marine fût une marine savante.
Elle se croyait en droit d'attribuer nos revers aux grossières pra-
tiques des officiers improvisés en 1792, et ne pensait pas que, pour
commander les vaisseaux du roi, il suffît d'être « un homme de
métier. » La restauration, en un mot, se faisait gloire du souvenir
de Borda presque autant que de celui de Suffren. Je ne l'en blâme-
rai pas. Toute tendance cependant n'est bonne qu'à la condition de
ne pas tomber dans l'exagération. Les observations et les calculs
astronomiques prirent en quelques années une importance que le
sujet ne comportait certes pas. On ne parlait plus que de distances
lunaires, et l'avancement semblait en quelque sorte exclusivement
promis à celui qui ferait le meilleur usage de son sextant ou de
son cercle à réflexion. Un peu plus tard survint la manie des rap-
ports. Des réputations s'établirent sur des dépêches plus ou moins
bien tournées. Tout cela n'était pas en soi regrettable, pourvu que
tout cela ne devînt pas puéril. Le danger eût commencé le jour où,
sacrifiant à de vaines chimères, on aurait cessé de mettre en pre-
mière ligne « le métier, » c'est-à-dire le grand art de manœuvrer
et de combattre. J'ai vu poindre le temps où tout enseigne de vais-
seau, assez riche pour payer le cens, allait, si l'on n'y prenait garde,
aspirer à devenir député. Confiez donc un quart à d'aussi profonds
politiques! Le capitaine Roussin restera, par la juste proportion de
ses aptitudes et de ses ambitions, un modèle achevé du véritable
officier de marine. Il a été astronome, hydrographe à ses heures,
négociateur, préfet maritime, ministre, représentant de son pays,
dans les circonstances les plus délicates : il a mis, avant tout, sa
gloire à savoir, mieux qu'un autre, conduire un vaisseau dans un
chenal difficile ou au feu.
Le naufrage de la Méduse sur le banc d'Arguin eut, en 1816, un
grand retentissement. Il servit de prétexte à une immolation géné-
rale. Les « rentrans » se virent à leur tour impitoyablement frappés.
On les accusa en bloc d'ignorance. Le procédé est commode ; il a
de plus l'avantage d'être assuré d'avance de la faveur publique.
Dans ses enthousiasmes comme dans ses dénigremens, la France
ne s'arrête jamais à mi-chemin. Pas une voix ne s'éleva d'ailleurs
pour défendre le commandant Ghaumaret. La seule excuse qu'on
pût trouver à la perte de la malheureuse frégate fut toutefois timi-
dement insinuée. Les cartes de cette partie de la côte d'Afrique
350 REVUE DES DEUX MONDES.
étaient si défectueuses ! Nommé au commandement de la corvette
la Bayadcre, le capitaine Roussin fut chargé de les rectifier. 11 partit
de Rochefort le 29 janvier 1817. L'aviso le Lccrier, commandé par
l'enseigne de vaisseau Legoarant, l'accompagnait; un ingénieur
hydrographe, M. de Givi'y, dépositaire des traditions encore res-
pectées aujourd'hui de M. Beautemps-Beaupré, devait lui prêter le
secours de ses connaissances techniques.
Le 17 août, la Bayadère renivàit au port. Au début de l'année
1818,. elle reprenait la mer pour mener à bonne fin le travail
ébauché dans une première campagne, a J'ai rendu compte au roi,
écrivait au commandant de la Bayadère le comte Mole (impassible
exécuteur de la rigoureuse épuration qui suivit le naufrage de la
Médusé)^ des deux campagnes successives dans lesquelles vous avez
continué jusqu'aux îles de Los les reconnaissances entreprises par
le.chevalier de Borda en 1776. Ce savant navigateur ne les avait pas
prolongées au-delà du cap Bojador. J'ai particulièrement insisté sur
les difficultés que présentait l'archipel des Bissagos. L'intrépidité
avec laquelle vous avez affronté les dangers d'une pareille expédi-
tion, la prudence dont vous avez fait preuve en y échappant et
l'infatigable activité qui vous a conduit aux heureux résultats que
vous avez obtenus, ont paru au roi dignes des plus grands éloges.
Sa Majesté. m'a chargé de vous en exprimer sa: satisfaction. » Un
ministre de Louis XVI n'aurait pas mieux dit. L'hydrographie n'a
plus guère de mystères : elle n'en demeure pas moins un des exer-
cices les plus salutaires du marin. C'est par elle qu'on apprend à
fixer dans sa mémoire la configuration et le gisement des terres,
les alignemens qui conduisent le navire, comme si on le plaçait sur
un r^iil, à travers le labyrinthe des aiguilles de granité, des lon-
gues battures de roche et des sournoises surprises des bancs de
sable.
Le grand titre hydrographique de l'amiral Roussin n'est pas l'ex-
ploration à laquelle le comte MoIé rendait si justement hommage ;
le pilote du Brésil, magnifique levé de 900 lieues de côtes à peu
près inconnues, gigantesque travail accompli sur un navire à voiles
de l'année 1819 à l'année 1821,assigne au commandant de la Baya-
dère un rang bien plus exceptionnel encore parmi les officiers qui se
sont voués à ces utiles et périlleux travaux. S'il ne s'agissait que
d'un officier ordinaire , je pourrais insister davantage : pour un
homme qui a sa place marquée aux pages les plus honorables de
notre histoire, de pareils services se perdent dans le nombre. On
aurait sans doute mauvaise grâce à les passer sous silence ; ce n'est
pourtant pas l'hydrographe qui sauvera la mémoire de l'amiral Rous-
sin de l'oubli ; ce n'est pas même le diplomate habile et prévoyant :
l'expéditiOiN du tage. 351
ce sera Thomme de guerre. Les lauriers conquis dans le Tage sont
les seuls qui ne se faneront jamais.
Au mois de juillet 1821, le capitaine de vaisseau Roussin repar-.
tait pour le Brésil, à la tête d'une division navale composée de la
frégate VAynazone qu'il montait, de la corvette VEspérunre, du
brick le Curieux et de la goélette la Lyonnaise. Au mois de sep-
tembre de la même année, il reçoit l'ordre de passer, avec l'Ama-
zone, dans la mer du Sud. Les frégates la Clorindc, commandée
par le capitaine de Mackau, la Pomone, confiée au capitaine Fleu-
riau, sont déjà en observation dans les ports du Chili : elles se ran-
geront, dès son arrivée, sous ses ordres, u La mission ostea-
sible, a écrit le baron Portai dans ses remarquables mémoires, était
de faire des reconnaissances et des vérifications hydrographiques ;
le but réel et secret, d'étudier ce qui se passait, de causer avec
Bolivar et de nous préparer au rôle que nous aurions à jouer. »
La situation, de cette division lancée audacieusement au-delà du
cap Horn fut pendant un instant assez critique. L'Angleterre, tou-
jours prêle à. régenter le monde, semblait vouloir s'opposer à notre
intervention en Espagne, comme elle nous menaça plus tard de
s'opposer à notre expédition d'Alger. Le commandant Roussin
opéra sa retraite vers les mers d'Europe, sans attendre d'instruc-
tions, ne prenant conseil que des circonstances, et montrant pour
la première fois cet esprit de décision qui le marquait d'un: cachet
à part. Sa conduite fut approuvée : on Ten récompensa, le; 17 août
1822, par le grade de contre-amiral.
IJn contre-amiral de quarante et un ans I cela ne se voit pas sou-
vent aux jours où nous sommes. Môme après le sanglant et ma-
gnifique combat livré par VAréthuse (1), le 7 février 1813, com-
bat qui, au dire de Decrès, « laissait bien loin derrière lui celui
de la Belle-Poule en 1778, celui de la Nymphe en 1780, et tous les
autres qui ont eu plus ou moins de célébrité, » la promotion de
Bouvet au grade d'officier-général paraîtra encore au trop scrupu-
leux ministre « prématurée. » Bouvet n'a que trente -huit ans!
On se contentera de le nommer officier de la Légion d'honneur.
En 1822, Bouvet est toujours capitaine de vaisseau. Serait-il, par
hasard, astronome insuffisant? Rédigerait-il mal ses rapports? Nous
savons cependant par le précis de ses campagnes, opuscule excel-
lent qu'il publia en 18Û0, que la plume en ses mains eut, quand il
le fallait, toute la vigueur de sa vaillante épée. Les César, les Napo-
léon, les Bugeaud, n'ont pas mieux écrit. Bouvet était de leur école.
(1) Voyez, dans la Revue du 1" novembre 1887, l'article intitulé : les Hi'ro^ du
Grand-I'ort.
352 REVDE DES DEUX MONDES,
L'étrange oubli dont le capitaine de la Minerve, de V Tphigênîe,
de VAréthuse fut victime, demeure donc, à mes yeux, inexplicable.
« Je pense, j'affirme et je l'ai dit sans cesse à qui l'a voulu
entendre, s'empresse de lui écrire l'amiral Roussin lorsqu'il ap-
prend, pendant une relâche à Rio-Janeiro, la promotion du 17 août
1822, que vous êtes le premier officier de la marine de France.
J'ai plus appris, pendant les dix mois que j'ai été votre second,
que dans tout ce que j'ai vu ailleurs. Je n'ai jamais cru possible
de me voir avant vous sur une liste... Vous m'avez fait croire que
les belles actions étaient faciles en me montrant combien elles pa-
raissaient vous coûter peu. J'ai tâché de vous imiter, mais je n'en
ai eu que ie désir : les occasions m'ont manqué. Vous, qui les avez
trouvées et si glorieusement saisies, combien n'êtes-vous pas au-
dessus de moi ! Je l'aurais appris cent fois par les étrangers si je
n'en étais convaincu. Les Anglais, cher Rouvet, vous rendent une
haute justice, et j'ai eu souvent l'occasion de me glorifier de vous
avoir eu pour mon chef, de pouvoir aujourd'hui vous nommer mon
arai. » Que pensez-vous de ce second et de ce capitaine? Vous
étonnerez- vous encore qu'on soit fier d'être marin, quand la marine
a produit de tels hommes?
Rentré en France le 31 décembre 1822, le con<re-amiral Rous-
sin arborait de nouveau son pavillon sur la frégate VAmphiirite,
le 6 juillet 1823. 11 ne réclamait pas de repos ; on trouvait tout na-
turel de ne pas lui en accorder. Sur V Amphitrite et sur VAjïki-
zone, qui lui fut bientôt rendue, coursier fidèle dont il connaissait
les allures, Roussin prit part aux grandes manœuvres de l'escadre
d'évolutions rassemblée sous les ordres d'un illustre maître, le
vice-amiral baron Duperré. La campagne fut courte : commencée
le 6 juillet, elle se termina le 27 septembre.
H.
Une période de loisir s'ouvrait enfin. Durant quarante-deux mois
et vingt-sept jours, le contre-amiral Roussin ne fut plus qu'un
homme de bureau. Il n'y a que les capitan-pachas qui commandent
toute leur vie. Il est vrai que leur vie est souvent abrégée lors-
qu'ils cessent de plaire. Ne nous plaignons donc pas trop de notre
sort. A l'exemple de l'Angleterre, la France créait, le 21 août 182/i,
un conseil d'amirauté. On espérait, grâce à cet expédient, pouvoir
se dispenser de chercher dans la marine même le ministre à qui
l'on confierait la conduite de ses destinées. Grande illusion, sui-
vant moi ! La responsabilité, quelque détour qu'on prenne pour en
l'expédition du tage. 35
r>
alléger le fardeau, ne se partage pas. « Le conseil d'amirauté en-
tendu, » des décisions de la plus grave importance furent prises
dans l'espace de quelques années. Préfectures maritimes, équi-
pages de ligne, vaisseau-école pour l'instruction des aspirans, or-
donnance du 27 octobre 1827 sur le service à la mer, sortirent
presque à la fois des élucubrations qui aspiraient à reprendre en
sous-œuvre la vieille maison édifiée par Golbert. On a beaucoup
pâli, même en des temps récens, sur l'organisation du service des
arsenaux. Je n'y attache, pour ma part, qu'un très médiocre inté-
rêt. Les mesures réellement fécondes, mesures que l'on doit à deux
règnes différens, sont, à mon sens : l'institution des écoles de spé-
cialités et la constitution encore solide et vivace de la maistrance
navale. Le contre-amiral Roussin, — c'était la plus haute marque
d'estime et de confiance que le gouvernement de la restauration
pût lui donner, — fut appelé, dès la création du conseil d'ami-
rauté, à en faire partie. Si l'organisation qui nous régit encore a
quelque valeur, le contre-amiral Roussin serait assurément en droit
de revendiquer l'honneur d'avoir, plus que tout autre, contribué à
la fonder. Je ne regretterai cependant pas pour sa gloire que ces
fonctions administratives ne se soient pas prolongées outre mesure.
L'amiral, dans mon humble opinion, avait un meilleur emploi à
faire des rares qualités que onze années de service actif achevè-
rent, de 1817 à 1828, de mûrir.
En 1827, la capture de sept bàtimens français arrêtés, à l'em-
bouchure de la Plata, par les forces brésiliennes, en vertu de doc-
trines que la France n'a jamais admises, fit naître entre l'empereur
don Pedro l" et le gouvernement français un conflit sérieux. Pen-
dant des mois entiers, la diplomatie s'efforça en vain d'aplanir le
différend. 11 fallut se résoudre à une démonstration armée. Le
contre-amiral Roussin fut placé à la tête d'une division navale com-
posée du vaisseau le Jcan-Barî, des frégates la Terpsichorc, la
sSymphc, VArêthuse, la Magicienne, des corvettes r/.s?'s et la Rail-
leuse, des bricks-avisos Vlris et le Cygne. L'amiral arbora son pa-
villon sur \eJean-Bart le 25 avril 1828. Au mois de mai, il quit-
tait le port de Brest. La route du Brésil lui était familière. On ne
savait pourtant pas encore que, pour couper la ligne, en d'autres
termes, pour sortir du fameux et lugubre « pot au noir, » il vaut
mieux ne pas se laisser intimider par l'exemple de Cabrai, qui dé-
couvrit le Brésil malgré lui. S'opiniâtrer, dans la crainte des cou-
rans équatoriaux, à suivre le long de la côte d'Afrique « la route
des Portugais, » est une mauvaise tactique. En s'abandonnant, au
contraire, aux vents variables qui régnent sous l'Equateur, en pro-
TOME Lxxxiv. — 1887. 23
355 REVUE DES DEUX MONDES.
longeant franchement sa bordée vers le continent américain, on ne
tarde pas à retrouver un ciel clair. et le régime régulier des alises.
Cette confiance ne nous a été inspirée que depuis une trentaine
d'années par le succès de quelques capitaines américains. La route
des Portugais, recommandée encore par « le pilote du Brésil, »
retint assez longtemps \q Jean-Barl dans des parages où les grains
sont fréquens. Un de ces tourbillons soudains, difficiles à prévoir,
surprit le fier vaisseau toutes voiles déployées, les cacatois en tête
de mât, et lui coûta la perte de sa grand' vergue. L'accident
me fut plus d'une fois raconté par de vieux matelots, durant
les quarts de nuit, sur le gaillard d'avant de V Aurore. L'amiral
Roussin le supporta sans humeur et le répara si promptement, que
sa traversée en fut à peine allongée. Le 5. juillet, il arrivait devant
l'entrée de Rio-Janeiro.
Sans perdre un instant, sans" s'amuser à parlementer avec les
forts qui le hèlent, il franchit tout d'un trait les formidables passes
hérissées d'artillerie. Duguay-Trouin lui a donné l'exemple, et pour-
tant Duguay-Trouin, s'il eut pu voir les fortifications nouvelles bOus
lesquelles l'escadre en branle-bas de combat et mèches allumées
défile, n'aurait pu s'empêcher d'applaudir à tant d'audace. Les ca.-
nonniers des batteries, pris, à l'improviste, hésitent, attendent des
ordres : vaisseau, frégates, corvettes, bricks, toute l'escadre, con-
duite par le Jean-Bart , est déjà hors de portée. Roussin va jeter
l'ancre à 600 mètres des quais de la ville. Dès ce moment, il était
maître de la position. Il salue le pavillon brésilien : le salut lui est
rendu coup pour coup. Il demande une audience à l'empereur :
l'audience lui est sur-le-champ accordée. En quelques jours, l'in-
telligence se trouve rétablie entre les deux pays. Au mois de sep-
tembre 1829, l'escadre rentrait à Brest. Le 15 septembre, l'amiral,
pacifiquement victorieux, amenait son pavillon.
« Le roi, lui écrivait le ministre de la marine, a remarqué la
manière franche et hardie dont vous avez débuté sur la rade de
Rio-Janeiro, en venant mouiller devant cette ville, prêt à vous con-
duire en ami ou en ennemi, suivant les circonstances. Vous avez
eu, aussitôt après, une heureuse inspiration en brusquant votre
première entrevue avec l'empereur don Pedro, Il n'est pas dou-
teux que cette démarche n'ait aplani tous les obstacles. Ainsi, mon-
sieur le contre-amù-al, vous avez amené, par votre attitude, la solu-
tion d'une difficulté qui intéressait essentiellement notre commerce,
et vous avez fait consacrer pour l'avenir un principe important de
droit maritime, principe qu'à l'exemple de l'Angleterre, le Brésil
n'avait pas voulu jusque-là reconnaître. Il n'a point échappé au roi
qu'étant à la tète de forces suffisantes pour détruire, s'il l'eût fallu.
l'expédition du tage. c55
celles que la marine brésilienne aurait pu vous opposer, vous avez
su résister au désir, si naturel chez les Français, de triompher les
armes à la main, et que vous avez préféré parvenir au même résul-
tat d'une manière également honorable pour le pavillon de Sa Ma-
jesté, sans sacrifier aucun des bâtimens ni des marins qu'elle avait
mis à votre disposition; sans rompre les liens d'amitié qu'il im-
porte à la France de conserver avec la seule monarchie (jui existe
en Amérique. »
Le contre-amiral Roussin était déjà baron : le roi voulut le nom-
mer gentilhomme de sa chambre. Je ne dirai pas avec un des bio-
graphes de l'amiral : u Cette faveur, il ne l'avait assurément pas
sollicitée; il se montra même fort contrarié quand il apprit que le
Toi l'avait élevé à une distinction qui ne s'alHait ni avec les habi-
tudes de sa vie ni avec son caractère. » J'aime à croire, au con-
traire, (^u'il en fut très flatté.
(( On ne prête qu'aux riches, » affirme le proverbe. Le contre-
amiral Roussin devait l'éprouver. A peine était-il l'objet de l'atten-
tion du monarque qu'une ambition, dont il lui était bien permis de
caresser secrètement la pensée, mais dont il n'eût jamais peut-être
osé risquer l'aveu, se trouvait tout à coup satisfaite. Le 25 jan-
vier 1830, l'Académie des Sciences l'appelait dans son sein par
l\9 suffrages sur 5'2 votans. Que de fois j'ai accompagné l'élu re-
connaissant de l'Institut jusqu'aux portes du palais où tant d'illus-
trations se plaisaient à lui faire fête! Que de fois je l'en ai vu
revenir heureux et pour ainsi dire rajeuni! C'était au temps où
ses forces, prématurément affaiblies, lui annonçaient déjà l'inévi-
table déclin. Il oubliait tout, les affaires, les soucis, les souffrances,
dès l'instant où il pénétrait dans ce temple serein de la science et
de la sagesse.
Je vais anticiper sur les événemens : le moment cependant ne
saurait être mieux choisi pour montrer les sentimens qui l'ani-
maient envers une compagnie dont les membres ont tant fait pour
la gloire de la France. L'entrée du Tage a été forcée : il a écrit au
ministre, il a écrit à sa femme, il a écrit à sa mère. Maintenant il
s'adresse au président de l'Académie des Sciences : « Monsieur le
président, lui dit-i!, ce n'est pas sans un peu de défiance que je
prends la liberté de vous écrire. Privé depuis dix mois de la société
de confrères qui commandent au plus haut degré mon attachement
et mon respect, une si longue absence m'a sans doute effacé de leur
souvenir: le leur m'est toujours présent, et j'éprouve souvent le
désir de le leur dire. Une circonstance de quelque intérêt m'en-
courage : je me suis flatté qu'elle servirait de passeport à l'hom-
mage de mes sentimens pour l'Académie. A la faveur du léger bruit
356 REVDE DES DEDl MONDES,
qui lui parviendra de Lisbonne, j'espère qu'elle distinguera avec
bonté le nom d'un de ses membres. C'est dans cette confiance que
je vous adresse ces deux mots. Veuillez, mons ieur le président, y voir
l'expression de l'affection respectueuse que je porte à mes con-
frères et dont je vous prie de vouloir bien être l'interprète auprès
d'eux. »
En 1830, la vieillesse ennemie n'approchait pas encore du vail-
lant officier-général. Le contre-amiral Rckissin était alors dans toute
la force, dans toute la verdeur de sa maturité. L'avenir s'ouvrait
devant lui rempli de promesses : la révolution de Juillet vint brus-
quement fermer ces perspectives. Par bonheur, je l'ai déjà dit
plus haut, si notre pays a connu, depuis l'année 1789, bien des
périodes troublées, ces vicissitudes politiques, en se multipliant,
ont, comme d'autres fléaux, notablement perdu de leur venin. Le
gouvernement sorti des barricades ne fit de victimes que parmi
ceux qui mirent leur honneur à réclamer ce rôle. Était-ce bien au
moment où la flamme menaçait de gagner toute l'Europe, où la
guerre étrangère semblait, pour mille motifs, prochaine et inévi-
table, qu'un officier de quelque valeur eût pu songer à se réfugier
dans la retraite? Ni l'amiral Duperré, ni l'amiral Roussin, ni l'ami-
ral de Rigny, ni l'amiral de Mackau, n'apprécièrent ainsi leur de-
voir. Ils ne sortirent pas de nos rangs. Tout bon Français en remer-
ciera le ciel.
Au mois de novembre 1830, le contre-amiral Roussin était ap-
pelé, en qualité de préfet maritime, à prendre la direction de notre
plus important arsenal, du port de Rrest. Il y trouva le choléra et
l'émeute, fit avec une égale énergie face aux deux calamités, mé-
rita les bénédictions du peuple et l'estime de tous les gens de bien.
Une ordonnance du 26 avril 1831 le nomma grand-officier de la
Légion d'honneur. Moins d'un mois après, il était investi du com-
mandement des forces navales destinées à exiger du gouvernement
portugais « réparation des injustices dont les Français établis à
Lisbonne avaient à se plaindre. »
III.
M Le monde est bien malade, monsieur l'amiral, » disait le roi
Jean Yl à mon père, qui, revenant de la Mer du Sud, lui était, en
1819, présenté au Brésil. En quel temps le monde n'a-t-il pas été
malade? Il semblerait vraiment que noire génération ait été la seule
à souffrir des agitations auxquelles il a plu au ciel de livrer l'es-
prit humain. A toutes les époques de l'histoire, il y a eu des satis-
l'expédition du tage. 357
faits et des mécontens, des riches et des pauvres, des enfans gâtés
et des déshérités. Ne cherchons pas ailleurs, de quelque beau nom
qu'on les décore, le secret des aspirations qui troublent de temps
à autre les situations acquises, ne prétendant pas au fond autre
chose que substituer une couche sociale à une autre. On ne peut
toutefois méconnaître la profondeur de la leçon que Joseph de
Maistre donnait du même coup aux gouvernans et aux gouvernés :
« Je voudrais, disait-il, pouvoir me placer entre les peuples et les
rois; dire aux peuples: les abus valent mieux que les révolutions ;
et aux rois : les abus mènent aux révolutions. »
11 existait de nombreux abus dans les vieilles monarchies. Je n'ai
pas, ce me semble, à le prouver; la chose est généralement admise.
La période de réaction qui suivit la chute de l'empire rendit, par
une pente naturelle, ces abus à la fois plus audacieux et plus crians :
l'esprit de discussion qu'avait éveillé la révolution française les
rendit plus difficiles à supporter. Au commencement de l'année 1820,
l'Espagne se soulève; au mois de septembre, le Portugal réclame à
son tour une constitution. Chassé du Brésil par une insurrection
inattendue, le roi Jean VI vient, sur ces entrefaites, reprendre,
le 3 juillet 1821, le gouvernement de ses états de terre ferme. Quel
chemin ont fait les idées depuis le jour où le plus débonnaire des
souverains évacuait Lisbonne pour y céder la place à l'armée de
Junot! Ce ne sont plus les Portugais du 29 novembre 1806 que
l'héritier de la maison de Bragance retrouve ; c'est tout un peuple
en proie aux passions jusqu'alors contenues, qui, pendant quinze
années, ont couvé sous la cendre. Le mot de l'empereur François
à la diète de Hongrie est plus vrai que jamais : Totm mundua stul-
ticital et vult habere constitutiones novas. L'Europe en démence
ne rêve qu'institutions nouvelles. Le bon Jean VI s'accommoderait
assez volontiers d'un régime qui appelle des chambres, des minis-
tres, au partage de la responsabilité royale. Il n'a pas, comme tant
d'autres souverains, la fureur de gouverner par lui-même; il se
contentera fort bien de régner.
La fierté de la reine ne se soumet pas aussi aisément ; la reine
s'indigne à la seule pensée d'un compromis, qui n'est à ses yeux
qu'une abdication déguisée. Jean VI a deux fils. Le ciel les a faits
d'hi^eur très différente. L'un d'eux, l'aîné, a l'esprit libéral : il
est resté au Brésil, où il règne, depuis le départ de son père, sous
le nom de don Pedro P'. Le second, don Miguel, a gardé pour sa
part tous les instincts despotiques de la race. Il aspire ouvertement,
sans vouloir prendre la peine de s'en cacher, au trône de Portugal,
quand la mort de son père rendra ce trône vacant. Le 10 mars
1826, Jean VI trouve enfin dans la tombe le repos qu'il n'a jamais
358 REVUE DES DEDX MONDES.
connu sur la terre. Don Miguel, après maintes péripéties, voit réa-
liser ses espérances : il est roi. L'absolutisme avec lui a repris
l'avantage ; le Portugal se remet hardiment en marche pour remon-
ter, si la chose est encore possible, le cours des siècles. Don Mi-
guel ne croit pas la tâche au-dessus de ses forces et de son cou-
rage. Un nouveau coup de tonnerre éclate : la révolution s'est
rendue maîtresse de la France. Que tous les souverains se tiennent
sur leurs gardes 1 Le fils de Jean VI reste un instant atterré. Sa
nature l'emporte : il combattra la contagion par le fer et le feu. La
révolution de 1830 lui est apparue comme un sacrilège ; la majesté
des rois est intéressée à la proscrire et à la détester. Tels sont ses
senti mens : il n'en fait pas mystère. La déportation, les emprison-
nemens, les amendes, la flagellation en place publique, infligés aux
Français sous le moindre prétexte, ne sont à ses yeux que l'expia-
tion du grand attentat que son cœur abhorre. II y allait de l'honneur,
de la sécurité même du gouvernement de Juillet, de ne pas laisser
de semblables offenses impunies.
- Les négociations demeuraient infructueuses. Pouvait-il en être
autrement? L'envoi d'une force navale devant le Tage fut résolu.
L'Angleterre ne s'y opposait pas ; tout un parti dans ce parlement,
où l'on a vu se manifester tour à tour des sympathies pour les causes
les plus diverses, semblait même nous y encourager. L'Angleterre
libérale, elle aussi, avait eu ses craintes; la révolution de Juillet
les dissipa; il ne lui paraissait pas bon qu'on mît au ban de l'Eu-
rope la seule monarchie qui voulût se modeler à son image. Le
gouvernement de Juillet était donc assuré d'avoir le champ libre.
La démonstration armée fut, au début, restreinte, la force em-
ployée peu considérable. Le blocus du Tage fut déclaré. Une divi-
sion, placée sous les ordres du capitaine de vaisseau de Rabaudy, —
encore un officier de la SémUlante{\), — eut mission de le mainte-
nir. Cette division ne se composait que de la frégate la Melpomène
et de quelques corvettes. Plusieurs navires de commerce portugais
se virent brusquement arrêtés en mer. Le commandant de Rabaudy
les expédia sur Brest. Le dommage n'était pas sérieux ; le gouver-
nement de don Miguel n'en tint compte. 11 fallut se résoudre à
vaincre sa résistance par une agression plus directe et plus impo-
sante. L'armement d'une escadre fut prescrit au port de Toulon.
Le contre-amiral Hugon conduirait dans les eaux du Tage les forces
réunies dans la Méditerrannée ; le contre-amiral Roussin, — le sou-
(\) Voyez, dans la lievue du l""" février 1886, p. OU, la capture du navire anglais la
Cecilia. L'aspirant de première classe de Rabaudy fut chargé, le 13 mars 1808, de
conduire celle prise à IMle-de-France.
l'expédition dd tage. 3d9
%"enir de Rio -Janeiro le désignait d'avance, — viendrait prendre,
avec la direction supérieure des affaires, le commandement en chef
de l'escadre de Toulon en même temps que celui de la division de
blocus. 11 arborerait à Brest son pavillon à bord du vaisseau de 90 ca-
nons le Suffren, magnifique navire construit, sur un plan entière-
ment nouveau, par un ingénieur de grand mérite, M. Leroux. Quand
la triple jonction serait accomplie, la flotte d'opération ne comp-
terait pas moins de quinze bâtimens : six vaisseaux de ligne, — je les
nomme suivant le rang d'ancienneté des capitaines, — le Marengo,
commandant Maillard de Liscourt: VAlr/énras, commandant Moulac ;
la Villc-de-Marseille , commandant de la Susse ; le Suffren, com-
mandant Trotel ; V Alger, commandant Leblanc; le Trident, por-
tant le pavillon du contre-amiral Hugon, commandant Casy ; —
cinq grandes frégates : la Pallas, corumandant de Forsans ; la Mel-
pomène, commandant de Rabaudy; X Inde pendante, commandant
Goukitte; la Sirène, commandant Gharmasson ; la Guerrière, com-
mandant Kerdrain; — deux corvettes à gaillards: VÉglé, comman-
dant Rafy ; la Diligente, commandant Garibou ; — deux bricks de
16 : le Hussard, commandant Thoulon ; \'Endymion, commandant
Nonay.
L'effort témoignait enxore une fois de la renaissance de notre
marine. Après Navarin, Alger ; après Alger, le Tage. La France re-
paraissait sur les mers dans tout son éclat. Qu'eût-ce été si les
bouleversemens politiques l'avaient épargnée! Les navires étaient
excellons ; les capitaines avaient tous fait la guerre, — la grande
guerre. — L'amiral de Rigny venait, dans le Levant, de les re-
tremper à son école. Ils unissaient la vigueur de 1812 aux habi-
tudes de bonne tenue et de régularité contractées dans la longue
fréquentation des marines étrangères.
« L'affaire dont il s'agit, écrivait, le 3 mai 1831, à M. le comte
d'Ârgout, ministre de la marine, le général Horace Sébastiani, alors
ministre des affaires étrangères, est exclusivement française. En
conséquence, le commandant des forces navales doit s'abstenir
avec le plus grand soin d'y mêler toute espèce de question relative
à la situation intérieure du Portugal. Il doit rester entièrement
étranger à toute intrigue directe ou indirecte contre le gouverne-
ment de ce pays. » Instructions prudentes, à coup sûr, mais in-
structions tenues de rester avant tout secrètes : l'opinion publique
ne les aurait pas ratifiées. L'opinion, en 1831, était acquise à tous
les insurgés; elle entendait formellement réserver ses applaudis-
semens et son approbation aux faits d'armes qui feraient sauter un
trône.
L'ordre de départ expédié de Paris parvient à Brest le 9 juin au
360 REVUE DES DEUX MONDES.
soir. Le Suffren venait d'arriver de Cherbourg. Si le vent eût été
favorable, l'amiral fût parti dès le lendemain. Les navires à voiles,
par malheur, sont obligés de compter avec le vent. Les impatiences,
les anxiétés commencent. Je vais raconter l'histoire d une grande
responsabilité ; je désire que ce soit une leçon profitable pour nos
futurs officiers-généraux. Mon admiration pour l'entrée de vive force
d'une escadre française dans le Tage est chez moi un héritage de
famille. Mon père avait le jugement sûr, parce qu'il avait le cœur
élevé : une basse jalousie n'effleura jamais son âme. Je l'ai en-
tendu maintes fois déclarer que cette affaire, au fond peu sanglante,
était un des plus beaux faits d'armes, sinon le plus beau, qui ait,
dans les temps modernes, illustré nos fastes maritimes. Il m'a fallu
étudier de près les difficultés de l'entreprise pour me rendre un
compte bien exact des motifs qui inspiraient à mon père cet en-
thousiasme, au premier abord excessif. La lumière ne s'est faite
que peu à peu dans mon esprit : elle est devenue éclatante quand
j'ai connu par ma propre expérience ce que comporte de doutes
une grave résolution à prendre. Vaincre, quand on s'y trouve en
quelque sorte contraint par les circonstances, a été le lot de plu-
sieurs; aller volontairement au-devant de l'épreuve, s'exposer au
désastre pour conquérir la gloire, n'appartient qu'à la race des
Roussin, des Nelson et des Suffren.
« Je suis établi sur le Sujfren depuis hier, écrivait le 9 juin au
matin l'amiral Roussin. Depuis vingt-quatre heures, les vents sont
au sud-ouest, le baromètre bas. Je ne suis jamais allé à Lisbonne,
et je le regrette fort, car c'est un grand avantage en toute chose
que diavoir vu. Les hostilités sont commencées. Si les Portugais
ont un peu de sens, ils défendront l'entrée du Tage. D'où il faut
conclure d'abord l'absence de pilotes, si ce ne sont des pilotes arrê-
tés en mer et, par conséquent, peu sûrs. » Le 11 juin, il a pris con-
naissance des dépêches du ministre. Il répond par le télégraphe :
« Deux heures après la réception de vos dépêches, toute commu-
nication du Sujfren avec la terre a été interrompue. Le vaisseau
n'a plus qu'à filer son corps mort. Le vent, qui avait passé à l'ouest
dès le 8, souffle encore de cette partie avec force. Il est impossible
d'appareiller. Soyez sûr que je saisirai le premier instant favorable. »
Il le disait et il devait, non pas seulement tenir parole, mais trouver
favorable un instant qui, dans l'opinion de tous les marins, ne
l'était pas.
Les ordres du ministre deviennent d'heure en heure plus pres-
sans. Voici le nouvel avis qui, parti de Paris le 15 juin, à une heure
trente minutes du soir, sur les ailes du télégraphe, parvient le
même jour à Brest, à quatre heures quarante- cinq minutes de
l'expédition du tage. 361
î'après-midi : u A la suite d'une révolution, l'empereur et l'im-
pératrice ont été forcés de quitter le Brésil. Ils viennent de relâ-
cher à Cherbourg sur une corvette anglaise. Gela peut amener
quelques changemens à Lisbonne : cependant partez. Je vous en-
verrai, s'il y a lieu, des instructions supplémentaires par la Giier-
rière. »
Partir 1 Le 12 juin, « le vent est toujours grand frais de sud-
ouest. » Le 13 juin, «il souffle de l'ouest-nord-ouest. » Dans la
nuit «calme plat. » Le l/i, « faible brise d'ouest-sud-oiiest : grande
marée. » Il était autrefois de règle à Brest de ne jamais tenter de
franchir le goulet, — à moins qu'on n'eût tout à fait vent sous vergue
et une brise bien étabUe, — en plein jusant. La marée est sans
doute d'un puissant secours pour s'élever au vent, quand le vent
est contraire ; seulement, si l'on s'échoue, pendant que la mer
baisse, on peut se considérer comme perdu. La roche Mingan est,
dans ce cas, bien autrement à craindre que les rochers de Scylla
ou que le gouffre de Carybde. Le vaisseau le Golymin y a disparu;
la frégate V Aurore a failli y rester. D'un autre côté, vouloir refou-
ler à la fois le flot, courant contraire, et le vent, n'est tentative
permise qu'à la vapeur. Une frégate, une corvette, un brick, au-
raient été enchaînés au mouillage. Qu'attendre d'un vaisseau de
90 canons, tout frais échappé du port, avec une maistrance incon-
nue et un équipage novice 1
Un de ces coups de bascule familiers au régime parlementaire a
remplacé au ministère de la marine le comte d'Argout par le vice-
amiral de Rigny. « Mon général, écrit, le 1/i juin, au nouveau mi-
nistre, l'amiral dont la résignation se trouve mise à si rude épreuve,
la plus insupportable contrariété semble s'attacher à nous. Les
vents d'ouest continuent depuis le 8 au matin, sans qu'il y ait eu
un seul moment d'espoir de les voir cesser. Tous les meilleurs pi-
lotes du pays sont à bord : ils sont unanimes sur l'impossibilité de
sortir, tant que ce temps durera. Je vois avec désespoir le temps
s'écouler. Je sais, par votre dépêche d'hier, que l'escadre de Toulon
est partie le 9. Nous sommes ici, les amarres à la main, depuis quatre
jours. Rien ne peut exprimer mon impatience et mon chagrin. L'idée
que cette contrariété peut faire manquer la mission m'est horrible.
C'est le 8 que la nuahon de douze jours de vent de nord-est a
cessé, c'est-à-dire précisément vingt- quatre heures avant l'arrivée
de votre estafette. Depuis ce moment, il n'y a même pas eu l'ap-
parence d'un temps favorable. »
La plainte est ici contenue : l'amiral tient à garder le ton qui con-
vient à une dépêche officielle. Avec ses amis, il donnera un plus
libre cours à sa bile. Nous verrons mieux ainsi à quelles épreuves
362 REVUE DES DEDX MONDES,
le commandement en chef peut soumettre une âme inquiète, une
âme soucieuse au plus haut degré de la moindre ombre qui terni-
rait sa réputation. L'amour-propre, je l'ai déjà dit et je l'ai toujours
pensé, est le grand ressort de la machine humaine. Sans lui, les
rouages, paresseux par nature, s'endormiraient. Que de souffrances
pourtant dans cette tension continue de l'esprit vers l'approbation
des Athéniens! Combien le sentiment de la responsabilité s'en ag-
grave! Jamais cœur ne fut plus épris de la gloire que celui de
l'amiral Roussin. Ministre de la marine en 18/10, « il fut, nous ap-
prend un de ses biographes, atteint d'une débilité dans les jambes,
résultat des fatigues de mer, du travail de cabinet et d'une chute
malheureuse. » Non ! ce n'est pas la fatigue, ce n'est pas le travail,
ce n'est pas l'accident qu'on en veut rendre responsable, qui troubla
si profondément le système nerveux de l'illustre amiral. Il s'était, —
qu'on me passe l'expression, — dévoré toute sa vie : l'horloge ne
pouvait résister indéfiniment à ces vibrations constantes ; elle perdit
peu à peu l'équilibre. Les âmes froides sont heureuses. Peut-on
dire qu'elles soient aussi bien préparées aux grandes choses que
les âmes qui tressaillent involontairement au moindre appel? Les
phrénologistes ont voulu distinguer l'orgueil de Vapjjrobativité.
L'orgueil se contente de sa propre approbation ; l'approbativité a
besoin de celle des autres. Est-ce de l'orgueil, est-ce de l'approba-
tivité que vous découvrirez dans la lettre tout intime que je vais
ici transcrire ?
Le 15 juin 1831, l'amiral Roussin écrit à son ami le baron Tupi-
nier, ingénieur éminent, administrateur de premier ordre, à qui le
cousin germain de mon père, le vicomte Jurien, a, depuis l'année
1827, abandonné de son plein gré la direction des mouvemens et
du matériel au ministère de la marine: « Mon cher ami, lui dit-il,
avez-vous quelques senlimens de pitié dont vous ne sachiez que
faire? Accordez-les à un malheureux qui, eût-il tué père et mère,
n'aurait pas mérité les tribulations que j'endure depuis sept jours»
"Vous figurez-vous ce malheureux enfermé entre quatre planches
depuis le 9 du mois, l'œil et l'âme attachés à la girouette maudite
qui vient sans fin et sans cesse du sud-ouest? Comprenez- vous un
homme dans ma position, cloué sur la rade par l'inexorable vent
d'ouest? Jamais il ne m'est arrivé pareille chose; aussi en suis-je
bouleversé et malade. Après une série de douze jours de vent de
nord-est, il est trop naturel d'en avoir des contraires ; mais il fau-
drait pour se résigner qu'il ne fût question que d'un voyage à Con-
stantinople. Quinze jours plus tôt ou plus tard n'y feraient rien.
Mais ici! Je sais que l'escadre de Toulon est partie le 9 ; que les
Portugais perdent leurs bâtiraens de commerce; que l'heure de
l'expédition du tage. 3(j3
■don Miguel est sonnée; que don Pedro est arrivé en France. Mille
événemens peuvent s'ensuivre. Par quelle fatalité faut-il que je
sois retenu ! Impossible d'appareiller. Depuis le 8, vent d'ouest
opiniâtre et forcé : il n'y a nulle chance de Longer un vaisseau. Pa-
tience donc jusqu'à la mort ! Quand elle viendra, je serai bien maigre,
car à la lettre j'enrage. Nuit et jour, nous sommes aux aguets. Que
le moindre jour se présente, je m'y jetterai pour tâcher de réparer
le temps perdu. Faites des vœux pour moi, mon cher ami; jamais
je n'en ai eu tant besoin. Je vous embrasse bien affectueusement. »
Clytemnestre, tremblez pour votre fille! Si le vent ne doit changer
qu'à ce prix, on l'immolera.
0 Nelson, votre grande âme n'eût-elle pas compati à ces souf-
frances morales? Ne les avez-vous pas maintes fois éprouvées? Ne
vous auraient-elles pas prématurément ravi' à la ten'e, si la balle
du Redonlahle n'eût pris les devans? Les dieux cependant se sont
laissé toucher. Nous trouvons ce post-t^'-riptuni à' la lettre que je
viens de reproduire: « 15 juin, huit, heures du soir : Renfort de
vent de sud-ouest. Déluge de pluie. — Tempête. — A demain. »
C'est la crise : espérons.
« Le 16 juin, écrit au ministre l'amiral aflranchi par un coup
d'audace de ses entraves, le vent d'ouest me parut maniable; le
baromètre ne baissait pas ; la saison n'était" pas> rigoureuse : je fis
appareiller à sept heures du matin. Nos efforts réussirent; Le^ vais-
seau ne manqua pas une seule évolution. A dix heures du soir, sur
notre trente et unième bordée depuis le départ de la rade, nous
doublâmes Ouessant. »
Trente et un viremens de bord dans l'iroise, trente et une évo-
lutions de jour et de nuit, au milieu de tant de rochers et d'écueils,
à une époque où le phare de Saint-Mathieu éclairait seul les passes,
<îe n'est pas, on en conviendra, une entrée en campagne ordinaire.
11 n'y a que mon ami, le commandant Grasset, — aujourd'hui
contre-amiral, — qui ait renouvelé ce tour de force, mais il l'a
renouvelé sur une frégate. Et puis tout le monde n'a pas le coup
d'oeil et le sang-froid du capitaine de la Résolue !
Que l'amiral Decrès avait donc raison quand il écrivait : « Dési-
gnez-moi, pour commander la Gloire, un officier qui revienne de
ritide! » J'aurais pourtant préféré encore, si j'eusse été le ministre
de l'empereur, un officier revenant de la Manche ou de la Mer du
Nord. Voilà, suivant moi, la grande, la bonne école! Ma voix, de-
puis seize ans, crie dans le désert : on était trop occupé du Tônkin.
Une autre voix, bien plus autorisée, celle du commandant Bouvet,
fut-elle, en d'autres temps, mieux écoutée? « Je voudrais, procla-
mait, en 182!l, l'ancien capitaine de YArétlnise, que nul ne fût
36^ REVUE DES DEUX MONDES.
admis dans le corps des officiers de la marine royale, s'il ne justi-
fiait avoir navigué pendant trois années au cabotage et s'il ne pou-
vait répondre d'une manière satisfaisante à un examen sévère sur
la pratique des côtes de France, sur l'entrée des ports, sur les sondes
des passes et des baies, sur les mouillages. » On traita le héros de
l'Inde de barbare :
Barbarus hic ego sum, quia non intelligor illis.
Bouvet, au fond, ne demandait que ce que les Anglais ont mis
en pratique depuis le temps d'Edouard IV. Je serais curieux de
comparer les examens des mid^ldpmen de la reine à ceux de nos
aspirans. Non, certes, que je veuille déprécier le moins du monde
notre vaillant corps d'officiers, mais il faut toujours avoir en vue
ses plus sérieux adversaires et chercher à pénétrer quelles ont été
les causes de leurs succès.
Etre hors de l'Iroise, c'est déjà un grand point. La route, néan-
moins, est encore longue, pour peu que le vent soit contraire,
d'Ouessant à Lisbonne. « Le vent, poursuit le coHtre-amiral Roussin,
ne s'améliorait pas. La nuaison de sud-ouest continua son cours
les jours suivans. Le 2*2 juin, nous n'étions encore qu'à 70 lieues
dans le nord-ouest de Brest. Enfin, après vingt-quatre heures de
calme, la brise se leva du nord, et, le 25 à midi, je me trouvai à
vue des îles Barlingues, d'où je portai sur le cap la Roque. Je me
maintins à petits bords pendant la nuit. Le lendemain 26, je com-
muniquai avec le capitaine de vaisseau de Rabaudy. Il me rendit
compte qu'il avait expédié la veille la seizième prise portugaise ;
que, le 16, il avait envoyé à Brest la corvette la Diligente pour y
déposer les prisonniers et y refaire des vivres. »
IV.
Il s'est trouvé des gens pour qualifier l'entrée de l'amiral Roussin
dans le Tage de « succès facile. » Oui, facile,., comme la décou-
verte du iNouveau-Monde ; il fallait seulement avoir le courage de
l'essayer. C'est à ce courage que je veux rendre hommage. Je tiens
à mettre nos jeunes officiers en présence de tous les doutes, de
tous les scrupules qui assiégèrent, pendant près d'un mois, l'es-
prit d'un des hommes de guerre les plus résolus qu'ait possédés
notre marine. Ils apprendront ainsi ce qu'il convient d'entendre
par ce grand mot qui résume toute la science et toutes les épreuves
l'expédition du tage. 365
du commandement : la responsabilité. Ce que je leur offre ici n'est
autre chose que le journal de bord de l'amiral Roussin, de l'amiral
conférant avec lui-même, attestant, par un document qui ne fut
jamais destiné à voir le jour, les phases que sa détermination a tra-
versées, avant d'aboutir à l'acte de vigueur dont il importe de per-
pétuer le souvenir.
Que savait-on de l'entrée du Tage, quand l'amiral Roussin reçut
l'ordre de la forcer, si l'obstination du gouvernement portugais lui
en démontrait la nécessité? On savait qu'en lSO(i et en 1807, le
contre-amiral sir Sidney Smith, celui-là même dont Napoléon disait
à Sainte-Hélène « qu'il lui avait fait manquer sa fortune, » s'était,
quand nous occupions Lisbonne, borné à la bloquer. Depuis cette
époque, les défenses du Tage étaient, d'un consentement unanime,
réputées « inexpugnables. » On ne discutait plus la question. Outre
ce renseignement, si positif dans sa concision, le ministère n'avait à
communiquer au commandant de nos forces navales que des rapports
d'émigrés. Personne n'ignore, je pense, que les rapports d'émigrés
doivent toujours être tenus pour suspects. Les émigrés, — je ne
les en blâme pas, — aplanissent à dessein les difficultés devant
l'étranger qu'ils veulent engager à tout prix. Un échec ne pourra
que leur garantir plus sûrement encore le concours dont ils ont
besoin.
L'embouchure du Tage est comprise entre le fori Saint-Julien,
bâti sur la terre ferme, et le fort de Bugio, élevé sur un îlot complè-
tement isolé du rivage. Cette embouchure a un mille trois quarts de
large, — 3,241 mètres, de 16 à 17 encablures à peu près. L'es-
pace navigable se trouve singulièrement rétréci par deux bancs qui
se prolongent sous l'eau dans la direction du sud-ouest, dange-
reux récifs dont la présence n'est signalée, même à marée basse,
que par les remous du fleuve. Ces deux: traînées de roches et de
sable portent le nom de Cachopo du nord et de Cachopo du sud.
Entre le Cachopo du nord et le fort Saint-Julien, il existe une passe,
— la petite passe, — large de deux encablures, prolonde de 10 et
11 mètres, très courte, par conséquent très facile à franchir, pourvu
que le vent soit franc, bien établi, et qu'il souille de l'arrière. Le
chenal du sud est la grande porte du Tage. La profondeur de l'eau
s'y maintient, pendant tout le parcours, entre 13 et 20 mètres. Cette
passe, — la grande passe, — où peuvent s'engager, de tout temps
et en pleine confiance, les plus forts vaisseaux de ligne, conserve,
jusque dans sa partie la plus étroite, une largeur d'un mille marin
au moins. La longueur du mille marin est de 1,852 mètres.
Le fort Saint-Julien, la tour de Belem, la ville de Lisbonne, occu-
pent la rive droite du fleuve. Du fort Saint-Julien à la tour de Be-
Z66 REVUE DES DEUX MONDES.
lem, on compte un peu plus de cinq railles; de la tour de Belem
aux quais de la ville, moins de quatre. Contenu par les hautes fa-
laises de la rive gauche, le fleuve se resserre, dès qu'on a dépassé
Belem : il s'épanouit, au contraire, à la hauteur de Lisbonne, pas-
sant soudain des dimensions d'un canal large d'un mille à peine
à celles d'un bassin d'une capacité de 11,000 hectares.
Quant aux défenses militaires, elles étaient formidables ou mé-
prisables, suivant les dépositions auxquelles on prêtait l'oreille. Les
uns évaluaient à 300 bouches à feu l'armement des forts et des
batteries échelonnés sur la. rive droite; ils pensaient que la rive
gauche où s'élevait la vieille tour, — Torre-Velha, — ne devait pas
être moins bien pourvue d'ouvrages et d'artillerie. « Le général
Junot, disaient-ils, pendant l'occupation française, s'était hâté de
multiplier, avec le concours de ses officiers du génie, d'artillerie,
de marine, les moyens de défense, déjà très grands, du Tage.
Mouillée devant Lisbonne, l'escadre serait dominée de tous côtés,
et elle aurait une armée de 12,000 hommes au moins en présence.
Cette armée n'était pas à dédaigner : elle avait été organisée,
exercée, depuis 1806, par des officiers anglais ; elle avait fait avec
distinction toutes les campagnes de la Péninsule sous le duc de
Wellington. »
A en croire d'autres témoignages, cet appareil, si redoutable en»
apparence, n'était que pur mirage. « Il serait déplacé, écrivait un
colonel portugais réfugié en France, de parler de Gascaës, ville de
guerre à 5 lieues ■ de Lisbonne, située sur le revers méridional de
la montagne de Rocca, ainsi que des petits forts et des redoutes
placés le long du rivage, depuis le cap du même nom jusqu'à
Saint-Julien. C'est à Saint-Juhen seulement que commence la dé-
fense de Lisbonne. Si l'on considère l'emplacement et la mauvaise
disposition de toutes les fortifications qui défendent les deux rives
du Tage, leur élévation au-dessus de la mer, les défauts de leur
tracé, la hauteur énorme des profils, la grandeur extraordinaire des
embrasures, la mauvaise construction des affûts, la vétusté des ca-
nons, presque tous en fer, et surtout le peu de dévoûment des sol-
dats d'artillerie et du génie, privés de leurs meilleurs officiers, je
suis tenté de croire que les seules difficultés réelles pour forcer
l'entrée du Tage proviendront des bancs de sable et des rochers
qui. en barrent l'ouverture. »
Entre ces deux opinions, probablement extrêmes l'une et l'autre,
l'amiral Roussin se sentait incliné à donner sa confiance à celle qui
flattait le plus son courage. La crainte des batteries, quel qu'en pût
être le nombre et la force, ne l'arrêterait pas ; il ne s'inquiétait que
des obstacles naturels. En revanche, il s'en inquiétait beaucoup, et
l'expédition du tage. 367
certes, marin comme il l'était, il en avait le droit. Le souvenir du
combat du Grand-Port demeurait profondément gravé dans son
esprit : il se promettait bien de ne pas renouveler la faute des
Anglais.
«Je veux, écrivait-il rou fidentiellemcnt au ministre, le 27 juin,
réfléchir devant vous à l'affaire qui m'amène ici. Elle est assez
grave pour m'occuper exclusivement, et je suis persuadé qu'elle
ne vous occupe pas moins. Je vous en parlerai donc sans autre
préambule que celui-ci : si je pouvais supposer que qui que ce
soit pût attribuer à un motif suspect l'examen que je vais faire des
difficultés de l'entreprise, je ne dirais pas un seul mot; mais, chargé
et responsable d'une opération où il s'agit de l'honnenrde la France,
je dois compter pour rien mes susceptibilités personnelles. Je com-
mence par répéter que je crois possible le forcement des passes
du Tage av€c des vaisseaux. Il est impossible de ne pas admettre
qu'avec un vent fait de l'arrière, secondé par un courant de flot
bien établi et un temps qui permette de voir devant soi, — car il
ne faut pas compter sur des pilotes, — une ligne de vaisseaux
puisse, à la condition d'en sacrifier peut-être quelques-uns, franchir
ces passes, malgré les obstacles militaires et naturels qu'elles pré-
sentent.
' « Ce fait posé, il faut voir quelles chances on a de réunir les con-
ditions nécessaires. La première, celle des vents du nord-ouest au
sud-sud-ouest, «st extrêmement rare dans les mois de juin, juillet
et août. Durant cette partie de l'année, il y a des nuaisons entières
de vents du nord-est au nord, sans aucune variation. Il se pourra
donc que, sous ce rapport, l'escadre trouve un obstacle invincible,
au moins pour longtemps. Or, le long temps employé à croiser
dans ces parages, avec une escadre nombreuse, équivaut, à bien
peu près, à une impossibilité cimplète, à cause des avaries inévi-
tables. La condition du vent de l'arrière est pourtant de rigueur.
D'après. tous les renseignemens que je reçois des hommes du pays,
je trouve que : « soit qu'on prenne la petite passe , soit qu'on
prenne la grande, il arrive que tous ^es vents dans lesquels il entre
du nord nordis;<ent de plus en plus en avançant dans le goulet. Ils
deviennent nord-est en dedans du fort Saint-Julien, et, par consé-
quent, trop près quand on vient par la petite passe, tout à fait debout
quand on entre par la grande. Conclusion : il faut absolument des
vents sous vergue, c'esi-à-dire du nord-ouest au sud-ouest, car si
les forts ne sont pas un obstacle absolu, ce n'est sans doute qu'au-
tant qu'il ne faut pas faire évoluer des vaisseaux sous leurs feux croi-
sés. Dans ce cas, on ne pourrait compter sur un virement de bord.
Si le vent manque ou haie de l'avant sous le fort Saint-Julien, le
368 REVUE DES DEUX MONDES.
salut du vaisseau est sans espoir, mouillât-il toutes ses ancres, à
cause du fond de roche et du remous qui rapporte tout le flot des
deux passes sur la pointe nord-est du Gachopo du nord. Si l'on
n'avait qu'à sacrifier le premier vaisseau engagé dans cette situa-
tion, soit par démâtage, échouage ou saute de vent, on devrait y
souscrire; mais ce vaisseau démâté, échoué ou mouillé, obstruerait
en grande partie le passage fort étroit. Qu'un abordage ait lieu par
le vaisseau suivant, tout le reste est arrêté, et, en définitive, on
ne passe point.
« Ce raisonnement sur la petite passe s'applique encore mieux à la
grande, qui serait sous le vent. Une semblable perspective donne à
réfléchir. Quant aux obstacles qui succèdent au fort Saint-Julien, on
s'accorde à les signaler comme très inférieurs aux premiers. Les
forts intérieurs sont plus ou moins vicieux, mal placés, négligés,
en y comprenant même ceux de Belem. Saint-Julien et Bugio sont
la clé du Tage et de Lisbonne. Jusqu'ici, personne ne l'a encore
forcée ; ce qui indique au moins qu'elle ne manque pas de sûreté.
II y a donc ici, mon général, chance de perdre une escadre. Je dis
perdre^ car, s'il ne s'agissait que de coups de canon à centaines,
nous n'en parlerions pas : nous passerions assurément. Mais, si
nous ne passons pas! J'y réfléchirai encore beaucoup. Tout ce que
je puis vous affirmer aujourd'hui, c'est qu'aucun des grands inté-
rêts que vous m'avez confiés ne souffrira. » Voilà quelles étaient
les préoccupations des Ruyter, des Nelson, des Roussin. La vapeur
est venue affranchir nos amiraux de ces entraves. 11 en reste d'au-
tres. Si l'on n'a forcé, ni en 1870 ni en 1871, l'entrée de la Jahde,
il y avait probablement pour cela de bonnes raisons. L'opinion pu-
blique s'étonne peut-être encore d'une inaction dont elle apprécie
mal les motifs. Quand les amiraux réfléchissent, l'opinion publique
ferait bien, à son tour, de réfléchir un peu. Malheureusement, ce
n'est guère, dans notre pays surtout, son habitude.
Nous possédons un établissement où les ministres devraient pou-
voir aller puiser des renseignemens certains pour toutes les cam-
pagnes et pour toutes les entreprises. Cet établissement se nom-
mait autrefois le dépôt général des cartes et plans de la marine. Il
a pris, je ne sais trop pourquoi, le nom de « direction du service
hydrographique. » A-t-on voulu restreindre ses attributions ? Ce se-
rait un tort, suivant moi. Je proposais, en 1871, d'y faire dépouil-
ler, analyser^itous les journaux de bord, non pas seulement au point
de vue météorologique, comme on parut malheureusement le com-
prendre, mais dans un dessein bien autrement large. J'aurais voulu
que toute expédition projetée trouvât au sein de ce dépôt, dont
j'étais alors le directeur, des documens qu'on a toujours quelque
l'expédition du tage. 369
peine à se procurer quand le temps presse : si nos vaisseaux de-
vaient jamais être appelés à opérer de nouveau dans la Baltique ou
dans la Mer du Nord, qu'on ouvre les armoires où j'ai fait renfer-
mer le travail de condensation dont M. le capitaine de frégate de
Latour-Dupin consentit à se charger sur mon invitation : il en sor-
tira, je l'affirme, des renseignemens du plus haut prix.
On ne saurait conjecturer à l'avance sur quel point les courans
variables de la politique pourront un jour ou l'autre appeler l'inter-
vention de nos escadres. Il est donc d'un sérieux intérêt de mettre
en réserve, pour les divers parages du globe, un aperçu général des
obstacles matériels que rencontrerait telle mission invraisemblable
à l'heure où les regards sont tournés vers de tout autres points de
l'horizon. Cette précaution eût probablement prévenu des illusions
dont les conséquences devaient être funestes, à l'époque où fut ré-
solu l'envoi d'un corps expéditionnaire au Mexique. Quoi de plus
sincère qu'un journal de bord? Sébastien Cabot pressentit le pre-
mier le parti qu'on pourrait tirer de ces impressions notées au jour
le jour. Tous les journaux de bord ne sont pas tenus avec le soin
que l'amiral Roussin apportait à l'enregistrement du moindre évé-
nement de mer. A qui la faute, si ce n'est à nous, qui laissons ces
précieux papiers s'entasser dans les majorités des ports, sans que
personne ait la faculté ou le désir d'y jeter les yeux? Je voudrais
qu'au retour de chaque campagne, les journaux de la timonerie et
ceux des officiers fussent expédiés à Paris, qu'une sérieuse analyse
en fût faite, qu'un rapport fût, à ce sujet, adressé au ministre, pro-
voquant immédiatement l'éloge ou le blâme. Vous verriez bientôt
quelle masse d'indications, portant sur tous les sujets, sur tous les
détails, viendrait insensiblement uempîir vos cartons.
Je suis bien convaincu, — permettez-moi d'en faire ici la re-
marque, — que nos ports, que nos rades, constamment visités par
l€s étrangers, ne l'ont pas été sans fruit. L'amiral Roussin regret-
tait de n'avoir pas vu Lisbonne. D'autres yeux que les siens au-
raient dû avoir vu pour lui : ses anxiétés en eussent sans doute été
de beaucoup diminuées, « Nous avons, me dira-t-on, les rapports
des capitaines. » Je n'ai pas confiance dans les rapports. Il y a là
trop de style. Si ces rapports sont succincts, ils ne disent pas assez;
s'ils sont longs, on ne les lit pas. Je ne veux avoir foi que dans les
journaux de bord. Les journaux de la timonerie et ceux des officiers
constatent ce qui s'est passé de quatre heures en quatre heures.
C'est de la photographie maritime.
Les hostilités, cependant, étaient ouvertes. Le capitaine de Ra-
baudy n'avait pas seul fait acte de guerre, en arrêtant les bâtimens
de commerce portugais ; l'amiral Roussin, quelques jours après son
TOME LXXXIV. — 1887. 2k
370 REVUE DES DEUX MONDES.
arrivée, canonnait une forteresse. C'est ainsi qu'il entendait « as-
surer son pavillon. » Je laisserai ici parler son propre journal, ce
mémento où il consignait chaque soir ses actes et ses impressions :
« Le jeudi 30 juin, écrit-il, vu la terre de Portugal, à trois lieues,
— cap la Roque; — approché jusqu'à trois milles, — mis en panne,
à cause d'une brume épaisse qui borne la vue. — Les corvettes re-
çoivent l'ordre d'aller chercher des pilotes parmi les pêcheurs. —
A neuf heures, on aperçoit un trois-mâts devant nous, tout à fait à
terre. — II est Portugais. — Le Hussard est de l'avant; il le ca-
nonne, mais de trop loin. — Le trois-mâts serre la côte, de ma-
nière à toucher légèrementsur la pointe ducapRazo. — Il gagne la
terre néanmoins, et se dirige sur le fort Sainte-Marthe et sur la cita-
delle de Gascaës. Il va mouiller sous cette forteresse. Le Hussard
prend le large. — Le Suffren prolonge sa route sur le navire étranger.
Parvenu devant le fort, il se trouve un peu trop sous le vent pour
le combattre et atteindre le bâtiment portugais mouillé. Je reprends
tribord amures, — vent du nord et nord-nord-ouest. — Quand je
suis assez au vent, je revire et viens combattre le fort à demi-portée,
le navire à 150 toises. — Le fort tire sur nous. Les boulets nous
dépassent de 300 toises, — Le fort fait usage de peu de ses pièces,
faute de monde, sans doute, car il a beaucoup de canons. Nos bou-
lets lui arrivent en grand nombre. — Le Portugais amène, — Un
canot et deux officiers vont à son bord et s'en emparent. — Nous
continuons, le fort et nous, à nous canonner. Quand nous l'avons dé-
passé, la Melpomène nous imite et combat à son tour. Nous revi-
rons pour nous élever de nouveau au vent et serrer encore une fois
le fort à la même distance. — Le bâtiment portugais file sa chaîne,
appareille et nous rallie, — Après avoir reviré une troisième fois sur
le fort, nous le laissons et prenons le large avec notre prise. C'est
le Wellington de hbO tonneaux, venant de Bahia, chargé de sucre,
coton, cuirs, etc., parti le 16 avril 1831, Je lui donne un équipage
et l'expédie pour Brest. — Fait signal de satisfaction à la Melpo-
mène. — Beaucoup de nos boulets ont touché le fort. Les boulets
du fort nous ont tous beaucoup dépassés ; un seul nous a touchés
sans accident. — Le fort m'a paru manquer de monde, mais il a au
moins 100 pièces. C'est le fort Santa-Martha et le fort San-Antonio-
da-Guia. C'est une citadelle à plusieurs rangs de batteries. »
De vaisseau à forteresse, il se passe souvent des choses éton-
nantes. Voici ce que j'ai vu devant Sébastopol, au mois d'octobre
1854. Un brick de commerce autrichien, chargé de foin pour le
compte des Anglais, part un matin du mouillage de la Katcha pour
se rendre à Balaklava, Le vent était court, la brise faible : le cou-
rant rapproche peu à peu le navire de la côte. Le capitaine veut
l'expédition du tage. 371
prendre la bordée du large; il manque deux fois de suite à virer.
Les forts de Sébastopol ouvrent le feu. Capitaine et équipage s'em-
barquent dans la chaloupe qui était à la traîne et abandonnent le
brick à son sort. Plus de 100 canons foudroient le navire déserté ,
le foudroient sans l'atteindre. Les Russes cependant tiraient bien.
Le brick, impassible, les perroquets hauts, les basses voiles amu-
rées, continue majestueusement sa route, sous les bordées de fer
qui redoublent. Il va s'échouer doucement, la proue à terre, sur
un lit d'algues et de sable, au fond d'une petite anse couverte par
le monticule de la quarantaine. La Fortune a conduit cet aveugle
par la main. Les Russes ne l'aperçoivent plus : ils le savent là pour-
tant, et s'acharnent à faire pleuvoir leurs projectiles dans la baie,
au jugé. Nous allâmes sur-le-champ le visiter. Trois obus seule-
ment l'ont touché. L'un a troué le grand perroquet; le second a
traversé la guibre; le troisième est venu mourir, sans éclater, au-
près de la claire- voie du pont. JNous attendîmes la nuit pour alléger
ce brick si visiblement protégé par la Providence, et parvînmes sans
grand'peine à le remettre à flot. La manœuvre fut habilement et intré-
pidement conduite par un des aides-de-camp de l'amiral , le lieutenant
de vaisseau Giovanetti. Le brick, dès qu'il flotta, — onlui avait rendu
son capitaine et ses matelots, — reprit tranquillement sa route vers Ba-
laklava. Si le capitaine était resté à bord, il serait aujourd'hui rangé
parmi les héros. Il est vrai que ce capitaine n'eût peut-être pas
aussi bien gouverné que le hasard. L'entrée de l'anse était étroite,
difficile à saisir : le meilleur timonier pouvait la manquer.
Le contre-amiral Roussin, en vertu du vœu formellement exprimé
par le ministre, demeurait, tout placé qu'il fût à la tête d'une
escadre, le préfet maritime titulaire du port de Brest. Le contre-
amiral Le Coupé, major-général, le remplaçait pendant son absence.
L'amiral Roussin adressa, le 1" juillet, à l'officier-général qui le sup-
pléait, la dépêche suivante : « Mon cher général, je vous envoie
une assez belle prise que je viens de faire à la pointe de l'épée.
Elle s'était réfugiée sous les forts, où nous sommes allés la cher-
cher et la prendre. Nous avons échangé un certain nombre de coups
de canon qui ont ruiné pas mal de pièces. Les Portugais ont été
moins adroits. L'escadre de Toulon a été aperçue au cap Saint-
Vincent, il y a cinq ou six jours, mais le vent de nord-est, forcé
comme à l'ordinaire, s'oppose au ralliement aussi bien qu'à d'autres
opérations. »
V.
Partie de Toulon le 8 juin, cette division, attendue avec impa-
tience le l^"" juillet, était plus qu'un renfort; elle constituait, à elle
372 REVUE DES DEUX MONDES.
seule, toute la solidité de la force navale mise à la disposition de
Tamiral Roussin. Rien n'eût été possible sans son concours. Les
vaisseaux de ligne qui la composaient provenaient de l'ancienne
escadre du Levant. Ce n'étaient donc pas des vaisseaux novices,
mais des vaisseaux lentement exercés, formés à la meilleure des
écoles. L'amiral de Rigny se réservait, quand viendrait la discus-
sion du budget, de le faire remarquer à la chambre. Ce fut son
grand argument, lorsqu'il lui fallut emporter d'assaut le maintien
en principe d'une escadre d'évolutions permanente. Importante
conquête dont nous sommes redevables à la sagacité d'un ministre
hors ligne et au succès presque invraisemblable de l'expédition du
Tage!
Ce qui rehaussait encore la valeur de ce puissant secours, c'est
qu'il était amené par un officier-général réputé à bon droit un de
nos meilleurs hommes de mer et de guerre, par l'ancien comman-
dant de la frégate VArvnde, de cette frégate que les Anglais sa-
luaient, à Navarin, de leurs acclamations, par le contre-amiral baron
Hugon. Né à Granville, inépuisable pépinière de marins, le 31 jan-
vier 1783, Gaud-Amable Hugon touchait alors à la cinquantaine. 11
conservait encore toute sa verdeur. Sous des dehors un peu rudes,
ce vétéran des campagnes de l'Inde cachait un grand fonds d'in-
struction et une bonhomie souriante, indice de la plus sérieuse
bonté. Il appartenait cependant à la vieille école. Les aspirans ne
l'auraient jamais trouvé familier. Quand ils l'accompagnaient à terre
dans son canot, ils devaient se tenir respectueusement à l'extré-
mité de la chambre de l'embarcation, sans capote cirée, quel que
fût le temps ; assis les bras croisés, réservés et silencieux, sur le
bout du banc. L'amiral daignait-il leur adresser la parole, c'était
pour leur demander « l'âge de la lune. » Il fallait répondre à l'in-
stant et ne pas perdre de temps à consulter sa mémoire. Un aspi-
rant qui n'eût point connu, à un jour quelconque, l'âge de la lune,
courait le risque d'être mal noté. L'amiral Hugon me rappelle en-
core aujourd'hui le général Pélissier dans les momens où l'épais
sourcil noir de ce chef honnête et rigide ne se fronçait pas. C'était
la même inflexibilité apparente, le même amour de la discipline, la
même équité scrupuleuse dans l'appréciation des services. Les bons
officiers, les vaillans matelots, rencontraient dans l'amiral Hugon
un sérieux protecteur, un patron peu verbeux, peu démonstratif,
profondément pénétré néaomoins des devoirs qu'il lui semblait
avoir contractés envers les braves gens qui s'étaient, comme lui,
donnés tout entier à la dure profession dont il avait fait le culte et
l'honneur de sa propre vie. Le doux besoin de plaire fut la force et
le charme de l'amiral Lalande : l'amiral Hugon ne demandait que
de l'obéissance.
l'expédition du tage. 373
A l'âge de douze ans, en 1795, il s'était engagé sur un bâtiment
de l'état. Il y servit d'abord en qualité de mousse, puis de novice,
acquit à la dérobée, je ne sais trop dans quelle école d'hydrographie,
les connaissances nécessaires pour devenir aspirant le 28 novembre
1798; fut nommé enseigne de vaisseau le 5 juillet 1805, lieutenant
le 23 juin 1810, capitaine de frégate le 1" septembre 1819, capi-
taine de vaisseau et gouverneur de l'île de Gorée le 23 mai 1825.
Rien n'annonçait encore, à cette époque, qu'il deviendrait un jour
vice-amiral, commandant d'escadre, sénateur, grand'croix de la Lé-
gion d'honneur. Dans un temps où les fils de famille commençaient
à briguer, — et non pas sans éclat, — l'héritage des Guichen,des de
Grasse, des Suffren, le capitaine Hugon restait jusqu'à un certain
point, le modeste fils de ses œuvres, le type, si j'osais m'exprimer
ainsi, de l'officier de fortune ; disons mieux, de l'officier dépourvu de
toute protection. Les Anglais auraient dit effrontément qu'il lui man-
quait la chose sans laquelle il n'était guère, — il y a vingfou trente
ans du moins, — d'avancement possible dans leur marine : Vinte-
rcst. Le commandement de VArmide le mit soudain en lumière. Il
sortit de la journée de Navarin, non pas seulement honoré, mais
illustre. Il en sortit sacré par les cris d'admiration de trois escadres.
Dans l'expédition d'Alger, on lui confia la partie la plus difficile, le
soin de conduire en Afrique une flottille de 500 bâtimens de trans-
port. Le 1" mars 1831, il était nommé contre-amiral et prenait à
Toulon le commandement de l'escadre destinée à rallier, devant
Lisbonne, l'amiral Roussin, — son ancien, mais son égal de grade.
11 eût pu ambitionner le premier rang ; il se montra satisfait du se-
cond, appréciant, avec toute la droiture de son âme, les éminentes
qualités qui avaient dicté le choix du gouvernement.
En même temps que ce lieutenant dévoué, irréprochable, arri-
vaient à l'amiral Roussin des capitaines comme en eût souhaité Nel-
son : Maillard de Liscourt, digne à tous égards de l'honneur qui
devait lui échoir de prendre la tête de l'escadre pour la con-
duire dans les passes du Tage; Moulac, le commandant du Cey-
lan au Grand- Port, Moulac dont le nom seul faisait tressaillir d'en-
thousiasme les vieux matelots. — Quand il mourut dans les mers
du sud, un quartier-maître se suicida, dit-on, pour ne pas lui sur-
vivre. — De La Susse, l'organisateur sans rival, le véritable fonda-
teur du bon ordre à bord de nos bâtimens; Leblanc, le comman-
dant à la puissante carrure, à la voix de tonnerre, fait pour dominer
les élémens; Gasy, en qui l'amiral Lalande se plaisait à voir une
sorte de Souvarof provençal. — u Les Anglais, disait-il, feraient
bien de prendre garde à Gasy. Cet homme-là, si on le laissait
approcher, vous enlèverait un vaisseau du premier bond. Les
374 REVUE DES DEUX MONDES,
Provençaux entre ses mains deviennent des lions. Avec ses ha-
rangues, ses drapeaux, ses fanfares, ses tambours-majors, il a l'art
de leur inculquer le fanatisme militaire. » Gasy était le capitaine de
pavillon de l'amiral Hugon. Je ne parle pas de Trotel, le comman-
dant du .S'////>y?î ; l'amiral Roussin l'avait choisi; tous les officiers du
port de Brest le lui auraient désigné.
Que de gages de victoire ! Le vent seul pourrait les rendre sté-
riles. L'amiral Roussin avait renoncé à se plaindre. L'aurait-on com-
pris à Paris? Son journal seul recevra désormais la confidence de ses
secrètes angoisses. « l^'' et 2 juillet. — Temps brumeux, grande brise,
fraîchissant de plus en plus du nord au nord-nord-est. — Je donne le
commandement de la prise à l'élève de première classe Lefèvre. Il a
l'élève de deuxième classe Gervaise pour second. — La brise devient
furieuse. — Temps clair au haut du ciel, très brumeux à l'horizon.
— Temps forcé. — Obligé de carguer la misaine et de mettre le
perroquet de fougue sur le mât pour attendre les corvettes, qui font
des signaux de conserve. — Malgré les deux ris pris, on s'aperçoit
au jour que le grand mât de hune est rompu sous la noix. Il faut
le changer. — Le vent est tel que je ne vois pas ce qu'il sera pos-
sible de faire d'une escadre dans de semblables circonstances.
Du 2 au 3 juillet. — Beau temps. — Grand frais de nord -est.
— Grosse mer. — A huit heures, le grand mât de hune est guindé.
Le grand hunier est rétabli, ainsi que le grand mât de perroquet.
— A dix heures, nous apercevons le cap la Roque au nord-est et le
cap Spichel à l'est. — Prolongé la bordée de bâbord dans le golfe
formé par ces deux caps. — Je ne suis pas fâché d'avoir cette oc-
casion de l'étudier. Les côtes sont arides, pelées et sablonneuses,
mais leur approche est saine. Le cap Spichel est élevé et abrupt au
sud et à l'ouest. 11 est plat au sommet. Un phare le surmonte et,
un peu à l'est, à la même hauteur, est un édifice qu'on dit être le
couvent de Nossa Senhora da Cabo.
Du 3 au 4 juillet. — Beau temps. — Grande brise du nord-nord-
est et nord. La brise mollit en approchant de terre ; la mer s'adou-
cit. — Augmenté de voiles. — Prolongé bâbord amures pour pé-
nétrer dans le golfe du Tage. La mer y est belle, les côtes sont
saines. — A deux heures et demie, viré vent devant. — On trouve
vingt-huit brasses, en virant à h milles de terre. — Sur l'autre
bord, le vent fraîchit de nouveau; la mer redevient grosse. — La
brise est toujours forte, l'horizon moins fumeux. La terre, moins
couverte, me donne l'espoir que le temps s'améliore. — Repris les
ris pour ménager les mâts de hune qui me paraissent de mauvaise
qualité. — Au jour, la division ralliée. — A six heures, le cap la
Roque est à 3 lieues est-nord-est. — A huit heures, la brise est un
l'expédition du tage. ^ 375
peu moins violente. — Largué un ris. — Je m'approche de terre.
— Une fois sur le méridien du phare de Guia, je mets en panne
au milieu des bateaux de pêche et je leur remets tous ceux de nos
prisonniers portugais qui ne sont pas marins, avec leurs effets. Il
y en a vingt-neuf. Ils conviennent tous qu'ils ont été traités avec
égard et humanité. — Quand cette opération est terminée, je
prends le large et je rejoins la Melpoim'-ne, qui continuait, avec les
bricks, de croiser au vent. — Vent toujours très frais de nord-nord-
ouest au nord-est. — Le flot nous entrait rapidement dans le Tage.
Du /i au 5 juillet. — Beau temps, brumeux. — Yent de nord-est
fraîchissant de plus en plus. — Je crains de ne pouvoir tenir ici
sans avaries majeures. Je crois également impossible que l'escadre,
tant que ce vent durera, puisse me rallier. Cette perspective est
désespérante. — Rien ne change depuis vingt-cinq jours. Une
brume épaisse et humide couvre l'horizon. A 10 degrés de hau-
teur, on voit à peine la terre, dont nous sommes à h milles, et le
vent est grand frais. J'ai ordonné de remplir les caisses en fer d'eau
de mer : le vaisseau donne beaucoup de bande.
Du 5 au 6 juillet. — Beau temps, belle brise, un peu moins
forte qu'à l'ordinaire. Au jour, plusieurs bateaux à vue sont visi-
tés. A cinq heures, on aperçoit le cap la Boque 7 milles à l'est. »
Que de réflexions, dans !e cours de cette laborieuse croisière,
durent agiter l'esprit de l'illustre amiral! Sommes-nous bien sûrs
qu'il ne se dit pas souvent, comme Agamemnon :
Heureux qui satisfait de son humble fortune
Vit dans l'état obscur où les dieux l'ont caché !
La mission sur laquelle il bâtissait en secret tant d'espérances me-
nace de tourner mal. Il aura bataillé des mois entiers avec la mer,
et reviendra peut-être au port, humilié, plein de confusion, rame-
nant des vaisseaux harassés, sans avoir obtenu du gouvernement
portugais la moindre satisfaction, « Rien ne change depuis vingt-
cinq jours, » écrit-il. Bien ne change et l'eau se consomme. S'il
fallait lever le blocus ! On croit facilement que ce qui vous intéresse
intéressera les autres. Pour moi, ces notes intimes, que l'amiral
consigne chaque soir sur son journal, me mettent, mieux que tous
les rapports du monde, en communion avec ses pensées. Je le vois
dans sa chambre, soucieux, assombri, dépouillant cette sérénité de
commande qui est un des devoirs les plus impérieux du chef. Rien
ne change ! Nous n'entrerons pas à Lisbonne. Il a dicté ses ordres
pour la nuit. 11 se jette, souvent tout habillé, sur sa couchette. Ce
n'est pas, malgré les fatigues de la journée, le repos qu'il y trouve.
376 REVUE DES DEUX MONDES.
Rien ne change 1 La phrase revient incessamment dans ses rêves.
11 faut que la gloire soit chose bien tentante pour qu'on la pour-
suive à travers tant d'épreuves. Rien ne change !
Je rouvre le journal de bord, dont je n'ai pas voulu jusqu'ici
retrancher une seule ligne : je le rouvre, m'attendant à y trouver
le même accent désespéré. L'impression, cette fois, est moins triste.
« 6 juillet, sept heures et demie. — La frégate la Didon se fait re-
connaître, écrit l'amiral Roussin. — J'appelle le capitaine de Châ-
teauville à bord. Il a quitté l'escadre hier à quelques lieues à l'ouest-
sud-ouest. »
Le capitaine de Châteauville ! Voilà, certes, une excellente recrue !
L'âme d'un preux sous l'uniforme de capitaine de vaisseau. Toutes
les aventures que les mers de l'Inde pouvaient réserver aux officiers
qui servirent dans ces lointains parages sous l'empire, Châteauville
les avait traversées. C'était lui qui commandait le vaisseau-école
YOrion, quand je faisais, de 1828 à 1829, mon noviciat d'élève.
Les vieux matelots nous contaient les histoires les plus merveil-
leuses sur notre brave commandant. « Il avait été, dans sa jeu-
nesse, disaient-ils, amiral de l'Imam de Mascate, compagnon de
Surcouf à bord du corsaire la C on fiance, -çm^ maître coq abord d'un
navire de commerce américain. » Nous le contemplions avec un res-
pectueux étonnement. Tous ses traits, toute son attitude, respiraient
la noblesse. Cet officier de l'empire descendait en droite ligne de
la marine de Louis XVI. Rien n'avait pu altérer sa vieille foi de
chrétien et de chevalier. Sous ses ordres, la Didon valait un vais-
seau de ligne. On en pourra bientôt dire autant de la frégate la
P allas, qu'amène de Toulon le contre-amiral Ilugon. La Pallas
est commandée par M. de Forsans, — un autre Châteauville.
VI.
Le 7 juillet, à midi, l'escadre de Toulon paraît dans l'ouest, ran-
gée sur deux colonnes. L'amiral Roussin saisit sa longue-vue. —
Huit bâtimens! Ils y sont bien tous. Voici, outre le Trident, le
Marengo, Y Alger, la Ville-de-Marseille, YAlgésiras • une frégate
de 60 canons, la Pallas; une corvette à gaillards, la Perle, et un
brick, le Dragon. « Beau temps, toujours fumeux, écrit l'amiral. —
Fraîche brise de nord-est. Les terres chargées de nuages blancs. —
Assez belle mer. — J'appelle à poupe le Trident et le Marcngo. —
Je signale à l'escadre de s'élever au vent, à petits bords. — Je suis
salué. — Je rends le salut de sept coups de canon. — Le contre-
amiral Ilugon vient à bord. Je conviens avec lui que nous irons
mouiller à 1 mille de la pointe de Gascaës,pour conférer ensemble
l'expédition du tage. 377
sur la mission. — Je dis au capitaine du Marengo, qui vient aussi
à bord, qu'il prendra le commandement de l'escadre pour l'entre-
tenir à petits bords au vent. — Tout cela expédié, je fais route pour
le mouillage avec le Snffren, le Trident, la Melpomène, YÉglé et
XEndymion. L'escadre louvoie. — A cinq heures, je mouille à
I mille de Gascaës, la citadelle me restant au nord 1/2 ouest
du compas. Il y fait calme plat, tandis qu'en arrivant, nous ne pou-
vions qu'à peine porter les huniers à deux ris. — Mes conserves
mouillent près de moi, par vingt brasses, fond de sable. — Dans
la nuit, assez beau temps. Calme. — Au matin, vent de nord-nord-
ouest, qui fraîchit, à mesure que le soleil monte sur l'horizon. —
A neuf heures, l'escadre est à vue. — Je l'appelle au mouillage et
la fais mouiller près de moi. Mon intention est de la faire voir en
entier à Lisbonne, qu'on aperçoit assez clairement à 3 lieues dans
l'est-nord-est. Les capitaines viennent à bord, où je les appelle, afm
de conférer avec eux sur les opérations futures. »
Le mouillage de Cascaës est une véritable trouvaille. Il va singu-
lièrement simplifier la lâche de l'escadre. Grande brise au large,
calme à terre : cela se rencontre souvent. Seulement, il faut le
savoir. Voilà ce qu'on gagne à pouvoir se dire: Tai vu. Et nous
continuons à ne rien voir, à tourner imperturbablement chaque
année dans le même cercle ! Heureusement, nous avons la conso-
lante assurance de vivre, jusqu'à la fin des siècles, en paix avec
tout le monde : il n'y a donc nulle urgence de modifier sur ce
point nos allures. On ne dira pas d'ailleurs que l'amiral Roussin
ait pris le gouvernement de don Miguel en traître. Il lui a fait con-
stater l'habileté de ses canonniers ; il lui donne maintenant toute
facilité pour apprécier la force de ses vaisseaux : si les Portugais
négligent de se mettre en défense, la faute n'en sera vraiment pas
à notre plénipotentiaire.
Je ne connais rien d'imposant comme l'aspect de la chambre de
conseil à bord d'un vaisseau-amiral, quand des capitaines, la plu-
part blanchis sous le harnais, y apportent un avis appuyé de 7 h, de
80, de 90 canons. J'ai eu ce spectacle une fois dans ma vie. Je ral-
liais l'amiral Lalande au mouillage d'Ourlac. Sur un signe de l'am-
bassade de Constantinople, l'amiral forçait l'entrée des Dardanelles.
II ne se le fît pas fait dire deux lois. En pénétrant dans la chambre
de conseil où s'étaient rassemblés tous les commandans de l'es-
cadre, il me sembla voir Nelson et ses capitaines devant Copen-
hague. Un vaisseau de ligne, et plus encore un vaisseau cuirassé,
c'est bien autre chose, avouez-le, qu'un régiment. Et, d'abord, c'est
une partie infiniment plus considérable de la fortune publique. Vous
possédez, je suppose, vingt navires cuirassés : quelle importance
378 REVUE DES DEUX MONDES.
attribuez-vous à l'officier qui commande une de ces puissantes
unités? Le grade de colonel me paraît ici inférieur à la gravité de
la fonction. En tout cas, je voudrais que deux navires de haut
bord accouplés, — deux matelots de combat, comme je les ap-
pelai jadis, — fussent toujours placés sous les ordres d'un contre-
amiral .
« J'expose aux capitaines, écrit l'amiral Roussin, l'objet de la
mission. Ils sont tous d'avis, ainsi que les pilotes, que l'escadre ne
peut entrer dans le Tage qu'avec un vent sous vergue, c'est-à-dire
du nord-ouest au sud-sud-est par l'ouest. Je leur remets des in-
structions sur l'entrée, sur les préparatifs du passage et du com-
bat, un ordre du jour aux équipages, un tableau de l'ordre de marche
et de l'ordre de bataille. »
Le journal de bord, on le voit, devient bref. Pas une phrase inu-
tile : le temps presse. C'est pour son ami, le baron Tupinier, que
l'amiral Roussin garde ses effusions : « Mon cher ami, lui écrit-il le
8 juillet, me voici en face du dénoûment ; mais je commence à
craindre qu'il ne tourne mal. Les vents sont cloués du nord-est au
nord. Il faut absolument vent arrière ou vent largue pour faire en-
trer ici une escadre, sous peine de la jeter à la côte. Je ne con-
naissais point Lisbonne. Je n'ai pas eu le temps de discuter l'affaire
et de présenter des objections. La brièveté des instructions que j'ai
reçues et la couleur pressante qu'elles avaient m'ont porté à pen-
ser qu'il n'y avait qu'à se baisser et courir. Mais voici bien d'autres
affaires. Nous sommes en pleine saison de vents de nord-est. Ils
durent depuis deux mois, sans autre interruption que des calmes,
et cela ira ainsi, assurent les pilotes, jusqu'à la fin d'août. Ajoutez
que l'escadre, n'ayant plus que quarante-cinq jours d'eau, ne peut
guère rester ici plus de vingt-cinq jours. Et si, durant ce temps, les
vents d'ouest ne viennent pas ! On n'avait donc nuls renseignemens
sur Lisbonne ! Nuls renseignemens, si ce n'est les on-dil des jeunes
bavards qui font claquer leur fouet quand il n'y a rien à faire, et
qui baissent le ton quand ils sont là, — comme je le vois ici. Nous
sommes aujourd'hui sous la dépendance absolue du vent. La force
de Lisbonne est autant dans la nature des localités, des bancs, des
vents et des courans que dans les forteresses. Les Portugais les re-
gardent comme inexpugnables, par la raison qu'elles n'ont jamais
été forcées. Il n'y a que le vent arrière qui puisse réduire aux ob-
stacles militaires les difficultés. Adieu, mon ami. Je commence à
avoir de bien cruelles inquiétudes. La saison a mille chances pour
une contre nous, quoiqu'il ne faille que quelques heures de vent
d'ouest pour entrer. Je ne suis qu'à deux lieues des forts. Je vous
embrasse. »
J
l'expédition du tage. 379
Que faire au mouillage de Gascaës, pendant que le ciel, vaine-
ment imploré, reste sourd? Prendre les dernières dispositions de
combat? Tous ces préparatifs serviront-ils jamais? L'amiral se décide
à envoyer à Lisbonne un parlementaire. Ne verrons-nous là qu'un
moyen détourné de tromper la fiévreuse impatience qui grandit
chaque jour? Il est pourtant loyal, avant d'en arriver aux dures ex-
trémités d'une entrée de vive force, d'offrir encore une fois au
gouvernement portugais l'occasion d'éviter les calamités qui le me-
nacent. La loyauté est l'essence même du caractère de l'amiral
Roussin. Tous ceux qui l'ont connu lui rendront cette justice.
L'amiral Roussin expédie donc à Lisbonne le brick le Dragon, com-
mandé par le capitaine de frégate Deloffre. Un de ses adjudans, le
lieutenant de vaisseau de Gayeux, prendra passage sur le Dra-
gon, et ira remettre au vicomte de Santarem, ministre des affaires
étrangères de don Miguel, deux plis cachetés : un de ces plis
renferme l'ultimatum officiel ; l'autre contient une lettre confiden-
tielle.
L'ultimatum s'exprime ainsi : « Monsieur le vicomte, les réclama-
tions réitérées de M. le consul de France et la note remise le 16 mai à
Votre Excellence, par M. le capitaine de vaisseau de Rabaudy, ont
dû lui expliquer suffisamment les motifs qui m'amènent devant Lis-
bonne. Je viens y maintenir les demandes consignées dans cette
note. Si Votre Excellence me fait immédiatement connaître qu'Elle
est disposée à traiter sur ces bases, le présent débat peut se ter-
miner sur-le-champ. Dans le cas contraire, la guerre se trouvant
déclarée de fait entre la France et le Portugal, toutes les consé-
quences qu'elle entraîne peuvent être prévues : elles ne se feront
pas attendre. Je prie Votre Excellence de ne pas différer sa réponse
de plus de vingt-quatre heures. »
Le style ne peint-il pas l'homme; et me blâmera-t-on si je me
permets de l'appeler un style nehonien? N'est-ce pas Nelson en-
core qui, devant Copenhague, eût pu, sans manquer à sa gloire,
signer la lettre suivante : « Monsieur le vicomte, mon parlementaire
porte à votre gouvernement les demandes officielles du mien. En
remplissant ce devoir, je ne crois pas qu'il doive m'empêcher de
tenter un moyen d'en tempérer la rigueur. Cette lettre confiden-
tielle a pour objet de vous engager, de vous prier même, de pré-
férer, dans l'alternative que je vous ai présentée, le rétablissement
encore possible de la paix à la continuation certaine d'une guerre
imminente. Établi devant le Tage avec une escadre française, j'en-
trerai dans ce fleuve. Vous en doutez peut-être, monsieur le vi-
comte, mais Votre Excellence ne saurait nier que le succès de cette
tentative ne soit au moins possible. Je le prouverai. Il s'agit donc
380 REVUE DES DEUX MONDES.
de savoir si la ville de Lisbonne, si la capitale de votre pays, res-
tera exposée au danger qui la menace. J'ai cru que la démarche que
je fais ici, en vous offrant le moyen de l'en garantir, dût-elle échouer,
nous honorerait tous deux, car la confiance qu'elle suppose ne mar-
che qu'avec l'estime. »
Tels sont les procédés habituels de nos marins. L'amiral Baudin
n'en connut point d'autres (1). Un beau langage, quand il n'est pas
soutenu, au besoin, par des actes, n'a cependant pas plus d'im-
portance qu'une composition d'écolier ou une dissertation de rhé-
teur. L'amiral Roussin confie une fois de plus à sa table de loch les
pensées intérieures qui l'agitent : « J'ai fait, écrit-il, le recense-
ment de l'eau des bâtimens. Il faut que nous soyons entrés avant
vingt ou vingt-cinq jours. Cette position est bien critique. Je suis
décidé à ne point tenir compte des obstacles matériels de guerre,
mais le vent de l'arrière est indispensable. On ne peut compter sur
des viremens de bord sous le feu des batteries. Il n'y a nul doute
qu'il faille essayer d'entrer. Nous essaierons, certainement, mais
avec du vent. »
Le parlementaire est parti à dix heures du matin. L'amiral Rous-
sin arpente sa dunette à grands pas : la longue-vue à la main, il
suit attentivement et avec anxiété la marche du Dragon. Le brick
se dirige vers la passe du sud. Au même moment, une galiote hol-
landaise entrait, par la passe du nord, dans le Tage. « Elle a ses
bonnettes, remarque l'amiral. Elle les garde jusque sous le fort
Saint-Julien, c'est-à-dire tant qu'elle court à l'est. Le vent n'a donc
pas dévié du nord-nord-ouest, comme il est ici. Mais il est très
faible. Le navire a bonnettes et cacatois. Sa vitesse ne serait pas
suffisante pour une escadre qui entrerait de vive force. Parvenu
par le travers du fort Bugio, le Dragon met en panne. Il dérive
en dedans avec le courant et passe à l'est du fort Saint-Julien.
Quand il est passé, il prend tribord amures et revient sur ce fort.
Une demi-heure après, il paraît faire route pour Belem. »
L'amiral ne vous a-t-il pas fait, depuis le jour où il est monté
sur le Sujfren, partager ses émotions? Sans être bachelier, il sait
peindre ce qu'il voit, rendre ce qu'il éprouve. Sa résolution est ar-
rêtée ; sa confiance hésite encore. Et pourtant on sent instinctive-
ment qu'il passera. Il a si bien étudié le terrain, si minutieusement
pesé toutes les chances ? La fortune serait vraiment habile, si elle
réussissait à le prendre en défaut. Déjà le Marengo, VAlgcsiras,
l'Alger, la Pallas, viennent d'appareiller. Ces bâtimens ont ordre
(1) Voyez, dans la Revue du 15 février 1836, page 772, la lettre écrite par l'amiral
Baudin avant l'attaque de Saint-Jean-d'Ulloa.
l'expédition do tage. 381
de croiser à petits bords devant le mouillage de Cascaës et d'y pa-
raître tous les matins, pour peu que le vent semble de nature à
favoriser l'entrée. « Nous serons ainsi plus tôt prêts, écrit l'amiral.
Un appareillage en masse demanderait trop de temps, vu la lon-
gueur des touées et les mauvaises qualités des cabestans. » Nous
avons affaire, remarquez-le bien, à un homme qui sait son métier.
Aucun détail ne lui échappe.
Le 10 juillet, à quatre heures vingt minutes du soir, le Dragon
rapporte la réponse du vicomte de Santarem. L'amiral Roussin
inscrit sur son fidèle registre, sur ce registre confident de ses plus
secrètes pensées, l'impression qu'il en ressent : a Le gouvernement
portugais, écrit-il, refuse les satisfactions demandées par la France.
Il offre de traiter à Londres. C'est refuser. J'entrerai dans le Tage
à la première occasion favorable. Je prends mes dernières disposi-
tions. » Tout le grée ment, en effet, est déjà bossé pour le combat.
Les renseignemens recueillis par le commandant du Dragon sur sa
route ont plutôt affermi qu'ébranlé la résolution de l'amiral : « Le
fort de Saint-Julien est armé de 62 canons : 35 battent au sud,
20 au sud-ouest, 7 à l'est. Le calibre paraît être du Ih. Bugio a
haut et bas, 12 pièces battant à l'ouest, au nord et au nord-est.
Viennent ensuite : le fort Feitoria, 5 canons à embrasures; Paço
d'Arcos, 2 canons; Sant-Amaro, 2 canons; le fort das Maias, 8 ca-
nons à embrasures. Il y a sur rade, vis-à-vis la Gorderie, trois fré-
gate de /i8, deux corvettes et un brick. Le vaisseau le Jean VI et
une troisième corvette sont mouillés un peu plus haut que VAlcan-
tara. La brise, nord-ouest et nord-nord-ouest, a toujours diminué,
au fur et à mesure que le brick entrait dans le fleuve. Aussitôt
Saint-Julien doublé, calme. Trois minutes après, une brise d'est-
nord-est s'élève. Elle souffle fraîche jusqu'au mouillage. Le courant
y mène le brick en quarante-cinq minutes. On est resté dix mi-
nutes sous le feu du fort Saint-Julien, de l'ouest à l'est. »
M. de Gayeux ajoute : « Le conseil s'est rassemblé au palais de
don Miguel. Un officier de marine est venu nous chercher. Nous
avons été introduits auprès du ministre. Le commandant du Dragon
a remis la lettre de l'amiral. Le vicomte de Santarem a paru très
ému ; il a reçu le message en tremblant. Une partie du ministère
a été changée depuis huit jours ; mais le comte de Bast nous déteste
et fait dominer son opinion contre nous. Quand nous avons mis
pied à terre, le peuple est accouru de toutes parts. II paraissait
avide de connaître l'objet de notre envoi. La police prenait soin
de ne laisser approcher personne. Malgré tout, un grand nombre
de Portugais portaient la main à leur chapeau, non sans crainte
évidente d'être remarqués. »
382 REVCE DES DEUX MONDES.
« J'entrerai, » a dit l'amiral Roussin. Le moment est venu : mo-
ment solennel oii vont se jouer une belle réputation militaire et une
escadre dont la perte serait un deuil immense pour la France. Le
vent est-il donc devenu tout à coup propice ? Le vent n'a guère va-
rié; mais il a suffi au Dm gon : pourquoi ne suffirait-il pas à l'escadre?
Qu'il la conduise seulement au-delà du fort Saint-Julien : le courant
de flot fera le reste.
VII.
Le soleil du 11 juillet 1831 se lève. Nous possédons le rapport
officiel de l'amiral Roussin sur cette imposante journée. Tout le
monde l'a lu. C'est une belle page d'histoire. Nous lui préférons ce-
pendant le simple récit inséré dans la table de loch, où nous n'avons-
cessé de puiser à pleines mains. Ici, nulle emphase : des faits.
L'amiral se raconte à lui-même sa gloire, — sa grande gloire, —
dépouillée de tout artifice de rédaction.
« Du lundi 11 au mardi 12 juillet. — A neuf heures du matin,
vent de nord-ouest. Je me décide à entrer. — Je fais appareiller.
— L'escadre rallie. — Je gouverne sur elle. — Mon ancre est levée
à dix heures : elle est cassée. — J'expédie mes dernières instruc-
tions à tous les bâtimens. — Je signale de serrer le vent tribord
amures. — La mer est grosse, la brise forte, la brume épaisse. —
A midi quarante-cinq minutes, la distribution de mes ordres, con-
fiée aux avisos, est terminée. La marée favorable doit finir à trois
heures. Il n'y a plus de temps à perdre, — viré lof pour lof et formé
l'ordre de bataille bâbord amures :
Colonne de gauche. — Murengo, Algésiras, Suffren, Ville-de-
Marseille, Trident, Alger, Pallas, Melpomè?ie, Didon.
Colonne de droite. — Endymion, Églê, Dragon, Perle.
A une heure quarante-cinq minutes, laissé arriver dans la passe
du sud. — Gouverné sur le vaisseau de tète, entre les forts Saint-
Julien et Bugio, — A deux heures, ces forts ouvrent leur feu. —
Nous sommes encore trop loin. — A deux heures dix minutes, nous
ouvrons le nôtre sur le fort Saint-Julien. Les corvettes et les fré-
gates canonnent le fort Bugio. — Nous passons ensuite successive-
ment devant les forts intérieurs. — Tous combattent, mais avec
maladresse. Quand nous sommes par le travers, ils se taisent.
A trois heures, arrivés devant Paco d'Arcos. — Le Mai^engo et
V Algésiras II oï\i pas aperçu le signal de continuer. Ils mouillent au
poste que je leur avais assigné dans la première partie du plan
d'attaque. Voyant que je continue, ils remettent sous voiles et sui-
vent l'escadre. Chef de file alors, le Sujfren arrive, à quatre heures,
l'expédition du tage. 383
devant le fort Belem, qu'il range à 60 toises. 11 le canonne. Ayant
ensuite passé sous tous les forts, je mouille en face du palais neuf,
vis-à-vis la Corderie. Une partie de l'escadre mouille à l'ouest de
moi. Je donne ordre à l'autre de se porter sur l'escadre portugaise
qui est embossée dans l'est et de la combattre ou amariner. La
Pallas lui tire quelques coups de canon ; l'escadre portugaise, com-
posée d'un vaisseau, trois frégates, trois corvettes et deux bricks,
répond par quelques coups et amène. — Toute l'escadre française
mouille le long des quais, depuis Belem jusque devant Lisbonne.
A six heures, j'envoie un parlementaire sommer le gouvernement
portugais de donner satisfaction. »
Vainqueur, tenant la ville de Lisbonne, le palais du roi, sous
son canon, l'amiral Roussin avait encore peine à s'expliquer la
facilité de son succès : « IN'est-ce pas, se demandait-il, un fait
incroyable, qu'après avoir tiré près de 15,000 coups de canon,
en défilant, pendant trois heures et demie, sous vingt forts, qu'on
prétendait formidables, les pertes de l'escadre se soient bornées
aux plus légers accidens? Tout le poids du jour est tombé de l'autre
côté. C'était justice. 5)
Les plus grands hommes de mer ne sont pas exempts de fai-
blesse : ils croient, en semblable occasion, à l'intervention de la
Providence. « Ma chère mère, écrivait l'amiral Roussin à la pieuse
et vénérable femme qui mourut presque centenaire, et pour la-
quelle sa tendresse filiale ne se démentit jamais, avez-vous une
église où vous puissiez raisonnablement rendre sa politesse au bon
Dieu ? II nous a visiblement touchés de son doigt, et c'est bien le
moins qu'on l'en remercie. Mais reçoit-il toujours à Arc-sur-Tille
dans une grange? Toutefois, grange ou église, je ne doute pas que
vous ne teniez à le remercier de sa bonté pour nous ; au besoin,
je vous en prie, trop mauvais sujet que je suis peut-être pour m'en
acquitter à suffisance moi-même. Le miracle est assez visible. Il
ne paraîtrait pas douteux, si nous étions seulement moins vieux de
cinq ou six siècles. Gomment croire, en effet, naturel qu'on puisse
se tenir pendant quatre heures sur une route de 3 lieues, sous
plus da 200 canons, sans y laisser pieds ou ailes? iNous n'avons
pas eu vingt hommes blessés et l'ennemi a été foudroyé, d
Tout n'était pas fini cependant. Si le gouvernement portugais se
réveillait ! S'il amenait de l'artillerie sur la rive, s'il élevait de ces
ouvrages en terre contre lesquels la marine s'est de tout temps,
avant l'invention de la mélinite, — déclarée impuissante 1 S'il met-
tait l'escadre au défi de détruire la ville 1 S'il lui rendait, par des
attaques incessantes, le mouillage intenable ! C'est ici que la conte-
nance de l'amiral me paraît plus que jamais digne de la grande
384 REVUE DES DEUX MONDES.
nation qu'il représente. Tout le servira : sa mâle assurance, la su-
perbe attitude de ses vaisseaux et jusqu'à ce ton brusquement
impérieux que le vainqueur d'Austerlitz avait enseigné à ses lieu-
tenans.
A six heures et demie du soir, le 11 juillet, le vicomte de Santa-
rem reçoit la lettre suivante : a Monsieur le ministre, vous voyez
si je tiens mes promesses. Je vous ai fait pressentir hier que je
forcerais les passes du Tage. Me voici devant Lisbonne. Tous vos
lorts sont derrière moi et je n'ai plus en face que le palais du gou-
vernement. Ne provoquons point de scandale. La France, toujours
généreuse, vous offre les mêmes conditions qu'avant la victoire. Je
me réserve seulement, en en recueillant les fruits, d'y ajouter des
indemnités pour les victimes de la guerre. J'ai l'honneur de vous
demander une réponse immédiate. »
Le gouvernement de don Miguel s'inclina devant la mauvaise
fortune. A dix heures du soir, le vicomte de Santarem répondait :
« Excellentissime seigneur, j'ai l'honneur de déclarer à Votre Ex-
cellence que le gouvernement de Sa Majesté très fidèle, voulant
éviter, par tous les moyens possibles, les désastres qui pourraient
résulter des derniers événemens, adopte les bases proposées dans
la dépêche de Votre Excellence du 8 courant. »
La soumission ne s'est point fait attendre": les négociations, néan-
moins, menacent tout à coup de traîner en longueur. L'amiral Rous-
sin jette de nouveau son épée dans la balance : « Monsieur le vicomte,
écrit-il le 43 juillet au ministre de don Miguel, vous me poussez à
bout, et j'ai l'honneur devons prévenir que cela ne peut vous réus-
sir... Je m'en suis rapporté à votre parole, et je ne souffrirai pas
plus longtemps les conséquences de mon erreur. J'attends Votre
Excellence ou la personne autorisée qu'elle désignera aujourd'hui
ou demain jusqu'à midi. Je la recevrai à mon bord et non ailleurs. »
Où donc l'amiral Roussin a-t-il pris le style de ses dépêches, lui
qui n'a jamais reçu de leçons que de M. Petit-Genet? N'est-ce point
sur ce ton que les empereurs romains parlaient aux Goths et aux
Francs? V hnperatoria brevitasne s'enseigne pas dans les collèges.
Ce que nous entendons, c'est la marine de 1812 ; la révolution de
Juillet lui a rendu son fier accent. La révolution de Juillet, — ce sont
mes souvenirs personnels qu'ici j'interroge, — fut, avant tout, une
révolution bonapartiste, la revendication des vétérans de César,
attendant naïvement qu'au bruit de leur triomphe le duc de Reich-
stadt accourût de Vienne. Tout prêts à élever l'objet d'une inébran-
lable idolâtrie dans leurs bras, il leur semblait revenir une seconde
fois de l'île d'Elbe. Que peuvent la sagesse, les bienfaits d'un gou-
vernement, — la restauration était assurément un gouvernement
[
l'expédition du tage. 385
bienfaisant et sage, — contre de tels transports? On ne songeait
guère à la république dans ce temps-là I Pour la masse de la na-
tion, la république, c'était encore la Terreur. Avec le drapeau trico-
lore s'éveillèrent sur-le-champ tous les souvenirs de l'empire. Faut-il
s'étonner que l'amiral Roussin en retrouvât presque à son insu le lan-
gage?
Le lu juillet, le traité de réparation fut signé, à bord du Sîi/fren,
par le chargé de pouvoirs du gouvernement portugais, M. Antonio
Kavrio d'Abreu Gastello Branco. Le vicomte de Santarem le ra-
tifia le jour même. Le 26 juillet, à quatre heures et demie du soir,
la division du contre-amiral Hugon reprenait la route de Toulon ;
le 14 août seulement, l'amiral Roussin, nommé vice-amiral par or-
donnance du 26 juillet, reprenait, de son côté, la route de Brest. Il
emmenait, avec les frégates la Sirène, la Guerrière, qui étaient
venues le rejoindre, la Didon, la Pallafi, le Dragon, combattans du
11 juillet, et, pour mieux attester encore sa victoire, toute l'escadre
portugaise, à l'exception du vieux vaisseau le Jean VI,
Par une de ces arguties familières aux faibles, le gouvernement
portugais avait essayé de contester la validité de la capture. Ses
forts étaient réarmés; l'escadre française ne comptait plus dans ses
rangs qu'un seul vaisseau de ligne. L'occasion était bonne pour
venger l'honneur national, pour reconquérir d'un seul coup tout
l'ascendant perdu. « Les navires portugais, affirmaient les gazettes
de Lisbonne, ne sortiraient pas du Tage. » A cette heure critique,
reportons-nous au journal de famiral Roussin. Ce sera la dernière
page que j'en veuille extraire : « Du 13 au lu août. — Au jour,
branle-bas de combat. — A neuf heures vingt minutes, la brise se fai-
sant du nord-nord-ouest au nord-nord- est, nous mettons sous
voiles. La Melpomène et la corvette YÉglè restent en station dans
le Tage. J'ai donné mes instructions à M. de Rabaudy. — Appareillé
le premier et voulant sortir le dernier, je mets en panne et signale
aux autres bâtimens de forcer de voiles ; mais ils sont de beaucoup
en retard. Le courant de jusant me fait sortir malgré moi. A onze
heures, je suis dehors. Les forts n'ont fait aucun mouvement hos-
tile. Les dégradations que nous leur avons causées en entrant sont
réparées, malgré les assurances de M. de Santarem. »
Le triomphe ne laissait plus rien à désirer. L'amiral Roussin força
deux fois l'entrée du Tage : la première fois avec une escadre, la se-
conde avec une division. L'Angleterre, par la bouche de lord Wel-
lington, s'en déclara publiquement humiliée. Quel Français, en re-
vanche, n'aurait dû sentir battre son cœur avec plus de fierté? La
France, au contraire, resta froide. Ce n'était pas une victoire qu'elle
attendait; c'était une révolution. Et puis le succès, pour être à ses
TOME LXXXIV. — 1887. 25
386 REVUE DES DEUX MONDES,
yeux éclatant, n'avait pas coûté assez cher. Je voudrais l'habituer
à mieux juger des choses maritimes. Tel est surtout le but que je me
suis proposé dans ce récit.
Une armée de cent mille hommes n'aurait que difficilement ob-
tenu ce qu'une flotte, au fond peu considérable, venait de réaliser en
quelques jours : la paix scellée par des réparations, sans la moindre
lacune ; le drapeau d'un gouvernement nouveau et à peine reconnu
de l'Europe, affirmé sous les murs de la capitale qui se croyait le
mieux à l'abri de toute insulte. Il était juste de nommer le chef de
l'expédition vice-amiral, de l'élever le 11 octobre 1832 à la pairie. Il
n'eût pas fallu oublier le capitaine Maillard de Liscourt. L'amiral Rous-
sinMemandait pour ce vaillant chef de file le grade de contre-amiral.
Chez nos voisins, la récompense ne lui eût pas manqué. Les Anglais
ont le sens des affaires navales ; nous avons beaucoup à progresser
encore avant de l'acquérir. Le commandant Maillard de Liscourt
est mort capitaine de vaisseau. Lui aussi, il porta la peine d'une dé-
ception causée par les visées les plus chimériques. Le maréchal Sé-
bastiani avait très prudemment déclaré que l'expédition du Tage
devait rester une question toute française. L'amiral Roussin s'en
souvint, et voilà peut-être pourquoi sa gloire, si justement enviée par
tous les marins du monde, attend encore une statue. La politique
gâte tout ce qu'elle touche : elle a l'haleine fétide des harpies.
Contrariée par les calmes et par les vents du nord, la traversée de
retour fut lente. Comme l'amiral Hugon, l'amiral Roussin, — n'en
déplaise à mon savant confrère M. Faye, — avait foi dans les phases
de la lune. Je trouve dans son journal cette mention, qui témoigne
tout au moins de ses espérances : « Du 18 au 19 août. — Belle lune
de treize jours. » — J'y rencontre aussi cet aveu : « Du 19 au 20 août.
— Je suisasï^ez gravement malade depuis quelques jours.» On l'eût
été à moins! Par quelles angoisses cet esprit toujours aux aguets
avait passé 1 II n'y a pas que les poètes qui souffrent de leur orga-
nisation nerveuse ; les héros en sont peut-être plus cruellement en-
core tourmentés. Héros et poètes, au demeurant, c'est tout un. Enfin,
le l®"" septembre, à dix heures du matin, on aperçoit dans une éclair-
cie le bec du Raz. Le 2 septembre, la division, accompagnée de ses
prises, mouille à Brest.
Je me trompe fort, ou ce récit, d'où j'ai écarté à dessein tout ce
qui aurait pu en rompre l'unité, ne sera pas lu sans fruit par les
hommes, du métier, par ceux-là surtout qui peuvent avoir, un jour
ou l'autre, une grande résolution à prendre. La réputation des dé-
fenses du Tage était usurpée : sans l'amiral Roussin, le préjugé sub-
sisterait encore.
JORIEN DE LA GrAVIÈRE.
LE
PLAT DE TAILLAC
SOUVENIRS DE L'AGENAIS.
I.
— Liro ! liro ! liro !
Une troupe de canards se précipita vers la porte principale de
la métairie delaTuque. Cette porte, festonnée de roses grimpantes,
encadrait une svelte et brune figure de jeune fille, qui, la manche
relevée jusqu'au coude, mêlait des grenailles dans le grand plat
creux qu'elle tenait à la main.
— Liro! liro!
Elle posa le plat sur le sol, sur l'aire d'argile battue, crevassée
par la chaleur, qui s'étendait devant la vieille maison basse, solide-
ment construite en pierre, contre laquelle un figuier déployait son
large éventail. C'était le repas de midi des canards; le soleil dévo-
rait la campagne vibrante de chants d'insectes et violemment péné-
388 REVUE DES DEUX MONDES.
trée de la senteur capiteuse qui s'exhalait des haies voisines, un
fouilHs magnifique d'églantiers et de chèvrefeuilles.
Jésus-Maria! dit, en s'essuyant le front, un homme assis
à l'extrémité du banc qu'abrite ce toit avancé dont l'ombre se dé-
tache si franche, si vigoureuse, sur l'ardente blancheur des murs.
Jésus-Maria ! nous ne cuirons guère mieux chez le diable I
— Ne vous y fiez pas pour votre compte, Mingo, répondit en
riant la jeune fille. Vous faites de trop bonnes affaires dans ce
monde-ci, vous le paierez dans l'autre, pecayré!
— Moi, de bonnes affaires?.. Tu es folle, ma pauvre Caussadette,
folle, je te dis! Le métier de peillerot est perdu aujourd'hui. Nous
n'avons plus l'occasion ni d'acheter ni de vendre depuis que les
vignes sont ruinées. On épargne, on marchande...
— Baste! attendez que je vous plaigne! reprit Caussadette en
allongeant un coup de houssine à la grosse truie qui s'approchait
sournoise, pour disputer leur pitance aux canards. Ceux-ci glouton-
nement se bousculaient au bord du plat, où les plus voraces étaient
entrés tout entiers; dans leur hâte d'avaler, ils éparpillaient
autour d'eux des grains qui n'étaient pas perdus, car aussitôt, avec
de faibles piaillements, une douzaine de poussins, conduits par leur
mère, les picoraient, se glissant pour cela dans le cercle des convives
légitimes, jusque sous leurs ailes agitées, sous leurs becs en spa-
tule qui claquaient. Et bientôt d'autres petits cris, poussés de la
prairie voisine, se rapprochèrent. Une dinde majestueuse, portant
haut sa coiffe rouge et traînant sa robe de moire, accourut, suivie
d'une nombreuse lignée, pour avoir sa part du régal, mais elle
arrivait trop tard; en moins de temps qu'il n'en faut pour
le dire, les canards avaient expédié leur besogne, sans laisser le
plus petit grain de millet. Dame dinde donna un coup de bec
dépité au plat vide sur lequel se fixait depuis quelque temps l'œil
du peillerot. Il était plein de ruse, plein de curiosité, toujours en
éveil, ce petit œil noir étincelant sous une arcade sourcilière héris-
sée. A la manière tenace dont il se posait sur les choses, on eût dit
qu'il en prenait possession. Et, de fait, Mingo, en quelque lieu
qu'il se trouvât, procédait toujours à une sorte d'inventaire. Rien
ne lui échappait; il avait aussitôt déterminé la valeur de chaque
objet, avec la volonté, si cet objet lui plaisait, de s'en rendre
acquéreur au meilleur compte possible. Surnommé l'Agasse,
il n'avait pas de la pie seulement le bec aiguisé, la démarche
sautillante et le noir plumage, il en avait aussi les instincts de
rapine. C'était un véritable nid de pie que sa boutique d'Astaffort,
où, dans la rue des Espagnols, s'entassaient pêle-mêle les chiffons,
les vieux meubles, les débris de toute sorte.
LE PLAT DE TAILLAC, 389
Cependant Gaussadette (on appelait ainsi la fille du bonhomme
Caiissade ; elle était Gaussadette comme Mingo était l'Agasse, comme
Jean Gaussade, à l'humeur piquante et peu commode, était Poivre,
comme son propre amoureux à elle, Prospérine, était Brillant, bien
qu'il se nommât Pierre Damousse ; en Gascogne, l'opinion publique
ou l'usage vous baptise) ; Gaussadette donc était rentrée dans la
maison pour rassembler les peaux de lapins et les guenilles qui
attendent le passage prévu du peillerot chez les bonnes ména-
gères. Tout est parcimonieusement recueilli, tout se vend, et Gaus-
sadette avait hérité des qualités d'ordre, de scrupuleuse économie
qui distinguaient sa défunte mère, laquelle, Dieu merci, n'avait ja-
mais laissé un fil se perdre. Cet éloge revenait sans variantes, mais
continuellement, sur les lèvres du mari de feu Françoise Gaussade,
qui le décernait non moins volontiers à sa fille.
Resté seul, Mingo, se levant avec les précautions du chat qui
guette une proie, sautilla jusqu'au plat que venaient d'abandonner
à regret les canards, le prit dans ses deux mains et lui fit subir un
examen attentif.
C'était une sorte de bassin de forme oblongue, un peu ébréché,
maculé de terre et de crasse. A peine sur le bord distinguait-on
les reflets brillans de la faïence, et il eût été impossible de
reconnaître les détails de la décoration sous une croûte épaisse et
sans nom à laquelle avaient contribué tous les animaux de la
basse-cour; mais dans le creux, mollement repliée sur elle-même,
comme si elle eût chauffé tout de bon ses anneaux luisans au
soleil, se prélassait une couleuvre. Vraiment on l'eût cru vivante,
si vivante que l'Agasse, ému de peur et s'imaginant qu'un serpent
venait prendre possession avant lui de l'objet de sa convoitise,
faillit le laisser échapper. « Voilà, pensa-t-il, une idée, pas trop
ragoûtante, de mettre pareille bête au beau milieu d'un plat. »
Jetant encore une fois son regard de pie vers la maison, des pro-
fondeurs de laquelle Gaussadette venait de crier : « Patience,
j'ai fini... » il tira son couteau de sa poche, gratta quelque peu, et
entre ses dents étoufla le juron habituel à tout Gascon qui se
respecte.
La couleuvre était couchée sur un lit de mousse merveilleuse-
ment imitée, et toutes ces petites bosses qui l'entouraient, informes,
c'étaient, une fois nettoyées, des écrevisses, des grenouilles,
des coquilles.
— F... ! répéta l'Agasse. Je gage que M. Lacassaigne m'en donne-
rait un bon prix, lui qui aime les drôleries qui ne ressemblent à
rien.
Mais Gaussadette lui criait du grenier :
390 REV^DE DES DEUX MONDES.
— Je viens! je viensl votre jument en aura sa charge!
Tl se dirigea vivement vers un grand puits, luxe suprême que les
métayers des environs, contraints d'aller chercher assez loin- leur
eau, ce liquide rare, enviaient à la métairie de la Tuque. Autour
du puits, Targile, dure comme pierre partout ailleurs, était délayée
par l'eau répandue et formait une boue couleur d'ocre. Le peillerot
en ramassa une poignée, barbouilla de son mieux ce qu'il avait
nettoyé avec tant de soin, puis retourna s'asseoir sur le banc au
pied du figuier. Son œil indifïerent affectait d'observer une escouade
de petits nuages gris qui pommelaient le ciel au sud-ouest.
— La journée ne finira pas sans pluie, dit-il à la jeune fille
lorsqu'elle reparut.
On eût juré qu'il n'avait été occupé en son absence qu'à inter-
roger l'horizon.
— Que le bon Dieu vous entende! répUqua Caussadette; la terre
a grand soif, et voilà que nos foins sont rentrés ou il s'en faut de
peu. Mon père est ce matin après les derniers.
— Il va bien, le papay?
— Ey baient ; il est vaillant, dit Caussadette en vidant son ta-
blier devant le peillerot, qui leva les bras au ciel d'un air désolé.
— Que voulez-vous que je fasse de tout ce rebut? Il n'est bon
qu'à m'embarrasser, grogna-t-il, tandis que la petite ménagère
faisaitvaloir avec volubilité la beauté de ses peaux de lapins, de son
duvet de volaille trié soigneusement et de quelques loques sordides
qu'elle avait presque envie de garder tant elles pouvaient être
utiles encore.
On se disputa longuement, la voix de Caussadette s'élevant criarde
et récriminatrice, tandis que le peillerot, armé de sa romaine, pesait
avec la préoccupation de tricher à son profit. Mais, s'il avait la main
exercée, Caussadette était méfiante; elle se défendait donc; mille
injures volaient sur ses lèvres rouges comme une gousse de
piment, sur ses jolies lèvres souriantes auxquelles n'étaient étran-
gers ni les gros mots ni les mots lestes: ces mots-là sont, dans le
Midi, compatibles avec l'honnêteté. Enfin, après d'interminables
débats, on tomba d'accord sur le poids, et Mingo alla chercher
l'énorme besace qui pendait sur les deux flancs de son cheval,
spectateur patient du marché. Pauvre vieille jument grise! il ne
lui arrivait pas souvent d'avoir, comme à la Tuque, l'ombre bien-
faisante d'un ormeau pour s'y reposer au frais! Les arbres coiis-
cuiités au profit des bestiaux, réduits à l'état de balais, donnaient
un médiocre abri le long des chemins poussiéreux qu'elle avait
coutume de parcourir. Dans l'une des poches de la besace alla
s'engouftrer le butm du peillerot, de l'autre fut tiré tout un
LE PLAT DE TAILLAG. 391
assortiment de fil, d'aiguilles, d'écheveaux de laine, de chapelets,
de pots de pommade, que l'Agasse étala sur le banc. Il était col-
porteur aussi bien que chiffonnier et ne payait jamais qu'en nature.
Un mouchoir jaune fixa d'abord l'admiration de Gaussadette. Elle
poussait aussi loin que possible l'art que toutes les filles de l'Age-
nais mettent à nouer de cent façons différentes ce mouchoir de
tête, qui sied aux physionomies vives. La belle couleur! la jolie
étoffe! Quel effet produirait ce jaune soyeux et clair sur ses ban-
deaux de jais! La tentation fut forte, mais aussitôt vaincue.
— C'est trop cher ! soupira Gaussadette en se tournant vers les
pelotons de fil, qu'elle se mit à choisir.
— Va! lui dit l'Agasse, passe-toi tes fantaisies. Ton père ne t'a
jamais rien refusé.
— G'est pourquoi, répéta sagement Gaussadette, étant maîtresse
de notre argent, je préfère le garder.
— ÎN 'as-tu pas honte à ton âge et gentille comme tu l'es de te
montrer avare? Brillant, quand il reviendra du pays d'Alger, te trou-
vera plus belle avec ce mouchoir-là.
— Brillant me trouve belle comme je suis... Tenez, faites notre
compte.
Et la discussion recommença très âpre. Le prix des aiguilles, du
fil, des laines que Gaussadette avait mis de côté dépassait, à en
croire l'Agasse, celui des chiffons. Elle soutenait furieusement le
contraire.
— S'il fallait combattre ainsi avec chacun, je ne ferais pas beau-
coup d'affaires dans ma journée. Voyons, n'aurais-tu pas quelque
autre chose à me vendre? Ge mouchoir te tient au cœur... Je serais
arrangeant.
— Nenni, je n'ai plus rien.
— Pourtant,., si tu cherchais un peu...
Et l'Agasse, promenant des regards fureteurs autour de lui, fei-
gnait de chercher avec elle.
— Tiens, il y a là un plat...
— Le plat des canards? dit la petite avec une moue incrédule.
— 11 est délabré, j'en conviens; mais on rencontre quelquefois
des originaux qui demandent du vieux. Peut-être me restera-t-il
sur les bras. N'importe, j'en courrai le risque.
— Vous me donneriez votre foulard jaune pour ce plat? demanda
Gaussadette méfiante.
— Si tu m'en priais un peu, ma foi, oui! J'aime obliger les
gouyates quand elles te ressemblent.
Gaussadette éclata de rire :
— G'est donc que vous y trouveriez votre avantage. Écoutez, ce
392 REVUE DES DEUX MONDES.
plat est dans la borde depuis que je la connais ; il y était bien avant
ma naissance ; je ne peux pas vous le vendre sans le consentement
de mon père.
— Té! le voilà justement qui revient, ton père. Nous allons nous
entendre. — Eh! addiou, Caussade!
— Eh ! addiou^ Mingo I (Il prononçait Minnego d'une voix chan-
tante et sonore) : Que dises?..
Jean Caussade avançait sans se presser à la tête de ses bœufs, qui
traînaient une lourde charrette de foin. C'était un grand homme sec,
d'une cinquantaine d'années, sommairement vêtu d'une chemise rose
et d'un pantalon de toile retenu par une ceinture rouge. Sa maigreur
dantesque, son teint basané, sa rude crinière grisonnante, ses pau-
pières que l'on eût dites charbonnées à plaisir tant elles étaient
brunes, sa mâchoire saillante armée de fortes dents, les traits allon-
gés et sévères de son visage imberbe, tout indiquait chez lui un Gas-
con de bonne race. Il ressemblait à don Quichotte, surtout en ce
moment oîi il brandissait comme une lance sa toucadère.
— La faim me tourne la gorge et le goûter doit être prêt. Entrez,
Mingo.
— Nenni. Un verre de vin, si vous y tenez, et je pars... avec ce
plat dans ma besace, dit le peillerot en faisant mine de glisser la
vieille faïence parmi les chiffons.
— Oh ! vous ne l'avez pas encore , dit Gaussadette avec un cli-
gnement d'intelligence à l'adresse de son père.
— Quand je te dis, s'écria l'Agasse, que j'apporterai pour le rem-
placer une jolie augette de pierre à tes poulets.
— Un plat neuf pour un vieux plat! dit le bonhomme en se grat-
tant la tête.
— Et un joli mouchoir par-dessus le marché , ajouta la fille en
toussant pour le mettre sur ses gardes.
Jean Caussade parut longuement ruminer cette offre exorbitante.
La surprise lui coupait la parole.
— Je vais vous dire, Mingo. Il est bien laid, ce plat, bien sale,
mais j'y tiens tout de même. Il m'est venu de mon père, qui l'avait
hérité du sien, qui... On ne sait pas à quel Caussade il remonte, ce
plat-là ! C'est vieux comme le monde, oui, et plutôt que de le
vendre , j'aimerais mieux le laisser à Prospérine comme mes pa-
rens me l'ont laissé.
— N'en parlons plus, dit le peillerot en posant le plat par terre
d'un air d'indifférence qui fit regretter à Caussade d'avoir refusé
trop vite, mais sa fille lui souffla tout bas à l'oreille :
— Hé! soyez donc tranquille, papay! Il reviendra!
— Si pourtant on m'en offrait un bon prix...
LE PLAT DE TAILLAG. 393
— Ce bon prix, je vous le donnais, finassé que vous êtes! Vous
manquez une occasion,., à votre aise ! Vous avait-on jamais offert
à rez de cette saleté? ajouta-t-il en repoussant le plat du bout de
son pied avec dédain.
— C'est que personne peut-être ne l'avait vu.,. On sait bien que
vous ne faites pas de mauvais marchés, mon compère !
Le peillerot, sans répondre, avait jeté la besace sur son cheval,
mettant à part les peaux de lapins qui se balançaient le long des
flancs décharnés de la pauvre bête :
— Adichals, la compagnie!
— Adicliats, Mingo!
Il s'éloignait avec lenteur, croyant qu'on le rappellerait; mais déjà
Caussadette était occupée à remplacer le vieux plat par un autre, en
disant à son père :
— Nous n'avons qu'à attendre qu'il ait parlé à ces moussus de la
ville qui aiment le vieux.
— Voir venir vaut un écu , répondit sentencieusement le père.
— Un écu! répéta-t-elle. Qui sait?.. Davantage encore, peut-
être...
Là-dessus, tous les deux allèrent s'attabler devant la soupe aux
fèves et les artichauts crus trempés dans du vinaigre que l'on arrosa
d'un coup de vin, quoique le paysan gascon ne soit plus aussi pro-
digue de ce breuvage qu'à l'époque heureuse où la vigne n'était point
malade.
IL
— Eh bé ! reprit le père ; cette lettre que le facteur t'a remise
hier, tu ne m'en as pas parlé, je crois?..
— Vous étiez à vos foins ; mais la voilà.
Et tandis que Jean Caussade, les mains allongées sur ses genoux,
se reposait du travail matinal et de la lumière aveuglante des champs,
dans l'ombre fraîche de la vaste cuisine, aux fenêtres en meurtrières,
où depuis longtemps déjà s'était éteint le petit feu de sarment, qui
laissait derrière lui sa bonne odeur, l'odeur pénétrante des ramilles
fumeuses à demi brûlées, elle lut, du ton monotone que l'on prend
à l'école, une longue lettre d'Afrique.
Brillant apportait dans la correspondance beaucoup plus de régu-
larité qu'elle-même. Il avait une belle écriture, et volontiers il con-
tait avec la verve d'une imagination intarissable, deux raisons pour
aimer écrire. D'ailleurs, cette fois, à l'en croire, il pouvait se vanter
de quelques hauts faits. Dans une escarmouche contre les Bédouins,
39Û REVUE DES DEUX MONDES.
il s'était bien conduit; un coup de sabre l'avait retenu, il est vrai,
quelques jours à l'hôpital... Baste! Il n'avait jamais été malade,
en somme, au régiment, depuis cette fièvre de l'année précé-
dente, qu'il appelait poétiquement la« fièvre des lauriers roses, » l'at-
tribuant à la floraison exubérante des lauriers d'Algérie, dont les
pétales pleuvent dans les cours d'eau, les empoisonnant ainsi. Un
beau pays tout de même,., qu'il ne serait pas fâché de quitter défi-
nitivement! Les femmes couraient bien un peu après lui; elles
n'étaient pas mal dans leur genre, mais il ne voyait que sa Prospé-
rine !
Et Prospérine riait, amusée plutôt qu'attendrie. Elle aussi ne voyait
que Brillant, ce qui ne l'empêchait pas d'aller danser le dimanche
avec autant de gaîté ou même de coquetterie que si elle eût été libre,
et pour ce qui était de la blessure, le père et la fille jetaient les hauts
cris, mais pas plus sérieusement qu'il ne fallait. Sans doute, ni l'un
ni l'autre ne la croyait bien profonde. C'était leur habitude de dire
en riant que cet intrépide soldat eût été digne de naître au village
de Montcrabeau, où se trouve la pierre de Menterie. De cette pierre-là,
du reste, selon la légende, tous les Gascons sont sortis.
. Il plaisait cependant à Gaussadette de croire que !^cnu\ amie s'était
exposé ; elle ne se serait pas soucié de lui s'il n'eût été brave. Ce
service militaire survenant à l'heure même où ils se promettaient
l'un à l'autre les avait chagrinés ; mais il fallait se faire une rai-
son : tous les garçons en passaient par là. Et quand il était venu
en congé, Brillant était si fier sous son uniforme de spahi ! Un
pacha, un prince des Mille et une nuits n'eût pas paru à Gaussa-
dette plus magnifiquement accoutré, plus exotique, plus supérieur
à l'humanité vulgaire. Elle l'avait promené partout en triomphe.
A eux deux, ils faisaient certainement un beau couple; lui alerte,
remuant et souple, du vif-argent dans ses membres, l'œil hardi et
vainqueur, les cheveux noirs moutonnant sur sa jolie tête juvénile
et mâle tout ensemble, dont M. Osmen Delbos, le peintre, s'était
inspiré pour un saint Sébastien qui ressemblait à quelque bandit
romantique des Abruzzes; elle, provocante, avec un balancement
des hanches et une légèreté dans la démarche qui eussent suffi pour
qu'on la remarquât, n'eût-elle pas eu de grands yeux gris, étranges
sur ce teint olivâtre, des yeux tour à tour enjôleurs et ma-
lins, dont une longue frange de cils ne réussissait pas à étoufier les
éclairs. Avant un an, ils seraient mari et femme. Gaussadette atten-
dait ce jour avec impatience; elle était de ces filles pressées qui
fredonnent en elles-mêmes la chanson :
Moun pay, ma may maridatme...
LE PLAT DE TAILLAG. 3^5
« Mon père, ma mère, mariez-moi, je le veux, je le veux, je le
veux ! » Non sans regretter toutefois que son beau spahi ne dût être,
une fois débarrassé du manteau dont il se drapait si bien, qu'un
simple laboureur. Quelque artisan aisé eût mieux satisfait son am-
bition ; mais, comme elle le répétait souvent dans un soupir qui
n'avait rien de sentimental : « Quand on n'a pas d'anneau, il faut
se marier avec un lien d'osier. » Et le lien d'osier offert par Bril-
lant ne lui déplaisait pas. Sans doute, il n'était encore que domes-
tique dans une métairie ; pas plus que son père à elle, il ne pouvait
dire a ?wsto, chez moi, mais cela ne l'empêchait pas d'avoir un peu
de terre que faisait valoir avec la sienne Basile Damousse, le frère
aîné. Gela s'arrondirait peut-être, on travaillait ferme;., on était
jeune.
L'esprit occupé de Brillant et de sa lettre, mais aussi du plat aux
canards, Gaussadette suivit son père dans le pré. Elle savait au be-
soin, si mignonne qu'elle fût, aider aux plus rudes travaux comme
un homme. Avant la nuit, la dernière charretée de foin rentra.
L'orage pouvait venir maintenant ; mais il ne vint pas, malgré la
prédiction du peillerot et les prières que M. le curé avait faites pom*
attirer la pluie sur les blés et sur la vigne. Les petits nuages me-
naçans s'étaient dissipés au coucher du soleil, laissant le ciel noc-
turne d'une pureté de saphir, et, par myriades incalculables, les
étoiles s'allumèrent, et le clair de lune ruissela sur la métairie si-
lencieuse, permettant à ses hôtes de se coucher sans chandelle, et
le rossignol commença de turlurer son hymne d'amour infatigable
aux branches du grand ormeau, tandis que Gaussadette se re-
tournait dans son lit, inquiète en réfléchissant qu'elle avait eu tort
de mettre le plat à tremper dans l'eau de savon, ces amateurs à
moitié fous qui recherchent le vieux aimant peut-être aussi la crasse,
qui d'ailleurs sert à cacher les fêlures. Puis il lui sembla que trois
louis tout neufs tombaient des mains de l'Agasse dans son tablier,
et, sur cette vision dorée, elle s'endormit le cœur battant de joie.
D'autres encore que Gaussadette avaient à la même heure l'esprit
préoccupé du plat si parfaitement ignoré la veille encore. Le ha-
sard était intervenu de nouveau pour précipiter l'entretien que le
peillerot se promettait bien d'avoir avec son meilleur client,
M. Lacassaigne.
M. Lacassaigne, juge au tribunal d'Agen, n'habitait avec suite sa
propriété de Roc, non loin d'Astaffort, que pendant les vacances ;
mais, toute l'année, il y faisait de courtes apparitions à intervalles
irréguliers, profitant pour cela des loisirs que lui laissaient ses
devoirs austères de magistrat. Ge qu'il venait voir à Roc, avec l'em-
pressement d'un amoureux à visiter sa maîtresse, c'étaient ses
396 REVUE DES DEUX MONDES,
chères collections, collections de toute sorte; on naît collectionneur
comme on naît poète. M. Lacassaigne, méthodique, et par-dessus
tout épris de classifications, de nomenclatures, de catalogues, eût
collectionné, faute de mieux, des boutons de culotte, mais ses con-
naissances en archéologie lui permettaient de se livrer à des distrac-
tions plus nobles. Membre de toutes les sociétés de sciences et d'art
de sa province, il rassemblait les chartes et les papiers de famille
qui pouvaient servir à l'histoire des diverses localités. Les peillerots
de sa connaissance l'aidaient dans cette chasse, et l'Agasse, entre
autres, quoiqu'il ne sût pas lire, lui avait déniché, avec le flair d'un
limier, des parchemins très précieux. Si M. Lacassaigne était friand
de vieilles écritures, il l'était presque autant de vieux bahuts. Le
petit château de Roc, auquel sa position arrogante au-dessus de la
vallée du Gers et les hautes murailles qui l'entourent donnent de
loin l'aspect d'une place forte, recelait toutes les armoires, tous les
cuivres, toutes les faïences découverts depuis un quart de siècle
dans les métairies à vingt lieues à la ronde. C'était, comme le disait
complaisamment son propriétaire, un petit hôtel de Gluny, mais
purement gascon, et de la Gascogne agenaise, une judicieuse dé-
centralisation comptant parmi les idées fixes, toutes fortinofïensives,
de M. Lacassaigne. Quelque pressentiment, comme il en vient aux
antiquaires, poussa ce jour-là le digne homme de Roc à Astaffort.
Laissant sa voiture près de l'église, à l'endroit où les protes-
tans furent jadis si bien accommodés par les catholiques que, seul,
le prince de Gondé avec un serviteur, échappa au massacre, il des-
cendit machinalement la rue des Espagnols. Un instinct plus fort
que sa volonté le portait chez Mingo, dit l'Agasse. Si la suggestion
eût été à la mode en ces parages, on aurait pu croire que le peil-
lerot lui avait soufflé à travers l'espace une curiosité dont il comp-
tait profiter.
— Té! vous voilà donc, monsieur Lacassaigne?
Mingo était tapi dans son repaire, comme l'est une araignée au
centre de sa toile, vérifiant de l'œil et des doigts les rapines de la
journée, vaquant, lui aussi, à une manière de classement qui n'était
pas des plus faciles. Autant eût valu entreprendre de débrouiller
le chaos que de se reconnaître parmi les objets hétérogènes qui
jonchaient le grenier au seuil duquel s'arrêta hésitant, si brave
qu'il fût, M. Lacassaigne. La boutique du peillerot était divisée en
trois compartimens superposés, d'aspects tout à fait dissemblables.
Au rez-de-chaussée, c'était une épicerie très correcte, avec annexe
de mercerie et de menues nouveautés, le tout parfaitement tenu par
M"^^ Mingo, la grosse Gatinette, une personne accorte, malgré ses
moustaches. Le premier étage recelait quelques meubles anciens
LE PLAT DE TAILLAC. 397
réparés et cirés à souhait; mais, pour connaître par excellence
le nid de l'Agasse, un nid de pie désordonné, incohérent, où
figurait tout ce qu'il avait pu ramasser, vieux chiffons, débris
immondes, il fallait monter jusqu'au faîte, que connaissaient seuls
les habitués de la maison. Plus d'une fois, M. Lacassaigne avait fait,
dans ce réceptacle, d'heureuses trouvailles, au risque d'être dévoré
par la vermine : les collectionneurs n'y regardent pas de si près.
— Té! monsieur Lacassaigne, vous m'auriez vu demain. J'ai
trouvé une petite chose...
— Des papiers?., interrompit le juge, qui ne songeait en ce mo-
ment qu'à publier sur le manoir de Manlèche, ancien monastère
de templiers, une monographie pour laquelle les documens lui
manquaient.
— Mieux que des papiers, une petite chose qui sera d'un bel effet
dans votre salle.
— Quelque faïence? Il n'y a rien de beau dans le pays. D'ailleurs,
je ne saurais qu'en faire, mes dressoirs en sont surchargés, mes
murs en sont couverts, dit M. Lacassaigne avec la mauvaise hu-
meur d'un homme désappointé.
— Vous ne devez pas en avoir de pareille à celle-là! C'est un plat,
dit Mingo en quittant sa position accroupie au milieu des guenilles
et des tessons de bouteilles, pour se rapprocher de son client et lui
parler tout bas, un plat comme je n'en ai jamais vu. Il est bordé
d'herbes et de bêtes que vous croiriez naturelles plutôt qu'imitées, et
au milieu, il y a, couchée sur des feuilles, une grande couleuvre
brillante qui n'est pas peinte, elle non plus, et qu'on prendrait dans
la main si elle ne faisait peur.
— Une couleuvre en relief!., s'écria M. Lacassaigne, qui s'était
mis à écouter très attentivement, tandis que le regard perçant du
peillerot, attaché sur lui, guettait ses impressions. Une couleuvre
émaillée en relief? Ce serait, par impossible, un Palissy ?.. Où avez-
vous déniché cela?..
— Un Palissy ? répéta l'Agasse en évitant de répondre. Palissy,
c'est le nom d'une rue d'Agen,.. rue Bernard-Palissy...
— C'est aussi le nom d'un potier dont les ouvrages sont... assez
estimés... Mais il a été imité par de nombreux élèves, dit négli-
gemment M. Lacassaigne, qui commençait d'avoir envie du plat et
ne tenait pas à révéler sa valeur au marchand.
— Ah!.. Vous verrez bien ce qu'il en retourne, vous qui con-
naissez tout, si vous voulez venir avec moi un jour à la borde...
— Quelle borde?
— A la borde où je l'ai trouvé, dit l'Agasse, qui ne pouvait per-
mettre qu'il y allât tout seul.
398 REVUE DES DEUX MONDES.
— Dès demain, mon ami.
— Dès demain!.. Son ami!.. Oh bé! il l'achètera, pensa le peil-
lerot.
— Ce sera me rendre grand service, monsieur Lacassaigne, re-
prit-il hypocritement ; car, voyez-vous, le marché est fait, le plat
m'appartient: je n'ai plus qu'à aller le prendre, et vous me direz si
je ne l'ai pas payé trop cher. Mais demain je ne pourrais pas, il y
a une vente à Nérac;.. disons lundi, si vous voulez.
Il craignait tout simplement de montrer trop d'empressement à
Jean Caussade en retournant si vite chez lui. Ces paysans sont
malins. Dès qu'on leur offre cinq francs d'un objet, ils croient qu'il
en vaut cinquante. Le mieux est d'avoir l'air de ne pas s'en soucier.
— Le matois compte m'empêcher d'aller sur ses brisées. Il veut
une commission ! pensait de son côté M. Lacassaigne en s'éloignant.
Tâchons de ne pas la donner trop forte. Après tout, si vraiment c'est
un Pâlissy... Pourquoi pas?..
Sanguin et optimiste, il se persuadait sans peine tout ce qu'il
pouvait désirer. Qu'y avait-il à cela de trop invraisemblable?
L'illustre inventeur des figulines était Agenais. — Sur ce point,
le juge archéologue tenait ferme avec son éminent collègue,
M. Gazenove de Pradines, contre les biographes rivaux qui récla-
ment Palissy pour la Saintonge, le Périgord ou le Limousin. —
Il était de la Gapelle-Biron du diocèse d'Agen et non des autres
Capelle et des autres Biron qui le revendiquent. Donc il avait pu
avoir des fours dans l' Agenais. Oui,., mais Palissy n'inventa ses
rustiques figulines qu'après les voyages qui firent surgir en lui le
naturaliste, le géologue ; ce fut à Saintes, qu'à travers les rudes la-
beurs de sa vie d'ouvrier, ses rêveries de poète, tant de misères
et tant d'amertumes héroïquement supportées, le pauvre peintre-
verrier poursuivit et trouva les émaux qui ont fait sa gloire ; ce fut
à Saintes que se développa son génie, patronné ensuite par le con-
nétable de Montmorency, récompensé par la reine. S'il fallait croire
la description de l'Agasse... — Mais comment se fier au dire d'un
ignorant? Cependant cet ignorant avait des yeux qui souvent voyaient
juste, et d'ailleurs aurait-il pu imaginer des signes si parfai-
tement caractéristiques ? — S'il fallait s'en rapporter à la descrip-
tion de l'Agasse, le plat en question serait bien postérieur à l'ère
des tâtonnemens de Palissy, de ses espérances si souvent manquées
qui le faisaient tourner en dérision... Peut-être ce plat merveilleux
venait-il de la Saintonge ! Mais quelles vicissitudes en ce cas avaient
pu l'amener dans une métairie lointaine ?
Tout en cherchant à se les représenter, le châtelain de Roc ou-
bliait de presser le pas des deux petits chevaux du Gers qui le
LE PLAT DE TAILLAC. 399
traînaient. Il en résulta que M™^ Lacassaigne tança vertement son
époux ; la cloche avait sonné deux fois, le rôti serait brûlé ; il n'en
faisait jamais d'autres, quand il allait visiter le royaume des puces.
C'était le nom dédaigneux qu'elle donnait à la boutique du peille-
rot. En vain essaya-t-il de lui expliquer tout l'intérêt qu'avait eu
cette visite. Elle répondit avec colère qu'il était libre d'ajouter in-
définiment à ses archives des manuscrits illisibles grignotés par les
rats, mais que, pour sa part, elle ne supporterait plus qu'il entrât
dans sa maison un seul morceau de vaisselle fêlée.
III.
Le lundi suivant, à la fin du jour, Gaussadette, qui plus d'une fois
avait fait le guet dans l'espoir, sans cesse déçu, de voir revenir le
cheval du peillerot, poussa tout à coup un cri joyeux. Elle en était
à regretter presque, une minute auparavant, de n'avoir pas accepté
l'augette en pierre et le foulard jaune en échange du vieux plat,
car, plus elle regardait celui-ci, plus il lui semblait détérioré. L'ap-
parition d'une jardinière conduite par un monsieur aux côtés duquel
se prélassait l'Agasse, lui rendit toute son ambitieuse confiance.
Elle appela : — Papay ! — Et le père et la fille furent sur la
route, avant même que ne s'arrêtât la jardinière.
— Voilà M. Lacassaigne que j'ai rencontré par hasard en chemin
et qui m'a offert une place dans sa voiture jusqu'au Pergain où j'ai
affaire, dit l'Agasse plus que jamais armé de ruse. Et moi je lui ai
dit : — Voulez-vous voir la plus jolie borde du canton et la mieux
tenue ? Arrêtons-nous chez Jean Caussade.
— Pour poulite, elle est poidite, répondit le vieux Poivre, aussi
rusé que lui.
— Votre fille l'est davantage encore, insinua galamment le juge,
sans que ce compliment direct fît rougir Gaussadette.
— A votre service, dit le métayer.
Avec une sorte de malice, les Caussade montrèrent tout ce
qu'ils possédaient aux visiteurs, hormis le plat pour lequel ceux-ci
étaient venus: l'étable d'abord, l'étable basse et fraîche, où deux
paires de vaches, à la fois laitières et bêtes de somme, se reposaient
des fatigues du jour ; le toit aux porcs, où une jeune famille à peau
rose, à queue en tire-bouchon, au groin barbouillé de son, s'aligna
par rang de taille pour se faire admirer, avec des petits grognemens
satisfaits; le poulailler à claire-voie perché près du grenier, et au-
quel accédaient les poules par un chemin de sarmens entrelacés,
tendu en pente douce; le pigeonnier, une tour détachée d'assez
400 REVUE DES DEUX MONDES.
fière apparence; le potager rempli d'abeilles, de lis et de roses;
la maison enfin, défendue contre les mauvais sorts par une petite
croix pieusement clouée sur sa porte. L'intérieur se composait de
deux pièces, que séparait une galerie profonde, sans autre plancher
que la terre battue, sans autre plafond que de grosses poutres aux-
quelles s'accrochaient le camhajou et le cervelatz, sans autres fe-
nêtres que des ouvertures étroites pour éviter les impôts et aussi
la lumière trop éclatante de l'été; mais les murs étaient blancs,
bien lavés à la chaux, et il régnait partout un aspect général de pro-
preté, partout une saine odeur de romarin, de serpolet, de lavande.
Les pays pauvres gagnent de sentir bon à l'absence d'engrais ac-
cumulés. D'un côté se trouvait la cuisine, avec le grand lit à
rideaux du père de famille, la pierre à laver, le cabinet de chêne
aux lourdes ferrures, la vaste cheminée dont le manteau abrite le
coffre au sel sur lequel on s'assoit ; de l'autre s'ouvrait la chambre
de Caussadette,qui inspira de discrets madrigaux à M. Lacassaigne.
Il envia galamment, en effet, la nichée de petits canards qui, à
l'abri d'un paravent de planches brutes, partageait ce réduit avec
la jeune fille et la poule noire qui couvait au fond de certain ton-
neau, non loin d'une couchette surmontée de l'image enluminée de
Damon et Henriette, avec encadrement de couplets. Il s'attendrit
sur les habitudes pieuses que semblait indiquer le petit autel, où,
aux pieds d'une sainte Vierge, étaient placés, dans des vases dorés,
deux gros bouquets de fleurs toutes fraîches, avec une couronne
jaunie 'de première communiante ; mais Gaussadette remarquait fort
bien que le bon ?noussu pensait à toute autre chose qu'à ce qu'il
disait, que du regard il interrogeait le eabinette, le dressoir, les
moindres recoins, d'un air d'impatience et d'ennui.
— Maintenant, dit-elle, vous connaissez la Tuque. Vous avez
tout vu.
— Tout?., répéta le juge.
— Non, dit lepeillerot, tu ne nous as pas tout montré. Ce vieux
plat...
— Quel plat ? demanda Gaussadette, en regardant innocemment
son père.
— Le plat de tes canards, le plat à la couleuvre, celui que je
t'achète.
— Oh ! interrompit Jean Gaussade, le marché n'est pas signé ;
nous y sommes trop attachés à ce plat-là...
— Jusqu'à refuser de me le faire voir? dit en riant le juge.
— Nenni... Attendez un peu.
Et Gaussadette, se dirigeant vers l'armoire, en tira un objet soi-
gneusement enveloppé. Avec lenteur, elle dépouilla du papier,
LE PLAT DE TAILLAG. 401
des linges qui le protégeaient, ce plat qui, pendant de longues années,
était resté exposé à toutes les intempéries des saisons et aux pro-
fanations des bêtes. Maintenant, il était parfaitement propre, ce qui
permettait d'apprécier sa beauté première et de juger, héias ! des
outrages irrémédiables que cette beauté avait reçus. L'émail, d'un
brun violâtre, intense, que Palissy appliqua souvent à ses fonds, ne
s'était laissé ni rayer ni entamer d'aucune manière, mais la bor-
dure se trouvait ébréchée à deux endroits, et les bestioles qui la
composaient, écrevisses, lézards, coquilles, alternant avec de dé-
licats feuillages, avaient partout terriblement souffert. Ce qui restait
presque intact, c'était le centre, la belle couleuvre paresseusement
endormie sur la mousse, et de chaque côté de laquelle ruisselait un
filet d'eau limpide et bleuâtre où semblaient nager les petits pois-
sons, où d'un mouvement vif et naturel allaient sauter les gre-
nouilles, tapies dans la végétation des marécages.
— Pardieu ! c'est bel et bien un Palissy ! grommela le juge, qui
ne put retenir un mouvement de surprise et d'admiration.
II eut beau s'écrier ensuite : — Quel dommage qu'il ne soit
pas mieux conservé ! — Jean Gaussade et sa fille s'étaient poussé le
coude, et l'Agasse était édifié sur le mérite de sa trouvaille. Trois
paires d'yeux avides restèrent braquées sur la physionomie trop
sincère du juge, qui se disait en admirant les détails exquis çà et
là mutilés :
— Un Palissy de la meilleure époque,., de l'époque postérieure
aux médailles, antérieure aux personnages et aux arabesques, un
de ces bassins rustiques où il s'est surpassé, tandis qu'il habitait
Saintes, avant la vogue toujours croissante qui à Paris le conduisit à
faire du métier. Quel sentiment de la nature ! Gomme tout cela est
vrai, joliment observé, d'un relief hardi, d'une couleur profonde !..
— Nous irons bien jusqu'à cinquante francs? vint lui dire l'Agasse
en se penchant tout près de son oreille.
Il répondit par un signe affirmatif, et le peillerot entraîna Jean
Gaussade hors de la chambre, laissant M. Lacassaigne tourner et
retourner son plat avec de gros soupirs, que Gaussadette, plantée
devant lui, le poing sur la hanche, s'efforçait d'interpréter.
— Ey bien praubeî (Il est bien pauvre, il est bien malade!), dit-
elle d'un ton interrogateur, n'y tenant plus.
— Si malade qu'il n'aurait dans le commerce aucune valeur.
Elle hocha la tête :
— Mais pour ceux qui aiment le vieux?
— Le vieux doit être bien conservé.
Elle se mit à rire avec un coup d'oeil malin à la tête chauve de
M. Lacassaigne.
TOME LXXXIV. — 1887. 26
402 REVDE DBS DEUX MONDES,
— Qui dit vieux, dit démoli.
— Pas à ce point. Vos bêtes lui ont fait grand tort.
Et il se mit à expliquer que le premier mérite d'une vieille
faïence était d'être sans brèche ni fêlure, malgré les siècles. Ce plat
n'était qu'une ruine.
Elle affectait de comprendre et, d'un ton doux, résigné, mur-
murait les grands mots gascons : — Que voidetz'^.. Que voulez-
vous?.. — Es ataou. — C'est comme ça! — Mais, au fond, elle
pensait : « II a envie du plat et il ne veut pas le payer son prix. »
Tout à coup. Poivre rentra avec fracas, en se débattant contre
l'Agasse qui le tenait par la manche :
— Vingt frincs?.. vingt frincs?,. Vous moquez-vous de moi?..
J'aimerais mieux le rendre aux poulets et aux canards!
— Je dis trente!., pour trente, c'est convenu? reprenait le peil-
lerot.
— Pas pour quarante ! pas pour cinquante, tonnerre de Diou!
— Écoutez, Jean Gaussade, dit le juge en intervenant; puisque
vous ne pouvez vous entendre avec Mingo, je vais vous faire des
offres, moi, des offres justes et raisonnables, qui seront, je vous
l'affirme, avantageuses pour vous.
Le bonhomme se rapprocha d'un air méfiant, mais attentif.
— Ce plat, s'il était entier, vaudrait peut-être beaucoup d'argent ;
mais, dans l'état où il est, vous ne réussirez pas à le vendre aux
amateurs sérieux. Moi, je le prends tel quel, parce que les mor-
ceaux m'en semblent jolis, et que je ne tiens pas au plus ou moins
de valeur marchande de la pièce, mais seulement au plaisir de re-
garder ce qui en reste. Comprenez-vous?
Poivre, qui n'avait rien entendu, sauf les mots : « beaucoup d'ar-
gent, » fit signe que oui.
— Je vous offre, une fois pour toutes, cent francs, pas un sou
de plus. Est-ce fait?..
Le propriétaire du plat eut un éblouissement. Cent francs pour
cette chose laide, cassée, qui ne tenait point l'eau! Les bourgeois
étaient fous ! Mais peut-être, en cherchant bien, en trouverait-il de
plus parfaitement fous encore que M. Lacassaigne. Il demanda
donc à réfléchir. Cent francs, ce n'était guère ! Il se rappelait main-
tenant que son père lui avait toujours dit qu'il tenait de son arrière-
grand-père que ce plat était une vraie fortune.
— Aussi, dit M. Lacassaigne goguenard, le laissiez-vous de-
hors par tous les temps, livré aux> coups de pied et aux coups de
bec?
— Que vouletz? que vouletz?.. répétait Jean Caussade avec an-
goisse. Mais, ajouta-t-il, frappé d'un trait de lumière, si vous le
LE PLAT DE TAILLAC. A03
trouvez en trop mauvais état , nous avons d'autre vieille vais-
selle, plus vieille encore, bien sûr, et qui n'a pas un éclat de moins.
Mira!..
Il alla chercher une demi-douzaine d'assiettes, qui représentaient,
imprimés en gris, des personnages royaux: Napoléon, Marie-Louise,
la duchesse d'Angoulême, Louis XVIIL
— El) pouUie, répétait-il en les caressant, avec la conviction
profonde que tout ce que recelait sa maison était objet de prix,
puisqu'un méchant plat de rebut pouvait valoir cent francs.
— Joli, cela? s'écria le juge sans vouloir les regarder. C'est hor-
rible!.. Vous vous moquez de moi! Je donne cent francs du bassin
à la couleuvre et je ne veux plus rien voir. Vous viendrez me rendre
réponse au Roc. Je n'y suis que pour huit jours. Par conséquent,
dépêchez-vous.
Il pinça la joue de Caussadette, qui lui montra en retour toutes
les perles engageantes de sa bouche ; puis, aussi lestement que le
permettaient un gros ventre et des jambes courtes, se hissa dans
la jardinière, où, à son tour, l'Agasse monta, l'oreille basse, en répé-
tant :
— Vous avez tout perdu ! Voilà ce que c'est que de se passer de
moi ! Il fallait lui lâcher les écus un à un.
— Me prend-il pour un pec, pour un imbécile, qui répond avant
de s'être informé? dit Jean Gaussade à sa fille. Il faudra voir! Deux
avis valent mieux qu'un.
— Cent francs ! répétait Prospérine ébahie. Cent francs !
— Nous lui en ferons donner le double, pctito. Il suCQra de le
laisser languir. Écris le nom de l'ouvrier qui a fait le plat. Moi, je
l'ai déjà oublié. Demain, je vais à Gardère. Je parlerai, sans avoir
l'air d'y toucher, à M. Osmen Delbos, qui s'y connaît! Et toi surtout
ne jase avec personne en attendant. Chat qui miaule n'est pas chas-
seur.
— Ni homme sage, grand parleur, acheva la jeune fille avec une
pirouette.
IV.
M. Osmen Delbos, qui mettait sur ses cartes artiste-peintre, était
une personnalité fort originale. Natif de Mautauban, il s'était écrié,
à l'heure où la gloire de M. Ingres jetait tant d'éclat sur sa ville
natale : AnrJi io sonpittorel — Un instant, ce fut chez les Mon-
talbanais comme une rage de peinture ; chacun se croyait doué de
génie, chacun voulait imiter le grand compatriote. Delbos, plus
AOA REVUE DES DECX UONDES.
vite qu'aucun autre, s'arrêta essoufflé sur le chemin où il avait es-
péré fournir une belle carrière, et qui ne lui offrait que des épines.
Il dépensa le peu qu'il possédait à lutter contre ce que les mé-
contens appellent toujours l'injustice et le mauvais goût du pu-
blic, et finalement se consola d'être méconnu en se Taisant, faute
de réputation, une tête démodée de rapin qu'on regardait bon
gré mal gré : barbe rousse en éventail, cheveux longs, béret crâne-
ment rejeté sur l'oreille. Ajoutez à cela une pipe énorme qui sem-
blait, tant il la quittait rarement, l'appendice naturel de son visage,
un nez non moins colossal que l'on eût dit rougi par de copieuses
libations, au temps même où le pauvre diable avait tout juste de
l'eau à boire, et vous aurez une idée approximative de la physiono-
mie d'Osmen Delbos. Ayant épuisé la mauvaise fortune dans sa ville
natale, il avait essayé des ressources que pouvait lui offrir Agen.
Hélas! même dans cette ville hospitalière, ses succès de peintre se
bornèrent d'abord à la commande de quelques enseignes.
Il en était là quand le portrait d'une jolie dame de comptoir,
qui trônait au café de la Comédie, attira l'attention des nom-
breux adorateurs du modèle. Osmen Delbos devint tout à coup à
la mode; il fit trois ou quatre portraits à deux cents francs, aux-
quels la critique locale accordait une remarquable allure d'élégance,
un parfum de high-life très apprécié par ceux que l'on nomme en-
core des gandins en province. Delbos avait le génie des accessoires :
cravache à pomme d'or, badine, bottes vernies, carreau dans l'œil,
boutons de manchettes, il excellait à rendre tout cela; on lui par-
donnait, en retour, quelques fautes de dessin et une couleur grise,
celle de M. Ingres , disait-il , qui s'accordait mal avec sa crinière
fulgurante, sa trogne cardinalisée, son type d'impressionniste à ou-
trance.
Sur ces entrefaites, un propriétaire des environs d'Agen engagea
l'artiste à venir passer l'été chez lui pour peindre à forfait les mem-
bres de sa famille, qui se trouva fort nombreuse. Delbos ne crut
gagner à ce marché que d'être nourri grassement pendant six mois;
mais, en réalité, l'expédition eut des résultats beaucoup plus sé-
rieux. Sa bonne humeur, ses charges d'atelier, sa verve comique
obtinrent un vif succès ; on raconta partout les exploits du peintre
et du boute-en-train. Delbos, à ce double titre, se vit appelé de côté
et d'autre, recherché, fêté, adulé. Dès lors commença pour lui la
vie nomade dont il se fit une spécialité. Il erra de telle maison à
telle autre, chaque année, du printemps à la fin de l'automne,
chassant, péchant, marivaudant avec les dames, lutinant les ber-
gères, vivant partout comme coq en pâte, et payant son écot par
quelque facile barbouillage. Les grands parens, les enfans, les ani-
^\
LE PLAT DE TAILLAC. Û0&
maux favoris lui étaient confiés; il immortalisait la silhouette du
castet ou de la chartreuse, embellissait toutes choses et tout le monde,
plantait des tours où il n'y avait qu'un pigeonnier, dissimulait les
rides sous des roses, flattait la vanité de celui-ci, la coquetterie de
celle-là, attrapait quand même la ressemblance, content des autres
et content de lui en somme, quoiqu'il eût certainement abaissé son
idéal depuis le temps où il rêvait d'égaler M. Ingres.
— Je vais chez les bourgeois, disait-il, en commensal et en ami,
comme jadis les peintres de la Renaissance chez les rois et chez les
papes.
L'hiver le retrouvait en ville, assidu au théâtre, au café de la Comé-
die et sur la promenade du Gravier, où il lorgnait les grisettes en al-
lant faire sa partie de dominos. Pour le moment, Osmen Delbos avait
pris gîte chez M. Cazassus, dont Jean Caussade, dit Poivre, était le
métayer. C'était la seconde saison qu'il passait à Gardère, ce qui ex-
pliquait que le bonhomme le connût si bien et qu'il fût au courant
de ses hautes capacités. Certes, ce personnage important, avec sa
j)ipe et sa grande barbe, devait en savoir aussi long que M. Lacas-
saigne, mais il fallait s'y prendre adroitement pour le faire causer.
Poivre n'était pas des plus sots. Il feignit de n'être venu à Gardère
que pour entretenir son maître de l'importante question des sain-
foins et aussi du malheur de certains pruniers qui promettaient peu
de pruneaux cette année-là, étant dévorés par les chenilles; puis,
en s'en allant, il passa comme par hasard devant le pavillon de jar-
din fort délabré qui servait d'atelier à M. Osmen Delbos.
Le peintre lui jeta un bonjour amical par la fenêtre, et Poivre,
selon l'usage, demanda permission de lui toucher la main. Après
quoi, le fin renard demeura en extase devant un portrait en
pied que venait d'achever Delbos : le plus jeune des fils de la maison
debout, sous d'épais ombrages, qui n'avaient jamais existé dans ce
pays absolument découvert; mais l'imagination fertile de l'artiste
y avait remédié ; il lui fallait un parc. Le peiit Cazassus, coquette-
ment vêtu de nankin, poursuivait donc à toutes jambes son cerceau
sous la verte profondeur d'une magnifique charmille. Cet enfant
était en réalité fort chétif, quoique Delbos lui eût prêté libéralement
des mollets d'athlète , ce qui n'empêcha pas le malin Poivre de
s'écrier :
— Té! c'est bien M. Gaston, avec son grand col blanc et ses pe-
tits yeux de travers !
\verti par cette critique ingénue, Delbos corrigea la reproduc-
tion trop fidèle du strabisme de M. Gaston, se bornant à laisser
aux petits yeux la grâce équivoque d'un faux regard. Jamais hom-
mage rendu à son talent ne l'avait flatté ainsi depuis le jour où le
A06 REVDE DES DEUX MONDES,
chien de M™* Lacassaigne avait jappé d'allégresse de-vant l'image de
cette brave dame, une image vivante, on ne pouvait le nier après
semblable épreuve.
— Et comment va la drôle ? demanda-t-il en repoussant son béret
sur une crinière un peu éclaircie par les ans , mais encore âam-
boyante. A quand la noce?
— Il faut que le mari revienne du régiment, répondit Poivre^ et
jusque-là, Dieu sait tout ce qui peut arriver... Aulremint^ de-
manda-t-il sans transition aucune, connaissez-vous, M. Delbos, —
vous qui savez tant de choses, — un homme qui s'appelle... qui
s'appelait... Palissy?..
11 avait répété tout le long du chemin le nom magique que sa
fille avait mis par écrit, de crainte de l'oublier.
— Palissy ?.. Je n'en connais qu'un seul, et il n'est pas probable
que vous l'ayez rencontré, mon brave.
— Un homme des anciens temps, puisque mon grand-père....
Poivre s'interrompit. L'heure des confidences n'était pas venue ;
il voulait seulement se renseigner.
— Vous ne parlez pas, je suppose, de Bernard Palissy, un artiste
d'il y a trois cents ans et davantage?
— Trois cents ajis?.. Peste 1 Vous dites?.. Un artiste comme vous
alors ?
Tout le monde savait qu'Osmen Delbos s'intitulait artiste
peintre.
— Oui, dit l'autre en se rengorgeant, avec cette différence que
je fais des portraits et qu'il faisait des pots.
— Et des plats aussi?..
— Pardieu !.« Et bien d'autres choses... Pourquoi me demandez-
vous cela?
— Pour savoir si on les paie bien cher, ces pots, ces plats, toutes
ces choses qu'il a faites.?
— Cher?.. Elles sont sans prix. J'ai vu, moi qui vous parle, un
plat de Palissy qui avait été vendu vingt-cinq mille francs.
Vingt-cinq mille francs !.. Il y avait vingt-cinq mille francs là-bas,
à la Tuque, dans ce cahùiette dont on ne pensait même pas à reti-
rer la clé ! L'inquiétude pénétra dans le cœur de Jean Caijssade,en
même temps qu'une joie folle, et même un peu avant. La crainte
des voleurs, auxquels il n'avait jamais songé jusque-là, s'empara de
lui. C'en était fait de la tranquillité de sa vie.
— Et comment était-il, ce plat de vingt-cinq mille francs?
— Je ne me rappelle pas bien,.. Il y avait au milieu une an-
guille, une couleuvre, quesais-je?
— Et des coquillages tout autour?., avec des feuilles?., demanda
LE PLAT DE TAILLAC:. 507
d'une voix défaillante Poivre en s'appuyant au mur pour ne pas
tomber.
— Sans doute! Vous avez donc vu des figulines?.. Je suis cu-
rieux de savoir où, par exemple!
Maintenant l'heureux Poivre pouvait jeter le masque; il était
édifié.
— Chez nous, à la Tuque, il y a un plat que M. Lacassaigne est
venu voir l'autre jour et dont il offre cent francs ! Ge filou, l'Agasse,
me l'aurait bien échangé contre un mouchoir, s'il avait pu. C'est fa-
cile à tromper, ceux qui ne savent pas. Tonnerre de Diou ! vingt-
cinq mille francs !
— Écoutez, Gaussade, dit Delbos, qui ne voulait pas se brouiller
avec le juge, toutes les pièces de Palissy n'ont pas la même valeur,
en admettant que le plat soit de lui...
— M. Lacassaigne l'a reconnu.
— Eh bien ! soit. Il en existe plus d'un qu'on a eu pour cent sous.
— M. Delbos en a envie à son tour, et il veut me tromper comme
les autres, pensa le vieux Poivre incrédule.
11 était certain de ne plus pouvoir arracher un mot de vérité au
peintre, puisque celui-ci avait désormais intérêt à mentir. Aussi le
quitta-t-il bientôt, sous prétexte qu'il était tard. Mais si tard qu'il fût,
il trouva le temps de s'arrêter au Pergain avant de rentrer chez lui,
pour commander une bonne serrure, destinée à la porte de sa mai-
son, qui ne s'était jamais fermée qu'au loquet. A partir de ce mo-
ment aussi, l'unique fenêtre de la métairie, assez large pour livrer
passage à un homme, fat munie d'un lourd volet qu'on tira tous
les soirs.
— Il faut faire bonne garde, filleto. G'est vite emporté, un sipetit
paquet. Te voilà riche, un fameux parti! Trop beau, ma foi, pour
ce gueux de Brillant.
— Sera-t-ii étonné ! sera-t-il content ! disait Gaussadette éperdue.
— Hé ! tu aurais pu attendre, mieux choisir; une fille riche trouve
aisément quelqu'un qui ne soit pas en loyer, quelqu'un qui ait aussi
de l'argent et surtout un métier. Du train dont va la vigne, les cul-
tivateurs seront bientôt ruinés. L'amour s'en va, on perd sa bonne
mine, mais la maison, quand on en a une, la maison reste ciux en-
fans.
— Si vous avez raison, papay, répondit la jeune fille, il n^est plus
temps d'y penser.
Elle y pensa cependant maintes fois, sans cesser pour cela
d'aimer Brillant de tout son cœur, et ses lettres au pauvre spahi s'en
ressentirent. Il les trouva froides, il y démêla un peu de hauteur,
sans s'expliquer d'abord pourquoi, car les Gaussade ne lui avaient
Â08 REVUE D£S DEV\ MONDES.
rien dit de leur nouvelle fortune, dont il fut averti ensuite par la
rumeur publique. Son frère et ses arais lui écrivirent que la Tuque
recelait un vieux plat qui attirait les bourgeois des environs, prêts à
Tacheter au poids de l'or. Prospérine était devenue un parti ma-
gnifique, et il était à craindre qu'elle ne se contentât plus de lui.
Le père du moins s'en allait répétant partout qu'un mariage n'était
jamais fait avant que le maire et le curé y fussent passés. Basile
Damousse n'augurait rien de bon de ces propos; il était urgent,
selon lui, que le frère revînt garder et défendre sa place; mais un
soldat ne quitte pas son régiment quand il veut, et Brillant ne put
obtenir de congé.
V.
Gens et circonstances, tout sembla vouloir contribuer à l'affole-
ment des Gaussade père et fille. Osmen Delbos y aida plus que per-
sonne. Venu d'abord à la Tuque dans des intentions sérieuses pour
réparer le mal qu'il avait fait, et décider le trop ambitieux pro-
priétaire du plat à le céder moyennant un prix honnête au juge
Lacassaigne, il s'aperçut vite que tous ses raisonnemens se bri-
saient contre l'obstination du bonhomme. Impatienté, il changea
de tactique ; après avoir entrepris de prouver que l'œuvre mutilée
de Palissy n'avait nulle valeur, hormis celle que pouvait lui assi-
gner une fantaisie, il revint brusquement à son genre ordinaire : la
charge.
— G'est ainsi? dit-il. Vous êtes bien résolu à tenir ferme? Eh bien !
vous avez raison, mon brave. Vous déjouez nos projets, malin que
vous êtes I Nous voulions tous abuser de votre ignorance; c'était
notre droit d'amateurs. Mais quelle ruse ne baisserait pavillon devant
la vôtre? Apprenez donc, ô sagace Gaussade, que cet objet vaut
beaucoup plus même que vous ne le supposez. Ce n'est pas vingt-cinq
mille, ce n'est pas trente mille francs que vous devez demander,
c'est... Je crains vraiment de rester au-dessous du véritable chiffre.
Votre plat, il estdécrit dans les anciens catalogues; inutile de vous le
cacher plus longtemps, puisque vous devinez tout : c'était le chef-
d'œuvre de Bernard Palissy, qui y tenait comme à la prunelle de ses
yeux, pressentant qu'il ne pourrait jamais rien faire de comparable. Un
ouvrier infidèle le lui vola. En vain ses illustres protecteurs mirent-
ils la police en campagne : on ne retrouva jamais cette pièce raris-
sime. Faut-il, parbleu, s'en étonner? Elle était si bien cachée!
Qui donc serait venu la découvrir à la Tuque? D'aucuns ont dit,
mon cher Gaussade, que Palissy était mort à la Bastille, où les gui-
i
LE PLAT DE TAILLAC. A09
sarts l'avaient fait enfermer pour cause de religion; ce fait est
inexact : le grand artiste est mort de douleur d'avoir perdu son
chef-d'œuvre, le plat que voici, et qui vous sera acheté, je gage,
pour le musée du Louvre. Voyez-vous, il n'y a que le gouverne-
ment qui puisse le payer son prix! Les particuliers sont trop pau-
vres.
Jean Gaussade, la bouche béante, les yeux arrondis, écoutait avec
un mélange d'angoisse et de délices ; il écoutait ce jargon à demi
incompréhensible, sans savoir au juste si c'était du français et si le
loustic se moquait de lui; le Louvre, les guisarts, la Bastille,
les catalogues, les chefs-d'œuvre, tous ces mots, qu'il enten-
dait pour la première fois, dansaient dans sa tête une sarabande
confuse; mais il avait bien entendu ceci, prononcé d'un ton très
sérieux : « Ce n'est pas vingt-cinq raille francs que vous en devez
demander, c'est davantage. » Le reste lui importait peu.
Gaussadette avait beau murmurer toute tremblante : — J'ai peur
qu'il ne soit fou, M. Osmen Delbos, — le père croyait ce qu'il lui
plaisait de croire.
— Soyez tranquille, dit en se tordnnt de rire Delbos à son ami
Lacassaigne, vous aurez la même consolation que le chien du
jardinier : si le plat n'est pas à vous, il ne sera du moins à per-
sonne.
Et il raconta quel hameçon il avait fait gober à cet imbécile de
Poivre, réduit pour toujours à n'être pins que le gardien jaloux d'un
morceau de poterie cassée.
L'histoire se répandit, amusa tout le monde ; parmi ceux que la
curiosité attirait chez Gaussade, plus d'un continua la plaisan-
terie, l'enjolivant chaque fois de nouveaux détails, renchérissant
sur la valeur du plat; de sorte que le bonhomme demeurait
persuadé qu'il possédait un trésor. Jour et nuit il était sur
le qui-vive, alarmé par le moindre bruit, soupçonnant chacun
des desseins les plus noirs. Les voisins eux-mêmes n'étaient
reçus qu'avec méfiance; il avait l'œil sur eux, ne les admettant
qu'avec répugnance dans la chambre où le plat se dissimulait aux
regards, sous une triple serrure, derrière un fusil chargé. Cette in-
cessante préoccupation le faisait maigrir.
— Vous ne tiendrez pas longtemps à un pareil métier, lui disait
Gaussadette; vous vous brûlez le sang, on vous voit tous les os; à
votre place, je le donnerais au premier qui m'en offrirait seulement
une douzaine de mille francs. Nous serions assez riches.
— Y penses-tu? Après ce que m'a dit M. Osmen Delbos!.. C'est
égal, il est bien dur d'être sans le sou et forcé de travailler avec
un plat de dix mille écus peut-être au fond de son armoire!
hlO REVDE THES DEUX MONDES,
Et il calculait ce que le prix du plat représentait de terre dans
un pays où l'hectare vaut quinze cents francs. Souvent, pendant les
travaux de la moisson, il s'arrêtait pour embrasser la campagne
d'un grand geste, comme s'il en eût pris possession :
— Tu seras à moi quand je voudrai! pensait-il.
Le dimanche, en allant à la messe au village du Pergain, duquel
dépend Taillac, il s'arrêtait sur la hauteur qui domine les bords
verdoyans du Gers, et les bois qui dérobent Manlèche, et les ma-
melons où se dresse ici le joli clocher de Sempeserre, plus loin l'al-
tière silhouette de l'ancien château-fort des évêques de Lectoure.
Il jetait son dévolu sur les champs les plus productifs ; il s'expli-
quait à lui-même, en les discutant, les motifs d'un choix judicieux :
— Je ferai ici ou là telle ou telle culture, j'aurai tant de paires de
bœufs. Oh 1 si ma pauvre Françoun avait eu l'esprit de me donner
un garçon pour hériter de tout cela ! Si seulement j'étais encore
libre de choisir mon gendre!..
Les rêves de Gaussadette, quoi qu'on puisse penser des rêves de
jeune fille, ressemblaient beaucoup à ceux de son père. Elle avait
perdu une bonne partie de sa gaîté ; le pli soucieux de l'ambition
semblait nouer, en les rapprochant, ses longs sourcils noirs. Au
lieu de rechercher comme autrefois les occasions de causer, elle
s'isolait volontiers, gagnant, sa besogne faite, tel champ écarté
au centre duquel s'élevait un noyer magnifique. Ce noyer était
le plus bel arbre d'alentour; elle l'admirait depuis son enfance,
maintenant elle enviait de le posséder. Oui, elle achèterait ce
champ, elle ne serait plus réduite à ramasser furtivement comme
une pauvresse les noix tombées; toute la cueillette serait à elle,.,
à elle cette ombre si épaisse, si étendue où l'on trouvait refuge
contre le soleil. Si, de son côté, Brillant lui avait apporté, en
échange d'une si belle pièce de terre, une maison propre et bien bâ-
tie!.. N'élait-il pas humiliant que tout le bien vînt de son côté?
Elle était assez joliment tournée pour épouser un beau garçon
qui fût riche aussi par surcroît. Depuis peu, un charron d'As-
taffort, un meunier du Pergain, lui faisaient les yeux doux,.,
deux partis sortables. Gertes, ils en voulaient à son argent; avant
qu'elle n'eût une dot, ils la regardaient à peine; mais Brillant
était-il donc beaucoup plus désintéressé? Il savait sa nouvelle for-
tune, bien qu'il affectât de se taire là-dessus, — fausseté toute
pure, — et ses lettres étaient devenues tendres, flatteuses, em-
miellées comme elles ne l'avaient jamais été auparavant. On accuse
toujours d'avoir la rage le chien que l'on veut noyer. Au lieu de
comprendre que le pauvre amoureux mourait de crainte et plaidait
indirectement sa propre causer Gaussadette lui prêtait des senti-
LE PLAT DE TAILLAC. ftll
mens vils. Elle aurait dû sentir que c'était son propre cœur qui s'en-
durcissait, premier effet de la fortune, et que des passions nouvelles,
orgueil ou cupidité, venaient la détourner de l'amour; mais on ne se
connaît guère; elle préférait faire à Brillant un injuste procès.
Peut-être eût-il suffi qu'il se montrât pour mettre en déroute
les ennemis invisibles qui cherchaient à lui nuire dans les entre-
tiens de Caussadette avec elle-même sous le grand noyer ; un bai-
ser est parfois bien persirasif et fait taire tous les raisonnemens -,
mais, hélas! le malheureux était loin; il ne pouvait se défendre
d'aucune façon, et ses affaires continuaient à se gâter. En y réflé-
chissant, Caussadette lui découvrait toute sorte de petits défauts
qu'il avait en réalité, mais que jusque-là elle n'avait jamais voulu
admettre. Son imagination les grossissait, les envenimait; elle se
remémorait surtout une circonstance grave qui avait failli les brouil-
ler autrefois : Brillant s'était attardé certain dimanche à jouer presque
toute la nuit; le goût du jeu est un travers gascon. Elle lui avait
pardonné, parce qu'il jurait de ne jamais recommencer; mais avait-il
tenu parole ? La veille encore elle eût dit oui, elle était sûre de sa
sincérité ; maintenant elle doutait, dans son désir inavoué de lui
trouver des torts. Hélas! il n'en avait qu'un, celui d'être resté
pauwe, tandis qu'elle-même devenait ou croyait devenir riche.
Son père, du matin au soir^ lui répétait : — Si ma langue avait
pu se sécher dans ma bouche le jour où j'ai consenti à ton mariage
avec Brillant, cela eût mieux valu pour nous ! Épouser un homme
qui n'a jamais été que domestique et puis soldat, toi qui, si je ve-
nais à mourir aujourd'hui, hériterais de vingt-cinq mille francs !
N'est-ce pas pitié?..
Longtemps Caussadette écouta les lamentations de son père en
silence, l'air triste et irrésolu. Enfin, un jour, ellê^répéta après lui :
— Tant qu'on n'est pas allé ensemble devant le maire et le curé,
une parole peut se reprendre.
Gaussade ne se le fit pas dire deux fois ; il écrivit à Brillant une
lettre pleine de raisons fort mauvaises qui masquaient la véritable.
Sa fille avait changé d'idée, mais on resterait bons amis. — A quoi
Brillant répondit, avec un emportement qui parut mettre les torts
de son côté, qu'il ne regrettait point une femme capable de pré-
férer l'argent à tout. Son dernier mot, — car il ne voulait pas en-
tendre parler d'amitié, il était décidé à ne plus seulement la recon-
naître, — son dernier mot était pour l'assurer que lui, riche
ou pauvre, serait resté le même.
— Bah! on dit toujours cela d'avance! fit observer Gaussade avec
un hochement de tête sceptique. Il aurait fallu voir.
— Pauvre Brillant, il m'aimait bien ! murmura l'ingrate Prospérine.
âl2 REVDE DES DEUX MONDES.
— Té ! c'est difficile d'aimer une belle fille ! Tous les autres t'ai-
meront de même, et ils auront mieux qu'un lit de paille à te donner.
— Il a tant de chagrin, papay, pour se montrer si fâché !
— Sois donc tranquille I Est-ce que ces chagrins-là durent chez
les garçons?.. Je parie qu'il est déjà consolé. Les gouyates de là-bas
s'en chargeront.
Mais cette assurance ne parut être nullement agréable à Gaussa-
dette. Un éclair passa dans ses yeux gris, devenus presque noirs;
puis, du bout du doigt, elle chassa une larme et s'enfuit dans sa
chambre, dont la porte fut fermée avec fracas.
— Ces folles ne savent ce qu'elles veulent! pensa le père en
haussant les épaules. Enfin, nous voilà débarrassés d'un meurt-de-
faim qui nous aurait tout pris sans nous rien apporter.
V.
L'été se passa dans une agitation, une fièvre indescriptibles.
En vain Caussade avait-il fait des démarches jusqu'à Agen; le
conservateur du musée lui avait parlé d'une manière découra-
geante, mais sans l'impressionner beaucoup ; il attendait le chaland
que lui annonçait toujours M. Osmen Delbos avec des rires qui
auraient dû le mettre sur la voie d'une mystification. Non pas I
Cne voiture ne pouvait passer sans qu'il tressaillit, persuadé
qu'elle lui apportait enfin des offres de Paris. A peine osait-il s'éloi-
gner de la maison, tant il craignait que l'occasion attendue ne
se présenlât en son absence ; cette préoccupation le gênait pour ses
travaux, qui furent maintes fois négligés, ce qui lui valut des repro-
ches de son maître, M. Cazassus. Avec quelle impatience on sup-
porte d'être réprimandé quand on se sent à deux doigts de cette
liberté d'action que la richesse procure !
L'humeur toujours assez irritable de Poivre s'aigrissait, celle de
Caussadette devenait revêche ; la fille n'avait goût à rien de ce
qu'elle faisait, le père se montrait sans motif grondeur, presque
brutal ; plus d'entente, plus de paix dans leur demeure jadis si gaî-
ment hospitalière, ouverte au premier venu et autour de laquelle
maintenant aboyait jour et nuit un gros chien de garde qui faisait
peur à la marmaille, aux mendians, aux voisins; plus d'accueils,
plus de longs bavardages sur le pas de la porte ; les pierres elles-
mêmes avaient l'air rébarbatif et soupçonneux.
L'automne approchait; la récolte du maïs avait succédé à celle
des blés, les vendanges étaient venues, autant de prétextes à
danses et à chansons dont Caussadette avait profité de son mieux
LE PLAT DE TAILLAC. 413
pour s'étourdir. A la despeloucade, une tristesse invincible, mêlée
d'appréhensions et de vagues remords, la saisit. C'était pendant ces
veillées d'octobre sur l'aire où l'on s'assied côte à côte, garçons et
filles, que Brillant , derrière un tas de maïs qui s'élevait à vue
d'œil, les séparant des autres groupes d'éplucheurs, lui avait fait
comprendre qu'il la désirait pour femme. Son cœur infidèle battait
en se rappelant cette nuit-là, si brillamment éclairée par la lune.
Tandis que les barbes qui enveloppent chaque épi tombaient, s'amon-
celaient sous ses mains actives, les joyeux couplets, les contes, les
devinettes, les rires s'entre-croisaient sans interruption; puis, la
besogne achevée, on s'était levé en chantant, et le rondeau d'usage
avait été dansé avec allégresse par les jeunes couples qui venaient
de se provoquer, de s'entendre, de conclure des fiançailles muettes
sous ce beau ciel où semblaient étinceler par milliers les torches
nuptiales.
Ni le meunier du Pergain, ni le charron d'Astafîort, aucun des
nouveaux amoureux de Gaussadette, n'avait profité de la despelou-
cade pour se déclarer une bonne fois. Ils attendaient la transmu-
tation du plat de Palissy en bon argent sonnant. S'ils courti-
saient la soi-disant héritière au bal du dimanche, c'<^tait avec
précaution, sans trop s'avancer. Le meunier n'était p'us jeune, le
charron était fort laid ; ni l'un ni l'autre n'avait d'esprit. Quelle dif-
férence avec Brillant! A peine Prospérine pouvait-elle prendre sur
elle d'être coquette avec eux, bien que la coquetterie fût le fond
même de sa nature. Elle démêlait trop bien leurs sentimens, leur
but : — Le plat était-il vendu? — Qu'oifrait-on du plat? — Ils l'en-
tretenaient toujours de ce plat maudit!
— Vraiment, pensait-elle avec dépit, on croirait que c'est lui seul
qu'ils cajolent !
Comme elle regrettait le temps où Brillant ne lui parlait que
d'elle-même ! Comme les lettres que naguère elle recevait
d'Afrique lui manquaient! Elle ne savait plus rien de là-bas, car
les Damousse, qui avaient épousé la rancune de leur frère, se dé-
tournaient sur son passage. Les jours lui semblaient longs comme
des siècles; l'ennui comptait chaque heure, chaque minute. Quand
elle se regardait dans son petit miroir, Caussadette se trouvait
moins jolie, et c'était vrai ; il suffit pour devenir laide de n'être plus
aimée et de se sentir mécontente de soi-même. Combien de fois
pleura-t-elle dans son oreiller des larmes de rage avant de s'en-
dormir! Brillant ne devait pas avoir grand'peine à trouver mieux
qu'elle en Afrique, changée comme elle l'était 1 Son imagination le
lui représentait tenant compagnie à des dames qu'elle connaissait
par les descriptions du spahi, de belles dames en vestes brodées
àik REnTE DES DEOX MONDES.
d'or, en pantalons de soie, les yeux peints en noir, les ongles teints
en rouge, des chapelets de fleur d'oranger au cou, des pièces d'or
dans les cheveux et tenant entre leurs lèvres le bout d'un Ion»
tuyau qui sentait bon l'essence de rose. 11 l'oubliait certainement
avec ces païennes-là, et il avait bien raison. Caussadette était plus
passionnée que tendre, la jalousie parlait très haut chez elle, et tout
en ce moment contribuait à son humiliation, à son dépit. Peut-être
ne se fût- elle pas adressé de si cruels reproches, si le plat eût
été vendu et si le charron, tout ridicule qu'il fût dans son rôle
d'amoureux, l'eût bel et bien demandée en mariage.
A mesure que les mois s'écoulaient, elle avait des doutes
croissans sur le prétendu trésor, mais elle eût essayé en vain
de les faire partager à son père. Si les acheteurs ne se déci-
daient pas, les curieux affluaient en assez grand nombre : on
voulait voir de près le fameux plat, s'amuser de l'illusion de son
propriétaire, qui commençait à passer pour fou. En marchandant,
en discutant, on réussissait à lui faire dire mille sottises. Le
journal d'Agen publia sur le plat de Taillac un article dont Gaus-
sade ne comprit pas l'ironie, quand M. Osmen Delbos vint le lui
lire.
— Gomment ! ajouta le peintre, en faisant observer avec ma-
lice que cette publicité pourrait bien avoir pour effet d'attirer les
voleurs ; comment, personne n'est encore venu de Paris? J'ai averti
pourtant de grands personnages. Que voulez-vous? Il faut un peu
de patience. On ne se défait pas d'un objet de cette valeur comme
d'un boisseau de blé.
L'Agasse était pour Jean Gaussade un aussi mauvais conseil-
ler que M. Delbos lui-même. Le rusé peillerot, tout en voyant
qu'il y avait dans cette affaire une large part d'exagération et
même de plaisanterie, comprenait fort bien que le plat était un mor-
ceau enviable. Il engageait donc son possesseur à ne pas se laisser
empaumer par des gens qui avaient intérêt à spéculer sur sa sim-
plicité.
— Nous autres, pauvres, disait-il, faisant cause commune avec
lui, nous ne savons pas... — Et, sans trop mentir, il jurait ses
grands dieux que pas plus que Gaussade lui-même, il ne se doutait
de la véritable importance de « la marchandise » quand il lui avait
fait ses premières offres. — On ne parle plus que de votre plat.
Tôt ou tard, vous en tirerez grand parti. Gardez-le soigneusement...
Attendez.
L'Agasse avait ses projets : revenir un joiir quand Gaussade, dé-
sabusé, découragé, serait prêt aux concessions et obtenir à vil prix
cet objet, auquel personne ne penserait plus.
LE PLAT DE TAILLAC. 415
Caussadette cependant se demandait avec effroi si, à force d'at-
tendre, on ne lui laisserait pas le temps de devenir vieille fille. Bril-
lant avait quitté le service en novembre, et, depuis un mois qu'il
était de retour, il l'évitait ; mais elle avait pu s'assurer de loin qu'il
était plus joli garçon que jamais, et fort occupé à courir après toutes
les filles, qui ne le rebutaient guère. Aurait-elle donc la mortifica-
tion de le voir marié avant qu'elle ne le fût elle-même ?
VI.
Noël les rapprocha malgré eux. Brillant fît comme guillonê le
tour des métairies avec les autres jeunes gens, qni s'en vont de
maison en maison répéter l'ancien chant du gui et quêter pour le
gâteau colossal que l'on distribue ensuite par morceaux à tous ceux
qui ont généreusement répondu aux souhaits de bonne année. La
belle voix éclatante de son fiancé d'autrefois remua Caussadette
jusqu'au fond de l'âme. Il y eut un regard échangé entre eux :
regard de dédain et de colère de la part de l'amant écon-
duit, regard timide et presque suppliant du côté de la jeune
fille. A la messe de minuit, ils se retrouvèrent près du bénitier.
Caussadette, d'un mouvement spontané, presque involontaire,
trempa sa main dans l'eau bénite pour l'offrir ensuite tout hu-
mide à Brillant, qui hésita une seconde, changea de couleur, et
enfin d'un geste brusque effleura les doigts tremblans qui se ten-
daient vers lui. Pendant l'office, elle surprit, chaque fois qu'elle leva
la tête, les yeux de celui qui était devenu son ennemi braqués sur
elle, mais cesyeux pleins de reproches se détournaient vite, avec une
expression de mépris qui semblait rebuter les excuses, que du
reste Caussadette croyait être bien décidée à ne pas faire. Pour-
tant le 3 janvier, jour du grand marché aux mouchoirs d'Astaf-
fort, l'ayant rencontré sur la route, comme l'un et l'autre se ren-
daient à la foire, elle prononça en passant un adichats auquel il
répondit à peine. Le chemin était désert. Elle fit quelques pas,
sans qu'il essayât de la rejoindre, puis elle s'arrêta en s'attardant
à rattacher son soulier, lui laissa prendre un peu d'avance et repar-
tit sur ses talons. Il ne parut pas y prendre garde. Le bruit léger
d'un petit pied qui piaffait sur la terre sonore avait beau se rap-
procher de lui, il marchait très droit, la tête haute, si complète-
ment indifférent que Caussadette ne se possédait plus de dépit.
Arrivée derrière lui, tout près, elle n'y put résister davantage :
— Brillant ! murmura-t-elle.
Zil6 REVUE DES DEUX MONDES.
Brusquement alors, il se retourna; son visage était si méchant
qu'il lui fît peur.
— Que me voulez-vous?..
— Brillant?.. On peut bien ne pas se détester pourtant quand on
ne s'aime plus. Faisons la paix.
Mais le jeune homme secoua la tête :
— Qu'aurais-tu à me dire? Viens-tu, par hasard, m'annoncer
ton mariage avec le Matou ?
Matou était le surnom du meunier Oustri (surnom qu'il devait
aux mœurs assez légères d'un célibat prolongé); plus d'une fois déjà,
Caussadette avait pensé qu'il lui serait désagréable d'être appelée
la Matoute.
— Le Matou n'a pas plus de chances que Jacquille Faubec, ré-
pondit-elle, faisant allusion au charron d'Astaffort.
— Oui, je sais,., chances égales... Tu vas peut-être les épouser
tous les deux, pour être plus riche?
— Je serais riche encore si je n'épousais ni l'un ni l'autre, ré-
pondit Caussadette, piquée au vif par le sarcasme. Non, ce que
j'avais à te demander plutôt, c'était de ne pas oublier de m'inviter
à ta noce avec Zélie Gaminade.
— Zélie Gaminade?.. G'est une bonne fille, une fille qui est ca-
pable de trouver que mieux vaut gens qu'argent.
— Dommage qu'elle ne soit pas belle.
— Elle n'est pas laide non plus. Et au moins l'enseigne ne ment
pas; elle ne promet que ce qu'elle donne. Ne me parlez pas des
belles filles sans cœur !
— On a vite fait de dire d'une fille qu'elle est sans cœur quand
elle obéit à son père, dit Caussadette d'une voix étranglée.
Mais Brillant n'eut pas le temps de répondre. D'autres passans
se rapprochaient, des gens du Pergain qui allaient à la foire.
Ne voulant pas paraître causer ensemble, ils se séparèrent vive-
ment, et, quand il lut un peu loin. Brillant entonna à tue-tête la
chanson des filles d'Astaffort :
Dans Astaffort, le petit bourg,
Les filles sont faites au tour;
Elles voudraient se marier.
On ne les a pas demandées.
Bien que Caussadette ne fût pas d'Astalfort, l'outrage s'adressait
trop directement à elle, et le rouge de la honte lui monta aux joues,
taudis que le vent lui apportait un lambeau affaibli du dernier cou-
plet :
LE PLAT DE TAILLAC. Al 7
Il vaudrait mieux être brûlé
Que choisir entre ces coquettes!
— Oh! pensa-t-elle, c'est bien fini entre nous. Jamais nous ne
nous parlerons plus!
Et, en effet, ils se tournèrent le dos jusqu'au milieu de février,
époque, cette année-là, du carnaval. Comment auraient-ils pu éviter
alors de se rencontrer au bal?
On dansait chez Bacchus, au son du violon endiablé de Jean
l'aveugle; les jeunes gens accouraient de tous côtés, prêts à payer
les chandelles qui garnissaient les lustres en papier découpé ou qui
se voilaient de transparences roses au fond des lanternes véni-
tiennes. Sur les cartouches enguirlandés décorant les murs et les
solives de la salle, quatre mots tracés en grosses lettres de cju-
leur : Paix et Décence, Concorde et Respect, rappelaient d'avance à
l'ordre les tapageurs. Caussadette arriva escortée de ses deux ga-
lans, pour apercevoir aussitôt Brillant qui donnait le bras à la petite
Cammaae. La colère et le chagrin qu'ils éprouvèrent l'un et l'autre
les poussa pendant toute la soirée à se montrer, lui volage et elle
coquette, plus qu'ils ne l'avaient encore jamais été. Ce fut comme
un combat acharné dans lequel, en feignant de s'amuser chacun
pour son propre compte, ils ne songeaient qu'à s'insulter, à s'entre-
déchirer, à se faire réciproquement souffrir. Et cette lutte cruelle
touchait à son paroxysme quand, au moment de s'en retourner chez
elle avec une bande déjeunes filles qui déjà l'attendaient à la porte,
Caussadette tout à coup vint se planter devant Brillant. Quel démon
la poussait à le défier, car c'était un défi insolent qui élincelait
dans ses yeux enfiévrés, à moins que ce ne fût du désespoir.
— Té! vous me ferez bien danser peut-être, si je le veux?..
Il répondit par un regard non moins agressif, non moins haineux,
non moins farouche.
— Pourquoi pas?
Et, tandis que Jean l'aveugle accordait son violon, il la saisit
avec autant de violence que s'il se fût disposé à la battre.
Hélas! cette étreinte où il entrait, à leur insu, plus d'amour
que de colère, suffit pour les changer tous les deux. En la ser-
rant contre lui, Brillant sentit qu'il chérissait toujours cette créa-
ture si fausse et si mauvaise; et à peine fut-elle reprise dans
les bras qui l'avaient enlacée si souvent que Caussadette se de-
manda comment elle avait pu croire qu'elle serait jamais heu-
reuse sans celui-là! Chacun d'eux à la fois devina par miracle
TOME LXXXIV. — 1887. 27
/il 8 REVUE DES DEUX MONDES.
ce qui se passait chei: l'autre. Deux minutes auparavant, ilscroyaient
si bien se haïr! Et toutes les paroles n'auraient servi qu'à enve-
nimer cette haine ; mais la main dans la main, unis, cœur contre
cœur, ils ne se parlaient pas, et tous les malentendus se dissipaient
sans qu'ils eussent besoin d'y aider davantage. A peine leurs pieds
touchaient-ils la terre ; ils étaient emportés par la joie bien au-
dessus du monde où il y a des pauvres et des riches, des perfidies
et des rancunes, des brouilles et des raccommodemens. Ce fut
l'heure la plus belle de leur vie, le moment divin où la destinée
propice intervient, déjouant tous les calculs de notre volonté, nous
imposant le bonheur, lis ne se rappelaient plus s'ils étaient chez
Bacchus, dans une salle de bal éclairée par les chandelles du car-
naval, ou bien sur l'aire de la Tuque, la nuit des fiançailles, alors
que la lune en son plein brillait si doucement sur la meule d'argent
formée par la soyeuse dépouille des épis de mais. N'était-ce pas le
rondeau chanté ce soir-là que jouait maintenant Jean l'aveugle ?
Certes, il le jouait pour célébrer leurs noces.
Après avoir goûté cette ivresse de l'oubli absolu pendant un
temps qu'il eût été incapa"ble de déterminer, BriUaat songea enfin
à dire ce qu'il tournait dans sa cervelle depuis le juur de la foire,
avec le désir fou de demander des explications devant lesquelles
l'entêtement, une sorte de mauvaise honte, l'arrêtaient chaque
fois.
•^— Vrai, balbutia-t-il tout oppressé, c'était pour obéir à ton
père?
A quoi Caussadette répondit assez hypocritement du même
ton :
— Puisque tu vois que je t'aime !
— Ni Matou ni Faubec alors?..
— Je resterais plutôt fille toute ma vie.
— Mais ton père voudra- t-il?..
— Oh! tant qu'il sera riche, jamais...
— Nous sommes donc perdus !
— Qui sait? Viens demain causer sous le noyer à la brune.
— Si je te reconduisais ce soir?
— Garde-t'en bien ! Il faut que nous paraissions aussi fâchés que
jamais.
Et, le quittant avec une .révérence moqueuse :
— Eh bien ! je l'avais parié, dit-elle tout haut, que je le ferais
danser avec moi. Aeliehats, la compagnie!
On peut croire que Brillant, qui avait à prendre une revanche,
exigea des arrhes de réconciliation sérieuses le lendemain sous
le gi*and noyer , mais rien ne transpira de cette entrevue.
LE PLAT DE TAILLAC. A 19
Gaussadette, pendant les jours qui suivirent, alï'ecta de parler
assez mal à l'ex-spahi, qu'elle avait forcé, disait-elle, de lui rendre
les armes devant tout le village, et qui ne se permettrait plus après
cela de lui faire grise mine. En même temps, elle annonçait à son
père, avec une satisfaction visible, que Matou s'était presque dé-
claré, qu'il ne dépendait que d'elle de devenir, à Pâques, la plus
grosse meunière du pays. On entrait dans la première semaine de
carême, qui fut marquée par une catastrophe à la métairie de la
Tuque.
YI.
Jamais Jean Gaussade ne laissait un jour se passer sans s'assurer
par lui-même que le plat reposait en sûreté au fond de son ar-
moire. Pour cela, il allait chercher dans certain pot, juché sur une
planche à la hauteur du plafond, la clé du cahinette, dûment enve-
loppée d'un vieux bas, au milieu de maints objets hétérogènes qui
dissimulaient sa présence. Il tournait cette clé dix fois dans la ser-
rure, puis, debout devant la porte ouverte, il contemplait son trésor
avec un mélange d'impatience et de piété.
— Gombien de temps, lui disait-il, resteras-tu à ne rien faire?
Qui me débarrassera de toi? Quand donc y aura-t-il à ta place
quelques bons sacs d'écus? Jusqu'à présent, tu ne m'as procuré que
du souci. Je ne dors que d'un œil... Je ne vis que pour te garder,
pour te soigner, pour te montrer à des imbéciles qui ne t'achè-
tent pas. Il est temps que cela change.
Taniôt il injuriait le plat, tantôt il lui prodiguait des douceurs;
puis, refermant la porte : — Ce sera pour demain peut-être... Tu
dois finir par t'ennuyer là-dedans!
11 faut croire que le plat s'était ennuyé outre mesure dans
sa prison ténébreuse et qu'il complotait de disparaître, car un
dimanche matin, comme Jean Gaussade, ayant revêtu sa chemise
blanche et son habit neuf, allait lui jeter un regard avant de
sortir, il découvrit avec horreur que l'armoire était vide. Serrure
intacte, aucune trace d'elïraction, mais plus de plat... G'était à
croire qu'il n'avait jamais existé, qu'on ne l'avait vu qu'en rêve, et
qu'à ce rêve doré un brusque réveil mettait fin. Gaussade avait
la mine en effet d'un dormeur mal éveillé, tandis que, se frottant
les yeux, il sentait les cris expirer dans sa gorge.
— Prosp... — Il ne put achever ce nom, devint pourpre, puis,
pâle comme la mort, battit l'air de ses mains, renversa une chaise
et réussit enfin à pousser un juron formidable.
A 20 REVUE DES DEUX MONDES,
De sa chambre, où elle était en train de se coiffer pour la messe,
Prospérine accourut tout échevelée. Gaussade lui montra l'ar-
moire :
— On nous l'a pris... 11 n'est plus là...
— Le plat?..
Les clameurs de Gaussadette retentirent jusque sur la route.
Impossible! impossible! personne n'était entré. Elle n'avait pas
quitté la maison. Elle aurait vu les voleurs! L'armoire était-elle
donc ouverte ou forcée?..
Non! le pot de terre sur la planche, la clé dans son vieux bas,
il avait trouvé chaque chose à sa place.
G'était donc quelqu'un qui connaissait les êtres?.. Son père avait
donc parlé? Elle pouvait jurer pour son compte que jamais, au
grand jamais, elle n'avait dit à personne où l'on cachait la clé.
Vite, il fallait prévenir les gendarmes.
Et elle criait, et elle pleurait, et elle arrachait, dans sa dou-
leur, ses beaux cheveux noirs.
— Nous sommes perdus, nous sommes ruinés! Mon mariage,
papay! Plus de dot! Je resterai fille toute ma vie!
— Eh! reste fille, le beau malheur! répliquait le père, dans
l'exaspération d'un brutal égoïsme; pourvu que je retrouve mon
plat!
Au bruit qu'ils faisaient tous les deux, des passans qui se ren-
daient à l'église entrèrent effrayés. Ils comprirent d'eux-mêmes,
plutôt qu'on ne les mit au courant, et, tout en riant sous cape de
la déconvenue du voisin, ils lui témoignèrent la plus vive sym-
pathie :
— Prenez garde à Gaussadette! disaient-ils pour le détourner
de son idée fixe ; elle fait peur, elle est blanche comme un linge.
Tenez, la voilà qui prend des convulsions 1
Et, en effet, Prospérine à demie vêtue, en jupon et les cheveux
pendans, se démenait comme une frénétique, sans paraître s'aper-
cevoir qu'elle n'était pas seule.
Gaussade la laissa aux mains des femmes qui s'apitoyaient et
courut faire sa déclaration à la gendarmerie, puis avertir le
maire (c'était son propriétaire, M. Gazassus), se concerter avec lui.
Deux heures après, tout le Pergain et une bonne partie d'Astaf-
fort savaient que le fameux plat dont Poivre attendait une fortune
avait été volé. G'était la punition d'un orgueil qui avait offensé tant
de gens. Nul au fond n'en était fâché, bien que les envieux de la
veille vinssent d'un air de bonne foi l'aider dans ses suppositions,
dans ses recherches.
— Il y était pas plus tard qu'hier matin, répétait Jean Gaussade
LE PLAT DE TAILLAC. A 21
en se tordant les bras; il y était, je l'ai vu, je l'ai touché. Prospérine
a gardé la maison, tandis que je restais auprès de ma vache qui a
vêlé un veau mort, car tous les malheurs nous tombent à la fois.
Ça ne peut pourtant pas être le vétérinaire? 11 n'est venu que lui.
J'ai couché dans l'étable, c'est vrai, auprès de la vache pour lui
faire des remèdes la nuit, mais Prospérine a l'oreille fine comme
une souris, et d'ailleurs la maison était fermée en dedans à double
tour. Enfin, le chien n'a pas aboyé !
Il ne soupçonnait point que sa fille, profitant de la sollicitude qui
le retenait dans l'étable, eût couru à travers les ténèbres, par un
vent furieux et une pluie battante, jusqu'à la métairie desDamousse,
où Brillant attendait chez sou frère la Saint-Jean pour se louer.
La jupe relevée très haut sur son cotillon court de drap louge, elle
j)erdait ses sabots, elle entrait jusqu'à la cheville dans les ornières
profondes des chemins de Gascogne, ses vêtemens dégouttaient de
pluie; elle prolongeait sa peine en faisant force zigzags pour dé-
router l'attention et la curiosité, comme s'il y avait eu chance qu'au-
cun chrétien fût dehors par un temps pareil. Haletante, elle s'était
glissée sous un hangar dépendant de la métairie, où scintillait, à l'ex-
trémité opposée des bâtimens, une lumière unique. Là, elle avait
fait, en sifflant trois fois, le signal convenu, et une seconde lumière
était apparue à la lucarne de l'espèce de grenier qu'habitait Brillant;
l'échelle se trouvant alors éclairée, elle avait grimpé aussi vite que
le permettait le paquet dont elle étdit embarrassée.
— S'il me surprenait, balbutia-t-elle défaillante, je serais une
fille morte. Tu es sûr que ton frère et ta belle-sœur ne m'ont ni
vue ni entendue?
— Sois tranquille, je guettais; personne ne se doute...
— Maudit plat! Nous vaut-il du tourment! Tiens, je le casserais
volontiers pour en finir.
— Cela serait bien malin, s'il a vraiment du prix! Mais sais-tu
que nous faisons une vilaine chose? Tu voles ton père, et moi
je le sers de receleur ; nous mériterions la prison si l'on nous sur-
prenait à [)résent.
Elle eut un geste d'insouciance qui signifiait clairement : « Qui
veut la fin veut les moyens. »
— Oui, cela te va bien de prêcher, quand c'est pour toi que je
me suis mise dans cet état- là...
Pris d'une grande pitié, d'une grande reconnaissance, d'émo-
tions plus vives aussi, car elle était charmante quand même dans
sa pâleur et son désordre, il la couvrit de caresses. Une joie fière
lui faisait sauter le cœur. Elle s'exposait ainsi à cause de lui, elle lui
sacrifiait tout, elle remettait entre ses mains cet argent qui les
422 REVBE DES DEUX MONDES.
avait séparés, elle commettait par amour une mauvaise action
qu'il était assez sot pour lui reprocher presque... Au diable les
scrupules !
Gaussadette s'arracha de ses bras, refusant de se laisser ré-
chauffer.
— Nous avons, s'écria-t-elle, bien autre chose à faire! Vite...
Dans ta paillasse, n'est-ce pas?..
Prestement elle défit le lit du jeune homme, y glissa le plat
entre deux couches de paille, remit le matelas en place, ramena
les couvertures et puis éclata de rire,
— Qui donc maintenant se douterait?.. On ne viendra pas le
chercher là. Et il n'en sortira, entends-tu, que le jour de notre ma-
riage.
Une rougeur, à ce mot, colora ses joues pâlies, une flamme brilla
dans ses yeux.
— Prospérine, tu es sûre que, sans cela, ton père n'aurait jamais
dit oui?
— Oh! jamais!
— Et maintenant?..
— Maintenant... ne sois pas trop pressé.
— Je suis pressé de rendre le plat, dit Brillant, qui avait pris au
régiment des idées d'honneur. Et plus pressé encore, ajouta-t-il,
très pressé de t'appeler ma femme.
Elle l'embrassa, en répondant à son oreille.
— Laissons passer le carême et profitons-en pour mettre le bon
Dieu de notre côté.
Sa voix était basse et tendre, et si douce, une voix que Brillant na
lui connaissait pas, et le dernier baiser qu'elle lui donna avant de
redescendre rapidement l'échelle et de s'échapper dans la nuit fut
un vrai baiser d'amour. Pour cela il se fût fait, pensa-t-il, receleur,
voleur, tout ce qu'elle eût voulu, assassin au besoin. Mais tandis
qu'il le sentait encore brûlant sur ses lèvres, Gaussadette, rede-
venue prudente et positive, s'assurait que rien n'avait pu dénoncer
sa fuite, s'appliquant à bien cacher ses vêtemens trempés qui l'au-
raient trahie. Elle n'oublia aucune précaution ; elle prépara, en ha-
bile comédienne, un rôle qui ne fut pas très difficile à jouer, car la
fatigue et les frayeurs de la nuit avaient secoué ses nerfs; il lui
fallait pleurer, crier, s'abandonnera l'orage qui bouillonnait en elle,
etqui finalement éclata, nous l'avons vu, de manière à tromper tout
le monde.
— La petite, s'entre-disait-on, est encore plus vexée que Gaus-
sade.
Le jour même, cependant, après avoir passé toute la matinée sur
LE PLAT DE TAILLAC. Û23
-son lit, sans répondre autrement que par des plaintes aux soins ena-
pressés et aux condoléances des voisines, elle déclara tout à coup
à son père anéanti qu'elle irait entendre les vêpres au Pergain.
C'était un moyen de rencontrer Matou. Elle voulait avoir le cœur
net sur ses intentions, y voir clair.
— Les choses étant aussi avancées entre vous que tu me l'as dit,
il ne reculera pas, fit observer Caussade, qui refusait de goûter et
restait accroupi devant l'armoire, les coudes sur ses genoux, le
menton sur ses poings.
— Il faudra voir! répondit-elle sèchement. 11 faudra voir s'il ne
se conduit pas avec nous comme nous nous sommes conduits avec
Brillant.
Le père soupira, et elle crut remarquer qu'il y avait déjà une
sorte de vague regret dans ce soupir.
Quand elle revint des vêpres, il était dans la même attitude, con-
templant toujours la place vide qui avait été celle du plat, comme
s'il se fût attendu à voir revenir par magie ce qui, par magie aussi,
avait disparu.
En entendant rentrer sa fille, il ne releva pas la tête, et l'expres-
sion de son visage épouvanta Gaussadette.
— Si je l'avais rendu fou ! peiisa-t-elle.
S'appuyant doucement d'une main à son épaule :
— Papay !..
Détourné un moment de sa rêverie morne, il prononça le nom de
Matou à voix basse.
— Matou?., il se cache, il ne me parle plus; il m'épousera pour-
tant si le plat se retrouve.
Elle riait d'un rire amer, et de nouveau le regard stupide de
Caussade plongeait dans les profondeurs de l'armoire.
— A moins, murmura-t-il, se parlant à lui-même, — à moins
que ce ne soit le diable!..
On peut supposer que ces mots, prononcés avec une superstitieuse
terreur, firent germer, dès ce soir-là, dans l'esprit inventif de Gaus-
sadette, le projet qu'elle exécuta par la suite.
VU.
Des prières bien contradictoires durent importuner le ciel jus-
qu'à la fin du carême. Le vieux Poivre, pour le gagner à sa cause,
se montrait d'une ferveur exemplaire, qui ne pouvait rivaliser qu'avec
la dévotion assez nouvelle de Gaussadette ; celle-ci recommandait ses
amours à tous les saints du paradis, tandis que celui-là demandait
hlh REVUE DES DEUX MONDES.
aux mêmes saints de lui rendre son argent. Pâques survint néan-
moins sans que le plat Jût retrouvé, sans que les affaires de Brillant
non plus eussent lait grand progrès.
L'impatience qu'éprouvait Caussadette d'amener une récon-
ciliation entre lui et son père devenait de la fièvre. Depuis les
premiers jours de mars, les prés commençaient à s'émailler de
ces jacinthes bleues et de ces narcisses jaune d'or dont le parfum
enivrant semble monter à la tête des jeunes filles, car leur éclosion
coïncide chaque année avec force mariages. Jamais on n'avait vu
tant de narcisses et tant de jacinthes, jamais le printemps ne s'était
annoncé si précoce et si doux. La Tuque, toutefois, était dans la tris-
tesse; le plat ne se retrouvait point, et Caussade était tombé malade
d'anxiété, malade de chagrin. Il demeurait cloué sur son lit au mo-
ment de la semaille des avoines, à la veille du labourage de la vigne,
répétant sans cesse, comme dans le délire, que nul ne lui rendrait son
bien, que nul ne lui prendrait sa fille, et, à ce dernier malheur, il
pouvait s'attendre, en effet, le meunier Matou et Faubec le char-
ron s'étant retirés avec un ensemble qui ne faisait point honneur à
leur désintéressement. Ce fut alors que Brillant trouva l'occasion de
prouver sa générosité ; il vint, sans rappeler par un mot le passé si
offensant pour lui, proposer à Caussade de l'aider ou même de le
remplacer dans ses travaux, puisqu'il était libre à cette heure, ne
devant se louer qu'à la Saint-Jean suivante.
— Vous ne pourriez guère jusque-là, lui dit-il, trouver un do-
mestique ; je viens vous servir en ami.
— Amis semés épais et clairs sortis! murmura Caussade, tou-
jours armé d'un proverbe. On l'a bien vu depuis que nous sommes
dans la peine ; mais on dit aussi qu'un ami vaut mieux que cent
parens. Tu me fais voir que c'est la vérité... Je ne m'y serais pas
attendu de ta part.
— Té! pourquoi donc? dit Brillant. Vous aviez vos raisons pour
me renvoyer, j'ai les miennes pour revenir.
Il se montra si infatigable et si intelligent travailleur dans cette
saison où la terre exige des soins presque incessans, que Caussade
soupira derechef et plus d'une fois eu songeant qu'il avait pu re-
pousser un pareil gendre.
— Mais, répétait-il, les regrets ne servent de rien.
Gomme si sa vie ne se fût pas consumée en regrets ! Et vraiment
il avait eu lieu de se plaindre : sur les bras, une fille mécontente,
aigrie et pressée de se marier ; dans la poche, point d'argent et
au corps, une mauvaise fièvre! Aucun moyen avec cela de mettre
la gendarmerie sur la trace des voleurs qui l'avaient dépouillé, des
voisins qui se moquaient de lui...
LE PLAT DE TAILLAC. 425
— Que n'avez-vous accepté mes cent francs ! lui disait M. Lacas-
saigne.
— Ou seulement mon foulard et mon augette, reprenait l'Agasse
en ricanant.
Que répondre à cela?... Quelle honte et quel dépit! Il aurait
eu mauvaise grâce, dans sa position actuelle, à faire le dédaigneux;
aussi quand Caussadette l'avertit un matin en confidence, du ton
d'une fille qui se résigne à quelque pis-aller, que Brillant recom-
mençait à lui parler mariage , il fut aussi content qu'il pouvait
l'être désormais en ce monde. Au moins, il n'aurait plus à consoler
une fille de mauvaise humeur, et Brillant viendrait travailler chez
lui jusqu'à ce qu'il eût pris une métairie à son compte.
— Mais , répliqua-t-il , c'est bientôt dit de se marier : où
veux-tu que je trouve de l'argent? L'année dernière a été mauvaise,
nous sommes sans le sou, et il serait joli qu'après avoir passé pour
riches, nous n'ayons pas de quoi faire seulement une noce conve-
nable! Oh! si j'avais encore mon plat, ce serait différent!
— Si vous aviez encore votre plat, pensa Caussadette, il faudrait
d'abord le vendre et, dans aucun cas, vous ne voudriez de Brillant.
Elle sentait, d'ailleurs, que l'objection de son père était juste ;
une noce ne laisse pas que d'être coûteuse ! II y a deux jours
de festins et de danses; il faut acheter le trousseau, des draps
par douzaines. Gaussade n'avait jamais été riche, mais il avait
eu pendant des semaines l'illusion de l'être, ce qui revient au
même, et, pendant ce laps de temps, il avait formé mille projets.
Déroger, en y renonçant, lui semblait chose aussi pénible que si
le vol du plat l'eût fait tomber en réalité de la richesse à la mi-
sère.
— Attends un peu ! dit-il finalement à sa fille.
Mais celle-ci était conseillée tout autrement par les narcisses d'or et
les petites jacinthes bleues qui la grisaient de leur haleine chaude et
musquée, par les rossigno's qui recommençaient à chanter leurs
amours, par le printemps qui fleurissait de tous côtés. Orgueilleuse,
au fond, comme Gaussade, elle n'aurait pas admis non plus un ma-
riage sans noces ; d'autre part, M. le curé refusait au confessionnal de
lui donner l'absolution tant qu'elle n'aurait pas réparé ses torts envers
son père, restitué l'objet volé. Sans absolution, il n'est point de ma-
riage. Mais, en rendant le plat, elle exposait Brillant à être con-
gédié une fois de plus. Que de difficultés réunies 1 Une idée lumi-
neuse vint presque à la fois aux deux jeunes gens, une idée qui
s'accordait d'ailleurs avec les mœurs du pays. Si le mariage reli-
gieux doit être accompagné de toilettes, de réjouissances, de frais
de toute sorte, le mariage civil, lui, n'entraîne aucune cérémonie.
426 REVUE DES DEUX MONDES.
aucune dépense. Aussi arrive-t-il parfois que, dans les familles be-
sogneuses, les fiancés, avec leurs parens et leurs témoins, aillent tout
simplement à la maison commune, puis le garçon retourne chez lui
et la fille chez elle, jusqu'au jour parfois éloigné oii leur union est
bénie à l'église. Brillant eut recours au seul moyen qui pût
empêcher Gaussade de manquer à sa parole. Le jour des Roga-
tions, il redevint fiancé en titre devant tout le pays. On vit les
deux jeunes gens suivre côte à côte la procession qui part, dès le
lever du soleil, au son des litanies, pour faire le tour de la paroisse.
Une brise fraîche gonflait les vieilles bannières de lampas usé;
sous la lumière rose du matin, les châsses d'argent étinceJaient,
tandis qu'un long ruban, la file serrée des fidèles, hommes et
femmes, se déroulait parmi les blés verdissans avec de lentes psal-
modies qui appelaient la miséricorde divine sur les moissons à venir.
Arrivé devant une croix de pieiTe qui marque la limite de la paroisse,
le curé s'arrêta; d'un geste solennel, il jeta de l'eau bénite aux quatre
coins de l'horizon et sur la foule agenouillée pêle-mêle dans un gué-
ret. Le recueillement était si profond que l'on entendait, sans en
perdre une note, le cri-cri des grillons. Au milieu de ce grand si-
lence, Caussadette laissa tomber sa main dans celle de Brillant,
sous les yeux du père, qui comprit, car au retour il dit à son futur
gendre :
— Tu n'es pas intéressé comme les autres, et tu n'as ni méchan-
ceté ni rancune ; je crois que tu rendras ma fille heureuse.
— Je n'ai pas de rancune, répondit Brillant avec un sourire fin,
mais pourtant je me rappelle que vous m'avez donné votre fille une
fois et que vous me l'avez reprise. Qu'est-ce qui me répond que
vous n'allez pas recommencer?
Gaussade hocha tristement la tête. Gombien peu était-il pro-
bable que la fortune vînt de nouveau mettre sa loyauté à l'épreuve !
— Je veux des garanties, poursuivit Brillant. Puisque la noce
doit larder, il faut que nous soyons mariés d'abord à la maison
commune.
— Si cela vous convient à tous les deux,., dit Gaussade avec uQe
certaine indifférence.
Tout lui était devenu égal depuis qu'il avait perdu vingt- cinq
mille franct^, car il ne pariait plus du plat en racontant sou aven-
ture, mais de la somme que ce plat était censé représenter. Avoir
possédé vingt-cinq mille francs et se trouver trop pauvre à l'impro-
viste pour pouvoir célébrer honnêtement les noces de sa fille !
— Es ataou! murmurait-il avec plus de rage que de résigna-
tion, en marchant d'un pas alourdi vers l'église, es ataou, c'est
comme cal
LE PLAT DE TAILLAC. A27
M. le curé célébra la messe sans savoir que l'abus contre lequel
il tonnait volontiers allait se renouveler clans sa paroisse. Le
retard indéfini du mariage religieux est souvent une cause de scan-
dale, plus d'une mariée qui n'a nul droit à la fleur d'oranger ve-
nant s'agenouiller ensuite au pied des autels. Brillant et Gaussadette
devaient être cependant plus patiens que bien d'autres. Ils savaient
que cette attente ne durerait pas longtemps, M™® Cazassus, qui s'était
toujours montrée fevorable à leur mariage, promettant d'obtenir
que son mari facilitât les choses, sans compter le cadeau personnel
qu'elle comptait faire à Prospérine, qui était sa filleule. Et puis les
fiancés avaient en tête autre chose encore que l'amour, un problème
à résoudre, un problème assez compliqué pour absorber momen-
tanément toutes leurs facultés. Il avait été plus aisé, en effet, de
dérober le plat qu'il ne serait facile de le rendre sans éveiller les
soupçons de Caussade.
— Je ne vous comprends pas, disait souvent Gaussadette : vous
laissez nos voleurs dormir tranquilles. Il faudrait vous remuer.
— Que vouletfZ, fiileto ? Il n'y a pas d'indices, comme disent les
gendarmes et M. Cazassus.
Des indices... Faire naître, sans se trahir, des indices suffisans
pour que le plat fût retrouvé, voilà ce qui faisait travailler le cer-
veau de Brillant et celui de Gaussadette. Ils ne pouvaient être l'un
à l'autre avant d'être venus à bout de ce dilemme.
Un soir, celle qui n'était encore que devant la loi M"® Diimousse
promenait sa perplexité sur la routa entre Taillac et le Pergain,
cherchant un moyen d'en finir, et le trouvant de moins en moins
à mesure qu'elle se creusait l'esprit. Elle venait d'atteindre le joli
cimetière planté de cyprès qui entoure une petite église en pierre
grise au clocher tronqué, jadis église paroissiale de Taillac, quand
soudain elle fit halte et frappa ses mains l'une contre l'autre : un
eurêka en gascon lui était monté aux lèvres.
C'était vers la fin de mai, il avait plu tout le jour, et les églan-
tines des haies en fleur s'effeuillaient sous les gouttes d'eau qui
chargeaient leurs délicates corolles. Le long d'une de ces haies, celle
qui borde la roule juste en face du cimetière, sautillait, tremblotait
dans l'obscurité une petite lumière. Cette lumière, élevée à quelque
hauteur au-dessus du sol, s'arrêtait par intervalles, puis reprenait
sa course fantasque, sans que l'on pût distinguer celui ou celle qui
la portait. Gaussadette cependant aperçut en approchant davantage
une forme rabougrie de femme déguenillée, boiteuse et apparem-
ment contrefaite, qui, courbée jusqu'à terre, semblait chercher
quelque chose sur l'herbe et parmi les feuilles avec une extrême
attention. Gaussadette savait ce qu'elle cherchait; il n'est pas rare
A23 REVUE DES DEUX MONDES.
que le soir, après la pluie, les femmes se mettent ainsi à chasser
les escargots. On les fait, sans plus de préparation, griller tout
vivans sur la cendre chaude, — régal médiocre, mais fort apprécié
par les pauvres en ces parages.
— C'est vous, la Torte ? dit-elle en abordant l'étrange chasse-
resse.
Celle-ci tourna d'un mouvement brusque son visage basané, ha-
gard et barbu. Elle n'avait pas l'habitude d'être saluée de ce ton
amical ; il y avait bien des années qu'elle ne jouissait d'aucune
considération dans le pays.
La grosse lête branla d'étonnement sur les épaules inégales,
quand Caussadelte ajouta :
— J'avais justement besoin de vous rencontrer; je voulais vous
demander de venir la semaine prochaine laver notre lessive.
Jamais la Torte n'avait été appelée chez les Caussade; peu de
gens en somme se souciaient de l'employer, sauf à la moisson et
aux vendanges, où tous les bras sont mis à réquisition. Elle
était libre et accepta l'aubaine qui s'oflrait ; un jour fut pris,
après quoi la petite lumière se remit à danser le long du chemin,
ainsi qu'un feu follet, tandis que Gaussadette rentrait au logis,
légère et joyeuse.
— Papay, dit-elle à son père, qui était plongé comme à l'ordi-
naire dans les réflexions les plus sombre^, savez-vous à quoi j'ai
pensé tout l'heure en me promenant? Je me disais que vraiment
vous n'aviez pas fait tout ce qu'il fallait pour retrouver notre argent.
— Tu me répètes toujours la même chose, répliqua Caussade
avec humeur. Il est perdu. Ni le bon Dieu ni les hommes ne peu-
vent rien contre cela... J'ai eu beau les appeler à mon secours...
— Mais vous n'avez pas essayé du diable, interrompit hardiment
Gaussadette.
— Du diable?
— Oui, j'ai idée que le diable était dans cette affaire-là, et que
c'est à lui qu'il faut nous adresser. A quoi donc serviraient les
sorciers si on ne leur demandait rien?
Caussade prit son air goguenard :
— Les sorciers ! il n'y en a plus qui vaillent... s'il y en a jamais
eu, ajouta-t-il en hésitant devant chaque parole, car, incrédule en
principe, il ne tenait pas cependant à se mettre mal avec les puis-
sances des ténèbres. — Tu sais bien que, quand ma vache à été ma-
lade, je suis allé à Gégun, voyant que le vétérinaire ne pouvait rien
pour elle. Ehbé I j'ai payé très cher une ordonnance qui ne l'a pas
empêchée de crever.
Le sorcier de Gégun était renommé, en effet ; chaque mercredi
LE PLAT DE TAILLAC. A29
les cliens lui arrivaient en foule, mais ce personnage ne se montrait
qu'escorté d'un médecin, en sorcier civilisé, soucieux de la justice.
— Ne me parlez pas de vos sorciers à la nouvelle mode, dit
Gaussadette en haussant les épaules. J'aurais plus de confiance
cent fois dans la Torte!
— La Tone! répéta son père avec mépris; tu sais bien qu'elle ne
peut plus rieu depuis que Bourdillelte l'a frappée. Il y a dix ans
-que la Toi le n'est pas plus sorcière que toi.
— On le dit, répliqua sèchement la jeune fille, mais personne
n'en sait rien au juste, et moi je lui ai vu faire des choses... Té !
vous n'y croiriez pas... C'est inutile de vous les raconter.
— Dis toujours !
— Neuni, puisque vous vous moquez de moi. Du reste, pour la
décider à reprendre son métier, il faut maintenant trop de cérémo-
nies.
— Et moi je n'ai pas d'argent à lui donner, répliqua Caussade.
Il demeurait pensif pourtant ; ce que venait de dire sa fille l'avait
frappé.
VHI.
La Torte était le rejeton misérable et dégénéré d'une famille de
sorciers, jadis fameuse dans le pays : chacun sait que la magie est
un don héréditaire; son aïeul avait légué à un fils presque aussi
puissant que lui-même le surnom expressif de Boundiou, qu'il
tenait des gens du Pergain, pour la raison probablement qui lit jadis
décerner le nom d'Euménides aux Furies, car il était redoutable plu-
tôt que bienfaisant. Sous son règne, les gens devinrent si craintifs
qu'ils n'osaient plus se marier le mercredi, jour où la puissance
des sorciers est sans limites; ils n'osaient voyager, semer, vendre,
acheter, faire le pain, ni le mercredi ni le vendredi, ce qui les gê-
nait fort, le dimanche étant consacré au repos, en sorte qu'il ne
leur restait plus pour vivre à leur guise que quatre jours sur sept.
Auprès de la maison des Boundiou, il y avait un endroit désolé où
l'herbe ne voulait pas croître, tant le diable aimait à y danser
c'était là que le sorcier donnait ses consultations, et la source voi-
sine passait pour avoir prêté son eau claire à bien des maléfices.
Vers l'âge de trente ans, celle que l'on devait appeler plus
tard l'estropiée, mais qui, malgré la bosse et l'air chétif qui
contribuaient à l'enlaidir, était alors la Boundiou, resta seule
dépositaire des secrets amassés par ses aïeux. Elle en tira fort ha-
â30 REVDE DES DEUX MONDES.
bilement des moyens d'existence jusqu'au soir néfaste de sa lutte
avec une certaine Bourdillette, dont elle prétendait avoir eu à se
plaindre. Ayant rencontré cette femme en train de faire de l'herbe
le long d'un fossé, elle lui mit la main sur la tête et lui jeta un sort.
Bourdillette, qui était une vigoureuse gaillarde, se rappela fort à
propos que l'on conjure tout maléfice en frappant la sorcière; elle
riposta par un coup si terrible que celle qui le reçut roula dans le
fossé profond et pierreux, d'où on la retira estropiée. Ce fut ia
mort de la Boundiou ; il ne resta plus que la Torte, un être difforme,
clochant du pied gauche et dégoûtée une bonne fois de la magie,
qui lui avait valu si triste aventure. Depuis dix ans et davantage,
comme l'avait dit Gaussade, on ne s'adressait plus à elle, et, ayant
cessé de la redouter, on lui faisait payer par des mépris la renom-
mée sinistre dont ses parens avaient profité pour mettre chacun à
contribution. L'accueil aimable qu'elle reçut à la Tuque, quand elle
vint y laver la lessive, l'étonna donc et la flatta sans doute. Elle se
montra plus communicative qu'elle ne l'avait été depuis longtemps.
Une rasade qui arrosa l'inévitable soupiquet de haricots fricassés
à la graisse avec beaucoup d'ail réussit à lui délier la langue ; elle
ne refusa de causer que sur la sorcellerie, dont le nom seul, quand
il était prononcé, produisait une contraction farouche de ses sourcils
en broussailles.
— C'est bien dommage, lui dit Gaussadette, que vous l'ayez
laissée à tout jamais. J'aurais aujourd'hui une belle occasion de
vous faire gagner de l'argent, sans que vous preniez pour cela
grand'peine.
Et avec les plus adroites cajoleries, elle insinua que ce devait
être un jeu pour ujae personne de son savoir et de son expérience
que de retrouver un objet perdu.
La Torte secoua la tête. Évidemment elle n'avait plus foi en
elle-même, ni peut-être en son art. Le coup que lui avait porté
une main hardie, cette chute funeste dans le fossé ^avaient rompu
sa baguette magique en même temps que ses os ; elle, était deve-
nue timide et gardait rancune aux conjurations, sachant ce qu'il
en pouvait coûter ; elle craignait les pièges, les ennemis, les ven-
geances, affectant de ne point comprendre quand il était question
de sorts ou de secrets. Cependant, pressée par Gaussadette, elle
finit par avouer, non sans répugnance, qu'autrefois, en elïét, on
la consultait presque autant pour les objets perdus que pour les
maladies, que c'était môme sa spécialité.
— Si aujourd'hui encore on vous demandait d'essayer,., en vous
payant bien? hasarda Gaussadette.
Elle fit un geste indécis.
LE PLAT DE TAILLAC. &31
— Il faut plus d'une journée de travail pour gagner cinq francs,
poursuivit la tentatrice, et cinq francs, je vous les remettrais vo-
lontiers d'avance.
Les prunelles fauves de la Torte s'allumèrent.
— Tenez, les voici, ils sont à vous, et mon père vous donnera
une autre pièce si le plat se retrouve.
La sorcière ne répondit rien et mangea jusqu'au dernier hari-
cot du soupiquet sans qu'il fût davantage question de sorcellerie,
tandis que Gaussadette lui racontait en détail l'histoire du plat
perdu. Elle n'écoutait guère, mais réfléchissait plutôt. Son regard
avide ne quittait pas la grosse pièce neuve qui reluisait sur la table,
et, en se levant, elle l'empocha d'un air délibéré.
C'était accepter tacitement le marché. Gaussadette putdire à son
père sans crainte d'être démentie :
— La Torte se charge de notre affaire, pour rien, entendez-
vous? Nous ne lui donnerons cinq francs que si elle la mène à
bonne fin.
— A ce compte -là, je ne demande pas mieux que de lais-
ser faire, répliqua Caussade, sceptique à demi. Seulement, n'en
parlons pas, on se moquerait de nous, personne ne croit plus à la
Torte.
Et cette importante opération, la grande lessive de la fm de mai,
suivit son cours. En la coulant, la Torte, enveloppée des vapeurs du
cuvier, reprenait déjà figure de magicienne ; on eût dit, à la voir abî-
mée dans ses pensées profondes, qu'elle cherchait à rattraper la for-
mule de quelque incantation. Leclic-clac du battoir accompagna de
longs entretians entre la sorcière et celle qui, tout en ayant recours
à ses prétendues lumières, savait mieux qu'elle-même où elle la con-
duisait. Gaussadette étendit son linge un gai sourire aux lèvres : tout
marchait si bien! Son prochain mariage, le bon, le seul, le mariage à
l'église, lui semblait si parfaitement assuré! N'y avait-il pas plaisir
avec cela, pour une personne de son humeur, à mystifier tant de
monde, car tout le village y serait pris, sauf M. le curé! Trom-
per son père, une fois de plus, ne lui semblait pas chose répréhen-
sible; c'était pour réparer l'effet d'un premier mensonge qui lui-
même n'avait fait à personne aucun tort réel. D'ailleurs, ne
tenait-elle pas de Gaussade ce proverbe avec tant d'autres : a Qui
n'attrape est attrapé? »
Brillant, seul, aurait pu s'inquiéter d'avoir une femme aussi
finaude, mais il n'y songeait pas, étant trop content de voir réussir
les ruses que l'amour en somme leur avait inspirées à tous les
deux.
La lessive terminée, la Torte fut retenue à souper ; c'était un mer-
A 32 REVUE DES DEDX MONDES.
credi ; la journée, trop chaude, menaçait de se terminer par des
torrens de pluie ; tous les petits nuages qui avaient flotté depuis le
matin sur le bleu ardent du ciel semblaient se précipiter, comme
des soldats à l'attaque, vers certain point de l'horizon où le tonnerre
grondait, faible encore, derrière un épais rideau noir. La bour-
rasque, en effleurant les prés, couchait l'herbe et le sainfoin ;
elle secouait les haies odorantes dont se détachait une pluie de
fleurs roulées pêle-mêle avec des tourbillons de poussière sur les
chemins, au bord desquels se tordaient gauchement les arbres
cousroutés, agitant leur plumet grêle dans des convulsions spas-
modiques. Avec mille cris de détresse, les oiseaux éperdus avaient
cherché avant l'heure un abri pour la nuit. Dans l'air, chargé
d'électricité, tournoyaient les moucherons taquins, agressifs; le
beuglement énervé des vaches ressemblait à une plainte, et
les humains se ressentaient de cet état troublant de l'atmo-
sphère.
Par un temps semblable, les pythonisses devaient rendre leurs
oracles : si peu sorcière qu'elle fût restée, la Torte n'aspirait pas
impunément sans doute les effluves qui montaient de la terre sur-
chauffée, crevassée comme au feu de l'enfer. Une fenêtre ouverte
laissait entrer dans la grande cuisine de mystérieuses influences avec
le sourd grondement de la foudre, la lueur intermittente des éclairs
et le parfum exaspéré du seringat. Était-ce l'efTet de l'orage, était-ce
l'effet du pinot, un vin cuit très capiteux, dans la composition du-
quel excellait Gaussadette ? Quoi qu'il en fût, les yeux de braise de
la Torte étincelaient, et ses narines bestiales avaient de nerveuses
palpitations, tandis que Brillant et sa fiancée se renvoyaient la balle
pour l'amadouer, en racontant les exploits légendaires des Boun-
diou, les prodiges accomplis par leur art. Ces histoires étonnantes,
presque toutes inventées à mesure, la Torte ne se les rappelait pas
trop, même celles dont en personne elle avait été l'héroïne, pré-
tendait-on, mais pourquoi aurait-elle nié ce qui lui faisait hon-
neur? Peut-être après tout était-ce la vérité pure. Le pinot
aidant, elle cessa d'en douter, et répondit aux flatteries par des
confidences. Elle s'exalta, se vanta ; l'attention que lui accordaient
ses hôtes l'inspirait si bien qu'on put croire que sa jactance
serait intarissable. Au souffle de l'orgueil et de l'illusion, la laideur
de cette créature devint véritablement diabolique, et Caussade,
accoudé à la table, commença tout de bon à se dire qu'il y
avait chez elle quelque chose d'extraordinaire, outre la bosse,
la barbe et la soif inextinguible qui la caractérisaient. Lui aussi,
contre son habitude, avait bu un coup de trop; le pinot, qui réveil-
lait l'imagination de la Torte, tournait son esprit vers la supersti-
I
LE PLAT DE TAILLAC. A 33
tion; récalcitrant tout à l'heure, il se rendait malgré lui. Le jeune
couple était seul à garder le sang-froid nécessaire.
— Allez I nous savons bien de quoi vous êtes capable I s'écria Gaus-
sadette, interrompant à la fin les vantardises de la sorcière. Mon-
trez-nous une bonne fois que vous n'avez pas changé, comme le
croient quelques imbéciles, et que vous êtes toujours la fille de votre
père. Les Boundiou sont plus habiles que ce sorcier de Gégun, qui
fait le monsieur, je l'ai toujours dit. Il ne tiendrait qu'à vous de
gagner, comme lui, une fortune.
Cette idée du gain, s'ajoutant à la douceur de l'encens qu'on lui
faisait si adroitement respirer, acheva de décider la Torte. Jouait-
elle la comédie? Revenait-elle sérieusement à la tradition transmise
de père en fils dans sa famille? Se sentait-elle redevenir sincère,
grâce au pinot, grâce à l'orage, grâce à la confiance qui lui était de
nouveau témoignée, — qui donc le dira? Ce qui est certain, c'est
qu'elle se leva tout à coup si fièrement qu'elle parut avoir grandi de
plusieurs pouces ; il y avait à la fois de l'égarement et une étrange
autorité dans son geste, dans les paroles brèves que laissait échap-
per sa bouche , tandis qu'elle enjoignait à Brillant d'aller chercher
dans le bûcher des branches sèches de laurier, puis à Gaussadette de
fermer toutes les portes, toutes les fenêtres, et à Gaussade de bou-
cher le haut de la cheminée avec une brique. Chacun de ses ordres
était accompagné en sourdine d'un roulement de tonnerre, qui
ressemblait à quelque réponse mugie par les esprits infernaux,
obéissant à son appel.
— Regardez bien, prononça la Torte, regardez de quel côté va
la fumée.
En même temps, elle mettait le feu aux branches de laurier,
l'oreille tendue pour recueillir certains pétillemens fatidiques. Une
flamme qui commençait à s'élever au-dessus de l'âtre fut rabat-
tue par le bouchon de la cheminée, des nuages de fumée rempli-
rent la chambre, dégageant une bonne odeur amère et s'échappant
en spirales à travers un carreau cassé de la fenêtre.
— Té ! s'écria la Torte, il est passé par là !
— Le plat?..
Tous se précipitèrent pour tâcher de suivre, à la lueur des éclairs,
le chemin que prenait cette fumée révélatrice ; mais ils ne virent
absolument rien que le petit cimetière de Taillac, bizarrement illu-
miné, avec ses noirs cyprès rangés en silhouettes massives autour
■du clocher gascon à cloches apparentes.
— Le voleur, déclara la Torte, a suivi le mur du cimetière.
— Qui sait s'il ne l'a pas enterré là ?.. hasarda Gaussadette d'une
TOME LXXXIY. — 1887. • 28
A 34 REVUE DES DEUX MONDES.
voix frémissante, que couvrit soudain le plus terrible des coups de-
tonnerre. La maison en fut ébranlée ; on aurait cru que la terre trem-
blait. Machinalement, Gaussadette fit un signe de croix, qui suffit
sans doute à mettre en fuite le diable, complice de la Torte, car
celle-ci ne voulut plus rien dire. Revenant brusquement aux réalités
de la vie, elle prétendit qu'il était tard, qu'il lui fallait regagner sa
demeure, et rien, ni prières, ni promesses, ne put la retenir. Elle
permit cependant à Brillant de l'accompagner ; c'était son chemin :
tous les soirs, il s'en allait coucher au Branna, dont son frère était
métaver.
Les Gaussade ne l'attendaient plus que le lendemain matin, mais
deux heures après, ils furent éveillés en sursaut par les coups de
poing violens qu'il donnait à la porte. Le père se leva en toute
hâte, comprenant qu'une affaire de très haute importance pou-
vait seule le ramener; la fille accourut de son côté, palpitante
d'émotion.
— Que dises?.. Que s'est-il passé?
Aussi agité qu'eux-mêmes. Brillant fit d'abord remarquer com-
bien il était extraordinaire que ce gros orage se fût dissipé sans
une goutte de pluie. Gertaineraent il avait été évoqué par la Torte;
ce devait être une manière de s'entretenir avec les démons.
— Toi, un soldat, tu crois de pareilles sottises ! s'écria Gaus-
sade, essayant sans grand succès de jouer à l'esprit fort.
— Écoutez donc, j'ai vu ce que j'ai vu...
Alors il raconta que les éclairs qui se succédaient de minute en
minute lui avaient montré, comme s'il ^ût fait jour, la grande croix
du cimetière de Taillac, au moment oii il passait devant avec la
Torte. Deux fois elle avait attiré son attention là-dessus, en ajoutant :
«On dirait que la croix a bougé. » Brillant avait eu le tort de plaisanter
sur la vertu que possède le pinot pour faire danser les objets devant
celui qui en a trop bu. Elle avait répété encore avec un regard me-
naçant : — La croix a bougé, mais qui donc ira voir, qui donc osera
creuser la terre des morts? — Jusqu'à sa porte, la sorcière ne
s'était plus laissé arracher une parole; mais, arrivée là, elle lui avait
ordonné de l'attendre, tandis qu'elle cueillerait près de la fontaine
des sauges et des menthes que Brillant s'était chargé de remettre
sans retard à Gaussade, en lui répétant de minutieuses recomman-
dations. Il fallait qu'il les fît bouillir dans de l'eau de son puits
tirée à minuit, après qu'il aurait frappé trois fois le seau dont il
allait se servir avec une baguette de coudrier. L'eau bouillante de-
vait servir à asperger le bahut où était naguère l'objet volé, la terre
de la chambre et toutes les chaises. Puis Gaussade n'oublierait pas
d'en boire une gorgée dans le creux de sa main six jours de suite
LE PLAT DE TAILLAC. 435
en regardant le cimetière. Rendez-vous lui était donné par la Torte
pour le mercredi suivant, à la nuit tombée, sous la grande croix ;
avant tout, il fallait qu'ils eussent la précaution de faire dire une
bonne messe.
Gaussade, tout en haussant les épaules, alla au coup de minuit
puiser de l'eau avec les cérémonies indiquées. Brillant, qui était
resté pour l'aider dans ses opérations, choisit, selon le commande-
ment exprès de la sorcière, la dernière bourrée du bûcher, celle
qu'on ne pouvait avoir qu'après avoir démoli la pile entière ; Caus-
sadette s'arma d'un grand soufflet pour allumer le feu, qui devait
être clair et vif; bientôt l'eau aromatisée chanta dans la chaudière,
et les pratiques occultes qui s'ensuivirent ne furent interrompues
qu'au chant du coq.
VIII.
S'il y a au monde un lieu paisible et silencieux, protégé
contre l'envahissement des passions humaines, c'est bien le petit
cimetière de Taillac. Il est situé à l'écart de la route, au Mi-
lieu des champs, sur la verdure desquels ses grands cyprès se dé-
tachent en noir, dépassant le petit mur d'une blancheur orientale.
La messe n'est plus célébrée qu'une fois l'an, le jour de Saint-
Jacques, patron de l'endroit, sous le toit délabré de l'égHse aux
vitraux absens, au clocher curieusement décapité, refuge des hi-
rondelles.
Dans ce coin solitaire où la mort apparaît si poétique et si douce, il
semble qu'on ne puisse porter que de religieuses pensées; pour-
tant la cupidité, la crainte, le remords, se combattaient dans l'âme
tourmentée de Gaussade lorsqu'il y pénétra, le mercredi venu, à
l'heure dite, sa pioche sur l'épaule, accompagné de Brillant qui
portait une lanterne ; Caussadette avait refusé de les suivre.
Ce mercredi-là était aussi un 13, jour deux fois favorable par
conséquent aux mystères des sorciers, et la nuit était sans lune,
sans étoiles, très obscure. En atteignant la croix où devait s'ac-
complir ce qu'il considérait en lui-même comme une profanation,
Gaussade sentit redoubler sa terreur. Le sol béni qu'il foulait recou-
vrait les os de sa défunte femme; il n'était jamais entré là que pou^
prier. Tous les morts à figures familières, sans exception gens dt
Taillac qui le connaissaient ou avaient connu ses aïeux, n'allaient-ils
pas lui reprocher de troubler leur repos?
Une voix caverneuse le fit tressaillir :
— Étes-vous prêts? demandait-elle. N'aurez-vous pas peur? Nous
436 REVTJE DES DEUX MONDES.
allons peut-être voir des choses qui vous feront regretter d'être
venus.
Brillant leva sa lanterne vers le visage sombre et soucieux de
la Torte, assise sur une pierre. Il y avait quelque temps déjà
qu'elle attendait, assez embarrassée de la fin de l'aventure.
Elle se demandait comment elle avait été amenée à prescrire
des fouilles dans le cimetière, le pinot ayant apparemment trop
embrouillé ses idées le soir de l'oracle pour qu'elle pût se rendre
compte de ce qui lui était suggéré. Après tout, elle ne risquait rien,
car il paraissait peu probable que le plus intrépide osât creuser en
terre sainte. Son client y renoncerait ; elle saurait bien lui souffler
des scrupules, des terreurs : la première phrase déjà n'était pas
maladroite ! Caussade, en l'écoutant, crut être environné de fan-
tômes. Il regarda furtivement autour de lui, s'épongea le front, prit
sa pioche, la laissa retomber.
— Non, dit-il enfin, à ce prix-là j'aime encore mieux ne pas le
retrouver. C'est un péché trop grand.
— Vous me donnerez tout de même ce que vous m'avez promis,
Jean Caussade, dit effrontément la sorcière, qui n'avait pas d'autre
préoccupation. Cent sous... — Et elle tendit la main. — Ce n'est
pas ma faute si le cœur vous manque.
Mais Brillant, d'un geste résolu, avait relevé la pioche :
— Je prends le péché sur moi, déclara-t-il. Que Dieu me par-
donne. — Puis, comme au hasard, il frappa un grand coup.
Inquiète, la Torte s'était levée. Caussade se tenait à l'écart, avec
l'air de dire : « Je m'en lave les mains, » enchanté au fond
qu'un autre eût plus de courage que lui, fier de son gendre, et se
félicitant d'avoir trouvé un pareil protecteur pour Prospérine. Ces
spahis ne craignaient rien, ni les vivans ni les morts, ni Dieu ni
le diable !
Le diable... il était avec eux, car un fait étrange venait de se
produire ; le fer de la pioche avait heurté q.uelque chose qui n'était
pas la terre, ni de la pierre non plus, quelque chose qui rendit un son
creux... Si c'était tout simplement le couvercle d'une bière! Caussade
eut le frisson à cette pensée, mais apparemment elle n'était pas
venue à Brillant, car il continuait de creuser et, à la clarté de la
lanterne que tenait maintenant la Torte, apparut une caisse en bois
rudement laçonnée, qui n'avait nulle ressemblance avec un cercueil.
En un clin d'oeil, on eut fait sauter quelques méchans clous qui la
tenaient fermée, et alors on reconnut, tout au fond, le plat lui-même,
le fameux plat de Taillac!
— C'est luil balbutia Caussade en se jetant sur son trésor, qu'il
serrait follement contre sa poitrine.
LE PLAT DE TAILLAC. A37
Mais la plus étonnée de la compagnie fut certes la sorcière,
qui se laissa choir sur le sol avec un grand cri. Elle ne se croyait
pas si savante ; sa puissance recouvrée soudain et grandie au cen-
tuple l'épouvantait. Du reste, cette conquête finale du plat lui pro-
fita beaucoup plus qu'à Jean Caussade lui-même. Dès le lendemain,
l'histoire circula dans toutes les bouches ; on se demanda bien un
peu comment le plat avait pu venir échouer à cet endroit, mais on
se dit surtout que la Torte était aussi grande sorcière que jamais, et
ceux qui l'avaient le plus tournée en ridicule s'empressèrent chez
elle. Le premier saisissement passé, la fille des Boundiou se montra
digne de sa race et de sa nouvelle fortune, pénétrée d'une foi qui ne
devait plus l'abandonner et qui lui permit sans doute d'accomplir des
miracles, car elle passe, à l'heure qu'il est, pour guérir les malades,
bêtes et gens, pour assurer des héritages et pour prédire l'avenir
avec un invariable succès. Tant il est vrai que pour être fort il suffit
de croire fermement en soi-même. Pourtant, après avoir retiré le
plat des entrailles de la terre, elle n'a pas pu susciter l'acquéreur
qu'attend toujours le pauvre Caussade. Quand un étranger passe
devant la Tuque, les gens lui disent en riant sous cape, pas trop
haut, car le vieux mérite toujours son surnom de Poivre et il ne
fait pas bon l'attaquer :
— Té! voici la maison du plat de Taillac!
M. le curé a pardonné aux Damousse, depuis la Saint-Jean qui
éclaira leurs noces de ses feux de joie; M. Lacassaigne a cessé de
faire des offres modestes et toujours repoussées pour obtenir le plat;
l'Agasse tourne encore autour d'un marché avantageux, mais sans
beaucoup d'espoir; Osmen Delbos. artiste peintre, continue ses
éternelles charges ; il a pris un croquis du chef-d'œuvre de Palissy
pour le communiquer à tous les musées céramiques de France.
En somme, Jean Caussade est loin de renoncer à son rêve. S'il
n'achète pas autant de terre qu'il en souhaiterait^ ses petits-fils du
moins seront riches.
Th. Bentzon.
POÉSIE
A UNE PIÈGE D'OR.
D'une somme hier dissipée
Il me reste une pièce encor.
Elle est brillante et bien frappée ;
C'est un vieux napoléon d'or.
Pris d'une tristesse soudaine,
Je vois luire, au creux de ma main,
Le front lauré du capitaine
Et son fier visage romain.
Je deviens pensif et je songe,
0 fragment des pesans lingots!
Que c'est ton éternel mensonge
Qui fait les hommes inégaux.
Car, si la haine entre eux persiste,
C'est par ton attrait spécieux ;
Car tu rends le riche égoïste,
Car tu rends le pauvre envieux ;
Car le talent d'or et l'obole
Font seuls les petits et les grands.
Sur leur métal, comme un symbole,
Sont gravés les traits des tyrans.
POÉSIE. 439
Même le lourd billon de Sparte
S'orne d'un profil belliqueux.
César et le grand Bonaparte
Brillent sur l'or plus puissant qu'eux.
Il est bien le pouvoir suprême.
L'Iscariote, aux Oliviers,
Sûr d'avoir vendu Dieu lui-même,
Fait tinter ses trente deniers!..
Pièce d'or, reine des monnaies,
Que tant de mains voudraient saisir,
Rien pourtant de ce que tu paies
Ne vaut la peine d'un désir.
Tu donnes la volupté brève.
Mais quel trésor, quel million
Paierait la douceur d'un beau rêve.
D'une suave illusion?
Grésus passe l'hiver à Nice,
Court les eaux thermales, l'été.
Mais perd-il son teint de jaunisse?
On n'achète pas la santé.
Ce mets exquis qu'un gourmand touche
En brouet noir se convertit;
Un goût de cendre est dans sa bouche.
On n'achète pas l'appétit.
— Juif, cette esclave est la plus belle.
Montre-la-moi, nue en plein jour...
Mais le libertin n'obtient d'elle
Que ta grimace, ô noble amour!
Vois ce lâche au cœur plein de rage.
Ce difforme au front attristé...
Tient-on boutique de courage?
Est-il un marchand de beauté ?
Pour tout l'or de Californie
Nul n'acquiert le laurier fatal.
Planant sur l'homme de génie
Qui meurt, obscur, à l'hôpital ;
5JiO REVUE DES DEUX MONDES.
Et les sacs d'écus qu'on entasse
Ne sauraient payer les vingt ans
Du joyeux vagabond qui passe,
Une fleurette entre les dents !
Malgré vos duretés, ô riches,
Je me sens pour vous indulgent.
Quand je songe aux bonheurs postiches
Qu'on vous donne pour votre argent.
On étouffe au théâtre, on crève.
La Patti va donner le sol...
Dans le bois où la lune rêve,
J'écoute un divin rossignol.
Payez très cher la courbature,
La gastrite et ce qui s'ensuit...
Elle est à vil prix, la nature.
Le soleil couchant est gratuit.
Pièce d'or aux doigts du poète,
Je sens, quand j'y réfléchis bien,
Que pour moi tu n'étais pas faite.
Ce que j'aime ne coûte rien.
En vain, médaille solitaire,
Tu dardes ton fauve reflet.
Plus mon regard te considère
Et plus ta splendeur me déplaît.
0 vieux napoléon ! je pense
Que rarement tu fus donné
Comme une juste récompense,
Comme un salaire bien gagné.
Je distingue, avec un malaise,
Ton millésime et ton poinçon.
Pièce d'or de mil-huit-cent-treize.
As-tu payé la trahison?
L'Empereur courait aux défaites.
Pour toi, l'un de ses généraux
A-t-il, Judas en épaulettes.
Vendu la France et son héros?
POÉSIE. 441
Oui, c'est ton début dans le monde ;
Et, depuis lors, certainement,
Tu payas plus d'un acte immonde
Et plus d'un travail infamant.
Aveugle, le pied sur sa roue,
La Fortune t'a dû lancer
A tout hasard et, dans la boue,
Les drôles t'allaient ramasser.
Tu fus parfois de sang tachée ;
Tu roulas sur les tapis verts ;
L'avare avec soin t'a cachée
Dans les plus rigoureux hivers.
Souvent tu fus mise, discrète,
Par un vieillard aux yeux luisans
Dans la main de la proxénète
Dévoilant un sein de quinze ans ;
Et, dans ta froide indifférence.
Tu payais, sans t'en émouvoir,
Le matin quelque conscience
Et quelque débauche, le soir.
Mais, malgré ta honte et tes crimes,
Je me l'avoue avec effroi.
Pour ses appétits légitimes
Un poète a besoin de toi !..
Oh! le temps lointain, l'âge antique.
Où l'aède mélodieux.
Pour gagner son repas rustique,
Chantait les héros et les dieux !
0 barbarie hospitalière !
Il entrait, jamais étranger,
La lyre au dos, blanc de poussière.
Sous le chaume heureux du berger
Et s'assevait dans la tamille
Qui contemplait son front rêveur.
Tandis que la plus jeune fille
Lavait les pieds du voyageur !..
A42 BEVUE DES DEUX MONDES.
Mais quel regret en moi j'allume?
Je méconnais l'esprit nouveau.
Poète, tu vis de ta plume.
L'indépendance, c'est très beau.
Vends-nous ta joie ou ta détresse.
Tes doux rêves, tes pleurs navrans ;
Surtout décris-nous ta maîtresse.
Il nous en faut pour nos trois francs.
Jette pour solder la taverne,
Ton cœur sanglant sur le chemin,
Et la société moderne
Mettra ce louis dans ta main.
Comprends quelle erreur est la tienne.
Un César, esprit juste et sûr.
L'a fort bien dit : — L'or, d'où qu'il vienne,
Sent toujours bon, est toujours pur.
Eh bien, non ! Mon dégoût proteste.
En toi, métal si respecté,
Ce que je hais plus que le reste,
C'est ta menteuse pureté.
Sang du meurtre ou vin de l'orgie,
Rien n'a pu jamais te souiller.
Je vois briller ton effigie
Comme au sortir du balancier.
Hélas! en toi, pièce maudite.
Je reconnais avec horreur.
Cet air d'innocence hypocrite
D'un siècle qui t'a dans le cœur!..
Mais, tandis que je t'examine
Et te demande ton secret,
Un pauvre, œil creux et triste mine,
Au seuil de ma porte apparaît.
Il me tend la main, je la serre
En y laissant mon humble don...
Tu peux soulager la misère.
Pièce d'or, et c'est ton pardon !
François Coppée.
I
REVUE MUSICALE
l
Théâtre de l'Opéra : Le centenaire de Don Juan. — La cinq-centième représentation
de Faust.
Les solennités se succèdent à l'Opéra. On y a fêté Mozart, on y a
fêté Gounod; l'un avec respect, l'autre avec amour. Que voulez-vous?
Gounod n'a pas, comme Mozart, ce défaut capital dont parlait Henri
Heine : celui d'être mort. Il est vivant, et très vivant ; on s'en est
bien aperçu l'autre soir.
N'allons pas au moins, sous prétexte de coïncidence entre les deux
anniversaires, égaler les deux maîtres. Gounod serait le premier à
nous en vouloir. Mozart n'est pas le plus grand des musiciens; comme
disait Rossini, il est le seul, il est le dieu; Gounod n'est que l'un de
ses prophètes. Et pourtant, de ces deux œuvres inégales : Don Juan et
Faust, inégales parce que la première n'a jamais eu et n'aura peut-
être jamais d'égale, de ces deux œuvres représentées devant le même
public, dans le même appareil, la seconde a eu le succès le plus grand,
la seconde a paru la plus émouvante et la plus belle. Il faut bien le
dire : Don Juan a pâli, a langui; on s'est ennuyé, oui, ennuyé, en écou-
tant cette merveille. Demandez-le au public: au public officiel du pre-
àhh REYDE DES DEUX MONDES.
mier soir, au public ordinaire du lendemain; demandez-le aux criti-
ques; tout le monde vous le dira ou vous le laissera entendre. Je ne
sais quel mauvais air flottait dans la salle de l'Opéra, mais quand le
rideau s'est levé sur le buste de Mozart, quand M. Lassalle, entouré de
ses camarades en costumes variés, trop variés, a récité une poésie
obscure et funéraire, la petite tête de marbre blanc, si fine d'ordi-
naire et si charmante, m'a paru triste ; je n'ai pas retrouvé sur cette
bouche le sourire accoutumé. Le jeune maître centenaire semblait
nous dire avec mélancolie : « Vous me rendez hommage, c'est vrai,
mais par convenance plus que par entraînement; vous m'applaudissez
du bout des doigts; vous m'honorez encore, mais vous ne m'aimez
plus. » Et pourtant nous aurions tous pu lui dire, comme le disciple à
Jésus : « Maître, vous savez bien que je vous aime. »
Oui, nous l'aimons toujours, Mozart, le seul artiste, avec Raphaël,
qui se soit fait une place sacrée et comme divine dans l'admiration,
dans l'adoration de l'humanité. Nous l'aimons toujours, Don Juan, le
chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre, beau d'une beauté unique, presque
surnaturelle, autour de laquelle s'est formée depuis un siècle une au-
réole de gloire. Bien entendu, il ne peut plus s'agir aujourd'hui de
l'analyser, de l'attaquer ni de le défendre. Ouvrez la partition au
hasard, ou lisez-la d'une haleine, vous serez confondu. Tout est là-
dedans, l'esprit et le cœur, tous les sentimens et toutes les passions :
l'amour, la haine, l'audace, la peur, le rire et les larmes. Le mélange
constant, la fusion du drame et de la comédie, de la musique pathé-
tique et de la musique bouffe, fait de Don Juan une œuvre exception-
nelle, diverse comme la vie et vraie comme elle. Et que les théories
actuelles, que les grands mots et les systèmes du jour ne nous donnent
pas le change ; qu'on ne voie pas en Don Juan un opéra de concert, un
assemblage de morceaux sans cohésion, une réunion de personnages
sans consistance. Les caractères sont nettement arrêtés; les types
sont fixés et s'imposent. Il suffit du récitatif sur le corps du comman-
deur, de l'autre récitatif en présence d'Ottavio et de l'air foudroyant
qui suit, pour dresser, debout et vivante, doîîa Anna, la tragique orphe-
line. Pour tailler en plein marbre la statue du commandeur, la phrase
du cimetière suffirait, phrase sépulcrale et glacée, qui donne presque
l'impression matérielle du froid, de la nuit et de la mort. Mais n'a-t-il
pas, le convive de pierre, n'a-t-il pas, pour achever sa physionomie
terrible, la dernière scène de l'ouvrage, le dialogue avec Don Juan,
l'une des plus sublimes créations du génie humain? Et Leporellol
est-il assez vivant, ce valet glouton, peureux et paillard, copie ou plu-
tôt caricature de son maître; bon vivant et mauvais drôle, en qui s'abais-
sent et s'encanaillent les vices élégans et fiers du grand seigneur? Il
faudrait disséquer le personnage, montrer son ironie et sa sensualité
REVUE MUSICALE. A45
dans l'air célèbre : Madamina, che catalogo c questo! sa poltronnerie
dans le sextuor, dans le duo du cimetière, dans la scène finale. Et
Don Juan lui-même! que n'en dirait-on pas, que n'en a-t-on pas
diti
Il en est un plus grand, plus beau, plus poétique,
Que personne n'a fait, que Mozart a rêvé.
Je ne sais trop si Mozart, qui ne philosophait guère, a rêvé le don
Juan de Musset, cet insatiable chercheur d'amour, qui souffre de sa
recherche vaine et qui finit par en mourir. Ne l'oublions pas, Mozart
était la musique même; il n'était guère que cela, et, pour un musi-
cien, c'est quelque chose. Le héros de Musset l'aurait étonné sans
doute. Mozart aurait peu compris ce pâle jeune homme, ce maladif
enfant du siècle, courant, à travers la débauche et le crime, à la pour-
suite de je ne sais quel idéal psychologique et prétentieux. Il eût été
plutôt de l'avis de Molière : « Tu vois, dit quelque part Sganarelle, tu
vois en mon maître un épouseur à toutes mains. » Voilà bien ce que
Mozart aussi dut voir dans don Juan : un libertin, qui ne manque, il
s'en faut, ni de grâce ni de grandeur ; le plus beau, le plus hardi des
libertins, mais un libertin, et presque rien de plus. Aussi bien, cela
suflit pour créer une figure immortelle. Ah! le beau parleur d'amour!
d'amour tragique qui va jusqu'au crime : au viol, à l'assassinat ; d'amour
léger, à fleur de chair, pour des paysannes ou des suivantes. Mozart
se préoccupe peu de psychologie; il n'a pas d'arrière-pensées, il ne
songe guère à poser en musique des énigmes morales, et ce qui le
prouve, c'est la banalité même des aventures de don Juan. A qui don
Juan chante-t-il les deux plus ravissantes de ses chansons d'amour :
Là ci darem la mano et la sérénade? A une paysanne et à une cham-
brière. Musset l'a créé de toutes pièces, et peut-être à sa propre
image, ce don Juan qu'il nous montre :
... Fouillant dans le cœur d'une hécatombe humaine.
Prêtre désespéré, pour y chercher son Dieu.
Mais il ne l'a pas vu dans Mozart, ou du moins nous ne pouvons l'y
voir avec lui. Ce qu'il a très bien vu, sans autant subtiliser, c'est la
double beauté de la sérénade, de la page la plus fameuse, au moins
la plus populaire de la partition. Les vers resteront à côté de la mé-
ipdie, pour la faire mieux comprendre et plus aimer. Le chant de la
sérénade est d'une galanterie, d'une amabilité à la fois libertine et
tendre; il est plein de soupirs et de caresses. Quant à l'accompagne-
ment... Tenez, il vaut mieux citer le poète :
446 RETDE DES DEUX MONDES,
Mais l'accompagnement parle d'un autre ton.
Comme il est vif, joyeux! avec quelle prestesse
Il sautille! — On dirait que la chanson caresse
Et couvre de langueur le perfide instrument,
Tandis que l'air moqueur de l'accompagnement
Tourne en dérision la chanson elle même
Et semble la railler d'aller si tristement.
Tout cela, cependant, fait un plaisir extrême,
C'est que tout en est vrai ; c'est qu'on trompe et qu'on aime.
Oui, la beauté de la chanson de Mozart lui vient de cette vérité uni-
verselle, de cette signification profonde. Nous avons ici bien autre
chose, bien plus qu'une sérénade ordinaire. La sérénade de Don Juan
est un de ces éclairs de génie (on en compte peu de pareils), qui
dans une âmedécouvreni toutes les âmes, dans un homme quelconque
le type de l'humanité. Voilà les mélodies qu'on pourrait appeler infi-
nies; l'esprit se perd en elles, comme le regard dans le ciel ou sur la
mer. Et pour qui ces quelques notes immortelles? Non pas pour doîïa
Anna, non pas pour la charmante Zerline, mais pour une soubrette,
une fille de rencontre, qui n'a pas de rôle, pas même de nom. Une
aussi divine chanson pour une amourette! Sentez-vous la leçon? —
Sentez-vous, dans ce contraste, le dédain de l'être aimé, et le culte,
j'allais dire l'amour de l'amour? Qu'importe ce qu'on aime, « qu'im-
porte le flacon?» ce que chante don Juan sous la fenêtre, ce n'est pas
l'amante, c'est l'amour.
Il faudrait dire bien davantage; il faudrait insister, non plus sur les
caractères, non plus sur la portée pour ainsi dire morale de celte mu-
sique, mais sur sa beauté spécifique et absolue. Au point de vue exclu-
sivement musical, rien n'approche de Don Juan, et rien sans doute
n'en approchera jamais. De la première note à la dernière, on peut y
admirer la perfection irréprochable de la forme sonore. Gomme en
peinture, en sculpture, en architecture, il n'est rien d'aussi pur, d'aussi
beau qu'une tête de Raphaël on de Phidias, qu'une colonne du Parthé-
non, rien en musique n'est aussi beau, aussi pur qu'une phrase de
Don Juan, n'importe laquelle.
Voyez : nous voulions dire d'abord comment et pourquoi Don Juan
nous avait ennuyé; en sortant du ihéâtre, nous avions hâte de le dire.
Mais nous avons repris la partition, et voici que nous avons seulement
tâché de dire pourquoi elle nous ravissait toujours. La mauvaise im-
pression causée par cette reprise peut être attribuée d'abord à l'inter-
prétation. Nous n'avons entendu, pour notre part, ni M'"* Lureau-Escalaïs
dans Élvire, ni MM. de Heszké dans Leporello et don Ottavio. Lepo-
rello, c'était l'autre soir M. Delmas, qui s'en est tiré, à son honneur.
REVUE MUSICALE. 447
Il chante d'une voix magnifique, avec netteté et vigueur. Le comédien
ne vaut pas le chanteur; mais le rôle est si difficile, surtout pour un
Français ! M™* d'Ervilly, qui remplaçait M™« Escalaïs, chante, hélas!
avec aussi peu de sûreté que d'assurance. C'est dommage, l'organe est
agréable. Quelle artiste il faut pour ce rôle d'Elvire, ce rôle ingrat de
femme gênante! Qui donc saurait dire avec l'accent, avec la gradation
voulue de reprise en reprise, l'air : Mi tradi quelV aima ingrata, im-
prudemment rétabli à l'Opéra? Qui donc? M™* Devriès peut-être. Elle
chanta jadis magistralement au Conservatoire cette page austère, qui
veut, comme l'ensemble du rôle, une cantatrice de grand style. Cette
cantatrice, hélas! ne la cherchez pas à l'Opéra; n'y cherchez même pas
une cantatrice de style moyen. Le grand vide de Don Juan, le vide qui
compromet le plus l'ensemble de l'œuvre, c'est l'absence d'une dona
Anna. M"'«^ Adiny se démène et se surmène en vain dans ce rôle, qu'il
faut chanter comme la Krauss, ou pas da tout. Quant à don Juan, on
peut ne pas le chanter, surtout ne pas le représenter comme Faure, et
le bien chanter pourtant. C'est le cas de M. Lassalle. Sachons-lui gré
notamment de dire la sérénade telle que Mozart l'a écrite; cette défé-
rence fait honneur à l'artiste. M"*« Bosman est une avenante Zerline;
M. Sentein, qui joue Masetto, nous a paru le plus naturel de ses cama-
rades, le plus à l'aise dans son rôle. M. Bataille est moins à l'aise dans
le sien. C'en est fait de la dernière scène, si une voix terrible ne sort
pas de la cuirasse de pierre, et l'autre soir il n'en sortait presque
rien.
Mais Don Juan a contre lui, à l'Opéra, plus qu'une interprétation de
second ordre; il a les conditions mêmes dans lesquelles on le donne
chez nous : la traduction française, notre habitude d'un répertoire
tout différent, un théâtre enfin qui convient à ce répertoire et à lui
seulement.
Toute traduction française de Don Juan est une trahison : celle de
Duprez comme celle de Blaze et Deschamps, comme celle, horrible
entre toutes, qui figare dans l'édition Littolf. D'aucuns, parmi les
avancés de la musique, reprochent à Mozart de n'avoir pas le génie
dramatique, de méconnaître ou de mépriser la vérité de la déclama-
tion, de mettre sur les paroles de la musique quelconque. Mais ce
sont les traducteurs qui mettent des paroles quelconques sous la mu-
sique du maître, et qui faussent et dénaturent ainsi l'accent nécessaire
et l'expression vraie. Mozart, surtout le Mozart de Don Juan, avait, au-
tant que les dramaturges lyriques du jour, l'intelligence et le respect
de la parole humaine. 11 ne chantait pas pour ne rien dire. Qu'on étudie
plutôt l'admirable appropriation des notes aux mots dans l'air de doiîa
Anna: Or sai chi V onore, et dans le récit précédent, qu'on regarde
encore l'entrée du commandeur, cet appel terrible sur le nom seul de :
ààS REVUE DES DEUX MONDES.
Don Giovanni! qui traduit en : Don Juan-an! ne ressemble plus qu'au
cri d'un âne.
Non-seulement les paroles nous choquent, mais la conception mu-
sicale et dramatique de l'œuvre nous étonne. Auprès des grands hommes
d'aujourd'hui, même d'hier, tous moins grands que lui cependant, Mozart
a déjà l'air d'un primitif. Il faut, pour l'entendre et pour l'aimer, sortir
un peu de nous-mêmes, de nous-mêmes tels que nous ont faits le Frei-
schùtz, Guillaume Tell, Robert, les Huguenots, Lohengrin, Faust, Carmen.
Dans don Juan, les personnages entrent et sortent chacun à leur tour-,
ils viennent chanter des airs, des duos, des trios, des ensembles, sans
que leur arrivée ou leur départ s'explique le moins du monde. Pour-
quoi, par exemple, doîîa Anna, Zerline, dona Elvire, don Ottavio, Le-
porello et Masetto se rencontrent-ils la nuit dans un terrain vague, au
milieu des démolitions, sinon pour chanter un admirable sextuor?
Comment se justifie le trio des masques autrement que par sa beauté
mélodique et vocale? Que nous fait le triste Ottavio, promenant piteu-
sement les deux dames en noir? Et puis, entre les morceaux qui se
suivent à la file, au lieu d'un récitatif pathétique et varié, nous avons
le parlando italien, scandé par de pauvres petits accords de quatuor,
et qui fait çà et là comme des trous dans la trame musicale. Il n'y a
peut-être dans Don Juan que deux exemples, sublimes il est vrai, de
récitatif déclamé : celui de dona Anna sur le corps de son père, et la
grande scène de l'aveu à don Ottavio. Le reste est en recitativo secco,
et en airs, ou plutôt en morceaux. Toute l'expression dramatique se
cache alors dans la mélodie même, et pour la faire ressortir, il fau-
drait absolument des chanteurs de premier ordre.
Oui, de grands chanteurs et un petit théâtre. Mozart avait écrit Don
Juan, disait-il, pour lui-même et pour quelques amis. C'est entre amis
qu'il faudrait l'entendre, et dans un cadre moyen où tous les détails
porteraient, où ne se perdrait pas un sourire, pas une larme de cette
exquise musique. Que peut faire l'orchestre de Mozart dans la salle,
que peuvent faire ses personnages sur la scène de l'Opéra? Toute la
partition se perd dans l'immensité ; on croirait l'entendre en plein air.
Et puis ce ballet, si bien réglé, si bien dansé, si réjouissant à l'œil, est
déplacé au milieu de Don Juan; il en trouble les proportions et l'équi-
libre. Si Mozart n'a pas composé de ballet, c'est qu'apparemment il le
croyait inutile, n'en déplaise à messieurs les abonnés parisiens. Déci-
dément on aura beau faire, nous n'aurons jamais à l'Opéra le véri-
table Don Giovanni, dramma giocoso in due atti. L'art n'a pas de patrie,
soit; mais certains chefs-d'œuvre en ont une. Transportez le Parthé-
non dans la plaine Saint-Denis, un jour de pluie, ce ne sera plus le
Parthénon.
Si l'on a été froid pour Mozart, on ne l'a pas été pour Gounod, et
REVUE MUSICALE. 4Û9
l'enthousiasme de la seconde soirée a fait oublier la tiédeur de la pre-
mière. Mozart ne sera pas jaloux. Il applaudirait lui-même, s'il revi-
vait, un maître qu'il appellerait son disciple. Gounod a raison de tant
aimer Mozart; il sent bien que Mozart l'aurait aimé.
L'illustre auteur de Faust a voulu nous faire une fois les honneurs
de son œuvre, et, comme il dirait en son langage mystique, nous don-
ner la communion de sa main. C'était un beau spectacle, et qui n'avait
rien que d'auguste et de touchant. Nulle affectation, nulle réclame. Le
maître avait dignement refusé toute apothéose; i! a été simple et
modeste. Une émotion délicieuse a dû le pénétrer quand il a levé son
bâton d'ivoire, quand il a vu renaître à son appel son glorieux chef-
d'œuvre, quand il a entendu revenir à lui du fond du passé et flotter
autour de sa tête blanchie les mélodies fidèles, filles de sa jeunesse
et de son génie. Il a dû ressentir une seconde fois la joie de créer, et
la ressentir dans dans toute sa plénitude et toute sa pureté, sans la
fatigue de l'effort et sans l'angoisse du doute.
Qu'on ne s'y trompe pas : on a acclamé l'autre soir un grand homme
et une grande œuvre. Nous avons, hélas ! à nous reprocher, depuis Ber-
lioz, depuis Bizet, assez d'erreurs, assez de dénis de gloire, pour avoir
le droit, le devoir même, de dire la vérité, fût-ce à un vivant, et de ne
lui marchander ni l'admiration ni la reconnaissance. Faust, voyez-
vous, n'est pas seulement l'opéra par excellence de notre pays, mais
l'opéra de notre époque. Aujourd'hui, toute la musique française, ou
presque toute, est née de celle-là. Gounod a été une source, et long-
temps encore nous boirons à ses ondes. Voilà la musique de notre gé-
nération, de notre jeunesse, et, comme dit le marquis de Posa, il faut
toujours aimer les rêves de sa jeunesse. Quels rêves nous a fait rêver
Gounod, l'incomparable musicien d'amour !
L'amour domine l'œuvre entier de Gounod, et Faust, son chef-
d'œuvre; l'amour compris comme il ne l'avait pas été encore. Mozart
même n'avait pas trouvé de ces accens. Les pages galantes de Don
Juan: le duo avec Zerline et la sérénade; les deux airs de Chérubin
et celui de Suzanne dans les Noces de Figaro; le duo de la Flûte en-
chantée, en dépit d'une forme plus belle sans doute, nous touchent et
surtout nous troublent moins que l'acte du jardin. Le duo de Raoul et
de Valentine est plus sublime, et moins délicieux que celui de Faust
et de Marguerite ; le duo de Lohengrin est plus mystique ; il est moins
humain. Ah! l'acte du jardin, qu'à l'origine on parla, dit-on, de sup-
primer comme faisant longueur I Là surtout s'est révélé naguère un
artiste original, une inspiration inconnue. Fawsi est une œuvre variée;
on y rencontre autant de grandeur et de puissance que de tendresse
et de grâce, mais l'acte du jardin demeure la merveille des merveilles.
TOME LXXXIW — 1887. 29
450 REVUE DES DEUX MONDES.
Nulle oreille, nulle âme ne résiste à la séduction de ces naélodies,
douces coQime des baisers. Écoutez Faust à genoux, écoutez Margue-
rite à sa fenêtre. De tels chants n'avaient pas été chantés ; jamais la
musique n'avait été aussi pleine de volupté et de langueur.
L'acte entier, comme l'âme de Marguerite, n'est m que tendresse et
qu'amour. » Faust d'abord est seul dans le jardin ; d'un geste impa-
tient, il a renvoyé Méphistophélès. L'orchestre frissonne, un trouble
vague l'envahit, un chant de clarinette passe. Rien de plus chaste, de
plus respectueux, que le récit et la cavatine célèbre: Salut! demeure
chaste et pure! Qu'on se rappelle la sérénade de Don Juan et que l'on
compare. Faust ne s'est pas affublé d'un manteau de laquais pour
courtiser une chambrière ; c'est bien lui, lui tout entier, qui chante
sous la sainte fenêtre. 11 ne chante même pas pour Marguerite; il
oserait à peine encore. 11 chante pour l'humble maison, pour les fleurs
du jardin. Cette cavatine est une prière ; elle pourrait se dire à ge-
noux. Faust est réellement revenu à la timidité, à la pudeur des pre-
mières amours. Les notes hésitent à sortir de ses lèvres, elles crai-
gnent de rompre le charme de la solitude et du silence, de profaner
l'air qu'une vierge seule a respiré. Un instant le chant s'anime et se
passionne, mais presque aussitôt il se maîtrise, et l'adorable rentrée
ramène la mélodie, qui s'achève sans qu'un mouvement trop prompt,
' sans qu'un désir sensuel en souille l'ineffable pureté. Tout est pur ici:
la phrase musicale, les harmonies qui l'enveloppent, jusqu'au solo de
violon qui lui donne des ailes. Quelle pureté encore et quelle trans-
parence dans la chanson du roi de Thulé ! Ces couplets qu'on répète
depuis trente ans, il semble qu'on les connaisse à peine. La chute ne
nous en avait jamais paru si charmante : Ses yeux se remplissaient de
larmes! Sur le mot larmes s'offraient dix cadences banales, une seule
exquise: Gounod a trouvé celle-ci.
De plus en plus, l'atmosphère se charge d'amour. Sous les arbres où
descend la nuit, les deux couples passent tour à tour, l'un rieur et
bavard, l'autre rêveur et parlant bas. 11 faudrait tout souligner ici.
L'orchestre est aussi tendre que les voix. La première ritournelle du
quatuor, ce trait enroulé de violons, est déjà une caresse. Et quand
les quatre parties se fondent, le trio des masques est égalé, sinon dé-
passé : le style n'est pas moins pur et l'émotion est beaucoup plus
grande. Chaque personnage garde son rang, son importance relative
et son langage naturel. Les : Vous n'entendez pas de dame Marthe se
détachent avec gaîté. Marguerite se défend toujours plus faiblement,
et Faust insiste : Mon cœur parle, écoute, murmure-t-il avec une fièvre
croissante. Ah! si l'on pouvait citer des notes comme des mots, qu'il
y en aurait à citer ici ! Non-seulement des notes, mais des phrases;
par exemple, la phrase idéale de Marguerite, livrant à Faust son âme
I
REVUE MUSICALE. /i51
d'enfant, lui disant ses misères de chaque jour et ses chagrins pas-
sés, l'absence de son frère et la mort de sa petite sœur. Vraiment, on
peut écouter Faust au lendemain de Don Juan. De semblable musique
ne redoute aucun voisinage.
La lune s'est levée lentement, et les fleurs, entr'ouvertes sous la main
du démon, respirent à pleins calices. Marguerite s'assied, frissonnante,
et, des lèvres de Faust agenouillé, monte une phrase divine. On a
écrit bien des duos d'amour, on n'en a peut-être jamais écrit de pa-
reil. En tout cas, on n'en a jamais écrit d'aussi exclusivement amou-
reux. Le duo des Huguenots, par exemple, n'est pas seulement un duo
d'amour. Même aux bras de Raoul, Valentine frémit d'épouvante; elle
ne lui livre que pour retarder sa fuite l'aveu qu'elle eût voulu taire.
Mais dans la nuit tiède et complice de son cœur, Marguerite attentive,
abandonnée, prête l'oreille à la voix, à la voix seule qui, pour la pre-
mière fois, l'enivre. L'amour, l'amour est maître absolu ici ; on ne
chante, on n'écoute que lui ; pour lui naissent ces mélodies qui sont
dans toutes les mémoires. La musique ne dira jamais avec autant
d'élan, d'enthousiasme ce que c'est que l'amour : Il t'aime, ah! com-
prends-tu ce mot sublime et doux? La voix de Faust fait explosion au-
dessus d'un orchestre qui s'épanche et ruisselle. Puis, un brusque
silence; un soupir de cor à travers la nuit, et sur quelques accords har-
monisés et instrumentés avec une poésie extraordinaire, ce seul mot :
Éternelle ! répété par les deux voix réunies, flotte si longtemps, qu'il
ferait presque croire, en effet, à l'éternité de l'amour.
L'ivresse envahit de plus en plus les deux jeunes âmes; du fond
même de l'orchestre, sous le chant alterné de Faust et de Marguerite,
montent des souffles de volupté, des bouffées d'amour. Après le pa-
roxysme de la passion, voici l'adoration presque muette et les longs
regards noyés. Des harpes lentement perlent leurs accords; des flûtes,
des cors emplissent l'air de molles sonorités, et quand Marguerite
achève de chanter, quand les notes se dérobent une par une à son souffle
haletant, on a presque sur les lèvres la sensation de son baiser.
L'acte pouvait finir ici ; mais, comme si ce n'était pas encore assez
d'amour, Gounod a retardé de quelques pages l'étreinte suprême. Et
de quelles pages! La progression n'était pas achevée tout à l'heure.
Faufct seul avait supplié Marguerite ; maintenant la nature entière
l'adjure d'aimer. La pauvre enfant ouvre sa fenêtre ; elle écoute, et les
rossignols chantent; elle respire, et la brise embaume; les feuilles
des arbres, les étoiles tremblent comme elle. D'abord une note seule
tinte lentement, puis une autre s'unit à elle, toutes se rapprochent
et s'enlacent; elles-mêmes se cherchent et se fondent en harmonies
délicieuses. De l'orchestre épanoui une petite voix s'élève et soupire
d'amour. Qu'elle est pénétrante, cette petite voix! Que de parfums elle
A52 REV^DE DES DEUi MONDES,
éveille, que d'effluves et de murmures 1 La mélodie insinuante monte
doucement vers Marguerite et s'empare de tout son être. Sûre enfin
de sa victoire, elle éclate, et le rideau tombe sur une explosion triom-
phale.
Voilà le sommet de l'œuvre et le comble du sentiment qui la do-
mine; l'acte du jardin, c'est l'essence même du génie de Gounod. Il
faudrait maintenant redescendre ce long chemin d'amour, en admirer
les stations désormais douloureuses : la chambre de Marguerite, l'église,
la mort de Valentin, enfin et surtout la scène de la prison, suprême
purification, transfiguration divine. Il faudrait montrer aussi que Faust
est avant tout, mais non pas uniquement, une œuvre d'amour, que tous
les sentimens de l'àme y occupent une place, et une place glorieuse,
que pas une corde ne manque à la lyre. La tâche serait aisée, mais
longue. Et puis n'est-elle pas superflue? Qu'est-il besoin d'apporter
notre humble pierre à l'édifice de gloire debout et tout entier? Après
la cinq-centième représentation de Faust, il n'y a qu'à s'incliner de-
vant le maître, à l'applaudir et à le remercier.
Faust a été mieux interprété queDonJua^i. M'"« Lureau-Escalaïs elle-
même a montré dans les deux premiers actes des qualités nouvelles :
de la douceur, de la grâce, presque de la poésie. Elle a dit avec ré-
serve sa phrase d'entrée, avec naïveté la chanson du roi de Thulé,
avec tendresse le duo d'amour. Çà et là, des détails compris, des
accens justes. Mais, dès le troisième acte, hélas! les défauts ont re-
paru. Il ne faut pas crier ainsi. Quand une pauvre fille va mourir,
brisée de lassitude et de honte, quand elle remet son âme à Dieu, elle
le fait doucement, dans l'extase et non dans la colère, sans jouer des
coudes ni frapper du pied. On ne parle pas sur ce ton aux « anges
purs, n aux « anges radieux, » sous peine de les faire s'envoler.
Quant à MM. de Reszké, c'est plaisir de les entendre ensemble et de
les louer de même. Voilà de vrais, de grands artistes, et si nous disons
d'eux toujours la même chose, c'est parce que c'est toujours la même
chose. Et cependant, non. M. Edouard de Reszké chante Méphistophé-
lès de mieux en mieux. Son interprétation du rôle est, je crois, la
vraie. 11 le joue à la fois avec esprit et avec grandeur, avec une
bonhomie large, qui n'exclut ni l'élégance ni la noblesse. De sa voix
splendide, M. Edouard de Reszké peut et sait tout obtenir : l'extrême
puissance et l'extrême douceur.
Faust demandait au démon la jeunesse; elle lui a été donnée, cette
fois, et avec toutes ses grâces : jeunesse de visage et jeunesse de
cœur. Jamais le rôle de Faust n'a été tenu comme par M. Jean de
Reszké. Chanter à volonté le Prophète et Faust, et les chanter ainsi,
c'est d'un artiste hors ligne. M. de Reszké chante tout avec le même
talent, avec le même bonheur. Oui, il y a du bonheur, de la joie, dans
REVUE MUSICALE. àbZ
cette voix et dans ce cœur. Il y a la chaleur, la flamme, toutes les
qualités sympathiques et communicatives. Avec M. de Reszké, les
rôles les plus connus semblent encore nouveaux. Il a révélé au pu-
blic les beautés du premier acte, entre autres le superbe récitatif de
la malédiction. Il a dit la cavatine avec une minutieuse perfection; on
a aussi bien chanté, jamais mieux. Depuis les débuts des deux frères,
le public a pris son temps pour comprendre quels artistes il avait de-
vant lui ; mais il a compris enfin, et cette fois le voilà conquis.
Gardons-nous d'oublier l'orchestre. Il a joué comme ne jouerait
aucun orchestre au monde. Voilà ce que font ces messieurs quand
ils veulent et quand on veut. M. Vianesi, depuis trois mois, a ra-
nimé cet orchestre, qui s'en allait mourant. Le nouveau chef bat la
mesure, que son prédécesseur caressait d'une main sénile. Il dirige
avec une netteté sans raideur, avec une élégance sans mauvais goût.
Son unique défaut, qu'il y veille, est la tendance à prendre les mou-
vemens trop vite, à les presser et à les rétrécir. On s'en est aperçu
surtout dansFausï, que M. Vianesi a conduit quelques jours après Gou-
nod; les mouvemens du maître n'étaient déjà plus observés. Mais le
répertoire en général est bien mené par M. Vianesi. Des nuances
disparues se retrouvent, les instrumens chantent; les pizzicati se dé-
tachent, précis et légers; le soin et la conscience semblent revenir.
Aussi bien , malgré ses faiblesses, ne nous plaignons pas trop
de notre Opéra. Quand on vient d'entendre à Madrid le Prophète, ou
ce qu'ils appellent ainsi là-bas, on est édifié sur les théâtres de
musique étrangers. Les nôtres pourraient prendre pour devise le
mot de Mirabeau : « Humble quand je me considère, fier quand je me
compare. »
Camille Bellaigue.
REVUE DRAMATIQUE
Théâtre-Libre : Sœur Philomène, pièce en 2 actes, tirée du roman de MM. Edmond
et Jules de Concourt, par MM. Jules Vidal et Arthur Byl. — Gymnase : l'Abbé
Constantin, comédie en 3 actes, tirée du roman de M. Ludovic Halévy, par
MM. Hector Crémieux et Pierre Decourcelle. — Odéon : l'Agneau sans tache,
comédie en 1 acte, de MM. Armand Ephraïm et Adolphe Aderer.
Je tremblais pour Sœur Philomène : j'ai tant d'attache à ce petit ro-
man 1 Parmi les œuvres de MM. de Concourt, il en est que j'estime
plus robustes ou plus curieuses ; mais j'aime celle-ci entre toutes. Je
lui garde une tendresse, une piété singulières. Je n'ignore pas que,
chez beaucoup d'âmes classiques, le nom seul de ces novateurs, —
entré de force avec le bruit d'ouvrages plus récens, — éveille la mé-
fiance ou même l'horreur : s'il s'en trouvait, dans le nombre, quelqu'une
de mes amies, c'est de Sœwr Philomène que je ferais choix pour l'appri-
voiser. 11 ne me paraît pas qu'on puisse résister à son charme: on doit
l'aimer comme une personne. Et, au fait, n'est-ce pas de la personne
de l'héroïne qu'émane cette influence? Et vous et moi, si nous sommes
attirés vers elle, n'est-ce pas en communion avec les auteurs? Leur
sympathie entraîne la nôtre, et si la figure qu'ils nous présentent est par-
ticulièrement aimable,c'est qu'ils l'ont particulièrement aimée. J'entends
qu'ils l'ont choyée, en la modelant et l'animant, juste avec le sentiment
qu'il fallait : une dilection spéciale, qui se pourrait définir une véné-
REVUE DRAMATIQUE. 455
ration familière et attendrie. Pour y toucher, ilsonteu eux-mêmes ces
mains légères et retenues, ces chastes caresses qu'ils lui prêtent dans
l'exercice de son ministère, autour du corps des malades, — et aussi
le geste respectueux, signe de reconnaissance et presque d'adoration,
par lequel des doigts encore faibles frôlent ses doigts pâles ou sa robe de
laine blanche.
Il convient de reconnaître, à l'honneur de MM. de Concourt, ce trait
de leur nature et de leur talent : cette délicatesse de femme ou de
convalescent, tournée au bénéfice de l'art. Sans doute, ces esprits
jumeaux, penchés sur l'humanité a saignante, » apparaissent ailleurs
comme des chirurgiens peu dégoûtés, peu ragoûtans; ils ont ici
quelque chose de la grâce consolante des sœurs de charité. Ces
mêmes hommes, qui devaient signer Germinie Lacerteux, et dont le
survivant signerait seul la Fille Élisa, ont pu écrire Sœur Philomène.
C'est que la délicatesse dont nous parlons n'est pas seulement 1 habi-
leté (en ce sens, l'opérateur, lui aussi, quelque brutal qu'il paraisse,
est le plus souvent délicat) ; c'est encore une certaine finesse aristo-
cratique du cœur. Jusqu'au fond de l'âme, et surtout au fond, MM. de
Concourt sont gens de bonne compagnie. Entre hommes, ou lorsqu'on
est supposé entre hommes, ils n'ont pas peur d'un gros mot, je
lésais: si vos oreilles sont prudes, n'entrez pas sans frapper 1 Mais
je défie que vous surpreniez ces francs artistes en flagrant délit de
grossièreté de sentimens. Avant M. Zola, — sinon avant Victor Hago, —
ils donneront droit de cité dans le roman au vocable introduit dans
l'histoire par Cambronne.. ; mais dans cette salle d'hôpital, où ils vien-
nent chercher des études pour leur tableau, voyez comme ils pensent
à Béranger, « à cet auteur qui a trouvé drôlichon de faire entrer au
paradis une sœur de charité et une fille d'Opéra, avec des états de
service se valant à ses yeux : » ils y pensent n comme on penserait à un
goujat en goguette (i). » Le sujet de ce livre-ci, enfin, s'il faut le rap-
peler d'une seule phrase, — mais alors c'est de paroles imaginées ex-
près que je voudrais me servir, plus subtiles que les nôtres et plus
pudiques, — c'est, dans un hôpital, l'amour d'une religieuse pour un
interne... Eh bien! tout inquiétante que soit la matière, l'intention des
auteurs est si pure, leur observation si loyale, leur émotion si géné-
reuse, — et leur style si juste, — que l'œuvre d'art ne saurait blesser
ni même alarmer les consciences.
Au théâtre, cependant, cette innocence de l'œuvre d'art pourrait-
elle durer? C'était la première question et la plus grave. Il ne s'agis-
sait pas, à la vérité, de produire Sœur Philomène sur une estrade pu-
blique, mais dans un lieu presque secret, à tout le moins discret,
(1) Journal des Goncourt, 2 vol. in-18; Charpentier, éditeur.
àbÔ REVUE DES DEUX. MONDES.
choisi par des amateurs de littérature et où n'auraient accès que d'au-
tres amateurs, critiques de profession ou bénévoles. Cette exhibition à
huis-clos serait toujours moins risquée. Mais, dépourvue des commen-
taires de l'écrivain, cette histoire n'aurait-elle pas des obscurités sus-
pectes, et qui prêteraient à de fâcheuses imaginations, à de scandaleuses
méprises?Oubien, ne l'aurait-on pas éclairée d'unjour trop vif, et qui
dévorerait les nuances? Contre une pire hypothèse, le nom de M. de Con-
court et le titre d'amis qu'il donnait aux adaptateurs, aussi bien que
le caractère de toute l'entreprise, étaient des garanties assez rassu-
rantes : on n'aurait pas surchargé le tableau de couleurs criminelles,
et fait de la religieuse une impudique, ni de l'interne un sacrilège.
Non ! Mais si l'on ne montrait que ces deux faits, crûment illuminés :
la sœur est amoureuse, la sœur n'est pas coupable, — adieu la vie et
la grâce de l'ouvrage! 11 ne resterait qu'une image assez déplaisante,
encore qu'édifiante : une sainte Thérèse de mélodrame.
A propos, — c'était la seconde question, — y avait-il dans ce roman
l'essence d'un drame ? Une religieuse, au chevet des malades, lie
amitié avec un interne: dans leur « service » commun est admise une
fille perdue, dont ce jeune homme fut le premier amant, et que lui-
mêine est chargé d'opérer; aux souvenirs qu'elle évoque, à la pitié
passionnée qu'il témoigne, la religieuse sent remuer la jalousie dans
son cœur, elle reconnaît la nature de son attachement, elle est prise
de scrupules et d'angoisses; la fille meurt, l'interne se désole, la reli-
gieuse a l'âme déchirée. Voilà toute l'action.
11 est vrai que le chagrin de l'interne a une portée peu ordinaire :
pour en suivre les effets, le récit se prolonge. Ce jeune homme cherche
des consolations dans l'absinthe : un jour, par gageure d'ivrogne, il
fait mine d'embrasser la sœur; elle le frappe au visage. Cet épisode,
à la rigueur, fournirait un incident au metteur en scène. Enfin, juste
avant le baisser du rideau, les dernières pages du livre pourraient se
traduire en un tableau muet : qui ne se rappelle cette veillée funèbre,
interrompue par une touchante visite? Plus désespéré encore depuis
sa vilaine sottise, toujours hanté par la vision de sa maîtresse dont il
a entamé la chair, tenu à distance à présent par sa chaste amie, l'in-
terne s'est tué, il s'est tué à sa manière, discrètement terrible : après
une dissection, il s'est piqué la main avec son bistouri. Un camarade,
pendant la nuit, garde son corps : dans un demi-sommeil, il voit une
forme blanche apparaître, s'agenouiller auprès du lit et se mettre en
prière. Au matin, il ne trouve plus sur la table une mèche de cheveux
qu'il avait coupée pour la mère de son ami... Elle est présentée à ravir,
cette mélancolique anecdote qui suggéra la première idée du livre ;
mais dans ce livre, en somme, elle n'est que la fin d'un épilogue :
tout ce qui suit la mort de Romaine, l'ancienne maîtresse de Barnier,
REVUE DRAMATIQUE. A 57
n'est pas autre chose. Et tout ce qui précède la rencontre de sœur Phi-
lomène et de Barnier, tout cela n'est qu'un prologue, et du genre le
moins dramatique, — la monographie de la sensibilité d'une fille du
peuple destinée à entrer en religion : comment la nature et l'éduca-
tion y conspirent; comment la tendresse de l'enfant, de la jeune fille,
est excitée, puis déçue ; comment son caractère est façonné pour un
monde supérieur, qui lui est brusquement fermé. Aimante et déclassée,
ou voit comme elle sort de son emploi naturel et de sa caste, et ne
trouve d'autre issue que la porte d'un couvent : à merveille! Mais, de
ce premier tiers du livre, il n'est rien qui se puisse exposer sur
un théâtre; et le dernier, à cette lumière, semblerait languissam-
ment rattaché au reste. Il faut donc en revenir là : trois personnages
déterminent le cercle de l'action, la religieuse, l'interne, la fille. Et
celui des trois en qui est le foyer de vie, celui-là ne s'ouvre pas et ne
saurait ^'ouvrir aux deux autres ; et aucun de ceux-ci ne doit pénétrer
son secret... Dans ce roman, y a-t-il un drame?
Enfin ce drame, ou ce prétendu drame, — voici la troisième ques-
tion, — ne serait-il pas horrible, ou plutôt lugubre, ou pis encore,
nauséabond? « C'est affreux, cette odeur d'hôpital qui vous poursuit.
Je ne sais si c'est réel ou une imagination aes sens, mais sans cesse
il nous faut nous laver les mains. » Cette impression des auteurs, notée
alors qu'ils préparaient le roman, le public, à son tour, n'allait-il pas
l'éprouver? Cette écœurante puanteur n'allait-elle pas souffler de la
scène dans la salle? Voilà toutes mes craintes.
Vive la peur, ma foi 1 Elle aiguise le plaisir qu'on ressent, après
l'alerte, à se retrouver sain et sauf avec ce qu'on aime : Sœur Philomène
a triomphé. MM. Jules Vidal et Arthur Byl ont fait preuve de modestie
et de modération : ils n'ont rien mis au théâtre qui ne fût dans le ro-
man ; ils n'ont pas pris, cependant, tout ce que le roman contenait.
Garder ainsi le cœur d'un ouvrage, le traiter avec tant de pru-
dence et de dextérité , ce n'est pas un petit mérite. Ces jeunes
gens ont rapproché, ils ont lié des parties de dialogue emprun-
tées au livre, et la disposition de ces fragmens est si heureuse
que la mosaïque reproduit le tableau. Les nuances principales ,
qui n'étaient pas les moins délicates, sont ici conservées. Bien plus !
un tel courant de vie morale, un tel flot de sentimens circule et se
laisse deviner d'un bout à l'autre de la pièce que la vertu dramatique
du sujet se révèle à ceux qui doutaient d'elle, et peut-être à M. de
Concourt : il ne savait pas qu'il eût fait ce drame !.. Le mot, à la ré-
flexion, paraît-il ambitieux pour ces deux petits actes? Dans la fin du
premier, on peut signaler une façon trop brusque; çà et là, au cours du
second, dénoncer quelques trous. Disons au moins que c'est une
esquisse dramatique, assez fine pour satisfaire des yeux subtils; —
A58 REVUE DES DEUX MONDES.
assez fine aussi pour que la grossièreté de certaines gens, si d'aven-
ture ils avaient pénétré dans la salle, n'aperçût guère une occasion
d'éclater ; — assez pourvue d'intérêt pour tenir en haleine, au moins
une heure durant, ce public d'élite; — assez noble enfin pour que
rémotion qu'elle procurait ne fût nullement déplaisante : l'art puritie
tout!
Au milieu de la ealle de garde, auprès de l'interne accoudé à sa
table, voici bien sœur Philomène, debout dans la blancheur de son voile
et de sa jupe, semblable à « une lumière. » Et voici bien leur amitié :
une camaraderie pure, bienfaisante au prochain, et, dans les quarts
d'heure de loisir, gentiment secourable à l'un et à l'autre. Barnier
amuse la religieuse en lui rapportant les bruits du dehors; et à la
manière dont elle les écoute, à quelques-unes de ses réponses,
à la façon mélancolique dont elle parle de la famille, des enfans, de
ces biens qui lui sont défendus et qui seront permis au jeune homme,
à un demi-mot, ou plutôt à un demi-ton de sa voix, on devine un
regret qu'elle ne s'avoue pas et un désir qu'elle ignore. A ce médecin
peu croyant, comme à un malade, elle rappelle avec douceur, avec
enjouement, l'idée de son Dieu ; elle ne soupçonne pas qu'elle soit
jamais tentée de se perdre avec lui, mais elle voudrait le sauver avec
elle. Pour commencer, n'en fait-elle pas le complice de ses menues
charités, de ses bonnes œuvres de luxe ? Elle l'envoie chez ses pau-
vres, elle le paie en prières. J'aurais voulu qu'on nous montrât cet
orphelin presque adopté en commun, au lit de mort de sa mère, par
Ja religieuse et par l'interne, cette petite tête sur laquelle s'est faiie
l'union mystique de leurs tendresses. Au deuxième acte, alors qu'il
assistera la souffrance et l'agonie de Romaine, Barnier, par quelque
parole ou quelque geste un peu rude à ^adresse de l'enfant, aurait
fait jaillir du cœur de Philomène la jalousie et l'amour. N'importe: au
fond de ce cœur transparent, et sans que la bouche le trahisse, nous
voyons naître le drame. Nous le sentons qui se poursuit, à présent,
derrière la dispute de Barnier et de ses camarades. Après que la
sœur s'est retirée, autour du déjeuner servi, une conversation d'étu-
dians a commencé : devis naturels de carabins, oii ne se décèle pas
l'inspiration d'un auteur, le ferme propos d'abuser de l'horrible. Toute
naturelle aussi, l'aisance de la sortie et de la rentrée de Barnier qui
se lève de table, appelé par un infirmier, pour délivrer une accouchée,
revient, se lave les doigts à la fontaine, et reprend le repas et l'entre-
tien. Un desconvives, diseur de méchans riens et de banales calomnies,
déblatère contre les religieuses; Barnier lui répond avec une fami-
lière éloquence; il improvise, en le ponctuant d'un juron qui est la
garantie de sa sincérité, un magnifique éloge de ces saintes filles. Et
quand son adversaire prétend douter de son désintéressement et hvre
"* REVUE DRAMATIQUE. 459
à la malice de l'auditoire son intimité avec sœur Philomène, il lui rive
le caquet au bord du bec... Dégagé des choses du sentiment, Bar-
nier n'a jamais aimé qu'une femme. Et voici qu'on l'apporte, cette
femme, la misérable Romaine, dans la salle voisine, et que Barnier lui-
même reçoit la mission de torturer son corps.
Maintenant c'est le dortoir, où s'enfoncent deux files de lits ; entre
les deux, au bout de l'allée, un autel, avec une statue de la Vierge.
Et c'est, au premier plan, la plainte de Romaine, cette paysanne
dont la débauche parisienne et ses violens hasards n'ont pu ruiner
entièrement la vigoureuse beauté : elle veut vivre, elle veut aimer
encore, elle veut aimer cet homme, le premier qu'elle ait connu, elle
le supplie en même temps et l'injurie comme un bourreau. Inclinée sur
ce lit de douleur, c'est la pitié de l'homme, et c'est aussi ce charitable
amour qui s'attache à la courtisane malheureuse, cet amour déses-
péré qui veille une maîtresse mourante. Et, passant au pied de
cette couche, c'est la promenade de la sœur, la sévérité de sa foi mo-
rale, l'indignation de sa jalousie; c'est d'abord son farouche silence, et
puis sa voix, soudainement durcie : « Numéro 29, vous parlez trop
haut! » Et, tout à coup, parmi l'humble commérage des convales-
centes, c'est la controverse passionnée de la religieuse et de l'interne,
l'une attestant son Dieu, l'autre blasphémant cet impassible témoin des
douleurs humaines. Et, enfin, c'est l'agonie de la pauvre fille, ses gé-
missemens, la chanson de son délire, alternant avec la prière du soir,
que la sœur récite au fond de la salle, avec les répons des malades,
chuchotes à l'unissoQ, — avec tout ce concert d'actions de grâces qui
s'exhale, par une ironie sacrée, de ce lieu de souffrance et de mort.
Un grand cri... Tout est consommé. Barnier b'approche de la sœur :
« Cessez vos prières : elles sont vaines. — Pas plus que votre
science. »
Drame inachevé, peut-on dire ; — inachevé comme On ne badine
pas avec l'amour : « Elle est morte!.. Adieu Perdican. » Barnier em-
porte ailleurs son chagrin; sœur Philomène peut ici pleurer à son
aise, pendant des années et des années. — L'œuvre troublante de
Musset m'a poursuivi d'un souvenir, depuis ces déclamations presque
lyriques de la religieuse et de l'interne jusqu'à leurs derniers accens.
Et songez qu'entre ces murs où résonne et s'élève un pareil écho,
tout à i'hsure, au ras du sol, voletaient les propos d'une récréation de
carabins!.. Est-ce une soirée perdue? Vous ne le penserez pas. Mais
ce que je ne puis rendre, c'est la communication d'idées et d'émo-
tions entre cette humble scène et cette petite salle. Allant et venant
de plain-pied avec le public, ces personnages ne sont pas des héros
de théâtre, mais des créatures mêlées à notre humanité. Sous le nom
de Barnier, M. Antoine, !e créateur, le directeur du Théâtre-Libre, est l'un
llQO REVUE DES DEUX MONDES. •
d'entre nous : il ne parle pas, il ne gesticule pas en comédien. Même
ces apprenties actrices, M"« Deneuilly,Mi''^ Sylviac, ont gagné un peu de
son naturel. Et voilà aussi pourquoi nos yeux sont mouillés. — Après
leurs visites à l'hôpital, MM. de Goncourt, naguère, « s'arrachaient »
de leur mélancolie « par quelque distraction violente. » Pour nous re-
mettre d'aplomb, après Sœur Philomène, il ne faut pas moins que ce
rare divertissement : VÈvasion, de M. Villiers de l'Isle-Adam, quelque
chose comme un monologue où s'exaspère jusqu'à la charge une fan-
taisie d'artiste, où s'exalte jusqu'au grandiose une fantaisie de poète.
Un acteur, M. Mévisto, a reproduit curieusement cette silhouette de
forçat, — un croquis d'Henri Monnier en marge des Misérables de
Victor Hugo.
Ah! ce n'est pas le moment de mépriser les gens de bonne vo-
lonté qui cherchent pour l'art dramatique des sentiers nouveaux : le
pavé des vieilles routes est usé, glissant; depuis le commencement de
la saison, quelles déplorables chutes ! Au Gymnase, une comédie gaie, ou
qui devait l'être; au Vaudeville, une comédie annoncée comme pathé-
tique; l'une d'un auteur consommé, l'autre d'un dramaturge novice,
mais justement loué pour ses romans; toutes les deux gisent déjà sur
la voie de l'oubli, et pour quelle faute ? Il est certain que M. Gondinet,
empêché par la maladie, n'a pu « mettre au point » son ouvrage; il
est probable, au moins, que M. de Glouvet, par inexpérience, a péché
dans tel ou tel détail de l'exécution. Mais le crime essentiel des deux
pièces, le crime qui les a condamnées, c'est qu'elles remettaient sous
les yeux du public un spectacle qu'il pensait avoir vu trop souvent.
C'est pourquoi Z)é^ommé, c'est pourquoi le Pire, n'ont pas vécu. A l'Odéon,
la Perdrix, lancée par des jeunes gens, avait plus de gaucherie que de
hardiesse; le Marquis Papillon, — inspiré pourtant d'une belle hu-
meur d'adolescent, — ne butinait que les fleurs artificielles du vieux
vaudeville : prose ou vers, après quelques jours se sont évanouis
dans le vide. Les alexandrins de Maître Andréa, où sonnait le savoir-
faire de M. Blau, avaient le tort de conter une histoire connue. Jacques
Damour, tiré par M. Léon Hennique d'une nouvelle de M. Zola, n'était
qu'une ébauche. Depuis la réouverture des théâtres, une seule pièce
nouvelle a réussi glorieusement : VAhhè Constantin.
Est-ce donc que VAhhè Constantin est révolutionnaire? Il l'est peut-
être à sa façon. Le roman de M. Ludovic Halévy,en littérature, il y a de
cela bientôt six ans (1), fit l'effet d'un 9 thermidor, — sans guillotine.
En même temps qu'un assez joli coup de maître, c'était un petit coup
d'état : les honnêtes gens respirèrent. Après l'orgie naturaliste et ses
cruautés, après tant de récits authentiques ou de fables dont les per-
(1) Voyez la Bévue des 1" et 15 janvier et du 1"' février 1882.
REVUE DRAxAIATIQUE. 461
sonnages vivaient mal, semblaient impunis et pourtant ne finissaient
pas bien, les héros de ce petit livre donnaient soudain l'exemple de
l'innocence et du bonheur. Oui, vraiment, ils osaient paraître en pu-
blic dénués de tout crime, de tout vice, de toute mauvaise habitude,
et même de toute mésaventure. Ils se dispensaient de l'adultère, et
des autres misères humaines, et même de la misère. A la dernière
page, si l'on eût commencé par là, on les eût trouvés rayonnans de
béatitude et d'or, comblés de joie et de richesse : au moins les au-
rait on pris pour des coquins... Eh bienl non, en remontant le
cours de leur histoire, on les voyait toujours purs, jusqu'au ber-
ceau. N'était-ce pas de quoi s'étonner? Ce fut un scandale hono-
rable.
L'innocence et le bonheur de ses héros, pour un auteur, sont de
grands avantages : à de noirs procès-verbaux, l'enfantine humanité
préférera toujours les contes bleus. Mais quoi! ces avantages ne suffi-
sent point : il ne faudrait pas que la critique les fît payer trop cher
en les signalant avec malice. A quiconque les lui reprocherait ou l'en
féliciterait perfidement, M. Ludovic Halévy aurait le droit de dire :
« Faites-en donc usage, et imitez -moi; je vous le donne en mille! »
Et, de fait, son 9 thermidor n'a pas eu de suites. Les encoura-
gemens ont assez abondé : le désir d'un succès pareil a dû germer
dans bien des cœurs, et même dans plusieurs qui n'avaient pas de
parti-pris pour la vertu. Citez-moi un autre Abbé Constantin.' C'est
que ce petit livre a de rares qualités, oui, les plus rares aujour-
d'hui, où tant d'autres se trouvent à profusion sur le marché des
lettres; et, dans ce temps où nombre de beaux ouvrages sont four-
millans de défauts, il n'en a guère. La caractéristique du talent de
M. Ludovic Halévy, c'est la prudence. Il n'emploie pas ces couleurs
qui peuvent réjouir les yeux, mais qui peuvent aussi les blesser, et qui,
même les ayant réjouis, risquent de passer de mode: un simple trait,
voilà son procédé, mais un trait juste et fin ; on ne dessine pas plus net-
tement. Sur une œuvre ainsi exécutée, on ne voit guère que le temps
ait de prise : un bon garant, M. Anatole France, a pu dire que ce petit
livre était « né classique. » Et cette sobriété, qui est une élégance, la
plus sûre et la plus durable, et cette parfaite mesure, qui suppose l'en-
tière maîtrise de soi, M. Ludovic Halévy sait la garder en toutes choses,
même dans sa morale; regardez-y de près : il n'y a pas, dans VAbbè
Constantin, un débordement de vertu. Savez-vous que ces fameux avan-
tages, dont nous parlions tout à l'heure, sont des avantages terribles?
Dieu m'en préserve! Si je racontais l'histoire d'un bon petit lieutenant,
filleul d'un bon vieux curé, qui épouse une bonne jeune fille, munie d'une
bonne dot, je serais entraîné à prêcher. M. Ludovic Halévy, point : au mo-
ment précis où les malins qui le guettent supposent qu'il va tourner au
sermonnaire, il s'arrête; il est plus malin qu'eux. Kcoutez-le plutôt :
A62 BEVDE DES DEDX MONDES.
« Il ne vit plus qu'une chose : le devoir, qui était de ne pas aban-
donner sa mère âgée et souffrante. Dans ce devoir simplement accepté
et simplement accompli, il trouva le bonheur...» — Ah! ah! se
disent les mauvais sujets, qui attendent un sermon : Berquin va
commencer... — Eh bien! non, Berquin ne commence pas; en
deux mots, M. Ludovic Halévy a fini : a D'ailleurs, au bout du compte,
ce n'est guère que dans le devoir que se trouve le bonheur. » Et
c'est tout! N'est-ce pas irréprochable? Cette maxime pourrait
servir d'épigraphe au volume ; je la retrouve dans Montaigne :
« Quand, pour sa droiture, je ne suivrais le droit chemin, je le sui-
vrais pour avoir trouvé, par expérience, qu'au bout du compte, c'est
communément le plus heureux...» Montaigne ajoute même, — comme
s'il avait marié souvent des officiers pauvres à des jeunes filles riches:
— «... et plus utile. » Et Montaigne, que je sache, n'est pas un pré-
curseur de Berquin.
La grâce de ce roman, celle d'une morale modérée offerte en un
style modéré, cette grâce toute française, — et dont un si parfait exem-
plaire est peut-être unique, — MM. Hector Crémieux et Pierre Decour-
celle ont eu l'art de la faire sentir sur la scène. Et d'abord, pour
former ce premier acte, ils ont transféré avec soin tous ces jolis dé-
tails qui remplissent à peu près les deux tiers du livre; ils les ont
rassemblés dans ce décor, le plus propre au sujet et le plus agréable
qu'eût proposé l'écrivain : le jardin du presbytère. Ils leur ont gardé
ou donné l'animation nécessaire au théâtre; ils l'ont perpétuée si bien
qu'on ne croirait pas voir des morceaux choisis d'un roman, mais !a
vive exposition d'une pièce neuve. — C'est aujourd'hui que se vend le
domaine de Longueval : des voisins, désireux d'acquérir telle ou telle
partie, attendent les nouvelles ou les apportent. Le cliœur se félicite,
lorsqu'arrive à grand pas, essoufflé, poudreux, gémissant, un dernier
messager, l'abbé en personne : tout le domaine, réuni à la fin de la vente,
appartient désormais à une étrangère! -Vi™" Scottet sa sœurvont régner
sur la contrée : deux Américain es, deux hérétiques! «Deux charmantes
hérétiques, en tout cas, » murmure Paul de Lavardens, ce petit Pari-
sien qui, sans les connaître, est allé au bal chez elles; mais ce n'est
une consolation ni pour sa naère, ni surtout pour le curé. Celui-ci reste
seul avec son filleul, le lieutenant d'artillerie Jean Reynaud, et sa ser-
vante Pauline. Surviennent les deux sœurs : elles sont charmantes, en
effet, mais h'^'rétiques, point du tout. «Catholiques, Pauline! elles sont
catholiques ! » Elles occuperont, à l'église, le banc du château, quand
le curé dira la grand'messe ; elles passeront, une fois la semaine, au
moins, devant la tombe du père de Jean : à la bonne heure I En atten-
dant, elles s'invitent, sans cérémonie, à partager la soupe et le gigot
apprêtés par Pauline. Et, à la fin du dîner, M. le curé, à qui son
neveu a oublié de pincer le bras, ayant eu la faiblesse de s'en-
REVUE DRAMATIQUE. ^63
dormir, elles le réveillent en douceur par trois couplets de romance,
u II me semble, dit Bettina pour conclure, que je vais aimer ce
pays. » Il nous semble, à nous, qu'elle va aimer ce jeune homme.
Nous savons, connaissant le volume, que tout finira bien ; mais le
diable, en celte histoire gouvernée par le bon Dieu, c'est que tout
commence bien aussi, et continue de même. Le bon Dieu, quand il
est si bon, ne se montre pas auteur dramatique : pour nous intéres-
ser, au théâtre, il faut que l'innocence trouve quelques obstacles sur
le chemin du prix Montyon. Or la seule péripétie du roman est un
petit voyage de l'artilleur : il va passer trois semaines dans un camp.
L'absence du jeune premier, pour le dramaturge, est d'une médiocre
ressource : elle ne donne guère qu'un entr'acte. Un long entr'acte, et
puis le dénoûment, voilà quelle était la suite naturelle de cet heureux
début. M. Ludovic Halévy l'avait bien vu, sans doute, et c'était la rai-
son de sa réserve. MM. Hector Crémieux et Pierre Decourcelle, pour
combler ce fâcheux intervalle, ont imaginé une querelle, et inême un
duel, entre Jean Reynaud et Paul de Lavardens. Ils ont inventé quel-
ques scènes (la première moitié du second acte), pour établir la riva-
lité de ces deux amis plus solidement que dans le livre, — plus pesam-
ment aussi; mais la dispute est bien amenée, bien menée. Le duel
justifie plus fortement (il le fallait peut-être ici) la délicieuse esca-
pade de Bettina, sa course matinale, en petits sabots, par la pluie,
alors que le régiment déûle sous la terrasse : elle veut savoir, à
présent, si Rodrigue est revenu intact de sa rencontre avec don
Sanche. Nous ne la suivons pas sur la terrasse ; mais nous voyons les
gentils apprêts de son départ; nous entendons les trompettes qui s'ap-
prochent, qui passent, qui s'éloignent; et voici qu'elle rentre, l'ai-
mable espiègle! Et qui tient, au-dessus de sa tête, le grand parapluie
retourné par le vent? C'est le vigilant abbé Constantin. Ces ingénieux
tableaux nous rappellent, mieux que nous ne pouvions l'espérer, une
fin de chapitre exquise.
Au dernier acte, un spirituel épisode : M"'" de Lavardens épie et
surprend avec joie, parce qu'elle la prend à la lettre, une déclaration
que son fils, en généreux vaincu, adresse à Bettina pour le compte du
vainqueur. Enûn, nous reconnaissons les deux scènes capitales qui
terminent le roman : la confidence de Jean à son parrain, aveu d'un
amour sans e«poir; la confession à haute voix de Bettina, proclamation
d'un amour qui s'offre et qui ravit le désespéré au septième ciel.
M. La fontaine est un abbé vénérable et charmant; M. Noblet, un
Parisien authentique, échappé de son club pour se griser un peu dans
une soirée de la colonie étrangère, puis se dégriser autant qu'il faut
sous une insulte, comme s'il avait reçu au visage un verre d'eau
froide; M"« Darlaud semble une Américaine empruntée aux aquarelles
IlQh REVUE DES DEUX MONDES.
de M"»* Madeleine Lemaire. M. Marais, un artilleur bourgeoisement hé-
roïque, fera battre bien descœurs; M"» Marie Magnier, M'"" Desclauzas,
communiqueront leur joviale humeur à bien des chambrées de Pari-
siens et de provinciaux.
Ce bon abbé Constantin!.. On est bien aise qu'il soit abbé. Il pour-
rait jouer le même rôle à peu près, s'il était médecin, cultivateur ou
vieillard sans profession. Mais on n'aurait pas le même plaisir à l'ho-
norer d'un bravo. Et, tenez! l'Odéon, ces jours-ci, nous a donné l'Agneau
sans tache, un élégant badinage de MM. Ephraïm et Aderer: le sujet de
ce pastiche (style Restauration) est le stratagème dont un mari s'avise
pour préserver sa femme des galanteries d'un petit cousin ; celui-ci,
une sorte de Chérubin-Tartufe, a pour précepteur un ecclésiastique.
Si quelque plaisanterie avait compromis la robe du prêtre en celte
aventure, elle aurait, du même coup, gâté le succès de l'ouvrage : quitte
pour la peur, assurément, le public l'a pourtant ressentie. Et, l'autre
soir, au Théâtre-Libre, quelle tirade a soulevé le plus d'acclamations?
Le panégyrique des sœurs de charité. Ah ! le temps est loin où l'on
représentait Napoléon en paradis! Selon le goût de Béranger, dans ce
vaudeville, on voyait une danseuse et une sœur, Zéphirine et sainte
Camille, se présenter ensemble à saint Pierre. La danseuse, néces-
sairement, avait subi force tentations ; mais ce nigaud de saint Pierre
supposait que sa compagne, protégée par les murailles de l'hôpital,
était restée pure : u Et les carabins! s'écriait la fille d'Opéra,., pour
qui les comptez-vous? »
En novembre 1830, on applaudissait à ce trait-là. Mais plus
de trois mois ont passé depuis la chute d'un gouvernement clérical !.. Le
vent de Fronde, à Paris, souille toujours, mais il tourne. Des personnes
pieuses, naguère, ont dû souhaiter qu'on interdît sur la scène le port
du costume religieux; c'est les mécréans aujourd'hui qui réclame-
raient, s'ils étaient avisés, la séparation de l'Église et du théâtre !
Louis Gandebax.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 novembre.
Où donc s*arrêtera ce torrent d'ignominies qui passe à travers nos
affaires et menace de tout entraîner? Quand donc en aura-t-on fini
avec les divulgations scandaleuses, les délations, les enquêtes, les
contre-enquêtes, les tripotages, les dégradations et les confusions?
Le fait est qu'à voir comment tout marche et se complique, on n'est
peut-être pas si près d'en finir, d'échapper à cette tyrannie des indi-
gnités du jour. C'est une vraie fatalité; plus on va, plus on semble se
perdre dans cette vaste et vulgaire anarchie où de proche en proche
tout est compromis, où il ne reste rien d'intact, où l'on ne sait plus
comment se ressaisir et retrouver une direction, un point d'appui. Des
affaires sérieuses de la France, des intérêts les plus pressans du
pays, on ne s'en occupe même pas : on n'a plus le temps, la liberté
et le sang-froid. Depuis qu'elles sont réunies, les chambres ont à
peine touché d'une main négligente, d'un esprit distrait, à quelques
lois mal bâclées, et la conversion de la dette, qu'elles ont expédiée
sans y regarder de trop près, a failli sombrer entre deux interpella-
tions. Tout cède à l'obsession du moment; tout est à la grande affaire,
aux trafics de décorations, aux abus d'influence, au bruit croissant des
révélations accusatrices, à la guerre engagée contre M. Wilson, aux
coups de théâtre d'audience, aux péripéties d'un procès de police cor-
rectionnelle qui, en s'étendant par degrés, finit par mettre en cause les
institutions et les hommes, par devenir le procès du régime tout en-
tier. C'est le torrent déchaîné qui grossit et se précipite dans son cours
troublé, qu'on ne peut plus ou qu'on ne sait plus arrêter, qu'on finit
par abandonner à lui-même, sans savoir ce qu'il emportera sur son
passage 1
TOME LXXXIV. — 1887. 30
496 REVUE DES DEUX MONDES,
Cette étrange affaire, il faut l'avouer, elle a commencé assez gau-
chement, et d'une façon assez mesquine; elle a été plus que médio-
crement conduite par des hommes qui ne savaient visiblement ni ce
qu'ils faisaient ni où ils allaient. De quoi s'agissait-il au début? On a
découvert, par le hasard d'une délation obscure, les opérations louches
de deux ou trois intrigantes d'un ordre subalterne, faisant métier de
mettre une influence équivoque et un crédit douteux au service de
quelques imbéciles à la recherche de décorations ou d'emplois. C'est
là le point de départ. On a malheureusement aussi surpris dans ces
manèges suspects les noms de deux généraux, — l'un sous-chef d'état-
major au ministère de la guerre, l'autre sénateur, — victimes des en-
traînemens d'une vie besogneuse. C'était évidemment une complication
pénible : elle aurait pu cependant encore être dominée par une autorité
un peu ferme intervenant à propos, lorsqu'une indiscrétion a livré
l'incident aux journaux, qui se sont hâtés naturellement de l'aggraver
en lui donnant une portée démesurée et un retentissement redou-
table. 11 est clair qu'après avoir procédé avec une certaine légèreté
dans l'instruction secrète de police suivie jusque-là, on a dès ce mo-
ment perdu un peu la tête. On a été quelque peu étourdi, et par le
bruit de toutes les polémiques accusatrices des journaux, et par la
découverte de la correspondance de divers personnages publics, même
de quelques autres généraux compromis, et surtout par l'apparition du
nom du gendre de M. le président de la république, de M. Wilson,
dans ces intrigues vulgaires. Ministres, préfecture de police, parquet,
se sont embrouillés, et l'action judiciaire s'en est visiblement res-
sentie. La chambre, réunie sur ces entrefaites, s'est hâtée de mettre
dans cette venimeuse affaire un peu plus de confusion encore, en pré-
tendant ouvrir, à côté de l'action judiciaire déjà engagée, une enquête
parlementaire qui est devenue un instant une complication politique
par un conflit de tous les pouvoirs.
Ce n'était rien encore, ce n'était du moins qu'un désordre de plus
dans un désordre moral déjà assez sensible. Ce qui a tout aggravé et
tout précipité, c'est que le jour où le procès correctionnel s'est ouvert
devant le 10* chambre, on s'est trouvé en présence d'un vrai coup de
théâtre de prétoire, d'un fait inexplicable et inexpliqué jusqu'ici. Par
un hasard étrange, il est apparu brusquement, avec une évidence pres-
que inexorable, que le dossier des accusés les plus subalternes n'avait
pas été respecté, que des lettres de M. Wilson a^ aient été retirées,
remplacées, refaites après coup. A quel moment de l'instruction et
comment ces soustractions, ces substitutions ont-elles pu s'accomplir?
Qui a pu se prêter à fausser, par de tels subterfuges, l'action de la
justice? Quels sont les coupables et les complices? Où sont-ils? On ne
le sait pas encore, on ne le saura peut-être même pas. Toujours est-il
que ce seul fait a suffi pour laisser entrevoir toute une partie mysté-
REVUE. — CHRONIQOEt â67
rieuse et inavouée dans une affaire déjà assez scabreuse, pour oCfrir de
nouveaux alimens à toutes les suspicions. La situation s'est trouvée
nipiriement aggravée. Les accusés de la 10* chambre, à commencer
par le générai, frappé le premier pour ses tristes complicités, n'ont
plus été que des comparses disparaissant dans cette phase nouvelle
d'une déplorable aventure. M. Wilson, plus que jamais compromis, ap-
pelé aujourd'hui comme témoin, peut-être demain comme prévenu
devant la justice, a mis M. le président de la république lui-même
dans la position la plus fausse et la plus délicate. Le ministère, pressé
par la chanbre qui est intervenue encore une foi'*, ne s'est sauvé peut-
être qu'en livrant en partie sa propre dignité, en partie l'indépendance
de la magistrature, en suspendant, sous le coup d'une sorte de som-
matiou, le procès d<^jà engagé, pour ouvrir une nouvelle action judi-
ciaire coïncidant aujourd'hui avec l'enquête parlementaire. En un mot,
tout est contoudu; tout s'est aggravé, envenimé en p' u de temps, et,
ce qui pouvait n'être à l'origine qu'une affiire de police curreciionnelle,
ou une affaire disciphûaire à l'égard de quelques généraux, est devenu
par degrés un immense gâchis mo'al et politique, peut-être le com-
mencement d'une périlleuse crise de gouvernement et d'institutions.
C'est la suiie des faits qiii se déroulent depuis plus d'un mois et qui
viennent se résoudre dans l'anarchie la plus oractérisée.
On en est là aujourd'hui. Assurément toutes ces intrigues dévoilées,
toutes ces malheureuses compromissions surprises au hasard d'une
instruction décousue, toutes ces agitations intéressées d'uu monde
équivoque et famélique, tous ces faits brutalement mis à nu, sont
une offense pour la moralité publique. Rien n'est plus pénible, plus
humiliant que de voir des trafiquantes de bas étage, des agens véreux
de toutes les spéculations, usurper une sorte de crédit, et des
hommes qui devraient avoir un sentiment plus fier de leur jiosiiion
se laisser entraîner dans des relations suspectes, dans des manèges
indignes, — devenir même quelquefois les complices de commerres
inavoués. Que la justice se montre inflexible, quand elle peut mettre la
main sur ces coupables iutrigues, eût-elle à exercer ses sévérités
contre des personnages qu'elle ne se serait pas attendue à rencontrer
dans de pareilles aventures, rien de mieux, rien même de plus ras-
surant pour l'opinion. Il ne faudrait pas cependant tout dénaturer,
tout exagérer, par une sorte de passion contagieuse de diffamation.
A y regarder de près, tous ces faits si violemment comnaentés et en-
venimés n'ont réellement pas l'importance qu'on leur donne. Ils sont
de 1 ordre le plus mesquin, ils restent limitas. Puisqu'on parle tou-
jours de décorations, on ne dislingue pas le fait précis d'une déco-
rauon recherchée et obtenue à prix d'argent. On ne voit pas la preuve
Baisifc&abie que la corruption et la vénalité aient pénétré dans nos
administrations publiques. Par eux-mêmes, ces faits, qui alimentent
A 68 REVUE DES DEUX MONDES.
depuis un mois toutes les polémiques, restent isolés, réduits à de mé-
diocres proportions ; ils ne mériteraient pas surtout de provoquer tant
de bruit, de passionner tout un pays, de devenir peut-être la cause
d'une redoutable crise publique. En réalité, ce qu'il y a de plus grave
dans ces misérables incidens, c'est l'explosion d'anarchie dont ils
ont été l'occasion ou le prétexte, c'est cette situation altérée, épuisée,
qu'ils ont mise à nu, où il semble que toutes les idées de justice ré-
gulière et de gouvernement aient disparu, où tous les pouvoirs éper-
dus et troublés se heurtent dans une vaste confusion. Ce qu'il y a, en
un mot, de plus sérieux, de plus inquiétant dans ces faits, c'est moins
ce qu'ils sont par eux-mêmes que ce qui se passe autour d'eux.
S'il est, en effet, un phénomène saisissant et tristement signifi-
catif, c'est cette sorte de surprise effarée qui s'est manifestée depuis
quelques semaines, qui se traduit par une incohérence universelle.
La vérité est que rien n'est à sa place, que le sentiment des plus sim-
ples conditions d'un régime régulier semble émoussé et obscurci par-
tout, dans les administrations comme dans l'état, dans le gouverne-
ment comme dans les partis. La chambre, bien entendu, a donné
l'exemple de toutes les confusions ; elle a voulu faire sentir son auto-
rité par une enquête parlementaire. Elle avait certainement le droit
d'ouvrir une enquête; elle en a abusé par une sorte d'outrecuidance
parlementaire. On a eu beau lui dire qu'elle s'engageait dans une
voie sans issue, elle n'a rien écouté : elle voulait avoir son enquête,
elle l'a décidée, — et, par une subtilité de parti, elle a voulu donner à
cette enquête une couleur républicaine en l'étendant non plus seulement
aux faits du moment, mais à tout, — en se donnant la mission de a faire
respecter l'administration de la république, » de prendre au besoin à
partie « ceux qui auraient porté atteinte à l'honneur et à la considé-
ration de cette administration. » La chambre a voté ce qu'elle a voulu :
que peut-elle faire? Quelle est la sanction de ses décisions? Où a-t-elle
pris le droit de menacer ceux qui auraient, selon elle, porté atteinte à
la considération républicaine? Elle n'a pas vu qu'elle se mettait dans
l'alternative de poursuivre l'œuvre la plus vaine oude s'ériger en pouvoir
omnipotent, étendant sa juridiction sur l'administration tout entière, sur
toutes les administrations, — et même sur de simples citoyens. Ce n'est
pas tout. Le jour où s'est produit cet étrange incident des lettres substi-
tuées, la chambre encore une fois n'a pu contenir son impatience; elle
a obligé, séance tenante, le ministère à suspendre un procès, à inter-
rompre l'œuvre d'un tribunal. Vainement on lui a fait remarquer qu'elle
se substituait à la justice, qu'elle confondait tout: elle ne s'est point ar-
rêtée, et voilà aujourd'hui deux enquêtes ouvertes, l'une au Palais-Bour-
bon, l'autre au Palais de Justice. La commission parlementaire mande
et interroge M. le préfet de police et ses agens. Le juge d'instruction
mande et interroge, de son cùté, les mêmes agens sur les mêmes faits,—
RETUl, — CHRONIQUE. 469
et tout marche ainsi ! Autre spécimen de cette anarchie du jour. On ne
peut se dissimuler que depuis l'origine de celte triste affaire il y a un
conflit ouvert entre la préfecture de police, qui procède avec une certaine
désinvolture, qui ne met pas toujours une parfaite correction dans ses
saisies de papiers, qui garde des dossiers pendant un mois, — et la
magistrati re qui se plaint. Entre la préfecture et le parqueton se que-
relle, et nous assistons à cet étrange spectacle d'un échange de notes
rectificatives, doucereusement acrimonieuses, auxquelles viennent se
joindre au besoin les notes ministérielles qui n'éclaircissent rien.
Ainsi la préfecture de police est en guerre avec la justice, la ma-
gistrature se plaint de la préfecture de police, la chambre se met de
la partie pour tout compliquer, pour tout embrouiller, le ministère se
sent impuissant : bref le gâchis est complet, et si tous ces faits qui
émeuvent l'opinion depuis quelque temps ont pris une importance
qu'ils ne devaient pas avoir, c'est la faute de cette anarchie qui est
partout aujourd'hui, qui à la vérité se prépare depuis des années. C'est
la suite de tout un passé, de toute une politique. En définitive, la
chambre, avec ses manies d'usurpation, ne fait en ce moment que ce
qu'elle a touj'^urs fait, ce que la commission du budget fait encore à
l'heure qu'il est, et si elle a contribué à ce vaste désordre, c'est qu'il
ne s'est pas trouvé un ministère pour la diriger, pour lui résister au
besoin, pour lui faire sentir la nécessité d'un vrai gouvernement. Si
l'administration est incohérente, si la magistrature elle-même semble
affaiblie et incertaine, c'est que depuis longtemps on travaille à tout
désorganiser. On parle toujours de faveurs illicites, de décorations,
et il n'est point douteux que, s'il y a des abus ou des délits, on doit
les réprimer; mais est-ce que, depuis longtemps, il n'est pas entendu,
dans le parti républicain, que décorations et faveurs sont une mon-
naie électorale, que tout est permis dans l'intérêt républicain? Est-ce
que ce n'est pas là aussi un coupable abus, une véritable fraude?
On va ainsi pendant des années, et puis on s'étonne de voir l'anarchie
éclater 1 On recueille ce qu'on a semé, et, au lieu de chercher toute sorte
de remèdes empiriques, on ferait beaucoup mieux de reconnaître tout
simplement que le seul moyen de se relever est de revenir à une po-
litique faite pour rendre l'autorité et la force au gouvernement, la
contiance au pays. C'est pour le moment la seule moralité à tirer de
toutes ces misères au milieu desquelles on se débat.
Aujourd'hui comme hier, en dépit de toutes les déclarations et de
toutes les assurances d'un optimisme calculé, il y a plus d'équivoques
et de mauvaises apparences que de signes favorables dans les affaires
de notre vieux monde. Plus que jamais peut-être l'état, de l'Europe
reste incertain et obscur ; il dépend de tant de circonstances diverses,
de tant d'événemens prévus ou imprévus, qu'on ne pourrait dire, sans
présomption, où l'on en sera demain. Cette situation européenne, qui
470 REVUE DES DEUX MONDES.
a déjà changé bien des fois, qui changera encore, elle peut se ressen-
tir jusqu'à un certain point du passage, jusqu'ici fort douteux, mainte-
nant vraisemblable et prochain, de l'empereur Alexandre III à Berlin;
elle psut dépendre surtout, à l'heure qu'il est, d'un de ces événemens
sur lesquels la puissance humaine ne peut rien, de l'éventualité d'un
changement de règne, qui semble se préparer d'heure en heure en Al-
lemagne.
C'est là l'inexorable réalité, en effet. L'empereur Guillaume, malgré
son robuste tempérament, malgré l'énergie avec laquelle il se défend,
plie visiblement sous le poids des années, et paraît à tout instant être
au bout de sa longue et prodigieuse existence; il peut unir dans une
crise soudaine. Son héritier direct, le prince Frédéric-Guillaume, celui
qu'on appelait le prince Fritz, est depuis quelque temps déjà atteint
d'une maladie implacable qui met prématurément sa vie en danger.
On l'a conduit, il y a quelques mois, en Angleterre, où il a paru une
dernière fois, par un effort de volonté, au jubilé de la reine, et où il
ne s'est pas guéri ; on l'a conduit, il y a quelques semaines, en Italie,
à Baveno, à San-Remo, où son état s'est rapidement aggravé. Depuis
quelques jours, médecins anglais et allemands appelés autour du
prince semblent garder peu d'illusions sur la nature du mal et sur
l'inévitable dénoûmeut. D'une heure à l'autre, en peu de temp*?, si
l'on veut, une catastrophe peut survenir, et la couronne de Prusse et
d'Allemagne passerait, sans avoir même effleuré le front de l'héritier
direct, sur la léie du peiit-ûls de l'empereur Guillaume, d'un prince
de oioiDS de trente ans, arrivant au trône avec les passions et les am-
bitions de sa race, avec les impétuosités et l'arrogance d'une jeunesse
infatuée. La transition, qui n'est encore qu'en perspective, ne laisse-
rait peut-être pas d'être difficile et périlleuse. Ce n'est point, sans
doute, que le nouveau règue dût nécessairement inaugurer une poli-
tique nouvelle, un nouvel ordre d'événemens, et que tout fût changé
du jour au lendemain. La situation ne serait pas nioins sensiblement
modilJée. Avec le vieil empereur, l'âge, la satisfaction d'une immense
gloire qu'on ne veut pas compromettre, sont des garanties de pru-
dence, et lorsque surviennent à l'improviste de ces incidens qui met-
tent à l'épreuve les relations internationales, on peut être sûr que le
premier mouvement est à la sagesse, à l'esprit de conciliation. Le
prince qui, selon toutes les apparences, était destiné à succéder à son
père, à l'empereur Guillaume, et qui a eu lui-même sa part dans les
succès militaires de la Prusse, le prince Frédéric a toujours passé
pour aimer la paix, pour avoir des goûts relativement libéraux; il au-
rait probablement porté sur le trône un esprit assez calme, libre de
préjugés et d'animosiiés. Le prince Guillaume, qui peut être appelé
demain à ceindre la couronne royale de Piusse et la couronne impé-
riale d'Allemagne, est jeune encore, il n'a pas fait la guerre; il a les
REVUE. — CHRONIQDE. 471
goûts soldatesques, il y joint, dit-on, de violentes impatiences d'ac-
tion, et il ne paraît pas manquer de confiance en lui-même. Il peut
Iruuver aussi dans les agitations socialistes de l'Allemagne des diffi-
cultés croissanies, qu'il seia tenté de trancher ou de détourner par les
diversions gueriiéres. En un mot, avec un nouveau souverain à l'hu-
meur un peu vive, tout ne sera point évidemment facile. Et c'est
ainsi que toutes ces éventualités de changement de règne à Berlin
mettent dans la situation européenne d'étranges obscurités, de dange-
reuses incertitudes; elles sont pour le moment une complication de
plus au milieu de tant d'autres complications que la diplomatie est
toujours occupée à déLOuer ou à détourner avec ses savantes combi-
naisons.
A dire toute la vérité, la diplomatie ne dénoue rien le plus souvent,
et elle ajoute quelquefois tlle-même auxcum^ilications qu'elle prétend
apaieer. Elle s'agite beaucoup, précisément parce qu'tlle sent que tout
est incertain et précaire autour d'elle, q le tout est livré au hasard ; elle
s'épuise en négociations artilicieuses, elle combine des alliances et elle
ne réussit, en déliniiive, qu'à créer une situation de plus en plus
troublée et tendue, où il n'y a ni sûreté, ni garantie, où tout est fac-
tice et obscur du côté de l'Orient comme en Occident. La diplomatie a
sans doute, de temps à autre, ses grandes conceptions, ses combinai-
sons préservatrices sur lesquelles elle compte pour maintenir ou re-
mettre l'ordre partout. Elle a aujourd'hui ce qu'on appelle la triple
alliance, cette triple alliance centrale, qui n'a pas toujours été, il est
vrai, ce qu'tlle est mainteuant, qui, dans sa métamorphose la plus ré-
cente, date de quelques mois et a été dermèi émeut cohfirmée, peut-
être cuniplélée, aFnednchsruhe.C'est une alliance fort commode, dont
M. de bi&uiarck rtsie toujours maître, et où il lait entrer qdi i. veut,
un jour la Hussie, un autre jour l'Italie, sans jamais chang-r de but.
Qu'en esi-il rt elleinent de cette alliance sous sa (orme nouvelle,
telle qu'tlle paraît avoir été délibérée et arrêtée la où tout se décide,
à Friedrich.sruhe? Quelle en est la signilicaiion et quelles en seront
les coll^équences dans l'état présent de l'Europe? Quelle garantie
offre-t elle pour la paix générale, pour la solution ne toutes les ques-
tions qui pariagtni l'opinion européenne, notamment de cette ques-
tion bulgare, qui est peut être un des secrets des dernièrrs déli-
bérations des chancelleries? Les commentaires se succèdent depuis
quelques jours; on dit naturellement ce qu'on veut. Le président
du Conseil du loi Uumbert, encore tout chaud des converbaiions de
Fnednchsruhe, a, le pnmier, donné le signal des explications dans
son discours de Turin; il a parlé en homm« un peu pressé de publier
sa bonne fortune, et ce qu'il y a de plus clair, c'est que l'Italie est désor-
mais admise parmi les gardiens de l'ordre européen, c'est que M. Crispi,
l'ancien lieutenant deGaribaldi, par une étonnante et rassurante con-
472 REVUE DES DEUX MONDESr
version, est aujcard'hui un des conservateurs de la paix, du droit, de
l'équilibre des nations 1 Le chancelier de l'empereur François-Joseph,
le comte Kalnoky, a eu à son tour, ces jours passés, l'occasion de s'expli-
quer et devant la délégation hongroise et devant la délégation autri-
chienne. Le comte Kalnoky a parlé en homme provisoirement sûr de
son affaire. 11 n'a point hésité à représenter comme la première et
souveraine garantie de la paix l'alliance de l'Autriche, de l'Allemagne
et de l'Italie, cette alliance à laquelle l'Angleterre se rattacherait au
besoin dans les affaires d'Orient. 11 s'est exprimé avec un certain art
sur la question bulgare, sur la politique du cabinet de Vienne, sur les
relations de l'Autriche et de la Russie, relations qui, sans avoir peut-
être un caractère de parfaite cordialité, restent courtoises et pacifi-
ques. Sans rien brusquer, il en a dit assez pour être compris à Pé-
tersbourg, pour laisser entendre que l'Autriche, toujours préoccupée
de sa position en Orient, appuyée par ses alliés, n'admettrait en
aucun cas l'intervention d'une seule puissance, surtout d'une puis-
sance rivale, dans les Balkans. M. de Kalnoky a eu tout le succès qu'il
désirait auprès de ses délégations, de même que M. Crispi a eu son
succès à Turin. Dans toutes ces explications italiennes et autrichiennes,
dii reste, comme s'il y avait un mot d'ordre, on ne parle que de la paix,
du respect des traités et de tous les droits, d'un accord défensif. S'il
y a autre chose dans l'alliance, on ne le dit pas, c'est le secret de l'ave-
nir; on se contente de parler du présent avec la confiance d'hommes
satisfaits de leur rôle.
Oui, sans doute, tout le monde est content ou parait l'être. L'Italie
est contente, elle est entrée dans une sainte-alliance d'un nouveau
genre, et elle s'y trouve bien I 11 y a bien encore, il est vrai, des Ita-
liens qui se sentent mal à l'aise devant cette politique, qui la jugent
dangereuse ou inutile et qui le disent. M. Crispi se chargera de les
convertir à la grande diplomatie, de leur démontrer que l'Italie doit
être trop heureuse de se voir l'alliée ou la protégée, pour ainsi dire,
de l'empire d'Allemagne 1 L'Autriche, elle aussi, est satisfaite. Elle se
sent garantie ; elle a pu en douter quelquefois, elle se croit plus sûre
aujourd'hui d'être soutenue dans sa politique si elle venait à être
attaquée. Bref, à en juger par les discours, la satisfaction est univer-
selle : tout est pour le mieux ! L'alliance dont on fait tant de bruit,
qu'on s'efforce de commenter pour l'instruction du monde, cette al-
liance n'a, comme on le dit, d'autre objet que la défense commune,
le maintien de la paix, l'inviolabilité des traités; c'est entendu 1 11 y a
seulement une petite difficulté : ceux qui contractent de ces engage-
mens en partie inconnus, en parlant toujours de la paix, ne s'aperçoi-
vent pas qu'ils parlent pour ne rien dire, qu'ils n'abusent personne,
que des alliances de ce genre ne signifient rien ou qu'elles sont faites
justement en vue d'une guerre prévue, préparée par eux-mêmes:
I
REVUE. — CHRONIQUE. A73
elles sont tout simplement une coalition ou elles ne sont qu'un puéril
expédient d'occasion ! On veut, dit-on, maintenir l'inviolabilité du
droit international et assurer le respect des traités. C'est fort bien.
Voici cependant une circonstance curieuse 1 II y a un point particulier
en Europe où un traité signé avec quelque solennité est manifeste-
ment en suspens : c'est la Bulgarie. Là, à Sofia, à Philippopoli, il ne
reste plus rien du traité de Berlin, il ne reste même rien d'un ordre
quelconque. Organisation publique, conditions de souveraineté et de
suzeraineté, régime légal des deux provinces, de la Bulgarie et de la
Roumélie, tout, depuis plus de deux ans, est en confusion. Chose bizarre
pourtant! cette triple alliance faite, dit-on, pour assurer le respect des
traités, paraît jouer ici un rôle un peu étonnant. M. Crispi encourage
les Bulgares dans leurs résolutions d'indépendance, et leur propose
presque sa protection, — en leur demandant leur reconnaissance! L'Au-
triche, sans aller jusqu'à reconnaître la régularité de tout ce qui s'est
fait en Bulgarie et la légalité de la situation du prince Ferdinand de
Gobourg, a pour le prince des préférences et des sympathies qu'elle
ne déguise même pas. L'Angleterre ne demanderait pas mieux que
de soutenir tout ce qui aggraverait et rendrait irréparable la scission
entre les Bulgares et la Russie. M. de Bismarck jusqu'ici ne dit rien.
Voilà un traité bien défendu par des diplomates réunis, dit- on, pour
garantir le respect des conventions!
Cjmment sortira-t-on de là ? On n'en sortira pas vraisemblablement
sans passer par bien des péripéties et des incidens imprévus, peut-
être même sans qu'il y ait des révolutions nouvelles dans les rapports
des gouvernemens. La fortune diplomatique est changeante. L'Italie
s'est montrée fort glorieuse, et son premier ministre s'est hâté de triom-
pher pour elle, le jour où elle a paru prendre dans l'ancienne triple
alliance, — l'alliance des trois empereurs, — la place laissée vide par
la Russie. Est-elle bien sûre qu'il n'y aura pas pour elle quelque revire-
ment, quelque mécompte, que M. de Bismarck, avec ea facilité d'évo-
lution, ne se sera pas servi de l'Italie pour quelque calcul du moment,
comme il l'a déjà fait plus d'une fois? Il y a des Italiens, si nous ne
nous trompons, qui ont eu déjà des doutes, qui ont flairé quelque sub-
terfuge de haute diplomatie. Il y a quelques semaines, lorsque
M. Crispi s'est rendu, de son propre mouvement ou sur un geste en-
courageant, à Friedrichsruhe, le moment était unique : l'empereur
Alexandre III, qui était à Copenhague, venait de laisser passer l'occa-
sion, qui lui était offerte, de visiter l'empereur Guillaume à Stettin, et
il paraissait décidé à ne pas toucher le territoire de l'Allemagne à son
retour en Russie. M. de Bismarck n'était peut-être pas fâché de mon-
trer au tsar qu'il n'avait que le choix des alliés : il avait l'Italie toute
prête pour jouer son jeu! Que s'est-il passé depuis? On a eu le temps
de réfléchir. L'empereur Alexandre, retenu par une maladie de ses
à7h BEVUE DES DEUX MONDES.
enfans, a prolongé son séjour au château de Fredensborg, auprès de
Copenhague. La navigation de la Baltique pouvait devenir plus difTicile.
Le retour en Rusf>ie par la Suède risquait d'être pénible pour la fa-
mille impériale. Toujours est-il que, i our une raison ou pour une autre,
Alexandre IIF, près de rentrer à Saint-Pétersbourg, s'est décidé à passer
par l'Allemagne et à aller jusqu'à Berlin. 11 ne doit y rester que peu
de temps, quelques heures seulement, dit-on, assez pour voir l'empe-
reur Guil'aume, sans s'attarder dans la capitale prussienne. Peu im-
porte le nombre des heures; le seul fait du voyage a son impor-
tance.
11 se peut, sans doute, que la visite d'Alexandre III à l'empereur
Guillaizme reste un acte de courtoisie et de suprême déférence d'un
petit-neveu à l'égard d'un vieil oncle. Il se peut fort bien aussi que le
passage du tsar à Berlin ait une influence sur la marche des affaires,
sur la direction que M. de Bismarck donnera à la politique qu'il se
propose de suivre avec ses a'iiés en Orient. Eu un mot, rinlerprf-tation
de la triple alliance peut dépendre des rapports que le chancelier
allemand se croira intéressé à renouer avec la Russie. C'est là toute la
question ! Et voilà comment la situation européenne reste ce qu'elle
était, avec ses incertitudes, ses ambiguïtés et ses faiblesses, en dépit
de tous les traités plus ou moins secrets, de tous les commentaires et
de tous les discours!
C'est une vieille tradition pour les ministres anglais d'assister tous
les ans au banquet d'inauguration du nouveau lord-maire de la cité
de Londres, et tous les ans le premier ministre saisit l'occasion du
banquet de Guildhall pouf exprimer ses opinions sur les afiaires
de l'Europe, sur la politique extérieure et intérieure de l'Angleterre.
Cett^^ année, la cérémonie avait une originalité particulière: c'est pour
la première fois que le chef municipal élu par la cité est d'une origine
étrangère et de la religion romaine. Le nouveau lord-maire, qui est
établi depuis longtemps, il est vrai, en Angleterre, M. de Keyser, est
Belge de naissance et catholique de religion. C'est lui qui a reçu,
avec la somptuosité et les pompes surannées de l'étiquette tradition-
nelle, les membres du corps diplomatique invités avec les ministres
de la reine. Le discours que lord Salisbury a prononcé au festin pan-
tagruélique de Guildhall ne laisse point assurément d'avoir sa signi-
fication et son importance. Le chef du cabinet britannique, sans se
faire trop d'illusions sur les causes du malaise tt du trouble répandus
en Europe, a témoigné une ctriaine confiance dans la durée de la paix;
il a pailô en ministre d'une politique paciOqiie. Déjà, au banquet de
1886, il s'était hasardé à prophétiser la paix pour l'année où nous
entrions, et il ne s'est pas trompé. Peut-être et-père-t-il le même bien-
fait pour cette année qui va s'ouvrir : il eu sera ce qui pourra, c'est
un vœu honnête et assez vague pour n'être pas compromettant. Ce
RETUE, — GHRONIQDEf A75
qui est plus précis et plus significatif dans le discours de Guiîdhall.
c'est la netteté avec laquelle lord Salisbiiry s'est exprimé sur un des
points les plus ese^entiels de la poliiique du jour. Évidemment le pre-
mier ministre de la reine Victoria a tenu à laire un acte public, quoique
tout moral, d'adhésion à l'alliance des puissances centrales de l'Europe
et à leurs déclarations pacifiques; il a voulu démontrer que l'Angle-
terre n'était pas insensible à l'appel que le chancelier autrichien,
M. de Kalnoky, et le président du conseil italien, lui avaient adressé
dans leurs récens discours. Le comte Kalnoky et M. Crispi ont exprimé
la confiance que l'appui et les sympathies de l'Angleterre ne leur man-
queraient pas dans l'œuvre de paix qu'ils prétendent poursuivre; lord
Saliisbury leur a répondu galamment, en leur envoyant les témoignages
de ses sympaihies, en ajoutant que l'Angleterre n'avait pas de plus vif
désir que de voir la paix garantie, que c'était pour elle une politique
traditionnelle de maintenir les traités souscrits et acceptés par l'Eu-
rope, de respecter aussi l'indépendance des peuples. ;
C'est bien, si l'on veut, une adhésion morale à la triple alliance ou
plutôt au programme pacifique qu'elle se donne. L'Angleterre particu-
lièrement ne refusera pas, à coup stir, son appui et ses sympathies à
ceux qui voudront contenir l'influence de la Russie en Orient, dans les
Balkans; elle a soutenu, tant qu'elle l'a pu, le prince Alexandre de Bat-
tenberg à Sofia, elle serait vraisemblablement toute prête encore à sou-
tenir le prince Ferdinand de Cobourg. On ne saurait cependant se mé-
prendre sur la vraie pensée anglaise, et il ne faudrait pas exagérer
la portée d'une déclaration peut-être un peu platonique. L'Angleterre,
qui s'est rarement engagée dans les alliances continentales, n'est pro-
bablement pas plus disposée aujourd'hui à se lier d'avance, à prendre
fait et cause pour toutes les parties connues ou inconnues du programme
de cette triple alliance, à laquelle elle offre ses vœux et ses sympathies.
Ce n'est pas sa tradition, comme leditlord Salisbury, comme l'ontdit
si souvent les ministres anglais. N'y eût-il pas cette raison déjà puis-
sante d'une vieille tradition pour un empire qui a tant d'intérêts loin-
tains et compliqués, le cabinet qui existe aujourd'hui aurait bien d'autres
raisonsde rester mesuré et circonspect; il lesirouveraitau besoin dans
la situation intérieure, dans les difficultés de la campagne qu'il a en-
gagée pour « pacifier» ou, en restant plus vrai, pour réduire l'Irlande.
Le cabinet conservateur a obtenu, dans la session dernière, tous It^s
bills de coercition qu'il a jugés nécessaires; il les applique aujour-
d'hui, et il peut s'apercevoir qu'il est entraîné aux mesures les ()lus
violentes sans décourager l'tsprit national iflandais. Il a fait récem-
ment mettre en jugement un des chefs irlandais, M. O'Brien, il l'a fait
condamner, et, après sa condamnation, il a essayé de lui infiiger les
plus durs traitemeuB dans sa prison; il n'a pas pu aller jusqu'au bout.
A défaut de M. O'Brien, g'il r«tite prisonniar, d'autres chefs irlandais
476 REVUE DES DEUX MONDES.
prendront sa place dans le combat; M. Dillon a déjà commencé, et, à
côté des Irlandais, les libéraux, conduits par M. Gladstone, sont plus
que jamais résolus à continuer la lutte contre la politique ministé-
térielle. Le cabinet de lord Salisbury a aujourd'hui le pouvoir, il le
gardera quelques mois encore, jusqu'à la session prochaine; il n'est
pas sûr que d'ici là la répression implacable qui se déploie en Irlande
n'ait pour effet de raviver et de fortifier l'opinion libérale en Angle-
terre.
CH. DS MAZÂDE.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
L'événement financier de la quinzaine a été le vote par la chambre
et le sénat du projet de loi relatif à la conversion du k 1/2 pour 100,
immédiatement suivi de la publication dans le Journal officiel du dé-
cret et de l'arrêté réglant les conditions matérielles de l'opération.
Les propriétaires de rentes /» 1/2 ancien et k pour 100 auront à
choisir entre les trois partis suivans : demander le remboursement,
accepter la conversion en 3 pour 100, ou bien joindre à cette accepta-
tion la souscription, dont le droit leur est réservé par privilège, à la
somme de rente en 3 pour 100 dont leur inscription se trouve réduite
par la conversion.
Ceux qui voudront être remboursés devront en faire la demande et
effectuer le dépôt de leurs titres dans un délai de dix jours, du \k au
23 novembre. Ils recevront, en même temps que le capital, soit 100 fr.
par titre de h fr. 50 de rente, les intérêts courus du 22 septembre 1887
à la date assignée pour le remboursement des rentes non converties,
date qui sera fixée par décret, mais qui ne pourra dépasser le 22 dé-
cembre 1887. Le silence des porteurs de titres sera considéré comme
un acquiescement à la conversion. Les rentes dont le rembourse-
ment n'aura pas été demandé dans le délai fixé ci-dessus seront con-
verties à raison de 0 fr. 833 de rente 3 pour 100 pour 1 franc de rente
k 1/2 pour 100, et de 0 fr. 937 de rente 3 pour 100 pour 1 franc de
rente k pour 100, ce qui donne le chiffre suivant : 3,7/i8 francs de
rente 3 pour 100 contre ii,500 de rente k 1/2, ou /t,OÛO francs de rente
I
REVUE. — CHRONIQUE. Û77
k pour 100. Un arrêté du ministre des finances déterminera l'époque
de l'échange des titres convertis.
Les détenteurs de rentes k 1/2 ancien ou k pour 100, qui désireront
user de leur droit de préférence sur le surplus des rentes à émettre
pour combler l'écart entre leur ancien et leur nouveau revenu, ne de-
vront pas se contenter d'une attitude purement passive. Il leur
faudra dans le délai de dix jours, du 14 au 23 novembre cou-
rant, déjà indiqué, effectuer le dépôt de leurs titres, et souscrire
l'engagement d'acquitter, au taux de 80 fr. 10 par 3 francs de rente,
le montant de la rente 3 pour 100 complémentaire auquel ils ont droit.
Ce montant devra être égal à la différence entre la rente k 1/2 ou
k pour 100 présentée à la conversion et la rente 3 pour 100 attribuée
en échange, et il ne sera pas admis de souscription inférieure. Le
détenteur de titres de rente pour 4,500 francs en 4 1/2 pour 100
présentés à la souscription aura par conséquent droit de souscrire
752 francs de rente 3 pour 100 à 80 fr. 10. De même le porteur de
4,000 francs de rentes 4 pour 100 pourra souscrire 252 francs de rente
3 pour 100.
Lorsque la rente 3 pour 100 était, il y a peu de jours encore, aux
environs de 82 francs, ce privilège de souscription était un sérieux
attrait en faveur de la conversion, puisqu'il assurait pour le sixième
des nouvelles rentes remplaçant les anciennes un bénéfice d'environ
1 fr. 75 par chaque 3 francs de rente. Aujourd'hui, l'attrait est déjà
beaucoup moindre, après la baisse si violente du jeudi 10 oîi, sur
l'incident fameux des lettres soustraites ou falsifiées, il a semblé que
tout l'édifice gouvernemental allait se détraquer.
Il n'était question que de crise ministérielle et de démission du pré-
sident de la république; la chambre enjoignait aux ministres d'inter-
rompre le cours de la justice, et finalement, sous la pression de l'émo-
tion générale, on ouvrait une nouvelle enquête judiciaire sur les mêmes
faits qui déjà étaient l'objet d'une enquête parlementaire. Pendant
quelques heures, le gâchis a été complet, et la rente 3 pour 100, dans
la journée de vendredi, a fléchi jusqu'à 80,50, pour remonter, il est
vrai, à 81.90. Samedi, enfin, bien que les esprits fussent plus calmes,
et que la situation parût moins critique, la rente est restée à 80.72.
A ce prix, l'écart en bénéfice offert aux souscripteurs de la rente nou-
velle ne dépasse plusOfr. 62, ce qui est peu, si l'on songe qu'un nouvel
incident pourrait le faire immédiatement disparaître, au moment même
où s'ouvre la période laissée aux porteurs de titres pour faire connaîlro
leur désir d'être remboursés en espèces.
Cependant, même si les cours de la rente 3 pour 100 ne se relevaient
pas, les porteurs de rentes 4 1/2 et 4 pour 100 auront encore intérêt à
convertir et à souscrire. L'écart des cours n'est pas, en effet, le seul
avantage qui leur soit offert. Ils n'auront pas à verser immédiatement
à? s REVUE DES DEUX MONDES.
l'intégralité de leur souscription. Au moment du dépôt des titres à con-
vrriir, il sera payé 18 francs par 3 francs de rente. Le solde de
62 fr. 10 sera vfrgé en d^ux fois, 30 francs le 1"- avril 1888 et 32 fr.lO
le l'"'juillei 1888. Malgré ce fractionnement, les souscri 'leurs n'en re-
cevront pas moins le montant intf'grai des deux coupons trimesiriels
payables le 1" avril et 1" juillet 1888, ce qui diminue d'environ 0 fr. 85
le prix auquel leur est concédée la rente, et le ramène à 79 fr. 25 pour
la partie souscrite complémentaire.
Il est bien certain que ces avantages n*ont de réalité qu'à la condition
que les rentes se maintiennent au moins aux environs des cours ac-
tuels, 80 fr. 70 pour le 3 pour 100 et 101 francs pour le k 1/2 ancien.
Une nouvelle baisse d'une unité rendrait la conversion plutôt onéreuse
pour les porteurs, qui s'empresseraient de déposer leurs titres avec
une demande de remboursement. L'état, qui s'est engagé en ce cas à
rembourser au plus tard le 22 du mois prochain, se verrait dans une
position très difficile, si ces demandes atteignaient un chiffre élevé. Il
trouverait, à la vérité, à la Banque de France, tout le concours néces-
saire, et les rentiers recevraient sans aucun retard le montant en ca-
pital de leurs renies déposées, mais l'état garderait sur les bras la
mabse de titres en 3 pour 100 créée en vue de la conversion, et qui se-
rait restée sans emploi. Qu'en ferait-il? Qui la prendrait? et à quel
prix? Ce serait un coup funeste porté au crédit de la France, et le mar-
ché aurait peine à faire bonne contenance.
Mais cette éventualité ne se réalisera pas. Il faudrait, pour que la
rente 3 pour 100 tombât au-dessous de 80 et le k 1/2 ancien au pair,
que le pis que l'on puisse prévoir arrivât précisément du H au 23 no-
vembre, la démission du président de la république, ainsi que la mort
du prince héritier ou de l'empereur d'Allemagne, ou de tous les deux.
Ce qui est vraiment triste, au point de vue financier, dans ce qui se
passe depuis la rentrée des chambras, c'est qu'au milieu de tant d'in-
terpellations, de séances agitées, de voles d'ordres du jour pur et
simple, d'enquêtes judiciaires ou parlementaires, on semble complè-
tement oublier qu'il y a un budget à voter. Personne ne s'occupe ni ne
parle de ce malheureux budget, et nous sommes déjà au milieu de no-
vembre. Il est clair que tout le monde en a pris son parti, et que,
cette année encore, on compte se tirer d'affaire en votant des dou-
zièmes provisoires, expédient désastreux pour la bonne gestion des
ûnances du pays, mais commode pour la législature.
Nos affaires intérieures n'ont pas été la seule cause de l'ébranle-
ment qu'a subi notre marché. Les informations défavorables publiées
sur l'état de santé de l'empereur d'Allemagne et du kionprinz ont tout
d'abord provoqué des ventes nombreuses, à Vienne et à Berlin, sur
toutfs valeurs locales ou étrangères. De plus, la décision prise par la
Banque de l'empire d'Allemagne de ne plus admettre les fonds russes
REVDE. — CHRONIQUE. â79
parmi les valeurs pouvant servir de nantissement aux prêts sur gages
a produit une très fâcheuse impression, en accusant avec une nouvelle
vigueur la tension des relations entre Us deux pays. On a répondu
officieusement qu'il ne s'agissait pas là d'une mesure isolée, et que la
Banque de l'empire d'Allemagne était résolue à étendre cette exclu-
sion à toutes les valeurs étrangères. On peut trouver étrange à Saint-
Pétersbourg, en tout cas, que la Banque ait cru devoir commencer par
les valeurs russes, et cela quelques jours à peine avant la visite du
tsar à Berlin. Les fonds russes ont brusquement baissé de plus d'une
unité, mais se sont depuis relevés en partie, sans regagner leurs an-
ciens cours.
La baisse de l'Italien a été un motif non moins sérieux de découra-
gement pour l'ensemble de la spéculation à la hausse. 11 s'est produit
une crise immobilière à Rome. La fièvre des constructions y a sévi
depuis quelques années, grâce aux facilités de crédit que de grands
éiablissemens financiers offraient aux acquéreurs de terrains et aux
entrepreneurs. Récemment, le crédit s'est resserré, et l'activité des
constructions a dû se ralentir. De là un malaise général, mais non un
krach au sens propre du mot. Une autre considération a encouragé la
spéculation à vendre de la rente italienne, c'est que le déficit du bud-
get atteindra au moins 80 millions, et se grossira encore des dépenses
de l'expédition de Massaouah, le premier crédit de 20 millions étant
épuisé. De 98.30, l'Italien a reculé rapidement à 96.62. A moins de
complications nouvelles et imprévues, on peut présumer que la baisse
n'ira guère plus loin, la perspective du coupon à détacher dans six
semaines devant bientôt ramener des acheteurs.
L'Extérieure a baissé d'une unité, 66 1/2 au lieu de 67 1/2, de même
le Hongrois, 80.60 au lieu de 81.60, de même le Portugais à 56.75.
Les valeurs turques ont eu pendant quelques jours une tendance meil-
leure : la rente atteignait 14.15, et la Banque ottomane 500. Cette
progression était fondée sur la probabilité du maintien prolongé du
statu quo dans la péninsule des Balkans, et sur l'annonce de résultats
plus satisfaisans obtenus dans l'exploitation de la Régie des tabacs.
Le courant général a ramené ces titres aux anciens cours, 13.82 et 492.
L'Unifiée a reculé de 3 fr. 75, après détachement du coupon semestriel.
Ainsi, la plupart des fonds d'état, — les Consolidés étant tenus en
dehors ainsi que les rentes étrangères, qui ne donnent lieu qu'à de
très rares transactions au comptant sur notre place, telles que les
rentes belge, hollandaise, suédoise, etc., — ont baissé très notablement
cette quinzaine, et, de ce chef seul, il eût été difficile à nos propres
fonds de se tenir au niveau précédent. Le recul est de 1 fr. 02 sur
le 3 pour 100, de 0 fr. 70 sur l'amortissable, de 1 fr. 50 sur le 4 1/2 an-
cien et de G fr. 82 sur le U 1/2 nouveau, la comparaison étant établie
A 80 REVUE DES DEUX MONDES
entre les cours de compensation du 2 novembre et les prix de clôture
du 12.
Les valeurs n'ont pas été épargnées, et plusieurs ont même été
fortement atteintes. Il faut faire toutefois exception pour l'action de
la Banque de France, qui s'est approchée du cours de Zi,300, gagnant
une cinquantaine de francs pendant cette quinzaine, à cause des béné-
fices que l'on supposa devoir résulter pour l'établissement du con-
cours qu'il peut être appelé à donner à l'état à propos de la con-
version.
La Banque de Paris a fléchi de 23 francs à 741, le Crédit foncier de
20 francs à 1,363, et pourtant il n'est pas téméraire de prévoir que la
conversion pourra être aussi une source de profit pour cette institu-
tion. Le Crédit lyonnais est en baisse de 12 francs à 553, la Banque
d'escompte de 15 à 453, les Dépôts de 7 à 600, la Banque parisienne
de 25 à 3^0, le Crédit mobilier de 12 à 305, le Crédit industriel de 15
à 575, la Laenderbank autrichienne de 12 à 456, le Mobilier espagnol
de 8 à 123, la Banque du Mexique de 6 à 527. Les actions du Comptoir
d'escompte et de quelques sociétés comme la Banque transatlantique,
le Crédit foncier d'Algérie, la Société générale, et la plupart des Com-
pagnies immobilières, ont donné lieu à des affaires très limitées et n'ont
point subi de changemens de cours.
Les transactions n'ont pas été plus actives sur les actions de nos
grandes compagnies. Le Nord seul a reculé de 15 francs à 1,525. Parmi
les obligations, quelques-unes ont fléchi de 1 ou de 2 francs, comme
celle du Nord, ramenée de 408 à 405. En général, il y a eu peu de fluc-
tuations sur ce marché de l'épargne, où les émotions de la spéculation
n'ont pas encore eu leur contre-coup.
Les chemins étrangers ont tous fléchi, les Autrichiens de 3 francs
à 463, les Lombards de 5 à 177, le Nord de l'Espagne de 6 à 338, le
Saragosse de 3 à 272, les Portugais de 10 à 630, les Méridionaux de 12
à 775.
Le Suez a reculé de 2,000 à 1,985, le Gaz de 1,307 à 1,300, les Allu-
mettes de 710 à 700, les Omnibus de 1,150 à 1,140, les Voitures de
690 à 680, le Télégraphe de Paris à New- York de 110 à 102, les Télé-
phones (sur lesquels le versement du dernier quart est appelé) de 505
à 490. Le Rio-Tinto a été porté jusqu'à 265, puis ramené à 245; un
acompte de dividende de 3 shillings a été annoncé sur ce titre.
Ls directeur-gérant : G. Culoz.
CHARYBDE ET SCYLLA
PROVERBE.
Un boudoir élégant. — Lampes allumées. — Du feu dans la cheminée.
PERSONNAGES
Henri LATOURNELLE, jeune maître des
requêtes. Joli garçon, mais un peu raide
et gourmé.
Madame DU VERNAGE, sa belle-mère.
(La scène est à Paris.)
ODETTE, sa femme.
BAPTISTE, domestique.
JULIE, femme de chambre.
LATOURNELLE, seul. Il marche à travers le boudoir d"un air préoccupé, s'arrètant
par intervalles, pour regarder l'heure à sa montre. — BAPTISTE entre et dépose
les journaux sur un guéridon.
LATOLRNELLE.
Ces dcimes sont-elles rentrées ?
BAPTISTE.
M"^^ du Verrage rentre à l'instant, monsieur ; mais Madame n'est
pas encore rentrée. (Baptiste sort.)
(Latournelle recommence sa promenade. Au bout de quelques minutes,
madame du Vcrnage entre.)
TOME LXXXIV. — 1^' DÉCEMBRE 1887. 31
A 82 REVUE DES DEUX MONDES.
MADAME DU VERNAGE.
Bonjour, mon ami. (Latonrneiie salue froidement.) Est-ce qu'OdettG
n'est pas encore rentrée ?
LATOURNELLE.
Non, madame.
MADAME DU VERNAGE, s'étendant sur une chaise longue.
Pauvre enfant!.. Du reste, mon ami, il n'est encore que sept
heures...
LATOURNELLE.
Oui,., et comme elle n'est dehors que depuis midi!..
MADAME DU VERNAGE, sans répondre, prend un ouvrage de crochet dans
un panier et se met à travailler.
•LA TOURNELLE fait encore quelques pas dans le salon, et s'arrêtant tout à coup
devant sa belle-mère.
Ah çà! chère madame, quelle vie mène-t-elle décidément, votre
fille? '
MADAME DU VERNAGE, avec calme.
Mais elle mène une vie fort agréable, mon cher monsieur ; elle
fait des visites à ses amies; elle va au Louvre, au Bon-Marché, au
Printemps,., et puis nous allons voir ensemble tout ce qui est à
voir, les musées, les expositions, car, Dieu merci, je l'accompagne
un peu partout depuis que vous avez cessé de lui faire cet hon-
neur-là,., du moins dans la journée,., depuis que vous vous êtes
mis en tête de la bouder, je ne sais pas pourquoi !
LATOURNELLE.
Oh! mon Dieu! si, vous savez pourquoi, chère madame... Pen-
dant les premiers temps de notre mariage, j'ai été parfait pour
Odette, et je dois dire que sa conduite à elle-même était alors con-
venable... Puis, — il y a sept ou huit mois, — elle prend tout à
coup les allures d'un cheval échappé... Elle court dans Paris, comme
une aliénée, du matin au soir;., elle sort dès l'aurore, elle rentre
à peine pour dîner,., et quand j'essaie de l'interroger sur l'emploi
de son temps, elle me fait des réponses vagues, embarrassées,..
GHARYBDE ET SGYLLA. 483
qui, certainement, ne m'inquiètent pas, mais qui, pourtant, me pa-
raissent fort extraordinaires.
MADAME DU VERNAGE, travaillant toujours tranquillement.
Rappelez vos souvenirs, mon ami... Votre femme n'a commencé
à mener cette vie en l'air dont vous vous offusquez que le jour où
vous l'avez abandonnée à elle-même, en lui laissant voir clairement
le mépris que vous professiez pour sa pauvre petite personne...
Vous affectiez de fuir sa compagnie, de vous dérober au tête-à-tête,.,
et je vous ai même vu plus d'une fois sommeiller devant elle ou
faire semblant, ce qui n'était pas agréable pour cette jeune
femme.
LATOURNELLE.
Et à qui la faute, madame, je vous prie, si nos entretiens étaient
impossibles,., si votre fille ne trouvait pas quatre mots à me ré-
pondre quand je lui parlais?..
MADAME DU VERNAGE.
Vous lui parliez politique !
LATOURNELLE.
Je ne lui parlais pas politique, je lui parlais littérature, beaux-
arts, histoire, sciences naturelles ;.. bref, je frappais à toutes les
portes et je les trouvais toutes fermées... Eh bien! je vous le de-
mande encore,., madame, à qui la faute?.. Je ne connaissais pas
votre fille, moi, quand je l'ai épousée,., car on ne connaît jamais
que très superficiellement la jeune fille qu'on épouse;., mais vous,
madame, vous la connaissiez parfaitement, et vous me connaissiez
aussi;., vous saviez que, sans être ennemi des distractions mon-
daines, j'étais un homme de goûts sérieux, un homme occupé,., un
esprit, si j'ose le dire, un esprit cultivé... Vous saviez, d'un autre
côté, que votre fille, bien douée sans doute sous le rapport phy-
sique, était une personne de goûts purement frivoles, dépourvue
de toute culture intellectuelle, sans aucune lecture, dénuée enfin
de tout ce qui peut alimenter une conversation intéressante... Eh
bien ! comment avez-vous pu croire que l'association de deux êtres
aussi mal assortis pût jamais être heureuse?
MADAME DU VERNAGE, froidement.
Ayant élevé ma fille moi-même, je n'ai pu lui apprendre que ce
que je savais.
hSh RETDE DES DEDX MONDES,
LA.TOURNELLE.
Mais, c'est ce que je vous reproche, chère madame!.. Vous ne
pouviez ignorer qu'on demande aujourd'hui aux jeunes personnes
une instruction, des connaissances, des lumières, qu'on n'exigeait
pas de la génération à laquelle vous appartenez... Sentant votre in-
suffisance, vous auriez dû vous adjoindre quelques maîtres supplé-
mentaires,., car, enfin, je suis vraiment curieux de savoir ce que
vous lui avez appris, à votre fille ?
MADAME DU VERNAGE.
La politesse, mon ami !..
LATOURNELLE.
Elle ne savait même pas son histoire sainte!.. Je me rappelle
qu'un jour, au Salon, elle me demanda le sujet d'un tableau... Je
répondis que c'était une Salomé... « Salomé? qui est-ce ça? » me dit
votre fille... Gela fit rire autour de nous... Croyez -vous que ces
choses-là ne mortifient pas un mari et qu'elles ne le découragent
pas de promener sa femme dans les musées ou n'importe oîi ?
MADAME DU VERNAGE.
Je vous avoue qu'en apprenant l'histoire sainte à ma fille, je
n'avais pas cru devoir insister sur Salomé.
LATOURNELLE.
La vérité est qu'avec votre vieux fonds aristocratique et votre fa-
natisme réactionnaire, vous nourrissez une sainte horreur pour
tous les progrès modernes, et en particulier pour les lycées déjeunes
filles... Si vous aviez eu le bon esprit de mettre votre fille dans un
de ces admirables établissemens...
MADAME DU VERNAGE, déposant brusquement son ouvrage.
Si j'avais mis ma fille dans un de ces admirables établissemens,
j'aurais cru commettre un crime envers son futur maril
LATOURNELLE, araer.
Vous comptiez donc, madame, lui faire épouser un ignorant et
un sot?
CHARYBDE ET SCYLLA. 485
MADAME DU VERNAGE.
Je comptais, au contraire, lui faire épouser un homme instruit
et même un homme d'esprit, — et je voulais réserver à cet homme
d'esprit le très précieux privilège de cultiver lui-même, ou du moins
de perfectionner à son gré, l'intelligence de sa femme. J'espérais
qu'il comprendrait toute la douceur et aussi toute la force que ces
relations, de maître à disciple, peuvent ajouter aux liens d'un jeune
ménage. Je me serais crue très coupable d'enlever d'avance à mon
gendre le prestige de sa supériorité aux yeux de sa jeune femme;.,
car, si une jeune femme n'admire pas son mari, elle ne l'aime pas
assez,., entendez-vous cela? Il faut, par conséquent, qu'elle recon-
naisse en lui un être supérieur, une sorte d'archange qui daigne la
prendre sur ses ailes pour l'élever peu à peu dans la lumière,., et
vous n'avez pas idée combien un tel enseignement, à peine sen-
sible, et qui semble n'être qu'une forme un peu plus sérieuse de
l'amour, touche, attendrit, attache un cœur de femme !.. Mais non!.,
vous auriez voulu que votre femme sortît d'un lycée, armée de
toutes pièces, comme Minerve du cerveau de Jupiter!.. Mon Dieu!
je sais que c'est un système très glorifié aujourd'hui que de pousser
à fond l'éducation des femmes avant le mariage... Mais, pardon!
quand vous formez ainsi dans une sorte de moule officiel l'intelli-
gence d'une jeune fille, êtes-vous bien sûr que vous ne la mettez
pas d'avance en contradiction, en hostilité même, sur plus d'un
point, avec le monsieur qui l'épousera? Ses idées sur toutes choses,
que vous fixez ainsi d'une manière définitive, ne risquent-elles pas
de heurter celles de son mari?., ses connaissances acquises de lui
déplaire?.. Ne peut-il arriver, d'ailleurs, par hasard, que l'inéga-
lité d'instruction se trouve alors du côté du mari, qui en souffrira
dans sa dignité, tandis que la femme ne pourra se défendre d'un
secret mépris pour son seigneur et maître?.. Bref, en vertu de
toutes ces considérations et de quelques autres queje vous épargne,
je suis pour qu'une mère achève jusqu'à la perfection l'éducation
morale de sa fille, mais qu'elle se contente d'ébaucher son éducation
intellectuelle, de lui donner, comme dit }tlo\[ère, des clartés de tout,..
et de préparer enfin le terrain à son mari... C'est ainsi que j'ai
compris ma tâche, — et je l'ai remplie... Permettez-moi de vous de-
mander si vous avez rempli la vôtre?
LATOURNELLE.
Et je vous demande, moi, madame, quelle mine votre fille aurait
laite, si j'avais prétendu lui imposer deux ou trois heures de classe
tous les matins?., car il n'en aurait pas fallu moins!
488 REVUE DES DEUX MONDES.
MADAME DU VERNAGE.
Il ne s'agissait pas de lui faire la classe... II s'agissait de saisir,
au jour le jour, dans le cours ordinaire de la vie, les occasions
d'étendre son esprit, de rectifier ses jugemens, d'éclairer son goût,
d'élever sa pensée,., et, certes, ce n'est pas à Paris que ces occa-
sions-là manquent.
LATOURNELLE.
Mon Dieu! madame, je vais toucher un point très délicat... Je
voudrais respecter vos illusions maternelles,., mais je crains que
vous ne vous abusiez un peu, et même beaucoup, sur les aptitudes
de votre fille... C'est un esprit d'une telle frivolité, que je le regarde,
quant à moi, comme incapable de la plus légère application.
MADAME DU VERNAGE.
Ah! mon ami, si vous saviez comme j'ai envie de rire!
LATOURNELLE.
Je n'en ai pas envie, moi, madame,., car la frivolité poussée au
point où je la vois chez votre fille n'est pas seulement un ridicule,.,
elle est un danger,., un désordre moral, qui conduit fatalement une
femme à l'oubli de tous ses devoirs... Parmi toutes ces agitées à
petite cervelle, qui passent leur existence à courir les magasins, à
flirter autour du lac et à se gorger ensuite de sandwichs, de foies
gras et de malaga jusqu'au dîner, en connaissez-vous beaucoup qui
soient d'honnêtes femmes? Moi j'en connais fort peu... Enfin, ma-
dame, pour tout vous dire, votre fille est en train de perdre ma
confiance,., elle l'a même perdue!
MADAME DU VERNAGE.
Ah! permettez, mon ami...
LATOURNELLE.
Car il n'y a pas seulement de l'insanité dans la vie qu'elle mène,
il y a aussi du mystère,., de l'équivoque... Odette manque de fran-
chise avec moi;., plus d'une fois, j'ai su qu'elle m'avait trompé sur
l'emploi de ses journées... De plus, elle s'enferme souvent dans sa
chambre,., elle a des tiroirs secrets... où elle cache quelque chose,.,
apparemment les lettres qu'elle écrit ou celles qu'elle reçoit... Il y
a trois jours, comme j'étais entré chez elle un peu à l'impro-
CHAFxYBDE ET SCYLLA. A87
viste, je l'ai vue serrer précipitamment des paperasses dans un de
ses meubles à secret,., et elle est devenue rouge jusqu'aux che-
veux...
MADAME DU VERNAGE.
Ahl ma foi!., c'est trop fort!.. Je n'y tiens plus!.. C'est vous,
mon cher monsieur, qui allez rougir jusqu'aux cheveux... Savez-
vous ce qu'elle cache dans ses tiroirs, cette petite femme frivole,
puérile, incapable?.. C'est d'abord son brevet de capacité de pre-
mier degré... qu'elle a obtenu aux derniers examens de l'Hôtel
de Ville...
LATODRNELLE, stupéfait et un peu incrédule.
Non... chère madame?..
MADAME DU VERNAGE.
Si, cher monsieur,., et ce n'est pas tout. Elle se prépare main-
tenant à l'examen de juillet pour le brevet supérieur... Vous savez,
à présent, oii elle passe ses journées depuis six ou sept mois;., elle
les passe à suivre des cours, et quand elle s'enferme dans sa
chambre, c'est pour rédiger ses notes ou pour faire ses études de
dessin... Non, non, je vous en prie, ne me cachez pas cette petite
larme qui glisse au coin de votre œil,., elle me fait plaisir,., elle
me fait oublier vos impertinences... (Eiie lui prend les mains.) Ah çàl
vous étiez donc très malheureux, mon pauvre garçon?..
LATOURNELLE, avec émotion.
Très malheureux.
MADAME DU VERNAGE.
Vous l'aimez donc un peu malgré tout, mon horrible fille?
LATOURNELLE.
Beaucoup ! (n lui baise la main.)
MADAME DU VERNAGE, retirant doucement sa niaiu.
Non!., pas moi,., pas moi,., ce n'est pas moi qu'il faut remer-
cier, c'est elle seule. Car, moi, ce n'était pas trop mon avis. Je
voyais des inconvéniens,.. mais elle l'a voulu... « Comme cela.
488 REVUE DES DEUX MONDES.
maman, me disait cette fillette, je ne lui laisserai pas d'excuse... »
(Elle prfte loreiUo.) La voilà!.. Elle va être désespérée que je l'aie
trahie... Elle voulait vous réserver la surprise jusqu'au brevet su-
périeur...
ODETTE, entre vivement.
Me voilai.. Un peu en retard peut-être, mais... (Eiie s'interrompt en
remarquant l'attitude embarrassée de sa mère et de son mari, et elle ajoute à demi-
voix) : Qu'est-ce qu'il y a ?
MADAME DU VERNAGE.
Ma fille, tu vas me gronder,., mais ton mari avait la tête aux
champs,., il sentait du mystère,., il souffrait... Je lui ai tout dit...
ODETTE.
Oh ! maman !
HENRI, lui tendant les bras.
Enabrasse-moi ! (EUe se jette à lui tout émue.) Ma chère petite!., comme
c'est gentil !.. comme c'est bien I
ODETTE.
Tu es content?
BAPTISTE, paraissant au fond
Madame est servie !
DANS LA SALLE A MANGER.
Une table servie. — Latournelle, M""^ du Vernage et Odette entrent dans la salle en
causant gaîinent. — Puis ils se mettent à table. — Baptiste va et vient pour le
service.
LATOURNELLE, riant.
Ce qui m'étonne le plus, c'est qu'aucune de tes amies ne m'ait
révélé ton secret...
ODETTE.
C'est qu'elles ne le savaient pas.
A la bonne heure !
GHARYBDE ET SCYLLA. /i39
LATOURNELLE.
ODETTE.
Mais tout ce que j'ai dépensé de ruses et de mensonges,
hélas I
(ils commencent à dîuer.)
LATOURNELLE.
Tu me montreras tes cahiers,., tes notes,., cela m'amusera ex-
trêmement I
ODETTE.
Tout ce que tu voudras.
LATOURNELLE.
Et, vraiment, tu penses au brevet supérieur?
ODETTE, très animée, et un peu grisée par la circonstance.
Certainement!.. Et je l'aurai!..
LATOLRNELLE.
C'est qu'il n'est pas facile du tout, l'examen pour le brevet supé-
rieur!..
ODETTE.
Je sais bien,., mais j'y mettrai le temps nécessaire... Et puis,
j'ai d'excellens professeurs... M. Chevreau-Lambert, pour le fran-
çais et la littérature...
LATOURNELLE.
Ah ! Chevreau-Lambert. . . Diable !
ODETTE.
Lui-même... M. Renaudot, pour l'histoire et la géographie...
M. Tellier, pour les sciences... Hamel-Druot, pour le dessin... En-
fin, la fleur des pois.
490 REVUE DES DEUX MONDES.
LATOURNELLE.
Ils ne doivent pas s'ennuyer, ces messieurs !.. (a madame du vernage) :
Et dites-moi, chère madame, est-ce que vous accompagnez Odette
à ses cours?
MADAME DU VERNAGE.
Je l'accompagne à certains cours, mon ami, et pas à d'autres,..
ça dépend des professeurs...
ODETTE.
Tu as joliment bien fait, maman, de ne pas venir ce soir chez
Renaudot... Nous étions au moins une quinzaine d'élèves dans son
petit salon,., un poêle et le gaz avec cela... J'ai failli étouffer,., ça
manquait trop d'oxygène : . . rien que de l'azote et de l'acide carbo-
nique...
LATOURNELLE.
Ah! ah! bravo!... Tu sais la chimie, maintenant!..
ODETTE.
Ohl les élémens, seulement... Voyons I fais-moi quelques ques-
tions... pas trop difficiles...
LATOURNELLE, se troublant un peu.
Quelques questions?., sur la chimie?..
ODETTE.
Oui.
LATOURNELLE.
Pourquoi?.. Ce n'est pas la peine... Je m'en fie à toi...
MADAME DU VERNAGE.
Puisque ça lui fait plaisir, mon ami...
LATOURNELLE, embarrassé.
Eh bien! voyons,.. attends... Sur la chimie?., voyons!.. Qu'est-ce
que c'est que le gaz ?
CHARYBDE ET SCYLLA. fi9l
ODKTTB.
Quel gaz?
LATOURNELLL.
Le gaz d'éclairage,.. le gaz de la suspension, par exemple?
ODETTE.
C'est de l'hydrogène.
LATOURNELLE.
Parfaitement!.. Ça suffit ! (a madame du vemage) : Elle sait!.. Elle
sait !
ODETTE, gaîment.
Veux-tu me donner un peu de chlorure de sodium, mon ami?..
(Latournelle, après un moment d'hésitation, passe à sa femme une bouteill»
d'eau minérale qui est près de lui.)
ODETTE.
Mais non, Henri... Je te dis du chlorure de sodium, et tu me
donnes de l'eau de Saint-Galmier!.. Du chlorure de sodium,., du
sel, enfin!
LATOURKELLE.
Ah! du chlorure de sodium!., parbleu!., voilà... di lui passe la
salière.) Et eu histoire, ma chère, es-tu aussi forte qu'en chimie?..
Mais on ne vous demande que l'histoire de France, je croii, à ces
examens?..
ODETTE.
Pour le premier degré, oui;., mais pour le deuxième, on de-
mande l'histoire générale,., et j'en ai déjà appris ou repassé une
grande partie.
LATOURNELLE, riant.
Alors tu sais ce que c'était que Salomé, maintenant ?
ODETTE.
Je crois bien !.. Salomé, fille d'Hérodiade, — laquelle avait épousé
Hérode en secondes noces. Hércdiade était la belle-sœur d'ilérode,
Zi92 REVDE DES DEUX MONDES.
et ce fut ce mariage, regardé comme incestueux chez les Juifs,
qui provoq.ua les reproches et les anathèmes de saint Jean-Bap-
tiste! Pour s'en venger, Hérodiade jura la mort de l'apôtre... Elle
fit demander sa tête à Hérode par sa fille Salomé, qui l'obtint en
fascinant Hérode par le charme de sa danse... Il y a même tout
lieu de supposer qu'elle ne s'en était pas tenue à la danse, et qu'il
y eut quelque chose de plus marqué entre elle et son beau-père,.,
ce qui n'était pas très joli, mais dans cette famille-là...
LATOURNELLE, qui est devenu soucieux peu à peu, l'interrompant.
Comment! Qu'est-ce que tu dis donc là, Odette?., je n'ai jamais
entendu parler de ça, moi !..
ODETTE.
M. Renaudot dit que c'est une hypothèse très vraisemblable,
parce qu'il est impossible d'expliquer autrement que par la vio-
lence de la passion et du désir l'acte sanguinaire auquel Hérode se
laissa entraîner, attendu que ce prince n'était pas naturellement
cruel.
LA.TOL'RJNELLE, qui l'a écoutée avec une impatience croissante.
Comment! pas cruel,.. Hérode?.. Et le massacre des innocens,
ma chère!..
ODETTE.
Pardon, mon ami, mais je crois que tu confonds les deux Hé-
rode... Celui du massacre des innocens, le tien, était Hérode le
Grand, !iO ans avant J. -G., — et le mien, celui de Salomé, étai
Hérode Antipas, fils de l'autre, — un an après J.-G.
Es-tu sûre?
LATOURNELLE.
ODETTE.
Oui, mon ami.
LATOURNELLE.
Du reste, tous ces temps-là sont tellement confus
MADAME DU VERNAGE , toussant.
HemI hem!
GHARYBDE ET SGYLLA, 493
LATODRNELLE.
Vous dites, chère madame?..
MADAME DU VERNAGE.
Rien du tout, mon ami.
LATOURNELLE , mangeant.
Délicieuses, ces petites timbales aux crevettes... Ma pauvre Odette,
tu as dû t'ennuyer cruellement depuis sept grands mois, au milieu
d'un travail si sérieux, si creusé...
ODETTE.
Non, pas trop... Tu sais, comme a dit le poète ;
Le travail est souvent le père du plaisir.
LATOURNELLE.
Ah! du Boileau! Très bien! très bien!.. Mais il faut convenir
que ce vers n'est pas un de ses meilleurs...
ODETTE, simplement.
Mais il n'est pas de Boileau, mon ami, il est de Voltaire...
LATOURNELLE, un peu troublé, puis se remettant et affectant de rire.
Ah! bravo! tu n'es pas tombée dans le piège!..
ODETTE.
C'était un piège?
LATOURNELLE.
Naturellement... Je voulais savoir si tu étais bien sûre de tes
auteurs. Tu comprends que je ne pouvais m'y tromper,.. Boileau
n'a jamais écrit un vers aussi plat que celui-là... Voltaire lui-
même, du reste, est habituellement mieux inspiré,., surtout dans
ses poésies légères... Ainsi, par exemple, son quatrain: « Glissez,
mortels,., n'appuyez pas!.. » C'est charmant !
ODETTE, le regarJant.
Est-ce encore un piège, mon ami?
llQk REVDE DES DEUX MONDES,
LATOCRNELLE, inquiet.
Comment?.. Non... pourquoi?
ODETTE.
C'est que ce quatrain n'est pas de Voltaire.
LATOURNELLE.
Tu crois?..
ODETTE.
Il est du poète Roy;., ce sont des vers écrits au-dessous d'une
gravure représentant des patineurs :
Sur un mince cristal, l'hiver conduit leurs pas;
Le précipice est sous la glace;
Telle est, de vos plaisirs, la légère surface :
Glissez, mortels, n'appuyez pas !
LATOURNELLE.
Enfin, quoi qu'il en soit, ils sont charmansl.. C'est ce que je di-
sais!
MADAME DU VERNAGE, toussant.
HemI
LATOURNELLE.
Vous dites, chère madame?
MADAME DU VERNAGE.
Je ne parle pas, mon ami, je mange tranquillement...
(Baptiste présente le plat de rôti.)
LATOURNELLE, uu peu aigre.
Qu'est-ce que c'est que ce rôti-là?.. Encore du bœuf?.. Voyons,
ma chère Odette, ce n'est pas un jour comme aujourd'hui que je
voudrais te gronder!.. Mais, je t'en prie, au nom du ciel et de la
terre, donne-moi quelquefois du veau et de l'agneau, au heu de ce
gros mouton et de ce gros bœuf qui finissent par m'éeœurer !..
CIIARYBDE ET SCYLLA. i95
ODETTE.
Mon ami, c'est que la chair de veau et d'agneau est, comme tu
sais, presque entièrement composée de fibrine et d'albumine, ce
qui n'est guère sain, surtout pour toi qui es un lymphatique...
LATOURNELLE.
(Répétant à part, avec ennui : Lymphatique ! ) (Haut.) Est-CC que tU appreuds
aussi la médecine ?
ODETTE.
Quelques notions... dans ce qui touche à la chimie, à l'hygiène...
LATOUKNELLE, à madame du Vernage.
Ne pensez-vous pas, chère madame, qu'on en demande vraiment
trop à ces jeunes femmes,., qu'on les surmène, qu'on leur sur-
charge le cerveau ?
MADAME DU VERNAGE.
Mais non, mon ami.
(Une pause de silence.)
LATOURNELLE, reprenant d'un air assez sombre.
Et ces professeurs qui vous examinent, ils sont convenables au
moins, j'espère?
ODETTE.
Oh! très convenables;., cependant, quelquefois, il y en a qui
manquent un peu de goût. Ainsi, pendant un examen pour le bre-
vet supérieur, auquel nous assistions maman moi,., tu te rap-
pelles, maman ? — un de ces messieurs posa cette question à la
jeune aspirante qui passait... — C'était à propos de l'anneau de Gy-
gès :.. — « Pouvez-vous me dire, mademoiselle, ce que c'était que le
roi Gandaule? — Le roi Gandaule, monsieur ?.. — Oui, mademoi-
sele;.. il arrive tous les jours qu'on fait allusion à son histoire,., il
y a même des tableaux qui représentent la scène principale de sa
vie... Il n'est donc pas inutile d'en savoir quelque chose... » Et
comme la pauvre fille rouj/issait et se taisait : « Alors, mademoi-
selle, reprit-il, décidément, vous ne savez pas ce que c'était que le
roi Gandaule? — Pardon, monsieur, — dit-elle alors brusquement,
liQQ REVUE DES DEUX MONDES.
— c'était un imbécile ! » Ces messieurs se mirent à rire, et elle fut
reçue... Moi, je l'ignorais absolument, l'histoire du roi Gandaule;..
mais en sortant de l'examen, j'ai vite consulté ta biographie Mi-
chaud,., et j'ai trouvé.
LATOURNELLE, inquiet.
Qu'est-ce que tu as trouvé?
ODETTE.
Eh bien!., comme cette demoiselle,., j'ai trouvé que c'était un
imbécile !
LATOURNELLE.
Et l'examinateur donc !
MADAME DU VERNAGE.
Un dilettante I
ODETTE.
Ta ne manges pas de chaufroix, mon ami ?
LATOURNELLE, qui s'assombrit de plus en plus.
Non,., je te remercie,., pas très faim... J'ai pourtant pris beau-
coup d'exercice, aujourd'hui... Je suis allé de mon pied, rue de
Presbourg, dire adieu à Dussailly ...
ODETTE.
Ah! il fait son voyage, décidément, Dussailly?..
LATOURNELLE.
Oui,., il part en Amérique ;.. il part même, dès ce soir, au Havre.
ODETTE.
Oh! Henri, qu'est-ce que tu dis là?.. Si M. Chevreau-Lambert
t'entendait, il tomberait en convulsions !
LATOURNELLE.
Pourquoi ça?
CHARYBDE ET SCYLLA. 597
ODETTE.
Parce qu'il n'y a pas de faute de langue qui l'exaspère comme
celle que tu viens de commettre... par mégarde, bien certaine-
ment.
LATOURNELLE.
Quelle faute de langue ?
ODETTE.
// part en Amérique... Il part au Havre... au lieu de: — Il
part pour l'Amérique. Il part pour Le Havre
• • •
LATOURNELLE.
Mais, je lis cela tous les jours... partout, moi !
ODETTE.
Justement... Chevreau-Lambert nous disait encore ce matin
qu'il n'y a pas de faute de français plus commune aujourd'hui, ni
plus grossière,., et qu'il faut renvoyer cette expression vicieuse aux
loges de concierge d'où elle est sortie...
LATOÏÏRNELLE, décontenancé.
Mais enfin,., vraiment,., je ne vois pas la raison...
ODETTE.
La raison, mon ami, c'est que la préposition en, qui indique l'ar-
rivée, le séjour dans un lieu, V intériorité , comme on dit, est con-
tradictoire et inconciliable avec le mot partir, qui indique avant
tout l'idée de départ, de direction d'un lieu vers un autre, et
il en est de même de la préposition à... Le seul cas où il soit per-
mis d'employer le verbe partir avec les prépositions en et <>, c'est
lorsque le sujet du verbe est censé être arrivé à destination... Par
exemple : Un tel est parti à Borne, est parti en Amérique depuis
loïigte?7ips... mais il part à Rome, il part en Amérique... Ja-
mais!., jamais !.. jamais!..
LATOURNELLE, -s'épongeant le front.
(A part.) II fait chaud ! (a haute voix, avec humeur ) : Oui, c'oSt pOS-
sible;.. mais avant de te livrer à ces études de grammaire trans-
TOME LXXXIV. — 1887. 32
A98 REVDE DES DEUX MONDES.
cendante, ma chère petite, tu n'aurais peut-être pas mal fait de
perfectionner un peu ton écriture, tout bonnement I
ODETTE.
Mais j'y ai bien été forcée pour mon examen... J'ai aussi un maître
d'écriture, et tu verras avec une douce surprise que je suis devenue
une véritable artiste. . .
. . . Dans l'art ingénieux
De peindre la parole et de parler aux yeux!
(Ils se lèvent de UiUc )
LATOURNELLE.
Ah ! du bon Boileau, cette fois 1
ODETTE, le legardaut gaimcut.
Non,., dis,., tu le fais exprès?
LATOURNELLE.
Gomment ça?., ce n'est pas de Boileau?
ODETTE.
Tu le sais bien, voyons !.. c'est de Brébeuf,.. dans la Pharsalc!
LATOURNELLE, se levant.
Ah! Brébeuf!.. dame! Brébeuf... Je l'ai un peu perdu de vue,
moi, Brébeuf, je l'avoue.
MADAME DD VERNAGE, à qui il donne le bras
Elle est ferrée, n'est-ce pas ?
LATOURNELLE, accablé.
Très ferrée !
MADAME DU yERNAGE.
Et jugez quand elle aura le brevet supérieur!
(Ils passent dans le boudoir.)
CHARYBDE ET SCYLLA. h99
BArllblJli ET JULIE, qui vient l'aider à desservir.
JULIE.
Qu'est-ce qu'ils avaient donc à bavarder comme ça aujourd'hui?
On les entendait de l'office I
(En ce moment, Latournelle revient du boudoir dans la salle et soulève la portière.)
BAPTISTE, sans le voir, répondant à Julie.
Ah! tu as perdu, ma fille, va!.. Madame a collé monsieur tout
le temps!.. Ce que j'ai ril.. (n se retourne et aperçoit Latournelle.)
• LATOURNELLE, sévère.
Allez, je vous prie, me chercher mon étui à cigarettes dans mon
paletot.
BAPTISTE.
Bien, monsieur I
DANS LE BOUDOIR
MADAME DU VERNAGE, ODETTE, seules un instant.
ODETTE.
Est-ce possible, maman?.. Gomment!., vraiment, il me soupçon-
nait?
MADAME DU VERNAGE.
Il ne te soupçonnait pas précisément, mais il était inquiet,., un
peu jaloux... Il ne faut pas te plaindre de ça, mon enfant!
(Latournelle rentre.)
ODETTE, lui prenant les mains.
Comment! vilain! vous étiez jaloux?.. Vous aviez de mauvaises
idées sur moi?..
500 REVUE DES DEUX MONDES,
LATOURNELLE.
Pas du tout!.. Seulement, je ne comprenais pas tous ces mys-
tères 1
ODETTE.
Rassure-toi, malheureux I
Mon âme vierge encor, dans le sommeil des sens,
Des folles passions ignore les tourmens !
LATOURNELLE.
Mais c'est rassurant tout juste ce que tu me dis làl
ODETTE.
C'était pour placer ma citation... Tu sais de qui ils sont, ces
vers-là ?
LATOURNELLE.
Ma foi nonl.. — Attends! Ça doit être de Racine, pourtant, dans
Phèdre,., rôle d'Hippolyte?..
ODETTE.
Encore un gage!.. Ils sont de Legouvé!.. Maintenant, mon petit
Henri, je vais te chercher mon brevet, mes cahiers de notes et mes
dessins d'après le relief, et tu verras si je me donne de la peine
pour te plaire :
Et si de t'agréer, je n'emporte le prix,
J'aurai, du moins, l'honneur de l'avoir entrepris !
(Kile sort en courant, puis reparaissant aussitôt en soulevant la portière) :
De qui sont-ils, ceux-là?
LATOURNELLE.
Dame!., ça doit être de Corneille,., dans le Cid?..
ODETTE.
Enfant!., c'est de Lafontaine! (Eiie part.)
CHARYBDE ET SCYLLA. 501
LATOURNELLE, MADAME DU VERNAGE.
(Latournelle fait quelques pas en fumant uno cigarette, puis il jette sa cigarette au
feu et s'assoit dans une attitude d'accablement.)
MADAME DU VERNAGE.
Eh bien 1 cher ami, pourquoi avez -vous l'air hébété?
LATOLRNiLLE.
Hébété, c'est beaucoup dire... ennuyé, c'est possible.
MADAME DU VERNAGE.
Pourquoi ennuyé?.. Vous vouliez une femme instruite,., vous
l'avez!.. Qu'est-ce qu'il vous faut encore?
LATOURNELLE.
Je voulais une femme instruite, assurément,., mais je ne voulais
pas une espèce de femme savante à la façon de Molière, une pé-
dante toujours prête à faire étalage d'une insupportable érudition...
Gomment ! on ne peut pas dire un mot maintenant sans qu'elle y
ajoute un commentaire scientifique,., une remarque grammati-
cale... ou une citation littéraire;., c'est agaçant.
MADAME DD VERNAGE.
Du moins, vous ne pouvez plus dire qu'elle n'a pas de conversa-
tion.
LATOURNELLE.
Mais sa conversation n'est pas une conversation, chère madame,
c'est une conférence !
MADAME DU VERNAGE.
Vous devez comprendre, mon ami, que cette jeune femme éprouve
un empressement naturel de déballer son petit savoir, surtout de-
vant vous qui lui reprochiez si amèrement son ignorance. Mais c'est
un premier moment à passer,., cela se calmera,., cela se régula-
risera,., soyez-en sûr... ,
502 REVUE DES DEUX MONDES.
LATOURNELLE, bourru.
Soit ! mais, en attendant, il y a un point, chère madame, sur le-
quel je vous prierai d'appeler son attention... tUe ne devrait pas
affecter, comme elle le fait, de me reprendre, de me rectifier,
quand il m'arrive d'avoir par hasard quelque légère défaillance de
mémoire... Cela me ferait jouer devant le monde et même devant
mes domestiques un personnage pénible... De plus, je vous dirai,
chère madame, que ses études me paraissent dirigées d'une ma-
nière déplorable;., on lui apprend mille choses inutiles,., et même
plus qu'inutiles,., des choses qui lui altèrent le goût et qui la font
sortir du ton qui convient à une femme distinguée.
MADAME DU VERNAGE.
Tout à fait mon avis ! — Mais je vous ré|)éterai, mon ami, ce que
j'avais l'honneur de vous dire il n'y a qu'un instant:., si vous aviez
daigné faire son éducation vous-même, vous lui auriez appris ce
que vous désirez qu'elle sache, et vous ne lui auriez pas appris ce
que vous désirez qu'elle ne sache pas,., et tout serait pour le
mieux... Et si je ne craignais de manquer à la déférence que je
vous dois, j'ajouterais que vous m'ennuyez... Quand votre femme
se montre ignorante et frivole, vous poussez des cris de paon;.,
elle étudie, elle s'instruit, elle se donne des peines infinies, et vous
criez plus fort!.. Si vous voulez lui faire perdre la tête, c'est le
vrai moyen, je vous en avertis... Vous n'êtes pas un imbécile
comme le roi Gandaule;.. par conséquent, j'espère que vous me
comprendrez... Bonsoir !.. {Elle se lève pour se retirer.)
LATOUR?<ELLE.
Non,., je vous en prie, chère madame, ne m'abandonnez pas dans
une circonstance aussi délicate, aussi critique. . . Je reconnais que vous
êtes une femme de bon conseil... Eh bien! veuillez me conseiller...
Je désirerais véritablement qu'Odette renonçât à poursuivre des
études qui me paraissent, je le répète, déplorablemeut dirigées...
Gomment pourrais-je m'y prendre pour cela, sans la ft'oisser et sans
la décourager ?
MADAME DU VERNAGE.
D'abord descendez du haut de votre cravate ; . . ensuite parlez à son
cœur et parlez-lui avec le vôtre... C'est encore ce qu'il y a de plus
habile et de plus sûr avec nous autres... Je l'entends;., dois-je sor-
tir ou rester?
CHARYBDE ET SGYLLA. 503
LATOURNELLE.
Restez I
MADAME DU VERNAGE.
Gomme Arnold ! (euc se rassoit.)
(Odette rentre, apportant des cahiers et des rouleaux de papier.)
ODETTE, gaîment, Elle dépose son paquet sur une table.
Voilà!.. Mon brevet d'abord!.. [EUe Im remet le brevet.)
LATOURNELLE, après l'avoir contemplé.
Tu me le donnes, n'est-ce pas?.. Je tiens à le garder parmi mes
souvenirs les plus précieux.
ODETTE.
Tu es gentil ! — Et puis mes notes !
LATOURNELLE, parcourant les cahiers :
Ail! chère petite, comme tu as travaillé! C'est effrayant,., c'est
merveilleux!.. Et ce gros rouleau?,.
ODETTE.
Mes études de dessin d'après le relief. (Elle déroule un dessin sous les yeux
de son mari.)
LATOURNELLE, en admiration.
Qu'est-ce que c'est que ça?
ODETTE.
Ça?., c'est une feuille d'acanthe du temple de Mars vengeur, et
ça! ce sont les oves du caisson du temple du même Mars vengeur.
LATOURNELLE.
Mais, c'est très bien, cette ronde-bosse;., ça tourne... C'est vrai-
ment très bien... (a madame du vernago) : iN'est-co pas, madame? Voyez
donc! (U passe le dessin d madame du Vernage.)
MADAME DU VERNAGE.
Oui, mon ami; c'est très bien, ça tourne en effet parfaitement...
504 REVUE DES DEUX MONDES,
LATOURNELLE.
Et, dis-moi, ma chère mignonne, est-ce que tu ne trouves pas que
tu en sais assez?
ODETTE.
Oh! non... Je veux absolument avoir le brevet supérieur!
LATOURNELLE.
C'est pour m'être agréable, n'est-ce pas?
ODETTE.
Certainement... D'abord...
LATOURNELLE.
Gomment... d'abord?., et ensuite?
ODETTE, câline.
Ensuite,., c'est pour m'être agréable à moi-même, parce que
j'espère;., je m'étais toujours dit que le jour où je t'apporterai le
brevet supérieur, tu me donneras... un cheval,., un petit cheval...
LATOURNELLE.
Et si je te donnais le petit cheval demain et un gros baiser tout
de suite, renoncerais-tu sans trop de peine au brevet supérieur?
ODETTE, lui tendant la joue.
Je te crois !
LATOURNELLE.
Marché conclu ! (n rembrass--.)
MADAME DU VERNAGE.
Vous n'êtes pas encore si bête que je croyais, vous I — Embras-
sez-moi aussi, mon ami !
(il l'embrasse. — La toile tombe.)
Octave Feuillet.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES
LA SECONDE LUTTE DE FRÉDÉRIC II ET DE MARIE-THÈRÉSE, D'APRÈS DES
DOCUMENS INÉDITS.
DERNIERS INCIDENS ET FIN DE LA LUTTE.
La population saxonne, abandonnée par son souverain, et à
la veille d'avoir, ou à affronter une lutte sanglante, ou à subir les
douleurs de l'invasion, restait naturellement dans une grande an-
goisse. Mais de tous les habitans de Dresde, le plus en peine peut-
être était encore le ministre de France, le marquis de Vaulgrenant,
qui, en^face des événemens dont la rapide succession se déroulait
sous ses yeux, ne savait véritablement plus quelle contenance tenir.
Brûhl n'avait pas manqué de lui faire savoir qu'un grand person-
nage de la cour d'Autriche allait venir de Vienne, chargé de la
mission expresse d'engager avec lui, sur nouveaux frais, une né-
gociation tout à fait sérieuse. Lui-même avait, on l'a vu, des pou-
(1) Voyez la Revue du 15 avril, des i" et 15 mai, des 1" et 15 juin, du 1*^* août,
du 1" septembre, du l*^"" octobre et du 15 novembre.
506 REVUE DES DEUX MONDES.
voirs en poclie, avec l'ordre d'en faire usage, positivement donné,
bien que parfois singulièrement commenté par d'Argenson. Mais il
semblait qu'une lenteur désespérante fût l'attribut de tout ce qui
tenait à l'Autriche, généraux ou diplomates : le comte d'Harrach,
aussi difficile à remuer que le prince de Lorraine, bien qu'annoncé
de jour en jour depuis un mois, n'arrivait pas. M. d'Arneth nous
apprend qu'il avait cru devoir passer au camp autrichien en Bohême,
et qu'il s'y attardait, occupé qu'il était à apaiser le cri de mécon-
tentement qui s'élevait dans toute l'armée contre son général.
Mais en attendant, ce délai laissait Vaulgrenant en quelque sorte
sur des épines. Encore officiellement allié de Frédéric, mais se-
crètement en intelligence avec Auguste, quel parti devait-il prendre,
quel langage tenir en présence du conflit aigu dont il était témoin?
Fallait-il applaudir au succès des armes prussiennes, ou compatir
aux embarras du ministre saxon? Que dire et même que penser,
quels vœux former au fond de l'âme ? Où était l'intérêt de la France
et de son roi ? où le devoir de leur représentant (Ij ?
Et ce n'était pas de Versailles qu'il pouvait attendre la lumière.
Les instructions de d'Argenson, de plus en plus obscm'es et con-
tradictoires, se ressentaient à la fois et du trouble auquel le mi-
nistre lui-même était en proie et des divisions qui partageaient
le cabinet dont il faisait partie. Là, la confusion était au comble. La
reprise imprévue des hostilités par l'Autriche, le revirement qui
s'en était suivi dans l'attitude de Frédéric, les instances nouvelles
et presque suppliantes de son envoyé, avaient porté les dissidences
intérieures du ministère français au dernier degré de la vivacité et
de l'aigreur. Si d'Argenson n'eût suivi que l'impulsion de ses in-
stincts, au moindre signe de repentir venu de Berlin, il eût tendu
les bras tout ouverts à l'enfant prodigue. Loin de fermer l'oreille
aux prières de Chambrier, il se laissait presque convaincre par lui
que la convention de Hanovre, dictée par les meilleures intentions,
n'avait fait que poser des bases très acceptables pour une paix eu-
ropéenne. Il en venait à penser que le seul tort de Frédéric était
d'avoir manqué de confiance et agi sans le prévenir. — « Pourquoi
ne m'avoir rien dit? s'écriait-il; il savait pourtant bien que je suis
Prussien de la tête, aux pieds, parce que je suis bon Frunaiis. » —
Mais ses collègues n'étaient pas si faciles à attendrir ni si- prompts
à passer l'éponge sur un grief dont au fond ils s'applaudissaient
d'être en mesure de profiter. Orry déclarait plus haut que jamais
que sa bourse était vide, et qu'il n'en tirerait pas un écu pour venir
(1) DJArneth, (. m, p. 149-150. — Vaulgrenant à d'Argenson, 17, 20 et 29 nov. 1745.
{Correspondance de Saxe. — Ministère des affaires étrangères.)
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 507
en aide, non aux embarras supposés du roi de Prusse, mais à son
avidité insatiable. Quant à Tencin, les succès inespérés de son royal
client écossais l'avaient littéralement enivré. Voyant déjà un prince
catholique sur le trône de la Grande-Bretagne, il se souvenait, pour
la première fois peut-être de sa vie, qu'il était cardinal, et deman-
dait si c'était le moment de courir après une alliance protestante
qui donnait tant d'embarras et rapportait si peu de profit. Que
pourrait-on souhaiter de plus que l'avènement d'un souverain ami
à Londres et une paix glorieuse avec l'Autriche ? Le seul argent
utilement dépensé était donc celui qui allait servir à assurer le
succès de Charles-Edouard par l'envoi d'un corps de débarquement.
Maurepas et Noailles, peut-être moins animés, faisaient écho dans,
ce même sens. C'était à chaque séance du conseil un de ces débals
si bruyans que (suivant une expression de d'Argenson que j'ai déjà
rapportée) on n'aurait pas entendu Dieu tonner. Quant au roi, il
laissait parler et crier, flottant entre sa déplaisance pour le nouvel
empereur et le ressentiment qu'il éprouvait des procédés blessans
et des moqueries de Frédéric. N'avait-on pas eu soin de lui faire
savoir que cet incorrigible railleur plaisantait tout haut de l'em-
pressement que le vainqueur de Fontenoy avait mis à quitter son
armée pour venir porter ses lauriers aux pieds de la marquise de
Pompadour (1) ?
En sortant de ces séances orageuses, d'Argenson, forcé de se con-
former aux vœux de la majorité, devait se faire l'exécuteur du
plan de conduite qu'il venait de combattre, mais il s'acquittait de
cette tâche ingrate avec une mauvaise grâce qu'il ne prenait plus
la peine de cacher. On eût dit, en vérité, qu'il n'épargnait rien pour
intimider et décourager son propre agent. Avant tout, disaient
les instructions ministérielles, il faut être constamment sur vos
gardes et bien vous assurer que les avances qu'on vous fait ne cou-
vrent pas un piège pour alarmer l'Angleterre et obtenir d'elle des
modifications avantageuses à la convention de Hanovre. En ce cas,
ajoutait d'Argenson (faisant reparaître discrètement son idée fa-
vorite), il y aurait une manière de se tirer d'affaire sans tout bri-
ser : ce serait de proposer la convocation d'un congrès général.
A d'autres momens, il semblait prendre plaisir à transmettre les
résolutions du conseil sous une forme compliquée qui les rendait à
peu près inapplicables, et il faut dire qu'il n'avait pas beaucoup de
peine à y réussir, car le concert était loin d'être parfait, même entre
(1) Chambrier à Frédéric, i9 et 26 novembre 1745. — (Ministère des affaires étran-
gères). — Droysen, t. it, p. 61.5. — D'Argenson à Chavigny, 17 novembre et 5 dé-
cembre 1745. (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.)
508 REVUE DES DEUX MONDES,
les partisans de la négociation autrichienne. D'accord sur le but, ils
différaient sur la voie à suivre pour l'atteindre. Plusieurs se méfiart,
non sans raison, du désintéressement et de la loyauté du comte de
Brûhl, auraient voulu que Vaulgrenant se ménageât, à l'insu du mi-
nistre saxon, quelques entretiens directs et en tête-à-tête avec le
plénipotentiaire autrichien. D'autres, craignant de déplaire à Phi-
lippe V et surtout à l'ardente Farnèse, désiraient que le comte de
Bêne, ministre d'Espagne à Munich, fût admis en tiers dans les pour-
parlers, sans pourtant qu'il fût trop encouragé à mettre en avant des
exigences exagérées. D'Argenson faisait passer à Vaulgrenant ces re-
commandations diverses, sans se mettre en peine de les concilier.
— « De la sorte, dit-il dans une note écrite de sa main, il y aura trois
négociations : la première vraie avec l'Autriche en particulier ; la
deuxième fausse en participation avec Brûhl ; la troisième illusoire et
complètement fausse avec Brûhl et Bêne. Je conviens que ce sera fort
difficile : M. de Vaulgrenant s'en tirera comme il pourra ; mais tel est
le système du conseil et les embarras où ceci nous jette : de gros
risques pour peu d'espérance. » — Enfin, comme s'il eût juré de
faire perdre l'esprit à son correspondant, il ne manquait jamais de lui
rappeler, en terminant toutes ses lettres, qu'à aucun prix le roi
ne voulait rien faire qui tendît à dépouiller le roi de Prusse d'au-
cune de ses possessions. « Plus la reine de Hongrie, répétait-il, té-
moigne de vouloir s'attacher, préférablement à toutes choses,
à recouvrer une province aussi riche et aussi à sa convenance
que la Silésie, plus nous devons avoir à cœur que la Prusse la con-
serve. »
Cette reprise de la Silésie étant le but unique que poursuivait
Marie-Thérèse en se rapprochant de la France, recommander à Vaul-
grenant de n'y pas concourir, au moins indirectement, c'était lui en-
joindre de conclure un contrat annulé d'avance, comme disent les
juristes, pour défaut de cause. Dans ces conditions, il était superflu
d'ajouter, comme d'Argenson le fit pourtant une fois en termes ex-
près, que la négociation était entreprise plutôt pour n'avoir rien à
se reprocher que dans f espoir de la conduire à bonne fin. L'aveu
était inutile : la chose se comprenait de reste (1). »
Gomment Vaulgrenant s'y serait -il pris pour passer entre tant
d'écueils et ménager tant de points délicats? C'est ce qu'il est diffi-
cile de dire, car le jour où le comte d'Harrach était enfin décidément
(1) D'Argenson à Vaulgrenant, 13 et 20 novembre, l""" décembre 1745. {Correspon-
dance de Saxe. — Ministère des affaires étrangères.) — Il y eut bien, dans le cours
de la négociation, quelques insinuations faites par l'agent saxon pour décider la
France à prêter son concours armé à l'Autriche contre la Prusse; mais, sur le refus
très net de Vaulgrenant, on n'insista pas.
ÉTUDES DIPLOMATIQDES, 509
attendu, ses courriers déjà arrivés et ses logemens tout préparés,
fut celui même où, la nouvelle de la capitulation de Leipzig parve-
nant à Dresde, le roi et toute sa famille se décidaient à quitter la
ville. Averti à temps, l'envoyé autrichien rétrograda naturellement
et vint retrouver à Prague le cortège royal. De là, à la vérité, Briïhl
fit savoir tout de suite à Vaulgrenant qu'il ne tenait qu'à lui de pro-
fiter aussi du voisinage, et qu'il trouverait à Prague, s'il y venait sans
retard, l'envoyé autrichien dans les dispositions les plus conci-
liantes et même les plus empressées. Mais Vaulgrenant répondit très
sensément que, la France étant encore en guerre ouverte avec l'Au-
triche, la présence de son représentant sur une terre ennemie fe-
rait un éclat qui révélerait le secret de la négociation avant même
qu'elle fût entamée. Rien de plus naturel, au contraire, que d'Har-
rach vînt à Dresde s'entendre avec la régence qui gouvernait, au
nom du roi, dans un moment où les plus graves intérêts de sa sou-
veraine étaient en jeu sur ce théâtre même. Ce sera une manière,
écrivait Vaulgrenant à d'Argenson, en lui envoyant sa réponse, de
voir si on y va de franc jeu avec nous, ou si on veut seulement
nous amuser. Il dut bientôt être convaincu que les intentions
étaient sérieuses, car d'Harrach, se rendant à son invitation, fit an-
noncer qu'il allait venir (1).
Mais, pendant que ces correspondances étaient rapidement échan-
gées entre les capitales si rapprochées de la Saxe et de la Bohême,
les mauvaises nouvelles se succédaient àVienne : d'abord la retraite
ignominieuse du prince de Lorraine, puis l'entrée victorieuse de l'ar-
mée prussienne en Saxe, enfin la fuite du roi de Pologne, dont l'effet
était bien d'éviter de sa part une soumission immédiate, mais qui
n'attestait pourtant pas une résolution de résistance à toute épreuve.
Ges échecs n'ébranlaient pas le courage de l'impératrice, qui ne per-
dit pas un instant pour envoyer au prince de Lorraine l'instruction de
se mettre immédiatement en marche et de tendre vers Dresde par
la voie la plus directe, afin de couvrir à tout prix cette capitale. Elle
préparait en même temps tous les ordres nécessaires pour faire reve-
nir vers le nord tout ce qui restait de soldats autrichiens stationnant
sur le Rhin , dès le lendemain du jour où, la paix avec la France
étant conclue, aucune précaution ne serait plus à prendre de ce côté.
Mais ses conseillers étaient plus émus. Qu'allait-il arriver, se de-
mandaient-ils avec effroi, si on était de nouveau abandonné par la
fortune, puis délaissé par un allié timide, n'ayant pu réussir à con-
clure avec la France et n'étant plus à temps de profiter de la mé-
(1) Brûhl à Vaulgrenant, 7, 8, 11 et 12 décembre. — Vaulgrenant à Brûhl, 9 et
11 décembre 1745. (Correspondance de Saxe. — Ministère des affaires étrangères.)
510 REVDE DES DEUX MONDES.
diation de l'Angleterre, en un mot, suivant l'expression que M. d'Ar-
neth emprunte à un document qu'il cite : entre deux chaises assis par
terre. On insista donc auprès de Marie-Thérèse, et on finit par ob-
tenir d'elle, non de révoquer les pouvoirs donnés au comte d'Har-
rach, mais d'enjoindre de nouveaux destinés à lui servir, au pis-
aller, dans un cas d'extrême nécessité. Si le malheur s'attachait
encore une fois aux armes de l'Autriche, — si l'alliance avec la France
était reconnue impraticable, — alors, mais alors seulement, le plus
tard possible, et quand tout autre moyen de salut aurait échoué,
d'Harrach fut autorisé à apposer sa signature à la convention de Ha-
novre, à côté de celle du roi d'Angleterre ; et ce fut muni de cette
double instruction, qui allait le rendre pour un jour arbitre de la des-
tinée de son pays, que le plénipotentiaire autrichien arriva à Dresde
le 15 décembre. Il y entra au bruit du canon d'une bataille vivement
engagée, au même moment, à peu de distance de la ville (1).
C'était le prince d'Anhalt qui, suivant le plan dicté par Frédéric,
se présentait devant la capitale de la Saxe pour en enlever de force
l'entrée. Il avait tardé un peu plus que ses instructions le lui pres-
crivaient, d'abord dans l'espérance que, par suite de la demi-sou-
mission et de la fuite du roi de Pologne, les portes de la ville
s'ouvriraient d'elles-mêmes devant lui ; puis il avait tenu à se rendre
maître, à Torgau et à Meissen, des ponts qui faisaient communiquer
les deux rives de l'Elbe, afin d'assurer un passage au gros de
l'armée prussienne, qui, n'ayant rien à faire en Lusace, devait
tendre à se rapprocher du nouveau théâtre de la guerre. Ce délai,
qui lui faisait perdre quelques jours, et que Frédéric blâma sévère-
ment, aurait pu sauver la cause des alliés; car le général saxon
Rustowbki en avait profité pour réunir toutes les troupes de l'élec-
torat autour de Dresde, et le prince de Lorraine, remis en cam-
pagne par les ordres pressans de Marie-Thérèse, y arrivait lui-même
à grandes journées par la route de Leimeritz et de Freyberg. Le
13 au soir, il y était déjà de sa personne et tenait conseil avec Rus-
towski sur les moyens de résister à l'attaque qui se préparait. Nul
doute que, par une rapide concentration de toutes les forces saxonnes
et autrichiennes, la ville, au moins ce jour-là, eût été préservée.
Tout manqua encore une fois, faute d'énergie et de concert; mais
dans cette occurrence, au moins, l'Autrichien ne fut pas le plus cou-
pable. Le prince de Lorraine était prêt et offrait d'amener tout son
monde. Ce fut Rustowski qui se persuada qu'il était en état, avec
ses bataillons saxons, d'arrêter, peut-être de repousser, le prince
d'Anhalt. Il engagea le prince à ménager ses troupes, afin de les
(t) D'Arneth, t. m, p. 157, 158, ii3.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 511
tenir en réserve pour le cas très probable où le roi de Prusse, dont
la marche vers Dresde était déjà annoncée, viendrait en aide à son
lieutenant intimidé ou vaincu .
Ce n'était pas là, nous apprend Frédéric dans son Histowe, le
seul motif qui décidait le général saxon à refuser un secours d'où
pouvait dépendre le sort de la journée. La vérité est qu'il croyait
avoir fait choix, pour attendre les Prussiens, d'une position qu'il
regardait comme inexpugnable, et qu'il voulait garder pour lui-
même tout l'honneur du plan qu'il avait formé. L'idée dont il tenait
ainsi à se réserver le mérite n'était autre chose, nous dit encore
Frédéric, que la reproduction à peu près exacte des dispositions
prises par le maréchal de Saxe à Fontenoy. Il avait remarqué une
certaine ressemblance entre la plaine qui s'étend de Dresde au
petit village de Kesselsdorf (et que d'Anhalt devait traverser) et
celle qui longeait l'Escaut devant Tournay. Là régnait aussi un
ravin profond, pareil à celui qui, placé sous le feu du bois de Barry,
arait joué un si grand rôle dans la journée du 11 mai. C'était en
profitant de cette fortification naturelle et en la complétant par des
retranchemens garnis d'artillerie que Rustowski, à l'exemple de
Maurice, croyait pouvoir attendre en sûreté l'attaque de l'en-
nemi.
Mais deux situations peuvent être analogues sans se ressem-
bler complètement. La position prise par Piustowski était plus forte
peut-être sur sa droite que celle de Fontenoy, puisque le ravin,
dont le fond était hérissé de rochers et de grands arbres, aboutis-
sait à l'Elbe, et que, de ce côté, le passage était entièrement fermé.
En revanche, sur la gauche, le village de Kesselsdorf restait abso-
lument découvert, et ce fut de ce côté que le prince d'Anhalt, ju-
geant tout de suite où était le point faible, porta toute la vigueur
de son attaque. Telle était pourtant l'excellence du modèle suivi
par Rustowski que, malgré cette imperfection, la copie, pendant les
premières heures, se comporta comme l'original. Deux tentatives
des Prussiens, dirigées contre le village de Kesselsdorf, furent re-
poussées successivement, comme l'avaient été à Fontenoy celle de
Cumberland, par le feu très bien nourri des batteries saxonnes.
D'Anhalt songeait déjà à la retraite, quand les Saxons, exaltés par
leur succès et voulant y mettre le comble, firent la faute capitale
de sortir de leurs retranchemens pour suivre l'ennemi qui s'éloi-
gnait. Par suite de cette fausse manœuvre, ils se trouvèrent placés
eux-mêmes devant leurs batteries qui durent cesser de tirer; d'An-
halt, qui vit l'imprudence, se retourna vivement pour fondre, avec
sa cavalerie, sur les bataillons qui s'étaient mis en prise, et, les
contraignant à reculer à leur tour, pénétra à leur suite dans le vil-
512 REVUE DES DEUX MONDES.
lage et se trouva ainsi avoir pris à revers toute la ligne des retran-
chemens.
Tout n'était pas dit pourtant, car les Prussiens allaient à l'autre
extrémité de la même ligne commettre un écart de conduite ana-
logue : le jeune prince Maurice d'Anhalt, second fils du général,
placé, avec la gauche de l'armée prussienne, en face du sommet du
ravin, voulant avoir sa part de la \ictoire du jour, se mit, sans en
avoir reçu l'ordre, en tête d'emporter sur ce point le passage de
haute lutte, malgré les difficultés du terrain. Les hommes éprou-
vèrent la plus grande peine à gravir les rochers couverts de neige
et de glace, et n'auraient pu s'y maintenir si les Saxons eussent
fait le moindre mouvement pour les en déloger. Rien n'eût été
plus aisé que de les précipiter dans la fondrière, et si, à ce mo-
ment d'incertitude, le prince de Lorraine, qui s'était retiré à peu
de distance en arrière du champ de bataille, eût été appelé ou fût
accouru d'instinct au bruit du canon qu'il devait entendre, la for-
tune pouvait encore changer d'aspect. Mais, ou le prince ne s'in-
forma de rien, ou on ne lui fit rien savoir, et il resta immobile toute
la journée pendant que ses alliés périssaient. Personne ne venant
en aide ni aux soldats découragés, ni au chef décontenancé, la dé-
route devint complète : armée et général, dit Frédéric, rentrèrent
à Dresde en pleine course. Le conseil de régence se réunit à l'in-
stant, et nulle défense n'étant plus possible, le commandant de la
garnison dut aller porter au général prussien la soumission de la
ville.
La nuit cependant était venue, nuit d'alarmes et d'angoisses dont
l'ombre et le trouble dérobèrent aux regards l'arrivée silencieuse
du comte d'Harrach. Ce fut en traversant des rues encombrées de
blessés et de fuyards que le plénipotentiaire autrichien se rendit, sans
être reconnu, chez le ministre de France. Le Heu, l'heure, la gra-
vité des circonstances, tout rendait étrangement solennel cette en-
trevue mystérieuse qui pouvait changer la face de l'Europe, et
dont le secret a été religieusement gardé jusqu'à nos jours pour la
postérité.
L'entretien s'engagea immédiatement sur les conditions de la
paix, mais tout de suite la différence de l'attitude des deux négo-
ciateurs, telle que la révèle le ton de leurs dépêches, fut très signi-
ficative. D'Harrach était pressant, ardent, animé du feu de toutes
les passions de sa souveraine et de ses ressentimens personnels. Il
parlait haut et ferme sans crainte de s'avancer, de se découvrir. II
ne dissimulait pas d'ailleurs que c'était à prendre ou à laisser, et
que, si la France ne se décidait pas, l'Autriche, abandonnée de tous
ses alliés, serait contrainte de céder à la Prusse. En face de lui,
ETUDES DIPLOMATIQUES.
513
Vaulgrenant, réservé, inquiet, regardant à toutes ses paroles, sem-
blait n'avoir d'autre souci que de ne pas dépasser d'une ligne ni d'un
mot la lettre de ses instructions, pour n'encourir, en aucun cas,
de l'autorité indécise et partagée dont il dépendait, ni désaveu ni
reproche. La France reprodiiisiit les mêmes exigences qu'à Franc-
fort, mais Marie-Thérèse s'était beaucoup relâchée de la rigueur
de ses premiers refus. En Flandre, elle cédait Ypres, Furne et
Beaumont, ne résistait plus que pour garder Tournay et ^'ieuport.
En Italie, elle accordait à l'infant d'Espagne Parme, Plaisance, Pavie
même au besoin ; mais d'Alexandrie et de Tortone, possessions da
roi de Sardaigne, que réclamait également la France en faveur de
son client espagnol, elle ne voulait pas qu'il fût question. La
distinction était naturelle. En Lombardie et dans le Parmesan,
c'étaient des droits personnels ou des revendications à elle pro-
pres, auxquels elle renonçait ; mais en Piémont, rien ne lui appar-
tenait : elle croyait ne pas pouvoir sans déshonneur faire des
concessions aux dépens d'un allié qu'elle n'avait ni prévenu ni
consulté. Aussi, dans le cours de la conversation, fut-il évident
(Vaulgrenant en convient) que Vidtimatum était moins net. moins
positif en ce qui touchait la Flandre qu'en ce qui regardait l'Italie.
Vaulgrenant, au contraire, fut intraitable sur le moindre comme sur
le plus important des articles. Il était autorisé sur certains points
à faire de légères concessions : il ne les proposa pas et ne les laissa,
il le dit lui-même, entrevoir que faiblement. A l'aube du jour, on
se sépara sans avoir pu rien conclure (1).
Ainsi, on a tout ensemble la surprise et le regret de le constater,
la France pouvait, ce jour-là, assurer à la fois l'extension et la sécu-
rité de sa frontière ; non-seulement cet avantage lui était offert,
mais on lui tenait en quelque sorte la main pour la forcer d'y sou-
scrire. Elle renonça (non sans quelque effort pour se dérober à
ces instances) au prix si noblement acheté par les victoires de
Maurice de Saxe, uniquement afin de réserver à un infant d'Es-
pagne la chance plus que douteuse d'acquérir la possession de deux
citadelles qui n'avaient jamais relevé de la couronne des rois catho-
liques et qui, en définitive, ne devaient jamais lui revenir. Le fait,
en lui-même assez étrange, paraît encore plus incroyable quand on
songe que le ministre qui imposait cette abnégation à son envoyé,
non-seulement ne professait aucune prédilection pour l'alliance espa-
(1) Vaulgrenant à d'Argenson, 16 décembre 1745. (Correspondance de Saxe. — Mi-
nistère des affaires étrangères.)— Quant à la Flaiulrc, est-il dit dans cette dépêche, il
a offert Ypres et Furnes avec l'indépendance do l'abbaye de Saint-Hubert, et a joint
de lui-même Beaumont et Chimay.
TOME LXXXIV. — 1887. 33
514 REVUE DES DEUX MONDES.
gno!e, mais se plaignait hautement, dans toutes ses dépêches, du joug
que faisaient peser sur la France les obligations contractées envers
le couple royal qui trônait à Madrid. IN'allait-on pas le voir quelques
jours après lui-même (j'aurai peut-être à le raconter) offrir au roi
de Sardaigne des conditions de paix qui devaient exciter, non-seu-
lement le déplaisir, mais le courroux, presque la fureur d'Élisa-
betli Farnèse? Ce n'était donc pas l'Espagne, mais bien la Prusse,
qui tenait au cœur du ministre français. Si ses instructions com-
mandaient de briser, sur un si faible prétexte, un simulacre de négo-
ciation qu'il n'avait jamais voulu prendre au sérieux, ce n'était pas
même pour ménager les espérances chimériques d'un pelit-fils de
Louis XIV et du gendre de Louis XV ; mais c'était le conquérant
de la Silésie qu'il ne voulait pas laisser troubler dans la jouissance
de Fa possession. Comment alors ne pas s'affliger en pensant que
l'occasion manquée ne devait pas se retrouver, et que, trois ans
pîui^ tard, après une nouvelle série de luttes et de triomphes, la
France, lassée de vaincre, devait accepter, presque avec recon-
naissance, une paix qui, restituant l'intégrité des Pays-Bas à l'héri-
tière de Charles-Quint, n'accrut pas d'une ligne le sol français?
Vaùlgrenant sortait cependant la conscience tranquille, presque
sou^^gée, de la conférence, car, en rendant compte du résultat, il se
moi] trait bien plus satisfait de n'avoir rien compromis que contra-
rié de n'avoir rien obtenu : — « .le me suis tenu ferme, disait-il, sur
mes propositions ; j'ai parlé avec simplicité, sans marquer ni trop de
désir ni trop d'éloignement, et par la foçon dont je me suis expli-
qué, je crois n'avoir rien dit ni de trop ni de trop peu. » — Tout
autre était le langage du comte d'Harrach, véritable cri d'impa-
tience et de désespoir : — « Vous verrez, écrivait-il, par ma rela-
tion ci-jointe, que je n'ai pu faire que de l'eau claire avec Vaùlgrenant,
aver lequel j'aurais mieux aimé finir en lui accordant tout ce qu'il
a demandé que de signer la paix de Breslau, auquel cas j'aurais
proriosé pour fonds toutes les argenteries des églises, la vaisselle
et diumans de la noblesse, qui les aurait donnés volontiers contre
le roi de Prusse. Je voudrais m'arracher les yeux de me voir à la
veille d'être celui qui devra forger moi-même les chaînes et l'escla-
vage perpétuel de notre auguste impératrice et de toute sa posté-
rité. »
Puis, profitant de ce que sa présence à Dresde n'était pas con-
nue pour ne prendre encore aucun parti décisif, il se retirait à
Pirna, dans le camp du prince de Lorraine : et de là, entouré d'une
arm?e qui frémissait en se voyant contrainte de céder sans avoir
même combattu, et d'accord avec le général qui sentait, bien que
trop tard, toute l'humiliation de son attitude, il envoyait à Vienne
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 515
de nouveaux plans de campagne, engageant l'impératrice à tenir
ferme, dans l'espoir qu'on pourrait faire patienter aussi le roi de
Pologne jusqu'à l'arrivée des Russes, et faire encore « tourner la
tête au Tamerlan que nous avons à combattre (1). »
Mais rien ne peut arrêter le cours une fois précipité des événe-
mens, surtout quand une main habile ne les laisse pas dévier du
sens où les a une fois portés la fortune. Dès le 18, Frédéric, déjà
en marche le jour du combat, arrivait devant Dresde pour y re-
cueillir les fruits d'une victoire qui était son œuvre au moins autant
que celle du général qui avait livré la bataille. Il y était attendu
par des populations tremblantes, qui ne savaient quel son leur
réservait un vainqueur dont l'humeur intraitable était reduutée
même de ses propres serviteurs, et dont le portrait leur avait été
tracé sous les couleurs les plus noires. Il parut tout de suite n'avoir
d'autre souci que de les rassurer. Le roi de Pologne, ne pouvant
se faire suivre de toute sa famille, avait laissé à Dresde ses plus
jeunes enfans. La première visite de Frédéric fut pour eux, et, en
les comblant d'amitiés et de caresses, il exprima, avec une sensi-
bilité assez bien jouée pour sembler sincère, le regret qu'Au-
guste et la reine eussent paru craindre, en fuyant devant lui,
d'être inquiétés dans leurs personnes. Par son ordre, la disci-
pline la plus sévère fut imposée aux troupes d'occupation, afin de
ne donner lieu à aucune plainte d'exaction et de violence. Étalant
la confiance pour mieux l'inspirer, il se montra à plusieurs reprises
sur la promenade sans gardes et sans suite. L'Opéra, très bien
pourvu, par Auguste, de chanteuses et d'artistes italiens, était le
divertissement favori de la ville, et la pièce en cours de représen-
tation se trouvait être un drame lyrique dont le héros était Armi-
nius, le défenseur de l'indépendance germanique; on l'avait com-
posé tout exprès en l'honneur d'Auguste et de Marie -Thérèse et
pour célébrer leur union contre l'invasion française. ?^on-seulement
Frédéric ne demanda pas qu'on fermât le théâtre, ou qu'on chan-
geât de sujet, mais il commanda une solennité de gala pour s'y
faire voir, et laissa chanter, sans paraître s'en émouvoir, des cou-
plets dirigés contre les traîtres à la patrie et les amis de l'étran-
ger. Sur sa demande, la princesse Lubomirska, chez qui il était
logé, convia à plusieurs réceptions brillantes les seigneurs, les
dames de distinction, les lettrés, les artistes ; il prit plaisir à les
éblouir par la variété de ses connaissances et toutes les grâces
d'une conversation piquante. II rappelait aimablement qu'il était
venu à Dresde dix-sept ans auparavant, amené, encore tout jeune,
(1] A'aulgrenant à d'Argenson, dépêche citée. — D'Arnoth, t. m. p. 4i3, ii4.
516 REVUE DES DEUX MONDES.
par son père, auprès du vieil Auguste, et faisait à ceux qui lui
avaient été alors présentés la politesse de les reconnaître. A la
belle comtesse Fleming, la reine de la beauté et de l'élégance, il
demandait si elle se souvenait que, encore enfans l'un et l'autre,
ils avaient fait des parties de musique, et qu'elle lui avait fait don
de sa première flûte. On sortait enchanté de ces entretiens : les
dames surtout étaient ravies. — « Attendait-on, disaient-elles, ce
terrible Mars sous les traits de cet aimable Apollon? » — Dans une
seule circonstance, Frédéric ne put retenir sa langue ni mettre un
frein à la causticité habituelle de son humeur. Ce fut dans une
visite qu'il fit à la somptueuse demeure du comte de Brûhl. On
l'introduisit dans un cabinet où était renfermé un assortiment com-
plet de chevelures postiches : — «Que de perruques, dit-il, pour un
homme sans tête ! » — Mais le comte de Brïihl comptait beaucoup
d'ennemis à Dresde, qui ne furent pas fâchés de se divertir à ses
dépens. Enfin, le comble fut mis à la joyeuse surprise du public
quand on vit le roi, à la tête de ses généraux, célébrer un Te Deum
dans la cathédrale, en actions de grâces de sa victoire, et édifier
l'assistance par la convenance de son attitude. — « On ne s'attendait
à rien de pareil, nous dit Droysen, d'un prince à qui on avait déjà
fait une réputation d'irréligion. » — A partir de ce moment, il fut
convenu que c'étaient les intrigues du jésuite confesseur du roi de
Pologne qui avaient répandu des calomnies sans fondement contre
un des vrais soutiens de la religion protestante.
Les conditions de la paix imposées au roi de Pologne se ressen-
tirent du désir qu'éprouvait son vainqueur de reconquérir la faveur
populaire de l'Allemagne. Malgré les conseils de plusieurs de ses
ministres et des généraux qui auraient voulu qu'on tirât meilleur
parti de la victoire, rien ne fut changé aux termes de la convention
de Hanovre, sauf l'addition de 1 million d'écus de contributions de
guerre. Auguste n'était plus ni en mesure ni en humeur de re-
fuser le salut et le trône offerts à si bon compte. Son consentement
ne se fit pas attendre (1).
Restait à savoir quel parti l'Autriche allait prendre, et si, maî-
tresse encore d'une armée qui n'avait pas été mise à l'épreuve,
elle imiterait sans plus de résistance la soumission de son allié.
Plusieurs jours se passèrent dans l'incertitude à cet égard, d'Iîar-
rach restant à Pirna, dans l'espoir de recevoir de nouveaux ordres,
sans se décider à faire usage et sans même parler à personne des
pouvoirs qu'il avait en main. Mais Frédéric ne parut mettre aucun
(1) Frédéric, Histoire de mon temps, chap. xiv. — Droysen, t. ii, p. 634 et suiv. —
Carlyle, t. iv, p. 225.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 51/
empressement à s'enquérir d'un résultat qu'il regardait désormais
comme inévitable. 11 laissa même voir qu'il préférait conclure avec
le roi de Pologne un acte séparé, pensant bien que, quand on se-
rait décidément convaincu à Vienne qu'on n'avait plus à compter
sur aucun auxiliaire, force serait de s'exécuter. 11 ne se trom-
pait pas: à l'annonce de. la soumission d'Auguste, puis de l'échec
de la négociation française, un douloureux conseil fut tenu devant
Marie-Thérèse. Gomment résister, quand on n'avait plus à attendre
aucun secours d'aucun côté de l'horizon, ni de l'Angleterre irritée,
ni de la Saxe écrasée, ni de la France insensible aux offres qui au-
raient dû la séduire? Comment engager le combat, surtout avec un
général aussi malheureux (pour ne rien dire de plus) que Charles
de Lorraine, sur un territoire où Frédéric régnait et parlait désor-
mais en maître, au milieu de populations empressées de se jeter
dans ses bras? Le cas d'extrémité prévu était arrivé, et l'ordre fut
envoyé à d'Harrach de céder à la nécessité; mais l'impératrice ne
voulut pas l'écrire elle-même: ce fut Bartenstein qui le rédigea dans
des termes laconiques où le regret était aussi visible que le dépit.
Puis le courrier était à peine parti qu'un autre était expédié à sa
suite. La princesse, craignant que, dans un accès de découragement,
son envoyé ne dépassât ses instructions, lui rappelait que les sti-
pulations de la convention de Hanovre étaient l'extrême limite de
ses concessions, et que, si on lui demandait d'y ajouter même une
ligne, il devait rompre à l'instant l'entretien et ordonner la reprise
des hostilités ; puis, faisant revenir Vaulgrenant sur-le-champ, en
passer sans discussion par toutes les exigences de la France.
D'Harrach, très contrarié du premier ordre, un peu consolé par le
second, se rendit enfin à Dresde, le 22 décembre, espérant au fond
de l'âme que le vainqueur, exalté par son succès, se laisserait aller
à former quelque prétention nouvelle, ce qui permettrait de tout
remettre en question.
Mais ce fut un plaisir que Frédéric n'eut garde de lui faire; au
contraire, dès que l'envoyé autrichien fut annoncé, il se vit ac-
cueilli à bras ouverts ; et le point principal, l'abandon de la Silésie
une fois concédé, tout ce qu'il put demander, — reconnaissance
immédiate de François I" comme empereur, — garantie réciproque
des états allemands des deux couronnes, — maintien de toutes les
limites posées par le traité de Breslau : Frédéric accorda tout, al-
lant même au-devant avec une grâce protecti'ice et une coquetterie
ironique. D'Harrach, sentant la malice (d'autant plus qu'il était, à
ce qu'il paraît, grand railleur lui-même de son naturel), ne pouvait
cacher son dépit d'être si bien reçu : — u J'ai passé une heure et
demie, écrivait-il, avec le roi de Prusse dans son cabinet; il m'a
518 REVDE DES DEIX MONDES,
presque toujours adressé la parole, et comme c'est un esprit caus-
tique, j'ai eu toutes les peines du monde à retenir le péché originel
dans mes répliques. Peste soit de toutes les négociations ! Celle que
j'avais le plus à cœur n'a eu aucun succès,., celle que je déteste
avance avec un succès incroyable ! » — Et, en sortant de l'au-
dience, il montrait aux amis que l'Autriche avait encore à Dresde
(ils étaient nombreux) les termes qui lui étaient proposés; il leur
demandait si on pouvait s'expliquer qu'ils ne lussent pas plus sé-
vères, et si tant de modération ne cachait pas quelque piège {i).
Le 23, au matin, cependant, tout était réglé, et l'acte définitif
allait être rédigé dans la journée, quand on vint annoncer à Fré-
déric l'arrivée d'un messager de l'ambassade de France à Berlin,
porteur d'une lettre de Louis XV. La communication ne pouvait
arriver plus à point pour compléter son triomphe.
Ce n'était pas l'ambassadeur lui-même qui apportait la missive
royale, comme il semble que c'eût été le devoir de son poste : Va-
lori confesse dans ses Mémoires qu'il n'avait pas osé se risquer à
mêler sa personne, si récemment maltraitée, au chœur d'ovations
enthousiastes qui devait entourer le vainqueur. Il venait, en effet,
d'avoir un avant- goût des rebuts qu'il aurait eu à souffrir dans une
compagnie où il n'était pas appelé. Étant venu à la cour pour ap-
porter comme tout le monde ses félicitations, il y avait rencontré
l'aide-de-camp que Frédéric envoyait aux deux reines, sa femme et
sa nlère, pour leur annoncer la nouvelle de l'heureuse issue de la
crise. L'officier l'aborda et le prit à partie pour lui dire à haute voix :
« Le roi me charge, monsieur, de vous faire savoir qu'il sait triom-
pher de ses ennemis sans le secours de ses alliés. »
« L'apostrophe, dit Valori, m'embarrassa un peu : » on le conçoit
sans peine. Dès lors, pourquoi aller chercher à Dresde de nouvelles
avanies? Il y tomberait au milieu de conférences ouvertes entre; la
Saxe, l'Angleterre et l'Autriche, où on ne lui ferait sûrement pas la
grâce de l'admettre, et où, tout le monde ayant la parole, excepté
la France, il resterait à la porte dans une sotte attitude. Il se décida
donc à charger de l'envoi son secrétaire d'Arget, le même qui avait
témoigné tant décourage et de présence d'esprit dans leguet-apens
de Jacomirs, et qui, délivré moyennant rançon, était venu rendre
compte à Frédéric lui-même de tout ce qu'il avait observé pendant
sa détention dans le camp autrichien. Le roi avait été frappé de son
intelligence, et témoignait le désir de l'attacher à sa personne.
C'était donc un visage agréable qu'on envoyait à Frédéric pour
s'acquitter d'une commission qui courait le risque de ne pas l'être.
(1) D'Arnelh, t. m, p. 156-160, 444-445.— Valori, Mémoires, t. i, p. llï^-ToQ.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES, 519
Valori afiirme (j'ai peine à le croire) qu'il ne connaissait pas le
contenu de la lettre qu'il confiait à son secrétaire ; s'il l'eût connu,
il eût éprouvé bien plus de répugnance encore à en faire la remise
lui-môme, car c'était la réponse de Louis XV à la demande de se-
cours et de conseils que Frédéric lui avait adressée dans un jour
d'extrême péril. Elle s'était fait attendre six semaines, et voici dans
quels termes elle était conçue :
« Monsieur mon frère, Votre Majesté me confirme dans sa lettre
du 15 novembre ce que je savais déjà de la convention de Hanovre
du 26 août. J'ai dCi être surpris d'un traité négocié, conclu, signé
et ratifié avec un prince mon ennemi, sans m'en avoir donné la
moindre connaissance. Je ne suis point étonné que vous ayez re-
fusé de vous prêter à des mesures violentes et à un engagement
direct contre moi ; mes ennemis doivent connaître Votre Majesté :
c'est une nouvelle injure que d'avoir osé lui faire des propositions
indignes d'elle. Je comptais sur votre diversion; j'en faisais deux
puissantes en Flandre et en Italie ; j'ai occupé sur le Rhin la plus
grosse armée de la reine de Hongrie. Mes dépenses et mes efforts
ont été couronnés du plus heureux succès. Votre Majesté en a fort
exposé les suites par le traité qu'elle a conclu à mon insu. Si la
reine de Hongrie y avait souscrit, toute son armée de Bohême se
serait tournée subitement contre moi. Cène sont pas là des moyens
de paix... Je n'en ressens pas moins l'horreur des périls que vous
courez; rien n'égale l'impatience que j'ai de vous savoir en sûreté,
et votre tranquillité sera la mienne. Votre Majesté est en force;
Elle est la terreur de ses ennemis ; Elle a remporté sur notre en-
nemi commun des avantages considérables et glorieux ; l'hiver qui
suspend les opérations militairesavec cela suffirait pour la défendre.
Qui est plus capable que Votre Majesté de se donner des bons con-
seils à Elle-même? Elle n'a qu'à suivre son expérience, et par-dessus
tout son honneur. Quant aux secours, ils ne peuvent consister qu'en
subsides et en diversions. J'ai offert des subsides à Votre Majesté;
j'ai fait toutes les diversions qui m'ont été possibles, et je con-
tinuerai par les moyens qui assurant le mieux le succès... J'aug-
mente mes troupes, je ne néglige rien, je presse tout ce qui pourra
pousser la campagne prochaine avec la plus grande vigueur.
Si Votre Majesté a des vues capables de fortifier mes entreprises,
je la prie de me les communiquer ; je ne doute pas des lumières
qu'elles en peuvent tirer, et je me concerterai toujours avec grand
plaisir avec Elle. — Gomme je finissais ma lettre, j'apprends les
heureux succès des armes de Votre Majesté et la fuite de ses en-
nemis devant sa personne; c'est de tout mon cœur que je lui en
fais mes complimens, et je suis, monsieur mon frère, etc.. »
520 REVUE DES DEUX MONDES,
Si la lettre eût été expédiée quinze jours plus tôt, au moment où
Frédéric se voyait contraint de réclamer des secours qu'on était en
droit de lui refuser, et si elle eût été destinée à préparer le coup de
théâtre d'un changement de politique, — si c'eût été, en un mot, un
congé donné en termes polis à l'alliance prussienne, — le fond et la
forme n'eussent manqué ni de dignité ni d'adresse. Les griefs qui
justifiaient de notre part de légitimes représailles s'y trouvaient
accusés dans des termes dont la modération même accroissait la
sévérité; la demande de conseil, qui dissimulait mal, de la part de
Frédéric, une pétition d'une autre nature, était repoussée avec une
ironie assez fine qui n'eût pas mis les rieurs du côté du solliciteur ;
enfin les victoires des armes françaises, fièrement rappelées, pou-
vaient paraître une réponse méritée à d'indécentes railleries. Mais
arrivant à contretemps, au moment où l'allié infidèle avait su se
passer de la France et où la France avait manqué l'occasion de se
passer de lui, terminée par un po.st-scriptum complimenteur et
suivie d'une dépêche où d'Argenson se montrait transporte de joie
des succès prussiens, une pareille épître n'était plus qu'une bou-
tade d'humeur impuissante. Il ne sied pas à la majesté royale
de se plaindre d'une injure, quand le châtiment immédiat ne doit
pas suivre, et il n'est jamais utile d'offenser ni un ami douteux avec
qui on ne veut pas rompre, ni un ennemi caché qu'on n'espère pas
intimider.
D'Arget, dès son arrivée, demanda à remettre la pièce en main
propre au roi ; il n'obtint pas cette faveur sans quelque peine : le
roi, lui fit-on dire, assistait à un concert et ne voulait pas se dé-
ranger. La remise une fois faite, une audience lui fut assignée pour
le lendemain, à cinq heures du matin. Le roi le garda en tète-à-tête
une heure et demie, lui parlant de toutes choses avec une bien-
veillance hautaine et un calme affecté. — « Je ne devais pas m'at-
tendre, dit-il, au ton de la lettre du roi de France ; ce n'est qu'une
ironie; il ne me laisse rien à espérer, et me conseille de prendre le
parti que je trouverai le plus sage. Eh bien ! il est pris : je fais la
paix avec la Saxe et la reine de Hongrie. J'ai couru trop de périls;
je suis las de jouer quitte ou double : mon armée et mon peuple
ont besoin de repos. La constance même de la fortune m'étonne ; je
craindrais de m'exposer de nouveau à ses caprices. J'ai assez de
gloire, puisque j'ai obligé mes ennemis à me demander la paix
dans leur capitale par l'organe du grand chancelier de Bohême. »
Il ajouta qu'une fois rentré dans la neutralité, il s'emploierait de
bonne grâce pour le rétablissement de la paix générale; et, se
posant déjà en arbitre, il indiqua à quelles conditions, dans sa pen-
sée, la France avait droit de prétendre et ferait sagement de se
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 521
prêter, et, la singularité, c'est que ces conditions étaient presque
mot pour mot, sans qu'aucun des deux interlocuteurs pût s'en
douter, celles-là mêmes que Vaulgrenant avait tenues dans sa main
quarante-huit heures auparavant (1).
D'Arget, à qui Valori, sans doute, avait fait la leçon, crut le mo-
ment venu de demander au roi si, maître de la situation comme il
l'était, il ne serait pas digne de lui, au lieu d'en garder seul le
bénéfice, de l'étendre à ses alliés, en les faisant comprendre dans
le traité qu'il a'iait conclure. Quel plus beau rôle que d'être le
héros de l'Allemagne et le pacificateur de l'Europe I — « J'en
conviens, mon cher ami, dit le roi, mais le rôle est trop dange-
reux, un revers me mettrait à ma perte. A mon dernier départ de
Berlin, si la fortune m'eût été contraire, je me voyais un monarque
sans trône et mes sujets dans la plus cruelle oppression. Ici, c'est
toujours échec au roi; j'en appelle à vous-même; enfin, je veux
être tranquille. — Mais, reprit d'Arget, la reine de Hongrie ne
renoncera jamais à la Silésie ; et, avec le temps, tôt ou tard...
— Ah! mon ami, dit le roi en l'interrompant, l'avenir est au-
dessus de l'humanité; j'ai acquis, que d'autres conservent. Je ne
crains rien ni de la Saxe ni de l'Autriche pour les dix ou douze ans
qui me restent à vivre : je n'attaquerai désormais pas un chat que
pour me défendre, et je verrais le prince Charles à la porte de Paris
sans m'en remuer. — Et nous à la porte de Vienne? » re-
prit d'Arget sur le même ton d'indifférence. La vivacité hardie de
la repartie ne troubla pas Frédéric. — « Oui, je vous le jure; en-
fin, je veux jouir. Que sommes-nous, nous autres hommes, pour
enfanter des projets qui coûtent tant de sang ! Vivons et faisons
vivre! » — Le reste de l'entretien, dit d'Arget, se passa en dis-
cours généraux sur la littérature et les spectacles (2).
Vingt-quatre heures après, la paix était signée avec l'Autriche, et
Frédéric ne perdait pas un moment pour en envoyer la nouvelle à
Louis XV, dans une lettre dont l'amertume trahissait bien plus d'ir-
ritation qu'il n'avait voulu en laisser voir à d'Arget. — « Monsieur
mon frère, disait-il, je m'attendais à des secours réels de la part
de Votre Majesté, après la lettre que je lui avais écrite en date du
mois de novembre. Je n'entre point dans les raisons qu'Elle peut
avoir d'abandonner ainsi ses alliés à leur propre fortune ; cela fait
(1) Frédéric désigna en particulier, comme !es points qu^ la France pouvait récla-
mer dans les Pays-Bas, ïpres, Furnes et, Touriiay, et, en Italie, Parme et Plaisance.
[2) D'Arget à d'Argenson, 25 décembre 1745. {Corrfi^pondance de Saxe. — Ministère
des affaires étrangères.) — La lettre de d'Ar;;et est insérée dans les Mémoires de Valori,
t. 1, p. 190, mais le texte est abrégé. J'ai cru devoir moi môme retrancher des lon-
gueurs inutiles.
522 REVUE DES DEUX MONDES.
que je sens doublement le bonheur de m'êlre tiré d'un pas très
scabreux par la valeur de mes troupes : si j'avais été malheureux,
Votre Majesté se serait contentée de me plaindre, et j'aurais été
sans ressource. Votre Majesté veut que je prenne conseil de mon
esprit : je le fais, puisqu'Elle le veut, et il me dicte de mettre
promptement fin à une guerre qui, n'ayant point d'objet depuis la
mort du défunt empereur, ne cause qu'une effusion de sang inu-
tile... Il me dit qu'il est temps de penser à ma propre sûreté, que
la fortune est changeante, et qu'après tout, je n'ai aucun secours
d'aucune espèce à attendre de mes alliés... Les Autrichiens et les
Saxons ont envoyé ici des ministres pour négocier la paix, et, après
la lettre de Votre Majesté, il n'y a plus qu'à signer. Après m'être
acquitté de ce que je dois à l'état et à ma propre sûreté, aucun
sujet ne me tiendra plus à cœur que de pouvoir être de quelque
utilité à Votre Majesté. »
Un billet à l'adresse de Valori, pour le charger d'expédier cette
réponse, était plus maussade encore : — « Monsieur, voici la ré-
ponse que j'ai faite au roi, votre maître, à la lettre que vous venez
de m'envoyer de sa part... Si cette nouvelle ne fait pas plaisir à
votre cour, elle ne peut s'en prendre qu'à elle-même, n'ayant
jamais voulu m'assister ni de subsides suffisans, ni de troupes...
Pour notre personnel, je crois que nous pouvons rester amis
tout comme auparavant. Pour moi, je suis content d'avoir la con-
solation de n'avoir jamais été aux aumônes du roi de France. Je
suis avec estime, monsieur, etc. » — Et, en post-scriptum : —
« La paix est faite; tu l'as voulu, tu l'as voulu, etc. (1). »
On s'explique difficilement le ton d'aigreur, et presque d'insulte,
qui règne dans ces deux pièces. Parvenu au comble de ses vœux,
jouissant à la fois du bienfait de la paix et de tout l'honneur de la
victoire, Frédéric gardait un tel avantage de situation sur son royal
correspondant qu'il n'avait nul besoin et qu'il n'était pas digne de
son esprit politique d'en abuser à ce point. Dans la neutralité où
il se félicitait de rentrer, son intérêt était de ménager les deux
adversaires dont la lutte allait se continuer sous ses yeux, au be-
soin même d'entretenir leur conflit, non de les pousser à bout l'un
et l'autre, au risque de leur faire naître la pensée de s'unir un jour
contre lui. La France, d'ailleurs, avait encore un service à lui
rendre : c'était d'occuper l'Autriche pour l'empêcher de reprendre
haleine et de songer même à revenir sur les conditions qu'elle avait
dû subir. La prudence, cette qualité qui fit rarement défaut à Fré-
déric, lui commandait donc d'avoir égard à l'émotion naturelle
(1) Frédéric à Louis XV et à Valori, 25 décembre 1745. — Pol. Corr., t. iv, p 389-390.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 523
d'un allié justement froissé de son abandon, et de panser la bles-
sure au lieu de l'envenimer. Même dans ce premier moment, l'ex-
trême irritation du roi de Prusse n'a pas d'explication naturelle;
mais ce qu'on peut encore moins comprendre, c'est qu'il ait con-
servé de la lettre malencontreuse de Louis XV un tel ressentiment
que, trente ans encore après, mettant la dernière main au texte
définitif de ses Mémoires, il ait consacré un long développement à
réfuter un document tombé dans l'oubli. Il est encore plus singulier
de lui en voir travestir les termes et les pensées de manière à prêter
à un souverain, dont un excès d'orgueil ne fut jamais le défaut, une
outrecuidance burlesque digne d'un matamore de comédie. Rien de
plus étrange assurément, et de moins digne de la royauté comme
de l'histoire, qu'une controverse posthume de cette nature. En y
regardant de près, cependant, le lecteur de \ Histoire de mon
temps croit apercevoir quel est le sentiment qui domine dans cette
tirade si étrangement passionnée. Ce qui est le plus amèrement
reproché au roi de France, c'est l'allusion qu'il avait osé faire au
succès de son armée dans les Pays-Bas. C'est le souvenir de Fonte-
noy, qui, même après un demi-siè::le écoulé, semble importuner
encore le vainqueur de Friedberg et de Sohr : — « J'ai fait de grandes
choses, se fait-il dire par Louis XV dans le langage ridiculement
hautain qu'il met dans sa bouche. On a aussi parlé de vous. » —
Voilà le trait qui est gravé dans le cœur. Louis XV s'était comparé
un jour à Frédéric: cette présomption, bien que rudement châ-
tiée depuis lors, ne lui fut jamais pardonnée ; il y a des rivalités
d' auteur, même sur le trône, et la grandeur du .génie ne préserve
pas des petitesses de la vanité.
Si ce jugement n'est pas téméraire, il dut se trou ver, parmi les
hommages que Frédéric reçut de toutes parts, dans ce moment si
brillant de son existence, un en particulier qui, plus que tout autre,
lui fut sensible, car il partait du vainqueur de Fontenoy lui-même.
Au récit de la brillante expédition dont la Saxe venait d'être le
théâtre, Maurice éprouva, en qualité de connaisseur et à un point
de vue pour ainsi dire esihétique, une telle admiration que, mal-
gré le chagrin que, comme enfant de la Saxe, il devait éprouver de
l'humiliation de son ancienne patrie, — malgré la contrariété que la
paix qui en était la suite devait causer au commandant d'une armée
française, — il ne put se défendre de donner cours à ses senti-
mens et d'en envoyer directement l'expression au héros lui-même :
— « Sire, lui écrivit-il, l'expédition que Votre Majesté vient de ter-
miner si rapidement est si brillante que, comme militaire, je lui
en dois mon compliment. Je n'ai pas pu m'empêcher, comme Saxon,
de compatir aux maux qu'a éprouvés la Saxe ; mais mon admiration
52A REVUE DES DEUX MONDES.
pour tout ce qui s'y est passé n'en est pas moins au-dessus de
l'expression. Les manœuvres savantes et judicieuses de Votre Ma-
jesté présentent un canevas fort étendu à la méditation. Je ne puis
assez l'admirer, et, depuis Alexandre et César, je ne crois rien de
si grand et de si frappant. La conduite que Votre Majesté a tenue
dans cette guerre contre les Saxons ressemble et surpasse as-
surément les belles, les rapides expéditions de ces deux grands
hommes, qui entreprenaient des guerres et les terminaient en peu
de jours. Recevez avec bonté, Sire, cet hommage, qui ne peut être
soupçonné de flatterie, et que l'admiration du sublime m'arrache,
malgré l'amertume qu'un si grand événement a dû naturellement
répandre dans mon âme (l). »
Frédéric voulait rentrer, avant les fêtes de la nouvelle année,
dans la capitale de ses états reconquis. Il quitta donc Dresde dans
les derniers jours de décembre, sans même attendre les ratifica-
tions de Vienne. Dans la foule empressée qui vint le saluer au
moment de son départ, Vaulgrenant et d'Harrach, obligés l'un
et l'autre, peut-être à regret, à cette politesse, durent se ren-
contrer et revenir encore une fois sur les détails de leur conver-
sation nocturne. Vaulgrenant se montra tout de suite très inquiet
de savoir si d'Harrach, dans son tête-à-tête avec le roi, n'avait
rien laissé transpirer de la négociation clandestine. L'Autrichien
se hâta de le rassurer, puis, lui montrant une bague surmontée
d'un diamant de prix qu'il avait au doigt : — « Voilà, dit-il, le pré-
sent que j'ai reçu en souvenir de ce malheureux traité; mais j'au-
rais mieux aimé avoir coupé le doigt qui le porte que de l'employer
à cette signature. » — 11 lui exprima ensuite l'espérance que leurs
pourparlers ne resteraient pas complètement sans fruit et pour-
raient préparer dans l'avenir [à la fui des fins, dit-il) une voie plus
facile à l'accommodement de leurs deux cours. — a En ce cas, ajouta-
t-il, qu'elles s'entendent directement et sans recourir aux intermé-
diaires, qui ne font qu'embrouiller le métier. » — Et il lui indiqua
le nom de deux de ses amis personnels, l'un résidant à Londres
et l'autre à Bruxelles, à qui on pourrait s'adresser si on avait quel-
que chose à faire dire secrètement à Vienne (2).
Nulle description n'est nécessaire pour imaginer, et aucune ne
(1) Maurice de Saxe à Frédéric, saus date (décembre 1745). — (Miuisière de la
guerre.) — Cette lettre est aussi insérée dans les œuvres de Frédéric, t. xvii, p. 301.
(2) Vaulgrenant à d'Argenson, 26 et 28 décembre 1745. i Correspondance de Saxe. —
— Ministère des afl'aircs étrangères.) — La première de ces duu.\ ilépèches contient
l'en^'oi d'une lettre de d'Harrach à Vaulgrenant; la seconde, un récit de leur couver-
satioD.
ETUDES DIPLOMATIQUES. 525
serait suffisante pour bien peindre, la réception enthousiaste qui at-
tendait Frédéric dans cette ville de Berlin qu'il avait laissée, six
semaines auparavant, tremblant pour sa propre sécurité, et où il
rentrait pacifique et triomphant, deux fois couronné par la victoire.
« Yive Frédéric le Grand! » Ce fut le cri qui retentit d'un bout de
la cité à l'autre, et auquel la postérité à fait écho. Ce que nous
savons des sentimens qui animaient Marie-Thérèse, et qu'elle avait
fait partager à ses sujets, laisse aussi facilement deviner avec quel
morne abattement fut reçue à Vienne la nouvelle du traité conclu à
Dresde. « La plus lamentable défaite, dit l'ambassadeur vénitien
Erizzo, n'aurait pas causé plus de douleur. » Rien assurément ne
prouve mieux que, pour agir sur l'esprit des peuples comme pour
déterminer la suite des événemens, une forte impression morale
pèse souvent d'un plus grand poids quti les plus importans résul-
tats matériels ; car, après tout (M. d'Arneth le fait observer avec rai-
son), de cette seconde lutte engagée contre l'ennemi de sa gran-
deur, l'Autriche sortait intacte, n'ayant perdu, cette fois, ni un
pouce de son territoire ni une parcelle de sa puissance effective :
tout ce qui venait d'être cédé à Dresde avait déjà été accordé à
Breslau deux années auparavant ; et, dans cet intervalle, Marie-Thé-
rèse avait acquis, sans nouveau sacrifice, l'avantage de rajeunir la
tradition des Habsbourg en fixant le saint-empire dans sa nouvelle
famille, et elle avait même su se délivrer, par la soumission hu-
miliée de la Bavière, de la seule rivalité qu'eussent redoutée ses
aïeux. C'était Frédéric, au contraire, qui, ne retirant aucun profit
de ses nouvelles victoires, se trouvait, en définitive, avoir eu pure
perte versé le sang, dépensé l'argent, risqué le repos de ses sujets.
il semblait donc que, dans le partage de ses faveurs, la fortune eût
donné à Marie-Thérèse la réalité dont elle ne laissait que l'ombre à
Frédéric; mais c'était une ombre entourée d'une auréole lumineuse
dont le reflet éclairait les voies de l'avenir. Personne ne s'y trompa.
— (( Vous verrez, disait avec désespoir l'électeur de Trêves au rési-
dent de France, que ce prince va être plus redoutable que ne l'a
jamais été la maison d'Autriche, et qu'il fera trembler l'Europe. »
Mais quel fut, peut-on se demander, l'elfet produit en France
par cette paix où nous n'étions pas compris, et qui nous laissait,
pour la seconde fois, porter seuls tout le poids d'une coalition?
C'est ce dont on a, au premier ujoment, quelque peine à se rendre
compte. Ce qu'il y a de certain, c'est que rien ne ressembla au cri
d'indignation etd'angoisse qui s'était élevé, deux ans plus tôt, quand
le traité de Breslau éclata comme un coup de foudre au milieu
d'une confiance générale. L'événement, au contraire, fut pris avec
un calme relatif, tenant à plus d'une cause qu'il est intéressant de
526 REVDE DES DECX MONDES,
discorner. D'abord, personne n'était surpris : une première épreuve
avai» préparé à la récidive; les plus naïts :avaient cessé de croire à
.la fidélité prussienne. Le traité de Hanovre était ébruité, commenté
depuis trois mois par tous les gazetiers d'Europe ; l'effet, pour par-
ler !e mauvais langage de nos jours, en était escompté d'avance. Puis
le mal était moins grand cette fois, et le danger, sur tout bien moins
urgent. Nul rapport entre la situation de Maurice de Saxe, campé
victorieusement devant Bruxelles, et celle de Broglie et de Belle-
Isle enfermés, presque affamés, dans Prague. L'hiver commençait
à peine; on avait donc le temps de réfléchir : ce n'était que ma-
tièro à spéculation, sur laquelle les politiques et les nouvel-
listes; pouvaient raisonner à l'aise, chacun suivant sa propension
naturelle.
Celle de d'Argenson nous est connue, «t il ne .paraît pas que la
disposition optimiste avec laquelle il accueillait tout ce qui partait
de Berlin ait ressenti à ce moment critique môme un jour d'ébran-
lement. D'abord, il voulut douter jusqu'à la dernière heure de la
soumission de l'Autriche; il la voyait déjà continuant la lutte sans
alliés, dans des conditions qui l'auraient mise bientôt à deux doigts
de sa ruine. Ce serait alors, pensait-il, le moment de reprendre
avec avantage la négociation prématurément entamée par le comte
d'H.urach : la paix acceptée par la Saxe n'aurait été ainsi qu'un
pas fait vers une pacification générale. Puis, quand il n'y eut plus
moyen d'iijnorer à quel prix Marie-Thérèse avait acheté son repos en
Allemagne, d'Argenson n'eut pas seulement (ce qui eût été fort sage)
le bon sens de ne pas témoigner un dépit inutile et de ne pas se
répandre en récriminations amères, qui Ji'auraient abouti, en irri-
tant un vainqueur, qu'à faire à la France ^un ennemi de plus. Cette
r;oto de modération, commandée par la dignité et par la prudence,,
fut vite dépassée. Revenant avec une sorte d'entraînement à ses
idées favorites, d'Argenson se prit à considérer qu'après tout, la
Silésie restant acquise à la Prusse, le but principal de la guerre,
l'aiTaiblissement de l'Autriche, était atteint, et qu'il s'agissait seule-
ment de garder atout prix ce résultat important.. D'où il conclut
que, pour prévenir une revanche et un retour offensif toujours pos-
sibles de l'Autriche, l'intérêt de la Prusse lui commanderait de con-
tinu^:;r à s'appuyer sur la France, et afin de faire mieux sentir à
Frédéric cette coinmiinam»^ d'intérêt et de le déterminer à se con-
duire en conséquence, il ne vit rien de mieux, au lieu de s'éloigner
de Ini avec froideur, i|ue de rattacher, au contraire, et de l'enlacer,
pour ainsi dire, par de nouveaux liens d'amitié et de recon-
nais.«ance. Ce calcul, qu'il n'a .pas déguisé dans ses Mémoires ni
dans sa correspondance, et dont quelques-uns de ses historiens lui
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 527
ont fait honneur, fut visible dès son premier entretien avec le
ministre de Prusse Ghambrier. Sans cette explication, — je dirais
volontiers sans cette excuse, — le langage qu'il tint dans cette con-
versation (qui dut avoir lieu le jour même où arrivait à Versailles la
lettre insolente de Frédéric) serait vraiment inexplicable de la part
d'un ministre de Louis XV.
Voici comment Ghambrier lui-même rend compte de sa confé-
rence : — « Le marquis d'Argenson m'a parlé de la manière sui-
vante sur l'accroissement de Votre Majesté. Il m'a dit : — « Vous
savez, monsieur, comme je pense sur les liaisons du roi votre maître
avec le mien, et qu'en vérité personne n'est plus zélé que moi
pour la continuation et le resserrement, s'il est possible, de l'amitié
la plus étroite entre ces deux princes, parce que ce sont leurs in-
térêts; mais je vous avouerai cependant que j'aurais désiré, pour la
gloire du roi de Prusse et l'avantage du roi mon maître, que la
paix du roi de Prusse avec la reine de Hongrie ne se fût pas faite,
ou que, si elle s'était faite, ce fût conjointement avec la France,
rien n'étant plus aisé au roi de Prusse, quand il a vu que la Saxe
était à ses pieds et que la reine de Hongrie souhaitait de s'accom-
moder avec lui, que de dire à cette princesse qu'il voulait bien
faire la paix avec elle, pourvu qu'elle fût commune à la France et à
ses alliés. De cette manière, le roi de Prusse faisait le coup le plus
glorieux qu'il pût jamais faire, et ses liaisons avec nous n'auraient
pas reçu la plus légère atteinte, au lieu que, de celte manière (sic),
nous restons dans l'embarras. 11 faudra bien tâcher de nous en tirer;
nous y ferons de notre mieux, en recourant aux moyens qui sont
dans l'état, quoique épuisé, je l'avoue, pour soutenir une guerre
qui pouvait Unir tout d'un coup, si le roi de Prusse avait bien voulu
un peu se souvenir de nous. » — Suivent certains détails d'un carac-
tère confidentiel et tout à fait intime sur les mesures que la France
allait prendre pour faire face à la situation nouvelle où la laissait
son isolement ; puis, Ghambrier reprend : « — Enfin, le marquis
d'Argenson m'a dit qu'il était si convaincu de la nécessité qu'il y
avait pour le bien des intérêts réciproques que Votre Majesté et
le roi son maître fussent étroitement unis, qu'il était, lui, d'Ar-
genson, du sentiment que Votre Majesté fût le centre politique de
tous les intérêts de la France dans le nord et dans l'empire, et qu'il
ordonnerait, de la part du roi son maître à tous les ministres de
France qui sont en Allemagne et dans le nord de ne se conduire
que suivant les intérêts de Votre Majesté et conformément à ce que
Votre Majesté ferait insinuer 'par ses ministres aux ministres de
Franco; qu'il croyait que Votre Majoré connaissait trop ses véri-
tables intérêts pour ne pas conserver de son côté la confiance et
l'ouverture de cœur qui conviennent aux mêmes intérêts. »
528 KrlV! K DES DEDX MaAUKs.
D'Argenson tint parole; ordre exprès fut envoyé à tous les agens
français, non -seulement de ne montrer aucune humeur, mais de
parler de la paix de Dresde comme d'un événement heureux, dont
la France n'avait qu'à se féliciter, et de continuer à concerter leur
conduite avec les agens prussiens comme si rien n'était venu trahir
leur confiance. S'aJressant même en particulier à Valori, qui était
naturellement le plus difficile à convertir, d'Argenson terminait son
exhortation par cette assertion au moins hasardée : — « J'ai tou-
jours été convaincu que le roi de Prusse avait fait, dans les vertus
civiles, le même progrès que dans les vertus militaires. Effective-
ment, il s'est conduit dans tout ceci avec franchise. » — Des servi-
teurs n'ont qu'à obéir : aussi les ministres français, dans les diverses
cours, s'exprimèrent-ils unanimement, sur l'événement qui défrayait
toutes les conversations, dans des termes qui leur attirèrent les com-
plimens des gazetiers autrichiens sur les sentimens de philosophie
chrétienne dont ils faisaient preuve (1).
Tout le monde, à la vérité, et surtout tous les collègues
de d'Argenson, n'étaient pas, sinon aussi bons chrétiens, du
moins aussi philosophes que lui. Plus d'un (Ghambrier le rap-
porte) demeura convaincu que, la Prusse une fois pacifiée et
mise à l'abri de tous les orages, son souverain n'aurait pas un
désir bien pressant de faire partager autour de lui les bienfaits
du repos dont il allait jouir. Il pourrait bien, au contraire, être
tenté d'attiser le feu entre les deux grandes puissances qui restaient
en lutte, pour les épuiser l'une par l'autre, et s'élever lui-même à
leurs dépens et sur leurs ruines. Mais ceux-là mêmes qui pensaient
ainsi, une fois le mal fait et irréparable, ne trouvaient, non plus, nul
avantage à en montrer trop d'irritation nid'alarme. La vraie manière
d'y porter remède, suivant eux, c'était, pour la France, de tourner
ses regards et ses forces vers le terrain où le succès de ses armes
était glorieusement incontesté. Pousser activement la marche auda-
cieuse de Maurice de Saxe en Flandre; soutenir les progrès plus
lents, plus modestes, mais pourtant continus de Mailiebois en Ita-
lie; enfin appuyer par un secours effectif les prodiges que (Charles-
Edouard faisait en Ecosse, c'était là, suivant eux, la seule voie à
suivre pour se consoler et se venger en même temps des échecs
définitivement subis au-delà du Rhin. Raisonnant ainsi, ils n'étaient
pas éloignés de trouver qu'après tout il était heureux de n'avoir
plus, sous aucun prétexte, à s'occuper des affaires d'Allemagne,
et d'être délivré, même à tout prix, de l'allié exigeant et sus-
pect qui tendait toujours à nous ramener vers cette ingrate con-
(1) Chambrier à Frédéric, 6 janvier. — D'Argenson à Valori, 28 janvier 1746. {Cor-
respondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 5Î9
trée. Telle était l'impression assez générale, différente assurément
de la chaleur affectée de d'Argenson, mais aboutissant en pratique
à peu près à la même conduite. Et c'est bien là, en effet, la conclu-
sion à laquelle nous voyons arriver un observateur bourgeois, dont
le bon sens ne manquait pas de perspicacité : — « Voilà, dit le chro-
niqueur Barbier, le grand-duc reconnu empereur et la reine de Hon-
grie impératrice : il faudra bien que la France et l'Espagne les re-
connaissent aussi. i\ous n'avons plus que faire dans l'Allemagne ; il
ne reste plus que deux objets : la Flandre et l'Italie (1). »
L'alliance prussienne ne se brisaiL donc pas cette fois par une
rupture violente ; elle tombait en quelque sorte d'elle-même, de
guerre lasse, d'un consentement commun, par suite d'un dégoût et
d'un détachemeni réciproques. C'était l'effet de ce refroidissement
insensible qui, dans les relations politiques comme dans la vie pri-
vée, est plus mortel pour l'amitié qu'une querelle ouverte. On se
séparait sans colère, mais sans regret, sans désir de se revoir,
uniquement parce qu'on avait cessé de compter sur l'appui et la
lidélitç mutuels. Et, à le bien prendre, celte indifférence, qui ac-
cueillait en France la lin d'une alliance naguèie si avidement re-
cherchée, n'était-elle pas elle-même l'indice que, par suite de l'élé-
vation soudaine de la Prusse, une altération profonde s'était opérée
dans les rapports des grands états de l'Europe et dans les condi-
tions de leur équilibre?
jN'y avait-il pas là comme une aperce ption confuse de ce fait, qu'en
face d'une grandeur nouvelle, le rôle de l'ancienne politique était
terminé? L'alliance de la Prusse avait eu pour nous son utilité et
son prix tant que l'Autriche, exerçant sur l'Allemagne une domi-
nation souveraine, faisait peser sur notre frontière du nord la me-
nace d'une force prépondérante. Mais, en face de l'Autriche affai-
blie et de l'Allemagne divisée désormais entre deux puissances en
état de se tenir tête l'une à l'autre, l'intéiét avait disparu avec le
danger. Piien ne nous appelait plus à prendre part à cette lutte de
deux ambitions rivales, et si nous étions encore un jour amenés à
y intervenir, ce devait être plutôt pour tenir entre elles la balance
égale, et empêcher la plus jeune, la plus audacieuse, en écrasant
l'autre, de s'élever à son tour à une grandeur inquiétante. A ce
point de vue de notre sécurité future, la Prusse victorieuse, aux
mains d'un grand homme, était déjà peut-être plus à craindre que
l'Autriche humiliée. Était-ce là ce que sentait vaguement l'esprit
public ? Etait-ce ce nuage chargé de la foudre qui apparaissait dans
(1) Barbier, janvier 1746.
TOME LXXXIV. — 1887. 3/t
530 REVUE DES DEUX MONDES.
le lointain? C'est possible : l'insîinct populaire voit souvent plus
loin et plus juste que les hommes d'état de profession, dont les
regards sont arrêtés par- une barrière de traditions et de préjugés.
Mais si le changement survenu dans les relations mutuelles des
étals de l'Europe centrale était plutôt entrevu que compris à Paris, à
Vienne et à Berlin, au contraire, où régnaient de vrais politiques, le fait
était plus nettement reconnu, et, de part et d'autre, on se préparait à
se comporter en conséquence. Pour Frédéric, c'était parti-pris et chose
faite. Le rôle que- le traité de V/estphalie avait assigné à la Prusse,
comme à toutes les puissances secondaires allemandes, — celui de
client de la France défendu par elle- contre la prépondérance de
l'Autriche, — n'avaitjamais été, nous l'avons vu, accepté par lui qu'à
regret, et il ne s'y était prêté qu'en frémissant. Son altitude envers
Louis XV n'avait pas cessé d'être celle d'un pupille insolent et in-
docile, qui se rit, à sa barbe, d'un tuteur débile et vieilli. Mais,
devenu celte fois tout à fait majeur, il avait résolu de secouer
même l'apparence de l'amitié et de la protection françaises. Une
double expérienice venait de lui apprendre que l'appui de nos.armes
ne lui donnait qu'une aide imparfaite et compromettante, en fai-
sant peser sur sa tête la responsabilité des maux de l'invasion étran-
gère. Il avait vu avec quel art Marie-Thérèse savait, dans ses pro-
clamations et ses manifestes, émouvoir la fibre nationale en excitant
contre lui toutes les susceptibilités de l'orgueil tudesque. Il venait
d'entendre retentir à ses oreilles des refrains patriotiques à l'hon-
neur de l'Autriche contre les alliés de l'étranger. G'est un avan-
tage qu'il ne voulait plus laisser à sa rivale. D'ailleurs, au point de
grandeur où il était parvenu, il ne s'agissait plus seulement pour
lui de résister à l'Autriche, mais de la remplacer. S'affranchir de
sa domination, c'était peu ; l'égaler même n'était pas assez : il se
sentait désormais en mesure de lui disputer la prééminence. 11 avait
dû laisser, sans trop de regret, à Marie-Thérèse, l'héritage de la
dignité impériale, voyant bien qu'au fond le saint-empire romain
n'était plus qu'un édifice vermoulu, devant lequel même ne s'in-
clinait qu'à regret, depuis Luther, plus de la moitié du corps ger-
manique. Mais, pour achever de détourner les yeux des popula-
tions de cette décoration vaine et de ce simulacre sans vie, il fallait
leur apprendre à chercher à Berlin la vraie capitale, et dans la dy-
nastie dont le roi de Prusse était le chef l'espoir de la patrie alle-
mande.
Seulement, si l'on voulait se présenter à l'AHemagne sous cet
aspect patriotique, la première condition était de cesser à tout prix
d'être suspect de la moindre connivence pour ce qu'on appelait
déjà alors, et ce qu'on appelle encore aujourd'hui au-delà du Rhin,
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 531
l'ambition française. Que si, donc, pour maintenir le degré de gloire
et de puissance qu'il avait acquis, de nouvelles luttes étaient impo-
sées au vainqueur de Friedberg et de Sohr, et qu'un auxiliaire dût
encore être cherché au dehors, ce ne serait point aux armées fran-
çaises qu'il irait le demander. Leur présence importune avait trop
fatigué leurs hôtes. La protestante Angleterre, rapprochée de lui
par des sympathies de religion, d'origine et de parenté, pouvait lui
fournir le secours beaucoup moins onéreux de sa marine et de ses
subsides. L'alliance de la Prasse et de l'Angleterre, telle que l'avait
inaugurée, à l'insu et au détriment de la France, ta conveutiou de
Hanovre, allait ainsi devenir le pivot des fntnres combinaisons di-
plomatiques de Frédéric, et si ce récit doit être continué, ce sera
du côté de Londres, en effet, qu'on le verra tourner sa pensée, et
orienter dans cette direction nouvelle le vaisseau pavoisé par la vic-
toire dont il tenait en main le gouvernail.
Au même moment, une révolution inverse s'opérait dans l'esprit
de Marie-Thérèse. L'annonce imprévue de cette même convention
de Hanovre, unissant dans une intimité occulte la Prusse et l'Angle-
terre, l'avait brusquement poussée (avec quelle ardeur nous l'avons
vu) dans la voie d'un rapprochement avec la France. On aurait tort
de croire que ce fut là seulement un effet passager de l'irritation
et de la surprise, ou un accès de capricieuse impatience. C'était la
particularité de ce caractère de Marie-Thérèse, auquel aucun autre
en vérité ne ressemble dans l'histoire, de réunir des qualités qui,
étant ordinairement l'apanage de sexes difiérens, peuvent paraître
incompatibles. Dans le cas présent, la vivacité, la clairvoyance pro-
pres à la jalousie féminine, vinrent chez elle en aide à la pensée
virile et réfléchie d'un esprit vraiment politique. L'ambhion prus-
sienne, soutenue, appuyée par l'Angleterre, ce fut pour elle un trait
de lumière : elle se vit en présence d'un danger menaçant son
empire et sa race, auquel nul autre ne pouvait être comparé. Frédé-
ric maître de la Silésie, c'était l'ennemi attaché à ses flancs, et pou-
vant à toute heure porter le fer dans son sein. Qu'était-ce alors, au-
près de cette inimitié intime et domestique, que la rivalité surannée
des maisons de France et de Habsbourg? Avec la France, on se
battait à distance depuis des siècles pour un degré plus ou moins
étendu de pouvoir et d'influence ; avec la Prusse, c'était un combat
corps à corps, pour le fond même de la dignité et de l'existence,
et dans ce duel, dont le centre môme de l'Allemagne serait le
théâtre, l'Angleterre, qui déjà s'éloignait, ne pouvait plus lui être
d'aucun secours. De là cette main tout de suite tendue vers la
France, et qui, si elle ne fut pas saisie alors, ne devait plus être re-
tirée. Chose étrange et presque inouïe, pendant trois années
532 REVUE DES DECX MOJNDLs.
encore, les troupes autrichiennes et françaises devaient se rencon-
trer, et en venir aux mains avec des succès inégaux sur les champs
de bataille des Pays-Bas et de l'Italie; et malgré cette hostilité con-
tinue, pas un seul jour celte pensée d'une réconciliation avec la
France ne sortit de l'esprit de l'héritière de Charles-Quinl. En paix,
comme en guerre, ce fut le dessein auquel elle travailla sans relâche,
jusqu'à ce qu'enfin, après dix ans d'dforts, par le fameux traité de
Versailles de 1756, elle réussit à le réaliser.
Je ne connais rien qui démontre mieux combien est vrai dans le
monde moral et politique, plus encore que dans le monde matériel,
l'axiome de l'ancienne école : Nil natura per saltiim. Lorsque pour
la première fois parut au jour ce traité de 1756, objet de tant de
controverses, qui mit sur la même ligne de combat les drapeaux de
France et d'Autriche, que n'a-t-on pas dit, que n'a-t-on pas pensé
de ce rapprochement imprévu! Quel coup de théâtre! quelle sur-
prise chez les contemporains! et, depuis lors, que de commentaires
chez les historiens! A quels fuiiles incidens ne s'est-on pas plu à
attribuer cette mémorable révolution diplomatique et militaire? Que
de puériles anecdotes! C'est tantôt un billet flatteur de Marie-
Thérèse à la marquise de Poiiipadour, tantôt une plaisanterie de
Frédéric sur les amours de Louis XV, qui a, dit-on, déterminé
la France à abandonner sa politique traditionnelle. Et voilà,
s'écrieut avec une condoléance véritable ou affectée les historiens
français salariés par Frédéric ou aveuglés par une sotte admiration
pour lui, à quoi tiennent les destinées des empires et ce qui fait
verser le sang des peuples! Erreur ou mensonge. Le résultat
qui éclata alors était préparé de longue date, et ce n'était pas
seulement la France, c'étaient tous les acteurs du drame européen,
Autriche, Prusse, Angleterre, qui, avant de reparaître sur la scène,
avaient changé, dans les coulisses, de costume pour être prêts à
changer de rôle. Ils obéissaient tous, avec plus ou moins d'hésita-
tion, ceux-ci par calcul, ceux-là par instinct, à une nécessité de
situation à peu près irrésistible. En réalité, l'avènemont d'une
grande puissance armée dans les plaines du Brandebourg ne pou-
vait manquer d'altérer tout l'ancien système fédératif de l'Europe,
de même que, si (pour faire une supposition chimérique) une nou-
velle planète venait à apparaître dans l'espace, tout l'ordre du sys-
tème solaire, décrit par Copernic et Newton, en serait nécessai-
rement troublé.
A ce point de vue, la convention de Hanovre et la négociation in-
fructueuse entamée à Dresde, ces deux faits, l'un irop négligé,
l'autre resté inconnu jusqu'à nos jours, jettent une vive lumière sur
la suite des événemens dont nous subissons encore, même aujour-
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 533
d'hui, la conséquence. 11 est certain que, siVaulgrenant etd'Harrach
étaient sortis la main dans la main de leur dernier entretien, la
guerre de la succession d'Autriche se serait terminée dans des
conditions analogues à celles où s'est engagée la guerre de sept
ans. Seulement, il est permis de penser que, les circonstances
étant différentes, le succès final l'eût été également. En 17A5,
les Pays-Bas, qu'une paix précipitée ne devait pas tarder
à rendre à l'Autriche, étaient conquis presque en entier; en
nous en abandoimant une partie, Marie-Thérèse ne faisait que
consacrer le résultat glorieusement conquis par les victoires de
Maurice de Saxe, et le prix de notre alliance se trouvait ainsi
d'avance acquitté par elle, le jour même du contrat. On ne voit pas
qui aurait eu le droit de disputer à la France un avantage aussi lé-
gitimement obtenu. On voit encore moins qui, à cette heure, en au-
rait eu la force : ce n'étaii point, assurément, l'Angleterre, avec
Charles-Edouard aux portes de Londres, et sa royauté tremblante,
qui rappelait précipitamment tous ses soldats du continent. Se-
rait-ce Frédéric avec ses armées épuisées et son trésor à sec? On
peut en douter. S'il l'eût tenté cependant, s'il eût passé, dans ses
rapports avec lu France, d'une neutralité malveillante à une hosti-
lité directe, il aurait trouvé à qui parler; il n'aurait pas eu affaire,
comme dix ans plus tard, à des Soubise et à des Glermont. xMaurice
était vivant, et n'aurait pas conduit nos armées aux désastres de
Rosbach et de Minden.
Je persiste donc à penser qu'il y eut pour la France, à ce mo-
ment critique, une occasion singulièrement favorable et déplora-
blement perdue, que n'auraient laissée échapper ni le coup d'oeil
d'aigle de Richelieu, ni l'adresse de Mazarin, ni la vigilance royale
de Louis XIV. Mais Richelieu, Mazurin et Louis XIV étaient dans la
tombe, et leur génie, enseveli avec eux, ne devait plus revivre.
Duc DE Broglie.
T H É R É s I N E
DERNIERS PARTIE (1)
XX.
Robert tenait encore Thérèse éperdument serrée entre ses bras.
Soudain il fut ressaisi par le souvenir de M. de Vaulcomte. II était
là, le misérable, là, dans la pièce voisine! Et il avait tout entendu
peut-être, tout, depuis la confession terrible de la jeune femme
jusqu'au pardon miséricordieux de son fiancé. Il avait tout entendu î
Et, à cette idée, un frisson de rage secouait le capitaine, qui res-
tait pâle, les nerfs tordus par cette violente scène. Il savait ce que
valait ce drôle. La pensée qu'un tel homme possédait le secret de
Thérèse lui devenait insupportable. Il s'élança vers le boudoir et
jeta un cri : personne !
Robert croyait si bien voir Jacques en face de lui qu'il demeura
un instant immobile. Puis ses idées se calmèrent peu à peu, et il
aperçut clairement la réalité des choses. Evidemment M. de
"Vaulcomte avait peur. L'héroïque aveu de M™*" Dawitt le livrait
pieds et poings liés à la discrétion de Robert. Le gentilhomme déchu
(1) Voyez la Revue du 15 octobre et des l^"" et 15 novembre.
THÉRÉSINE. 535
croyait dominer cette créature, il croyait la terrifier en la me-
naçant de tout révéler à son fiancé. Et voilà qu'elle prenait les de-
vans, au contraire. Elle ne cachait rien de sa vie passée. Si bien
que maintenant c'était en face de l'officier que lui, Jacques, se
trouverait, et non plus en face d'une femme privée de pro-
tection 1
Le capitaine s'expliquait aisément l'épouvante de M. de Vaul-
comte, si audacieux jadis. Un homme bien né entre dans la vie
avec la somme de bravoure, à peu près égale, qui échoit à toute
créature. Puis l'éducation exerce l'instinct, que la dignité de la
vie transforme en vertu. Mais toutes les vertus se tiennent : chaque
mauvaise action, chaque tare ignominieuse, est comme une rouille
ineffaçable qui ronge peu à peu les sentiiiiens élevés. Lorsqu'il est
tombé tout en bas, en pleine infamie, celui qui avait naguère, du
cœur, de la volonté, de l'énergie, reste veule et lâche, Robert ne se
trompait pas. Jacques frissonnait, en effet, à l'idée de voir appa-
raître le capitaine, résolu à le châtier. Un duel? En toute autre
occasion, un duel ne lui aurait peut-être pas fait peur. Il en comp-
tait même quelques-uns d'heureux dans sa vie aventureuse. Mais,
ce qui l'épouvantait, c'était une querelle avec cet ami d'enfance
mortellement offensé. A mesure que Robert raisonnait de la sorte,
il se traçait un plan de conduite. Une idée tenace le dominait :
trouver le misérable et le punir, il le dit nettement à Thérèse.
— Votre passé? Je dois être seul à le connaître. Nathaniel Bé-
ryot ne compte pas : il sera mon meilleur ami, comme il est aussi
le vôtre. Mais un homme a osé vous menacer;. il vous a outragée;
je le tuerai.
— Robert!
— Oh! ne craignez rien! Je crois à la justice! Et, cette fois du
moins, la justice sera servie par la force.
— Et c'est pour moi...
— jN'êtes-vous pas mienne déjà? Dans quelques jours, ne por-
terez-vous pas mon nom? Cet homme s'est condamné lui-même.
Pauvre Thérèse ! Ce n'était pas assez que Robert lui eût pardonné
par un élan de cœur généreux et bon; il fallait encore qu'il se
battît pour elle, qu'il risquât sa vie, qu'il affrontât l'epée d'un mi-
sérable. Une femme s'exagère toujours les risques d'un duel. Elle
ne les connaît que par des récits débités à droite et à gauche, et
souvent grossis à dessein, par la forfanterie des héius ou des com-
parses. Du moins, M""^ Dawitt, n'ayant pu confiera Robert son émo-
tion première, s'efforça de dompter sa peur et de paraître sou-
riante. La femme d'un si vaillant homme ne voulait pas se lamenter
comme une créature faible et sans énergie. Un dernier élan de ten-
536 REVUE DES DEUX MONDES.
dresse les jeta dans les bras l'un de l'autre, et le capitaine partit.
Il allait provoquer celui qui possédait le secret de Thérèse.
Son premier mouvement fut de se rendre au tripot où le joueur
élisait domicile. Après s'être informé assez longuement, un valet
de pied répondit que M. de Vaulcomte n'était pas au cercle. Sans
doute on le trouverait chez lui. Pour n'avoir pas reparu au cercle
depuis vingt-quatre heures, il devait être malade. Robert n'obtint
pas une réponse plus satisfaisante à l'hôtel meublé où gîtait M. de
Vaulcomte. Celui-ci était en voyage. Tout autre se serait lassé de
cette poursuite infructueuse, mais le capitaine avait au cœur une
volonté tenace et réfléchie. Évidemment il ne se trompait pas dans
ses conjectures ; quelques heures auparavant, Jacques s'enfuyait
lâchement. Après avoir menacé une femme, il se sauvait devant
l'homme accouru pour la défendre.
Donc, ce misérable se cachait. Atout prix, le jeune homme vou-
lait le rejoindre. Certaines consciences ne sont pas bien difficiles à
séduire. En glissant cinq louis dans la main d'un valet, Robert
eut tous les renseignemens qu'il désirait. Jacques était parti la
veille, par le rapide du soir, à destination de Monte-Carlo, en ordon-
nant qu'on lui envoyât à l'hôtel de X*** les lettres adressées à son
domicile. Le capitaine n'avait pas besoin d'en savoir davantage. 11
s'éloigna, toujours aussi ferme et aussi résolu, comme un soldat en
mission qui va de l'avant, et ne se laisse arrêter par aucun obstacle.
Et, en effet, Jacques se chauffait au soleil de la Méditerranée !
Les cinquante mille francs perdus, en une seule nuit, avaient
rendu à ce décavé un peu de son crédit envolé. Ave 2 cinq cents louis
qu'on emprunte, on peut tenter la fortune ; et, depuis longtemps,
M. de Vaulcomte rêvait de renouveler ses exploits de jadis, de faire
sauter la banque comme en 1876. A peine descendu de wagon, il
courut au îrente-et-quarante, et joua heureusement jusqu'à onze
heures du soir. Il revint à son hôtel, fort joyeux, caressant de la
main les billets satinés qu'il sentait frissonner dans sa poche.
Le second jour, la bonne veine continua. Superstitieux, ainsi que
ses pareils, il resia convaincu que, même lui échappant, Thérésine
lui portait chance. 11 s'endormit aussi allègrement que le premier
soir. Le réveil fut moins gai. Il allait sonner le valet de service,
lorsque la porte de sa ciiambre s'ouvrit soudainement. Jacques jeta
un grand cri :
— Robert !
— Oui. C'est moi. Je vous poursuis depuis deux jours. Mainte-
nant, je vous liens ; vous ne m'échapperez plus.
Robert était si pâle, ses yeux si éclatans, que l'effroi de M. de
Vaulcomte se changea soudainement en terreur. Néanmoins, il essaya
THÉRÉ6INE. 537
d'accepter, avec son ironie habituelle, les paroles violentes de son
ancien ami.
— Que diable! monsieur mon ex-camarade, on ne surprend pas
les gens au lit, ou on leur permet au moins de s'habiller !
Le capitaine eut un geste de mépris. Pendant que le joueur re-
vêtait, en hâte, un costume du matin, Robert alla fermer la porte à
double tour et mit la clé dans sa poche.
— Maintenant, causons, reprit négligemment M. de Vaulcomte,
puisqu'il paraît que nous avons à causer !
— Assez de mensonges, et plus de comédie! Vous savez parfai-
tement pourquoi je viens. Vous étiez dans le boudoir de M^^Dawitt.
Vous avez tout entendu. Donc, vous n'ignorez pas que je connais
vos infamies.
— Des gros mots,., tout de suite!
— Pas de gros mots, des faits !
Le joueur essaya de prendre une allure dédaigneuse :
— Vous voulez vous battre avec moi ?
— Oui.
— Et vous comptez bien me tuer?
— Oui.
— Comme cela, tout de suite, à peine débarqué? Peste, monsieur,
vous allez vite en besogne !
En réalité, M. de Vaulcomte avait si peur qu'il en était pâle. Mais
cet homme rusé savait, avant tout, rester maître de lui-même. Que
de fois, dans le cours de sa vie aventureuse, il s'était tiré d'un
mauvais pas, grâce à la féline prudence qui ne l'abandonnait ja-
mais! Depuis quelques minutes, il ébauchait un plan vague pour
échapper à cette terrible colère. D'un geste machinal, il prit une ci-
garette et l'alluma.
— Pardon, monsieur... Ma question vous semblera peut-être in-
discrète;., mais, puisque vous avez le désir de me tuer, vous trou-
verez du moins naturel que je désire savoir de quelle façon! Vous
comptez vous battre à Monte-Carlo ?
— Oui. Ce soir. Le plus tôt possible, enfin !
— Vous êtes accompagné de vos témoins, sans doute?
— Deux de mes camarades de la garnison de Nice. Ils attendent
les vôtres, ici, dans cet hôtel.
— Fort bien. Vous êtes un homme de précaution. Je vais choisir
deux de mes amis... Oh ! pas des officiers comme vous! De simples
joueurs comme moi...
Jacques semblait plein de" sang-froid. Mais on voyait aisément, à
la blancheur de ses lèvres, au léger tremblement de ses doigts, qu'il
était fort peu rassuré. Si, après tout, son coup d'audace ne réus-
538 REVUE DES DEUX MONDES.
sissait point? Bah! Les niais sont toujours dupés par les habiles. Et
depuis longtemps il tenait en médiocre estime ce Robert Glavière,
qui ne savait que marcher droit dans la vie.
— Ainsi, monsieur, voilà qui est entendu. Je vais présenter mes
témoins aux vôtres. Mais, pardon... Qu'est-ce que nous leur dirons,
à ces témoins?
Robert releva la tête. Il sentait un danger dans ces paroles de
M. de Vaulcomte, quelque chose comme une raillerie cachée.
— Hé! monsieur, répliqua-t-il, vous savez aussi bien que moi de
quelle façon se règlent ces affaires-là! Nous inventerons ensemble
un prétexte qui expliquera tout : une querelle de jeu, une discus-
sion politique, ce que vous voudrez!
Un éclair de joie traversa les yeux éteints du joueur. Ce n'était
plus Robert qui était son maître, mais lui qui tenait Robert.
— Fort bien imaginé, monsieur, reprit-il. Cependant, vous me
semblez méconnaître la réalité de la situation où nous sommes.
Vous tenez beaucoup à me tuer, et moi je tiens beaucoup à rester
vivant. J'accepte donc une rencontre sérieuse, à la condition qu'elle
soit loyale. Pourquoi voulez-vous que j'aille mentir à mes témoins?
Une querelle de jeu, une discussion politique, entre nous, des ca-
marades de collège? Allons donc! personne n'y croirait!
La colère de Robert grandissait peu à peu. Où Jacques voulait-il
en venir? Le capitaine commençait à craindre que sa vengeance
ne lui échappât.
— Alors, dit-il nerveusement, vous aimez mieux avouer votre
infamie à vos amis et aux miens ?
— Parfaitement, répliqua M. de Vaulcomte d'un ton dur.
— Vous vous déshonorez !
— C'est possible 1 Mais je déshonore aussi celle qui sera votre
femme !
— Misérable!..
Qu'importaient à Jacques les injures? Il touchait au but main-
tenant.
— Vous êtes un lâche! dit le capitaine. Après avoir menacé une
femme, vous vous êtes sauvé. J'arrive afm de vous punir, et, pour
la seconde fois, vous vous évadez devant le châtiment! Vous ne
comprenez donc pas que l'un de nous deux est de trop? Dans un
mois, M"^Da\vitt sera ma femme. Il faut que je me batte avec vous,
et je me battrai, parce que je le veux! Vous m'avez menacé de tout
révéler à vos témoins? x\ous verrons si vous osez le faire! Tantôt,
à la maison de jeu, ou dans le jardin, peu importe, je vous souf-
fletterai devant tout le monde. Quand le scandale sera public, vous
serez bien forcé de me demander raison !
THÉRÉSÎNE. 539
Jacques souriait d'un air ironique :
— Vous oubliez toujours la question des témoins ! Que vous me
provoquiez, ici, dans ma chambre, ou que vous me provoquiez de-
vatit cent personnes, cela revient au même : je n'en dirai pas moins
la vérité aux amis qui voudront bien m'assister. Vous prétendez
me forcer à me battre? Soit. Mais la question n'est pas de savoir si
le duel aura ou n'aura pas lieu. Vous voulez, vous, que le vrai
motif de notre rencontre soit ignoré. Moi, je ne le veux pas. Vous
venez m'insulter dans ma chambre, au saut du lit, à dix heures
du matin. Et comme je décline l'honneur de me couper la gorge
avec vous, vous me menacez de m'insulter en public? Faites-le! Un
duel, et je dis tout ! Pas de duel, et je me tais. Je vous laisse vous
marier, je disparais même au besoin, si cela peut vous être agréable,.,
à condition que vous m'y aidiez un peu, car je vous avouerai que
je suis fort gêné en ce moment ! L'argument est sans réplique : ce
n'est pas la peine d'insister... Vous m'avez compris.
Oui, Robert avait compris ! A mesure que ce misérable parlait,
il sentait sa colère décroître et le sang-froid lui revenir. 11 était en
présence d'un terrible danger ; il ne pouvait ni se le dissimuler ni
éviter de le regarder en face. En provoquant M. de Vaulcorate, il
espérait, malgré le dégoût qu'il lui inspirait, trouver un homme
qui saurait au besoin payer les félonies commises en mettant l'épée
à la main. Ils s'étaient rencontrés si peu souvent depuis le souper
de Cannes, en 1876 î En dépit de ses raisonnemens de l'avant-veille,
le capitaine en était resté toujours à l'homme brave et résolu que
naguère il avait connu. Décidément son instinct ne le leurrait pas :
maintenant il ne voyait devant lui qu'un forban du boulevard, un
aventurier lâche et sournois, qui n'hésiterait pas à se couvrir
lui-même de honte, pourvu que cette honte rejaillît jusque sur une
femme.
Que lui répondre? Que répliquer à ces paroles infâmes, mais lo-
giques? Robert aimait éperdument Thérèse. Il allait l'épouser, lui
donner le nom que sa mère portait jadis, c'est-à-dire ce qu'il y
avait de plus sacré pour lui. Et voilà que le jour où il voulait ven-
ger cette femme adorée, il ne le pouvait pas ! 11 rencontrait l'ignomi-
nie d'un homme, et tout son espoir s'écroulait. Le capitaine restait
là, debout, dans cette chambre, pendant que mille idées contraires
se heurtaient dans sa tête. Et quelque biais qu'il prît, il aboutissait
toujours au même point : M. de Vaulcouite les tenait, Thérèse et
lui, en son pouvoir. Aucun moyen de lui échapper. Ce coquin pour-
rait impunément les menacer l'un et l'autre : tout cela parce
qu'ils avaient un secret dans leur vie! Le capitaine regarda encore'
son ennemi, qui fumait imperlinemment une cigarette; puis il sortit
5Ù0 REVUE DES DEUX MONDES,
moins irrité que désespéré, car il ne savait plus comment se rete-
nir au bord de l'abîme où il se sentait rouler.
XXI.
Restée seule, après le départ de Robert, Thérèse réfléchit à la
conduite qu'elle devait tenir. Elle demeurait livrée à elle-même. Ja-
mais plus qu'en cette heure douloureuse elle ne sentit l'isolement
profond de sa vie. Ses amis? Elle ne pouvait rien leur confier. Même
si M^"^ Hyacinthe se présentait à l'improviste, elle devrait demeurer
silencieuse et souriante. Tout à coup, elle jeta un cri de joie. Non,
elle n'était point seule , puisqu'elle possédait un ami sûr et dévoué
comme Nathaniel!
M™* Dawitt n'hésita pas une minute. Elle calcula que, si elle envoyait
immédiatement une dépêche à Fresnoy, dès le lendemain matin,
Béryot serait auprèsd'elle. Il n'ignorait rien de sa vie, d'ailleurs : pas
même ses amours avec le capitaine. Depuis son installation à Paris,
elle écrivait presque chaque jour à son ancien maître. Et de même,
presque chaque jour, celui-ci lui répondait.
Pourtant sa joie de le revoir fut gênée par une inquiétude
vague. Nathaniel ne se ressemblait plus à lui-même. Il avait maigri.
Un air de lassitude, de tristesse, avait succédé à sa gaité railleuse
d'autrefois. Il paraissait même embarrassé en face de son amie.
Thérèse avait ordonné qu'on l'introduisît dans la bibliothèque aus-
sitôt son arrivée.
— Gomme je suis heureuse de vous embrasser! dit-elle.
Il la contemplait avec des yeux charmés.
— Ma chère enfant ! si vous êtes heureuse, est-ce que je ne suis pas
heureux aussi? Il y a tant d'idées communes entre nous, quoique
vous soyez une croyante et moi un sceptique ! IN'ai-je pas deviné le
premier tout ce qui dormait dans ce cerveau-là?
Il mettait paternellement la main sur la tète de Thérèse. Brus-
quement il se leva, et, regardant tout autour de lui :
— Vous ne travaillez plus guère, n'est-il pas vrai, depuis que vous
possédez une si belle bibliothèque? Ne voyez pas d'ironie dans mes
paroles. Ce n'est qu'un souvenir d'autrefois. Je me rappelle le temps
heureux où nous nous désolions, parce que la cargaison de livres
n'arrivait pas !
Il resta un moment silencieux, comme si le passé l'absorbait en-
tièrement ; puis s'asseyant auprès de M""" Dawitt :
— Aux choses sérieuses, à présent, continua-t-il. Vous m'avez
télégraphié que vous aviez besoin de moi : je suis venu.
Alors elle lui dit tout : comment Robert l'avait aimée dès la
THÉRÉ51NE. 5^1
première minute; ensuite l'émotion du capitaine, la retrouvant libre
et veuve à Paris; et de quelle façon, lui avouant son amour, il lui
demandait de devenir sa femme. Pauvre Nathaniel, il savait tout
cela aussi bien que Thérèse 1 Est-ce qu'elle ne le lui avait pas écrit?
Et, même, si elle lui eût caché la vérité, ne l'aurait-il pas devinée dès
l'abord? Ce qu'il ignorait^ c'étaient les menaces de M. de Vaulcomte,
et la scène déchirante où la malheureuse avait tout confessé à Robert.
En écoutant ce récit pénible, Nathaniel eut un frisson. Certes, il
admirait Thérèse de pousser si loin son amour, d'avoir été héroïque
au point de se dégrader aux yeux de l'homme qu'elle adorait. Mais
le pardon chevaleresque du capitaine le remuait jusqu'au plus in-
time de son être. Béryot avait trop d'amour pour ne point haïr un
rival préféré; il avait l'âme trop haute pour refuser de lui rendre
justice. M""^ Dawitt s'était bien aperçue que son ancien maître
n'éprouvait que peu de goût pour Robert. Jadis, à la Maison-
Rouge, il ne s'en cachait pas; et, dans ses lettres, il affectait de par-
ler fort peu de « M. Clavière. » Cette fois, il ressentait une admi-
ration si réelle qu'il exprima franchement sa pensée :
— Ce que vous me dites me rassure, ma chère enfant. J'ai main-
tenant le ferme espoir que vous serez heureuse. L'homme qui s'est
conduit, comme votre fiancé, est mieux qu'un galant homme : c'est
un cœur généreux, capable de tous les dévoûmens et de tous les
sacrifices. Et cependant...
Il n'osait point achever sa pensée.
— Pourquoi vous arrêter? demanda Thérèse, déjà inquiète.
— C'est que je voudrais vous poser une question délicate... Une
femme connaît toujours l'homme qu'elle aime, surtout une femme
comme vous. M. Clavière est-il jaloux?
Elle rougit et ne répondit point. Elle comprenait ce que ca-
chait de profond la demande de son ami. Robert pouvait avoir par-
donné par un élan de générosité presque surhumaine ; qu'advien-
drait-il si plus tard la jalousie du passé le ressaisissait subitement?
Mais non, elle ne doutait pas de Robert : il était incapable de se sou-
venir quand il avait promis d'oublier. Est-ce qu'il l'épouserait, s'il
n'était pas sûr de lui autant que d'elle-même? Elle ne se disait pas
que l'homme, même le meilleur, n'est qu'un être faible et incon-
stant. A cette heure, Thérèse ne pensait qu'au péril couru par le
jeune homme.
— Vous avez eu raison de me faire venir, dit Béryot, puisque
vof.s étiez seule. Rassurez-vous : M. Clavière ne court aucun péril.
— Pourquoi?
— Parce qu'il ne se battra pas. Eh! je vois bien que je vous
étonne, ma chère enfant! Si vous étiez moins troublée, moins ner-
b!l2 REVUE DES DEUX MONDES.
veuse, vous auriez été tout de suite de mon avis. Celui qui est as-
sez lâche pour menacer une femme fera tout pour éviter un duel.
Rappelez-vous le proverbe espagnol : h Personne n'est brave tous
les jours. » M. de Vaulcomte a eu de nombreuses affaires d'honneur
sans doute ; accidens inévitables avec la vie déshonorée qu'il me-
nait. Mais je vous affirme qu'il ne répondra pas à la provocation du
capitaine. Il se battrait peut-être demain avec îe premier venu,
avec moi, par exemple ; pas avec un homme qu'il a mortellement
offensé !
A mesure qu'il parlait, Thérèse se sentait plus calme. Non que
son inquiétude eût entièrement disparu; cependant, la logique sin-
cère de son maître exerçait sur elle une influence.
Pendant toute la journée, ils ne se quittèrent pas. Nathaniel ne
parla plus des confidences qu'il venait de recevoir. Il paraissait
préoccupé, presque triste, et comme dominé par une idée qu'il vou-
lait garder pour lui seul. Thérèse îe conduisit au Bois et le ramena
pour dîner k l'hôtel de Courtival. Elle se réjouissait de passer la soi-
rée en tête-à-tête avec lui, d'évoquer, dans une causerie, les sou-
venirs de leur vie louisianaise. Mais sitôt qu'ils furent rentrés dans la
bibliothèque, en se levant de table, il pria son amie de l'excuser,
alléguant des affaires importantes négligées depuis trop longtemps:
puisque aussi bien iî était à Paris, il en profiterait pour les régler.
Thérèse n'insista pas, certaine que Nathaniel ne l'aurait point
délaissée sans une nécessité absolue.
— Rentrerez-vous tard ? demanda-t-elle seulement.
— Oh I pas du tout : vers onze heures.
— Alors venez me voir: je vous attendrai ici.
Pauvre femme ! elle était si heureuse depuis l'arrivée de Natha-
niel qu'elle souffrait à la pensée de se retrouver seule.
A peine dans la rue, il héla un fiacre et se fit conduire rue des
Fossés-Saint-Victor. La voiture s'arrêta devant une vieille maison,
humide et malpropre, que la pioche des démolisseurs devait abattre
l'année suivante. Nathaniel descendit prestement du fiacre et s'ar-
rêta au rez-de-chaussée, devant une grande porte. On y voyait, sur
une plaque bleue, deux fleurets enlacés, avec ces mots en majus-
cules :
Salle d'armes pour jeunes gens.
Tous les hommes de trente-cinq ans ont connu jadis le père M***.
Cet ancien prévôt de régiment, célébrité de la rive gauclie, don-
nait régulièrement des leçons dans les lycées, dans les collèges et
à l'École normale. Avait-il une méthode excellente? Pouvait-on le
THERESINE.
543
comparer aux maîtres tireurs d'aujourd'hui? Peu importe. Il était
illustre ! Sa renommée remplissait tous les internats, et plus d'un
gamin, grisé par le prestige de l'èpée, s'imaginait sérieusement
que le père M*** était un grand homme. Quand on introduisit Na-
thaniel dans le logis du vieux professeur, il y eut d'abord une
scène assez comique. Aucun des deux ne reconnaissait l'autre !
Tant d'années écoulées et tant de générations d'escrimeurs les sé-
paraient du temps passé! Quand Nathaniel se nomma, le vieux bon-
homme poussa un cri de joie :
— Ma foi, mon cher ami, vous avez un peu changé depuis 1860 !
Quel bon vent vous amène? J'ai entendu parler de vous. Je sais
que vous avez eu des malheurs, mais il paraît que vous êtes riche
aujourd'hui. Ma foi, tant mieux! La fortune a tant d'indulgence
pour les gredins qu'elle peut bien sourire quelquefois à un hon-
nête homme. Mais je bavarde... Évidemment vous ne venez pas
chez moi sans intention. Est-ce que je puis vous rendre service?
— Un très grand service.
— Bravo!
— Jadis, j'étais un de vos meilleurs élèves. Depuis, j'ai habité la
Louisiane pendant plusieurs années. Je faisais des armes tous les
jours. Malheureusement, je n'ai pas touché un fleuret depuis trois
ans ; et, à mon âge, il n'en faut pas plus pour se rouiller.
Le visage du père M*** exprimait une complète stupéfaction.
— Est-ce que par hasard!..
— Oui, j'ai un duel, répliqua froidement Béryot. T)u moins je
me battrai avant quinze jours. 11 faut que je tue mon adversaire, au
risque d'être tué moi-même.
Nathaniel avait prononcé cette phrase très simplement, mais avec
énergie. Une légère émotion remua le cœur du vieux prévôt. 11
comprit que les paroles de son ancien élève cachaient quelque
chose de grave. Il soupçonna, qui sait? quelque drame féminin où
une passion tardive jetait cet homme déjà blanchi par l'âge.
— Je comprends, dit-il, vous voulez que je vous tâte?
— Oui. De plus, tâchez qu'on ignore ma visite chez vous. J'y
tiens; car je pouvais aller dans une salle quelconque, au lieu de
vous déranger à neuf heures du soir.
— Diable! c'est donc mystérieux?
— Très mystérieux et très pressé.
— Eh bien! je vous attendrai demain matin, à sept heures. Mes
élèves n'arrivent guère avant neuf heures. Nous aurons le temps de
travailler.
Avec toute la délicatesse d'un vieillard qui a connu bien des souf-
frances dans sa vie, le maître d'armes désira savoir ce que Natha -
bhh REVUE DES DEUX MONDES.
niel avait fait depuis son départ de l'université : il apprit ses pre-
miers mécomptes aux Etats-Unis, et le bonheur retrouvé dans
les solitudes de la Maison-Rouge. Puis on reparla du passé, du
bon vieux temps où le père M*** s'écriait d'une voix de stentor,
ébranlant la salle d'escrime de Sainte-Barbe : « Allons, messieurs,
apprenez à devenir des chevaliers français ! » Lorsque Nalhaniel
quitta la rue des Fossés-Saint-Victor, il se sentait plus léger d'es-
prit, presque joyeux, Thérèse s'en aperçut, dès qu'il entra dans la
bibliothèque, un peu après onze heures.
— Ce n'est pas pour vous faire un reproche, dit-elle avec un
sourire; mais votre promenade dans Paris vous a plus égayé que
toute une journée passée avec moi !
— Les vieux Parisiens sont incorrigibles, ma chère! Le boule-
vard les rajeunit.
Elle aurait voulu ne point lui parler des inquiétudes qui la
poignaient. Ce fut Nathaniel lui-même qui aborda ce sujet dou-
loureux. Il mettait un soin délicat à panser les blessures de la
pauvre femme, de même que fait un habile chirurgien. Et, main-
tenant, il essavait de la rassurer, de lui montrer l'avenir sous
des couleurs moins tristes, malgré les angoisses qu'elle ne par-
venait pas à cacher. Lorsqu'elle lui parlait de Robert (et elle
en parlait presque tout le temps), il lui répétait ses argumens
favoris. Le capitaine l'aimait, il allait l'épouser : donc elle se-
rait heureuse. Elle n'avait même pas à craindre pour lui ; ce
duel tant redouté n'aurait pas lieu. Et quand elle répliquait que,
s'il n'avait pas lieu, en effet, elle et lui seraient à la merci de
M. de Vaulcomte, Béryot trouvait encore de nouvelles objections
à lui opposer. Est-ce que tout ne s'arrange pas? Et comme l'on
a tort de se préoccuper du lendemain! M. Clavière ne se bat-
trait pas, parce qu'on ne se battait pas contre M. de Vaulcomte. Que
valaient les calomnies d'un misérable contre une femme dont la
vertu était consacrée, contre un homme dont la loyauté était pro-
verbiale? Nathaniel rendait à Thérèse le plus grand des services :
il calmait son esprit surexcité, il apaisait sa nature nerveuse. Quand
ils se séparèrent à une heure avancée, M"^^ Davitt était moins dé-
couragée. D'ailleurs, elle recevrait le lendemain une longue lettre de
Robert, sans doute, et cette pensée lui faisait du bien.
Lorsqu'ils se retrouvèrent pour le déjeuner, la jeune femme re-
marqua de nouveau la bonne humeur de son ami. Le normalien se
frottait les mains. Très content, le père M*** ! Décidément, trois
années de paresse n'avaient rien fait perdre à Nathaniel de son an-
cienne habileté. Sans doute le poignet manquait un peu de souplesse
et les jambes d'élasticité; mais il avait gardé ces ripostes vives et
THÉRÉSINE. 5A5
ces attaques foudroyantes, qui provoquaient jadis l'admiration de
Phinéas.
— Vous attendiez des nouvelles de M. Clavière, ma chère enfant ;
en avez-vous reçu ?
— Le rapide de Marseille arrive assez tard. Je n'aurai point de
lettre avant une heure.
Elle achevait à peine que la cloche de l'hôtel retentit dans le
silence de la cour. Elle devina tout de suite : c'était lui ! Déjà de
retour? Le cœur de Thérèse battait à rompre. Qu'est-ce que Ro-
bert allait lui dire? Qu'est-ce qu'elle allait apprendre?
C'était Robert, en effet. Il avait médité, pendant les seize heures
de son voyage. Comme un homme habitué aux rudes épreuves,
il avait regardé bien en face la situation violemment critique où
il se trouvait jeté. Il aimait Thérèse ; il l'aimait assez pour que
l'aveu terrible de la jeune femme n'eût en rien entamé son res-
pect et son admiration. Restait M. de Vaulcomte. Que faire pour
se débarrasser de cet homme? Il ne pouvait pas admettre cependant
que le secret de sa compagne appartînt à ce misérable. Mille projets
contradictoires se heurtaient dans son esprit. Puisqu'il ne trouvait
rien de bien, il demanderait conseil à Thérèse. En toute autre oc-
casion, il eût gardé son tourment pour lui seul. Maintenant il
sentait le besoin de recourir au bon sens si net et si précis de
M"'" Dawitt.
Quand on l'introduisit dans la bibliothèque, il fut étonné d'abord
de la voir presque tranquille. Mais il comprit tout de suite en la
trouvant avec Nathaniel. Le charme du maître agissait sur l'élève.
En apercevant son fiancé, Thérèse courut vers lui :
— Eh bien? s'écria-t-elle d'une voix un peu tremblante.
Sans périphrase, Robert leur dit tout. Il raconta cette scène
brutale, dans une chambre d'hôtel, où sa loyauté, son courage
s'étaient brisés contre la lâcheté d'un homme. Elle écoutait,
muette, la tête baissée. Et une ride se creusait sur son front blanc,
et l'amertume de ses souvenirs la prenait à la gorge. Toutes les
réflexions faites par Robert, elle les faisait à son tour. Elle se ré-
voltait à la pensée de rester l'esclave d'un être vil et dégradé. Non-
seulement il posséderait son secret, à elle, mais encore son secret
à lui, Robert. Eh bien ! cela ne pouvait pas être ! Quoi î ces deux hom-
mes se rencontreraient, et M. de Vaulcomte oserait regarder en face
le capitaine! La malheureuse sentit qu'elle touchait à une heure
décisive de sa vie. Elle releva la tête, et d'une voix ferme :
— Écoutez-moi, Robert : notre existence à tous les deux dépen-
dra de ce que je vais dire et de ce que vous répondrez. Je crois
TOME LXXXIV. — 1887. 35
5^6 REVUE DES DEUX MONDES,
que je vais remplir mon devoir; quoi qu'il arrive, ne doutez jamais
ni de ma franchise ni de mon amour.
M""^ Dawilt était fort pâle, Robert la contemplait presque effrayé,
ne comprenant pas. Déjà Nathaniel se levait pour se retirer; elle le
retint d'un geste :
— Restez ! vous êtes mon ami. Je désire que vous m'entendiez.
Prenant la main de Robert, elle ajouta avec une tendresse in-
finie :
— Je vous aime de toute mon âme! Vous connaissez ma vie
entière, je ne vous ai rien caché ; rien, ni ce que j'ai fait de bien,
ni ce que j'ai fait de mal. L'autre jour, dans un accès de bonté en-
thousiaste, vous m'avez serrée entre vos bras, nommée votre
femme. Ah ! votre cœur en ce moment-là était bien près du mien !
Depuis vous avez réfléchi peut-être. L'aveu que vous seul deviez
recevoir, un autre l'a entendu. Ce passé sur lequel vous jetiez l'ou-
bli, un autre l'a découvert. Je ne veux pas qu'il y ait entre nous
un mécompte ni une surprise. Je vous rends votre parole : vous
êtes libre 1
— Thérèse, vous ne m'aimez plusl
— C'est parce que je vous aime que je parle ainsi. Je tiens
votre pardon de votre générosité, non pas de votre volonté réfléchie.
Tant que mon secret n'était qu'à vous seul, vous pouviez m'épou-
ser. Aujourd'hui...
— Aujourd'hui, rien n'est changé! Je vous épouse parce que je
vous aime, parce que je vous estime, parce que je vous respecte !
Où serait la justice si notre bonheur à tous les deux dépendait de
la volonté d'un misérable? Où serait la conscience si nous n'étions
pas assez forts pour le mépriser?
Elle se laissa glisser dans ses bras, oubliant la présence de
Nathaniel, qui les regardait, le front plissé, mais les yeux pleins
de larmes, avec un mélange d'u'onie douloureuse et d'involontaire
émotion.
— Bien dit, monsieur ! s'écria-t-il. Seulement, ^r^Dawittetvous,
commettez une petite erreur : vous n'avez rien à craindre de M. de
Yaulcomte.
Et comme ils restaient stupéfaits tous les deux :
— Je vous donne ma parole d'honneur que, dans quinze jours,
vous serez débarrassés de lui.
XXIL
Sans la maison de jeux qui le déshonore, Monte-Carlo serait un
enchantement. Nulle part la mer n'est d'un bleu plus intense et le
THERESINE.
547
ciel d'un éclat plus doux. La nature s'est plue à créer un merveil-
leux paysage, embaumé par les orangers et les citronniers en fleurs :
les hommes sont venus, et le paradis s'est changé en enfer. Rien
de plus lamentable que de voir ces poétiques avenues, où les co-
quines de tous les mondes coudoient les aventuriers de tous les
pays.
Nathaniel gardait précieusement dans sa mémoire le récit du
capitaine. 11 savait oii trouver M. de Vaulcomte. Mais comment se
lier avec lui? Il fallait agir assez rapidement pour que Thérèse fût
bientôt rassurée, et assez habilement pour que Jacques n'eût au-
cune méfiance. On n'est pas vainement un normalien, successeur
d'About; on n'a pas mené pour rien la vie joyeuse d'un écolier far-
ceur. Béryot avait été préoccupé tout d'abord par le désir de sau-
ver son amie : maintenant la gaîté habituelle de son caractère
reprenait le dessus. II s'amusait déjà de la petite comédie qu'ima-
ginait son esprit ingénieux.
De coutume, M. de Vaulcomte descendait de sa chambre vers dix
heures et demie. Il retenait sa place au trente-et-quarante, et s'in-
stallait à une table de restaurant, toujours la même. Les joueurs
n'ont guère d'appétit. La passion des cartes remplace tous les au-
tres goûts un peu vifs. Jacques mangeait assez vite, et ce matin
là, il ne semblait guère disposé à remarquer le voisin que le hasard
lui donnait. Celui-ci se tourna tout à coup vers M. de Vaulcomte, el
d'un ton très insinuant :
— Excusez-moi, monsieur, si je vous importune : voulez-vous
me permettre de vous demander un petit renseignement?
Le gentilhomme décavé eut le geste las d'un penseur qu'on
trouble au milieu des plus graves méditations. Décidé à ne se
laisser rebuter par rien, Béryot reprit tranquillement :
— Voici ce dont il s'agit, monsieur. Je suis arrivé à Monte-
Carlo ce matin. Vous savez,., quand on a eu beaucoup à tra-
vailler...
Et il ébauchait un sourire vaguement niais.
— J'étais notaire, monsieur... Notaire dans une petite ville...
La physionomie du gentilhomme exprima un souverain mé-
pris :
— Eh ! que voulez-vous ?. .
— De grâce, laissez-moi finir. Après vingt ans de labeur, je me
suis retiré avec une certaine fortune. De plus, j'ai recueilli derniè-
rement un héritage sur lequel je ne comptais pas du tout : cinq
cent mille francs! C'est une somme, n'est-il pas vrai? Alors l'idée
m'est venue d'en risquer une partie à la roulette. Vous trouvez cela
ridicule? C'est qu'on raconte, chez nous, des choses si extraordi-
5i8 BETUE DES DEUX MONDES,
naires sur les jeux de Monte-Carlo ! Il paraît qu'on peut doubler
sa fortune en vingt-quatre heures 1
Et toujours avec un rire bèbête, Nathaniel examinait M. de Vaul-
comte, qui trouvait déjà son voisin très intéressant. Il sourit, et
railleusement :
— Je comprends. Vous me supposez un habitué de ce pays en-
chanteur, et vous désirez me demander quelques conseils?
— Précisément. Et si je ne craignais d'abuser...
— Ne craignez pas, cher monsieur I Le Christ a dit : « Aidez-
vous les uns les autres ! »
Dès son arrivée, Nathaniel Béryot s'était affublé d'un nom pai-
sible. Il s'appelait, pour la circonstance, Henri Bernard. Ravi de
l'aubaine, M. de Vaulcomte, en quelques paroles, commença d'ini-
tier son nouvel ami aux mystères du trente-et-quarante et de la
roulette. Le normalien l'écoutait d'un air naïf qui remplissait de
joie le gentilhomme. Le bon imbécile ! Et comme ce serait amu-
sant et facile de duper un pareil gobe-mouches ! Le prétendu
tabellion prenait le parti de tout admirer. N'était-ce pas le meil-
leur moyen de plaire à son compagnon? Après avoir savouré une
tasse de café, Jacques proposa enfin d'entrer dans la maison de
jeux.
— Bien sûr, vous vous moquerez de moi, reprit Nathaniel. Mais
je n'oserai jamais m'asseoir devant une de ces grandes tables. Comme
vous seriez bon, si vous vouliez bien...
— Quoi donc, cher monsieur Bernard?
— Me permettre de vous confier mon argent ! Je vous prierais
de jouer à ma place. Nous serions comme des associés.
Chacun de ces mots réjouissait davantage M. de Vaulcomte. Il
la croyait pourtant bien éteinte, la race de ces bourgeois de pro-
vince qui se laissent plumer comme ils auraient pu faire au temps
d'Henry Monnier et de Gavarni. Alors, c'était donc vrai, elle exis-
tait encore? Et le ciel, enfin souriant, après tant d'orages, permet-
tait au décavé de rencontrer au bon moment un des plus rares spé-
cimens de cette espèce déjà disparue. Les arrangemens furent vite
conclus : Henri Bernard remit à « son associé » une somme de
dix mille francs. Celui-ci se chargea de les faire « travailler » au
profit de la communauté.
Il arrive qu'un aigrefin n'ait pas les méfiances d'un honnête homme;
d'autre part les joueurs, à la fois superstitieux et craintifs, ont des
crédulités vraiment extraordinaires. Un autre se serait dit que,
pour un provincial, M. Henri Bernard déposait son argent d'une
façon trop allègre entre les mains d'un inconnu. M. de Vaulcomte
jugeait, au contraire, cette conduite fort naturelle. On veut jouer
THÉRÉSINE. 549
et l'on est timide? Eh! mon Dieu! c'est bien simple! On s'adresse
à un habitué, qui vous aide de ses conseils et de son expérience.
Cette explication donnait un air de vraisemblance à toute l'aven-
ture. D'ailleurs, pourquoi le gentilhomme eût-il trouvé suspectes les
naïvetés d'Henri Bernard? Cet homme, de taille fluette et mince, aux
cheveux déjà blanchis, à l'apparence chétive, ne pouvait inspirer
ni doute ni soupçon. Certes, les mains petites et les pieds fins de
l'étranger n'appartenaient guère à un provincial qui s'avoue un peu
gauche et un peu lourd; la flamme du regard, si extraordinaire
chez Nathaniel, aurait dû inquiéter M. de Vaulcomte. D'abord, ce-
lui-ci n'était pas observateur : ensuite, il luttait sans le savoir
contre un être dix fois plus spirituel que lui. Béryot tenait le
plus souvent les yeux baissés avec un sourire niais, figé aux
coins de ses lèvres. Enfin, il confiait des billets de banque à
son associé : cet argument vainqueur possédait une éloquence
persuasive !
Pendant les deux ou trois premiers jours, Nathaniel tint fidèle-
ment compagnie au décavé, qui, grâce à lui, redevenait riche et
presque insolent. En effet, la communauté élait heureuse, et Jac-
ques gagnait beaucoup de billets de mille francs, comme au temps
de sa belle jeunesse. Il retrouvait son audace d'autrefois. La con-
fiance dans sa force, pour le lutteur, est la moitié du succès.
Bientôt Béryot se lassa de passer la journée entière dans l'ennui
d'une salle de jeux.
— Je me confie entièrement à vous, dit-il à Jacques... Moi, je
vais faire quelques promenades. Par ces claires journées d'été, ce
pays est superbe !
M. de Vaulcomte s'inquiétait fort peu de la présence ou de l'ab-
sence de M. Henri Bernard, notaire : il gardait la caisse et n'en
demandait pas davantage. De plus, une circonstance imprévue se
présenta juste à point pour expliquer l'indifférence de son associé.
Parmi les étrangers établis à la Gondamine, aux portes de Monte-
Carlo, se trouvait une jeune Anglaise, très malade de la poitrine.
Miss Dorothy Hollfer habitait avec sa tante, la seule parente qui
lui restât. La phtisie dévastait lentement toute cette famille. Miss
Hollfer, — ou plutôt miss Dolly, comme on l'appelait, — n'avait pas
plus de vingt- deux ou vingt-trois ans. Elle se savait condamnée et
semblait très résignée au sort inévitable et prochain qui la frap-
perait. Nathaniel fit sa connaissance un soir, comme elle rentrait en
voiture avec sa tante. Le cocher, fort brutal, prétendait qu'on ne
le payait pas assez cher. Béryot, qui rêvait aux étoiles, dut inter-
venir et corriger vertement le drôle.
Miss Lambs, la tante de Dolly, le remercia chaleureusement, avec
550 REVUE DES DEUX MONDES.
une mimique exubérante qui accompagnait ses moindres paroles.
La jeune fille regardait, non sans intérêt, cet homme de cinquante
ans, aux allures fines, qui répondait, avec une simplicité modeste,
à descomplimens un peu exagérés. A côté de DoU y, gravement assis
sur son derrière, un caniche café au lait, nommé Bibelot, examinait
l'étranger de ses yeux intelligens et vifs. Nathaniel escorta les deux
femmesjusqu'à leur maison, et promit d'aller lesvoir, puisqu'on vou-
lait bien l'y convier. II tint parole dès le lendemain, et conquit aussi-
tôt l'amitié de la jeune fille. La pauvre enfant goûtait, grâce à lui, le
seul plaisir qui lui fût encore permis. L'esprit de Béryot, son iné-
puisable érudition, les anecdotes gaies dont il semait ses récits,
amusaient beaucoup Dolly et la faisaient rire aux larmes, d'un rire
toujours coupé par une toux sèche et douloureuse ; mais qu'im-
portait à la petite Anglaise ? Elle disait souvent :
— Puisque je n'y suis pas pour longtemps, qu'on me laisse au
moins m'amuser pendant que j'y suis !
Miss Hollfer était gracieuse, menue plutôt qu'amaigrie par le
terrible mal qui la dévorait. Nul en la voyant ne l'aurait con-
damnée à mort. C'était un arbuste charmant rongé à l'intérieur
par un insecte invisible. Elle avait vu tous les siens disparaître les
uns après les autres. Maintenant, c'était son tour : elle attendait.
Sa bonne humeur semblait inaltérable. Son rire, sans doute, son-
nait quelquefois bien faux, mais, pour s'en apercevoir, il fallait
la patiente attention d'un Béryot. Celui-ci prit l'habitude d'aller
chaque jour voir Dolly à la Condamine; le soir, les deux Anglaises
le retrouvaient dans les jardins de Monte-Carlo. Certes, la jeune
fille s'étonnait un peu qu'un M. Henri Bernard, simple bourgeois
de province, fût un homme si supérieur. Alors elle se disait à
elle-même :
— Bah! je n'ai pas le temps de m'occuper de tout cela! Je suis
forcée de mettre les bouchées doubles I
Miss Lambs partageait l'enthousiasme de sa nièce pour leur nou-
vel ami. Nathaniel connaissait à fond la littérature anglaise. La
vieille fille pouvait bavarder à son aise sur des sujets qui lui te-
naient à cœur. Elle n'en demandait pas davantage. Infortunée miss
Lambs ! elle ressemblait à Dolly, comme une caricature ressem-
blerait au tableau de maître d'après lequel on l'aurait copiée. La
nièce, jolie, avec les cheveux noirs, les yeux bruns et la peau
blanche; la tante, prétentieuse, avec les cheveux frisés au fer, les
yeux soulignés au crayon noir et les joues couperosées !
Béryot ne quittait plus les deux femmes ; à peine voyait-il M. de
Yaulcomte à l'heure des repas. Depuis quelques jours, celui-ci se
montrait d'une humeur moins joyeuse. La veine tournait ; décidé-
THÉRÉSINE. 551
ment, la banque reprenait, un à un, tous les billets de banque
d'abord conquis par l'heureux joueur. Tant et si bien qu'un beau
matin, Jacques fut obligé de demander à son associé dix autres billets
de mille francs.
— Nous sommes donc bien malheureux maintenant? dit Henri
Bernard avec un air un peu mécontent.
— Très malheureux. J'ai perdu non-seulement notre gain, mais
encore mon argent et le vôtre.
— Diable!
— Je n'ai pas voulu vous ennuyer tous ces jours-ci. Vous filiez
le parfait amour avec votre Anglaise...
11 y eut une légère contraction sur le visage de Nathaniel ; mais
elle disparut bien vite.
— A propos, tous mes complimens,mon cher. Elle est ravissante,
cette petite ! J'y pense ! Avez-vous toujours confiance en moi, malgré
les désastres que j'ai subis?
— Parfaitement. Quelle somme désirez-vous?
— Quinze mille francs.
— Je vais chercher l'argent à l'hôtel et je vous l'apporte.
Jacques ne souhaitait pas d'autre réponse. La même vie recom-
mença. M. de Vaulcomte continuait de jouer et Nathaniel d'aller
voir les deux Anglaises. Un après-midi, celui-ci trouva Dolly un
peu triste.
— Qu'avez-vous donc, ma chère enfant? dit-il en lui baisant la
main.
— J'ai peur d'être obligée de quitter La Condamine. Les mé-
decins sont stupides. Ils savent très bien que je suis perdue ; rien
ne peut me sauver: et ils s'obstinent à me faire changer de place!
Que je sois ici, à Menton ou à Madère, qu'est-ce que cela fait? La
chaleur ne m'empêchera pas de mourir !
Elle disait cela en éclatant de rire, en montrant ses dents blan-
ches; et Nathaniel l'écoutait, le cœur serré, car chaque jour il voyait
les progrès du mal.
— Mon Dieu! reprenait gaîment Dolly, les docteurs se di-
sent peut-être que je vais rester en place pendant l'éternité :
ils me donnent du mouvement pendant que je suis encore
vivante !
Miss Dorothy Hollfer partit, en effet, pour Madère quelques jours
plus tard. Béryot en éprouva un vrai chagrin.
— Pauvre enfant ! raurmura-t-il. Elle ne se doute guère qu'elle
m'a aidé à sauver Thérèse!
Sans le prétendu flirt avec la jeune Anglaise, jamais M. de
Yaulcomte ne se serait expliqué les absences d'Henri Bernard.
552 REVUE DES DEUX MONDES,
Gomment! un individu s'associe avec un autre joueur, il lui
confie son argent, et il ne surveille même point la partie! D'ailleurs,
la déveine ne se lassait pas. Nathaniel dut, pour la troisième
fois, puiser dans son portefeuille. M. de Vaulcomte ne pouvait
guère se méfier d'un homme, en vérité, parce qu'il lui donnait
complaisamment de l'argent!
Miss Dorothy Hollfer était partie depuis une semaine, quand un
soir, après le dîner, Jacques dit brusquement :
— Décidément, mon cher, ici nous perdons trop. J'ai envie de
tailler une banque à Nice. Qu'en pensez-vous?
— Soit! répliqua Nathaniel en tressaillant.
C'est qu'enfin le moment était venu, ce moment que le nor-
malien espérait depuis plus de trois semaines. Il avait de-
mandé quinze jours à Thérèse ; et, depuis un mois bientôt, il
jouait sa comédie ridicule de provincial imbécile. Il reprit d'un
ton léger :
— Vous avez raison. Je suis superstitieux... Nous aurons peut-être
plus de chance au baccarat qu'au trente-et-quarante.
Quelques heures plus tard, ils entraient tous les deux dans un
des cercles de Nice. Jacques en faisait partie, et le règlement lui
permettait d'amener Nathaniel avec lui.
— La banque est aux enchères! criait une voix sonore au
moment où ils pénétraient dans la grande salle de jeux illu-
minée.
— Deux cents louis, répliqua froidement M. de Yaulcomte.
Puis se tournant vers son compagnon :
— Bernard, êtes-vous de moitié avec moi?
— Ma foi, non. Jouez d'abord tout seul ; nous verrons ensuite.
Chacun choisit sa place. Béryot s'assit au numéro 1, à côté de
Jacques, qui commença de tailler avec son air résolu et hautain.
Un grand changement s'opéra subitement sur le visage du norma-
lien. Henri Bernard redevenait Nathaniel Béryot. Les yeux retrou-
vaient leur flamme disparue; le regard prenait son acuité péné-
trante, comme chez les êtres que fait agir une énergique volonté.
L'heure sonnait enfin ! Béryot tenait l'ennemi guetté depuis si long-
temps! Mais nul ne faisait attention à lui : autour d'une table de
baccarat, personne ne s'occupe de son voisin. On ne songe qu'à
soi-même et au banquier. Une demi-heure se passa de la sorte.
Tout à coup, d'un geste nerveux et rapide , Béryot laissa tomber
sa main sur la main de Jacques :
— Yous trichez ! dit-il d'une voix mordante.
Il y eut un tumulte. Tout le monde se leva : on parlait, on péro-
rait, on tâchait de s'expliquer. Et les interrogations se croisaient,
TUÉRÉSINE. 553
vives et heurtées, pendant que cinq ou six joueurs s'accrochaient
après M. de Vaulcomte pour l'empêcher de se précipiter sur Natha-
niel. Les uns et les autres quêtaient des renseignemens. Quel était
ce monsieur? D'où venait-il? Qui l'avait présenté au cercle? L'éton-
nement devint de la stupeur quand on apprit que cet étranger était
un ami de Jacques. Alors les bons joueurs se regardèrent d'un air
idiot! Ils ne comprenaient plus! M. de Vaulcomte, non plus, ne
comprenait pas. Quelle folie avait soudainement traversé la
tête de cet Henri Bernard? Au surplus, l'heure n'était pas aux ré-
flexions. Quand un scandale pareil se produit, les conséquences
sont inévitables. L'insulté provoque l'insulteur; les deux hommes
échangent leurs cartes, et tout doit se terminer sur le terrain.
Nathaniel était sorti, très calme, et, pendant ce temps, les habi-
tués du cercle entouraient Jacques, afin de lui prouver leur sym-
pathie ou leur amitié. Non que les membres du club eussent beau-
coup d'estime pour l'aventurier; mais enfin on croyait être à peu
près certain qu'il ne trichait pas.
M. de Vaulcomte ne s'expliquait pas cette injure gratuite lancée
par son associé de la veille. Pourquoi? Sous quel mobile? Était-il
sincère, ou ne l'était-il pas? Gomment! depuis trois semaines, ils
vivaient presque intimement l'un à côté de l'autre, et une telle
communauté d'intérêts aboutissait à un pareil outrage? Et puis par
quelle aberration d'esprit cet Henri Bernard, ce personnage niais
et craintif, osait-il provoquer un adversaire aussi dangereux que
M. de Vaulcomte? Le soupçon ne lui venait pas encore que le pré-
tendu notaire jouait une comédie. Comment deviner aucun rapport,
même lointain, entre cet homme et Robert?
Rentré à l'hôtel, Nathaniel écrivit une longue lettre à Thérèse.
Après l'avoir relue, il haussa les épaules et la déchira en mille
morceaux. Qu'importait sa confession dernière à cette femme
qui en aimait un autre? Il adorait M™^ Dawitt, il allait jouer sa vie
pour elle, et il en était heureux, voilà tout. Il ouvrit la fenêtre
de sa chambre et s'accouda au balcon, respirant l'air doux de la
nuit. Il avait de noirs pressentimens ; peut-être ne tuerait-il M. de
Vaulcomte qu'à la condition d'être aussi tué par lui. Eh bien ! soit,
après tout. Il mourrait ! Quand on a vécu toute une existence
d'homme, que peut-on regretter si on ne laisse rien ni personne
derrière soi? En somme, il était plus à envier qu'à plaindre : il
aurait la joie de mourir pour l'être qu'il aimait le plus au
monde !
Restait la question des témoins. Jacques en trouverait facile-
ment, puisqu'il était dans son milieu familier. Mais comment ferait-il,
lui Nathaniel, qui ne connaissait personne à Nice? Il n'hésita pas.
554 REVDE DES DEDX MONDES,
Le lendemain, de bonne heure, il alla droit à la caserne et de-
manda l'adresse du colonel du 111^ de ligne. Au collet des soldats,
il avait remarqué que ce régiment tenait garnison dans la ville.
Arrivé chez le colonel, Nathaniel lui raconta son histoire ; com-
ment, venu à Monte-Carlo pour se distraire, il s'était pris de que-
relle, à l'improviste, avec M. de Vaulcomte. Il suffisait que l'officier
entendît le nom de l'aventurier pour qu'il donnât tout de suite rai-
son à cet inconnu qui se présentait chez lui.
— Vous avez une mauvaise affaire sur les bras, monsieur, dit- il
en hochant la tête. Je connais de nom votre adversaire. Sa réputa-
tion est assez mauvaise. 11 est bon tireur, à ce qu'on m'a raconté.
Et vous, tirez-vous bien?
— Plutôt bien que mal, mon colonel. Et puis j'ai la conscience
nette, et cela compte pour quelque chose 1
Béryot prononça ces paroles avec une fierté si noble, que l'offi-
cier lui tendit la main par un élan de sympathie.
— Bien, monsieur ! Je prierai deux lieutenans de vous assister.
Béryot remercia chaleureusement le colonel, et rentra chez lui,
afin "d'attendre les amis de Jacques. A midi, les quatre témoins
étaient d'accord. 11 fut convenu qu'on se battrait à l'épée, avec le
gant de salle, dans le jardin d'une propriété particulière. Chacun
des adversaires serait assisté d'un médecin, et il faudrait interven-
tion de tous les deux pour que le duel cessât. Les deux officiers
du 111® revinrent annoncer à leur client quelles étaient les condi-
tions arrêtées.
— C'est à merveille, messieurs, répliqua-t-il en souriant. Mon
honneur est entre vos mains : je suis tranquille !
Les jeunes gens croyaient devoir prendre une mine de circon-
stance : ils s'aperçurent bientôt que la bravoure de Béryot ne lais-
sait rien à désirer. Celui-ci les invita à déjeuner, et, pendant tout
le repas, il fut étincelant d'esprit. Le plus jeune des convives, Louis
de Graney, arrivait de Coléah. Le normalien lui parla de cette pe-
tite ville comme un homme qui sait l'Algérie par cœur. Le plus âgé,
Paul Humbert, était Basque : et Béryot connaissait toutes les lé-
gendes de ce beau pays, plein de poésie et de soleil. Cet après-midi
resta dans le souvenir des deux lieutenans comme un des plus
charmans de leur vie. Ils rencontraient si peu souvent un pareil
causeur! On eût dit que, se sachant près de sa fin, Nathaniel vou-
lait se montrer, pendant les dernières heures de sa vie, plus bril-
lant que jamais. Éblouissant de verve, d'une gaîté infatigable, mais
un peu nerveuse, il étonnait surtout Paul Humbert. L'officier
éprouvait une véritable sympathie pour ce galant homme, qui allait
se battre avec un pareil entrain.
THÉRÉSINE. 555
— Bah ! mon cher lieutenant, ne faites donc pas attention ! Et
surtout ayez confiance en moi. Vous verrez que je joue assez bien
de l'épée !
Quand on arriva sur le terrain, Louis de Graney et Paul Hum-
bert ne reconnurent plus leur compagnon de quelques heures. Le
sourire disparaissait de ses lèvres. 11 redevenait très calme, très
froid, absolument maître de lui. Une volonté si ferme luisait dans
ses yeux éclatans, que Jacques, en le regardant, demeura stupé-
fait. Peut-être alors M. de Vaulcomte eut- il la prescience de la
vérité. Peut-être devina-t-il qu'il se trouvait devant l'homme
qui châtierait toutes ses iniquités anciennes ! Les deux adversaires
furent placés en face l'un de l'autre, et Paul Humbert dit d'une
voix grave :
— Allez, messieurs !
On vit tout d'abord qu'ils voulaient s'étudier, se tâter, avant de
commencer la partie sérieuse. Brusquement Nathaniel attaqua M. de
Vaulcomte, et d'une façon si violente que celui-ci rompit de plu-
sieurs pas. Béryot redoubla de nervosité et de vigueur; les épées
se froissèrent encore une fois, puis les deux hommes se fendirent
en même temps. Il y eut un grand cri. Le fer de JNathaniel traver-
sait le cœur de son ennemi. Jacques râlait sur le sol, l'écume aux
lèvres, livide, hideux, et Béryot s'affaissait évanoui entre les bras de
ses témoins. L'épée du gentilhomme, entrée sous le sein droit,
avait percé le corps de part en part.
Nathaniel rouvrit les yeux soudain ; d'un geste faible de la main,
il fit signe à Paul Humbert de venir à lui.
— Est-zV blessé? murmura-t-il.
— Mort !
Un éclair de joie flamba dans le regard de Béryot, qui respirait
péniblement; on voyait qu'il souffrait beaucoup, qu'il faisait un
effort presque surhumain pour parler.
— Vite!., vitel.. écrivez, je vous en prie... Un mot... tout de
suite... au télégraphe...
Et, se retenant à cette vie qu'il sentait lui échapper, il put dicter
ces mots, que le lieutenant traça au crayon sur son calepin :
« Il est mort. Vous êtes libre. Adieu. Je vous aimais... »
XXIII.
Nathaniel ne devait pas succomber. Quand une blessure d'épée
n'est point mortelle, elle guérit assez vite. Combien de rencontres,
après lesquelles les ad\cr=aires, grièvement atteints, se sont remis
55 "5 REVDE DES DEUX MONDES,
en quelques semaines? Le duel ayant eu lieu à Nice, on avait trans-
porté le normalien dans une de ces propriétés qui sont la parure de
l'Esterel. Aussitôt le télégramme reçu, Thérèse avait pris le train et
était venu s'installer au chevet de son ami. Elle et Robert éprou-
vaient une profonde gratitude pour cet homme généreux, dont le
dévoûment assurait leur avenir. Que craignaient-ils maintenant?
Quel danger nouveau pouvait les atteindre ? Le secret fatal, mort
avec M. de Vaulcomte, ne les menacerait plus. Tnérèse seule con-
naissait la dépêche dictée par Béryot d'une voix défaillante. Le
capitaine ne voyait en lui qu'un ami sûr et fraternel. Il se disait
que personne au monde, à présent, ne pourrait jeter à la face de
M"^^ Clavière le passé maudit et détesté.
La convalescence de Nathaniel et le départ de Thérèse donnaient
des loisirs à Robert : il en usa pour réaliser un rêve doucement
caressé. A l'entrée de la forêt de Fontainebleau, entre Ghailly et
Barbizon, se dresse une grande villa presque perdue au milieu des
fleurs et des arbres. Dès que le jour du mariage fut fixé, le capi-
taine se rendit acquéreur de cette propriété, qui appartenait à un
riche financier. Une armée d'ouvriers envahit la maison : le fiancé
voulait qu'elle fût digne de son adorable compagne. On tendit les
murs d'étoffes précieuses ; le mobilier, en bois de santal incrusté,
fut délicatement choisi par les soins mêmes de Robert. Il venait de
l'exposition d'Anvers, et le capitaine fut contraint de le disputer à
prix d'or à un banquier juif de Vienne. La pièce, qui servirait de
chambre à coucher à la jeune femme, fut la copie exacte de celle
qu'elle occupait à la Maison-Rouge. Robert se la rappelait minu-
tieusement. Il conservait un si fidèle souvenir des quelques jours
vécus en Louisiane ! Pour le jardin et le parc, il se confia à l'un
des premiers artistes de Paris. Bref, en trois semaines, la demeure
lourde et cossue de l'homme de bourse fut transformée, comme
par une baguette magique, en un véritable paradis.
L'annonce du mariage souleva peu d'émotion : tout le monde
l'attendait. D'ailleurs, à cette époque de l'année, Paris n'est plus
à Paris. Les élégans se sauvent à l'étranger, aux eaux ou à la mer.
Cette heureuse circonstance permit aux deux jeunes gens de satis-
faire un de leurs plus chers désirs. Ils n'aimaient guère ces longues
cérémonies célébrées en grande pompe, où le peuple fait la haie
pour admirer les toilettes ; où des artistes illustres chantent d'une
voix grasse des Agnus Dei que personne n'écoute ; où pas un des
assistans n'est recueilli, parce que tout le monde bavarde : si bien
qu'un mariage est comme une scène de comédie, et que l'acces-
soire devient la chose importante , pendant que la bénédiction
nuptiale n'est plus que l'accessoire !
THÉRÉSINE. 557
Eux, au contraire, se marieraient dans une humble église de
campagne, sans luxe, sans tapage, sans fracas. Des indifférens ne
chercheraient pas à lire sur leur visage quelles émotions ils éprou-
vaient. Leurs témoins et quelques amis : rien de plus. Il arrive
d'habitude que les curés des différentes paroisses s'entendent pour
ne pas se « voler leurs messes ; » mais l'influence de M^" Hya-
cinthe devait aplanir tous les obstacles.
Par une splendide journée d'été, Robert et Thérèse arrivèrent
dans l'église de Ghailly, calmes etsourians, appuyés l'un sur l'autre,
au milieu des beautés radieuses d'une campagne chaude et parfu-
mée. La vieille chapelle est assez loin du village. A droite, le
cimetière clos de murs tout blancs et rempli de Heurs vivaces ;
à gauche, un petit bois de chêne où les oiseaux gazouillent folle-
ment. Il faut traverser un coin de ce bois pour arriver à l'église ;
et les jeunes gens entendaient sur leur passage le chant des
fauvettes, qui leur souhaitaient la bienvenue. Nathaniel, très pâle
encore et à peine remis de sa blessure, servait de témoin à Thé-
rèse avec le capitaine de Grissac. Durant les longues heures où
M™® Dawitt le veillait, Béryot et la jeune femme s'étaient pour ainsi
dire tacitement compris. Pas un mot, pas une allusion ne devait
jamais rappeler la fm de la dépêche envoyée de Nice : « Adieu, je
vous aimais. » Mais, pendant les trois quarts d'heure de la messe,
Thérèse ne put s'empêcher de penser douloureusement à la tris-
tesse de son vieil ami. Certes, il souffrait tout bas de la perdre
ainsi pour jamais î Cependant elle n'avait pas hésité à lui demander
d'être son témoin à cette heure décisive de sa vie.
M^'' Hyacinthe avait achevé d'unir Thérèse et Robert; les rares
amis présens s'approchèrent des époux pour leur serrer la main.
Puis, successivement, chacun s'éloigna, et ils restèrent seuls.
Enfin ils étaient mariés ! Ils s'appartenaient bien définitivement :
désormais la mort seule pourrait séparer ceux-là que le prêtre
«t la loi avaient joints. Robert conduisit sa femme à la villa
qu'elle ne connaissait pas encore. Il désirait que ce lût pom' elle
une suprême surprise. Elle jeta un cri de joie en entrant dans cette
chambre à coucher patiemment ornée par le délicat amour de son
mari.
Un autre homme, violemment amoureux d'une pareille femme,
se fût hâté peut-être de savourer l'immédiate jouissance d'une
possession divine. Mais un être aussi raffmô que Robert savait gra-
duer les joies passionnelles d'un amour partagé. Il voulait vivre
la journée entière avec cette créature exquise, avec cette élue de
son cœur et de son esprit. Elle était à lui ; aucune puissance ne
la lui disputerait plus. A quoi bon des empressemens vulgaires
558 REVUE DES DEUX MONDES.
rappelant ces amours de rencontre qui se dépêchent d'être heu-
reuses ?
Thérèse avait choisi, à l'hôtel de Courtival, le valet qui lui inspi-
rait le plus de confiance. Ce garçon, nommé Antoine, devait les
servir avec Aurélie, la femme de chambre, pendant tout le temps
de leur séjour à Chailly. Les deux époux commencèrent par dé-
jeuner, assis l'un à côté de l'autre. Et quand le repas fut terminé,
\Tai repas d'amoureux, coupé par des rires et des baisers, ils
montèrent dans une Victoria qui les emporta au loin, à travers
la forêt. Quand ils se sentirent bien séparés des hommes, ils quit-
tèrent leur voiture pour s'enfoncer dans les bois. C'était une soli-
tude exquise et nuptiale. Rien ne troublait le silence des grands
arbres ; à peine une brise douce qui glissait entre les feuilles
frissonnantes. Blottis au milieu des hautes herbes, ils parlaient à
voix basse, se disant toujours et toujours leur immuable tendresse,
ébauchant des projets pour l'avenir, pour cet avenir que rien désor-
mais ne pouvait leur enlever.
Ah ! la délicieuse journée où les heures s'enfuyaient rapides
comme des minutes! Leur amour était complet : amour de&
sens et -du cerveau. Si leurs corps ne se possédaient pas encore,
leurs âmes s'unissaient déjà. Et quand ils revinrent, à pas lents,
par les sentiers parcourus, ils se dirent que beaucoup de journées
s-'ftjotiteraient à cette journée, et qu'ils boiraient désormais à la
coupe toujours offerte d'un bonheur toujours nouveau.
Ils dînèrent seuls, comme seuls ils avaient déjeuné, servis par
les mêmes gens, placés l'un près de l'autre comme le matin. Quand
la nuit vint, ils descendirent dans le parc, amoureusement enla-
cés. Elle s'assit sous les arbres, dans un grand fauteuil de paille.
Agenouillé à ses pieds, sur le gazon, il baisait voluptueuse-
ment ses lèvres, ôtreignant avec transport sa taille flexible, entre-
coupant ses caresses de sermens passionnés et doux. EnfinJ'heure
espérée sonna ; ils allaient s'appartenir. Les étoiles souriaient dans
le ciel estival. Les jeunes gens revinrent à la villa, sentant leurs
cœurs déborder d'ivresse. Quelle belle nuit d'amour, chaude et par-
fumée! Et comme, après tant d'épreuves, ils méritaient bien d'être
heureux enfin!
Thérèse attendait Robert. Elle tomba dans ses bras, presque pâmée
d'avance, affolée d'amour, assoiffée de caresses. Alors, en cette femme
que la nature avait créée sensuelle, que son existence première avait
dressée aux plaisirs, il y eut un réveil brutal et violent de ses ardeurs
longtemps assoupies. Elle désirait Robert non-seulement"^avec tout
son cœur, mais avec toutes les vibrations de son corps. Ge^n'était
THÉRÉSINE. 559
pas une épouse très aimante, partageant les transports d'un mari
désiré, mais une maîtresse tendre, exaspérée et délirante. Thérèse
redevenait Tliérésine. Elle aimait pour la première fois de sa vie, et
elle aimait avec sa chair autant qu'avec son âme. A son insu, elle
mettait dans ses caresses folles tout ce que la galanterie donnait
jadis de sortilèges à la pauvre fille de Cannes. Dans cette bac-
chante, Robert ne reconnaissait plus la femme qu'il avait aimée
et épousée. Ces transports le ravissaient et l'épouvantaient. Gom-
ment retrouver la créature hautaine et pieuse, l'amie de M^' Hya-
cinthe, la mondaine dédaigneuse et respectée, en cette maîtresse
ivre de baisers, aussi habile à les rendre que passionnée pour les
recevoir ?
Le soleil était déjà haut sur l'horizon, Robert se leva. Thé-
rèse donnait toujours. Son corps souple et gracieux se mode-
lait harmonieusement sous la blancheur des draps froissés. La
tête appuyée sur son bras, elle souriait, les lèvres entr'ouvertes,
et montrant un peu de ses dents blanches. Elle rêvait, heureuse,
et lui, lui debout, la regardait les sourcils froncés, avec des yeux
fixes, où luisaient des idées étrangement nouvelles. Il sortit de la
chambre et descendit dans la cour. Il appela un palefrenier et fit
seller un cheval. Dix minutes après, il galopait en pleine forêt. Il
avait besoin d'air, de solitude et d'espace!
Mille pensées violentes s'entre-choquaient dans son cerveau. Il
se rappelait les aveux de Thérèse, cette existence de pécheresse
qu'elle lui avait confessée. Ohl il se rappelait tout maintenant,
et dans les moindres détails! Qui venait-il d'épouser? Une créa-
ture façonnée à la volupté par les amans qui la payaient jadis.
Alors, ces baisers qu'elle lui donnait, d'autres les lui avaient ensei-
gnés? Dans les bras de celui-ci ou de celui-là, elle avait appris
naguère ces caresses enfiévrées qui le rendaient fou ! Alors, il fris-
sonnait à la fois de colère et de désir. Du feu courait dans ses
veines, et une rage s'emparait de lui. Il devenait atrocement jaloux !
Et jaloux de tout le monde, puisqu'il lui était impossible de discerner
personne !
Qui étaient-ils, ces amans d'une nuit ou d'une heure, qu'elle
lui avouait il y a quelques semaines, pleurante et prosternée à ses
genoux? Elle ne se rappelait même pas leurs noms ni leurs visages!
C'étaient des inconnus, qui avaient passé pour la déshonorer et la
flétrir! Une courtisane! Et cette courtisane, c'était sa femme! Il
l'avait épousée, elle portait son nom!
Après tout, que pouvait-il lui reprocher? Est-ce qu'il ignorait le
passé, quand, après cette confession, il la serrait dans ses bras.
560 REVUE DES DEUX MONDES,
en lui disant : « Je pardonne et j'oublie? » Mais à qui pardonnait-il,
en somme, lorsque l'amour de son cœur inspirait la clémence de
ses lèvres? A M™^ Phineas DaAvitt, à la veuve d'un homme hono-
rable et honoré, son ami à lui, le compagnon de son enfance. Lors-
qu'il parlait d'effacer l'existence ignominieuse d'autrefois, il voyait
la femme du monde qu'entourait le respect universel, qui s'atti-
rait l'admiration de tous par sa piété, par ses bonnes œuvres, par
son héroïsme.
Et voilà qu'en cette nuit de noces, la courtisane réapparaissait,
victorieuse ! Voilà qu'au lieu de satisfaire et d'exciter sa passion
pour Thérèse, les caresses de cette créature ravivaient le dégoût
que méritait Thérésine ! Vainement l'air du matin fouettait le visage
de Robert. La paix ne rentrait pas dans le cerveau de ce malheu-
reux. Il en revenait toujours là : « Elle a eu cent amans, et je ne
peux pas les connaître 1 » Il tournait et retournait dans son esprit
cette pensée abominable : « Je suis jaloux, et ma jalousie enve-
loppe tout le monde, parce qu'elle ne peut préciser personne!..
Puis lorsqu'il fut las d'éperonner son cheval, las de galoper
par les sentiers feuillus, il tourna bride et revint du côté de la
villa.
Qu'allait-il dire à sa femme? Rien. Elle pouvait lui répondre
qu'elle avait tout avoué et qu'il avait tout pardonné. Lui reproche-
rait-il de l'aimer tellement que ses caresses étaient trop ardentes?
Reprocherait-il à la femme légitime d'être aussi une maîtresse em-
portée ? Absurdité ! Il ne pouvait que se taire et garder sa souffrance
pour lui seul...
Mais en souffrant, il serait heureux! Cette nuit de noces, qui
subitement allumait sa fureur, lui laissait des souvenirs délicieux
et enflammés. A mesure qu'il se rapprochait d'elle, sa raison était
jalouse, et son corps reconnaissant. Il se rappelait avec de plus
lâches frissons les baisers de cette magicienne...
Alors seulement il comprit combien serait atroce leur existence
commune. Tour à tour l'amour et la jalousie, le présent et le passé,
se livreraient bataille; tour à tour il l'adorerait et il la méprise-
rait ; tour à tour il voudrait la fuir et il aurait envie d'elle !
Du moins, pendant cette première journée, Robert eut assez d'em-
pire sur lui-même pour que Thérèse ne devinât rien. Il fut préoc-
cupé et même sombre. ïl allégua un léger mal de tête, et la
jeune femme ne s'inquiéta pas davantage. Enfin la nuit revint. Cette
nuit dont il attendait le retour avec tant de gratitude et tant de ran-
cune!
Et ce furent les mêmes baisers, les mêmes caresses, les mêmes
transports! Comme les étreintes de Robert répondaie,nt aux siennes.
THÉRÉSmE. 561
Thérèse ignorait les pensées atroces de cet homme, qui lui deve-
nait plus étranger à mesure qu'il la possédait davantage ! Au matin,
de même que la veille, Robert s'arracha d'auprès de l'enchante-
resse; et, de même que la veille, il s'enfuit tout seul à travers bois.
Ainsi le sort en était jeté! Il faudrait qu'il vécût désormais cette
vie déchirée : follement amoureux pendant la nuit, follement jaloux
pendant le jour !
Mais on ne joue pas la comédie perpétuellement. Une heure de-
vait venir où Thérèse devinerait la fatale vérité. Robert n'était plus
le même : son visage pâle, ses yeux sombres, ses traits convulsés,
exprimaient clairement sa douleur. Cependant, M"'^ Glavière ne
soupçonnait pas les idées cruelles qui hantaient le cerveau de son
mari. Et peut-être cette situation étrange se fiît-elle prolongée quel-
ques semaines encore, sans un incident brusque qui décida de
leur avenir à tous les deux.
Chaque matin, Robert recommençait la course eflrénée qui ra-
fraîchissait au moins ses nerfs. Un jour, Thérèse s'éveilla au mo-
ment où il partait. Elle sourit et tendit vers lui ses bras attrayans
dans un élan de tendresse ardente. Son corps sortait à moitié du
lit découvert, et ses beautés se montraient dans toute leur splendide
nudité. Il se dégageait de cette superbe créature un parfum d'amour
si troublant, elle semblait si bien créée pour l'exaltation des sens,
que Robert frémit de la tête aux pieds. Sous le coup des pensées
lancinantes qui le torturaient, le jeune homme ne vit plus en elle
sa femme légitime, sa compagne, celle qui portait son nom : elle
lui apparut comme un démon de luxure et de perversité. Toute
son existence repassa devant ses yeux, ainsi qu'un éclair fantas-
tique. Il la regardait avec des yeux hagards.
— Je te tends les bras et tu restes loin de moi? murmura-
t-elle.
Et, comme il demeurait toujours immobile, sans répondre :
— Grand Dieu! que t'ai-je fait, Robert? Pourquoi cette colère
dans tes yeux? Il y a quelques heures encore, tu me serrais éper-
dument sur ta poitrine! Et maintenant,., et maintenant tu as l'air
de me haïr !
Le visage du malheureux se décomposa :
— Eh bien ! oui, je te hais !
Cette réponse brutale frappa Thérèse en plein cœur. Elle ne com-
prenait pas, elle ne devinait pas. Alors, avec une éloquence exas-
pérée, Robert lui dit tout. Il lui avoua ses jalousies, ses colères, ses
fureurs, et comment la violence même de son amour, à elle, avait
suscité la violence de son ressentiment, à lui !
TOME Lxxxiv. — 1887. 36
562 REVUE DES DEDX MONDES,
Elle écoutait, presque terrifiée.
— C'est de l'aberration ! Mon passé? Tu le connaissais ! Je t'ai
confessé toutes mes fautes, prosternée à tes genoux ! Je t'ai dit
tout ce que j'ai fait de mal, quand je ne savais pas encore ce que
c'était que le mal. Tu m'as pardonnée ; et aujourd'hui tu me re-
proches injurieusement la passion qui m'a jetée dans tes bras!
11 est impossible que ce soit ton cœur qui ait parlé ! Car enfin tu
m'aimes, tu me l'as dit, tu me l'as prouvé ! Pendant des mois, je
t'ai vu tendre, et d'une tendresse qui me ravissait ! Lorsqu'un mi-
sérable m'a outragée, c'est malgré moi que tu as voulu risquer ta
vie pour me venger et me défendre. Et maintenant tu as la colère
dans le regard et la menace sur les lèvres I Qu'y a-t-il donc de
changé en moi! Quelle différence vois-tu entre la femme que j'étais
et la femme que je suis?
Cet élan d'indignation fiévreuse rendait Thérèse plus belle en-
core. Sa chemise de fine batiste moulait nettement sa poitrine et
sa gorge. Ses magnifiques cheveux noirs, déroulés en longues
tresses, coulaient sur ses épaules et ses bras nus. Robert restait
à la même place, immobile, cachant sa tête entre ses mains. Enfin
il releva le front et fit quelques pas vers le lit où elle se tenait à
demi dressée, pâle et frémissante :
— Je ne vous accuse pas ! dit-il d'une voix sourde. Le coupable,
ce n'est pas vous, c'est moi. Non, je n'ai pas le droit de vous re-
procher le passé, puisque je le connaissais! Appelez cela du nom
que vous voudrez, subite folie ou jalousie insensée. Je ne peux pas
moi-même analyser ce que j'éprouve! Mais je souffre comme un
damné! Mais je sais que, depuis que je vous ai possédée, là, dans
ce lit, mon cœur est divisé, comme arraché en deux moitiés! Je
vous aime et je vous hais. J'adore avec toutes les forces de mon
désir la femme que vous êtes : je méprise avec toutes les forces
de ma jalousie la femme que vous avez été !
Il la frôlait presque. Par un mouvement brusque, elle l'enlaça
de ses bras ; la chemise glissa le long du corps. Robert fut secoué
de tout son être, lorsqu'il sentit cette chair souple et palpitante
se coller contre lui.
— Robert! Robert! je te jure que, depuis huit jours, c'est une
folie diabolique qui te possède ! Pourquoi me parles-tu d'un passé
que nul ne soupçonne, et que j'ai moi-même effacé à force de sacri-
fices !
Elle se serrait contre lui, et la tiédeur d'un jeune sang faisait
brûler le sien dans ses veines. A demi renversée, elle appuyait sa
tête pâle sur cette poitrine qui ne la repoussait pas. Les parfums
grisans de l'exquise et troublante créature bouleversaient le reste
THÉRÉSINE, 563
de raison du jeune homme. A ces lèvres ofFertes, il allait tendre
les siennes, pour les unir dans un long baiser. Soudain la réalité
le ressaisit tout entier,
— On n'efface jamais le passé,., murmura-t-il en la repous-
sant. . .
Elle retomba en travers du lit, les yeux fermés.
— Non ! on n'efface pas le passé, reprit-il. Ce qui a été sub-
siste et subsistera toujours! Pardonne-moi, Thérèse, oh! par-
donne-moi, je t'en supplie! Il m'est impossible de t'exprimer
tout ce que je souffre ! Je sais bien pourtant ce que tu souffres, toi, et
je te plains du plus profond de mon âme. Nous étions fous en espé-
rant que j'oublierais ce qui ne peut pas s'oublier! Quand tu m'as
fait ta confession si loyale et si noble, je t'ai relevée et prise entre
mes bras avec un élan très sincère. Est-ce ma faute si je suis
poursuivi par le spectre de ton existence d'autrefois? Je deviendrais
méchant, vois-tu, à continuer la vie que je traîne depuis huit
jours. Je te regarde, là, à demi nue, dans la magnificence de tes
beautés offertes... Je t'aime et je te désire, je sais que tu me dé-
sires et que tu m'aimes,., j'ouvre les bras pour te reprendre, pour te
caresser, pour te posséder... Horreur! je me dis que d'autres t'ont
prise, possédée et caressée aussi! Alors la jalousie me secoue, tes
aveux me poursuivent, et je me rappelle soudainement tout ce
dont je ne veux pas me souvenir ! J'étais un insensé ! On ne répare
pas l'irréparable...
De nouveau il cachait sa tête dans ses mains. Thérèse demeurait
immobile, tenant toujours ses yeux fermés.
— Non, je ne peux pas,., je ne peux plus! Je t'adore, et je fuis !
Si je te rends malheureuse, tu es déjà vengée! Va! j'emporte
avec moi, dans la plaie, l'arme qui m'a frappé! Et quand je serai
à mille lieues de l'endroit où tu es, je t'aimerai toujours et je te
désirerai insatiablement !
Tout à coup, il éclata en sanglots. Puis, tournant la tète comme
pour ne pas la voir une dernière fois, il se précipita hors de la
chambre. Thérèse s'était dressée. Quand il disparut, elle jeta un
grand cri, un cri lamentable et désespéré. Et, tordant ses bras, elle
roula évanouie sur cette couche nuptiale à jamais déserte.
XXIV.
Depuis cinq jours elle était seule, farouche ainsi qu'une bête
blessée qui se cache pour mourir. Ses domestiques la servaient, ne
comprenant rien au brusque départ de M. Clavière, à l'anéantisse-
5?/i REVUE DES DEUX MONDES.
ment où s'enfonçait leur maîtresse. L'n matin, Aurélie lui de-
manda si elle était malade. Elle ne répondit même pas. A quoi
bon? Malade, oh! oui, bien malade! Le grand ressort de la vie se
brisait. Thérèse se levait le plus tard possible ; puis, après avoir
déjeuné sans appétit, elle descendait au jardin. Là, elle s'asseyait
dans un rocking- chair, se chauffant au soleil, glacée par le froid
intime, aigu, de la douleur. Aucun de ses amis ne l'aurait recon-
nue. Ses larges yeux gris étaient sans flamme et sans éclat. Dans
son regard, une immobile fixité, comme si elle eût cherché à dis-
tinguer à travers l'espace un invisible fantôme. Indifférente à tout,
elle ne connaissait plus rien ni personne. C'était une créature
finie, absolument finie.
Six semaines s'écoulèrent ainsi. La villa ressemblait à ces mai-
sons de malades où l'on ne parle qu'à voix basse, où ceux qui mar-
chent, glissent silencieusement avec des frôlemens d'ombres. Au-
rélie et Antoine étaient consternés. Ils croyaient qu'après une
querelle violente, les époux s'étaient séparés. Ils ne devinaient
pas que leur maîtresse s'en allait très lentement, minée par
un mal mystérieux. Ce mal, c'était sa pensée qui la rongeait.
Elle repassait toute son existence, depuis la première minute où
elle avait réfléchi, jusqu'au violent départ de Robert. Cette créa-
ture, dont l'âme était si pure et l'intelligence si haute, se heurtait
brusquement à un obstacle qu'elle ne parvenait pas à franchir. Elle
se disait perpétuellement : « Pourquoi est-il parti?.. Pourquoi? »
Et elle ne trouvait aucune réponse à cette question formidable.
Robert l'aimait passionnément. Alors, comment l'abandonnait-il?
Cette femme ne pouvait pas raisonner comme cet homme. Elle ne
concevait pas que les fautes anciennes eussent tué la tendresse de
son mari. Sa conversion à la piété catholique, jadis, à la Maison-
Rouge, l'avait fait croire aux théories décevantes de l'église. Elle
s'était imaginé naïvement qu'une parole du prêtre peut remettre les
péchés commis. Et voilà que brutalement la réalité se dressait
contre elle, et l'écrasait!
Thérèse traîna cette existence végétative jusqu'à la mi-novembre.
Depuis le retour du froid, elle ne descendait presque plus au jar-
din et quittait à peine son appartement. Aurélie dirigeait la maison
toute seule, comprenant, avec son instinct d'ancienne paysanne,
que mieux valait encore laisser sa maîtresse plongée dans ses
cruelles songeries. Deux ou trois fois, cependant, elle essaya de
l'arracher à ses méditations. Des lettres s'entassaient sur une table,
mêlées de quelques télégrammes. Thérèse ne voulait même pas les
ouvrir. A quoi bon? Les nouvelles du monde extérieur ne l'inté-
ressaient plus à présent.
THÉRÉSINE. 565
Vers le commencement de décembre, la température s'abaissa su-
bitement : de gros nuages noirs annonçaient les bourrasques pro-
chaines. M'"^ Glavière prit ce prétexte pour ne plus même sortir de
sa chambre à coucher. Elle continuait à ne point parler, à ne point
lire. Enfoncée dans un large fauteuil, qu'on roulait près de la fe-
nêtre, Thérèse usait ses journées à regarder devant elle, dans l'es-
pace. Un matin, comme la servante ouvrait les rideaux, la pauvre
créature dit ces trois mots, avec une expression de surprise enfan-
tine : « De la neige 1 » Il neigeait, en effet, depuis quelques heures ; et
toute la journée d'épais flocons tombèrent dans le jardin, sur les
allées, sur les arbres. Les grands chênes dépouillés ressemblaient
à de grands spectres tendant leurs bras décharnés. Pour la première
fois, il y eut comme un apaisement sur le visage de Thérèse. On
eût dit que des idées nouvelles remuaient dans ce cerveau, qu'une
lueur d'espérance filtrait dans ce cœur brisé.
Vers le soir, la jeune femme s'enferma chez elle. Quand elle fui
bien assurée de rester seule, elle ouvrit les armoires et deux ou
trois malles closes depuis son arrivée à la villa. Elle chercha quelque
temps ; puis, ayant trouvé une robe décolletée, à longue traîne, elle
murmura d'une voix presque joyeuse :
— J'avais cette toilette quand je /'ai revu à Paris. C'était à dîner
chez M™^ de Grissac. // m'aimait déjà...
Ses doigts maniaient l'étoffe avec une sorte de volupté.
— Je vais me faire belle,., très belle,., dit-elle encore à voix
basse.
Thérèse portait une robe de chambre épaisse et chaude, toute
noire. Elle la retira, comme pour se dévêtir. Puis, allumant toutes les
bougies des candélabres, elle se regarda dans la haute glace. La
jeune femme souriait, ses yeux gris s'éclairaient d'une flamme
étrange. Elle murmura une seconde fois :
— Je veux me faire belle,., très belle...
Et elle commença lentement à se parer. Elle se rappelait, très
exactement, de quelle façon elle était habillée à ce dîner de M.^^ de
Grissac. Dans son coffret à bijoux , elle prit la même rose de dia-
mans qui étincelait, un peu à droite, au milieu de l'épaisseur
brune de ses cheveux. Elle apportait un soin minutieux à ces actes
étranges, comme si elle procédait k sa dernière toilette, la toilette
du condamné qui va monter sur l'échafaud. Et quand ce fut ter-
miné, elle se contempla de nouveau des pieds à la tête.
— Il m'aimait,., je mérite d'être aimée;., pourquoi est-?7 parti?
Pourquoi? J'ai bien réfléchi depuis des mois : je n'arrive pas à com-
prendre...
Elle s'abandonna quelques minutes à une sombre méditation,
566 • REVDE DES DEUX MONDES.
tenant l'index de sa main gauche appuyé sur son front. Elle re-
prit, parlant toujours avec cette même voix sans rythme des folles :
— Heureusement, je vais m'offrir à des baisers qui ne me trom-
peront pas!
Elle jeta une mante sur ses épaules, et ouvrit doucement la porte
de sa chambre. Quand elle se fut engagée dans le grand escalier,
elle marcha très lentement, afin que les domestiques ne l'enten-
dissent point. Arrivée au fond du vestibule, elle glissa une petite
clé dans la serrure et se trouva dehors, sur le perron.
La neige tombait toujours en flocons réguliers. C'étaient comme
des oiseaux très petits et très blancs qui s'abattaient les uns après
les autres ei jonchaient le sol silencieusement. Un tapis immaculé
s'étendait sur la longueur des allées désertes. Thérèse hésita une
minute au moment de descendre dans le jardin. Puis, avec un ho-
chement de tête sauvage, elle se précipita en avant. Elle portait
des mules très fines sur ses bas de soie. La sensation glaciale
fut si douloureuse qu'elle eut peine à retenir un cri. Après une
violente secousse, une contracture tordit son corps; puis, ce fat une
brûlure lancinante. Mais résolument Thérèse marcha droit devant
elle. Quand elle fut au milieu du jardin, elle rejeta la mante qui la
couvrait. Et, se croisant les bras, elle laissa la neige tomber sur ses
épaules nues...
Ce fut d'abord si atroce qu'elle eut un sentiment de révolte. L'in-
stinct de la conservation faillit vaincre la volonté. Mais non, elle de-
vait mourir, et d'une mort qui, pour tout le monde, n'eût pas l'ap-
parence . d'un suicide !
Elle était debout, dans sa blancheur spectrale, sous cette blanche
neige qui tombait, qui tombait, égale, meurtrière. La blanche
lune, humide et voilée, épandait une lueur blanche sur toutes ces
blancheurs désolées. Et l'om eût dit une apparition fantastique dans
ce paysage d'hiver tout blanc, tout blanc
Le hasard voulut que, dix minutes plus tard, Aurélie montât
dans la chambre de sa maîtresse. Voyant la pièce vide, elle
courut au cabinet de toilette : vide aussi! Alors elle regarda
autour d'elle. Des armoires ouvertes, des cartons béans, des toi-
lettes dépliées : partout lé désordre d'une hâte fiévreuse. Elle eut
comme une hallucination de la vérité. Cette fille, de nature .dé-
vouée, aimait assez sa maîtresse. Elle voyait M"''' Clavière souffrir
si cruellement que peu à peu cette affection s'était fortifiée.
Elle appela au secours : à ses cris, Antoine accourut, et tous
les deux s'élancèrent dans le jardin. Ils découvrirent la malheu-
reuse Thérèse alTaissée sur elle-même, presque évanouie. Gom-
THÉRÉSINE. 567
ment se trouvait-elle là, décolletée, en grande toilette, sur cette
neige épaisse et glacée ? Ni l'un ni l'autre ne prit le temps de com-
prendre; ils la soulevèrent dans leurs bras, afin de la transporter
dans son lit.
Quand Thérèse revint à elle, enfouie sous les couvertures, elle
n'avait plus sa raison. Le délire hantait ce cerveau, secoué de-
puis quatre mois par tant de pensées cruelles. Antoine attela en
toute hâte, pour aller à Melun chercher un médecin. Celui-ci se
fit raconter l'accident avec les plus grands détails. II ne put
d'abord se prononcer devant cette malade à demi folle et brûlée
par la fièvre.
Le lendemain, une pleurésie se déclara. Aurélie se lamentait
de voir sa maîtresse abandonnée dans cette effroyable crise.
Quoi! une créature si enviée, si admirée, n'avait pas un ami
auprès d'elle I Bien qu'elle perdît un peu la tête, la pauvre fille
eut la présence d'esprit d'envoyer deux dépêches : l'une à
M"' Hyacinthe, l'autre à Nathaniel Béryot. Elle était sûre que
celui-ci se trouvait à Fresnoy; quant à l'évêque, il ne quittait
guère son diocèse.
Ce fut lui qui arriva le premier. Thérèse, toujours fort malade,
avait cependant recouvré connaissance.
— Pourquoi est-ce votre femme de chambre qui m'a envoyé
cette dépêche? demanda-t-il .
Il se tenait assis au chevet du lit, serrant entre ses mains la
main de sa belle-sœur. Elle le regarda fixement ; puis elle courba
la tête sans répondre. L'évêque crut que la fatigue l'empêchait
de parler. 11 la baisa doucement au front, et, passant dans la pièce
voisine, il pressa le bouton d'une sonnette. Aurélie apparut aus-
sitôt, et dit tout ce qu'elle savait. Un matin, elle et Antoine
avaient entendu de terribles éclats de voix; ensuite, après une
scène violente, M. Clavière était parti à pied. Depuis, pas une nou-
velle.
— II n'a pas écrit à madame?
— Non, monseigneur.
L'évêque était stupéfait. Quelques mois auparavant, il avait reçu
une lettre de son frère. Celui-ci annonçait qu'il allait faire un
voyage. M"'' Hyacinthe avait supposé naturellement que Thérèse ac-
compagnait son mari. Depuis, Robert donnait de temps en temps
signe de vie par une lettre timbrée du Righi, par un télégramme
daté du Tyrol. Que se passait-il donc? Quel drame brisait brusque-
ment le bonheur de ces deux créatures? Comment le prélat se
serait-il inquiété de son frère et de sa belle-sœur, puisqu'il les
croyait se promenant au loin, dans les pays baignés de soleil,
568 REVDE DES DEUX MONDES.
dérobant leur bonheur aux regards des indifférens? Voilà que,
soudain, il découvrait la catastrophe, sans rien apercevoir de ses
causes !
Il se résigna à ne plus interroger Thérèse jusqu'à ce qu'elle fût
rétablie. Sa surprise fut grande, le lendemain, quand sa belle-
sœur lui adressa la parole d'elle-même. Ainsi que la veille, il se
tenait auprès d'elle. Tout à coup elle lui prit la main :
— Gomme vous êtes bon d'être venu! murmura-t-elle. Je me
disais que j'allais mourir, là, toute seule, de même qu'une aban-
donnée 1
— Pourquoi mon frère n'est-il pas là?
— Il ne m'aime plus! murmura-t-elle.
— Mais c'est impossible! Je connais Robert, je connais son
cœur. Il n'est pas un être capricieux et léger !
— Il ne m'aime plus! redit-elle encore.
— Pourquoi aurait-il cessé de vous aimer, quelques jours après
votre mariage?
— Plus tard,., plus tard,., soupira-t-elle d'une voix très douce.
• Le prélat comprit qu'elle garderait obstinément le silence sur
les causes de la cruelle séparation. Pourquoi? Il ne devinait
pas.
C'est à Nathaniel seulement qu'elle raconta l'effroyable scène. Bé-
ryot était parti de Fresnoy immédiatement ; mais les télégrammes
sont lents à parvenir au fond de la Gôte-d'Or. De même que M'"" Hya-
cinthe, il croyait les jeunes époux en voyage. La dépêche d'Aurélie
le consterna. Ce fut bien pis quand Thérèse le mit au courant de la
brutale réalité. Oh! elle lui dit tout, tout! Elle ne cachait rien à
cet homme, qui pénétrait dans les replis les plus profonds de
son cœur. Tant de réflexions, depuis des mois, s'étaient accumu-
lées dans son esprit 1
— Avons de m'expliquerce que je ne peux parvenir à comprendre !
s'écria-t-elle. Dans quelques jours, dans quelques semaines du moins,
je serai morte: que je ne meure pas sans savoir pourquoi j'ai perdu
mon bonheur! Il m'a dit qu'il était jaloux! Jaloux de mon passé?
C'est impossible, puisqu'il le connaissait tout entier !
Nathaniel jugea qu'il fallait d'abord calmer cette ardente ner-
vosité. Plus tard, quand elle serait guérie (si elle guérissait), il
serait temps de lui faire voir la vérité en face.
Thérèse se trompait. La mort devait la trahir comme l'amour.
Lentement, péniblement, la pleurésie disparut. Au bout de six se-
maines, la malade pouvait se lever et faire quelques pas dans sa
chambre. A présent, elle se sentait presque heureuse, bercée par
ces deux affections fidèles. Béryot demeurait à la villa à poste
THÉRÉSINE. 569
fixe; M^"" Hyacinthe, lui, donnait à sa belle-sœur tout le temps que
n'exigeaient pas les soucis de son diocèse. Béryot, qui s'illusion-
nait et la croyait à peu près rétablie, s'inquiéta cependant de la voir
toujours si maigre et si pâle.
— Je la trouve efïroyablement changée, dit-il un matin au doc-
teur en le reconduisant jusqu'à la porte. Cette toux sèche, ces
joues creuses, cette poitrine qui halète, me tourmentent au dernier
point. Faudra-t-il donc bien du temps avant qu'elle ne se remette
tout à fait?
— Hélas ! monsieur, répliqua le docteur avec un soupir, je crains
bien qu'elle ne se remette jamais.
— Jamais !
— La pleurésie s'en va, mais la phtisie reste. Dès que M™^ Gla-
vière sera en état de voyager, je l'enverrai à Menton.
Nathaniel eut un frisson. Il revit, dans un éclair, le visage de la
petite Dolly; il l'entendit, lorsqu'elle lui disait de sa voix qui riait
douloureusement : « — Qu'importe que je meure ici ou là, puis-
qu'il faut que je meure ! » Et Thérèse serait ainsi, grand Dieu 1
Gomme la pauvre miss Hollfer, elle se sentait dépérir, chaque jour,
rongée par un mal mystérieux, comme par un animal invisible qui lui
mangerait la poitrine! Dès que Ms"" Hyacinthe revint à la villa, Natha-
niel lui répéta les paroles du médecin. Une ombre glissa sur le vi-
sage de l'évêque.
— Soit, dit-il ; vous la conduirez dans le Midi. Je tâcherai d'être
assez libre pour y passer un mois avec elle. Mais ce qui est de mon
devoir avant tout, c'est de contraindre mon frère à revenir auprès
de cette mourante.
— Savez-vous donc où lui écrire?
— J'ai reçu une lettre de lui il y a huit jours. U est à Vienne. Ne
vous inquiétez de rien : cela me regarde.
Il fallut attendre quinze jours avant de pouvoir transporter
M""® Clavière dans un wagon. Comme elle ressemblait peu à la
belle et radieuse jeune femme, admirée de tout Paris un an aupa-
ravant! C'était le spectre de la Thérèse d'autrefois. Ses yeux gris
semblaient encore plus grands dans son visage aminci, émacié.
La pâleur mate de son visage, cette pâleur pareille à de la nacre
précieuse, avait fait place à une blancheur maladive. Ce pauvre
corps, jadis si beau, flottait dans les étoffes de laine qui le cou-
vraient; les mains, si distinguées et si fines, avec leurs ongles trans-
parens et rosés, s'allongeaient maintenant, semées de petites rayures
rouges, semblables à des stries presque invisibles. Thérèse ne se
rendait pas compte de son état : elle croyait que la mort ne voulait
pas d'elle. Après avoir espéré un repos prochain dans la tombe, elle
570 REVDE DES DEUX MONDES.
ne trouvait qu'une lente agonie. Cette moribonde s'imaginait qu'on
ne l'envoyait à Menton que pour presser la guérison définitive de sa
pleurésie! D'ailleurs, qu'elle fût ici ou là, à quoi bon? Nulle espé-
rance ne dorait sa vie. Elle recouvrerait la santé sans doute : et puis
après ?
Nathaniel montra tout ce que peut une affection tendre et déli-
cate. En huit jours, il eut installé sa chère malade dans une villa
spacieuse, appuyée contre la montagne. Devant la terrasse, la mer
bleue, où se jouaient les rayons du soleil. Il fit venir de l'hôtel de
Courtival et de la villa de Chailly tous les objets familiers dont la
jeune femme aimait à s'entourer. Celle-ci eut bientôt autour d'elle
les tableaux de maîtres où elle aimait à jeter les yeux, les poètes
préférés qu'elle se plaisait à feuilleter. Et toujours la présence de
Béryot, qui s'ingéniait à la distraire, à l'amuser, à lui parler de
toutes les choses qui pouvaient égayer son esprit. Thérèse vécut
ainsi deux mois, persuadée qu'elle se remettait un tout petit peu
chaque jour, et qu'en reprenant toute sa santé, elle retrouverait les
jouissances d'une vie honorable et digne, sinon celles de l'amour
partagé. Ce fut pendant cette période qu'elle aborda nettement avec
Nathaniel la grande question qui la préoccupait : « Pourquoi Robert
était-il parti ? »
— Oui, vous avez longtemps cherché ! s'écria Béryot. Et vous cher-
chez encore, et vous ne comprenez pas, et vous ne pouvez pas com-
prendre I Un cerveau de femme n'imagine pas ce qu'il y a d'égoïsme
dans le cœur de l'homme. Vous ne concevez pas la cause de la ja-
lousie de votre mari ! Pourquoi jaloux, puisqu'il connaissait le passé?
— Non-seulement il le connaissait, dit-elle d'une voix très douce,
mais encore il l'avait pardonné.
— Pardonné? Oui, dans le premier mouvement, par un élan de
générosité. On s'éblouit soi-même avec ces générosités-là ! Puis la
réflexion arrive, suivie bientôt du repentir. Vous aimiez Robert de
toute votre âme et de tout votre corps. 11 s'est dit que vous aviez
été avec d'autres ce que vous étiez avec lui. Un homme redoute tou-
jours le passé de la femme qu'il aime. Presque toujours il peut le dé-
terminer, ce passé qui le hante et l'obsède ! 11 peut mettre un nom sur
un visage, provoquer celui-ci ou celui-là, venger sa douleur en sa-
tisfaisant sa rancune. Votre mari ne pouvait pas. Sa jalousie flottait
dans un vague effroyable. 11 se disait : « Elle a eu des amans ! »
Quels amans? Et dans les transports d'amour que vous éprouviez
pour lui, il croyait retrouver l'odeur de tous ces exécrables bai-
sers !
Nathaniel parlait brutalement, pareil au bon chirurgien qui, d'un
coup net, enfonce le bistouri dans la plaie. En regardant Thérèse,
THÉRÉ8INE. 571
il eut le regret de sa rude franchise. Son visage s'inondait de
larmes. Elle pleurait; oh! elle pleurait désespérément.
— Je comprends,., murmura-t-elle d'un voix brisée. Les prêtres
ont menti, les philosophes ont menti, les poètes ont menti ! Les pre-
miers disent qu'on pardonne à la femme coupable, parce que le re-
pentir lave le péché et que la miséricorde de Dieu est infinie. Les
seconds disent qu'on pardonne à la femme coupable, parce que la
morale universelle n'admet pas de châtiment sans rémission. Les
troisièmes disent qu'on pardonne à la femme coupable, parce que
l'amour efface tout. Ce n'est pas vrai! Ce n'est pas vrai! Où donc
trouver un exemple plus épouvantable que le mien? Je suis née tout
en bas, je ne savais rien, je ne n'étais qu'une brute! Vous avez ouvert
mon intelligence et éclairé mon cœur. A partir de ce jour, je crois
n'avoir oiTensé ni la loi religieuse ni la loi humaine. Je me suis ré-
habilitée devant Dieu, d'abord ; ensuite, devant ma conscience ; enfin,
aux yeux du monde. Et je me suis brisée contre les mépris de Ro-
bert ! C'était fatal ! La réhabihtation d'une pécheresse est impos-
sible ! L'homme pardonne et n'oublie pas. Dieu seul peut oublier,
parce qu'il efface!
A partir de ce jour, Thérèse fut plus calme. Une hautaine rési-
gnation remplaçait maintenant ses inutiles désespoirs. Cependant,
la phtisie faisait tous les jours de nouveaux progrès. La malade s'en
allait lentement, et Nathaniel s'apercevait bien qu'elle n'avait plus
que peu de mois à vivre. Thérèse seule ne se voyait pas si près de
la mort. Avec son besoin d'activité cérébrale, elle formait des pro-
jets pour l'avenir. Elle se vengerait de l'existence obstinément
cruelle en rendant le bien pour le mal. La souffrance n'aigrit que
les âmes inférieures. Les êtres dont la nature est un peu élevée
sont grandis, au contraire, par les épreuves qu'ils subissent. Tra-
hie dans son espoir. M""® Clavière voulait prendre sa revanche. Son
mari la fuyait; elle restait abandonnée, privée de l'ami naturel et
du protecteur légal? Soit. Elle serait la protectrice et l'amie de
tous les déshérités de la vie ! Elle racontait à Béryot ses projets.
Avec sa grande fortune, que de choses il lui serait possible d'ac-
complir! Et le pauvre homme retenait à peine ses larmes, en écou-
tant cette noble femme parler de l'avenir, quand l'avenir pour elle
était si court !
La trêve ne dura guère. Un après-midi du mois d'avril, par
un beau soleil souriant et chaud, le médecin se déclara plus satis-
fait. Il permit que Thérèse fît une promenade en voiture avec son
ami. Tous les deux allèrent visiter une grande fabrique de poteries,
située à peu de distance de la ville. Beaucoup d'étrangers, ceux
qui passent l'hiver à Menton s'y donnent assez souvent rendez-vous.
572 REVUE DES DEUX MONDES.
En arrivant dans le Midi, Thérèse avait soulevé bien des sympa-
thies autour d'elle. On se racontait tout bas son histoire, histoire
mal connue et vaguement romanesque. On disait que cette jeune
Américaine, plusieurs fois millionnaire, après avoir épousé par
amour le frère de M""" Hyacinthe, s'était vue brusquement délaissée.
L'évêque, interrogé par ses curieuses amies. M""® de Sénozan,
M""^ de Glérac ou M™*" de L'ArbresIe, ne donnait aucun détail : il
se contentait de juger sévèrement la conduite de son frère. Les
belles dames de Paris, en écrivant à Nice ou à Cannes, ne manquè-
rent pas de grossir encore les bruits qui couraient : si bien que
le respect inspiré par la jeune femme se doublait d'une pitié pro-
fonde.
Lorsqu'elle péaétra dans le grand hall de la poterie, où sont ex-
posées les faïences en terre colorée, on la regarda beaucoup. Elle
passa bientôt dans une pièce voisine, et, toujours accompagnée de
xNathaniel, y séjourna quelques minutes. Quand elle rentra dans le
hall, elle entendit cette phrase qu'une autre visiteuse disait à
son mari : « — La pauvre femme est perdue ; elle n'a pas deux
mois à vivre ! » Thérèse s'aperçut qu'il se faisait un grand silence
à son apparition. On semblait gêné, embarrassé. Celle-là même qui
venait de prononcer des paroles si malencontreuses, détournait la
tête, toute confuse. M™^ Clavière prit nerveusement le bras de Na-
thaniel :
— Sortons, murmura-t-elle d'une voix altérée.
Ils remontèrent en voiture. Béryot essaya de causer avec son
amie. Elle garda le silence. Mais, de retour à la villa, Thé-
rèse ôta son chapeau d'une main fébrile, et, retirant l'épais man-
teau qui la couvrait, se regarda longuement dans une glace. Elle
vit son visage très pâle, avec des rougeurs vives aux pommettes ;
elle vit ses yeux brûlant d'une fièvre malsaine; elle songea que
depuis la fin de la pleurésie, elle ne cessait pas de tousser d'une
toux sèche, surtout aiguë et douloureuse pendant la nuit; puis
elle examina ses mains et remarqua que ses ongles semblaient
soulevés à la racme. Alors, se tournant vers son ami, elle dit, d'une
voix sourde :
— Cette femme avait raison: dans deux mois je serai morte!
Thérèse avait assez lu pour reconnaître la marche de la phtisie,
cette phtisie qu'on lui cachait, et si habilement, qu'elle s'était aveu-
glée sur son état. Vainement Nalhaniel essaya de la détromper. Son
amie ne l'écoutait plus: elle réfléchissait. Assise dans un fauteuil,
la tête légèrement penchée en avant, la malade regardait fixement
devant elle, dans le vide. Tout à coup, elle éclata en sanglots, et,
saisissant avec fièvre la main de Béryot :
THÉRÉSINE. 573
— Je ne veux pas mourir! s'écria-t-elle. Oui, c'est vrai, dans
un moment de désespoir, j'ai offert mes épaules nues à la neige !
Oui, je sentais alors avec délices la mort glaciale m'envahir et péné-
trer dans mes veines! A présent... j'ai peur! Je peux encore faire
du bien aux autres et à moi-même! J'ai vingt-six ans; l'avenir
qui s'ouvre devant moi est long et plein de promesses ! Je ne veux
plus mourir, je ne veux plus, non I je ne veux plus !
Et elle pleurait, se tordant les bras ; et cette malheureuse créa-
ture, qui avait couru frénétiquement à un suicide atroce, se révol-
tait à l'idée de cette tombe où elle se sentait glisser. Elle passa
une nuit épouvantable, coupée de délire et de rêves affreux, et ne
s'endormit qu'au matin, anéantie. Il fallut plusieurs jours pour
qu'elle retrouvât un calme relatif. Elle ne parlait presque plus à
Nathaniel, et s'enfermait dans un silence farouche.
Puis, comme son instinct la guidait toujours vers des idées hautes,
son esprit surexcité s'apaisa et s'ennoblit encore. Elle songea que
celte mort était son œuvre, en somme. Elle l'avait préparée et vou-
lue. Que pouvait -elle maintenant demander à la vie? Sa destinée
ressemblait à ces météores qui jettent un éclat rapide et disparais-
sent brusquement. Elle mesura les joies qu'elle avait goûtées, les
douleurs qu'dle avait souffertes : et elle se résigna.
Dès lors, Thérèse se montra presque gaie. Elle acceptait tout :
non-seulement la mort qu'elle sentait prochaine, mais aussi la
maladie, qui la torturait chaque jour davantage. Un matin que Na-
thaniel essayait de lui dire quelques mots de consolation, elle eut
un sourire vague :
— Ne sentez-vous pas, mon ami, quelle sera une délivrance?
Je /'ai passionnément appelée là-bas, à Fontainebleau. Puis j'ai eu
un accès de désespoir, l'autre jour, quand j'ai entendu qu'elle frap-
pait à ma porte ; je n'étais qu'une enfant sans courage, sans vo-
lonté...
Depuis quelque temps, la mourante ne parlait plus de Robert.
Nathaniel, comprenant bien qu'elle y pensait à chaque instant, au-
rait voulu la distraire de ces cruelles songeries. Il s'efforçait d'in-
téresser son esprit par des lectures, par des causeries et des re-
tours sur leur existence d'autrefois. Thérèse l'écoutait un moment,
mais pour retomber bien vite dans ses rêves. Un matin, vers le
milieu du mois de mai, ils causaient tous les deux dans le jardin,
en face de la mer. La brise, légère et parfumée, caressait douce-
ment les feuilles des orangers et des citronniers dans les par-
terres. Aussi loin que la vue pouvait s'étendre, on n'apercevait
que des vagues bleues et violettes, où les rayons de soleil jetaient
des pointes d'or très fines. La jeune femme regardait autour d'elle,
57A REVUE DES DEUX MONDES.
sans tristesse, avec ce sourire mélancolique qui semblait figé sur
ses lèvres pâles.
— Dans six semaines ou deux mois, je n'y serai probablement
plus, dit-elle. Tenez, je serais heureuse de dormir ici mon grand
sommeil, près de cette maison où j'aurai vécu mes dernières heures.
Vous achèterez la propriété ; vous mettrez beaucoup de fleurs au-
tour de ma tombe ; et sur la pierre mon nom, mon vrai nom :
Thérésine! Oh! pas Thérèse surtout! Thérèse n'a fait que soulTrir,
tandis que Thérésine a été heureuse...
Puis, violemment, elle prit la main de Nathaniel; et, avec une
passion étrange :
— Et je me cache de vous,., de vous, mon meilleur ami ! C'est
une idée qui m'est venue. J'y pense et j'y repense tout le temps, à
chaque heure du jour et de la nuit. Je ne voudrais pas mourir sans
avoir revu Robert ! Je voudrais lui dire adieu et lui donner mon
dernier baiser !
Ce cri de tendresse échappé à une créature agonisante remua pro-
fondément Béryot. Il comprenait maintenant le silence de son amie.
Elle ne lui disait rien, à lui, parce qu'elle causait tout bas avec
Vautre, avec celui qui était loin et qu'elle aimait d'autant plus qu'il
la faisait souffrir davantage. Où le trouver, maintenant ? Nathaniel
allait écrire à M^' Hyacinthe,quand une dépêche de l'évêque arriva,
il annonçait sa venue prochaine. Et, en elfet, vers la fin de la se-
maine, le prélat s'installait auprès de Thérèse, devinant bien que
le dénoûment approchait.
— J'ai prévu le désir de la pauvre enfant, dit-il à Béryot, quand
celui-ci lui eût confié le vœu suprême de son amie. Depuis près
d'un mois, j'ai suivi de loin Robert. En ce moment, il est à Naples.
Emportez cette lettre, et, lorsque mon frère l'aura lue, c'est avec
lui que vous reviendrez.
jNathaniel partit le lendemain. M^'^ Hyacinthe avait tout dit à Thé-
rèse. Une joie pure illuminait le visage de la jeune femme. Enfin,
le ciel exauçait donc son dernier désir ! Elle le verrait encore une
fois, celui qu'elle aimait du plus profond de son âme, celui qu'elle
adorait malgré la féroce dureté de son abandon ! Elle passait main-
tenant ses journées étendue sur une chaise longue, car elle pouvait
à peine marcher. Mais qu'importait, à présent, qu'on lui défendît
de se lever? Elle ne se plaignait plus de la toux qui déchirait sa
poitrine, ni du râle qui la rongeait affreusement. Elle était joyeuse
et riante.
— Vous comprenez, monseigneur, ce n'était pas possible! Je de-
vais le revoir; j'avais bien mérité cette consolation 1 Le destin m'en
a refusé tant d'autres ! Robert n'est pas méchant : quand il saura
THÉRÉSINE. 575
que je n'en ai plus que pour peu de temps, il sautera en wagon et
reviendra ici!
Elle comptait les jours. Aurélie avait acheté un petit calendrier,
et Thérèse faisait des calculs en étudiant la marche des trains de
San-Remo jusqu'à Naples. Elle y pensait le jour, elle y pensait la
nuit. jNathaniel avait quitté Menton tel jour ; tel jour, il entrerait à
Naples. Il ne faudrait pas longtemps pour voir Robert et le déci-
der. Ils seraient de retour ensemble vers les premiers jours du
mois de juin. Et comme Robert l'embrasserait, comme il la cares-
serait, comme il lui demanderait pardon de l'avoir rendue si
malheureuse !
Un soir, une dépêche arriva. Nathaniel avertissait qu'il n'avait
pas trouvé Robert : celui-ci venait de partir pour Catane. Mais Bé-
ryot suppliait Thérèse de ne pas se désoler. Il allait s'embarquer
pour la Sicile; ce ne serait qu'un retard de quelques jours... Un
retard! Et M^^ Hyacinthe se demandait si Thérèse serait encore
vivante, au retour des deux hommes. La maladie marchait avec ra-
pidité, et Thérèse souffrait le martyre. Elle ne pouvait même plus
rester étendue sur la chaise longue. Il fallait qu'elle demeurât cou-
chée, et c'est à peine si on lui permettait de se lever une heure
tous les matins. M^"" Hyacinthe ne la quittait guère. Mais dès qu'elle
se trouvait seule, elle reprenait ses calculs avec une sorte de joie
enfantine. La pauvre créature y mettait une intensité d'esprit
extraordinaire. Sa pensée suivait obstinément les deux voyageurs.
Sur son lit, à côté d'elle, s'étalait une carte d'Italie, et son imagi-
nation, détachée des choses extérieures, volait par-delà l'espace.
Seconde dépêche! Celle-ci venait de Catane, très longue, très dé-
taillée. INathaniel avait retrouvé Robert ; et le jeune homme, après
avoir lu la lettre de son Irère, s'était mis à fondre en larmes.
« Partons, partons vite ! » s'était-il écrié. Et ils revenaient en-
semble. Ils revenaient !
— Vous voyez que la vie a quelquefois du bon, monseigneur,
murmura-t-elle d'une voix éteinte. Dans quatre jours, dans cinq
jours, peut-être avant, il sera ici, près de moi, et j'entendrai sa
douce voix, et je verrai son cher visage !..
Alors Thérèse recommença ses calculs encore une fois. Troi-
sième dépêche : ils étaient à Rome. Puis encore une autre dépêche :
ils étaient à Florence. Une joie céleste rayonnait sur le visage de
Thérèse. Comme ils voyageaient vite, mon Dieu! Robert l'aimait
donc toujours, puisqu'il se dépêchait ainsi ?
Un dernier télégramme arriva ; Réryot annonçait que Robert et
lui seraient à Menton le lendemain matin, à onze heures. Un frisson
de joie secoua la mourante. Elle frappa ses mains l'une contre
576 REVUE DES DEUX MONDES.
l'autre, ainsi qu'une petite fille à qui l'on promet une partie de
plaisir.
— Plus qu'un jour et une nuit ! balbutia-t-elle.
Elle ne ferma pas l'œil un instant. Naguère elle effaçait les
jours; maintenant elle tenait les yeux fixés sur sa montre, et sa
pensée effaçait les heures I Comme elle fut longue, cette nuit, cette
dernière nuit ! Enfin l'aube parut et le soleil se leva, rosant le ciel
bleu. Thérèse, à présent, comptait les minutes qui la séparaient de
son bonheur. M°'' Hyacinthe était assis près du lit, à côté d'elle,
serrant sa main fiévreuse.
Elle dit lentement :
— Le train entre en gare... Ils descendent... Je les devine, je
les sens, je les vois... C'est étrange! ma pensée a une lucidité infi-
nie... Ils montent en voiture, ils arrivent...
Thérèse se tut, et laissa retomber sa tête sur l'oreiller. Une ex-
quise félicité l'envahissait. Dans quelques minutes, ils seraient
réunis... Elle suivait la voiture, elle entendait le galop des che-
vaux.... Et soudain un bruit de roues devant la grille de la villa.
Eux, enfin ! ils étaient là !
Le visage de la jeune femme avait recouvré sa beauté divine.
Les yeux grands ouverts, elle se laissait aller à son ivresse. Un
bruit de pas rapides retentit dans l'escalier,., la porte s'ouvrit!..
Nathaniel parut : il était seul. L'effet fut si puissant, que cette mou-
rante épuisée, ruinée par la souffrance, eut encore la force de se
dresser à demi :
— Robert! Robert! Où est Robert?
Nathaniel restait au seuil de la chambre, muet, immobile, le
visage décomposé.
— Robert! Où est Robert? s'écria-t-elle encore une seconde
fois.
— Il m'a quitté à San-Remo... Il n'a pas eu le courage de ve-
nir, et...
Une angoisse indicible crispa le visage de la malheureuse. Il
fallait qu'elle trouvât dans la mort une déception aussi cruelle que
dans la vie ! Thérèse retomba en arrière, les cheveux épars sur
l'oreiller. Elle dit seulement :
— Ah!
Et, dans ce cri, son âme s'envola.
Albert Delpit.
LA
QUESTION HOMÉRIQUE
Histoire de la littérature grecque, par ]\IM. AlIVed et Maurice Croisât. — Tome i",
Homère, la Poésie cyclique, Hésiode, 1 vol. in-8", Ernest Thorin.
11 y a, disions-nous ici même, dans une étude dont se souvien
nent peut-être encore quelques-uns des lecteurs de la Bévue (1), il
y a bien des manières de lire Homère, et, ce jour-là, nous cherchions
à montrer quel parti l'archéologue pouvait tirer de ï Iliade et de
VOdyasée pour l'histoire des arts primitifs de la Grèce et de son in-
dustrie naissante. Aujourd'hui, c'est à un autre point de vue que
nous nous placerons pour rouvrir et feuilleter ces poèmes, que ne
saurait manquer de relire plusieurs fois dans sa vie tout homme
qui aime les lettres grecques et qui a eu l'honneur de les ensei-
gner. L'attention de tous ceux qui s'intéressent encore à l'antiquité
vient d'être appelée de nouveau sur un problème qui divise les
meilleurs esprits et qui, dans les premières années de ce siècle,
a provoqué des débats passionnés sur ce que l'on est convenu d'ap-
peler la Question homérique.
Ce réveil d'une discussion qui a longtemps occupé la critique et
qui n'est pas près de finir, nous le devrons à un ouvrage dont le
premier volume, le seul qui ait paru jusqu'ici, est presque tout en-
tier consacré à la poésie épique ; nous voulons parler de cette ///.■<-
toire de la littérature grecque, au frontispice de laquelle on lit les
noms de deux frères, M\L Alfred et Maurice Groiset. L'un et l'autre
étaient bien préparés à l'entreprise en vue de laquelle ils ont asso-
(l) Homère, d'après les plus récentes découvertes de V archéologie, 15 juillet 1885.
TOME LXXXIV. — 1887. 37
578 REVUE DES DEDX MONDES.
cié leurs efforts. Ce fardeau est trop lourd pour les épaules d'un
homme seul ; de tous ceux qui ont conçu cette haute ambition, aucun,
ni Mure, ni Otlfried Muller, ni Bernhardy, ni Bergk n'a pu remplir
tout son programme et aller jusqu'au bout de la voie. Ceux qui s'y
engagent aujourd'hui de concert ont une longue habitude de tra-
vailler et de penser en commun; l'exacte correspondance des des-
tinées a encore resserré les liens que le sang avait créés. La maison
paternelle les avait formés dans les mêmes disciplines ; un peu plus
tard, les mêmes maîtres les avaient initiés au culte des modèles
classiques, aux mystères de cette religion qui compte encore quel-
ques fidèles; ils ont ensuite passé par la même école et suivi
la même carrière ; ils occupent , l'un à Paris et l'autre à Mont-
pellier, des chaires pareilles. Ils auraient pu se contenter d'être
gens de goût et professeurs excellens ; c'est une tentation à laquelle
ne cèdent, dans notre université française, que trop d'esprits dis-
tingués; ceux-ci se sont astreints au dur labeur de composer et
d'écrire. Comme s'ils avaient conçu de bonne heure la pensée de
l'ouvrage considérable dont ils nous offrent aujourd'hui les pré-
mices, toutes leurs recherches ont porté sur des parties de cet en-
semble qu'ils s'apprêtent à embrasser tout entier. C'est ainsi que
M. Maurice Croiset a su parler, avec une élégance aisée qui était
bien de mise en un pareil sujet, du plus spirituel des sophistes
grecs, de Lucien, que l'on a souvent comparé à Voltaire; il l'a, d'une
main adroite , replacé dans son milieu, entre le polythéisme, qui
n'obtient plus que des respects vides de croyance, et le christia-
nisme qui commence par en bas la conquête de la société gréco-
romaine; il a fait connaître, par une complète et lucide analyse,
l'œuvre très variée du brillant écrivain (1). Quant à M. Alfred Croi-
set, il suffira de rappeler son étude sur Pindare, où un si vif sen-
timent des beautés originales du poète thébain s'allie à une érudi-
tion si curieuse et si sûre, que n'effraient point les problèmes les
plus ardus, la difficulté de restituer la métrique des odes et de se
faire une idée delà musique qui leur servait d'accompagnement (2).
La magistrale édition de Thucydide n'a pas été accueillie avec moins
de faveur ; elle a trouvé grâce devant les philologues les plus exi-
geans, et elle a gagné le suffrage des lettrés les plus délicats (3).
(1) Croiset (Maurice), Essai sur la vie et les œuvres de Lucien, 1 vol. in-8", 188
Hachette.
•(2) Croiset (Alfred), la Poésie de Pindare et les lois du lyrisme grec, 1 vol in-8'',
1880 ; IMchette.
(3) Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponèse, texte grec, publié d'après les
travaux les plus recens de la philologie, avec un commentaire critique et explicatif, et
précédé d'une introduction, par M.Alfred Croiset. Livres iir, 1 vol. in-8», 1886; Ha-
chette.
LA QUESTION HO lERIQUE. 579
Un sens des plus fermes y préside à l'établissement du texte ; une
profonde connaissance du vocabulaire et de la grammaire aide l'édi-
teur à choisir entre les leçons que lui fournissaient les manuscrits;
les notes sont sobres et précises. L'introduction renferme tous les
renseignemens nécessaires sur l'histoire de Thucydide et de son
livre; mais ce qiii en fait surtout le prix, ce sont les pages oii le
critique définit la méthode de son auteur et celles où il montre
comment s'est formée la prose attique, quels sont les caractères
qui la distinguent et qui l'ont rendue propre à jouer, dans le monde
antique, comme l'instrument par excellence de la pensée, un rôle
dont rien n'approche, si ce n'est celui dont la prose française s'est
emparée dans les temps modernes, et qu'elle a su soutenir avec
tant d'éclat depuis trois siècles.
Ces pages, qui ont été si vivement goûtées par ceux qui ont été
les chercher dans les prolégomènes d'une édition savante, nous les
retrouverons à leur place dans l'ouvrage où les deux collaborateurs
se proposent de suivre, depuis ses commencemens jusqu'à son
terme, le développement organique du génie grec et l'évolution de sa
pensée ; on y verra reparaître, appropriés aux exigences d'un autre
cadre , leurs travaux et leurs idées sur la poésie lyrique et sur la
sophistique du temps des Antonins. Avant de prendre leur élan,
MM. Alfred et Maurice Groiset ont ainsi mesuré le champ qu'ils se
proposent de parcourir ; ils en ont exploré les chemins ; ils ont écrit
par avance quelques-uns des chapitres du livre dont ils ont osé con-
cevoir le plan, et qu'ils auront, je le souhaite et je l'espère ferme-
ment, le bonheur d'achever, car ils sont jeunes encore: ils n'ont pas
dépassé la mohié de cette longue vie sur laquelle semblent avoir le
droit de compter ceux qui font un bon emploi de leurs heures, sans
abuser de la force qui est en eux et sans la laisser s'engourdir dans
l'oisiveté.
Dans ces conditions mêmes, il leur faudra bien des années pour
atteindre le but qu'ils se sont fixé. La carrière s'étend devant eux
comme à perte de vue; aucune autre littérature n'a eu une longé-
vité qui se puisse comparer à celle de la littérature grecque. Lorsque
l'historien cherche dans l'épopée homérique les matériaux qu'elle
a mis en œuvre, il remonte bien au-delà d'Homère, et, tout décidé
qu'il soit à s'arrêter au seuil de la période byzantine, au moins est-il
tenu de descendre jusqu'aux Julien et aux Libanius, aux Basile et
aux Ghrysostome; c'est environ treize ou quatorze siècles d'une
incessante et prodigieuse activité d'esprit qu'il s'agit de faire passer
sous les yeux du lecteur, au moyen d'une série de tableaux qui con-
servent à chaque époque et à chaque groupe d'écrivains l'expression
particulière de sa physionomie propre, sa vivante originalité. Pour
580 REVCE DES DEDX MONDES.
ne pas se laisser effrayer par la grandeur de la tâche, il faut être
soutenu, comme le dit l'auteur de la préface, par « cet enthousiasme
qui est nécessaire aux œuvres de longue haleine (1) ; » il faut l'être
par la sympathie et l'estime d'un public d'élite. Cet enthousiasme
ne s'éteindra pas ; il sera entretenu, il sera réchauffé sans cesse
par les découvertes et les surprises de cette longue exploration,
par l'infinie variété de tous les beaux ouvrages que les deux voya-
geurs rencontreront à chaque détour du chemin ; l'accueil fait par
les gens de goût à cette première partie répond de celui que les
volumes suivans trouveront auprès des mêmes lecteurs. Il va d'ail-
leurs de soi que ceux-ci ne seront pas toujours, sur tous les points,
de l'avis des deux historiens ; mais ce n'est pas ici le lieu de s'ar-
rêter aux discussions minutieuses et aux chicanes de détail. Ce
qui fait l'intérêt du livre, c'est le compte qu'il rend de la naissance
et du développement de la poésie épique. M. Maurice Croiset est
un disciple modéré de Wolf ; malgré la discrétion de sa critique et
la finesse de ses jugemens, il n'a pas réussi à nous convaincre.
Nous saisirons donc cette occasion pour exposer les vues que nous
a suggérées à nous-même une lecture attentive et complète de
VIliade.
I.
Il y a quelques années, j'avais à ouvrir un cours de littérature
grecque devant des auditeurs qui ont le droit de beaucoup deman-
der à leurs maîtres, devant les élèves de l'École normale ; c'était
par Homère et par la question homérique que je devais commencer.
Ma première préoccupation avait été de savoir comment étaient
posés, à cette heure, les problèmes sur lesquels j'avais à me pro-
noncer; or je n'avais pas tardé à reconnaître que, dans ces derniers
temps, la critique n'avait guère fait que tourner toujours dans le
même cercle, sur les traces des grands érudits de la première
moitié du siècle ; elle n'avait pas présenté de solutions vraiment
nouvelles; elle avait plutôt discrédité, en les poussant jusqu'à leurs
conséquences extrêmes, celles qui, pendant un certain temps, avaient
paru sur le point de prévaloir. Un critique d'un esprit d'ailleurs
vigoureux et pénétrant, Paley, n'allait-il pas jusqu'à soutenir, par
des raisons dont quelques-unes pouvaient sembler presque spé-
cieuses, que VIlÙKle et VOdyssée, sous leur forme actuelle, ne
s'étaient constituées qu'après les guerres médiques, dans le cours du
(1) Cette préface est signée de M. Alfred Croiset.
LA QUtSTION HOMÉRIQUE. 581
v^ siècle (1) ? Comment faire pour prendre parti, pour choisir entre
toutes ces hypothèses qui se détruisent l'une l'autre, très fortes tant
qu'il ne s'agit que d'ébranler et de renverser la théorie contraire,
très faibles et bientôt ruinées jusque dans leurs fonlemens dès
qu'elles sont à leur tour attaquées et battues en brèche par un
vigoureux assaillant? Où chercher un moyen terme entre la con-
ception un peu enfantine dont se contentait la bonhomie de nos
pères et ces systèmes tout arbitraires où l'on exalte la poésie et où
l'on supprime le poète, entre les pensées que suggère au critique
l'étude comparative des littératures et cette vérité d'expérience
qu'il n'y a pas, dans l'histoire des lettres et des arts, de grand
monument où un homme de génie n'ait mis la main et laissé l'em-
preinte de sa personne exceptionnelle et sacrée? C'est dans l'ana-
lyse et, si l'on peut ainsi parler, dans la dissection des deux épo-
pées, que l'on dit trouver la justification de toutes ces hypothèses;
pour mesurer le degré de confiance qu'elles méritent, le mieux ne
serait-il pas de fermer, au moins pour un temps, tous ces gros
livres où la matière est souvent si mince, tous ces programmes,
toutes ces thèses où la polémique, presque toujours pédantesque,
prend parfois des allures injurieuses? Le plus sûr n'est-il pas de
s'adresser aux deux sœurs immortelles, kV Iliade et à Y Odyssée, pour
les interroger en toute franchise et pour tâcher de saisir leur ré-
ponse ?
L'heure des vacances avait sonné ; je partais pour aller passer
l'automne à la campagne, dans un village de la côte normande ;
tout ce que je tirai de ma bibliothèque, ce fut un dictionnaire et
l'Homère de Boissonade, celui qui fait partie de cette jolie collec-
tion des poètes grecs que ce fin helléniste s'amusa jadis à publier,
sans autre ambition que de fournir un texte correct aux honnêtes
gens qui auraient envie de mettre dans leur poche un Sophocle ou
un Théocrite et de l'emporter en promenade ou en voyage (2).
Les volumes sont petits et très bien imprimés, sur papier de fil,
avec des caractères nets et fermes que Jules Didot avait fondus tout
exprès ; il y en a quatre pour Homère : deux pour Y Iliade, deux
(1) Homeri quœ nunc exstant an reliquis cycli carminibus antiquiora jure habita
sint, auctore F. A. Paley, M. A., Homeri Iliadis, Hesiodi, .Eschyli editore. Londres
Norgate. Dans un article de la Revue critique (20 septembre 1879), nous croyons
avoir montré combien était paradoxale et impossible à soutenir la thèse de M. Paley,
fondée tout entière sur des assertions gratuites ou sur des textes et sur des faits mal
interprétés; elle n'a d'ailleurs, que nous ?achions, été admise par aucun critique dont
l'opinion compte.
(2) Poetarum grœcorum sylloge, 24 vol. in-32, 1823-1826, chez Lefèvre. En Î8G7,
voici comment l'éditeur définissait lui-même son entreprise : Ces volumes, disait-il
dans la préface du tome i", l'Anacréon, celaient des « libelli belluli, qui otio magis
et deambulationi litteratorum conveniunt quam studiis recoaditioribuF. »
582 REVUE DES DEUX MOiNDES,
pour XOdyssée et pour les Hymnes. Au bas des pages, point de
notes, ni critiques ni explicatives ; l'éditeur suppose que l'on sait,
comme lui, assez de grec pour ne pas être embarrassé par les diffi-
cultés qui arrêteraient les écoliers; tout ce qu'il semble avoir mis
là du sien, ce sont quelques notules^ comme il les appelle, qui sont
reléguées à la tin des volumes. Il les donne, comme il le con-
fesse non sans une pointe d'ironie, telles qu'elles lui venaient à
l'esprit, pendant qu'il corrigeait les épreuves. Rien de plus inégal
et de plus capricieux que cette annotation ; il est tel chant de
V Iliade qui ne lui suggérera que deux ou trois observations, tandis
que, pour tel autre, les remarques se presseront bien plus nombreuses
sous sa plume. Ici, ce sera quelque correction ingénieuse qu'il
propose d'un air souriant et détaché ; là, quelque leçon générale-
ment admise qu'il discute brièvement, ou quelque conjecture d'un
de ses devanciers qu'il écarte d'un mot malicieux. Le plus souvent,
ce sont des rapprochemens inattendus que lui fournit sa vaste lec-
ture, ou bien des citations d'auteurs inédits qu'il était seul à avoir
lus dans les manuscrits de la Bibliothèque royale ; lui qui pèche
d'ordinaire plutôt par excès de sobriété, il abuse un peu de Pla-
nude. Dans cet érudit qui ne s'est jamais attaqué au texte d'aucun
grand écrivain classique, qui n'a pas formé d'élèves et qui n'a
exercé aucune influence sur les philologues ses contemporains, il
y a toujours eu, malgré la précision de sa science, quelque chose
de l'amateur et, qu'on nous passe l'expression, du dillettante.
Ces notules, qui sont servies à part, comme ces plats que se ré-
servent les gourmets, on peut, à volonté, s'en donner le régal ou
n'en tenir aucun compte ; elles ne gênent pas le lecteur qui veut
se mettre seul en face du texte grec et en recevoir l'impression di-
recte. C'était ce que je voulais tenter; dans mes cou-rses solitaires
par les sentiers de la falaise ou a sur le rivage de la mer retentis-
sante, » je ne pouvais donc avoir meilleurs compagnons que ces
volumes discrets, d'où ne sortirait aucune voix qui prévînt mon
jugement, qui risquât de troubler mon tête-à-tête avec Homère.
Chaque matin et chaque après-midi, j'en prenais un avec moi et,
pour l'ouvrir, j'allais me cacher loin des importuns, tantôt dans
quelquevergerdont j'avais appris à franchir la haie, tantôt dans une
petite anse où des rochers tout noirs de coquillages me dérobaient
à la vue. Une fois établi dans ma retraite, je m'empressais de re-
prendre ma lecture là où je l'avais laissée la veille. Suivant les
jours, elle avançait plus ou moins vite. Je ne manquais jamais de
marquer au passage, pour en chercher le sens quand je serais de
retour à la maison, les mots qui m'étaient inconnus; un coup de
crayon suffisait à me les rappeler, et il y avait telle séance où, en-
traîné par le charme du récit, j'allais d'un trait jusqu'au bout de
LA QUESTION HOMERIQUE. 583
quelqu'une des grandes scènes du poème; d'autres fois, quelques
vers m'occupaient toute une matinée; un épisode, moins encore,
une comparaison, une simple épithète, me suggéraient des ré-
flexions que je jetais à la hâte, en abrégé, sur les marges de mon
exemplaire; le soir, je les développais et les tirais au clair; je rédi-
geais et je classais ces notes, d'où je comptais tirer la matière de
mon enseignement. Tantôt assis dans ces prés que les humides
caresses du vent d'ouest gardent éternellement verts, tantôt étendu
sur le sable humide de la grève, jusqu'au moment où la marée
montante venait me mouiller les pieds et m' avertir de la fuite des
heures, j'employai ainsi trois mois, qui comptent parmi les temps
les plus heureux de ma vie, à lire V Iliade de la première à la der-
nière ligne. Je souhaitais, j'espérais en faire autant pour V Odyssée,
et celle-ci aurait été plus vite lue; chaque jour, la langue homérique
me devenait plus familière. Le temps me manqua pour remplir tout
mon programme ; ce n'est pas aux seuls collégiens que les vacances
paraissent toujours trop courtes. A peine avais-je terminé V Iliade
que le moment était venu de retourner à Paris, pour y reprendre
la chahie de ces occupations multiples et brisées qui ne per-
mettent pas à l'esprit de se recueillir, de se dégager du présent, et
d'avoir du passé, par instans, une vision aussi pleine et aussi claire
que l'est celle du paysage entrevu, la nuit, à la lueur d'un éclair.
Depuis lors, la vie est ainsi faite, je n'ai jamais retrouvé les quel-
ques semaines de loisir qui m'auraient été nécessaires pour reprendre
et pour achever cette lecture.
L'étude que j'avais entreprise est donc restée incomplète ; mais
n'est-ce pas surtout de Y Iliade que se sont occupés les critiques
qui ont émis une opinion sur les origines de l'épopée? N'est-ce pas
d'elle qu'ils partent et à elle qu'ils reviennent toujours, dans leurs
raisonnemens et leurs conjectures? L'Iliade est le plus beau des
deux poèmes; c'est aussi le plus ancien, comme les Grecs l'avaient
senti, ce qu'ils disaient à leur manière en attribuant V Iliade à la
la jeunesse etV Odyssée à la vieillesse d'Homère. Arrivez à montrer
qu'il convient de voir dans V Iliade l'œuvre d'un homme de génie
qui ordonne et qui utilise les matériaux poétiques élaborés par ses
prédécesseurs, et la preuve sera faite pour VOdyssée. Plus on des-
cend dans le temps, plus on s'éloigne de la période vraiment pri-
mitive, de celle où les aèdes, les chanteurs comme Phômios ou Dé-
modocos, célébraient, dans des récits de courte durée, tel ou tel
de leurs héros favoris, racontaient telle ou telle de ses aventures
et de ses prouesses, et mieux on s'explique la naissance d'un poème
digne de ce nom, où, dans un cadre spacieux et d'un ferme dessin,
viennent se grouper et agir de concert plusieurs de ces personnages
dont chacun avait eu d'abord son histoire séparée, sa geste parti-
184 REVUE DES DEUX MONDES.
culière, comme disaient nos ancêtres. C'était là le progrès organique,
la marche régulière et naturelle ; partout et toujours, dans ses créa-
tions successives, l'esprit humain va du simple au composé. C'est
le premier Homère, celui de V Iliade, qu'il s'agit de dégager des
ombres qu'a épaissies autour de lui la critique assembleuse de
nuages, pour prendre une expression homérique; une fois celui-ci
retrouvé, le second, celui de l'Odyssée, suit la fortune de son de-
vancier; la statue reparaît, en pleine lumière, debout sur son pié-
destal.
II.
On l'a déjà deviné : noue sommes de ceux qui croient à l'existence
d'Homère; mais nous sommes arrivé à cette conviction par une
voie un peu différente de celle qu'ont suivie ceux que l'on peut
appeler, comme on dit aujourd'hui, les conservateurs libéraux ;
nous donnerons ce titre aux critiques qui, tout en tenant grand
compte des observations, souvent si fines et si pénétrantes, de Wolf
et de ses continuateurs, ne peuvent se décider à admettre que les
vrais auteurs de V Iliade et de V Odyssée soient Onomacrite d'Athènes,
Zopyre d'HéracIée et Orphée de Crotone. Ce qui surtout a frappé
les défenseurs de la tradition, ce que plusieurs d'entre eux ont fait
ressortir avec beaucoup de force et de talent, c'est la qualité par-
tout pareille et la couleur uniforme de la langue ; c'est, dans la
description des mœurs et de l'état social, dans l'expression des
sentimens et des idées, cette suite et cette cohérence parfaites qui
ne sauraient se rencontrer que dans un ouvrage où tout est bien
d'une seule et même venue ; c'est la constance avec laquelle les
caractères se soutiennent jusqu'au bout, tels qu'ils se sont annon-
cés et posés tout d'abord ; c'est enfin et surtout l'unité de la com-
position, unité que l'on s'attache à rendre sensible en prouvant que
toutes les péripéties de l'action s'expliquent par la colère d'Achille,
par « cette colère funeste » qui, comme le disent les premiers vers
du poème, « causa aux Grecs des milliers de maux, jeta chez Hadès
beaucoup d'âmes vaillantes de héros, et fit de leurs corps la pâture
des chiens et des oiseaux de proie; ainsi s'accomplissait la volonté
de Zeus. »
La critique française, qui répugne d'instinct aux conceptions
vagues et qui aime les idées claires, a été en général, dans ce
siècle, plutôt portée à réagir contre les systèmes qui sont nés des
Prolégomènes de Wolf. Sans fermer les yeux ni les oreilles à
ce qu'il y avait de juste dans les observations des novateurs, sans
méconnaître les différences profondes qui séparent V Iliade de
VÉnéide, par exemple, ou des épopées modernes, elle a défendu
LA QUESTION HOMERIQUE. 5S5
pied à pied le terrain, et, à de rares exceptions près, elle ne s'est
pas résignée à sacrifier la personnalité d'Homère. Edgar Quinet,
malgré ses sympathies pour la science allemande, avait donné
l'exemple dans plusieurs essais qui ont paru ici même, et, dans les
derniers jours de sa longue vie, après avoir relu Homère auprès de
moi, et souvent avec moi, il revenait sur cette question; dans son
dernier livre : l'Esprit nouveau, il défendait encore les opinions
chères à sa jeunesse, et mettait à son plaidoyer une chaleur et une
verve que l'âge ne paraissait pas avoir refroidies (1). Sainte-Beuve
était du même avis, et l'on ne relira pas sans profit et sans plaisir l'ar-
ticle qu'il écrivait sur ce sujet, en 18/13, à propos d'une traduction
d'Homère qui venait de paraître (2). On a pris l'habitude de de-
mander au grand critique plutôt ses jugemens sur les auteurs mo-
dernes et contemporains que ce qu'il pense des écrivains de l'anti-
quité. C'est qu'il ne s'est attaqué à ceux-ci que de loin en loin,
comme pour se dépayser et pour se reposer ainsi, par une sorte de
voyage, des études où il s'enfermait d'ordinaire; mais aussi, lors-
qu'il cède à cette tentation, avec quelle vivacité de goût et quel
accent ému il parle des anciens, un peu comme s'il les découvrait,
comme s'ils avaient encore pour lui, chaque fois qu'il les retrouve
sur son chemin, tout l'attrait de la nouveauté !
Sainte-Beuve, dans ces pages qui sont trop oubliées, ne faisait
guère que donner ses conclusions ; mais, en même temps que lui
et après lui, d'autres critiques ont essayé d'exposer la question
dans son ensemble, de discuter et de réfuter un à un les argu-
mens des sceptiques, de montrer l'invraisemblance de leurs hypo-
thèses et ce qu'elles impliquent de contradictions. Personne ne s'est
acquitté de cette tâche avec une dialectique plus nerveuse et plus
incisive que M. Havet dans un de ses premiers ouvrages, dans
une thèse de doctorat à laquelle il n'a manqué, pour devenir popu-
laire, en dehors du cercle fermé des érudits, que d'avoir été écrite
en français, au lieu de l'être dans un latin excellent (S). M. Jules
Girard s'est prononcé dans le même sens, et les auditeurs de ses
leçons de l'Ecole normale et de la Sorbonne, ceux qui regrettent
qu'il soit sitôt descendu de sa chaire, n'ont pas oublié son cours
de 1869 ; ils se rappellent comment ce fin connaisseur des lettres
grecques s'entendait à renouveler les aspects d'un débat que l'on
pouvait croire épuisé, avec quelle ingénieuse adresse il mettait le
doigt sur les points faibles des systèmes, quel sentiment sincère et
tout personnel de la poésie homérique il portait dans cette contro-
(1) De la poésie épique {Revue du 1"" janvier 1836) : Poètes épiques, Homère {Revue
du 15 mai 1830); l'Esprit nouveau, \ vol. in-8°, 1875.
(2) Portraits contemporains, t. m, p. i08-i33 : Homère.
(3) De liomericorum poematum origine et unitate, 1 vol. in-8', 18i3.
5S6 REVDE DES DEDi. MONDES.
verse. C'est que, depuis bien des années, il entretenait avec cette
poésie un doux et familier commerce ; il n'était pas de ceux comme
il y en a tant, même parmi les plus renommés, qui dissertent sur
Homère sans l'avoir jamais lu ailleurs que dans une traduction (1).
Après ces maîtres, on n'aurait plus rien à dire, si on ne se pla-
çait à un point de vue un peu différent. Par de nombreux exemples
empruntés à d'autres civilisations primitives, ils ont prouvé que le
poète et le public auquel il s'adressait ont pu se passer de l'écri-
ture, le premier pour composer son œuvre, le second pour en
recevoir et en transmettre le dépôt. On a très bien compris ce
qu'avaient pu être la puissance et la ténacité de la mémoire quand
elle était toujours exercée, et, comme dirait un ingénieur, sous
pression; mais ce que l'on n'a pas assez montré, ce me semble,
c'est comment, dans de telles conditions, l'intelligence avait pu
prendre assez de souplesse et de force pour être capable d'enfanter
des œuvres qui eussent ces caractères d'ampleur et d'unité que
nous admirons dans V Iliade.
Une première étude s'imposerait au critique qui aurait l'ambi-
tion de ne négliger aucune des données du problème : ce serait
l'étude, une étude méthodique et approfondie, de la langue d'Ho-
mère. On devrait en relever toutes les particularités et les classer
sous les trois chefs que comporte toute analyse de ce genre : pho-
nétique, morphologie et syntaxe; mais cet inventaire n'aura de
valeur qu'à la condition d'être poussé jusque dans le dernier dé-
tail, ce qui ne saurait se faire que dans des travaux tout techniques,
destinés aux philologues de profession. Ici, l'on se bornera à deux
remarques ; elles portent sur des faits qui avaient déjà frappé les
commentateurs anciens et que les modernes ont soumis à un exa-
men plus rigoureux.
« Il ne suffit pas à Homère, dit Dion Ghrysostome, de mêler
ensemble les diverses façons de parler des Hellènes et de s'expri-
mer tantôt en éolien, tantôt en dorien, tantôt en ionien ; il faut en-
core qu'il parle olympien, ^lacrrl (^ixle'yc'TGat (2). » N'insistons pas
sur l'allusion que renferment ces derniers mots à ce que les an-
ciens appelaient la dionymie homérique, c'est-à-dire à quelques
rares passages de V Iliade dans lesquels le nom d'un même objet
ou d'un même personnage est donné deux fois, d'abord dans la
langue des hommes, puis dans ce que le poète appelle la langue
des dieux-, selon toute apparence, les termes qu'il indique comme
appartenant au seul parler des dieux sont des termes déjà vieillis
(1) La leçon d'ouverture du cours de M. Jules Girard a été publiée dans la Revue
des cours littéraires du 20 mars 18G5.
(2) Dion Ghrysostome, Orationes, xi, 23.
LA QUESTION HOMERIQUE. 587
de son temps, qui empruntaient à la désuétude oii ils étaient
déjà presque partout tombés je ne sais quel air mystérieux et sacré.
Quant aux formes doriennes, on a reconnu, en y regardant de plus
près, qu'il n'y en a pas, à vrai dire, dans V Iliade-, de celles que
l'on qualifiait ainsi, les unes n'étaient nées que de leçons incor-
rectes qui ont été corrigées dans les meilleures éditions du texte,
et les autres s'expliquent par les habitudes du dialecte éolien (1).
Ce qui subsiste, c'est le mélange de l'éolisme et de l'ionisme.
Comme M. Croiset le fait remarquer, les formes éoliennes se ren-
contrent tout d'aboi'd dans un grand nombre de locutions tradition-
nelles: mais l'emploi de l'éolisme dans la langue homérique n'est
pas restreint à ces formules et à ces épithètes consacrées. On trouve
ailleurs encore que, dans cette sorte de répertoire traditionnel, dans
des passages qui n'ont pas ce caractère, beaucoup de formes
éoliennes substituées à des formes ioniennes quand la nécessité de
la mesure l'exige ; on les trouve même là où elles sont, non pas in-
dispensables, mais simplement plus commodes.
Tout fréquent que soit le retour de ces formes, c'est l'ionien qui
fait le vrai fond de la langue épique; mais il est difficile d'ad-
mettre que cet ionien corresponde exactement à celui qui aurait
été parlé, du temps oii sont nés ces poèmes, dans l'une ou l'autre
des villes de l'Ionie. Ce qui rend cette hypothèse très invraisem-
blable, c'est le fait bien constaté que le poète a souvent le choix,
pour un même mot, pour une même flexion, casuelle ou verbale,
entre trois ou quatre formes différentes, qui ont d'ailleurs absolu-
ment la même valeur ; or, l'expérience le prouve, nulle part, chez
aucun peuple, le langage vivant et spontané ne reste dans cette
indiff"érence qui serait un embarras pour l'esprit ; toujours, parmi
toutes les formes que pourraient lui fournir ses ressources propres,
les procédés de dérivation dont il dispose, il en choisit une et il
laisse tomber les autres, ou, pour mieux dire, il ne les crée pas, il
ne les appelle pas à l'existence. Ne lui demandez pas les raisons
qui le décident, il n'en a pas conscience ; elles sont instinctives et
secrètes, mais elles n'en agissent que plus impérieusement. L'usage
courant ne connaît pas ces hésitations des grammairiens qui met-
tent parfois, dans leurs paradigmes, deux formes l'une à côté de
l'autre; partout et toujours, dans les limites d'un district de quelque
étendue, d'une ville ou même d'un de ses quartiers, il prend résc-
lument son parti et s'y tient pendant un temps plus ou moins long-,
jusqu'au jour où il en change, par l'effet d'une de ces causes q^ i
modifient et qui renouvellent perpétuellement les langues.
On a donné, du mélange des deux dialectes, une de ces explica-
(1) Croiset, Histoire de la littérature grecque, t. i, p. 260.
588 REVDE DES DEUX MONDES.
tions que, par politesse, on qualifie souvent d'ingénieuses. On a
émis l'idée que les chants qui constituent V Iliade ont été composés
d'abord en grec éolien; puis, plus tard, d'autres aèdes les au-
raient portés dans les villes ioniennes, et, pour en rendre l'intelli-
gence plus facile à ce nouvel auditoire, il les auraient mis en langue
ionienne, sans réussir pourtant à faire disparaître tout vestige de
l'éolisme primitif; les formes éoliennes subsistantes seraient celles
qui, en raison de difficultés métriques, auraient résisté à cette
transposition. « Le texte de V Iliade, répond M. Groiset, ne se prête
pas à cette conjecture ; car d'abord il renferme bien des formes
éoliennes qui auraient pu, sans inconvénient pour la mesure, être
transposées en ionien, et, en second lieu, si elle était exacte, il
devrait y avoir des différences notables, au point de vue du nombre
des formes éoliennes, entre les parties anciennes ainsi traduites et
les plus récentes qui ne l'auraient pas été ; or, en fait, cette inéga-
lité n'existe pas. »
Cette hypothèse ne soutient donc pas l'examen; d'ailleurs, elle
ne rend pas compte d'un autre des caractères qui sont propres à la
langue homérique; elle n'explique pas l'existence simultanée, dans
un idiome, de ces formes synonymes qui, sans avoir une origine
dialectale différente, se remplaçaient l'une l'autre, au gré du poète;
suivant les exigences de la mesure, il emploie tantôt l'une, tantôt
l'autre de ces désinences. C'est toujours le même phénomène : par
une suite d'opérations où interviennent nécessairement la réflexion
et le choix, le poète épique s'est assuré la possession et le libre
usage de ressources dont ne dispose nulle part la langue popu-
laire; celle-ci a la simplicité, la détermination rigoureuse de toutes
les œuvres que crée l'instinct.
Comme l'idiome qu'elle emploie, le mètre dont se sert l'épopée
suppose, lui aussi, un long développement antérieur. Les philolo-
gues ont émis différentes conjectures sur les origines de l'hexa-
mètre ; quelle que soit celle que l'on préfère, on admettra que les
Grecs n'ont pas dû trouver du premier coup un type rythmique
aussi beau, aussi merveilleusement approprié à sa destination. 11
a pu y avoir, pendant un certain temps, hésitation entre plusieurs
rythmes différens, entre les rythmes anapestiques, par exemple,
qui sont ceux de la marche ou de la danse, et les rythmes dacty-
liques, qui parurent moins sautillans et plus graves, mieux faits
pour le cours soutenu du récit épique. Alors même que ceux-ci eu-
rent prévalu, ce fut, comme le soupçonne Aristote, par une série
de tentatives et de retouches que l'on en vint à donner au vers sa
forme définitive (1). On avait peut-être commencé par le composer
(1) Aristote, Poétique, § 24 : Tô ôè [AÉTpov tô r;pwi/.6v xtio r/j; Tieipa; yif.[xoi'.iv (bous-
enlcndu tt) ènoTtotîof).
LA QUESTION HOMERIQUE, 589
d'un moindre nombre de pieds; les métriciens croient y apercevoir
la trace d'une soudure qui aurait réuni en un seul tout deux par-
ties autrefois distinctes ; puis on se préoccupa de lui assurer l'am-
pleur qui convenait à la noblesse du thème, et il est possible que
l'on ait essayé d'aller jusqu'à des systèmes de sept à huit dactyles ;
mais, à l'épreuve, on reconnut que six de ces groupes consti-
tuaient le plus grand nombre de syllabes que le chanteur pût aisé-
ment prononcer sans reprendre haleine ; au-delà de cette limite,
l'effort se faisait sentir. La voix commençait même à tomber, au mo-
ment où elle atteignait cette limite ; ainsi s'explique le parti que
l'on prit d'écourter le pied final, de remplacer le dernier dactyle
par un trochée. La syllabe terminale était à peine entendue, dans
le mouvement que faisaient les poumons afin de se remplir d'air
pour lancer le vers suivant; on s'habitu i donc à ne point atta-
cher d'importance à la quantité de cette syllabe, et ce fut ainsi
que le spondée remplaça souvent le dactyle à la fin de l'hexa-
mètre. On arriva de même, par toute une suite d'expériences, à
faire un choix entre les différentes coupes ou césures que compor-
tait le vers; tandis que l'on s'attachait à éviter celles qui parais-
saient mal sonner, les autres étaient recherchées pour l'effet heu-
reux qu'elles produisaient, et elles donnaient le moyen de varier les
allures du vers sans en rompre la cadence.
Ce vers dont la destinée et le rôle ont été si brillans, cette lan-
gue dont la richesse fournit au poète tant de formes toutes prêtes à
entrer dans le vers et à y prendre une place comme marquée
d'avance, tout cela témoigne très haut de cette activité poétique,
de cette élaboration prolongée qui avaient précédé l'apparition des
deux grandes épopées. Si de l'étude des formes on passe à celle
de la valeur et du sens des mots, on a la même impression : par-
tout on rencontre, dans V Iliade, ce que l'on peut appeler l'élément
antérieur et primitif, celui que ne suffisent pas à expliquer le poème
lui-même et les habitudes d'esprit qu'il suppose, les traditions
qu'il met en œuvre. Prenez, par exemple, les épithètes dites ho-
ynériques, ces adjectifs que l'on voit reparaître chaque fois que re-
vient le nom qu'elles qualifient. Pour peu que l'on ait quelque idée
des lois qui président à l'évolution de l'intelligence et des idiomes
qui lui servent à exprimer ses pensées, on sent, on devine que ce
n'est pas l'auteur de V Iliade qui a introduit ces épithètes, comme
un ornement cherché et voulu, dans la trame de sa poésie. Si l'on
embrasse, dans une vue d'ensemble, toute l'histoire du dévelop-
pement de la langue grecque, on peut dire que ces épithètes cor-
respondent à la seconde des phases qu'a traversées cette langue,
à la seconde période de cette vie qui devait être si longue et si
pleine.
590 REVUE DES DEUX MONDES.
La science n'atteint point et ne peut pas étudier, par l'observa-
tion directe, les premiers balbutiemens et les débuts de la parole
articulée ; aucun linguiste n'a vu une langue se créer sous ses
yeux; cependant l'étymologie ouvre plus d'un jour sur les profon-
deurs mystérieuses de cette période initiale et sur les phénomènes
qui la caractérisent; la rigueur des méthodes que suit aujourd'hui
cette analyse des élémens du langage permet d'avoir confiance dans
les résultats ainsi obtenus. Dans la plus ancienne forme du lan-
gage, la distinction de l'adjectif et du substantif n'existe pas en-
core; à proprement parler, il n'y que des adjectifs. Toutes les
choses sont dénommées, non par un signe abstrait qui les repré-
sente avec tous leurs attributs secondaires, mais par une épilhète
qui fait revivre, qui renouvelle une des principales sensations que
l'objet a produites quand il a été pour la première fois perçu par
l'intelligence. Pour ne prendre qu'un exemple, la mer, c'est la salée
(y.lc,), ou la troublée (9à>;acca) (Ij, ou bien encore c'est le chemin^
le chemin qui mène partout (tcovto;) (2). Peu à peu ces mots, affai-
blis et comme usés par une longue répétition, finissent par perdre
leur valeur pittoresque ; leur sens primitif s'oublie. A mesure que
l'intelligence note de plus nombreux attributs des choses, elle s'ac-
coutume à désigner chacun des êtres qui l'entourent par un terme
qui acquiert la vertu de rappeler à l'esprit tout un groupe d'idées
accessoires, de propriétés secondaires. Les adjectifs primordiaux
pâlissent et se décolorent ; ils deviennent de vrais noms.
Cependant l'homme est trop jeune encore, trop sensible, trop
aisément étonné; il voit encore autour de lui trop de neuf et d'im-
prévu pour se résigner du premier coup à ce changement de ré-
gime ; quand commencent à se flétrir et à perdre de leur éclat les
premiers noms des choses, l'esprit se prend à trouver que les
termes usuels ne sont pas assez représentatifs ; il sent le besoin de
leur rendre cette couleur qui s'était évanouie, cette puissance
qu'ils avaient pour parler à l'imagination. C'est alors que naît,
pour satisfaire ce désir, toute une nouvelle génération d'épilhètes
descriptives. Ainsi, à la longue, la notion du sens étymologique de
l'expression 6à>.acca s'était perdue; quand on prononçait ce mot, il
ne suscitait plus qu'une idée assez vague, celle de cette grande
masse liquide qui enveloppe la Grèce et ses îles. Voulait-on que
l'esprit ne s'en tînt pas là, qu'il éprouvât quelqu'une des impres-
sions déjà ressenties dans le voisinage et au spectacle de la mer,
(1) 6â),ac-(7(x, dit Max Mullcr (Essais sw la mythologie comparée, 1 vol. in-8", 1873,
traduction G. Perrot, p. 62), est une forme dialectique de ôâpaaTa ou tâpa^ao',
exprimant les vagues agitées de la mer (èxâpa^s os tiovtov lloaôiowv).
(2) De la racine pad, marcher. Max IMulirr, Essais sur la mythologie compar e,
p. 61.
fi
LA QUESTION HOMERIQUE. 591
c'était aux adjectifs que l'on demandait ce réveil de la sensation.
L'un, -Two'Xu'pOvO'.îêo;, évoquait le bruit de la vague qui vient à in-
tervalles réguliers battre ses rivages; un autre, âX[i.ufo;, faisait son-
ger au goût salé de ses eaux; ceux-ci, £ÙpiJ-opo;, àTpuye-o;, rappe-
laient son étendue indéfinie ou son éternelle stérilité, qui contraste
avec la fécondité de ces guérets que l'on ensemence et que l'on
moissonne chaque année. Ces épithètes de formation secondaire se
distinguent tout d'abord à ce trait que ce sont, en général, des
mots composés ; qu'elles soient faites, comme c'est le cas le plus
ordinaire, de deux radicaux différons, ou bien d'un radical unique
et d'un suffixe de dérivation, la complexité de ces élémens est l'in-
dice d'un état déjà très avancé de la langue. La plupart de ces
termes ont dû être créés par les poètes, par les auteurs de ces
hymnes, dont nous n'avons plus que de courts fragmens ou des
imitations très postérieures, et surtout par ces chanteurs épiques
dont Homère fut le continuateur et le glorieux héritier.
A l'origine, quand l'homme commença de s'élever au-dessus de
la bestialité, la première poésie, c'était la langue même. Chaque
mot était à la fois une image et l'expression d'un sentiment, une
description et un cri de joie et d'amour ou d'horreur et de haine,
d'admiration ou d'effroi. C'était tout un poème en raccourci ; ce se-
rait le plus beau de tous, parce que c'est le plus sincère et le plus
naïf, s'il était encore lisible, si la signification primitive du plus
grand nombre des mots ne se dérobait aux analyses les plus sub-
tiles. Comment la saisirions-nous aujourd'hui ? Elle ne tarda point
à s'obscurcir pour les créateurs mêmes de la langue ; elle leur
échappait à mesure qu'ils percevaient de nouveaux rapports et que,
pour les noter, ils faisaient passer les termes du sens particuher
au sens général, du sens propre au sens figuré. C'est alors que,
grâce à quelques âmes privilégiées, plus réfléchies et plus suscep-
tibles de fortes émotions que ne le sont les âmes vulgaires, naquit
une seconde poésie, celle qui emprunta le secours du rythme et de
la musique. Le poète arrive ainsi à tirer de sa langueur l'imagina-
tion assoupie, à lui rendre, pour un moment, la faculté d'être aussi
vivement touchée par la beauté et par la variété du monde qu'elle
l'a été jadis, aux jours lointains de son enfance ; il y réussit encore
aujourd'hui, trois mille ans après Homère, dans notre siècle de
raisonnement abstrait, de sciences exactes et d'industrie. Le choix
des épithètes est un des plus puissaiis moyens qu'il emploie à cet
effet. Le substantif ne nous suggère qu'une idée indéterminée et
comme incolore de l'objet; l'épithètenousle fait voir par une sorte
d'hallucination. Plus la poésie s'adresse à une société raffinée et
plus elle recherche les épithètes dites de circonstance, celles qui
rendent les aspects variés, momentaniés, successifs des choses.
592 REVUE DES DEUX MOJNDES.
L'esprit, accoutumé, par un continuel usage de l'abstraction, à
réunir sous un même terme tout un nombreux groupe d'attributs
qu'il considère comme connexes, ne trouve plus plaisir à se les en-
tendre rappeler, à s'entendre dire que la mer est agitée ou qu'elle
est stérile. Ces notions sont entrées dans le concept même de la
chose ; il n'y a plus d'intérêt à les en détacher. La poésie des âges
reculés connaît aussi les épithètes de circonstance et les emploie
souvent avec un goût exquis ; mais ce qu'elle a de particulier, c'est
l'usage qu'elle fait des épithètes qui, comme un déterminatif né-
cessaire, reparaissent chaque fois qu'est mentionné un certain objet.
Ces épithètes définissent les propriétés essentielles, peignent les
états continus et durables. C'est que l'idée des choses et des hom-
mes n'est pas encore, dans les esprits, assez ferme et assez arrêtée
pour qu'ils ne se complaisent pas à voir qualifier l'objet par ses
attributs les plus sensibles. Ceux-ci lui causent encore une sorte
de surprise et de joie perpétuelle; le monde n'est pas encore assez
vieux, les hommes ne sont pas assez blasés sur son ordonnance
et sur sa marche pour ne plus s'étonner de rien, pour admettre,
sans réflexion et par une sorte d'induction machinale, qu'il leur
offrira demain les scènes auxquelles il les a fait assister la veille.
Cette affirmation sans cesse réitérée de la permanence des êtres ras-
sure en quelque manière l'intelligence ; celle-ci croit découvrir ainsi
de nouveau, à chaque instant, les phénomènes naturels ; elle jouit
de sa découverte ; on ne la lassera jamais en lui répétant que l'au-
rore teint de rose le monde qui renaît au malin, ou que les grands
bœufs qui traînent la charrue ont des jambes torses et des cornes
recourbées.
La création de ces épithètes, la saveur et l'agrément qu'on y
trouvait, ne s'expliquent donc que par un état d'âme qui corres-
pond à un moment très particulier, à une heure fugitive de la vie
et du développement de la race grecque. Ce qu'elles représentent,
ce sont les derniers eflbrts, les derniers effets de cette force créa-
trice qui avait donné naissance au langage. Ces épithètes, insépa-
rables du nom qu'elles accompagnent, forment avec lui un groupe
dont les élémens, sans être soudés l'un à l'autre comme dans le
mot composé, sont pourtant unis par le lien étroit d'une juxtaposi-
tion constante; elles ont ainsi quelques-uns des caractères de cette
poésie spontanée qui naquit d'elle-même sur les lèvres à peine
entr'ouvertes de l'humanité, quand celle-ci commença de donner
des noms aux choses. D'autre part, les matériaux qui constituent
ces épithètes ont été choisis avec goût et assemblés avec art, en
vue de la place qu'elles devraient occuper dans le vers ; à ce titre,
elles relèvent déjà de cette poésie savante qui joue de la langue
comme d'un instrument, qui sait y chercher et y trouver les mots
LA QUESTION HOMERIQUE. 593
les plus lumineux et les plus brillans, ceux aussi que le timbre de
leur son et la quantité de leurs syllabes rend, les plus aptes à faire
vibrer, en vertu de certaines affinités mystérieuses, toutes les cordes
de la sensibilité, à mettre l'imagination en branle et à lui donner
ainsi la plus vive et la plus délicate des jouissances.
Ces épithètes reviennent presque à chaque vers dans Y Iliade;
mais, si nous en avons bien compris la valeur et la portée, elles
remontent à une plus haute antiquité. Je ne sais qui a dit que la
mythologie homérique était déjà de la mythologie défraîchie. Les
dieux n'étaient, à l'origine, que les forces mêmes de la nature avec
lesquelles ils se confondaient; dansY Iliade, ils sont devenus des per-
sonnes morales, à âme et à visage d'homme ; or, pour créer des
types tels que ceux de Zeus et d'Apollon, d'Aphrodite et d'Athéna,
des types dont chacun représente déjà un notable effort d'abstrac-
tion et de pensée, il faut que l'intelligence soit sortie de l'âge des
longs et candides émerveillemens. On n'en est pas assez loin en-
core pour avoir perdu le sens et le goût de ces beaux adjectifs, de
leur ampleur sonore et de leur puissance expressive; on continue
d'en user parce qu'on y est accoutumé, parce qu'ils entrent bien
dans le vers, parce qu'ils facilitent la tâche du poète ; mais l'état
d'esprit que traduisent ces épithètes n'est déjà plus tout à fait celui
des contemporains d'Homère. Elles sont un legs du passé, d'un
passé déjà lointain ; comme une foule de phrases faites et de locu-
tions qui portent la même empreinte et dont il serait intéressant
de dresser la liste, elles font partie du fonds que ces premiers in-
terprètes du génie grec ont am_assé laborieusement et qu'ils ont
transmis, comme un trésor qui grossissait d'année en année, au
poète souverain qui devait en tirer la matière d'une œuvre immor-
telle.
Ce qui confirme l'induction psychologique en vertu de laquelle
nous attribuons un caractère antérieur et primitif à celles des épi-
thètes dites homériques qui définissent des phénomènes naturels ou
des catégories d'êtres vivans, c'est une observation à laquelle don-
nent lieu ceux de ces qualificatifs qui sont attachés à la personne
des dieux et des héros. Plusieurs de ces épithètes ne s'expliquent
pas par les données mêmes du poème, par les traditions qui y ont
été mises en œuvre. Deux exemples suffn-ont. Ivronos est souvent
mentionné dans Y Iliade; il y est toujours nommé àyî^uT^opiTr,;, le
dieu « aux pensées crochues, rusé. » Or les seuls fîiits de son his-
toire légendaire qui soient rappelés dans Y Iliade, c'est qu'il est le
père commun de Zeus, de Poséidon et de Hadès, et que Zeus l'a
détrôné, qu'il l'a précipité là « où on ne jouit ni de l'éclat du soleil
TOME LXXXIV. — 1887. 38
594 REVUE DES DEUX MONDES.
qui monte au firmament, ni du souffle des vents, mais où l'on est
enveloppé par les profondeurs du Tartare. » Où trouver, dans ces
récits, rien qui justifie une épithète comme celle que nous venons
de citer? Celle-ci est née certainement d'autres épisodes du mythe
de Kronos, qui ne sont même pas visés dans les poèmes homéri-
ques : elle fait allusion aux embûches que Kronos dressa pour saisir
son père Ouranos et le dépouiller de sa virilité, puis au moyen qu'il
imagina pour se garantir lui-même contre un accident de ce genre,
en dévorant les fils que lui donnait Rhéa.
Voici qui est plus curieux encore et plus significatif. Prenez le
premier des héros, Achille. C'est par sa vaillance incomparable et
par la force irrésistible de son bras qu'il s'élève au-dessus de tous
ses compagnons d'armes ; à peine le poète a-t-il une ou deux fois
l'occasion de vanter sa légèreté à la course, quand il le montre
fuyant devant le Scamandre qui précipite sur. lui ses ondes bouil-
lonnantes, puis, bientôt après, poursuivant Hector autour des murs
de Troie ; cependant, de la première à la dernière ligne de l'épopée,
Achille est toujours le héros « aux pieds légers, » Tro^^a; w/.ùç
'A/O.'Xeu:. Pour rendre raison de cette apparente anomalie, il faut
supposer que les premiers chants où Achille ait fait figure racon-
taient son adolescence passée parmi les forêts du Pélion et ces
chasses où, dans les ravins et sur les plateaux de la montagne, il
arrivait à lutter de vitesse avec son maître le centaure. Les aèdes,
qui s'emparèrent ensuite de ce personnage, lui conservèrent ce
surnom, sous lequel il était déjà connu de leurs auditeurs ; ils le lui
gardèrent d'autant plus volontiers que cette épithète leur fournis-
sait une fm de vers commode. A ses débuts, la poésie épique avait
certainement tous les caractères de l'improvisation, et il lui en est
toujours resté quelque chose, jusque dans de grands poèmes comme
y Iliade et VOdyssée; la mémoire, quelque souple et tenace qu'on
la suppose, trouve un secours précieux dans ces groupes de mots
qui viennent se ranger comme d'eux-mêmes dans un des compar-
timens du cadre métrique; pendant que la bouche les prononce,
l'esprit a le temps de se reposer et de reprendre haleine en vue
d'un nouvel effort.
Ce n'est pas seulement dans certaines des épithètes qui caracté-
risent les héros que se laisse deviner tout ce long travail d'inven-
tion poétique et de formation graduelle qui a précédé V Iliade; ce
poème, et avec lui VOdyssée, témoignent en plus d'un endroit du
rôle que jouaient déjà, dans les plaisirs de la société grecque, ces
récits rythmés de guerre et d'aventures. Ici, c'est Achille qui, re-
tiré dans sa tente, charme les loisirs de son oisiveté forcée en chan-
tant, au son de la lyre, « les prouesses des vaillans, » â'cu^a fÎÈ
LA QUESTION HOMERIQUE. 596
YS)Ây. àvf^f(Lv(l). Composait-il des espèces de ballades ou récitait-il des
cantilènes que lui avaient appris les aèdes ? Le poète ne le dit point,
et il n'indique pas non plus quel était le thème des chants de ce
Thamyris, le seul aède qui soit nommé dans Y Iliade, dont les
Muses furent jalouses et dont elles châtièrent l'orgueil en le rendant
aveugle et muet (2). Si le poète est presque absent de V Iliade, c'est
peut-être parce que celle-ci ne représente que la vie du camp, que
la guerre et ses péripéties sanglantes; la vraie place de l'aède,
c'est, dans le palais du roi, la salle où se réunissent ses parens,
ses compagnons et ses hôtes, la salle du festin où l'on passe, à se
divertir, des journées entières et une partie de la nuit. Là, entourés
d'auditeurs qui ne se lassent pas d'écouter, Phémios et Démodocos,
l'un à Ithaque et l'autre chez les Phéaciens, célèbrent les amours
adultères d'Ares et d'Aphrodite, les exploits des Achéens sous les
murs de Troie et les maux qu'ils y ont subis, les ruses qui leur ont
assuré la victoire, enfin les périls et les désastres du retour; on
les remercie par des paroles comme celles qu'Ulysse adresse à Dé-
modocos : « Les aèdes sont dignes d'honneur et de respect parmi
tous les hommes qui habitent sur la terre, car la Muse leur a en-
seigné le chant et elle aime la race des aèdes (3). »
Si les tableaux de bataille qui remplissent V Iliade n'ont pas fourni
à son auteur l'occasion de montrer l'aède dans l'exercice de sa
fonction sociale, V Iliade, cependant, elle aussi, rappelle, sous une
autre forme, les poèmes qui l'ont précédée. Tydée, le père de Dio-
mède, avait été le héros de chants qui étaient encore très répandus
au temps d'Homère ; c'est ce que permet de supposer une allusion
deux fois répétée aux exploits qui signalèrent Tydée quand, seul
des Argiens, il pénétra, comme messager, comme parlementaire,
dirions-nous, dans la ville de Thèbes, quand il ne craignit pas d'y
provoquer tous les Thébains à des exercices de force et d'adresse,
et se tira, au retour, par sa seule vaillance, d'une embuscade où
pensaient le faire périr ceux dont il avait humilié l'orgueil. Dans la
bouche d'Agamemnon, qui exhorte Diomède à se couvrir d'autant
de gloire que l'a fait son père en cette occurrence, les phases prin-
cipales de l'aventure sont clairement indiquées ; nous avons là
comme une analyse de ce chant d'une Thébaïde antérieure à
Y Iliade {h). Ailleurs, Pallas, dans une circonstance semblable, se
contente d'un résumé bien plus succinct ; mais, dans ces quelques
(1) JUade, IX, 189.
(2) llwde, ir, 59i-000.
(3) Odxjssée, viii, 479-481.
(4) Iliade, IV, 375-401.
596 REVUE DES DEUX MONDES.
vers, elle n'oublie aucun des détails qui ont de l'importance; c'est
bien le même récit qu'elle vise (1).
Tydée, dont le souvenir est ainsi plusieurs fois évoqué dans
Y Iliade, n'y paraît pas ; il est censé avoir péri bien avant que com-
mence la guerre de Troie ; mais V Iliade met en scène un contem-
porain de Tydée, Nestor. Nestor est presque inutile à l'action, car
son bras, appesanti par l'âge, n'est plus d'aucun secours, et ce
n'est pas son éloquence un peu diffuse, c'est celle d'Ulysse, plus
nerveuse et allant plus droit au fait, qui, dans les conjonctures
difficiles, entraîne et décide le conseil des rois. Pourquoi donc le
poète fait-il reparaître sans cesse Nestor sur la scène et ne le men-
tionne-t-il jamais qu'avec honneur? Pourquoi lui fait-il prendre sans
cesse la parole, dont il abuse quelquefois? C'est que Nestor, l'an-
cêtre légendaire des Néléides, de ces grandes familles qui tenaient
le premier rang à Milet, à Éphèse et dans la plupart des cités
ioniennes, était, quand parut \ Iliade, un personnage déjà très po-
pulaire, au moins dans une moitié de la Grèce asiatique; il était le
héros de prédilection des aèdes de l'Ionie. De même que tous les
exploits dont Nestor entretient les chefs grecs datent du premier
âge de sa vie, de même le personnage appartient tout entier à un
cycle antérieur oii a été le prendre, déjà célèbre, le poète de
Ylliude.
« Le vieux cavalier Pelée, l'excellent conseiller et harangueur des
Myrmidons, » est comme une autre épreuve, moins nette de con-
tour, du type de Nestor. Gomme celui-ci, il est encore vivant au
moment où son fils combat devant Troie; mais, tandis que Nestor
est venu voir Antiloque faire ses premières armes en champ clos,
Pelée est resté en Thessalie, où, triste et seul, il attend celui qui ne
doit pas revenir, et ce trait ajoute quelque chose au tragique de la
destinée d'Achille. Il est cependant fait bien souvent allusion, dans
Y Iliade, aux aventures de Pelée, à cette lutte étrange qui fit entrer
l'époux mortel dans la couche d'une déesse, à ces noces auxquelles
assista tout l'Olympe ; on devine que Pelée, lui aussi, a dû avoir,
chez les Éoliens, sa geste, qui précéda peut-être celle d'Achille, qui
en fut comme la préface. La légende de Pelée, telle que la raconte
Apollodore, est le sec résumé d'une Pêléide perdue. Il serait aisé de
signaler, dans Y Iliade et dans YOdyssée, bien d'autres exemples de
ces personnages que le poète mentionne au passage sans rien expli-
quer ; maints épisodes qui supposent une action assez complexe,
(1) Iliade, V, 801-809. La Dolonie, petite composition qui fut d'abord étrangère à
VUiade et ue s'y agrégea qu'assez lard, fait aussi allusion à cette prouesse de Tydee.
Ce devait être là une des parties les plus goûtées de la geste de Tydée.
LA QUESTION HOMERIQUE. 597
avec des péripéties variées, sont indiqués en quelques vers. On
sent que le poète compte sur la mémoire de ses auditeurs pour ani-
mer et pour développer cette sorte de sommaire, pour susciter dans
l'imagination, au premier appel, la vue rapide et claire des inci-
dens sur lesquels il ramène leur attention et des différons acteurs
qui s'y trouvent mêlés.
C'est ainsi que, derrière la scène où se joue le drame de V Iliade,
apparaît, comme dans le lointain d'une toile de fond, toute la luxu-
riante végétation de l'épopée naissante, cette silva carminum, comme
dit Wolf, cette forêt de poèmes qui, par les beaux jours et sous la
tiède chaleur d'un printemps que le monde ne reverra plus, jaillit
si drue et si vigoureuse d'un sol où pullulaient les germes, des pro-
fondeurs fécondes de l'âme grecque. Ces poèmes que nous aperce-
vons ainsi aux limites de notre horizon, dont nous pouvons affirmer
l'existence, mais que nous ne lirons jamais, comment et par quels
traits s'en distingue V Iliade? Pourquoi a-t-elle vécu, tandis que ses
sœurs aînées sont mortes presque avec la génération qui les avait
vues naître et qui les avait saluées de ses applaudissemens? Quelle
idée convient-il de se faire du rôle et de l'œuvre de celui que l'an-
tiquité a nommé Homère? Peut-être serons-nous mieux en mesure
de répondre à ces questions maintenant que, sans apporter ici tout
l'appareil de preuves que demanderait une démonstration complète,
nous avons indiqué tout au moins, par quelques brèves remarques
et par quelques exemples choisis, comment la critique peut s'ap-
pliquer avec succès à chercher dans Homère ce que nous appel-
lerons les élémens préhomériques. Cette méthode, si nous ne nous
faisons illusion, conduit à des résultats qui, aujourd'hui même,
après tant de théories et de redites, ont encore le mérite d'une
certaine nouveauté.
III.
On a vu combien sont singuliers les caractères qui distinguent
la langue de V Iliade, et comme on a mal réussi à les expliquer. Au
contraire, le mélange, en proportions inégales, des deux dialectes
et la multiplicité des formes étjuivalentes, tout cela devient facile à
comprendre si l'on se place à un autre point de vue, si l'on fait une
très large part à l'action personnelle et à la libre volonté de l'au-
teur de V Iliade. Des aèdes qui l'avaient précédé, les uns, les plus
anciens peut-être, avaient employé l'éolien, et les autres, l'ionien,
lequel comportait d'ailleurs presque autant de variétés qu'il y avait
de villes dans la confédération ionienne ; quelques-uns même avaient
sans doute déjà donné l'exemple d'allier les uns aux autres, dans un
même chant, des élémens empruntés aux deux dialectes. Ioniens et
598 BEVUE DES DEDX MONDES.
Éoliens ne vivaient-ils pas côte à côte sur les rivages occidentaux
de l'Asie-Mineure? N'y avait-il pas, entre les deux groupes, d'étroits
rapports de race et d'intérêts, d'idées et d'affaires, un commerce
quotidien et comme une pénétration réciproque? Telle ville, comme
Smyrne, avait été fondée par les Éoliens ; mais les Ioniens avaient
fini par y prendre le dessus et par la rattacher à leur ligue natio-
nale. Il n'y avait pas, entre les deux peuples ou plutôt entre ces
deux branches d'un même peuple, de frontière définie qui pût arrê-
ter les chantres épiques; ceux-ci, par profession, étaient d'éternels
voyageurs ; la parole étant le seul moyen dont ils disposassent pour
produire au dehors leurs inventions et leurs pensées, il leur fallait
chercher chaque jour un nouvel auditoire, et, pour le trouver, se
déplacer sans cesse, courir le monde par terre et par mer, aller de
Milet, la reine de l'Ionie, jusqu'à l'éolienne Cymé, puis se laisser
porter par le vent, sur quelque barque de pêcheur où ils payaient
leur passage en chansons, jusqu'à Dèlos, où les Ioniens, en habits de
fête, se donnaient rendez-vous autour du vieil oracle d'Apollon ; ils
revenaient ensuite par Chios et par Lesbos. Dans cette vie errante,
l'aède devait acquérir une connaissance pratique et familière de tous
les parlers divers qui étaient en usage sur ce littoral et dans les îles
contiguës. En même temps, pour satisfaire ses auditeurs et pour les
servir suivant leurs goûts, il lui fallait savoir les plus beaux des
chants qu'avaient fait entendre ses prédécesseurs; il pourrait ainsi
mettre en scène les héros les plus populaires et les plus aimés, tout
en relevant l'intérêt du récit par quelques additions heureuses, par
un grain de nouveauté ; car « la chanson la plus nouvelle, » disait-on
déjà du temps de ces vieux poètes, « est celle que les hommes écou-
tent le plus volontiers (1). »
Dans ces conditions, supposez un poète, supérieur à ses devan-
ciers par l'originalité de son génie, qui naît à propos, vers la fin
d'un siècle qu'a tout entier rempli et charmé la riche floraison des
cantilènes épiques ; supposez-le cédant à l'ambition de composer une
œuvre plus considérable et mieux liée qu'aucune de celles qui se
sont jusque-là disputé la faveur des Grecs d'Asie, concevant le plan
et mûrissant la pensée de V Iliade; pour réussir dans cette entre-
prise, il lui faudra une langue noble, riche et variée, qui se prête
en même temps avec toute la souplesse possible aux exigences du
mètre. Afin de se donner cet instrument, l'inventeur, le novateur
que nous nous figurons, puisera tout ensemble dans l'ample trésor
de tous ces parlers locaux qu'il a entendus retentir à sou oreille et
dans celui de l'idiome poétique déjà élaboré par les aèdes anté-
rieurs, par ceux de l'Éolie et par ceux de l'Ionie ; il saura mettre à
(1) Odyssée, i, 351.
LA QUESTION HOMERIQUE. 599
contribution tout à la fois les deux principaux dialectes de la Grèce
orientale avec leurs variétés secondaires et les formules, les épi-
thètes, les termes de tout genre qui, pour avoir été déjà souvent
usités dans ces narrations, étaient dès lors comme investis d'une
sorte de dignité supérieure ; il prendra plaisir, les anciens l'ont déjà
remarqué, à relever la simplicité de sa phrase par l'emploi de mots
vieillis, qui réveilleront l'attention de l'auditeur et paraîtront bien
à leur place dans ces tableaux d'un passé héroïque, plus grand et
plus glorieux que le présent (1). Par le jeu simultané de tous ces
procédés, il continuera, mais avec plus de décision, le travail
qu'avaient commencé ses devanciers ; il achèvera de créer une
langue composite, une langue artificielle, si l'on veut, qui, grâce
à ses mérites propres et au succès prodigieux de V Iliade, restera
désormais pour toujours la langue de l'épopée ; elle remplira cette
fonction non-seulement entre les mains des poètes cycliques, les
successeurs immédiats d'Homère, mais bien plus tard encore, jus-
qu'au temps d'Apollonios de Rhodes, le poète érudit, et même de
Nonnos de Pannopolis, ce dernier né, ce fils posthume de la muse
grecque.
La langue de V Iliade, c'est donc une langue littéraire, dans le
même sens et au même titre que celle des odes de Pindare, des
chœurs de la tragédie attique et de la prose d'Hérodote ; formée
d'élémens empruntés à des sources très différentes, elle a pourtant,
des premières aux dernières lignes du poème, une unité de ton qui
ne peut être obtenue que par un dessin suivi, par un choix réfléchi.
Si l'on n'en a pas reconnu plus tôt le véritable caractère, c'est que,
par l'effet des habitudes prises, on a grand'peine à se représenter
l'inteUigence s' acquittant de cette tâche sans le secours des lettres ;
mais il n'est pas plus difficile d'accomplir, par un simple travail de
tète, cette œuvre de sélection et d'habile combinaison qu'il ne l'est
de composer et de retenir, à l'aide de la seule mémoire, des chants
d'une certaine étendue; or il n'est plus aujourd'hui personne qui
s'imagine que les aèdes aient jamais écrit par avance les récits qu'ils
faisaient entendre dans la salle du banquet, quand ils avaient déta-
ché la lyre de la colonne où elle était pendue et qu'ils s'étaient
assis, comme le dit l'auteur de VOdyssée, sur le siège aux clous
d'argent.
Le poète dont l'intervention opportune a doté l'épopée de la langue
qu'elle ne désapprendra plus n'en a-t-il pas fait autant pour le mètre
dont elle se servira désormais jusqu'au jour où elle mourra de vieil-
lesse? Ce qui est certain, c'est que l'aède qui a inventé l'hexamètre
et qui l'a mis en vogue était un homme d'un goût particulièrement
(1) Croiset, Histoire de la littérature grecque, t. i, p. 2G^26'k
600 RE\DE DES DEUX MONDES,
délicat, que distinguait de ses rivaux une oreille plus sensible et
plus fine. On est tenté de croire qu'il n'est autre qu'Homère. Con-
sultez l'histoire de la poésie lyrique, qui succédera, eu Grèce, à la
poésie épique ; tous les poètes dont elle a fait la gloire, tous ceux qui
s'y sont fait admirer pour la puissance de leur imagination et pour
les beautés originales de leur style ont été, en même temps, les créa-
teurs de formes rythmiques nouvelles ; on devait à Archiloque le tri-
mètre iambique et le tétramètre trochaïque, à Arion le dithyrambe,
à Alcée et à Sapho les strophes qui portent leur nom.
En tout cas, si l'auteur de V Iliade n'a pas eu le mérite de l'in-
vention, ce que nous ne saurons jamais, tout au moins ne peut-on
lui refuser l'honneur d'avoir compris combien ce type était supé-
rieur à tous ceux qui lui avaient fait et qui lui faisaient peut-être
encore concurrence, à tous ceux que la poésie naissante avait mis
à l'essai. Par le parti qu'il en tira, il lui valut le privilège de deve-
nir et de rester à tout jamais le mHrc héroïque, comme l'appelaient
les Grecs, c'est-à-dire le seul mètre qui fût digne d'être employé à
célébrer les prouesses des héros, ces ancêtres légendaires de la race
hellénique, les brillans acteurs de cette histoire merveilleuse à la-
quelle l'imagination grecque, même après Hérodote et Thucydide,
s'intéressa toujours bien plus vivement qu'à l'hi&toire vraie. Cet
instrument, tel qu'il se révélait dans l'Iliade, parut aux généra-
tions qui suivirent si accompli de tout point, que personne, même
dans les siècles les plus raffinés, ne tenta d'en modifier le jeu, d'en
raccourcir ou d'en allonger les cordes, d'en changer le timbre. Les
étrangers mêmes en subirent la séduction. Lorsque Rome s'éprit
de la Grèce, le premier souci des écrivains philhellènes, ce fut d'im-
porter l'hexamètre en Itahe et de l'y acclimater; or l'entreprise était
malaisée. Le fond primitif du latin était pauvre en dactyles ; par
l'effet des contractions qu'y avaient subies nombre de désinences
nominales et verbales, on y trouvait surtout des iambes, des tro-
chées et des spondées. Ennius et ses continuateurs ne s'arrêtèrent
pas à ces difficultés. Pour que la langue admît les systèmes dacty-
liques, ils la remanièrent hardiment, ils mirent de côté certaines
formes récalcitrantes, ils en introduisirent de nouvelles, et, grâce
à ces expédions, ils firent si bien que Lucrèce et Virgile, deux
siècles plus tard, n'éprouvaient plus aucun embarras à couler le
métal de leurs pensées dans le moule dont les aèdes éoliens avaient
jadis tiré la matière d'un idiome où les voyelles brèves surabon-
daient, ici appuyées l'une sur l'autre, là séparées par des consonnes
simples, et où le dactyle naissait sans effort de leur multiplicité.
Cet artiste, sûr de son propos, qui sait choisir avec une liberté
si judicieuse et si hardie, dans les élémens de provenance diverse
qu'il a sous la main, ceux dont il pourra tirer le meilleur parti,
LA QUESTION UOAIÉRIQUE. 601
on le retrouve dans toute la composition de son œuvre, dans
l'emploi qu'il fait des mots et dans la manière dont il les groupe,
dans la nature des combinaisons auxquelles il a recours afin de
varier ses tableaux, dans le ferme dessin des caractères, dans
la noblesse et la simplicité de l'action. Ainsi, d'ordinaire, il
use largement , comme l'avaient fait ses devanciers , de ces épi-
thètes descriptives et permanentes dont nous avons essayé d'expli-
quer l'origine et la raison d'être ; n'ont-elles pas le double avantage
de faire plaisir à ses auditeurs en répondant à un besoin secret de
leur esprit, et d'alléger en même temps l'effort d'attention et de
mémoire auxquels sont condamnés, par l'effet des conditions oii
s'exerce alors la faculté poétique, et le poète qui compose et le
rapsode qui, l'œuvre une fois créée, se charge de la faire vivre ?
Mais, si ces épithètes abondent dans la narration et dans les dis-
cours où l'orateur prend son temps, comme elles deviennent rares
dès que c'est la passion qui éclate et que, pour en traduire les
emportemens, les mots se pressent sur les lèvres! On n'en trouve
qu'un bien petit nombre dans les invectives qu'échangent Agamem-
non et Achille; il n'y en a pas une seule dans ce couplet par lequel
Achille, la voix toute sifflante de haine et de colère, répond à Hec-
tor, qui, avant d'engager la lutte suprême, lui demande de conve-
nir que le cadavre du vaincu sera rendu à ses proches pour recevoir
de leurs mains la sépulture :
« Hector, ennemi détesté, ne me parle pas de promesses mu-
tuelles. Point de sermons entre les lions et les hommes ; point d'en-
tente entre les loups et les agneaux; la haine, et toujours la haine!
De même entre toi et moi : ni amitié ni promesse ; il faut que l'un
ou l'autre meure et qu'il rassasie de son sang Ares, l'opiniâtre
combattant. Appelle à toi toute ta vertu ; c'est maintenant qu'il est
à propos d'exceller à manier la lance et à combattre. Plus de
fuite pour toi; Pallas-Athéné va te dompter par mon fer; tu paie-
ras en une seule fois les deuils de tous mes amis, massacrés par
ton fer (1) ! »
Là où les données du thème que développe le poète s'accommo-
dent de ces épithètes, elles rendent encore un autre service ; elles
distraient et elles reposent l'esprit, que risqueraient de fatiguer, à
la longue, toutes ces scènes de bataille et de carnage ; elles lui font
sentir discrètement un contraste qui l'émeut toujours, celui des mi-
sères auxquelles est en proie la race éphémère des hommes et de
l'éternité de la nature, de son immortelle sérénité. Il en est de
même des comparaisons. Comme le dit très bien M. Croiset, « elles
(1) Iliade, xxn, 201-272. Xous empruntons à M. Croiset, qui a cité aussi ce passage,
son excellente traduction.
602 REVUE DES DEUX MONDES.
étendent de la manière la plus heureuse l'horizon du poème. Dans
un récit de guerre, elles nous font voir incidemment, et comme
par d'ingénieuses échappées de vue, des scènes de chasse, des
épisodes de la vie rustique ou urbaine, et plus souvent encore les
aspects divers de la nature. »
On n'a, sans doute, aucune raison de penser que Y Iliade ait été
le premier poème où aient paru ces comparaisons; à leur fréquence
même, au caractère de la formule qui sert à les introduire, on sent
qu'elles étaient déjà dans les habitudes de la narration épique ; mais,
d'autre part, il n'y avait certainement rien de pareil dans les plus
anciennes cantilènes. Celles-ci étaient encore de la poésie populaire;
elles en avaient la brièveté un peu sèche et se passaient de transi-
tions ; elles se contentaient de résumer, en quelques mots heurtés
et rapides, les phases principales de l'action. Ce n'est qu'un art
déjà très avancé qui a pu avoir l'idée de chercher dans ces pein-
tures accessoires, dans ces ressemblances et ces analogies, un
moyen de rendre plus forte et plus vive l'impression que voulait
laisser tel détail du récit. L'exemple de ces comparaisons descrip-
tives a donc été donné par quelque prédécesseur immédiat d'Ho-
mère; mais, avec celui-ci, ces courtes descriptions auraient pris
plus de relief et de couleur. Peut-être faut-il voir encore la marque
de la supériorité de son génie dans une particularité qui nous a
toujours frappé. Nulle part le poète ne décrit pour le plaisir de dé-
crire, comme le feront souvent ses imitateurs; il semble avoir com-
pris que la nature ne se suffit pas à elle-même, qu'elle n'est pour
l'homme qu'un cadre où se déploie son activité, qu'une source inépui-
sable de sentimens et de pensées; aussi presque toutes ces compa-
raisons se terminent-elles par un trait qui indique commenttel ou tel
phénomène de la nature retentit dans le cœur de l'homme. L'homme
n'est jamais absent de ses tableaux. Rappelez-vous, par exemple,
un passage célèbre du poème, celui où la plaine tout étincelante
des feux allumés par les Troyens est comparée au ciel resplendis-
sant d'étoiles. En quelques beaux vers, le poète rappelle l'eifet
d'une de ces nuits transparentes et lumineuses où l'œil distingue
au loin les crêtes des montagnes, leurs pentes et les ravins qui en
sillonnent les flancs ; il s'arrête sur ce mot : « Le pâtre se réjouit en
son âme (1). » Ailleurs, le poète peint le brouillard que le vent du
sud répand autour des sommets et sur les hauts pâturages, ou bien
la nuée orageuse que le zéphyr pousse devant lui sur la mer qui
devient noire comme de la poix ('2) ; là encore, la nature est aper-
çue à travers les sentimens de l'homme, définie, dans la variété de
(1) réyriÔE ôs ts çpéva %o'.\f.i\s . Iliade, vin, ôod-559.
(2J Iliade, m, 10-12, et iv, 276-280.
LA QUESTION HOMERIQUE. 603
ses aspects, par l'inflaence que les divers incidens de sa vie exercent
sur celle de l'homme, sur ses mouvemens et sur ses actions. Dans
la première de ces comparaisons, Homère, au lieu d'insister, comme
le ferait peut-être un poète moderne, sur les formes qu'affectent
les masses mobiles de ces vapeurs que roule et que chasse la brise,
songe surtout à la terreur du berger, dont la vue, au milieu de la
brume, u ne porte pas plus loin qu'un jet de pierre, » et qui craint
pour son troupeau. Dans la seconde de ces peintures, c'est encore
aux émotions et au trouble du berger que nous assistons ; celui-ci,
du haut de quelque promontoire escarpé, a regardé venir l'orage ;
au moment où vont l'atteindre le vent et les averses, il se hâte,
plein d'effroi, de rassembler ses brebis, et il les entraîne vers une
grotte où elles seront à l'abri,
pCyriO-iv te îowv, \tT.ô te nr.irjz ■/^),aa'E ;j.r,>.a.
C'est surtout la délicatesse de l'art homérique que l'on admire
dans la sobriété de ces descriptions si pittoresques à la fois et si
concises ; pour faire sentir toute la puissance de cet art, il faudrait
étudier, l'une après l'autre, les figures des héros du poème. On
n'aurait pas de peine à montrer que ces héros, ceux du moins qui
occupent le devant de la scène, ne sont pas des types généraux,
des images incertaines et vagues, comme il y en a trop dans V Enéide.
Chacun d'eux se distingue par des traits qui lui sont propres, qui
en font une personne vivante, un individu. Tous ces personnages
ont un caractère commun, le courage militaire; mais dès que l'on
y regarde d'un peu près, on s'aperçoit que ce courage n'a pas par-
tout la même physionomie et la même couleur; suivant que l'on
passe de l'un à l'autre des acteurs du drame, il offre des variétés
et des nuances très curieuses. Ajax, fils de Télamon, c'est surtout
la force de résistance, c'est le type du courage dî endurance, comme
on dirait en anglais (i) ; ce n'est pas sans motif qu'Homère, quand
il le peint abrité sous son large bouclier et arrêtant, par sa résis-
tance, la marche en avant de toute une armée, le compare à l'âne,
que les coups qui pleuvent sur son dos ne peuvent faire bouger
du champ où il a trouvé sa pâture (2). Ulysse, c'est le courage ré-
fléchi, ingénieux, inventif; c'est, si l'on peut rapprocher ces deux
mots, le courage prudent. Que reste-t-il donc pour Diomède? Le
fils de Tydée représente le courage aventureux et emporté ; Dio-
mède est de ceux pour qui le péril est par lui-même un attrait, qui
vont à la bataille et au danger comme à une fête. La lutte l'enivre;
(1) Ce mot, d'un usag-e courant dans le parler populaire de la Normandie, mérite-
rait de passer dans la langue littéraire.
(2) Iliade, xi, 558-563.
604 REVUE DES DEUX MONDES.
c'est dans ces momens que, comme le dit Aphrodite qu'il a bles-
sée, (( il combattrait même Jupiter (1). »
Homère a donné aux héros grecs une plus grande importance
qu'aux héros troyens. Du côté des Grecs, les caractères sont plus
nettement dessinés et plus variés. C'est pourtant chez les Troyens
que l'on trouvera une autre forme du courage, la plus noble de
toutes, le courage par devoir, celui du soldat qui se sait condamné
à périr et qui n'en va pas moins à la bataille pour donner l'exemple
à ses compagnons et pour payer sa dette à la patrie (2). Mieux que
toutes les autres, cette forme du courage s'allie aux tendres affec-
tions. Seul de tous ces héros, Hector est époux et père. Chez lui,
l'amour de sa cité natale, l'amour de sa lemme et de son fils, ne
sont pas étouffés par cette ardeur presque sauvage qui entraîne
au combat les autres héros. Hector est le plus touchant de tous les
héros ; il est le plus complet, parce qu'il a l'âme la plus riche et la
plus large ; c'est, en un certain sens, le plus moderne, celui dont
le courage se rapproche le plus de l'idée qu'une société civilisée
se fait de cette vertu. On retrouverait dans Sarpédon quelque chose
du même caractère, de cette douceur qui tempère la force, de ce
sentiment du devoir qui fait que l'on se sacrifie sans illusion, mais
non sans orgueil. Dans les paroles et sur les traits de l'un et de
l'autre, il y a cet accent, ce triste et fier rayon qu'y met la con-
science d'un sacrifice généreux.
Quant à Achille, ce dieu mortel, il réunit en sa personne tous
les dons que se partagent les autres chefs des deux peuples. Il a
tous les courages à la fois : le courage obstiné d'Ajax, — voyez-le
soutenir l'assaut incessant et fougueux que lui livrent les flots con-
jurés du Scamandre et du Simoïs ; — le courage intelligent d'Ulysse,
— il remet sonépée au fourreau quand la voix d'Athéné, c'est-à-dire
celle de la réflexion, le détourne d'engager contre Agamemnon une
lutte où il ne serait pas suivi par l'opinion de l'armée; — le courage
brillant de Diomède, celui dont l'exaltation joyeuse supprime jus-
qu'à l'idée du danger. Il se sait condamné comme Hector, et par
un arrêt encore plus certain, à mourir sur le champ de bataille; et,
s'il s'immole plutôt à l'amour de la gloire qu'aux intérêts de l'ar-
mée qui ne peut triompher sans lui, son image n'en a pas moins
cette poésie et ce charme mélancoliques qui, dans la fiction comme
dans l'histoire, s'attachent aux figures de ces jeunes héros que
couchent dans la poussière, un jour de victoire, la flèche d'un Pa-
ris ou la balle d'un soldat inconnu. Deux traits de caractère don-
nent à Achille, dans ce groupe tragique, une physionomie à part et
(1) Iliade, v, 3G3.
(2) Iliade, vi, 3G1-370; 442-447; 476-494.
LA QUESTION HOMERIQUE. 605
très originale : nous voulons parler de son amitié pour Patrocle et
de sa tendresse pour sa mère.
Achille a bien laissé à Skvros une femme et un fils ; dans le
camp, il a une captive qui partage sa couche, Briséis aux belles
joues ; mais la grande passion de sa vie, c'est son affection pour le
compagnon de sa jeunesse, pour Patrocle. Patrocle, à côté d'Achille,
c'est la bonté, la sagesse, le conseil toujours écouté patiemment,
sinon toujours suivi. A la nature violente d'Achille, il faut un contre-
poids; il faut quelqu'un qui la retienne ou plutôt qui la ramène,
car il n'est pas possible d'arrêter l'élan de cette colère au moment
même où elle s'emporte et se déchaîne. C'est ensuite que Patrocle
intervient, qu'il gagne quelque chose sur des résolutions qui sem-
blaient d'abord absolues et invincibles ; c'est ainsi que, dans la
pitié que lui inspirent les désastres des Grecs, il réussit à obtenir
d'Achille cette concession qui lui sera fatale à lui-même. Ce qui
gagne les cœurs à Patrocle, on le devine dans la courte lamentation
que Briséis prononce sur son cadavre ; elle rappelle comment il la
consolait et l'encourageait, comment il lui promettait un avenir
meilleur qui ferait oublier un passé douloureux, et elle résume sa
plainte en ce dernier vers, qui mérite de ne point être oublié :
M C'est pourquoi je ne cesserai de te pleurer, toi qui as toujours
été si doux pour moi (1). » La touchante simplicité de cet hom-
mage fait comprendre comment Achille a pu aimer assez Patrocle
pour que, séparé de lui par la lance d'Hector, son affliction se tourne
en haine sauvage contre le meurtrier, en une haine qui va jusqu'à
la férocité.
Par un contraste qui donne encore à ce personnage une physio-
nomie plus particulière et plus attachante, ce vainqueur terrible
dont le cri seul suffit à faire reculer toute l'armée des Troyens,
cet implacable qui s'acharne sur le corps de son ennemi vaincu,
Achille, quand il se trouve en présence de Thétis, redevient le petit
enfant qui court en pleurant conter à sa mère ce qui lui a fait de
la peine et se cacher la tête dans son sein, se laisser bercer et con-
soler par ses caresses. Sans doute, ces faciles effusions s'expli-
quent en partie par l'âge de l'humanité que peint Homère; dans
tous ces héros, il y a de l'enfant ou tout au moins de l'adolescent;
mais, de tous, Achille est celui chez qui ce caractère devait le plus
se marquer. Ulysse est trop réfléchi, trop rusé et trop fier de sa
ruse pour avoir de ces attendrissemens abandonnés et de ces épan-
chemens sur l'épaule maternelle : il en rougirait ; quand ses yeux
se mouillent, alors que, chez les Phéniciens, il écoute Démodocos
chanter les maux que les Grecs ont soufferts devant Troie, il se
(1) lliaàe, xix, 300.
606 REVDE DES DEUX MONDES.
cache la tête sous son manteau, pour qu'on ne le voie pas pleurer.
Achille, au contraire, est à la fois le plus jeune des héros et le plus
primesautier, celui qui s'est le moins fait une contenance et un
rôle, celui qui cède le plus vite et le plus volontiers à son premier
mouvement. Ses émotions sont trop vives et trop fortes pour qu'il
n'éprouve pas le besoin de les répandre au dehors. La donnée même
du poème et les conditions de cette vie de camp, où le danger était
toujours proche, ne permettaient pas de mettre auprès de lui une
épouse ; mais son ami pouvait partager sa tente et être le premier
confident de toutes ses joies et de toutes ses douleurs; mais, dans
les grandes occasions, sa divine mère, la plus charmante des déesses,
pjuvait sortir des flots pour venir l'écouter et le plaindre sur la
grève.
Pour découvrir le vrai fond de cette âme mobile et sensible, il
faudrait encore assister à l'entrevue de Priam et d'Achille, au revi
remeut qui s'y produit quand le vieillard, « portant à sa bouche les
mains de l'homme qui a tué son fils, » adresse à son hôte la
prière qui commence par ces mots : a Souviens- toi de ton père,
ô Achille égal aux dieux ! » Mais cette analyse, si l'on voulait
l'appliquer à tous les personnages de V Iliade, risquerait de mener
loin ; il n'en faut pas tant pour prouver que le poète excelle à mar-
quer, par des nuances finement saisies, les différons aspects que
prend, d'un homme à un autre, tel ou tel défaut, telle ou telle
qualité. On a vu de quelle manière il arrive à créer des êtres qui,
malgré leur apparente simplicité, sont nettement définis et par suite
bien vivans, plus vivans que ne le sont, dans le monde réel, ces
êtres effacés et vulgaires qui ne se distinguent pas les uns des
autres par des caractères franchement accusés. Que nous voilà loin
dd la poésie naïve et populaire qui se contente d'ébaucher, par
quelques touches hardies et brusques, des portraits qu'elle n'achève
pas et qui laissent souvent l'esprit incertain !
Où se révèlent plus clairement encore une maturité d'esprit et une
science de composition que l'on est surpris tout d'abord de trouver
ici, c'est dans l'artifice, déjà signalé, par lequel le poète a mêlé à
l'action de YUiade un héros qui;, d'après l'âge que lui attribue la
légende, ne devait pas figurer parmi les preux qui prirent Troie.
En s arrangeant pour donner une place à Nestor dans les rangs de
l'armée d'Agamemnon, Homère a eu la pensée d'établir un lien
entre les générations héroïques et d'en indiquer la suite; il a, de
plus, cherché et obtenu un effet dont le succès était certain. On
pourrait, au besoin, s'aider de nos chansons de geste ou même
d'œuvres littéraires bien plus modernes, des pièces historiques de
Shakspeare et des romans de Balzac, pour se représenter le genre
de plaisir que devait goûter le public du temps à voir reparaître
LA QUESTION HOMERIQUE. 607
là, dans un rôle nouveau, sous des traits dont quelques-uns s'étaient
déjà gravés dans la mémoire, tandis que d'autres se montraient
pour la première fois, un personnage que l'on avait déjà rencontré
dans d'autres chants. C'est comme lorsqu'on retrouve après bien
des années, vieilli et déjà changé, mais pourtant encore reconnais-
sable, un camarade d'enfance, un ami de jeunesse. Dans les récits
qui faisaient de Nestor le contemporain d'Hercule et de Pirithoûs,
(( le cavalier Gérénien, « comme on l'appelait, était vanté pour sa
bravoure, pour ses rapides incursions sur le territoire ennemi, pour
ses exploits de force et d'agilité ; mais sans doute il se distinguait
déjà par un don précoce de réflexion et de sagesse. Il était l'Ulysse
de ce premier cycle, et peut-être avait-il mérité dès lors le titre
qu'il porte dsiusj'jliiide, celui de « l'harmonieux harangueur des
Pyliens, » ^^yù;^ nu^Lwv àyopTiT/-;;. En passant sur sa tête, les années
lui ont enlevé la force de combattre ; mais elles ont beaucoup ajouté
à son expérience, elles ont mûri sa sagesse, elles en ont augmenté
le crédit et l'autorité. Les contes où il se complaît servent à établir
son identité ; les premiers auditeurs de V Iliade, en le voyant, dès
le début du poème, siéger parmi les chefs et chercher à empêcher
la querelle d'éclater entre Agamemnon et Achille, ont dû être char-
més de saluer, au milieu de ces figures dont plusieurs peut-être
n'éveillaient pas en eux de souvenirs, un visage qui leur était fami-
lier. Avec cette finesse de perception que donnait à ces illettrés
l'habitude qu'ils avaient de ces récitations épiques, le principal
divertissement de leur vie, avec la bonne foi et le sérieux qu'ils y
portaient, ils ont dû noter curieusement les différences et les res-
semblances ; rien n'a dû leur échapper de ce que le poète ajoutait à
l'image qu'ils avaient dans l'esprit, et c'était pour eux une jouis-
sance de comparer le vieillard au jeune homme, de le sentir, dans
cette existence qui avait dépassé le terme moyen de la vie, à la fois
un et divers, d'expliquer son présent par son passé, son rôle actuel
par son caractère d'autrefois, que l'âge avait marqué de son em-
preinte, sans en effacer la physionomie et l'expression première.
IV.
Je n'ai jamais, pour ma part, rouvert l'Iliade sans avoir, dès
l'abord, en relisant le premier chant, le sentiment très vif d'un
grand dessin conçu clairement et exécuté d'une main sûre. On se
rappelle cette exposition magistrale où des incidens si bien amenés
mettent aux prises Achille et Agamemnon, où, dans la dispute qui
s'engage, les voix s'enflent par degrés, et, de réplique en ré-
plique, montent jusqu'à cette invective superbe qui provoque la
menace de l'Atride, menace bientôt suivie d'effet; Achille se retire
608 REVUE DES DEUX MONDES.
SOUS sa tente, fait appel à Thétis, et celle-ci arrache à Zeus la pro-
messe de donner la victoire aux Troyens tant que les Grecs n'au-
ront pas réparé l'injustice commise. Toute la suite du poème n'est-
elle pas le développement de cette sorte de programme, et de si
spacieux propylées seraient-ils en rapport avec l'édifice de très
médiocre dimension que supposent ceux qui prétendent trouver
le noyau de V Iliade dans une Achilléide très courte, qui n'aurait
compris que le tiers ou le quart du poème que nous avons aujour-
d'hui sous les yeux, et à laquelle seraient venues s'ajouter, en
divers temps, la plupart des scènes dont se compose aujourd'hui
cette épopée? C'est ce qu'a très bien mis en lumière Sainte-Beuve,
dans une page qui méritait de ne pas être oubliée ; nous ne résis-
terons pas au plaisir de la citer :
« Ce qui me paraît, dit-il, demeurer bien évident, et sauter aux yeux
quand ils lisent au naturel et sans les lunettes des systèmes, c'est que
le sujet et le héros de l'Iliade, c'est Achille. 11 paraît peu, il se retire
tout d'abord; on ne l'a envisagé, dans cette première scène de co-
lère, que pour le perdre de vue aussitôt; mais sa grande ombre est
partout, son absence tient tout en échec. C'est pour le venger que
Jupiter châtie les Grecs et porte son tonnerre du côté des Troyens.
Si Hector se hasarde hors des murs , c'est qu'Achille se tient sur
ses vaisseaux ; s'il hésite, malgré les présages favorables, avant de
franchir le seuil et la muraille du camp, c'est qu'Achille à tout mo-
ment peut reparaître. La grande et solennelle députation de Phœ-
nix, d'Ajax et d'Ulysse, compose, en quelque sorte, le milieu moral
du poème et nous transporte au centre même de l'absence d'Achille.
Cela donne patience au lecteur et lui rafraîchit, s'il en avait besoin,
la mémoire, l'image toute-puissante du héros. Ce vaisseau noir, à
l'extrémité de l'aile droite du camp, domine tout; les regards à
chaque instant se retournent vers lui comme vers une divinité
muette ; il recèle la foudre presque à l'égal de l'Ida. Si Ajax, le grand
Ajax, occupe la première place dans la défense et résiste comme
une tour, le poète répète toujours qu'Ajax n'est que le second des
Grecs, de même que l'autre Ajax, aux instans de poursuite, est ap-
pelé le plus léger, mais toujours après Achille. Ces deux Ajax, ce
n'est donc encore, l'un en force et l'autre en légèreté, que la mon-
naie d'Achille. Et qu'est-ce que Patrocle, dès qu'il apparaît, sinon |
son ami, son suppléant, un autre lui-même? Il en a les armes, et
lui seul tient la clé de cette indomptable colère. Achille n'a pas cessé
d'être présent à la pensée jusqu'au moment où il se retrouve en per-
sonne, gémissant et terrible, remplissant d'un bond l'arène pour ne
plus la quitter. Qu'il y ait eu des épisodes intercalés, des scènes
d'Olympe à tiroir , ménagées çà et là pour faire transition et reHer
entre elles quelques-unes des rapsodies, c'est possible, et la saga-
LA QUESTION HOMERIQUE. 609
cité conjecturale peut s'y exercer à plaisir et s'y confondre ; mais
si l'on est sans prévention , on ne peut méconnaître non plus un
grand ensemble et ne pas voir planer dans toute la durée de l'action
la haute figure du premier des héros, de celui qui agitait en songe
et qui suscitait Alexandre. »
Ce grand ensemble que devinent et que saisissent ainsi d'emblée,
dans V Iliade, les vives intuitions du goût, on prétend qu'il n'a pu
ni se former, ni surtout se transmettre et se conserver sans le se-
cours de l'écriture. On a répondu par des considérations qui étaient
de nature à lever ces doutes ou tout au moins à en affaiblir singulière-
ment la portée. « Je trouve, disait M. Girard, que cette argumenta-
tion veut expliquer l'inexplicable, et qu'elle se meut en grande partie
dans l'incertain. Si j'essaie de me représenter l'âge fortuné auquel
on fait remonter la première origine de l'épopée hellénique, cette
naissance de la Grèce que le monde n'a vue qu'une fois, dit Wolf
lui-même, et qu'il ne reverra plus jamais, au milieu de cette
merveilleuse jeunesse, si simple et si riche, où les sens et l'ima-
gination se partagent l'homme tout entier, où les premiers sen-
timens de l'humanité ont tant de force et tant de grandeur, en vérité,
je serais plutôt tenté de me demander si les facultés d'un poète de
génie ont des limites que de leur en imposer d'arbitraires. On nie
que la mémoire d'un Homère ait été assez forte pour suffire seule
aune grande composition. Qu'en sait-on? »
11 en est de même pour ces assertions tranchantes qui prétendent
établir l'impossibilité d'une récitation suivie de Y Iliade et de X Odys-
sée-, « des remarques analogues à celles que nous venons de pré-
senter paraissent en diminuer de beaucoup la valeur. Il ne faut pas
nous flatter de trop bien connaître l'époque homérique, et surtout
il faut nous garder, en lui prêtant nos mœurs, de nous substituer
aux véritables auditeurs de ces antiques poèmes. Songeons un in-
stant à ce que devaient être, à l'apogée de la civilisation athénienne,
lorsque tant d'autres objets sollicitaient la curiosité des Grecs, les
représentations des concours tragiques, à combien de pièces devait
suffire, en un ou plusieurs jours, l'attention des spectateurs, et, si
je ne me trompe, nous reconnaîtrons deux choses : d'abord qu'il ne
fallait pas plusieurs semaines ni même beaucoup de jours pour ré-
citer de suite les seize mille vers de V Iliade, la plus longue des
deux épopées ; ensuite, qu'on ne doit pas se défier si vite de cette
foule d'auditeurs que nous cherchons à nous figurer autour d'Ho-
mère ou des homérides qui chantent son œuvre. Platon nous repré-
sente un contemporain de Socrate, le rapsode Ion d'Éphèse, dans un
temps où on lisait Homère et où le drame avait produit la plupart
de ses chefs-d'œuvre, passionnant avec les vers du vieux poète un
TOME Lxxxiv. — 1887. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES,
public de plus de vingt mille personnes ; il nous les montre les
yeux étincelans, pleurans, épouvantés. Quelles ne furent donc pas
les émotions des premiers auditeurs d'Homère, dans cette ardeur
encore neuve de curiosité, quand le poète leur apportait l'unique
nourriture de leur esprit et de leur âme, quand toute science reli-
gieuse et humaine, toute idée de gloire et de patriotisme, n'avaient
d'autre interprète que lui ? Croit-on qu'ils dussent laisser facilement
échapper l'impression des caractères homériques si fortement tra-
cés, ou que les lignes si simples et si grandes des principales si-
tuations dussent se confondre dans leurs esprits oublieux ou dis-
traits? 11 paraît probable, au contraire, que la suite de Y Iliade et de
YOdysi^ée était aussi sensible pour eux qu'elle a jamais pu l'être pour
aucun lecteur d'aucun temps. »
On ne saurait méconnaître la justesse de ces observations, et ce-
pendant l'esprit de ceux mêmes qu'elles touchent le plus conserve
encore quelque inquiétude ; on en revient toujours à se demander
comment, dans de telles conditions, un poète a pu produire une
œuvre si étendue, si bien liée, si voisine de la perfection, une œuvre
qui, à peine née, suscita nombre d'imitations, dont une seule, V Odys-
sée, approcha du modèle. Pour n'être pas troublé par cette ques-
tion, il faut s'être convaincu que cette poésie est, à sa manière,
une poésie savante et réfléchie. Si nous ne nous trompons, les chants
des aèdes, tels que Phémios et Démodocos, sont à l'Iliade ce que
VAîlinos, le Lityersès, les Thrmes qui s'improvisaient au chevet des
morts, les Péans et les Hymnes primitifs, les Nonnes attribués à
Olénos qui se chantaient à Délos, ce que toute cette poésie lyrique
populaire est awx compositions des A.rchiloque,des Alcman, des Alcée
et des Sapho. Le rapport est le môme ; toute la différence serait que
les maîtres de la lyrique ionienne, dorienne et éolienne ont pu se
servir de l'écriture (il n'est d'ailleurs pas certain qu'ils en aient fait un
grand usage), tandis que l'auteur de V Iliade n'avait pas cette res-
source. 11 ne l'avait point, mais il n'en sentait pas le besoin. L'erreur
et le préjugé, l'erreur qui fausse nos jugemens, le préjugé que renou-
vellent sans cesse et qu'enfoncent chaque jour plus avant dans notre
esprit les habitudes du milieu où nous vivons, c'est d'attacher une
importance capitale à l'introduction des signes graphiques. Parce
qu'aujourd'hui nous ne savons plus nous en passer, nous sommes
portés à croire que l'intelligence, avant de les avoir à sa disposition,
a langui dans une sorte d'enfance, qu'elle n'a pu se tendre et se con-
centrer par la méditation en vue de l'acte créateur. Or c'est plutôt
le contraire qu,i est le vrai. Platon l'a si bien montré dans une page
célèbre du Phèdre qui n'a de paradoxal que l'apparence : « Père de
l'écriture, » dit un roi thébain au dieu Thoth qui est venu lui ap-
porter son invention, « par une bienveillance naturelle pour
LA QUESTION HOMERIQUE. 611
ton ouvrage, tu l'as vu tout autre qu'il n'est; il ne produira que
l'oubli dans l'esprit de ceux qui apprennent, en leur faisant né-
gliger la mémoire. En effet, ils laisseront à ces caractères étrangers
le soin de leur rappeler ce qu'ils auront confié aux lettres ', ils ne
s'appliqueront plus à en garder, par leurs propres forces, le sou-
venir intérieur et vivant. »
Rien de plus juste, dans' un certain sens. Sans l'écriture, il est
vrai, point de prose possible, et, par suite, point de science. Seule,
l'écriture permet de classer, de conserver, de consulter à volonté
ces longues séries de faits et de raisonnemens qui fournissent la
matière de l'histoire, des sciences d'observation et des sciences
mathématiques ; mais on ne saurait nier, d'autre part, que, du jour
où l'esprit compte sur la plume pour enregistrer la pensée au fur
et à mesure qu'elle se produit, il n'est plus tenu de garder en lui-
même toute une suite d'idées bien liées, qui, toujours présentes,
reparaissent et défilent au premier commandement, dans l'ordre lo-
gique. Or cet effort suffit pour donner naissance à l'œuvre d'imagi-
nation, au plus beau des poèmes. Là, il n'y a qu'une action à in-
venter et des caractères à développer. Plus la réflexion aura été
prolongée, intense, obstinément fixée sur un même objet, et plus
le poète aura chance d'arriver à voir ses personnages vivre et
s'agiter sous ses yeux, comme des êtres réels ; mieux il se les re-
présentera avec la diversité de leurs physionomies et de leurs gestes
familiers, de manière à lire dans leurs âmes, à savoir d'avance ce
que chacun d'eux devra dire et faire dans telle ou telle circonstance.
Cette vision, par sa force et sa netteté, ira presque jusqu'à l'hallu-
cination. Comme l'esprit humain, tout en changeant d'outils, ne
change pas de nature, aujourd'hui encore la faculté poétique s'exerce
dans des conditions qui rappellent à beaucoup d'égards celles où
étaient placés les inventeurs des plus anciennes fictions, les au-
teurs des premières épopées de l'Inde, de la Grèce et de la Ger-
manie. Il est tel romancier qui ne commence à écrire que lorsque,
à force d'y penser, il a réglé, jusque dans les moindres détails,
toute la marche de son intrigue, lorsqu'il a arrêté tout le canevas
de son dialogue. Tel poète moderne ne remettait au pnpier le dépôt
de son œuvre que le jour où la pièce entière, ode, élégie ou drame,
était achevée dans sa tête ; n'eût été la tentation d'user des instru-
mens que l'on a sous la main, tentation à laquelle on finit toujours
par céder, il aurait composé ainsi, sans trop de peine, tout un vo-
lume. Le difficile, ce n'est donc pas de beaucoup obtenir de la mé-
moire, — plus on lui demande et plus elle donne, surtout quand
elle est aidée par le rythme, — c'est d'avoir du génie, un génie
comme celui qui éclate dans V Iliade.
Dans ces derniers temps, on a demandé souvent à la méthode
612 REVUE DES DEDX MONDES. «te
comparative d'éclairer de ses lumières cet obscur problème de la
question homérique ; on a cherché, dans la Grèce, dans l'Inde, en
Scandinavie, en Germanie, en Espagne, chez les Slaves, enfin un
peu partout, comment les choses s'étaient passées chez les peuples
qui ont eu, eux aussi, sous une forme quelconque, une épopée na-
tionale, oii sont venus s'agréger et se fondre, dans une œuvre d'en-
semble, les principaux mythes et les plus anciennes traditions d'une
race ou d'une tribu, les souvenirs, altérés et embellis par l'imagi-
nation populaire, des grandes luttes héroïques, des migrations aven-
tureuses et des chefs qui les ont conduites. A la suite de ces études,
on a cru pouvoir distinguer, d'une manière générale, dans l'histoire
de ce travail et de cet enfantement poétiques, les deux périodes
que l'on a appelées la période de production et la période de ré-
daction. Le premier de ces termes n'a pas besoin d'être expliqué;
le second désigne l'époque, plus ou moins tardive, où l'on a re-
cueilli, en y faisant un choix, des chants et des récits qui, jusqu'alors,
avaient été conservés, quelquefois pendant plusieurs siècles, par
voie de transmission orale. La distinction est fondée ; pris dans leur
ensemble, les faits la confirment. Il y a donc lieu de l'appliquer à
la Grèce, comme aux autres nations chez lesquelles l'épopée est ar-
rivée à son plein épanouissement, l'épopée, cette fleur merveilleuse
et rare qui ne réussit pas dans tous les terrains et dont ne se pa-
rent pas tous les printemps. En Grèce, la première de ces deux
périodes, c'est celle que remplissent ces aèdes qui ont tiré de la
carrière, qui ont taillé, qui ont amené sur le chantier les matériaux
de l'édifice grandiose que construisit plus tard un maître architecte;
ce qui répondrait à la seconde, ce seraient les poèmes homériques,
ce seraient Y Iliade et V Odyssée. Sans doute, il peut paraître étrange
d'entendre parler de rédaction à propos du legs d'un siècle qui ne
savait pas écrire ; ce mot fait songer tout d'abord au travail d'un
scribe qui fixe sur le papier les fictions qui, jusqu'à ce moment,
ont volé de bouche en bouche. La contradiction n'est d'ailleurs
qu'apparente; elle n'est que dans les termes. Certains peuples,
comme, par exemple, les Scandinaves et les Germains, vivaient à
côté de nations civilisées, qui possédaient l'alphabet depuis des
centaines d'années ; lorsque, chez eux, l'épopée diffuse et populaire
eut fait son temps, lorsque s'éveilla le désir de ramasser les épis
et de lier la gerbe, on avait déjà emprunté à ses voisins l'usage des
lettres. Il n'en était pas de même des contemporains d'Homère;
leurs relations avec les Phéniciens ne remontaient pas assez haut
pour qu'ils leur eussent déjà dérobé le secret
De peindre la parole et de parler aux yeux.
ï
LA QUESIION HOMÉRIQUE. 613
S'ensuit-il que l'esprit grec n'ait point passé par les mêmes
phases, et qu'il n'ait pas, à une heure donnée, éprouvé le même
besoin? Ce besoin, il l'a certainement ressenti, quand se fut
formé, quand eut grossi le trésor des mythes sourians ou sévères
et des beaux contes de batailles et de voyages; mais il l'a
satisfait à sa manière, et ce qui nous étonne comme un vrai tour
de force ne semble pas lui avoir coûté de peine. On ne se
fait pas une juste idée de ce qu'il y a de ressources dans l'intel-
ligence, de sa souplesse et de son élasticité. L'étude compa-
rative des langues, dès qu'elle étend ses recherches au-delà des
limites du monde aryen, suffit à prouver que l'homme emploie à
l'expression de ses idées des instrumens très divers, qu'il tire un
excellent parti de ceux mêmes qui nous paraissent les plus impar-
faits. Ce qui est vrai des idiomes l'est aussi des littératures ;
celles-ci, suivant les temps et les lieux, arrivent à des résultats
presque pareils par des procédés fort différens. Deux phénomènes,
très curieux et tout exceptionnels, caractérisent le premier âge de
la poésie grecque , ce que l'on peut appeler sa période épique.
L'œuvre où sont venus se grouper et s'ordonner les élémens pré-
parés par les générations antérieures, cette œuvre qui fera oublier
toutes ses devancières, s'en distingue par ses proportions plus am-
ples et par sa beauté supérieure; elle est d'ailleurs, elle aussi, fille
de la mémoire, et c'est sur la mémoire reconnaissante et fidèle de
ceux qu'elle a charmés qu'elle compte pour ne pas périr. De plus, il
s'est trouvé que le rédacteur, le compilateur (on a cru quelquefois
que c'était là le sens étymologique du mot Homeros), était un homme
de génie; personne ne contestera ce titre au poète de V Iliade.
A l'heure marquée où tout concourait à favoriser cette entre-
prise, il s'est donc rencontré un poète d'une originalité singulière
qui a pu s'emparer, pour en faire son profit, de tous les fruits du
travail antérieur. Il a employé, tout en les perfectionnant, les
formes rythmiques et la langue poétique qu'avaient créées les
aèdes ; des linéamens encore incertains de la légende, il a tiré le
cadre d'une action restreinte et bien définie ; il a prêté aux traits
des personnages de son drame un air de vie et à leurs paroles un
accent que l'on n'avait pas connus jusqu'alors; il a produit ainsi
une œuvre, V Iliade, qui, tout en se rattachant à ce qui l'avait pré-
cédée et en ne changeant rien aux habitudes du public, a provoqué
tout d'abord une vive admiration, a paru très supérieure à tout ce
que l'on se souvenait d'avoir entendu. Un second poète, presque
égal au premier, quoique son imagination ait moins de puissance
et d'éclat, a composé \'Odys>iâe; il s'était si bien aidé du modèle
qu'il avait sous les yeux, il s'en était si habilement approprié la
langue, il en avait imité avec tant de goût la savante ordonnance,
615 REVUE DES DEUX MONDES.
en introduisant déjà dans son ouvrage plus d'artifice et de com-
plication, que les générations suivantes ont confondu les deux
auteurs, qu'elles n'en ont plus fait qu'une seule personne. Ainsi
attribués au seul Homère, les deux poèmes ont bientôt acquis, dans
tout le monde grec, une situation à part, une popularité qui les
mettait hors ligne et au-dessus de toute comparaison. C'est ce que
démontre un fait capital qui domine toute cette recherche. Les
poètes cycliques ont ajusté leurs poèmes sur V Iliade et sur VOdys-
sée. Pour ne nous occuper ici que de V Iliade, les ChanH eypria-
ques arrêtaient leur récit au jour où Agamemnon et Achille avaient
reçu en prix ces captives, Ghryséis et Briséis, qui devaient devenir
ensuite la cause des malheurs des Grecs ; de même la Petite Iliade
prenait la suite des événemens après la mort de Patrocle et les con-
duisait jusqu'à la chute d'Ilion. Aucun de ces poèmes ne racontait,
avec d'autres incidens, les aventures qui forment la matière même
de V Iliade. Il y a là un des plus forts argumens que l'on puisse
alléguer en faveur de l'opinion que nous avons soutenue. D'après
divers indices, c'est vers le temps des premières Olympiades que
les plus anciens des poètes dits cycliques, Arctinos de Milet, Les-
chès de Mitylène et Stasinos de Gypre, ont repris et continué, dans
des conditions nouvelles, avec l'aide de l'écriture, la tâche qu'Homère
avait si brillamment inaugurée, la coordination de tous ces récits
où s'était jouée librement la fantaisie des premiers chanteurs épi-
ques ; or si, dès ce moment, V Iliade assujettissait ainsi les poètes
du Cycle à certaines données qu'ils n'étaient pas libres d'écarter,
si elle leur prescrivait et le point de départ et le terme de leurs
narrations, c'est qu'elle était déjà constituée, c'est que ce grand
corps avait déjà la stature et les contours que nous lui connaissons.
U Iliade de l'antiquité classique, notre Iliade, existait donc au milieu
du viii^ siècle ; on peut le conclure de l'influence qu'elle a exercée
sur la formation des poèmes cycliques, comme on a, de nos jours,
affirmé l'existence de la planète Neptune, sans la voir, diaprés les
mouvemens qu'elle imposait aux astres voisins.
Tout indirecte qu'elle soit, cette preuve n'en a pas moins une
valeur sérieuse, que n'a pu méconnaître M. Croiset; il ne cherche
point à nier qu' Arctinos, quand « il entreprit de compléter V Iliade
par le dehors en la continuant, » l'ait connue telle, à quel-
ques détails près, que la lisait Hérodote; mais si, selon lui, V Iliade
ressemblait dès lors à « cet être vivant, un et complet » auquel
Aristote devait plus tard la comparer, elle n'était pas née avec ce
caractère ; il n'y avait pas été imprimé par une pensée ordonna-
trice et maîtresse, par celle du poète qui avait eu le premier l'idée
de raconter la dispute d'Achille avec Agamemnon et ses consé-
quences funestes. Ce poète n'aurait composé que quelques chants,
LA QUESTION HOMERIQUE. 615
tels que là Querelle, les Exploits d'Agamemnon, V Ambassade, la
Patroclie, les Adieux d' Hector et d' Andromaque , la Mort d'Hec-
tor. Ces chants répondaient bien aux phases principales d'une même
action ; mais c'était là le seul lien qui les réunît, lien bien faible et
bien lâche ; dans ce premier état, ils n'étaient même pas rattachés
les uns aux autres par des transitions qui permissent de les réciter
à la suite ; ils ne formaient pas une série continue. La beauté de
ces narrations leur aurait aussitôt valu l'avantage de jouir auprès
du public contemporain d'une faveur exceptionnelle ; ceux qui les
répétaient, pour aller au-devant des désirs de leurs auditeurs, se
seraient appliqués à étendre ce thème devenu si vite populaire ; ils
auraient obtenu ce résultat au moyen de ce que M. Groiset appelle
les chants de développement et les chants de raccord. Ce travail
aurait été poursuivi, pendant un sièc'e et plus, de l'an 900 environ
jusque vers les premières Olympiades, par les membres de cette
école de chanteurs épiques que l'on nommait les Homérides, et qui
paraissent avoir habité surtout l'île de Chios; il aurait créé cet en-
semble et fait l'unité là oii il n'y avait d'abord que des chants con-
nexes, mais isolés, des fragmens épars.
Nous ne saurions suivre ici M.Croisetdans le compte qu'il rend de
cette opération. Malgré tout ce qu'il y a d'ingénieux dans ses remar-
ques etde subtil dans ses raisonnemens, il n'arrive pas plusqueceux
qui l'ont précédé dans cette voie à faire comprendre comment l'unité
a pu sortir de la multiplicité. On parle de noyaux de cristallisation,
ou bien d'un centre organique autour duquel seraient venues se
grouper, par l'effet d'une sorte d'attraction, les parties les plus ré-
centes du poème. Ce sont là dépures métaphores, et, comme dit le
vieux proverbe, comparaison n'est pas raison. Un poème n'est ni un
minéral, ni une plante; c'est une simple projection de la pensée, une
suite de pensées traduites par des mots; or ce qu'il faudrait allé-
guer, pour rendre vraisemblable l'hypothèse que l'on propose, c'est
un autre exemple, bien attesté, d'un beau poème qui, avec cette
unité de composition et de ton, serait, comme Vico le disait de
l'Iliade, l'œuvre non pas d'un homme, mais de toute une nation.
Nous ne discuterons pas non plus, — il y aurait trop à dire, —
le critérium auquel M. Groiset prétend reconnaître les parties du
poème qui appartiennent à Homère, c'est-à-dire au plus ancien et
au mieux doué des nombreux auteurs de V Iliade. 11 analyse deux
ou trois chants où il croit trouver la première esquisse de toute la
fable ; puis il attribue ou il retire à Homère les autres rapsodies
suivant qu'elles ressemblent à ces chants qu'il a pris comme types
ou qu'elles en diffèrent. En. partant de ce principe, ce qu'il refuse
de porter à l'actif d'Homère, ce n'est pas seulement tout ce qui
peut sembler languissant et médiocre, c'est encore plus d'un mor-
616 REVUE DES DEUX MONDES.
ceau justement admiré, sous ce prétexte que les beautés n'en sont
pas du même ordre et du même genre que dans les chants qu'il
considère comme primitifs ; il n'y retrouve pas ce qu'il appelle « la
grande manière homérique. » L'entrevue de Paris et d'Hélène après
le combat singulier, la scène où Hélène, sous les yeux des vieillards
troyens, monte aux murs de Troie pour nommer à Priam les princi-
paux chefs de l'armée grecque, la rencontre d'Héra etdeZeus sur le
sommet de l'Ida, enfin jusqu'à la merveilleuse prière de Priam
prosterné aux pieds d'Achille, tout cela est fort beau sans doute,
mais n'appartient plus à Homère. Que penser d'une méthode qui
aboutit à de pareils résultats? Est-il rien de plus hasardé, de
plus arbitraire, de plus dangereux? En procédant ainsi, on aurait
bientôt fait de démontrer que le même homme ne peut avoir
écrit Macbeth, le drame le plus sombre et le plus tragique qui
fut jamais, et les charmantes fantaisies du Songe d'une nuit
d'été. Dans Victor Hugo, sans parler du poète dramatique, on
trouverait au moins quatre poètes différens : celui des premières
Odes, celui des Feuilles d'automne et des Chants du crépuscule,
celui des ChâtimenSy celui de la Légende des siècles.
Restent les contradictions que l'on a signalées dans V Iliade. A
tout prendre, elles sont sans importance et ne portent que sur des
détails. On en a relevé de plus graves dans des livres tels que
Y Enéide et le Don Quichotte, livres dont chacun n'a qu'un auteur,
un auteur qui savait écrire et qui pouvait se relire. D'ailleurs, ces
légères discordances s'expliquent encore mieux dans l'hypothèse
d'un poème, né d'un effort unique, que dans celle d'un ouvrage qui,
composé de pièces de rapport, aurait été l'objet de plusieurs revi-
sions successives, revisions au cours desquelles on aurait remarqué
et fait disparaître ces incohérences. Quant aux inégalités de l'exé-
cution, il n'est pas nécessaire, pour en rendi'e raison, de supposer
la collaboration de plusieurs poètes qui ne pouvaient avoir tous le
même génie. Quelque soigné qu'il soit, tout récit étendu comporte
des parties secondaires, des morceaux de transition, qui ne sauraient
avoir le même intérêt et le même éclat que les scènes capitales.
De tout temps, d'ailleurs, l'inspiration a eu ses défaillances. Peut-on
citer un poète, je dis des plus grands, qui, dans une œuvre de longue
haleine, soit partout égal à lui-même ? Pourquoi ne pas admettre
avec Horace, en toute simplicité, que, lui aussi, le bon Homère
sommeille quelquefois,
Quandoque bonus dormitat Homerus?
Qu'on ne s'y trompe point : nous no nous flattons pas d'avoir
prouvé l'existence d'Homère. De tels problèmes ne sont passuscep-
LA QUESTION HOMÉRIQUE. 617
tibles d'une solution rigoureuse, qui s'impose comme une vérité
démontrée. Tout ce que l'on peut se proposer, en pareille matière,
c'est de faire voir que l'hypothèse pour laquelle on se prononce est
encore celle qui offre le moins de difficultés, celle qui est le mieux
d'accord avec l'ensemble des faits sur lesquels a pu porter l'obser-
vation, et avec ce que l'on sait des lois auxquelles est soumis le
développement de l'esprit. Sans doute, ce? n'est qu'au prix d'un
puissant effort pour nous détacher de toutes nos habitudes et pour
sortir de nous-mêmes que nous arrivons à admettre cette concep-
tion d'un poète illettré composant de tête un poème qui, si large
que l'on fasse la part aux interpolations, devait bien avoir, de pre-
mier jet, au moins dix mille vers. Ce qui ajoute à notre embarras,
c'est que ce poème a certains des caractères de ces œuvres sa-
vantes qui viennent, vers le moment oii s'achève un mouvement
littéraire, faire oublier, par l'harmonie de leurs proportions et par
la perfection de leur forme, tous les essais antérieurs, tous ces ou-
vrages d'où elles ont tiré les élémens de la langue qu'elles em-
ploient, des idées qu'elles expriment et des personnages qu'elles
créent. Un pareil phénomène déconcerte et surprend la critique ;
elle a peine à s'expliquer cette alliance d'une naïveté si sincère et
d'un art si consommé; elle comprend mal comment ce poète, chez
qui la pensée a des teintes d'aurore et qui a pris la première fleur
de tous les senlimens humains, est en même temps un maître d'une
habileté si prodigieuse, un maître que l'on imitera désormais sans
l'égaler.
iNous ne nous dissimulons pas ce qu'il y a là d'insolite et
d'étrange ; nous croyons pourtant avoir montré que l'Homère mul-
tiple et flottant de Wolf et de ses continuateurs est encore plus
invraisemblable que l'Homère de la tradition, ou tout au moins
(jue celui dont nous avons entrevu l'image et dessiné le rôle.
V Iliade telle que nous la connaissons reste, il est vrai, quel({ue
chose d'unique en son genre, une sorte de miracle du génie poéti-
([ue de la Grèce ; mais, après tout, elle est moins inexplicable
qu'une Iliade à laquelle je ne sais combien de poètes auraient mis
la main, et qui se serait, pour ainsi dire, faite toute seule, ou
que celle des commissaires de Pisistrate, que V Iliade par une So-
viété de gens de lettres, comme disait Sainte-Beuve. Toutes ces
théories, qui n'éclairent rien et qui ne font que rendre les ténèbres
plus épaisses, n'ont de spécieux que leur partie négative. Ne serait-
il pas sage d'en revenir au mot de La Bruyère : « On n'a guère
vu jusqu'à présent de chef-d'œuvre de l'esprit qui soit l'ouvrage de
plusieurs. »
George Pekrot.
LE
DUC DE RICHELIEU
EN RUSSIE ET EN FRANCE
Nous avons déjà signalé la féconde activité de la Société impériale
d'histoire de Russie, dont l'emperenr Alexandre Itl, avant son
avènement au trône, était le président. Elle a organisé d& vastes
recherches dans les archives de l'empire et des états étrangers,
dans les collections privées comme dans les collections publiques.
Ses publications, dont les premières datent de 1867, comprennent
aujourd'hui tout près de soixante volumes. Elles intéressent au plus
haut degré non-seulement l'histoire de la Russie, mais la nôtre
et celle de toute l'Europe. Je prendrai comme exemple un des
volumes les plus récemment parus et dont l'éditeur est M. Alexandre
Polovtsof, sénateur de l'empire, actuellement président de la so-
ciété. Ce livre ne renferme pas moins de deux cent cinquante-cinq
pièces, tirées surtout des archives russes ou du dépôt de notre mi-
nistère des affaires étrangères. Toutes ces pièces ont été publiées
dans la langue des originaux, c'est-à-dire en français : il n'y a de
russe que le titre du volume, les tables des matières et la savante
préface de l'éditeur. Toutes sont relatives à l'un des personnages
les plus importans à la fois de l'histoire de Russie et de l'histoire
de France : ce duc de Richelieu, qui fut le créateur du port d'Odessa
et le colonisateur de la Petite-Russie, et qui, cinquante-trois ans
avant M. Thiers, fut le libérateur du territoire.
Chose singulière, cet homme, qui fut l'un des plus grands du
xix^ siècle, n'a pas encore son historien. On peut dire que nous
n'avons sur lui que des pages détachées; d'une part, les années
LE DUC DE RICHELIEU. 619
qu'il passa hors de France n'ont été racontées que dans les histoires
locales consacrées à Odessa et à la Russie du Sud, comme celles de
Skalkovski et de Smolianinof, et dans la récente monographie de
M. Pingaud intitulée : le Bue de lUehelieu en Russie (1) ; d'autre
part, c'est dans les histoires générales de la restauration, celles de
Vaulabelle, Viel-Gastel, Alfred Nettement, M. Hamel, qu'il faut cher-
cher son rôle comme premier ministre et ministre des affaires
étrangères en France. Sa vie a été si singulièrement partagée entre
le service de Russie et le service de France qu'elle semble deman-
der à ses historiens des compétences toutes différentes et la con-
naissance de deux mondes tout à fait dissemblables. Cependant les
deux parts qu'il a faites dans son existence s'expliquent l'une par
l'autre, la seconde par la première. On ne comprendrait pas l'in-
fluence salutaire qu'il a eue sur Alexandre I" et l'étendue des
droits qu'il avait à son concours, si on ne pouvait apprécier
l'étendue des services qu'il lui avait rendus comme gouverneur
d'Odessa et de la Russie méridionale. C'est parce qu'il avait donné
à ce souverain tout un royaume, en peuplant de vastes déserts et
en créant ce nouveau monde qui s'appelle la Aouvelle-Bussie, qu'il
lui a été possible ensuite de sauver les provinces françaises de l'Est
et de nous conserver l'Alsace et la Lorraine : Odessa avait payé
d'avance la rançon de Strasbourg et de Metz.
Nous allons essayer d'esquisser cette vie de Richelieu dans son
ensemble et dans sa logique ; nous la raconterons à l'aide des notes
rédigées, peu de temps après sa mort, par la duchesse de Riche-
lieu, le comte de Langeron, le négociant Sicard, à l'aide aussi de
quelques fragmens autobiographiques de Richelieu lui-même, mais
surtout à l'aide des rapports adressés par lui à son impérial ami, de
sa correspondance avec ce prince et avec les hommes d'état russes
sous les règnes de Catherine II, Paul I" et Alexandre; nous insis-
terons sur les faits qui ont pu échapper à ses biographes précédens
et dont nous devons la révélation à M. Polovtsof. Nous montrerons
successivement Richelieu dans ses années de jeunesse, puis gou-
verneur d'Odessa et de la Petite-Russie, puis premier ministre de
Louis XVIII, à deux reprises, de 1815 à 1822.
I.
Armand-Emmanuel-Sophie-Septimanie du Plessis, né à Rordeaux
en 1766, est le cinquième duc de Richelieu : le premier fut le grand
cardinal, ministre de Louis XIII; le second, un petit neveu du car-
dinal-duc ; le troisième, le célèbre maréchal , le vainqueur de Minorque
(1) Dans son livre intitulé les Français en Russie et les Russes en France.
620 REVDE DES DEUX MONDES.
et de Glosterseven ; le quatrième, le duc Joseph, père de notre héros.
Celui-ci a porté successivement trois titres : il fut d'abord comte de
Chinon ; puis, en 1788, à la mort du maréchal, duc de Fronsac ;
enfin, en 1791, à la mort de son père, duc de Richelieu. A qua-
torze ans, on lui avait fait épouser Rosalie de Rochechouart ; mais,
aussitôt après la cérémonie, on l'avait fait partir avec son précep-
teur, l'abbé Labdan, pour un voyage qui ne dura pas moins de
quatre ans (1780-178/i), et pendant lequeHl visita l'Italie, la Suisse,
l'Allemagne et les Pays-Bas. Cette alliance si précoce, réduite
d'abord à une simple formalité, était un de ces mariages de con-
venance, si fréquens dans la société du xviii® siècle, où les deux
familles vovaient surtout l'union de deux fortunes et de deux bla-
sons. Richelieu et sa femme, qui semblent avoir eu l'un pour l'autre
surtout de l'estime, du respect, de l'amitié, ont passé ensemble bien
peu de jours : la duchesse se trouva séparée du duc d'abord par les
campagnes contre les Turcs, puis par la révolution et l'émigration,
enfin par les quatorze années que Richelieu consacra à l'administra-
tion de la Nouvelle-Russie. Elle lui survécut, et, enl82/i, à la prière
de M. Laine, rédigea une Notice sur l'illustre défunt.
Richelieu, de retour à Paris, reçut une charge à la cour et le
grade de sous- lieutenant dans un régiment de dragons. Il eût pu
mener la vie frivole des jeunes courtisans, mais il ne leur ressem-
blait guère ; surtout, il ne tenait en rien de son aïeul, le galant ma-
réchal. « Né avec un esprit plus solide que brillant, nous dit le comte
de Langeron, peu fait pour la frivolité de la société de son temps, il
y portait une réserve, disons même un embarras et quelquefois un
air de pédanterie dont les causes étaient trop respectables pour qu'on
osât en plaisanter ; sa vertu en imposait même aux jeunes gens de
son âge, qui l'estimaient, en s'éloignant de lui ; il n'était pas à leur
hauteur et se trouvait déplacé avec eux ; il était timide et embar-
rassé avec les femmes... » Il avait fait de bonnes études classi-
ques ; il avait voyagé, et ses notes de voyage montrent avec quel
esprit d'observation et quel sérieux. Tandis que les Français de son
temps affectaient volontiers de ne savoir que leur langue, il surpre-
nait agréablement les étrangers par la facilité avec laquelle il
parlait l'allemand, l'anglais ou l'italien et, plus tard, le russe. Des
idées à la mode, il ne s'était assimilé que les plus pratiques ; il était
plutôt de l'école des physiocrates que de celle des philosophes, et
la nouvelle économie politique lui était familière.
Tout le monde était frappé de sa ressemblance physique avec
son grand-père, dont il différait si fort au moral : « il était d'une
taille élevée et élancée, fort maigre, un peu voûté; » d'une figure
charmante, en ses années de jeunesse, et qui resta agréable jusqu'à
la fin de sa vie ; avec « deux grands yeux noirs pleins de feu ; » un
LE DUC DE RICHELIEU. 621
peu myope; le teint fort brun, les cheveux crépus et très noirs,
mais qui devaient blanchir de bonne heure. A la cour de Louis XVI,
il parut un puritain ; s'il avait vécu plus avant en notre siècle, on
n'eût pas manqué de le classer parmi les doctrinaires. Malgré ses
origines méridionales, sa naissance bordelaise, son teint brun, son
titre gascon de Fronsac, c'était presque un homme du Nord par son
tempérament moral. Il aimait les Allemands, constate encore Lan-
geron : « L'estimable bonhomie de leur société et leur ton senten-
tieux et froid convenaient à son esprit. » S'il tenait, par quelque
côté, à la brillante jeunesse, à la gentilhommerie de son temps,
c'était par la passion des armes ; mais dans son courage même il
semble qu'il soit entré moins de fougue que de froide intrépidité.
L'oisiveté de la vie de cour et de garnison lui pesait : à peine ce
u petit duc, » encore comte de Chinon, avait-il retrouvé sa jeune
épousée, qu'il songeait déjà à quitter Paris. En 1787, — il avait alors
vingt et un ans, — à la nouvelle de la déclaration de guerre entre les
Turcs et les Russes, il demanda au roi la permission de prendre
du service en Russie. Le genius qui devait gouverner toute sa car-
rière le hantait déjà. Cette démarche contrariait-elle les vues poli-
tiques du cabinet de Versailles? ou le roi fut-il choqué de voir
qu'un jeune homme, qui, par grâce insigne, avait obtenu la charge
de premier gentilhomme de la chambre, ne parût pas estimer à son
prix une si haute valeur? Tout ce que nous savons, c'est qu'on re-
fusa la permission demandée. Richelieu resta donc en France, et la
révolution naissante l'y trouva. La duchesse nous dit que, tout au
commencement de cette crise, il était de ceux qui désiraient la
réforme des abus, qu'il eut « ce rêve des belles âmes, le bonheur
du peuple, » mais que ces sentimens n'altérèrent point son amour
pour son roi. Aux journées d'octobre, il accourut de Paris à Ver-
sailles, à pied, par un chemin détourné, afin d'avertir le roi de l'ar-
rivée des bandes parisiennes. Il lui donna le conseil de se mettre à j,
la tête de ses gardes, d'évacuer le château et de se porter en arrière, s
en lieu sûr. Louis XVI, ici encore, n'osa prendre la décision hardie ^
qui eût pu le sauver. On ne voit pas que Richelieu ait pu rendre
d'autres services à une cause désormais perdue. La révolution pa-
rait lui avoir rendu la liberté qui lui avait été refusée par le roi en |l
1787; il put voyager en Allemagne, séjourner à Francfort, puis à
Vienne. Tout cela le rapprochait de la Russie, l'acheminait vers sa
destinée.
Dans ses impressions de voyage en Allemagne, on trouve de nom
breuses observations sur l'agriculture, l'industrie, le commerce,
les routes, la population, les réformes de Joseph II, un sentiment
très vif des beautés de la nature, et aussi de piquantes remarques
sur les princes et principicules de l'empire. Il y a là toute une ga-
622 REVUE DES DEUX MONDES.
lerie de portraits : l'archevèque-électeur de Mayence, « d'un esprit
rétréci et d'un orgueil précisément en raison inverse de sa nais-
sance, » distingué surtout u par la foule de valets grands et petits
qu'il traîne à sa suite, » n'ayant pas moins de mille quatre cents
personnes dans son cortège, « y compris M"" de Gudenhofen, nou-
vellement créée comtesse, et qui fait chez lui les fonctions de premier
mmistre ; » l'archevèque-électeur de Cologne,. « dont la politesse,
surtout à l'égard des Français, est à peu près nulle, » mais qui ne
manque pas d'esprit et auquel on peut même reprocher de a trop
sacrifier au plaisir de le faire briller; » l'archevèque-électeur de
Trêves, dont Richelieu affirme qu'il n'a « jamais vu de prince plus
poli, plus affable et surtout doué d'un tact plus fm ; » le landgrave
de Hesse, qui fait la traite de ses soldats, s'imagine, à force de
pédantisme militaire, copier le grand Frédéric, et, dans ses ma-
nœuvres de parade, se donne un mouvement prodigieux, croyant
que toute l'Europe a les yeux sux lui; » enfin, « cette foule de
princes, comtes et barons d'empire, tous souverains comme le roi
de France l'était autrefois, régnant sur deux villages et la plupart
sur une multitude de quadrupèdes ordinairement en beaucoup plus
grand nombre que leurs sujets, et parmi lesquels on pourrait leur
assigner une place à beaucoup plus juste litre que parmi les têtes
couronnées. » Richelieu eut la bonne fortune d'assister aux fêtes du
couronnement de Léopold à Francfort, et son récit complète heu-
reusement ceux que Goethe, Lang et Forster nous ont laissés sur
ces solennités impériales. Même en Allemagne, Richelieu retrouve
l'écho de nos divisions politiques : il entend parler des patriotes et
il entend discourir les émigrés. Il est surtout affecté de la violence
et de la légèreté de ces derniers :
Je désirerais» bien vivement, écrit-il, de pouvoir persuader à cette
multitude de Français qu'à mon grand étonnement et à celui de tous
le^ gens qui les entendaient solliciter, prier, pour engager les princes
à èe liguer et à envahir leur patrie, que ce serait pour eux-mêmes
un très fâcheux et très malheureux événement. En effet, ils connaisr
sent assez l'esprit de vertige qui règne maintenant en France pour
savoir qu'au premier bruit de l'entrée des troupes allemandes, la
reine, peut-être le roi, et surtout tout ce qui, dans chaque province,
aurait le vernis d'aristocratie, noble ou ecclésiastique, serait impi-
toyablement massacré... Je puis, sans hasarder la vérité, affirmer
qu'une des raisons pour lesquelles les Français ont été mal reçus à
Francfort, c'est la véhémence de leurs propos et leurs fréquentes et
instantes sollicitations pour qu'il se forme une ligue contre la France.
Ainsi, dans ces simples notes de voyage, on voit déjà se dessiner.
LE DUC DE RICHELIEU. 623
chez le jeune officier de vingt-quatre ans, l'économiste qui renou-
vellera la face de la Nouvelle-Russie et l'homme d'état qui, en
France, luttera courageusement contre les violences des ultra.
A Vienne, il rencontre le prince Charles de Ligne et le comte de
Langeron, dont le nom devait être un jour inséparable du sien. Ces
trois jeunes gens dînaient ensemble chez le vieux prince de Ligne,
lorsqu'un officier, arrivé en courrier de l'armée russe, vint leur
annoncer que celle-ci allait mettre le siège devant Ismaïl. « Il
ajouta, comme par un pressentiment, que le siège serait sûrement
très vif, que le pacha qui commandait dans la place était un homme
courageux, qu'à la tête d'une garnison nombreuse il attendrait
l'assaut, qui ne pouvait manquer d'être très chaud. Il n'est pas
inutile de dire que cet homme tirait de sa tête toutes ces savantes
conjectures. » Aux premiers mots du courrier, Richelieu regarde
le prince Charles ; celui-ci le regarde aussi, et, ajoute Langeron
dans sa Notice, « ils se devinent : leurs âmes étaient faites pour
s'entendre. — Allons-y! s'écria le jeune Richelieu. — Lâche qui
s'en dédit î » répliqua Charles. Et le départ est décidé.
Le vieux prince de Ligne pleura bien un peu ; mais il ne put
qu'encourager son fils. Richelieu n'avait personne pour l'encoura-
ger, mais personne aussi pour le retenir. C'était bien, cette fois,
son étoile qui se levait et qui lui montrait le chemin. Et puis, nous
dit le duc, « j'étais las de porter toujours un uniforme sans avoir
jamais reçu un coup de fusil. » Le voyage projeté n'était pas pré-
cisément une partie de plaisir : il s'agissait de 500 lieues à par-
courir, en grande partie par des pays déserts, par un hiver déjà
rigoureux, presque sans bagages, sans équipage et, en ce qui con-
cerne Richelieu, avec peu d'argent. Le 10 septembre avait eu lieu
ce dîner mémorable: le 12, à deux heures du matin, Charles de
Ligne et Richelieu se mirent en route. Langeron était parti la
veille.
On ne manqua pas, raconte le duc, de discourir beaucoup à Vienne
sur ce départ précipité. Tous les gens de poids, toutes les têtes froides,
accoutumés à envisager en tout sens le parti qu'ils prennent et à ne
rien donner à la fortune, blâmèrent ouvertement notre résolution, et
la légèreté française joua un grand rôle dans leur critique.
Ils traversèrent la Moravie, la Silésie, la Gallicie, et Richelieu
reprend son carnet de voyage pour nous faire part de ses observa-
tions sur les résultats de l'administration autrichienne dans les pro-
vinces polonaises. A mesure qu'ils avançaient, le pays devenait
plus sauvage : en Bukovine , en Moldavie , on se trouvait déjà en
pleine barbarie. Mais, assure le noble aventurier, « je puis assurer
62Ù REVUE DES DEUX MONDES.
que, même versés dans un fossé plein de neige, au milieu de la
nuit, l'idée d'être fâchés d'être partis de Vienne ne nous est pas
venue. »
C'est ainsi, après dix jours et dix nuits de voyage, qu'on arriva
à Bender, le quartier-général du prince Potemkin (prononcez Pa-
tiômkine). Là, on retrouva d'autres Français, que la passion des
armes avait également chassés des antichambres de Versailles et dé-
portés en ces régions désolées, entre autres le vaillant comte Roger
de Damas. En même temps, on eut une déception cruelle : on
apprenait qu'il n'avait jamais été question d'assaillir ïsmaïl, que la
campagne était finie, à telles enseignes que Damas se disposait à
rentrer en France. Cependant on se présenta à l'audience de Po-
temkin, et Richelieu eut la première révélation de cette Russie
encore tout asiatique de Catherine II. Il a une jolie page sur le
personnage étrange, qui semblait moins le généralissime d'une armée
européenne qu'une sorte de grand-vizir de la sultane chrétienne,
un satrape ou un pacha délégué par elle pour régner sur un pays
cinq ou six fois plus vaste que le royaume de France :
Rien ne^m'avait préparé, nous dit Richelieu, au spectacle qui frappa
mes yeux en entrant dans le salon du prince : un divan d'étoffe d'or
sous un superbe baldaquin, cinq femmes charmantes mises avec tout
le goût et la richesse possibles, une sixième vêtue avec toute la ma-
gnificence du costume grec, couchée sur des coussins à la manière
orientale. Le prince Potemkin assis seul auprès d'elle, vêtu d'une
espèce de pelisse fort large, assez semblable à nos robes de chambre.
C'est le vêtement qu'il affectionne le plus, et souvent il n'a que celui-là,
parce que, dessous, il peut être quasi nu. Cinquante officiers de tout
grade, debout, garnissant le fond de la salle, qui était éclairée par
un très grand nombre de bougies...
Le prince Potemkin, dont le pouvoir, surtout à l'armée, ne connaît
point de bornes, est un de ces hommes extraordinaires, aussi diffi-
ciles à définir que rares à rencontrer, mélange étonnant de gran-
deur et de faiblesse, de ridicule et de génie... Il possède, tant au
moral qu'au physique, beaucoup de celte supériorité qui imprime le
respect et captive l'obéissance. Sans avoir voyagé et sans presque ja-
mais lire, il réunit des connaissances très étendues dans tous les
genres... On peut dire de lui que, s'il ne lit pas les livres, au moins
il lit les hommes... Il pompe les connaissances des gens qu'il ren-
contre, et, sa mémoire le servant à souhait, il s'approprie sans peine
ce que les autres hommes ne se procurent qu'à force de peines et de
travaux... L'habitude de l'autorité, la certitude de maîtriser tout jus-
qu'à l'opinion, surtout dans un pays où elle est presque sans force,
fait que ce que l'on nomme dans un autre pays le respect humain n'a
LE DUC DE RICHELIEU. 625
aucune influence sur sa conduite... La position où le prince Potemkin
se trouve à l'égard de l'empire russe surpasse tout ce que l'imagination
peut se figurer de plus absolu. Rien n'est impossible à sa puissance :
il commande aujourd'hui depuis le mont Caucase jusqu'au Danube, et
il partage encore avec l'impératrice le reste du gouvernement de l'em-
pire. Ses richesses sont immenses... Il prend à sa volonté dans toutes
les caisses... Plusieurs tables nombreuses et magnifiquement servies,
une foule de valets de tous étages, des comédiens, des danseurs, un
orchestre, tout ce qui peut servir aux plaisirs d'une capitale accom-
pagne le prince Potemkin au milieu des camps et du tumulte des
armes... La crainte de n'être pas cru peut seule empêcher de rappor-
ter les choses inconcevables en tout genre qu'opère un simple signe
de sa volonté.
C'était à se demander si nos deux Français n'étaient pas tombés
dans le camp turc en croyant arriver à l'armée russe. Le prince Po-
temkin les reçut « d'une manière très distinguée, » les admit pen-
dant trois jours à sa table. Bientôt l'expédition rêvée par eux de-
vint H de plus en plus vraisemblable. » Le troisième jour au soir,
le prince les expédia sur Ismaïl. Lui-même se dispensa de s'y
rendre : « des raisons politiques et, peut-être plus que tout, l'envie
de ne pas quitter la princesse Dolgorouki dont il était fort épris,
l'en empêchèrent. »
Au camp sous Ismaïl, on se canonnait déjà. Richelieu put admi-
rer la bravoure du soldat russe, qu'il proclame a le meilleur soldat
de l'Europe, » mais il fut étonné de l'insuffisance dans le comman-
dement, de l'encombrement, du désordre barbare, qui présidaient à
toutes les opérations. Dans les attaques, les troupes étaient si mal
dirigées qu'elles croisaient leurs feux et qu'il tombait plus de Russes
par les balles de leurs camarades que par celles des Turcs. Jamais
le gentilhomme français n'aurait pu imaginer que la vie humaine
pût avoir si peu de prix. Les soldats ne se ménageaient pas plus
que leurs officiers ne les ménageaient. On gaspillait leur sang comme
s'il n'eût été d'aucune valeur. Après le combat, l'ignorance des
chirurgiens russes était telle et le service de santé si mal organisé
que tout blessé était un homme mort. ?s 'était-on pas assuré de
combler les vides avec le recrutement? et qu'était un soldat, après
tout, sinon un serf arraché à la glèbe et revêtu de l'uniforme? « On
frémit en pensant à l'horrible consommation d'hommes qui se fait
inutilement dans cette armée. »
Beaucoup de temps et beaucoup de vies furent dépensés dans
une série d'attaques mal conçues et mal exécutées, à la fois aventu-
reuses et timides ; les chefs se disposaient à lever le siège, et l'on
TOME LXXXIV. — 1887. 40
626
REVUE DES DEUX MONDES.
embarquait déjà les canons sur la flottille delalvilia, lorsqu'un ordre
arriva de Bender. Potemkin enjoignait « non à' attaquer, mais de
prendre la place. » En même temps, cet original envoyait au camp
un autre original, l'homme le plus propre à relever le moral des
chefs et à fanatiser les soldats, le comte Souvorof, le futur capitaine
des batailles d'Italie et d'Helvétie.
Cet homme singulier, écrit Richelieu, qui ressemble plus à un chef
de Cosaques ou de Tatars qu'au général d'une armée européenne, est
doué d'une intrépidité et d'une hardiesse peu communes... Ses succès,
fortifiant le préjugé commun à tous les [lusses de l'in milité des pré-
cautions et de la science contre les Turcs, augmentent encore leur in-
souciance totale pour tout ce qui compose l'art de la guerre. La ma-
nière de vivre, de s'habiller et de parler du comte Souvorof est aussi
singulière que ses opinions militaires... 11 mange dans sa tente,
assis par terfe autour d'une natte, sur laquelle il prend le plus dé-
testable repas... Il s'endort ensuite pendant quelques heures, passe
une partie de la nuit à chanter, et, à la pointe du jour, il sort
presque nu et se roule sur l'herbe, assurant que cet exercice lui
est nécessaire pour le préserver des rhumatismes. Il n'a point
de chevaux à lui et, lorsqu'il veut faire une reconnaissance, il
monte sur le premier cheval de Cosaque qu'il rencontre; il part à
toutes jambes; il va ainsi jusque sur le bord du fossé, sans s'em-
barrasser ni des coups de canon, ni du danger réel d'être pris... S'il
n'esc pas insensé, il dit et il fait du moins tout ce qu'il faut pour le
paraître; mais il est heureux, ti cette qualité, dont Mazarin faisait tant
de cas, est, à bon droit, fort estimée de l'impératrice et du prince Po-
temkin.
Voilà sous les ordres de qui notre brillant genfdhomme de Ver-
sailles allait faire ses premières armes. Le 20 octobre, on adressa
une dernière sommation aux Turcs; le 21 éclata une effroyable
canonnade, a la plus terrible dont l'histoire de la guerre fasse men-
tion ; » le 22, on donna l'assaut.
Cette sanglante journée a fait une vive impression sur Richelieu,
et son récit en prend parfois une puissance descriptive et une in-
tensité de pittoresque remarquables. Il nous peint cette ville d'Is-
maïl, « véritable volcan dont le feu sortait de toutes parts; » ce
« cri universel de Allah! qui se répétait tout autour de la ville » et
auquel répondait le cri de guerre des Russes; les décharges de
mousqueterie si multipliées qu'il n'avait « jamais vu à l'exercice
un feu de file aussi nourri et aussi soutenu ; » les soldats affolés,
sourds aux commandemens, épuisant dans une fusillade forcenée
leurs dernières cartouches ; les cris des femmes et des enfans qu'on
LE DUC DE RICHELIEU. 627
massacre ; les Tares subissant la mort avec l'impassibilité du fata-
lisme; l'ardeur du régiment de Polotski,à la tête duquel son aumô-
nier, voyant que tous les officiers étaient tués, se place bravement,
le crucifix d'une main et le sabre de l'autre, promettant, comme un
apôtre de l'islam, la couronne du martyre à ceux qui marcheraient
en avant, menaçant de l'enfer. ceux qui reculeraient; la fureur des
victorieux portée à un tel paroxysme que, « malgré la subordination
qui règoe dans les troupes russes, le prince Potemkin, l'impératrice
elle-même, n'auraient pu, malgré toute leur puissance, sauver la
vie à un Turc; » enfin cette effroyable boucherie de 30,000 musul-
mans, dont plus de 2,000 femmes et enfans, et dont le récit étonna
Potemkin lui-même et lui fit passer l'envie de visiter sa conquête.
J'aperçus, raconte le duc, un groupe de quatre femmes égorgées,
entre lesquelles un enfant d'une figure charmante (une jeime fille de
dix ans) cherchait un asile contre la fureur de deux Cosaques qui
étaient sur le point de la massacrer... Je n'hésitai pas à prendre entre
mes bras cette infortunée, que ces barbares voulurent y poursuivre
encore. J'eus bien de la peine à me retenir et à ne pas percer ces mi-
sérables du sabre que je tenais à la main. Je me contentai cependant
do les éloigner, non sans leur prodiguer les coups et les injures qu'ils
méritaient, et j'eus le plaisir d'apercevoir que ma petite prisonnière
n'avait d'autre mal qu'une coupure légère que lui avait faite au visage
le même fer qui probablement avait percé sa mère. Je découvris, en
mêuie temps, qu'une petite médaille d'or, qui pendait à son cou avec
une chaîne du même métal, représentait l'image du roi de France.
... Cette dernière circonstance acheva de m'attacher entièrement à elle ;
et, comme ehe vit, par le soin que je prenais à la préserver de tout
danger, que je ne voulais lui faire aucun mal, elle s'accoutuma à
moi... Le nombre des morts était infiniment accru, et souvent je fus
obligé de franchir plusieurs cadavres en tenant dans mes bras ma pe-
tite, à qui je voulais épargner l'horreur de fouler aux. pieds les corps
de ses compatriotes.
Pendant l'action, Richelieu avait reçu deux balles dans ses ha-
bits ; Charles de Ligne, qui combattait d'un autre côté, avait été
assez grièvement atteint au genou; Langeron était sain et sauf.
Aucun des convives du dîner de Vienne ne manquait donc à l'appel.
Quant à Potemkin, « plein de confiance dans le succès d'une expé-
dition dont il avait ordonné positivement la réussite, il n'avait pris
d'autres mesures que celle de faire tenir des canonniers la mèche
allumée auprès de leurs pièces, afin qu'à l'arrivée du courrier toute
la ville de Bender et les environs apprissent que la forteresse d'Is-
maïl était au pouvoir des Russes. » Il fit le plus gracieux accueil à
628 REVUE DES DEUX MONDES.
nos Français ; mais ceux-ci, rassasiés de gloire militaire, soucieux
des événemens de France, n'aspiraient plus qu'à retourner en Oc-
cident. Richelieu, Charles de Ligne et Roger de Damas repartirent
donc le Ih novembre et arrivèrent à Vienne. Catherine II, en ré-
compense des exploits de Richelieu, lui avait accordé la croix de
Saint-George et fait don d'une épée d'or. Elle écrivait à Grimm :
« Il n'y a qu'une voix sur le duc de Richelieu d'aujourd'hui. Puisse-
t-il jouer le rôle du cardinal un jour en France, sans en avoir les
défauts ! En dépit de l'assemblée nationale, je veux qu'il reste duc
de Richelieu et qu'il aide à rétablir la monarchie. » Vingt-trois ans
devaient se passer avant que le vœu de l'impératrice s'accomplît.
C'est dans l'hiver de 1790 à 1791 que Langeron, dans sa Notice,
place le premier voyage à Pétersbourg de son ami, devenu, par la
mort de son père, duc de Richelieu, et sa présentation à l'impéra-
trice. Il y a là évidemment une erreur. La correspondance de Grimm
avec Catherine en fait foi. (c Le duc, écrit-il à la date du 10 avril
1791, à son retour d'Ismaïl.., m'a parlé de son extrême regret
de ce que la mort de son père, — qui, par parenthèse, n'est pas
une perte, — l'ait obligé de revenir ici (à Paris) en toute hâte et
empêché de suivre le prince brillant (Potemkin) à Pétersbourg. »
Et à la date du 11 mai : « Le duc de Richelieu, dont le nom ismai-
litique était Fronsac, et qui vient de faire une course à Londres, a
la tête tournée de sa croix de Saint-George : il en a une joie d'en-
lant. »
Richelieu héritait, avec son nouveau titre ducal, une immense
fortune, montant à près de 500,000 livres de revenu, mais forte-
ment grevée par la mauvaise administration de son père. « Son ex-
trême délicatesse, lit-on dans la Notice de la duchesse, lui imposa
la loi de n'en jouir qu'après que les dettes très considérables de
son père seraient payées. » Pendant son voyage d'Angleterre, il ap-
prit que Louis XVI le rappelait auprès de lui, pour son service per-
sonnel. « Malgré les réflexions infiniment désagréables qu'a fait
naître en foule la résolution que j'allais prendre, écrit-il à sa femme,
j'ai obéi à la voix du devoir et je suis parti sur-le-champ. » Le roi
était installé aux Tuileries, et les Tuileries n'étaient guère sûres.
La fermentation était grande dans Paris, et, quelques jours après
l'arrivée du duc, trois officiers de la garde nationale manquèrent
d'être pendus dans le jardin même du palais. « Je vous assure,
écrit-il encore, qu'il m'a fallu plus de courage et de dévoûment
pour me décider à revenir qu'il n'en aurait fallu à un poltron pour
monter à l'assaut d'Ismaïl. »
Lorsque le roi exécuta la fugue de Varennes, Richelieu ne fut pas
mis dans le secret, où la légèreté de la reine avait cependant mis
le coiffeur Léonard. II n'apprit qu'en même temps que tout le monde
i
LE DDC DE RICHELIEU. 629
le départ de la famille royale. Il fut « navré de douleur de n'avoir
pas été trouvé digne de cette confiance que son attachement avait
droit d'exiger. » Cependant, dès qu'il apprit le retour de Louis XYI,
il reprit son service auprès de lui. On ne sait encore qu'imparfai-
tement les raisons qui, en août 179J , le décidèrent à repartir pour
la Russie. Estimait-il qu'il n'y avait plus rien à faire pour le salut
de la monarchie et avait-il deviné la faiblesse incurable du roi et
l'incapacité de son entourage? Ou bien la reconnaissance pour les
faveurs dont l'avait comblé Catherine II, le désir de se distinguer sur
un théâtre où ses grandes facultés trouveraient leur emploi, ou enfin
un pressentiment obscur de ses destinées, l'entraînaient-ils vers
l'Orient? Ce qu'il y a de certain, c'est que, dans la séance de l'assem-
blée nationale du 27 juillet 1791, il fut donné lecture d'une « lettre
d'Armand Richelieu (il n'est pas question de duc), qui, quoique
Français, est en ce moment au service de Russie; il demande un
passeport pour aller remplir ses engageraens ; il promet de revenir
aussitôt la guerre finie, et il désire que les connaissances militaires
qu'il y acquerra le mettent à portée de concourir un jour à la gloire
de sa patrie. » L'assemblée accorda le" passeport demandé, en or-
donnant « que le motif en serait exprimé dans son procès-verbal. »
Les grandes propriétés que Richelieu possédait en France, le souci
du bien-être de sa femme et de sa belle-mère, l'intérêt des créan-
ciers de son père, tout lui faisait un devoir de ne pas quitter la
France sans avoir pris cette garantie. Il est important pour nous
de constater que ce n'est point en qualité à\'migré qu'il a passé la
frontière, mais bien avec l'autorisation formelle de l'assemblée.
C'est dans l'hiver de 1791 à 1792 que se placent son premier
séjour à Saint-Pétersbourg, sa présentation à Catherine par Nassau-
Siegen, un demi-Français, amiral de la flotte russe, enfin sa grande
faveur auprès de l'impératrice, qui lui accorda le grade de colonel
et l'admit dans ses réunions intimes de l'Ermitage, grâce si enviée
et si rare que, comme le constate Langeron, « on n'y avait jamais
vu quelqu'un du grade ni de l'âge de M. de Richelieu. »
Cependant cette sorte de pacte que le passeport de juillet 1791
avait établi entre Richelieu et l'assemblée de France ne fut guère
observé de part et d'autre. Langeron nous dit que l'impératrice
chargea Richelieu de porter au prince de Condé 60,000 ducats pour
l'entretien du corps d'émigrés qu'on avait rassemblé dans le Rris-
gau. Puis il fit avec ce corps et avec l'armée autrichienne, en qua-
lité d'officier de l'état-major russe, les campagnes de 1792, 1793
et 1794. 11 assista aux sièges de Valenciennes, de Condé, du Quesnoy,
de Dunkerque, de Maubeuge, etc. Il paya de sa personne, dirigea
les travaux du génie devant les places, chargea les colonnes répu-
bUcaines à la tête des troupes autrichiennes. Malgré le titre d'offi-
630 REVUE DES DEUX MONDES.
cier russe dont il se couvrait, il faut donc le considérer comme un
soldat de Gondé. S'il n'était pas un émigré de droit, il était bien un
émigré de fait, un émigré de cœur. Rien d'étonnant si nous voyons,
en mai 1792, sa femme, « la femme Richelieu, » protester contre
le séquestre dont les biens de son mari sont menacés, repoussant
la qualification d'émigré qu'on veut attribuer au duc, invoquant son
passeport de 1791, alléguant son titre d'officier au service de Russie,
produisant une attestation signée de Novikof, le chargé d'affaires
russe à Paris. 11 est probable qu'en i79"2, et sur des raisons assez
plausibles, le séquestre dut être prononcé. Puis la convention dé-
clara les domaines du duc biens nationaux et fit procéder à la vente
d'une partie de ses propriétés. Enfin sa femme elle-même fut jetée
en prison et n'en sortit qu'après thermidor. La gêne de la duchesse
fut alors extrême, celle du duc également. A certains momens, sur-
tout après sa disgrâce sous Paul P"^, Richelieu fut réduit à vivre
avec trente sous par jour, a Je reçus à cette époque, écrit M"*^ de
Richelieu, une lettre de lui qui m'annonçait sa triste situation et
me témoignait que le nec plus ultra de son ambition serait de re-
cueillir de son immense fortime 1,000 écus de rente. Quelle dou-
leur j'éprouvai de ne pouvoir même pas, sur ma dot, les lui as-
surer ! Ses biens étaient vendus en partie et la nation s'était emparée
du reste. Je sortais de prison, et le bien de ma mère était sous le
séquestre. »
C'est au printemps de 179Zi que Richelieu reparut en Russie,
accompagné de Langeron , qui avait partagé toutes ses aven-
tures de guerre. Ils furent assez heureux, — Potemkin étant mort,
— pour trouver un autre protecteur, le vieux maréchal Roumantzof,
un autre héros des guerres turques, le vainqueur de Kagoul. Lan-
geron le dépeint comme un u homme d'un esprit supérieur, d'un
grand talent, mais d'un caractère dur et bizarre, chef exact et sé-
vère, mais plutôt calculateur qu'audacieux et plus habile général
qu'intrépide soldat. » 11 prit les deux Français en affection, nomma
Richelieu colonel en second de son régiment de cuirassiers et Lan-
geron vice-colonel de son régiment des grenadiers de la Petite-
Russie. Ce fut pour eux une bonne fortune, car, dit encore Lan-
geron, « ils ne trouvaient plus à la cour de Russie les mêmes
prévenances qu'autrefois; M. de Richelieu ne fut plus admis aux
sociétés de l'Ermitage ; la cause des Bourbons et celle de la noblesse
française étaient perdues, et on les expédia assez sèchement à leurs
régiinens, où ils allaient plutôt par nécessité que par attrait. »
Richelieu avait inutilement essayé de lutter contre ces disposi-
tions de Catherine. Ses lettres à son ami le comte Razoumovski,
alors ambassadeur de Russie à Vienne, témoignent de l'amertume
qu'il en ressentit : « Si l'on avait eu pour but de me dégoûter
LE DUC DE RICHELIEU. 631
absolument, on n'aurait pas pu s'y prendre autrement, et, pour
peu que cela dure, on y parviendra; car la pauvreté et le malheur
se supportent, mais l'humiliation ne se supporte pas... J'avais cru
que je jouirais des faveurs qui m'avaient été accordées à mon der-
nier voyage, les petites entrées étant une grâce qui, une fois accor-
dée,, ne pouvait, jusqu'à présent, plus être ôtée. » Vainement s'est-il
adressé à Esterhazy, à Markof ; ceux-ci l'ont renvoyé au favori du
jour, Platon Zoubof. Encore un type étrange que ce dernier amant
de Catherine !
J'ai toujours, continue le duc, trouvé sa porte fermée, et je n'ai pu
parvenir à le voir qu'à sa toilette du matin, cérémonie la plus indé-
cente dont il soit possible de se faire idée. Gn arrive à dix heures
pour attendre l'heure à laquelle il se frisera, ce qui n'est jamais hxé.
La seule fois que j'y ai été, j'ai attendu jusqu'à une heure, qu'on nous
a fair, entrer. Il était assis vis-à-vis d'une table de toilette et lisait des
gazettes; nous l'avons tous salué, sans qu'il nous rendît notre salut.
On lui a apporté des papiers à signer, et, au bout de trois quarts
d'heure, je me suis approché de lui. Il m'a dit quelques mots; je lui
ai rappelé notre affaire, dont M. de Markof avait eu la bonté de lui
parler le matin. Il ne m'a pas répondu un seul mot et a appelé une
autre personne. Peu accoutumé à cette manière, je gagnai la porte et
m'enfuis un moment après, un peu honteux peut-être d'une impoli-
tesse aussi grande... M. Esterhazy prétend que la manière dont on me
traite est une façon de faire voir aux Français qu'ils n'ont rien à espé-
rer et de dégoûter tous ceux qui y sont, ainsi que ceux qui pourraient
avoir envie d'y venir... Vous sentez, mon cher ambassadeur, combien
il est désagréable d'aller mendier ainsi son pain de porte en porte.
J'aimerais mieux le gagner comme cadet, à la pointe de mon épée, que
de l'obtenir comme colonel de cette manière.
Voilà où en était réduit l'arrière-neveu du grand cardinal et le
petit-fils du maréchal! IN'aurait-il pas mieux valu subir en France
la loi de l'égalité que de souffrir à l'étranger de si cruels dédains?
C'est dans leurs garnisons de Volhynie que la mort de Cathe-
rine II et l'avènement de Paul P"^ surprirent Richelieu et Langeron.
Le nouveau prince témoigna d'abord quelque faveur au jeune duc :
il le nomma général-major et le fit colonel des cuirassiers de l'em-
pereur; plus tard même, en 1799, il l'éleva au grade de lieute-
nant-général. Mais combien le service était devenu plus dur sous le
fantasque souverain ! Paul I" détestait ce régiment de cuirassiers,
« qu'il croyait avoir été rempli des espions dont sa mère l'entou-
rait, » et s'en prenait au nouveau colonel, qui n'en pouvait mais.
Richelieu était bien un militaire; mais, dit Langeron, il n'était pas
632 REVUE DES DEUX MONDES.
un caporal; ni lui ni ses hommes n'étaient très avancés dans « la
science profonde de la parade. » Autre tort aux yeux du tsar. Or,
à chaque instant, il fallait manœuvrer sous ses yeux. « A chaque
manœuvre, une faute, même légère, enflammait la fureur de Paul,
et M. de Richelieu, réprimandé sans cesse, grondé, chassé du ser-
vice, repris, rechassé encore, épuisa toutes les disgrâces. » Un jour,
il courut, sans ordres, avec son régiment éteindre un incendie ; cela
mit le comble à la colère du tsar et à la disgrâce du duc. Celui-ci
dut quitter le service de Russie et se retirer à Vienne.
Coup sur coup, deux grands changemens eurent lieu en Europe.
Bonaparte était premier consul, et les gens avisés pouvaient pré-
voir qu'il n'en resterait pas là. Ainsi se réalisait le pressentiment
que Richelieu exprimait, dans une lettre du 29 août 1793, au comte
Razoumovski : « Je persiste à croire que, par la force des choses,
les Français auront un roi, mais que ce roi ne sera pas de la mai-
son de Bourbon. » D'autre part , Alexandre P"" succédait à l'empe-
reur Paul. Il adressait à Richeheu, qu'il appelle son « cher duc, »
la lettre la plus aimable, lui disant combien il serait content « de
le voir à Pétersbourg et de le savoir au service de Russie, auquel il
pouvait être si utile (juin 1802). » N'étant encore que grand-duc
héritier, il lui avait déjà témoigné une sincère amitié, l'avait admis
dans son intimité, lui confiant ses chagrins et ses inquiétudes. Tous
deux avaient souffert des caprices tyranniques de Paul P"^ : il était
donc naturel qu'Alexandre, après son avènement, se souvînt de
l'ami des mauvais jours.
Cependant quelque temps se passa avant que Richelieu pût ren-
trer au service. L'établissement en France d'un nouvel ordre do
choses lui faisait espérer de pouvoir rentrer dans une partie de ses
biens : l'intérêt des créanciers de son père lui faisait un devoir de
tenter une démarche. Il fallait d'abord obtenir de Bonaparte la
permission de rentrer en France ; Alexandre recommanda ses inté-
rêts à Caulaincourt, l'envoyé de France à Pétersbourg, ainsi qu'à
l'envoyé de Russie en France, Kalitchef. « Le 2 janvier 1802, ra-
conte la duchesse, revenant de la messe, j'aperçus une voiture
allemande qui traversait ma rue ; mon cœur me dit bien vite que
c'était lui. Il arriva plus vite que moi dans notre maison, et ce fut
lui qui m'y reçut. Les tambours, les poissardes vinrent aussitôt
le féliciter de son retour. Je ne crois pas que tous les émigrés aient
été ainsi fêtés. » Ronaparte lui avait bien accordé un passeport
pour rentrer en France ; mais il lui refusait sa radiation de la liste
des émigrés, formalité qui seule permettrait à Richelieu de ren-
trer dans ses biens. On mettait à cette grâce des conditions, comme
une promesse de soumission et l'acceptation de l'amnistie, que le duc
refusait de subir. Il se défendait également d'entrer au service de
LE DUC DE RICHELIEU. 633
la France, comme l'y engageait Talleyrand. La duchesse, sa femme,
alla voir la future impératrice Joséphine ; lui-même écrivit à Bona-
parte une lettre très digne. Toutes ces démarches restèrent sans
résultat. « M. de Richelieu, écrit sa femme, n'hésita jamais sur le
parti qu'il devait prendre. La ligne de l'honneur était toujours la
sienne ; aucun sacrifice ne lui coûtait pour la suivre. Il abandonna
donc, pour la seconde fois, sa famille, ses amis et sa fortune,
pour aller en chercher une à la pointe de l'épée. Ce ne fut qu'après
son retour en Russie, quand sa faveur auprès d'Alexandre préoc-
cupa les politiques français, que le premier consul, qui avait alors
intérêt à ménager le tsar, consentit à céder. Le décret de radiation
ne fut donc pas un acte spontané de clémence, mais plutôt le résul-
tat d'une sorte de négociation diplomatique, dans laquelle se sont
surtout employés Kalitchef et Talleyrand. L'empereur Alexandre
dut même s'adresser directement à Bonaparte. La duchesse est
donc en droit d'écrire que Richelieu fut heureux de tenir son « bon-
heur de cet auguste bienfaiteur et d'être délivré de la reconnaissance
envers l'usurpateur. » Rentré en possession de ses biens, il envoya
une procuration à sa femme pour gérer ses biens et désintéresser
les créanciers. « S'il ne me reste rien, lui mandait il, eh bien ! je
pourrai marcher la tête haute, et ce que j'aurai, je ne le devrai
qu'à moi. »
IL
C'est ici que se terminent les années de jeunesse de Richelieu et
que commence son grand rôle historique. Quand il reparut à Pé-
tersbourg, en septembre 1802, Alexandre lui fit un accueil non-
seulement bienveillant, mais affectueux. « L'empereur m'a reçu
encore mieux qn^i je ne m'y serais attendu, écrit-il ; il m'a permis
de le voir souvent et familièrement, ce dont je profite avec plaisir,
non parce qu'il est l'empereur, mais parce que c'est un homme
aimable et attachant comme j'en ai peu connu. » Il faut insister
sur le caractère intime et cordial de l'amitié qui unissait ces deux
hommes : il donne la clé des faits qui suivront : il explique com-
ment il fut possible à Richelieu de se rendre si utile d'abord à la
Nouvelle-Russie, puis à la France elle-même.
Alexandre lui avait fait don d'une terre dont le revenu, 12,000
et bientôt 2â,000 livres, s'il ne compensait pas les pertes qu'il avait
faites en France, assurait du moins son existence. En 1803, l'em-
pereur le nomma gouverneur d'Odessa. En 1805, il le nomma
gouverneur-général de la Nouvelle-Russie, c'est-à-dire de la région
qui s'étendait du Dniester au Caucase; elle comprenait les pays
d'Odessa, Kharkof, Kherson, Ekatérinoslav, la Crimée, le Kouban,
63 A REVUE DES DEDX MONDES.
le rivage du Caucase. C'était tout un empire, celui-là même sur
lequel Richelieu avait vu régner Poterakin avec la pompe et la non-
chalance d'un despote oriental, et qu'il allait désormais gouverner
avec la simplicité, l'activité et la probité d'un administrateur euro-
péen, élevé dans les doctrines économiques et les idées philanthro-
piques du xviii^ siècle français. Où son prédécesseur avait maintenu
les traditions et les mœurs de l'Asie, il allait faire pénétrer la civili-
sation de l'Occident. Où celui-là n'avait pu, en un jour de magnifi-
cence trompeuse et pour donner un décor au voyage triomphal de
Catherine, que faire surgir des cités éphémères et des villages
d'opéra comique, celui-ci allait bâtir pour l'éternité.
Odessa avait été fondé en 1793 : c'était, à l'origine, une petite
bourgade tatare appelée Kodja-Bey, avec un fortin turc. Les acadé-
miciens de Pétersbourg, consultés par Catherine II, donnèrent à
cette bourgade le nom d'une antique cité hellénique qu'on suppo-
sait avoir existé quelque part dans le voisinage, Odessos. On y en-
voya des douaniers, des soldats et des fonctionnaires. Mais la colonie
végéta obscurément jusqu'à l'avènement d'Alexandre et à l'installa-
tion de Richelieu. On y comptait à j^eine quelques Occidentaux; les
autres habitans, au nombre de quatre ou cinq mille, étaient des
Russes, Polonais, Grecs, Arméniens, Juifs, Turcs et Tatars. « Quel-
ques toises de jetée, commencée pour abriter un petit coin de la
rade, raconte le négociant Sicard dans sa Notice sur Richelieu, un
bureau de douane et de quarantaine, établis et resserrés sur le bord
de la mer, sous de petits hangars en bois ou de mauvaises bâtisses,
étaient les seuls établissemens pour le commerce. Deux cabanes
couvertes en chaume, servant d'églises, et quelques casernes
c'étaient tous les établissemens publics. Des huttes couvertes
en terre ou en paille pour maisons, éparses çà et là sur l'aligne-
ment des rues, où croissait l'herbe, formaient ou indiquaient la
ville. » Richelieu, pour palais de gouvernement, se contenta d'un
rez-de-chaussée composé de cinq chambres. Il eut d'abord pour
unique mobilier des tables et des bancs de bois. Quand il voulut
se donner le luxe d'une douzaine de chaises, on dut les faire venir
deKherson. C'est lui qui appela dans Odessa le premier menuisier,
le premier serrurier et le premier boulanger qu'on y ait vus.
Si l'on veut savoir ce qu'est devenu Odessa pendant les onze
années de son administration, il faut lire la Notice de Sicard et sur-
tout les trois Rapports que le duc de Richelieu adressait à l'em-
pereur Alexandre en 1810, 1812 et 1813. Les maisons furent con-
struites à l'européenne sur un plan général d'alignement. Les rues
furent pavées, éclairées, plantées d'arbres. Un vaste môle, des quais
magnifiques, des docks immenses entourèrent le port. Odessa fut
pourvu d'une cathédrale imposante et de deux églises pour le rite
LE DUC DE RICHELIEU. 635
catholique et pour le rite grec, d'un théâtre et d'un conservatoire de
musique, d'une salle de bal, d'un jardin botanique, d'une quaran-
taine. 11 y eut un imtitnt pour l'éducation des garçons et des filles
de la noblesse, un gymnase on école secondaire pour l'enseigne-
ment des connaissances nécessaires au commerce : ce que nous
appellerions aujourd'hui V enseignement spécial. Les gens de métier
furent organisés en zechs ou corporations. Il y eut une police, un
service de santé, des médecins pour la vaccination, qui n'avait été
cependant introduite, même en France, qu'en 1800. Richelieu créa
un biireau de change, un hôtel de la Monnaie, une banque d'es-
comple, une société d'assurance maritime, la première qu'ait con-
nue la Russie. A Odessa, comme dans le reste de la monarchie, les
contestations entre négocians devaient être portées devant les tri-
bunatLX ordinaires, dont la compétence était médiocre, la procédure
lente et coûteuse : Odessa dut à son gouverneur le premier tribu-
nal de commerce qu'on ait vu dans l'empire. Successivement toutes
les nations européennes accréditèrent à Odessa leurs consuls. En
180A, le nombre des habitans s'élevait déjà à 8,000; il était d'en-
viron A0,(K)O en 1812. Le renom du duc de Richelieu y attira quan-
tité de Français; c'est ainsi que Sicard y vint en 1804 : « A cette
époque, nous dit-il, j'étais à Marseille ; on y parlait à peine d'Odessa,
sans avoir nulle idée de la ville ni du pays, et conséquemment de
son commerce , et je vis décider trois ou quatre expéditions pour
Odessa, sur ce que le jeune duc de Richelieu, comme on l'appelait
alors, en était gouverneur ; ce fut sous les mêmes auspices que je
me décidai aussi moi-même à y venir pour quelques mois. »
Au milieu de cette splendeur nouvelle de la cité, le duc observa
la même simplicité de vie. Parmi les monumens dont il dota la
ville, le palais du gouverneur fut seul oublié. Il gagna surtout le
cœur des habitans par ses manières unies et affables, qui n'ôtaient
rien à sa dignité et à son air de grand seigneur. Il aimait à se pro-
mener seul par les rues, à entrer dans les magasins et les fabri-
ques, à converser avec les industriels, les ouvriers, les paysans. Il
connaissait par son nom chaque chef de maison et presque chaque
habitant. Un des principaux négocians, faute de comprendre l'uti-
lité d'un de ses actes d'administration, avait porté plainte à Péters-
bourg ; le duc entra un jour chez lui et y fit une frugale collation.
En sortant, il dit à la personne qui l'accompagnait : « Puisque j'ai
rencontré cet homme, j'ai tâché de lui faire voir que je ne lui en
voulais pas pour sa plainte contre moi. » Sicard raconte qu'à son
arrivée à Odessa, pendant qu'il était encore à la quarantaine, il vit
venir à lui un officier-général qui s'informa de sa santé et du but de
son voyage, lui demanda des nouvelles commerciales de Marseille
et lui offrit ses services en l'engageant à aller le voir à son entrée
636 REVUE DES DEUX MONDES.
en ville ; c'était le duc de Richelieu. A. d'autres il disait : « J'espère
que vous serez des nôtres et que vous ferez de bonnes afTaires pour
vous et pour nous ; vous ne rencontrerez ici ni embarras, ni diffi-
cultés; en cas contraire, adressez-vous à moi et vous obtiendrez
justice et protection. » Parlant les principales langues de l'Europe,
il pouvait, comme Mithridate, dont il était à certains égards le
successeur, s'adresser à chacun dans l'idiome qui lui était propre.
Une autre comparaison qui s'offre à l'esprit, c'est celle que n'a pas
manqué de faire Sicard : « Déjà la réputation du gouvernement
doux d'Idoménée attire en foule de tous côtés des peuples qui vien-
nent s'incorporer aux siens et chercher le bonheur sous son aimable
domination. » Dans ce pays neuf, dont l'essor aurait pu être aisé-
ment comprimé par l'abus de la paperasserie et de la réglementa-
tion, Richelieu avait pris pour maxime : a Ne réglons pas trop! »
Avant lui, sur cette plage déserte, il n'y avait pas un arbre, et l'on
n'aurait pu y trouver un fruit ou un légume : il encouragea la plan-
tation desjardins, le développement de la culture maraîchère, et bien-
tôt Odessa put fournir de primeurs la Russie et la Turquie. Il aimait
les arbres et avait lui-même un petit jardin où il se plaisait à plan-
ter, greffer et tailler. Il faisait venir des graines de toute sorte et les
distribuait à ses familiers , les engageant à les semer. « Un fruit
obtenu de nos plantations, dit Sicard, l'enchantait; il s'en emparait
et le montrait pour prouver le succès. » Un habitant avait devant sa
porte deux acacias qui souffraient de la chaleur; le duc entra chez
lui et lui dit : « Je vous en prie, donnez un peu d'eau à ces arbres,
vous me ferez plaisir. Si vous ne voulez pas le faire, permettez que
je les fasse arroser moi-même. » Cette plage de sable sur laquelle
s'élève Odessa dut à Richelieu son premier vêtement de verdure.
Quant aux provinces, dont il devint gouverneur-général à par-
tir de 1805, la transformation ne devait pas être moins extraordi-
naire. La Nouvelle-Russie, jusqu'alors, avait été une sorte de dé-
sert, présentant, soit des steppes sablonneuses, comme un petit Sa-
hara européen, soit des steppes herbacées, comparables à la Prairie
d'Amérique et où Bas-de-Guir et les autres personnages de Fenimore
Gooper ne se seraient pas trouvés dépaysés. Pourtant les steppes
herbacées couvraient le sol le plus fertile de l'Europe, ce tcherno-
ziom^ cette terre noire, cet humus profond, dont la fécondité, déjà
au temps d'Hérodote, étonnait les Grecs, nourrissait presque sans
travail les Scythes Laboureurs, et plus tard emplissait les greniers
d'Athènes. Seulement, depuis les invasions barbares, le désert avait
repris ses droits ; les tribus agricoles avaient été chassées ou exter-
minées par les tribus nomades ; les Tatars de Grimée et les Gosaques
du Dnieper inondaient tour à tour ces plaines de leurs escadrons
dévastateurs, et ce qui est aujourd'hui un champ de blé plus grand
\
LE DUC DE RICHELIEU. 637
que la France entière, n'était qu'un border disputé entre toutes
les races et où leurs incursions périodiques avaient fait disparaître
laboureurs et charrues. Au printemps, c'était une poussée d'herbes
vigoureuses, si hautes que le cavalier y disparaissait tout entier avec
son cheval ; en automne, c'était une plaine d'herbes desséchées où
s'allumaient parfois d'immenses incendies. Sur les kourganes, ter-
tres élevés qui recouvraient les sépultures de guerriers inconnus,
qui rompaient seuls la monotonie de la steppe et que l'on comptait
alors par milliers, se profilait parfois la silhouette d'un cavalier co-
saque ou tatare qui interrogeait l'horizon et cherchait à s'orienter sur
cet océan de verdure.
Depuis que Catherine II avait mis à la raison les Cosaques zapo-
rogues, ces brigands chrétiens, et les Tatars de Crimée, ces brigands
musulmans, le voyageur avait un peu plus de sécurité, et quelques
essais de vie sédentaire et agricole avaient pu se produire. Elle avait
fait détruire la setche, ce camp retranché que les Zaporogues avaient
établi dans les îles et les marais du Bas-Dniéper, où ils se cachaient
avec leur trésor et leur butin de guerre, et où, vivant comme une
confrérie de moines militaires, ils ne toléraient laprésence d'aucune
femme. Elle les avait transplantés des bords du Dnieper à ceux
du Kouban, les organisant en Cosaques de la Mer-Noire et utilisant
ces barbares en les opposant à d'autres barbares, les Tcherkesses.
Elle avait bâti sur le Dnieper, qui coulait désormais sous ses lois,
W^dLièv'moÛQN ( gloire de Catherine) et la forteresse de Kherson. Elle
avait renfermé les Tatars dans la presqu'île de Crimée, les avait
d'abord isolés du contact des Turcs en les faisant déclarer indépen-
dans, les avait cernés en fondant sur leurs rivages ses ports
et ses forteresses d'Eupatoria, Sévastopol, Caiïa, Kertch, enfin les
avait déclarés sujets russes et forcés de renoncer à la vie guerrière
pour se consacrer, les uns, dans leur ancienne capitale de Bakhtchi-
Séraï, à de petites industries, les autres, dans les vallées ver-
doyantes de la presqu'île, à la culture de la vigne et des arbres frui-
tiers. Mais au nord de la Crimée erraient encore les hordes des
iNogaïs. Sur le Don, que les Russes tenaient par les places d'Azof et
Taganrog, étaient établis ces fameux Cosaques du Don, qui, par leurs
rébellions, avaient tant de fois ébranlé l'empire russe, et qui, orga-
nisés et enrégimentés, formaient la cavalerie légère de l'empire, et,
par leur multitude, faisaient la terreur de l'Allemagne. Si l'on passait
la Mer-Noire et si l'on abordait aux rivages du Caucase, on rencon-
trait le Koubau, petit fleuve qui limitait de ce côté le territoire russe;
au-delà commençait le monde turbulent et indompté des peuplades
caucasiennes. Parmi toutes ces barbaries, quelques groupes de co-
lons russes, serbes, allemands, s'adonnaient à l'agriculture, et, sur
quelques points du rivage, à Balaklava, à lalta, à Marioupol, à Ta-
638 REVUE DES DEUX MONDES.
ganrog, des groupes de réfugiés grecs, également appelés par Cathe-
rine, s'adonnaient à l'agriculture, surtout au commerce, et renou-
velaient aux pays scythiques les traditions de l'ancienne civilisation
hellénique. Cependant, tant nomade que sédentaire, la population
de ces vastes régions ne faisait pas la vingtième partie de ce qu'elle
est actuellement. Il y a autant de différence entre la Nouvelle-Rus-
sie d'alors et celle d'aujourd'hui qu'entre l'Amérique des Peaux-
Rouges et l'Amérique des Anglo-Saxons. L'homme qui fut l'initia-
teur et l'agent le plus actif d'une si prodigieuse transformation,
c'est le duc de Richelieu. Sa nomination au poste de gouverneur-
général fait époque dans l'histoire de cet immense pays.
Comme le remarque Sicard, le sort de ces régions était étroite-
ment lié à celui de la ville dont Richelieu fut d'abord le gouverneur :
la Nouvelle-Russie ne pouvait prospérer que par Odessa et Odessa que
par la Nouvelle-Russie ; cette cité des sables était la capitale désignée,
le centre nécessaire de civilisation, le port par lequel devaient s'écou-
ler les productions du Bug, du Dnieper, du Don, du Kouban, et par
lequel la culture européenne pouvait pénétrer et rayonner dans cette
barbarie ; et, en revanche, pour que la ville grandît en richesse et
en magnificence, il fallait que les ressources inépuisables des terres
noires fussent mises en valeur.
Reprenant les traditions de Catherine, Richelieu appela des colons
français, surtout alsaciens, et des colons allemands, surtout wur-
tembergeois. Les troubles de l'empire turc lui envoyèrent des Grecs,
des Roumains, des Bulgares, des Arméniens. On voit, par sa corres-
pondance avec le prince Kotchoubey, combien ils étaient préoccupés
de ne perdre aucune occasion d'acquérir des hommes, alors infini-
ment plus précieux que la terre et sans lesquels la terre n'avait pas de
prix. « Vous me parlez de nos colons, lui écrivait Kotchoubey ; mais,
puisque vous êtes vraisemblablement en ce moment-ci en Bessa-
rabie et peut-être en Moldavie, ne pourriez -vous ménager avec
le général Michelson les choses de manière que , sans dire gare
ni faire semblant de rien, il puisse nous arriver de l'autre rive
du Danube des Grecs et des Bulgares? L'occasion est unique, et
vous pourriez faciliter, moyennant des charrois moldaves et vala-
ques, ces immigrations... Vous pourriez peut-être aussi attirer
en Crimée beaucoup de chrétiens établis en Anatolie. » C'est par
ces arrivages de réfugiés, par le mouvement qui entraînait les pay-
sans du nord de la Russie vers les terres chaudes, que toutes les
villes du sud, Kozlof en Crimée, Rostof sur le Don, Taganrog sur la
mer d'Azof, Tiraspol sur le Dniester, Ekaterinoslav, Elisabethgrad
et Kherson sur le Dnieper, sortirent de leur insignifiance ; que des
centaines de villages se constituèrent ; que les champs de blé suc-
cédèrent aux prairies de stipe plumeuse ; que la population s'éleva
i
LE DUC DE RICHELIEU. 639
de 300,000 âmes à près de 2 millions; que la terre décupla
pai'tout de valeur et que la Nouvelle-Russie ne tarda pas à
prendre un essor comparable à celui du Far -West américain.
Richelieu, qui s'intéressait passionnément aux choses de l'agri-
culture et qui, en ce pays neuf, pouvait s'inspirer des exemples de
Sully, fit planter des mûriers, encouragea l'élève du mouton et sur-
tout celle du mérinos, essaya de propager la culture du colza, intro-
duisit les machines agricoles. Partout il multiplia les écoles, et, à
Kharkof, fonda l'université.
Il ne lui suffisait pas d' appeler des colons européens : il voulut faire
concourir à cette œuvre de civilisation même les élémens barbares
les plus réfractaires. Les Tatars de Crimée, ces anciens domina-
teurs du sud, qui avaient autrefois poussé leurs ravages jusqu'à
Moscou, que le fanastisme musulman et leurs récentes infortunes
aigrissaient contre les autorités russes, il réussit à les apprivoiser.
« Il les choyait, pour ainsi dire, raconte Sicard, avec une bonté
particulière, combattait leur apathie naturelle, les excitait à régu-
lariser les limites de leurs propriétés, qui, indéterminées sous le pré-
cédent gouvernement, donnaient lieu à des contestations sans
fin... Ils respectaient et chérissaient le due de Richelieu, en chef
et en père. » Il les protégea contre les soupçons du gouvernement
russe; pendant la guerre qu'on soutenait alors contre les Turcs,
celui-ci avait imaginé de réduire les Tatars à l'impuissance en leur
enlevant leurs chevaux. C'eût été la ruine de ces populations. Il
faut voir avec quelle chaleur Richelieu plaide leur cause auprès du
général Viazmitinof, ministre de la guerre :
Vous n'ignorez pas, mon cher général, que les Tatars de la mon-
tagne n'ont exclusivement d'autre moyen de subsister que leurs che-
vaux, qui leur servent à tous les transports; que ceux mêmes de la
plaine en tirent la plus grande partie de leurs ressources. S'ils en sont
privés, quel horrible résultat pour ces malheureux! Et quel e&'ît mo-
ral l'exécution de cette mesure aura-t-elle, en répandant parmi les
chrétiens la terreur la plus grande et aigrissant, non sans raison,
les mahométans, qui, jusqu'à présent, ne nous ont donné aucune
raison de les maltraiter!.. Où trouver la nourriture pour cette mul-
titude de chevaux? Songez aussi aux abus inséparables d'une telle
émigration, aux vols, aux pillages! Vous verrez qu'il en résultera la
ruine immanquable des habitans de la presqu'île et de ceux des steppes
de Pérékop et du Dnieper. Nous tomberons donc dans un inconvénient
plus grand que celui que nous voulons éviter... .le me mets à vos ge-
noux pour vous supplier de ne pas exiger de nous cette mesure, qui
ferait le malheur du pays.
QllO REVUE DES DEUX MONDES,
En même temps qu'il défendait si chaudement leurs intérêts, le
duc assemblait ses administrés musulmans ; a il leur tint un lan-
gage sévère et imposant, leur fit sentir leur devoir de soumission
pleine et entière en cette occasion plus qu'en toute autre ; leur
parla de sa confiance personnelle en homme qui saurait l'apprécier
si elle était justifiée, ou la venger si elle était trahie; et les Ta-
tars de Crimée ne donnèrent que des preuves du plus parfait dé-
voûment. » Plus tard même, dans la guerre contre Napoléon, on tira
de la presqu'île plusieurs régimens d'excellente cavalerie légère.
Les Tatars Nogaïs commençaient à ressentir les conséquences du
changement qui s'opérait autour d'eux dans le régime de la terre.
Comme les Peaux-Rouges d'Amérique, ils voyaient le progrès de
l'agriculture européenne restreindre pour eux les facilités de la
vie nomade. Ils étaient la dernière horde errante de l'Europe, les
derniers témoins de cette existence à la scythe qui, pendant trente
siècles, depuis les temps d'Hérodote, d'Anacharsis et de Darius, fils
d'Hystaspe, avait régné sans partage sur l'immensité de la steppe. Leur
nombre décroissait et ils tendaient à disparaître. Richelieu résolut
de les sauver en les fixant au sol, en les transformant de pasteurs
en laboureurs. 11 ne voulut employer que les moyens de persuasion.
Il leur donna pour inspecteur un Français, Jacques de la Fère,
comte de Maisons, les visita dans leurs campemens, leur fit com-
prendre que l'agriculture leur procurerait des ressources plus
assurées, récompensa ceux qui échangeaient leur tente contre une
cabane, leur bâtit une mosquée, construisit le petit port d'Iénitchi,
afin qu'ils pussent écouler leurs produits, et enfin les dota d'une
capitale, la ville neuve de Nogaïsk.
Plus embarrassans peut-être étaient les débris des Zaporogues,
devenus les Cosaques de la Mer-Noire ou du Kouban, mais con-
servant leurs vieux instincts de pillage, leur organisation anar-
chique, leurs théories sur le célibat, leur horreur du mariage et
leur mépris de la famille. Depuis qu'ils ne pouvaient plus, comme
des janissaires et des mameluks, se recruter d'aventuriers et de
prisonniers de guerre, c'était encore une tribu intéressante qui,
faute de se renouveler par des naissances, était en train de dispa-
raître. Les terres n'étaient plus cultivées, les fonds de la colonie
étaient gaspillés par les chefs, la défense de la ligne du Kouban
contre les Tcherkesses n'était plus assurée ; les Cosaques, dépour-
vus de toute école, végétaient dans l'ignorance antique et dans la
misère ; ils ne savaient opposer à leurs ennemis que des remparts
formés de claies de bois, que les Circassiens incendiaient à l'aide
de flèches enflammées. Richelieu renforça la colonie par l'incorpo-
ration de vingt-cinq mille colons, originaires du Dnieper comme
LE DUC DE RICHELIEU. ôAl
Ips Zaporogues, et ayant mené comme eux la vie cosaque ; mais
déjà beaucoup plus civilisés, et qui emmenaient avec eux leurs
familles. 11 plaça là-bas encore un Français, le comte Louis de
Rochechouart , son parent, qui réorganisa militairement la co-
lonie , enseigna aux Cosaques la nouvelle tactique des troupes à
cheval, leur donna un uniforme, mit sur pied dix régimens de
cavalerie, dix d'infanterie, une artillerie volante, construisit trente
redoutes pour tenir en respect les Tcherkesses. Richelieu envoya
leurs ofliciers se former ou se perfectionner à Pétersbourg, et, pour
introduire parmi ces colons militaires le point d'honneur et l'ému-
lation, obtint qu'ils recrutassent un escadron de Cosaques pour la
garde impériale. Il remit de l'ordre dans leurs finances, leur assura
une justice exacte et impartiale, établit chez eux des écoles, un hô-
pital, un haras, une bergerie modèle de mérinos, une fabrique
pour les draps d'uniformes. Il mit fin à l'arbitraire des chefs, ré-
forma les mœurs, vit se multiplier les mariages et les naissances.
Il créa un centre urbain leur capitale d'Ekatérinodar {présent de
Catherine.] En un mot, d'une horde de bandits vicieux et nuisi-
bles, il fit sortir une colonie florissante de quarante mille âmes et
des troupes qui comptèrent parmi les meilleures de l'empire.
Avant de recommencer contre les Tcherkesses une guerre de dé-
vastation, il essaya de leur faire apprécier les bienfaits de la paix
et du commerce, et se rendit à la limite de leurs campemens :
même il manqua d'être pris dans une embuscade que lui dressè-
rent les chefs, à la suite d'une entrevue qu'il avait eue avec eux.
u Sans un Cosaque qui les découvrit à temps, écrit-il à M™® de
Montcalm, je tombais au beau milieu. Les cent cinquante Cosaques
qui composaient mon escorte, réunis à ceux du poste voisin, tombèrent
si vigoureusement sur les cinq cents brigands qu'ils les défirent, en
prirent un grand nombre et m'amenèrent à l'instant plusieurs pri-
sonniers, entre autres le chef de la bande, prince de la plus grande
naissance, de qui j'ai su tout le projet mignon de ces messieurs,
qui était de tailler en pièces tout ce qui m'accompagnait et de ne
garder en vie que moi seul, en m'eramenant dans les montagnes.
Il y avait même un cheval de main préparé pour m'y conduire
plus commodément... Vous pensez que je la leur garde bonne, et
que cette gentillesse ne leur passera pas ainsi. Cet hiver, quand la
neige qui couvre leurs montagnes ne leur permettra pas d'y retirer
leurs femmes et leurs enfans, non plus que leurs bestiaux, j'irai
leur rendre visite. » Cependant il obtint quelques résultats : les
chefs des tribus les moins récalcitrantes ou les plus exposées à ses
représailles lui confièrent leurs enfans pour qu'il leur fît donner
à Odessa une éducation européenne. Il créa, comme naguère Fai-
TOME LXXXIV. — 1887, ♦ kl
642 REVUE DES DEUX MONDES.
dherbe au Sénégal, une sorte d'école des otages. Grâce à lui, nous
dit Sicard, « des accents russes, français, allemands ont, par ces
é'èves du gymnase d'Odessa, retenti dans les vallées du Caucase
pour la première fois. »
Ainsi, des rives du Dniester aux rivages de la Golchide, le nou-
veau gouverneur était toujours en mouvement, faisant succéder aux
plantations, aux constructions, aux règlemens scolaires ou com-
merciaux, les coups de main contre les barbares, universel en son
activité comme l'avaient été les proconsuls de Rome, digne de prendre
pour sa devise celle de Bugeaud en Algérie : Ense et aratro.
Son œuvre fut plus d'une fois traversée, ou par la guerre de
Turquie, ou par les guerres contre Napoléon, ou par l'apparition de
la peste.
Les hostilités contre la Turquie avaient commencé en 1806, pen-
dant que la Russie avait encore à soutenir la première lutte contre
Napoléon, celle qui se termina par la paix de Tilsit. Dès 1806,
Michelson avait envahi la ^loldavie : en 1810, les Turcs furent battus
à Batynia, en 1811 à SloboHzéi. Cette guerre, en se prolongeant
portait un coup à la prospérité naissante d'Odessa, car c'était
surtout dans l'empire turc et à Constantinople que s'exportaient
alors les blés de la Nouvelle -Russie. Du moins, Richelieu obtint de
son gouvernement que le négoce ne fût pas interrompu ; il démon-
tra que les grains que n'exporterait plus Odessa seraient amenés
à Constantinople par les navires des autres nations ; que parmi les
sujets turcs, ce seraient surtout les chrétiens qui souffriraient de
cette mesure ; qu'il n'y aurait qu'une perte sèche pour le trafic
russe, sans aucune compensation politique. Pendant presque toute
la durée de la guerre, tandis qu'on se battait sur le Danube, les
négocians des deux empires trafiquaient paisiblement dans le port
d'Odessa. A un seul moment, en 1810, Richelieu se relâcha de ses
principes de libre échange. Apprenant que Constantinople était fai-
blement approvisionné et que le pain y était cher et mauvais, espé-
rant que la famine contraindrait le sultan à la paix, il céda à l'in-
sistance des ministres russes et prohiba l'exportation des blés. Mais
l'événement apporta la justification des doctrines qu'il avait jus-
qu'alors professées : Constantinople fut ravitaillé par des navires
venus de Grèce et d'Egypte. Alors, il se rendit en personne à Pé-
tersbourg et, à force d'instances, obtint que l'empereur revînt sur
une mesure dont le commerce russe était seul à souffrir.
En sa qualité de gouverneur militaire, il avait dû se préoccuper
d'envoyer des renforts à l'armée russe et d'assurer son approvi-
sionnement. Au début de la guerre, il s'était même mis à la tête
des troupes de ses gouvernemens ; il avait contribué à la prise
d'Âkkermann, à celle de Kifia, et se disposait à s'emparer de cette
l
LE DUC DE RIGHtLIEU* 643
forteresse d'Ismaïl, témoin de ses premiers exploits. Là, il fut arrêté
par une fièvre dangereuse, dut céder le commandement à Lange-
ron et revint malade à Odessa. En 1811, il put reprendre un rôle
actif, mais dans la direction de l'est. 11 passa le Konban, conquît
le port tcherkesse d'Anapa, occupa le port turc de Sor.djouk-Kalé,
et guerroya pendant une vingtaine de jours contre les tribus du
Caucase, soulevées à la voix du sultan. En 1812, il préparait un
coup de main dirigé contre la capitale même de l'empire turc.
En février 1811, Richelieu adressait une lettre découragée à sa
sœur, M"^ de Montcalm : « Pauvre Odessa ! pauvre pays des bords
de la Mer- Noire, où je me flattais d'attacher mon nom d'une ma-
nière glorieuse et durable ! je crains bien qu'ils ne retombent dans
la barbarie dont ils ne faisaient que de sortir. Quelle chimère aussi
était la mienne de vouloir édifier dans un siècle de ruines et de
destruction, de vouloir fonder la prospérité d'un pays quand presque
tous les autres sont le théâtre de calamités qui, je le crains, ne
tarderont guère à nous atteindre ! Il est plus qu'évident que la Pro-
vidence l'ordonne ainsi, et qu'il ne reste plus qu'à se soumettre,
gémir ou se taire. »
Le désir de paix était cependant assez vif de part et d'autre. La
guerre épuisait également les deux empires. En 1809 déjà, Rou-
mantsof, ministre des aff^dres étrangères, écrivait à Richelieu à
propos d'un grand dignitaire turc qui s'était réfugié sur le territoire
russe : « Sa Majesté, qui se persuade que c'est par ordre de son
maître que ce transfuge a cherché asile en son empire, me
charge de vous demander s'il ne serait pas possible d'employer
l'ex-capitan à préparer la paix. » Ce qui retardait celle-ci, c'est
que les Russes entendaient s'annexer la totalité des deux provinces
roumaines et certains points sur le littoral caucasien ; or, on sait
qu'en 1812, à la paix de Bucharest, ils durent se contenter de la
Bessarabie, c'est-à-dire d'une très petite partie de la Moldavie.
Richelieu se désespérait de voir s'éterniser le conflit oriental, non-
seulement parce qu'il avait à cœur les intérêts d'Odessa, mais
parce qu'il prévoyait dans quel embarras mortel allait se trouver
la Russie, si une guerre française venait s'ajouter à la guerre
turque. 11 fallait l'ardeur de ses convictions et aussi la cordialité
de ses rapports avec Alexandre pour qu'il osât insister auprès de
celui-ci sur des points aussi délicats :
Les rapports continuels que nous avons avec Constantinople, écri-
vait-il, me confirment dans l'opinion où j'étais que les Turcs ne con-
sentiront jamais à la paix aux conditions exigées par nous. C'est un
faitdont il n'est plus permis de douter, non plus que de la prolongation
indéfinie d'une guerre qui occupe six divisions et coûte à Votre Ma-
6M
BEVUE DES DEUX MONDES.
jesté annuellement, parles maladies seules, un tiers des hommes qui
y sont employés. Cet état de choses si funeste à présent, quelles suites
affreuses n'aurait-il pas si vous étiez attaqué du côté de la Vistule ?
On ne peut y penser sans frémir... Si l'on vous voit fort et dégagé de
tout embarras, la France vous respectera, l'Autriche et la Prusse re-
prendront un peu de confiance. Que d'avantages, Sire ! Et peuvent-ils
être contre-balancés par le triste avantage d'acquérir la Valachie dé-
vastée, en se donnant une frontière militaire très mauvaise et aigris-
sant les Turcs à jamais ? En gardant la Moldavie et les places. Votre
Majesté sauve l'honneur de ses armes, acquiert une belle province,
accomplit les plans de l'impératrice Catherine... Au nom de Dieu, Sire,
daignez écouter la voix d'un serviteur fidèle qui vous est profondé-
ment dévoué! Peut-être, hélas! bientôt il ne sera plus temps. Aujour-
d'hui, vous pouvez avoir le Séreth : qui sait si, dans deux ans,
vous pourrez défendre le Dniester î Tous vos moyens ne seront pas de
trop pour repousser l'orage qui vous menace : rassemblez-les. Sire, et
que vos flancs soient libres pendant que vous combattrez sur votre
front !
Plus tard, quand Alexandre a cédé sur les provinces roumaines,
quand il ne s'agit plus que de quelques postes en Asie, Richelieu
revient à la charge avec une insistance nouvelle : « J'ignore quels
peuvent être les points que les Turcs ne veulent pas accorder en
Asie; mais je doute qu'ils vaillent la peine de rompre le traité...
Votre Majesté peut disposer de 50,000 hommes en cas de paix avec
les Turcs, et 50,000 hommes de plus sur un point peuvent déci-
der du sort d'un empire. »
Les prédictions de Richelieu allaient toutes se réaliser : on allait
se trouver trop heureux de renoncer non-seulement à la Valachie,
mais même à la Moldavie, et encore, dans la lutte contre Napoléon,
l'armée de Tchitchagof arriverait-elle trop tard du Midi pour pouvoir
barrer à l'envahisseur la route de Moscou. Pour qu'on pût sauver la
Ville sainte, il s'en manqua juste de ses 50,000 hommes. Une pré-
vision du duc qui se trouva aussi exacte, c'est l'assurance qu'il avait
donnée que les Turcs, dès que la paix serait conclue, ne repren-
draient plus les armes, même à l'appel du conquérant français. La
Porte, en effet, « ne fut point dupe des belles promesses de Napo-
léon, )> ou plutôt elle fut dupe d'un invincible besoin de repos.
Dans la lutte suprême de 1812, oii ses destinées étaient enjeu en
même temps que les nôtres, elle resta obstinément neutre.
Arrivons au rôle que joua le duc pendant la guerre franco-russe.
Pour le comprendre, il est utile de revenir en arrière et de nous
rendre compte de ses sentimens à l'égard de Napoléon. Nous avons
vu que celui-ci avait eu la maladresse de laisser au tsar Alexandre
LE DUC DE RICHELIEU. 645
tout l'honneur de ses mesures tardives de clémence à l'égard de
Richelieu ; ce fut donc envers Alexandre que celui-ci s'en montra
reconnaissant, tandis qu'envers Napoléon il ne conserva que le res-
sentiment de démarches infructueuses et de refus réitérés. En
outre, il restait un royaliste français : la révolution, sous la forme
nouvelle que lui imposait l'impérialisme, ne lui apparaissait ni
moins usurpatrice des droits du trône, ni moins spoliatrice des
droits des sujets. Enfin, il s'était sincèrement attaché à la fortune
d'Alexandre et s'était dévoué aux intérêts de sa seconde patrie.
Lors de la guerre précédente, il avait déjà demandé à partir pour
l'armée. Il ne tint pas à lui qu'il ne combattît les Français à Aus-
terlitz, à Eylau, à Friedland. En 1806, n'écrivait-il pas à Razou-
movski : « Mes regrets de ce que l'empereur, par une délicatesse
dont je dois lui savoir gré, mais qui m'a paru exagérée, n'a pas
voulu se servir de moi dans cette guerre, durent encore malgré
l'événement. »
Après Tilsit, quand les sentimens d'Alexandre changèrent à
l'égard de Napoléon, ceux de Richelieu ne changèrent pas. Rou-
mantsof, Kotchoubey, qui ne voulaient d'abord connaître le nou-
veau souverain des Français que sous le nom de Bonaparte et
même de Buonaparte, se décident, dans les lettres, même confi-
dentielles, que nous avons sous les yeux, à l'appeler Napoléon,
puis l'empereur Napoléon. Pour Richelieu, il reste Bonaparte. A
l'époque où les deux empereurs échangent mille prévenances à
Erfurt, où Roumantsof espère fonder la grandeur de la Russie sur
l'alliance française, où Spéranski essaie d'introduire dans l'empire
les institutions et les codes de Napoléon, seul Richelieu ne désarme
pas. En février 1810, quand on était tout à la joie de la Finlande
conquise et de la Valachie occupée, Richelieu, dans une lettre au
tsar, prévoit la rupture avec la France. Un an après, quand elle
était encore loin d'être décidée, il écrit au tsar pour demander à
servir : « Que je n'aie pas la douleur, s'écrie-t-il, d'être inactif
dans cette lutte du génie du bien contre le génie du mal... Que
Dieu vous protège dans cette juste cause si intéressante pour tous
les êtres puissans ! C'est celle de la liberté du monde contre l'usur-
pation, de l'humanité contre la tyrannie. Puissiez-vous être des-
tiné par la Providence à arrêter ce torrent de maux ! » Lorsque
l'éventualité qu'il a prévue se dessine plus nettement, il reprend :
« Quand donc le génie du mal cessera-t-il de lutter dans notre triste
Europe contre celui du bien! Peut- on penser de sang- froid à tout
celui que vous auriez fait à la Russie, si la colère de Dieu n'eût pas
suscité le perturbateur du monde? » Enfin, lorsque Alexandre lui
annonce la rupture et déclare compter a sur son zèle et son acti-
vité, » Richelieu se réjouit presque de la sanglante solution :
QllQ REVUE DES DEUX MONDES.
Quelque aiïligeaut que soit pour l'humanité, écrit-il à l'empereur,
de voir un million d'hommes s'égorger pour satisfaire la vanité et l'am-
bition d'un seul homme qui veut être le fléau de ses semblables, il me
semble pourtant qu'on doit préférer encore la guerre à l'état forcé oii
nous nous trouvions, qui, tôt ou tard, devait amener le résultat que nous
voyons. Puisse la Providence se lasser une fois de protéger le crime,
l'injustice et la violence ! Jamais personne plus que vous, Sire, ne s'est
efforcé de mettre de son côté le bon droit, la justice et la modération.
L'Europe entière, même les peuples qui combattent contre vou-^, ne
peuvent s'empêcher de vous regarder comme le défenseur de leur
liberté et de former en secret des vœux pour vos succès. Pour faire
triompher une si belle cause, il faut surtout de la fermeté et de la per-
sévérance. Prolonger la guerre sera tout gagner, et la ferme résolu-
tion de ne pas faire une paix honteuse, fût-on même à Kazan, en pro-
curera promptement peut-être une glorieuse.
Quel patriote russe, s'appelât-il Rostoptchine, aurait pu parler un
plus énergique langage? Ce que demande Richelieu, c'est la guerre
à outrance , la guerre où l'on ne comptera pour rien de sacrifier
Moscou, la guerre qui ne se terminera ni au Niémen, ni au Dnie-
per, ni au Volga. En même temps, il appartient à ce groupe de po-
litiques russes ou étrangers qui tendirent à idéaliser aux yeux mêmes
d'Alexandre le rôle qu'il avait à jouer, l'amenèrent à se considérer
comme le champion de l'indépendance des peuples et de la liberté
du monde, qui tournèrent son amour même de la paix en une ré-
solution obstinée d'assurer la paix par une guerre implacable. Pour-
quoi faut-il que toute cette énergie ait été tournée contre îa France,
qui, — l'événement ne l'a que trop montré, — était solidaire de son
empereur et ne pouvait que triompher ou périr avec lui ? Or, on ne
trouve pas chez Richelieu l'ombre d'un scrupule ou d'une émo-
tion, quand c'est le sort de la France qui est en jeu. N'est-on pas
en droit d'accuser en lui une certaine dureté de cœur et un oubli
par trop complet de la terre natale ?
Richelieu, pour la troisième fois, renouvela sa requête pour ser-
vir à l'armée ; il est vrai que ce serait à l'armée de Tormassof, et
que celle-ci ne semblait destinée qu'à agir contre l'Autriche, l'alliée
temporaire et peu sûre de Napoléon; mais qui ne prévoyait déjà
que c'était dans des flots de sang français que Russes et Autrichiens
scelleraient leur réconciliation? C'est peut-être la bonne étoile de
Richelieu qui l'empêcha d'acquérir la gloire néfaste qu'il ambition-
nait; elle lui suscita, dans sa résidence même, un autre ennemi que
Napoléon.
Richelieu, à la réception du manifeste impérial annonçant la
guerre, avait convoqué les notables d'Odessa. Il leur avait adressé
LE DUC DE RICHELIEU. (5â7
une harangue éloquente et passionnée. Il les avait exhortés à tout
sacrifier pour le salut de l'empire, à se montrer de vrais Russes,
assurant que nulle récompense des services qu'il avait pu leur rendre
ne serait plus précieuse à son cœur. Il donna l'exemple des sacri-
fices patriotiques en déposant une somme de ZiO,000 roubles, qui
formait alors toute sa fortune. Enfin, il se disposait à prendre le com-
mandement de ses contingens et à partir pour l'armée.
Tout à coup, des bruits sinistres commencèrent à se répandre
dans la ville. Une trentaine de personnes moururent coup sur coup
d'une maladie évidemment contagieuse. On n'osait encore prononcer
ce mot terrible : la peste. Bientôt les symptômes et les effets de cette
épidémie, la rapidité foudroyante de sa propagation, ne laissèrent plus
aucun doute. Des jours sombres commencèrent pour Richelieu. Il
n'avait pas seulement à protéger Odessa : il répondait du reste de l'em-
pire et presque de l'Europe entière, car le fléau, de cette porte qu'il
avait ouverte sur l'Orient, pouvait gagner Moscou et Pétersbourg,
prendre à revers les armées russes, se répandre avec elles en Alle-
magne et en France, ajouter ses ravages à ceux de la guerre, du ty-
phus et de la pourriture d'hôpital. Quelques villages au nord d'Odessa
étaient déjà attaqués. Le départ des contingens pour l'armée n'avait
laissé à la disposition de Richelieu que quelques centaines de Cosa-
ques. Il prit alors les résolutions les plus énergiques : le cordon sa-
nitaire fut établi assez loin vers le nord, entre Boug et Dniester;
d'autres lignes cernèrent les villages infestés ; à Odessa même, il fut
enjoint aux habitans de se renfermer dans leurs demeures jusqu'à ce
qu'on pût savoir celles qui étaient atteintes. Chaque matin, des com-
missaires choisis parmi les notables passaient devant ces maisons,
déposaient sur le seuil les provisions pour toute la journée. Quand
on put se rendre compte de la topographie du fléau, on établit des
lazarets aux portes de la ville, on y enferma les malades d'une part
et les suspects de l'autre. Les médecins russes étaient fort inexpéri-
mentés, trop peu nombreux, et plusieurs d'entre eux avaient déjà
succombé. Richelieu eut la chance de trouver un Français, Saloz, vé-
térinaire d'une bergerie près d'Odessa. 11 avait autrefois suivi à
Paris les cours de Desgenettes, le célèbre médecin de l'armée
française d'Egypte, fameux par les cures qu'il accomplit lors de
la peste de Jalfa. Saloz, sur vingt malades, réussissait à en guérir
quatorze. Ainsi ce fut la science française, la médecine de Desgenettes
et les procédés chimiques de Berthollet qui contribuèrent au salut
de la Russie. Mais quel horrible spectacle offrit alors Odessa ! Ces
rues, ces quais, ces ports, naguère si vivans, étaient déserts; les
maisons étaient hermétiquement fermées; de temps à autre parais-
saient des hommes qui, avec des crocs de fer, traînaient les cadavres
aux fosses pleines de chaux. Tous les paiemens étaient suspendus
6/18 REVUE DES DEUX MONDES.
etjes échéances ne devaient courir qu'à dater du rétablissement des
communications. Richelieu put démontrer que l'éclosion de la peste
n'était point due à quelque négligence dans le service de prévoyance :
kja. Quarantaine, en effet, tous les étrangers mis en observation res-
taient en bonne santé. Quoiqu'il n'eût rien à se reprocher, il était
désespéré : « Ah ! disait-il en se laissant tomber sur une pierre, je ne
puis y tenir; mon cœur se fend de devoir employer toute mon auto-
rité à rendre désertes ces rues quand j'ai travaillé pendant dix ans à
les peupler étales animer. » L'épidémie dura six mois, d'août 1812
à février 1813; elle emporta dans Odessa deux mille six cent cin-
quante-six personnes.
Une suite de la peste presque aussi fâcheuse que la peste, c'est
le zèle qui s'empara tout à coup de certains hauts fonctionnaires
dans les provinces qui confmaient à celles du duc. Ils avaient laissé
Richelieu lutter seul contre le fléau et respirer une atmosphère
empoisonnée. Quand tout fut fini , ils s'empressèrent à l'envi ,
prescrivirent des fumigations , établirent des quarantaines rigou-
reuses, multipHèrent les cordons sanitaires, enlevèrent les labou-
reurs à leurs semailles pour les employer à ces corvées, firent tout
ce qu'il fallait pour entraver les communications et briser l'essor
du commerce renaissant. Vainement le duc protestait contre ces mou-
ches du coche et ces ouvriers de la douzième heure : « A Odessa, écri-
vit-il en mai, à Odessa, où la communication est libre, où les églises
et les théâtres sont remplis de monde, où, à Pâques, j'ai embrassé
plus de deux cents personnes de tout état, il n'y a pas de trace de la
maladie. » — « Un monsieur, que le prince a envoyé sur le Boug
pour y commander le cordon, a requis douze cents hommes de plus,
dont huit cents à cheval, et cela quand il n'y avait plus de peste
depuis cinq mois ! Je crois, Dieu me pardonne, qu'ils seraient char-
més qu'elle revînt... Il faut espérer que le bon Dieu nous débarras-
sera bientôt de tout cela, comme il l'a fait de la peste. »
C'est au milieu des circonstances les plus défavorables, la guerre
de Turquie, les deux guerres contre la France, l'ébranlement géné-
ral de l'Europe, une meurtrière épidémie, que Richelieu avait pu
accomplir son œuvre. Quand il partira, il laissera une grande cité
de commerce, des villes llorissantes, de vastes cultures qui, dans les
mauvais jours, devaient être le grenier à blé de l'Europe, des
tribus barbares conquises à la civilisation, partout la richesse et
l'activité où il n'avait trouvé que de mornes solitudes.
Dans cette page si glorieuse pour le génie civilisateur de la France,
il est équitable d'inscrire, à côté du nom de Richelieu, ceux d'au-
tres Français qui ont contribué au succès de ses efforts : Langeron,
qui fut son principal lieutenant et devint son successeur ; le mar-
quis de Traversay, qui éleva les fortifications de Kherson et de Se-
LE DUC DE RICHELIEU. f5k9
vastopol ; le comte de Maisons et Louis de Rochechouart, qui initiè-
rent les Nogaïs et les Zaporogues à la culture européenne ; le comte
de Saint- Priest, qui fut président du tribunal de commerce à Odessa ;
Sicard et Albrand, de Marseille, qui s'appliquèrent à multiplier les
relations entre ces deux grandes villes commerçantes qui toutes deux
portent un nom grec ; le chevalier de Rosset, inspecteur de la Qua-
rantaine ; le conseiller de commerce Raimbert ; l'ingénieur Bazaine,
père du trop fameux maréchal ; l'ingénieur Potier, qui dessina le bou-
levard maritime d'Odessa; les architectes Schaal etThomon,qui don-
nèrent les plans de la Bourse et du théâtre ; l'horticulteur Dessemet,
qui organisa le jardin botanique ; Pictet de Rochemont, Réveillod,
les demoiselles Rouvier, qui créèrent des bergeries modèles; Com-
père, fondateur d'un grand établissement d'agriculture; Glari, qui
monta une manufacture de coton à Caffa ; le marquis de Castelnau,
qui écrivit V Histoire de lu Petite-Iiussic- Devallon, qui lui donna
son premier journal, le Messager de la Btissie méridiumde ; l'abbé
Nicolle, qui fut le directeur d'abord de l'institut, puis du lycée
d'Odessa; Delavigne, Pagnes de Sauvigny, Belin de Ballu, Jeudy-
Dugour, qui furent professeurs de l'université de Rharkof à ses
débuts; Paul Dubrux, qui inaugura les recherches archéologiques sur
le littoral de la Mer-!Soire. Tous ces Français, et bien d'autres dont
l'énumération serait trop longue, rendirent presque plus de ser-
vices à la Russie en créant sa grande colonie du midi que Napoléon
ne lui avait fait de mal en prenant Moscou.
III.
Dès qu'il avait appris la restauration de Louis XVIII, Richeheu
lui avait écrit pour l'assurer que, « condamné par les circonstances
les plus impérieuses et par les ordres précis de l'empereur à n'être
que le spectateur éloigné de ces événemens, » il n'en ressentait pas
une joie moins vive « et comme bon Français et comme fidèle ser-
viteur. » Le souci de ses intérêts en France, un désir bien naturel
de revoir les siens après une si longue absence, le besoin de récréer
ses yeux et son esprit fatigués par les horreurs auxquelles la peste
l'avait contraint d'assister, lui firent souhaiter de revoir le pays na-
tal. Il espérait revenir ensuite dans » sa chère Odessa; » mais ses
administrés et ses collaborateurs avaient le pressentiment qu'ils lui
faisaient des adieux définitifs. Le jour de son départ fut un jour
de deuil pour la cité. Lue foule immense l'accompagna jusqu'aux
faubourgs; plus de deux cents personnes le suivirent jusqu'au pre-
mier relai de poste pour partager avec lui un dernier repas. « Mes
amis, épargnez moi, répétait-il; arrachez-moi à cette triste scène. «
650 REVUE DES DELX MONDES.
C'est en confondant leurs pleurs que gouverneur et gouvernés se
séparèrent (septembre 1814).
Lors de son entrée à Paris, une des premières visites d'Alexandre
avait été pour la duchesse de Richelieu : « Votre mari m'en veut
un peu, lui dit-il, de ne pas l'avoir mené avec moi; si j'eusse
prévu que cette campagne eût une aussi heureuse issue, il serait
ici; mais je vous l'enverrai bientôt. » Richelieu s'en était remis à
l'empereur du parti qu'il devait prendre, assuré, disait-il, « en sui-
vant l'impulsion qu'il plaira à Votre Majesté de me donner, de ne
m'écarter jamais de la route de l'honneur et du devoir. » C'est à
Vienne, en octobre, qu'il revit enfin le tsar. Là encore, ce fut des
affaires de la Nouvelle-Russie tout autant que des affaires de France,
et bien plus que de ses affaires personnelles, qu'il entretint l'empe-
reur. C'est là qu'il lui remit des mémoires étendus sur toutes les
questions d'économie politique qui intéressaient la colonie. C'est à
Vienne, puis à Paris, qu'il plaida pour la constitution d'Odessa en
un port franc, assurant que c'était le seul moyen de développer les
ressources de cette ville, de donner l'essor au commerce de la ré-
gion, de prévenir la contrebande et, en même temps, le renouvel-
lement de l'épidémie, dont les importations clandestines étaient si
souvent le véhicule. C'est là qu'il exposa ses idées sur la liberté du
transit à travers les pays entre Baltique et Mer-Noire. C'est là qu'il
fît approuver la création à Odessa d'un lycée, c'est-à-dire d'une
école destinée à la noblesse, la préparant au métier des armes et
assurant à ses élèves certains privilèges. Le lycée, dont la création
fut alors décidée, est celui qui porte encore le nom de Richelieu,
comme celui de son véritable fondateur.
A Paris, il fut trompé dans l'espoir qu'il avait conçu de rentrer
dans ses biens : u Mes statues et mes tableaux mêmes, écrivait-il,
placés aux musées du Louvre et des Tuileries, ne peuvent m'être
rendus ni payés. Pour de la terre, je n'en possède pas la largeur
d'un écu ; cela est un peu triste surtout pour mes sœurs, qui sont
bien pauvres. Quant à moi, pourvu que la France soit heureuse, je
n'aurai pas le moindre regret. » Mais les autres émigrés, qui éprou-
vèrent presque tous des déceptions analogues, ne se résignaient pas
comme lui. Ce qui l'inquiétait le plus, dès celte époque, c'était l'état
moral du pays et l'ardeur des haines de parti :
Le peuple a besoin de repos, écrivait-il à Saint-Priest, et ne demande
qu'à être tranquille. Avec un peu plus de sagesse dans un certain parti,
un peu plus de modération, de patience, il ne serait pas impossible
d'atteindre un but désirable pour tous : celui de l'affermissement de
la famille royale et, par conséquent, de la tranquillité; mais il y a,
dans notre parti même, des têtes bien chaudes, pour qui les choses ne
LE DUC. DE RICHELIEU. 651
vont jamais assez vite, et qui, à force de courir, pourraient bien ren-
verser la machine, si on les laissait faire. L'expérience les a peu in-
struits, quoiqu'elle ait été sévère.
Alexandre avait chargé Richelieu de sonder le terrain à la cour
de France, en vue d'un projet de mariage entre le duc de Berry et
sa sœur la grande-duchesse Anna Paulovna. Le projet échoua, et le
duc de Berry épousa une de ses cousines des Deux-Siciles. Au reste,
la Russie n'était guère en faveur auprès de la première restaura-
tion. Louis XVIII avait exprimé publiquement sa reconnaissance au
régent d'Angleterre, mais il croyait n'en devoir aucune au tsar.
Pendant le séjour de celui-ci à Paris, il avait affecté à son égard
l'étiquette et les prétentions d'un Louis XIV. Au congrès de Vienne,
Talleyrand n'usait de l'influence que la force des choses rendait à
la France que pour contrecarrer les vues d'Alexandre. On a beau-
coup admiré l'habileté du fameux diplomate ; mais on ne peut nier
qu'elle fut employée alors non dans un intérêt national, mais dans un
prétendu intérêt dynastique. Alexandre souhaitait alors réunir sous
son sceptre la totalité de la Pologne, ce qui eût été très heureux
surtout pour la Pologne ; la Prusse consentait à lui céder ses pro-
vinces polonaises et à ne pas s'établir sur la rive gauche du Rhin,
à la condition qu'on lui laissât annexer la totalité du royaume de
Saxe. Rien n'eût été plus avantageux à notre pays que cette triple
combinaison ; c'est pourtant à la combattre que la diplomatie de Tal-
leyrand épuisa toutes ses ressources; il se rapprocha de l'Autriche
et de l'Angleterre, qui étaient alors les deux puissances les plus
décidées à nous ôter tout moyen de relèvement ; il signa avec elles
un traité secret, en vertu duquel, si la guerre sortait des préten-
tions de la Russie, c'est celle-ci que nous aurions eue à combattre^
Tout autre était la politique que Richelieu cherchait dès lors à faire
prévaloir à Paris : on voit, par une lettre de l'ambassadeur de
Russie auprès de Louis XVIII, que le duc aurait voulu éloigner du
Rhin à la fois la Prusse et l'Autriche, réaliser une entente cordiale
entre la France et la Russie, employer leur effort commun à pro-
téger les petits états menacés par les convoitises des deux grandes
puissances germaniques. Malheureusement, Richelieu, à part son
nouveau titre de pair de France, n'avait alors aucune situation offi-
cielle. {( Je n'avais aucune part aux affaires, écrira-t-il plus tard : 'e
public m'y fourrait toujours, mais la cour jamais. » L'influence de
Talleyrand et de Fouché restait prépondérante.
Tout à coup éclate à Paris la nouvelle du retour de Napoléon
Le roi s'enfuit ; le duc l'accompagne, faisant soixante-douze lieues
en cinq jours sur le même cheval. « J'ai vu, écrivait-il indigné à
Langeron, j'ai vu ces infâmes soldats crier aujourd'hui Vice le
652 REVUE DES DEUX MONDES,
roi ! à tue-tête, et le lendemain [lasser à Bonaparte. Je vous avoue
que jamais aucun événement de ma vie ne m'a fait une impression
semblable. Il y a un vernis de honte et d'humiliation auquel on ne
peut s'accoutumer. Ou je me trompe fort, ou nous marchons à
grands pas vers la barbarie. Les nations deviennent des armées;
les armées ne respirent que la guerre et le pillage ; elles s'isolent
de la patrie; et, si une fois cet esprit soldatesque prend le dessus,
malheur aux sociétés européennes! Il n'y aura plus besoin de bar-
bares étrangers pour les détruire : ces barbares sortiront de leur
sein pour les déchirer. J'aperçois le moment où Ton ne pourra plus
vivre que par son épée et pour son épée. » Étaient-ce là pré-
jugés persistans d'émigré, ou était-ce connaissance insuffisante du
pays où il avait recommencé à vivre depuis si peu de temps ? Assu-
rément Richelieu n'aperçoit qu'une partie de la vérité ; il ne se rend
pas compte des froissemens de toutes sortes qui ont amené ce sou-
lèvement presque unanime du peuple et des soldats contre une
dynastie et une aristocratie revenues ensemble de l'émigration, et
que, comme il le disait lui-même, V expérience avait peu instruites.
Il annonçait à Langeron qu'il était parti de Gand pour Vienne, afin
d'obtenir d'Alexandre la permission de faire cette campagne, « qui
est bien politiquement dirigée contre Buonaparte, et non contre la
France. » Or, à bien peu de temps de là, il allait être mieux en
mesure que personne d'apprécier si la coalition européenne ne me-
naçait que Buonaparte.
Après la seconde abdication de Napoléon, les haines et les con-
voitises des puissances qui étaient les plus voisines de nous se ma-
nifestèrent avec un tel redoublement de fureur que Louis XVIII
lui-même fut bien obligé de reconnaître que le seul appui qu'il
pût invoquer était celui de la Russie. Alexandre était évidem-
ment le plus impartial des souverains coalisés ; son empire ne tou-
chait pas à nos frontières ; il n'avait rien à prétendre dans nos dé-
pouilles; la nouvelle prise d'armes contre Napoléon ne lui avait
coûté aucun sacrifice sérieux; il avait plutôt intérêt à ce que la
France ne fût point affaiblie à l'excès. Lui seul pouvait faire contre-
poids aux prétentions des trois autres puissances, qui ne deman-
daient pas moins que le démembrement de notre pays, et parlaient
de nous enlever la Flandre, la Lorraine, l'Alsace, une partie de la
Champagne, de la Franche-Comté et du Dauphiné. Dès lors , il
n'était plus possible de conserver Talleyrand au ministère des
affaires étrangères : Alexandre avait pu lire à Vienne le texte du
traité que le diplomate avait signé avec l'Angleterre et l'Autriche.
Mais par qui le remplacer comme négociateur, et en même temps
qui charger de former un nouveau ministère?
L'homme qui avait rendu tant de services à la Russie, qui était
LE DUC DE RICHELIEU. 653
l'ami en même temps que le serviteur d'Alexandre, qui avait les
droits les mieux fondés à sa bienveillance, qui avait, l'année pré-
cédente, proposé le mariage russe et préconisé l'alliance russe,
n'était-il pas tout indiqué ? Non-seulement on devait préférer à tout
autre le duc de Richelieu, mais il était le seul que l'on put choisir.
En une situation si critique, pour mettre résolument Alexandre
dans les intérêts de la France, pour pouvoir opposer son désintéres-
sement à l'âpreté des convoitises anglaises, autrichiennes, prus-
siennes, c'était presque un ministre russe qu'il fallait placer à la
tête du ministère français. On voit par sa correspondance avec
quelle énergie Richelieu se défendit d'assumer un tel fardeau dans
de telles circonstances. Vainement il allégua qu'il était « depuis
longtemps étranger aux hommes et aux choses de ce pays. »
C'étaient précisément les relations qu'il s'était créées à l'époque
où il restait étranger à la France qui le recommandaient et l'impo-
saient presque au choix du roi ; c'était cela seul qui diminuait pour
lui les M difficultés énormes » de sa nouvelle tâche. Alexandre ne
put même donner un gage plus certain de ses bonnes intentions
qu'en pesant sur le duc pour forcer son consentement. Suivant l'ex-
pression de Richelieu, ce furent les ordres mêmes du tsar qui triom-
phèrent de sa résistance. Gomme il l'écrivait au comte Gourief : « Mes
souverains naturel e( adoptif Vont voulu, et je n'ai plus dû qu'obéir. »
On vit alors ce spectacle extraordinaire d'un ministre des affaires
étrangères et d'un président du conseil de France, qui, de Paris,
continuait presque à administrer la Nouvelle-Russie, prodiguait les
conseils à son successeur Langeron, faisait décréter Odessa port
franc, complétait l'organisation du lycée Richelieu ; et un empereur
de Russie initié aux secrets de notre politique extérieure et intérieure,
chargé de défendre pied à pied nos provinces frontières, appelé à
intervenir dans les difficultés que la famille même du roi créait au
gouvernement de celui-ci, constamment sur la brèche pour sauver
une place forte, écarter les revendications de créanciers avides,
morigéner le comte d'Artois, relever le courage de Louis XVIIl et
de son premier ministre, donner même des conseils sur la conduite
à tenir à l'égard de notre ancienne colonie de Saint-Domingue.
La tâche de Richelieu restait encore bien difficile. 11 était « con-
vaincu qu'il ne tiendrait pas six semaines. » Il ne se méprenait pas
en disant qu'il connaissait mal le pays et la société qu'il avait à
régir ; il était surtout frappé des mauvais côtés de la situation et
n'apercevait pas encore les merveilleuses ressources que, si abattue
qu'elle soit, possède toujours la France. « Tous les principes du
jacobinisme, comprimés pendant dix ans, ont reparu, et il semble
bien difficile de faire rentrer ce torrent dans ses limites. Dieu sait
ce qu'il adviendra de ce malheureux pays. 11 semble qu'il doive
6ÔÂ REVUE DES DEUX MONDES.
continuer à présenter un exemple de la justice divine. Le fléau de
l'invasion étrangère, bien plus affreuse sous tous les rapports que
l'année dernière, n'es i encore rien auprès de l'immoralité de ce
peuple et des dangers qu'elle fait craindre; personne n'est corrigé
ni de son exagération, ni de ses préjugés. » A ce moment, il n'a en
vue que bs jacobins, dénomination sous laquelle on confond alors
les impérialistes et les démocrates. Mais bientôt les royalistes
exagérés, les ultra, les hommes de la chambre introuvable^ lui
donnent bien d'autres soucis. Les chambres, qui se sont réunies,
« quoique composées d'hommes excellens, sont si échauffées dans
le sens contre-révolutionnaire, qu'elles exaspèrent l'autre parti, de
manière à le pousser au désespoir. » Il est obligé d'avoir plus d'une
fois recours à l'empereur de Russie. « J'ose vous assurer, sire,
que, sans un langage énergique, sans une volonté formellement
énoncée de maintenir l'ordre établi, il sera renversé par des gens
qui mettent leurs passions à la place des principes... La fureur des
partis ne nous laisse presque que le choix entre les extravagances
et les crimes. L'assemblée nous menace sans cesse de nous échap-
per et de se livrer à un système de réaction qui amènerait infailli-
blement la ruine du pays et celle de la maison royale. » 11 a déjà
été obligé de sacrifier Ney, et Ton peut trouver qu'un tel sacrifice,
qui devait être si funeste à la dynastie, lui coûte bien peu de re-
grets. Ses campagnes de 1793 à 1795 sur les frontières de la répu-
blique et l'exécution du héros de la Moskova, voilà les deux pages
qu'il faudrait pouvoir effacer de sa vie. Cependant on lui demande
d'autres têtes, et il n'est pas sûr que l'amnistie, si hérissée qu'elle
soit de réserves et de réticences, ne soulève pas la chambre; mais,
ajoute-t-il : « Sire, aucune puissance humaine ne peut me faire em-
brasser un système de persécutions et de vengeances qui doit faire
couler des flots de sang et amener la perte de la France et de la
famille royale. » Dans ses confidences à Langeron, il est encore
plus explicite: « On ne peut se faire entendre des gens avec qui
l'on parle qu'en prenant le langage de la passion ; avec celui-là, l'on
est sûr de réussir, auprès des femmes surtout, qui se mêlent de tout,
et contribuent à entraîner les hommes, même les plus sages. Ce que
j'entends ici tous les jours me fait frémir; les gens de mœurs les
plus douces ne parlent que supplices, vengeances, bourreaux. »
La situation de la France était épouvantable : 150,000 sol-
dats étrangers occupaient nos provinces ; les Prussiens surtout
s'étudiaient à se rendre insupportables aux malheureux habitans ;
nous avions à Paris une sorte de dictateur anglais, Wellington ;
on avait dévaUsé nos musées, pillé nos arsenaux ; nous n'avions
ni armée ni finances ; les impôts étaient écrasans et les réclama-
tions de toute sorte, des puissances ou des particuliers, pleuvaient
LE DUC DE RICHELIEU. 655
sur nous; une classe entière de Français était proscrite, et on les
massacrait dans le Midi ; l'industrie et le commerce étaient ruinés ;
les pluies diluviennes de 1816 préparaient la disette de 1817 ; notre
seul réconfort, au milieu de tant de maux et de périls, c'était le
souverain qui pouvait nous reprocher l'incendie de sa capitale I
Et vous croyez peut-être que les Français, écrivait Richelieu à Lan-
geron, ressentent uniquement l'horreur de cette situation? Point du
tout ! ils sont occupés de leurs querelles de parti, de faire ôter une
place à celui-ci, qui n'est pas à la hauteur, pour la faire donner à cet
autre. Ils se déchirent les uns les autres; la violence de leurs passions
est inextini,'uible; ils me rappellent les Grecs du bas-empire... Les
salons de Paris sont des arènes où l'on est toujours prêt à se prendre
par la tête pour une nuance d'opinion. Aussi je n'y mets pas le pied,
et d'ailleurs je serais mal reçu dans un grand nombre, car il faut que
vous sachiez que je suis une espèce de jacobin, parce que je ne par-
tage pas les exagérations et les folies.
Richelieu n'était donc pas un ultra ; mais il n'était point un libé-
ral. Il avait des doutes sérieux « sur le bien à espérer en France
du régime représentatif et des assemblées délibérantes, y. La liberté
de la presse, c'est-à-dire de ce qu'il appelle « les pamphlets et les
diffamations périodiques ou semi-périodiques, » lui semblait aussi
dangereuse, et l'on doit reconnaître que les excès de la presse roya-
liste justifiaient ses répugnances. Il est visible qu'il apportait d'Orient
des idées particulières en matière de gouvernement. Pour lui, le
gage de salut, ce n'était point la charte; c'était uniquement le roi,
la dynastie, l'institution royale, seul point fixe, seule unité visible
de la France. Son administration d'Odessa faisait qu'il croyait aux
hommes, non aux institutions. Il était, au fond, un partisan du des-
potisme éclairé, tel que Voltaire l'avait compris, tel que lui-même
l'avait pratiqué sur la Mer- Noire. Et quelle différence avec savied'ici
et celle de là-bas, où il n'avait à compter ni avec les haines de parti,
ni avec les compétitions des coteries , ni avec les criailleries des
tissemblées, ni avec les journaux ; où chaque heure était bien em-
ployée et où chaque effort était fécond; où il ne rencontrait que des
fronts inclinés et des visages reconnaissans ; où il pouvait se pro-
mener tranquillement parmi ses créations comme un bon proprié-
taire dans son parc !
Si vous voyiez la vie que je mène, écrit-il à Langeron, vous en auriez
réellement pitié. Ce n'est pas le travail qui m'effraie, mais à toute pri-
vation et aux souffrances il faut un dédommagement. A Odessa, un
nouveau village, une nouvelle plantation, un arbre me délectait le
656 REVTE DES DEDX MONDES.
cœur et me consolait des peines que je pouvais éprouver. Ici, nulle
coDipensationl.. Plût à Dieu que je n'eusse pas bougé d'Odessa!..
Que vous dirai-je de ma situation ? D'un seul mot, c'est que je con-
sentirais, sur mon honneur, à me faire couper le bras gauche pour en
être dehors... Ma santé dépérit chaque jour, et, d'une manière ou
d'une autre, bientôt il en faudra finir... Pauvre Odessa! pauvre Cri-
mée! qu'êtes-vous devenues? Au reste, peut-être \ retournerai-je, et
plutôt que vous ne pensez. Et peut-être pourrai-je encore m'occuper
du bien de ce pays, où tout est neuf, où les hommes ont de quoi
s'étendre, tandis qu'ici on est si serré les uns contre les autres qu'on
étouffe.
Il étouflfe si bien que, dans chacune de ses lettres à l'empereur
Alexandre, il cherche à obtenir la promesse qu'il pourra quelque
jour « se retirer auprès de lui. » A la fin cependant, l'horizon s'est
un peu éclairci. Grâce à Alexandre, malgré les Anglais, les Autri-
chiens et les Prussiens, Piichelieu a sauvé nos provinces frontières ;
il a fait réduire le chiffre des indemnités réclamées par les états et
les particuliers ; il a obtenu, à Aix-la-Chapelle, l'évacuation antici-
pée du territoire ; il a décidé le roi à renvoyer la chambre introu-
vable et à en convoquer une nouvelle, qui, sans doute, ne portera
pas « la livrée d'un parti. » Enfin, avec les blés d'Odessa et de la
Nouvelle-Russie, il a nourri la France et empêché la disette de dé-
générer en famine. « Si nous arrivons à refaire une France, écri-
vait-il à l'empereur, c'est à Votre Majesté que nous le devrons. » En
1S18, la France est refaite, en effet. Elle est maîtresse de son ter-
ritoire; elle est rentrée dans le concert européen ; elle voit sa pros-
périté reprendre son essor ; elle commence à s'habituer à la charte
et à la liberté.
Dès lors, Richelieu cessa d'être l'homme nécessaire. Son minis-
tère se disloqua, et un cabinet, dont Decazes était l'àme et Desselles
le président titulaire, lui snccéda. Malgré l'opposition des libéraux
avancés et des royalistes inlransigeans , malgré les scrupules de
Richelieu, qui ne voulait pas ajouter aux charges du pays et qui
écrivit une lettre très patriotique et très noble, les chambres lui
votèrent la création d'un majorât avec 50,000 francs de revenu.
C'était à la fois une légère indemnité pour les pertes que lui avait
infligées la révolution et une glorieuse récompense nationale au
libérateur du territoire.
Il put revenir, au moins en pensée, à son Odessa, « où l'on ne
connaissait ni intrigues, ni passions haineuses, ni ultra, ni citra. »
Il recommandait le littérateur franc-comtois Charles Nodier pour y
diriger un journal littéraire, politique et commercial. Enfin il de-
mandait à l'empereur la permission de revoir les bords de la Mer-
LE DDC DE RICHELIEU. 657
Noire. Malheureusement, l'entente cordiale entre les deux cabinets de
France et de Russie avait été un peu affectée par son départ du minis-
tère. « Vos successeurs, lui écrivait Nesselrode, peuvent être les
meilleurs gens du monde ; mais ce n'est pas vous, mon cher duc.
Vous trouvez donc assez naturel que l'empereur ait pris le parti très
sage d'aller, pour le premier moment, un peu bride en main en fait
d'épanchemens et de confiance. » Le même sentiment se trouve ex-
primé, quoique de manière plus discrète, dans une lettre de l'em-
pereur.
Le ministère Decazes ne devait pas durer longtemps : l'élection
de Grégoire, l'assassinat du duc de Berry, le renversèrent et firent
souffler de nouveau un vent de réaction. Richelieu fut, pour la seconde
fuis, appelé aux affaires : c'était dans des conditions qu'on peut trou-
ver encore moins favorables que la première fois. En 1815, il se
présentait en homme étranger aux coteries et uniquement dévoué
à la cause nationale ; en 1820, il reparaissait en homme de parti,
en chef d'un ministère de répression et de réaction, ayant pour mis-
sion de revenir sur toutes les lois libérales en matière de presse et
de système électoral. Alexandre dut lui écrire pour relever son cou-
rage : « Vous êtes appelé par le roi à devenir le médiateur entre les
passions extrêmes et les partis qu'elles enfantent... C'est assez vous
dire que les vœux des alliés de Sa Majesté très chrétienne et les
miens aussi vous accompagnent dans la carrière laborieuse que vous
allez fournir. »
L'attitude des puissances étrangères était redevenue menaçante.
On affectait de rendre la France responsable des troubles qui com-
mençaient à se manifester dans certaines parties de l'Europe. « Si
le cabinet des Tuileries, écrivait Capo d'istria à Richelieu, n'avait
point cessé d'être sous votre direction, si une sage modération avait
continué à présider au gouvernement intérieur de la France, croyez-
vous que l'on ait encore osé parler de quadruple alliance ? Croyez-
vous qu'une poignée de savans ou d'élèves d'universités eût suffi
pour exciter tant d'alarmes et pour donner occasion au système
absurde qu'on s'efforce d'établir en Allemagne?.. Croyez -vous que
ce fussent des démagogues forcenés qui seraient venus apprendre
à Ferdinand Vil que l'Espagne ne peut plus être gouvernée par des
camarillas?. . C'est vous, vous seul, vous de votre personne, qui pou-
vez donner à l'Europe une France utile et bienfaisante... Moins votre
personne à la tête du ministère français, il n'y a plus de France pour
le monde 1 »
Ainsi, le rôle qu'on attribuait à Richelieu était encore grand : en
enrayant la révolution en France, il devait l'enrayer en Europe et,
du même coup, modérer les idées de réaction auxquelles commen-
TOME LXXXIV. — 1887. /j2
658 REVDE DES DEUX MONDES,
çaient à s'arrêter les souverains de la sainte-alliance. Il pouvait
contenir à la fois les révolutions et les contre-révolutions, être à la
fois un conservateur et un libéral.
A cette époque, un changement très curieux se produit dans les
relations d'Alexandre et de Richelieu. En 1S15, l'empereur était
peut-être plus libéral que le duc ; il avait plus de confiance que lui
dans les chartes et les institutions représentatives ; il avait contri-
bué à faire obtenir à la France une constitution ; il en avait donné
une à la Pologne ; il rêvait d'en doter un jour la Russie. A partir de
1820, il se rapproche des gouvernemens absolus, devient l'âme
de la, politique des co}}grès, pousse à la répression des mouvemens
allemands, espagnols, italiens, entre en conflit avec les chambres
polonaises et, par esprit conservateur, abandonne même les Grecs à
la tyrannie ottomane. Dans l'atmosphère despotique de la Russie,
sous l'influence néfaste d'Arakhtchéef, il tend à redevenir un despote.
Au contraire, Richelieu, qui, en 1815, nous était arrivé avec les idées
et les goûts les moins parlementaires, subit de plus en plus l'in-
fluence du milieu français. Il commence à se réconcilier avec le ré-
gime des chambres et la liberté de la presse. En France, il est plus
libéral que l'étiquette du ministère qu'il préside, plus libéral que
l'œuvre qu'on lui a imposée. Il aperçoit mieux les bons côtés du ca-
ractère français ; il admire avec quelle rapidité le pays s'est relevé,
à tel point que, tandis que tous les autres gouvernemens font des
emprunts, le sien a pu même diminuer les impôts. En Europe, il
comprend la légitimité de certains griefs des peuples contre leurs
gouvernans. Bref, il est devenu un homme de son pays, de son temps,
et il démêle parfaitement les caractères de ce temps, fécond malgré
ses agitations, qui n'est que le laborieux enfantement d'un avenir
meilleur. « Je reconnais, écrit-il à Capo d'istria, que l'époque actuelle
est marquée par la Providence pour des changemens et des modi-
fications dans l'ordre des sociétés. C'est à rendre le passage de
l'ordre ancien à l'ordre nouveau exempt de secousses et de convul-
sions que les hommes appelés à s'occuper des affaires publiques
doivent s'attacher aujourd'hui. Ceux qui, comme nous, ont déjà
adopté ces institutions nouvelles, sont dans l'obligation de les affer-
mir et de les consolider de tous leurs efforts. Ce n'est que par ce
moyen qu'on peut espérer se préserver de nouvelles révolutions. »
Ainsi, l'Europe doit enfin passer de l'âge despotique à l'âge parle-
mentaire, et c'est par la hberté seulement qu'on peut prévenir les
bouleversemens sociaux. Voilà une profession de foi qui est toute
nouvelle chez Richelieu.
Aussi le voyons-nous combattre auprès d'Alexandre et de ses con-
seillers l'idée d'une intervention à main armée dans les affaires de
Naples : « Que la voie des armes ne soit admise que quand tous les
I
LE DUC DE RICHELIEU. 659
autres moyens seront épuisés ! Il me semble que c'est le seul rôle qui
convienne au roi Ferdinand. Je ne conçois pas comment l'Autriche
pourrait vouloir lui en tracer un autre qui, en le déshonoiant, re-
verserait aussi une partie de la honte sur ceux qui seraient censés
l'avoir imposée. » Il prévoit que la mission qu'on veut confier à
une armée autrichienne pour le rétablissement du despotisme à
Naples est très propre à provoquer le soulèvement de l'Italie tout
entière. Il démêle très bien que la question qui s'agite dans la pé-
ninsule est plus nationale encore que libérale : on y déteste la do-
mination ou l'influence autrichienne plus encore qu'on n'y désire
des constitutions.
Certes, continue-t-il, ce n'est pas ainsi qu'on rétablira, d'une ma-
nière solide, l'ordre et la paix dans cette belle contrée, et je plains
vivement les gouvernemens et les peuples. Le sort qui les attend sera
bien malheureux. Quel rôle le roi de Naples va-t-il jouer dans cette
circonstance? Va-t-il déclarer que tout ce qu'il a fait lui a été arraché
par la violence? Proclamera-t-il à la face de l'Europe que toutes les
promesses qu'il a faites au moment de son départ n'avaient pour but
que de mettre un peu plus tôt sa personne en sûreté? Je répugne à
croire tant de bassesses. Si cela avait heu, la royauté serait frappée
partout, et nous en ressentirions vivement le contre-coup... J'espère
que vous parviendrez à persuader à l'Autriche de tolérer à Naples
quelques institutions sans lesquelles il me parait impossible que cette
famille puisse régner.
Alexandre fait la sourde oreille aux sages conseils de Richelieu ;
et, en efTet, l'invasion d'une armée autrichienne en Italie provoque
le soulèvement du Piémont; le roi de Naples est rétabli, mais après
s'être déshonoré et en subissant la dure tutelle de la cour de
Yienne. Même en Espagne, la « fierté castillane » se raidit contre les
menaces de la sainte-alliance, et la révolution s'y accentue. Alexandre
ne s'en montre que plus obstiné. Il réserve à la France, en Espagne,
le rôle que vient de jouer l'Autriche en Italie. Il est intéressant de
voir l'ancien gouverneur d'Odessa, l'ancien serviteur d'Alexandre,
se montrer beaucoup moins docile à la direction de la Russie que ne
le seront plus tard les Yiilèle, les Chateaubriand et les Mathieu de
Montmorency. Sa réponse est même très nette : « Je suis convaincu
qu'une pareille tentative aurait pour la maison de Bourbon les mêmes
résultats qu'a eus la guerre d'Espagne pour Buonaparte, avec cette
différence que, dans ce cas, la chose irait bien plus vite... Je
regarderais comme traître à sa conscience, à ses devoirs, celui
qui la conseillerait et qui s'y prêterait. » On voit combien Riche-
lieu fut plus sage que ses successeurs. Pour lui, en Espagne aussi
660 REVDE DES DEDX MONDES.
bien qu'en Italie, il n'y a qu'un remède efficace : c'est une bonne
constitution comme celle qui régit la France, et dont il apprécie
les mérites chaque jour davantage. Même dans les affaires d'Orient,
il se montre plus libéral, plus humain que l'empereur Alexandre,
qui semblait cependant désigné pour être le champion de l'indé-
pendance des peuples chrétiens, mais qui s'obstine à confondre les
aspirations nationales des Hellènes avec les revendications des dé-
mocrates occidentaux.
Je vous suis très obligé, écrivait Richelieu à Sicard, de votre exac-
titude à me tenir au courant des affaires de ces pauvres Grecs, qui me
paraissent avoir pris, pour secouer le joug, le moment le plus inop-
portun. Je crains bien qu'il n'arrive de grands malheurs; car les révo-
lutions et les contre-révolutions ne se font pas à l'eau de rose dans
ces contrées comme dans les nôtres... Dans tous les cas, je prévois
une suite de massacres et de dévastations dont il est difficile de poser
le terme. Dans ces circonstances, nous avons fait, je crois, tout ce qui
dépendait de nous... Outre ce que nous avons dit à Conslaotinople,
nous avons renforcé nos stations dans le Levant... Notre pavillon se
montrera partout et prêtera son appui à tous les êtres souffrans et
opprimés.
Est-ce donc un mince honneur pour Richelieu que d'avoir fait
tous ses efforts pour empêcher la funeste expédition d'Espagne et
préparé l'expédition libératrice de Grèce?
Si, par une juste reconnaissance, il se montre déférent envers
les conseils de son « souverain adoptif, » tout en lui résistant quand
la cause de la liberté ou l'intérêt du pays se trouve en jeu, il faut
noter sa fière attitude à l'égard des autres puissances. Quand
l'Autriche menace d'occuper les états du roi de Piémont, « tout
vaudrait mieux pour nous, s'écrie-t-il, que de laisser voir à notre
peuple des sentinelles autrichiennes au bout du pont du Var ou du
pont de Beauvoisin ! » Quand l'Angleterre, sous prétexte de châtier
les Barbaresques, essaie d'imposer sa suprématie aux autres ma-
rines européennes, « je ne consentirai jamais, écrit le duc, qu'un
brick français se trouve sous les ordres d'un amiral anglais. » Voilà
le langage que tenait Richelieu au lendemain de l'invasion.
En 1821 prit fin son second ministère. L'homme qui était entré
aux affaires pour contenir les aspirations révolutionnaires succom-
bait sous les intrigues des ultra-royalistes. Ses ennemis l'accusaient
d'être trop Russe, eux qui allaient subir aveuglément les plus
fâcheuses influences de la Russie ; on oubliait que c'était parce
qu'il avait été a^sez Russe qu'il avait pu sauver la France des con-
voitises anglaises et allemandes. Il revint à son projet de voynge
LE DUC DE RICHELIEU. 661
sur la Mer-Noire, mais il trouva convenable de l'ajourner. Il écri-
vait, non sans amertume, à Sicard : « Aujourd'hui, on ne manque-
rait pas de dire que je vais vendre à la Russie les secrets de la
France, comme on m'accusait de lui vendre ses intérêts ; car il faut
que vous sachiez que, pendant que chez vous on nous reproche
d'être trop Anglais, ici j'ai été accusé, ffer ceux qui se sont faits mes
ennemis, de trahir la France pour la Russie. »
Il ne revit pas Odessa. Quoiqu'il n'eût que cinquante-six ans, les
fatigues et les émotions l'avaient épuisé. Peu de mois après sa retraite,
en juin 18'22, la marquise de Montcalm annonçait à Alexandre la
mort de son frère. Elle n'avait pas tort de lui écrire : « C'est à Votre
Majesté qu'il a dû les seules années heureuses de sa vie. » Richelieu
fut pleuré en Russie comme en France. Tandis que le cardinal de
Bausset prononçait son éloge à la chambre des pairs et que Dacier et
Viliemain préparaient ceux qu'ils devaient prononcer aux acadé-
mies, Alexandre I"' exprimait en ces termes le jugement qui restera
celui de la postérité dans les deux pays : « Je pleure le duc de Ri-
chelieu, disait-il à notre ambassadeur, comme le seul ami qui m'ait
fait entendre la vérité. C'était le modèle de l'honneur et de la
loyauté. Les services qu'il m'a rendus éternisent en Russie la re-
connaissance de tout ce qu'il y a d'honnête. Je le regrette pour le
roi, qui ne trouvera dans aucun autre un dévoûment aussi désinté-
ressé. Je le regrette pour la France, où il fut mal apprécié, et à la-
quelle cependant il a rendu et devait rendre encore de si grands
services. »
En Russie, son nom devait rester inséparable de celui de la Nou-
velle-Russie, comme le nom de Pierre-le-Grand de celui delà Russie
baliique, comme le nom de Catherine II de la Russie Blanche, comme
le nom d'Ivan-le-Terrible de la Russie du Volga. Bien qu'il eût opéré
ses conquêtes non sur l'ennemi, mais sur le désert, il mérite de
prendre place parmi ceux qui ont fait la grandeur de l'empire. Sur
les huit universités de la monarchie, deux font remonter à lui leurs
origines, Odessa et Kharkof. Ce Français a été un des grands
hommes d'état de la Russie. Ce n'est pas sans raison que la recon-
naissance des peuples a élevé la statue de Richelieu sur les quais
d'Odessa, entre les solitudes qu'il a animées, la mer qu'il a couverte
de vaisseaux marchands, les ports, les docks, les théâtres, les pa-
lais, les églises, les établissemens d'instruction qu'il a fondés.
En France, il tint, après vingt-quatre ans, la promesse qu'il avait
faite en 1791 à l'assemblée nationale, de faire profiter la patrie des
mérites qu'il aurait acquis au service étranger : il empêcha le dé-
membrement du pays.
Parmi les souvenirs ou les spectacles de la Terreur jacobine, du
despotisme impérial, de la sanglante réaction de 1815, entre les
662 REVUE DES DEDX MONDES.
partis acharnés Tiin contre l'autre jusqu'à la destruction de la pa-
trie, sous le poids de l'occupation étrangère, des contributions écra-
santes, de la famine, il a réussi à faire naître un régime régulier,
normal, pacifique. Il réalisa la prédiction de Catherine sur le rôle
qu'il devait jouer dans le rétablissement de la monarchie, et il y fut
grandement aidé par le petit -fils de Catherine; mais ce ne fut
point, comme l'impératrice l'avait en vue, la vieille monarchie avec
les vieux abus qu'il rétablit.
Il a enseigné à la restauration comment il fallait s'y prendre pour
vivre; il a su faire à l'intérêt français le sacrifice même de ses
préjugés, lui qui n'était point d'abord un libéral; c'est, au contraire,
par un retour à l'esprit de parti et sous la direction de sectaires
étroits qu'après lui la restauration a été ruinée. Les fautes de ses
successeurs ne peuvent ôter à Richelieu l'honneur d'avoir été un
des fondateurs en France de la liberté politique et du régime par-
lementaire.
Enfin, dans les relations entre les deux pays, il fut le partisan
convaincu d'une entente cordiale entre la France et la Russie, idée
qui a déjà pour elle la consécration du temps, car ses premiers
champions furent en Russie Pierre-le-Grand, et en France l'histo-
rien Saint-Simon; idée qui a donné à plusieurs reprises de féconds
résultats pour la grandeur de notre pays et l'indépendance de l'Eu-
rope. Au temps de Louis XV et d'Elisabeth, c'est cette entente qui
brisa l'essor de la Prusse; au temps de Louis XVI et de Cathe-
rine II, c'est elle qui maintint l'indépendance de la Bavière contre
les convoitises autrichiennes et la liberté des mers contre la tyran-
nie britannique ; au temps de Bonaparte et de Paul I", de Napoléon
et d'Alexandre ï"", elle faillit changer les destinées du monde ; au
temps de Charles X et de Nicolas, elle assura la renaissance de la
Grèce ; au temps de Napoléon III et d'Alexandre II, elle prépara
l'émancipation des nations chrétiennes de l'Orient, et, aujourd'hui^
comme au temps du duc de Richelieu, elle apparaît comme une ga-
rantie de l'équilibre européen.
Grâce à la publication de M. Alexandre Polovtsof, on aperçoit
mieux l'unité qui domine toute la carrière de Richelieu comme
gouverneur de la Nouvelle-Russie ou comme président des minis-
tres de Louis XVIII. C'est une grande page à la fois de l'histoire
de France et de l'histoire de Russie qui se trouve ainsi reconsti-
tuée et dont les lettres françaises doivent être reconnaissantes aux
travaux de la Société impériale de Saint-Pétersbourg.
Alfred Rambaud.
LA
PROTECTION LÉGALE
DE L'HONNEUR
L'honneur des particuliers et des hommes publics n'a jamais été
moins assuré de respect que de nos jours. La licence de la presse
est sans bornes, malgré les restrictions légales dont elle supporte
encore l'apparence, et les nouvelles mœurs qu'elle a créées, chez
les écrivains et dans le public, favorisent encore ses excès. Devant
la publicité effrénée des insultes et des scandales de tout genre, les
effrontés affectent le dédain, en alléguant qu'ils ne trouveraient
nulle part, pour leur honneur outragé, une réparation efficace.
Beaucoup recourent au duel, dont la pratique, peu meurtrière
d'ailleurs, s'est tellement multipliée dans certains milieux, qu'il a
perdu toute signification. Quelques-uns se font justice eux-mêmes,
presque toujours impunément. Les plus honnêtes et les plus fiers
se dérobent aux devoirs publics, pour éviter les occasions de mettre
leur honneur en péril. La société perd le respect d'elle-même, en
s'habituant à ne rien respecter dans aucun de ses membres. Nul
sujet n'appelle, avec plus d'urgence, les réflexions des bons ci-
toyens. ïNous voudrions chercher à éclairer ces réflexions en remon-
tant aux principes de droit qui régissent cette matière si délicate
de l'honneur, et en exposant quelques-unes des réformes qui pour-
raient la soustraire à un état de désordre dont il est impossible de
se dissimuler la gravité.
6Q!l REVUE DES DEUX MONDES,
I.
Ce n'est pas sans raison que la considération et l'honneur ont,
pour l'opinion et pour la loi elle-même, la valeur d'une propriété.
Il s'y attache, en effet, des avantages d'ordre moral et d'ordre ma-
tériel, tout ensemble, qui s'acquièrent, comme tous les genres de
propriété, par le travail personnel ou par héritage, et qui se justi-
fient, dans cette double origine, comme tous les genres de pro-
priété et comme tous les droits en général, parce qu'ils sont une
force au service du devoir.
Chacun se sent plus fort, dans ses rapports avec les autres
hommes, s'il est entouré de considération, d'estime ou de respect.
Notre intérêt bien entendu, — et l'intérêt de nos devoirs ne s'en sé-
pare pas, — exige donc que nous nous efforcions, par tous les moyens
légitimes, de nous concilier ces sentimens, et, puisqu'ils s'atta-
chent aux familles comme aux individus, nous avons le droit d'en
rechercher le bénéfice pour nos enfans comme pour nous-mêmes.
Il y a une juste présomption d'honneur, pour tous les membres
d'une même famille, où, par l'effet de l'éducation et des exemples,
par l'effet même de l'hérédité, se sont toujours maintenues des
traditions honorables. Cette présomption forme très légitimement
ce qu'on appelle un « héritage, » un « patrimoine d'honneur. » Ce
patrimoine, comme toute autre propriété, peut s'évaluer en argent,
au profit de celui qui l'a créé ou de ses ayans-droit. C'est ce que
font les tribunaux quand ils accordent des dommages -intérêts pour
l'honneur offensé.
La valeur intrinsèque d'un tel patrimoine est rarement pure de
tout alliage. La considération n'exprime que des jugemens hu-
mains, où l'erreur, le caprice, les préjugés de toute sorte ont tant
de part. Elle se donne souvent à la situation extérieure plutôt qu'au
vrai mérite, et alors même qu'elle ne tient compte que des titres
personnels, elle est loin d'en être l'exacte et adéquate appréciation.
Le hasard est pour beaucoup dans la façon dont elle s'acquiert et
dont elle se perd. S'il n'est pas permis de la dédaigner, il est sage
de ne pas en faire l'unique ou le principal but de nos efforts.
Il faut toujours, pour soi-même ou pour autrui, se réserver le
droit d'en appeler de l'opinion courante à l'opinion mieux infor-
mée, et, quel que soit le succès de cet appel, garder la liberté de
son propre jugement, en s'eflorçant d'y apporter toute la droiture
et toute l'impartialité possibles.
Le droit ne va pas toutefois, en ce qui concerne autrui, jusqu'à
permettre, en tout état de cause, de dépouiller quelqu'un d'une
considération que l'on juge mal acquise. C'est un nouveau rappro-
LA. PROTECTION LEGALE DE l'hONNEUR. 665
chement avec la propriété. La propriété est respectable, de quelque
façon qu'elle ait été acquise, quand elle remplit les conditions exi-
gées par la loi pour sa conservation et pour sa transmission. 11 en
est de même pour la considération, avec cette différence qu'ici les
conditions légales ne sauraient être l'objet d'une détermination aussi
exacte. Elles ne sont même l'objet d'une détermination d'aucune
sorte. La loi est muette, et nécessairement muette, parce qu'elle
est incompétente, pour tout ce qui concerne l'acquisition, la pos-
session et l'héritage de l'honneur; elle n'intervient que pour le pro-
téger, et elle protège, dans la plupart des cas, le faux honneur
comme le vrai.
II.
Cette indifférence forcée de la loi pour la qualité de l'honneur
révolte bien des consciences. C'est, avec l'insuffisance de la répara-
tion légale, l'une des excuses du duel. Quand mon honneur est
attaqué, je ne gagne rien à poursuivre en justice mes calomnia-
teurs. Non-seulement l'effet de leurs calomnies sera aggravé par la
publicité du procès, et ne sera pas compensé par les dommages-
intérêts, l'amende et la prison qui pourront leur être infligés; mais
que prouvera cet arrêt même, que je suppose rendu en ma faveur?
II attestera seulement que j'ai été atteint dans mon honneur par
des allégations dont il n'établira pas, et dont moi-même je n'aurai
pas été admis à établir la fausseté. Le duel, du moins, quelle qu'en
soit l'issue, est une réfutation indirecte des imputations qui pré-
tendent me déshonorer, car la preuve de courage que j'y ai donnée
prouve ou semble prouver que je suis un homme de cœur.
Le duel est excusable, dans l'état de nos mœurs et de nos lois;
mais il n'est qu'excusable. C'est, d'un côté, pour toute offense, la
peine de mort prononcée et appliquée par l'offensé lui-même. C'est,
de l'autre, la faculté, pour l'offenseur, de se soustraire à la peine
dont il est menacé, en cherchant lui-même à tuer celui qu'il a
offensé. C'est, pour les deux adversaires, le hasard d'un combat et
les conditions inégales de force, d'adresse et de sang-froid prenant
la place de la justice. C'est enfin, dans l'effet moral où il trouve
son excuse, une justification très imparfaite de l'honneur. Si l'of-
fensé prouve son honneur en ne craignant pas de provoquer son
offenseur en duel, celui-ci prouve également le sien en acceptant
la provocation. La justification vaut pour tous les deux, et elle
n'établit pas mieux que l'arrêt d'un tribunal, dans un procès où la
preuve n'a pas été admise, s'il y a eu calomnie ou simple diffama-
tion. Elle ne fait que substituer une forme de l'honneur à celle qui
est en question, et les deux, loin de se confondre, ne sont pas
666 REVUE DES DEUX MONDES.
même équivalentes. On peut être un très malhonnête homme et
faire montre de bravoure, une épée ou un pistolet à la main. Une
contenance plus ou moins ferme n'atteste même pas le véritable
courage. Imposée par le préjugé du duel, elle n'est quelquefois
qu'un effort tout extérieur qui cache la défaillance intérieure; quel-
quefois aussi, elle est due tout entière à la confiance d'une supé-
riorité éprouvée dans le maniement des armes. On n'est pas néces-
sairement un homme de cœur pour être un bretteur habile. On
n'est pas, d'un autre côté, un lâche pour faiblir momentanément
dans un combat de quelques secondes, où bien des causes toutes
physiques peuvent faire trembler la « carcasse, » comme disait
Turenne de son propre corps, sans qu'elle cesse de revêtir une
âme fière et vaillante.
III.
Le duel n'est excusable que par l'impuissance de la loi et de la
justice légale. Cette impuissance est de deux sortes : elle porte,
soit sur l'appréciation même de l'honneur, soit sur la réparation
qu'il a le droit d'obtenir quand il a été offensé.
Nul ne demande et ne croit possible une appréciation générale
de l'honneur dans un texte législatif; mais on voudrait que, dans
les arrêts judiciaires, sur des cas particuliers, l'honneur vrai fût
apprécié, et, par suite, fût seul protégé. On voudrait, en d'autres
termes, que les débats et le jugement fissent toujours la lumière
sur la distinction entre la simple diffamation et la calomnie.
La distinction n'est pas étrangère à la loi. La calomnie seule est
punie quand il s'agit d'un fonctionnaire public, ou, s'il s'agit d'un
particulier, quand elle s'est produite sous la forme d'une dénoncia-
tion adressée à l'autorité judiciaire.
Pourquoi, dans ces deux cas, les débats judiciaires et l'arrêt du
tribunal portent-ils sur la vérité ou la fausseté des faits et, par
suite, sur la qualité même de l'honneur qui a été mis en cause par
des allégations infamantes? C'est qu'on peut remplir un devoir,
d'un côté, en signalant les abus commis par un fonctionnaire, de
l'autre, en dénonçant à la justice un fait légalement qualifié de
crime ou de délit. S'il y a eu possibilité d'un devoir, il y a exer-
cice légitime dun droit, et le dénonciateur doit être admis à en
faire la preuve, en établissant la vérité de ses allégations. Dans les
deux cas, la considération mal acquise cesse d'être un droit res-
pectable pour autrui.
En est-il ainsi dans tous les autres cas? Alceste dirait oui, et, de
nos jours surtout où les moins rigoristes répugnent à trouver
quelque ridicule dans Alceste, beaucoup lui donneraient raison.
LA PROTECTION LEGALE DE l'hONNEUR. 667
Sans être un Philinte, nous n'hésitons pas, sous certaines ré-
serves que nous indiquerons tout à l'heure, à soutenir l'opinion
contraire. Nous traiterons d'abord la question au seul point de vue
du droit naturel, et nous nous efforcerons de prouver que la pra-
tique du droit positif y trouve en principe sa justification.
iN'est-ce pas un devoir, dit Alceste, de démasquer le vice honoré,
de lui faire perdre cette considération qu'il usurpe et d'appeler
sur lui un juste mépris? Il y a des cas, sans aucun doute, en dehors
des abus commis dans l'exercice des fonctions publiques et des
méfaits légalement punissables, où il est permis, où c'est même un
devoir de flétrir publiquement un malhonnête homme. Je connais
les vilenies, impunies et impunissables, d'un homme riche et puis-
sant, aussi habile à éluder les règles du code civil et les défenses
du code pénal qu'à tromper l'opinion publique. Je sais témoin de
tout le mal qu'il fait, sans remplir dans l'état aucune fonction, par
l'influence que lui donne une considération dont je le sais indigne.
Je me fais un devoir de combattre cette influence néfaste en réta-
blissant la vérité, toute la vérité. Des juges pourront me condam-
ner comme diffamateur : la conscience de tous les honnêtes gens
m'absoudra. J'aurai peut-être violé le droit positif, mais je me
serai tenu dans les limites du droit naturel et de la morale.
Nous ne recherchons pas pour le moment si le droit positif de-
vrait s'approprier cette nouvelle dérogation au principe général
qu'il a posé du respect de la considération acquise. Nous restons
sur le terrain du droit naturel, et nous nous demanderons seule-
ment si, sur ce terrain, un tel cas pourrait cesser d'être une ex-
ception et fournir une règle générale, applicable à tous les autres
cas.
Pourquoi, dans l'hypothèse que nous avons faite, y a-t-il un
droit? C'est qu'il y a possibilité précise et déterminée d'un devoir.
Je dois au public la révélation d'un secret que je suis seul ou pres-
que seul à posséder, quand cette révélation peut mettre fin à un
odieux et funeste abus d'influence. C'est, il faut bien le remarquer,
un devoir d'assistance, c'est-à-dire un devoir qui reste vague et
indéterminé dans sa formule générale et que les circonstances sem-
blent seules revêtir d'un caractère rigoureux. Ici, il a ce caractère,
et s'il est accompli dans des intentions absolument pures, sous la
pression d'une juste indignation et d'un amour désintéressé du
bien public, l'acte qu'il a non-seulement permis, mais commandé,
est digne de tous les éloges. Le même acte est encore respectable
quand il est inspiré par d'autres mobiles, quand il est, par exemple,
un acte de vengeance ou quand un intérêt de parti y a la plus
grande part. Il n'a plus la valeur morale d'un devoir accompli ; il
garde celle de l'exercice d'un droit. Le droit, dans les actions qu'il
668 REVDE DES DEUX MONDES.
autorise, fait abstraction de leurs motifs. Il n'exige pas, suivant
l'exacte et profonde distinction de Kant, qu'elles soient accomplies
par devoir, mais qu'elles soient conformes au devoir ; cette condi-
tion est remplie dans notre hypothèse. Voilà pourquoi, quels que
soient les mobiles du service rendu au public par la révélation d'un
secret infamant pour un homme faussement honoré, nous y devons
reconnaître un droit dont l'exercice n'est soumis qu'à une condi-
tion : la preuve de la vérité des faits allégués.
Une autre hypothèse montrera, mieux que tout argument, com-
bien un tel droit est exceptionnel. Je connais encore un secret in-
famant, ne concernant cette fois qu'un père de famille, qui vit dans
une sphère modeste, entouré de l'affection et du respect des siens
et en possession de l'estime générale. Il a fait tous ses efforts pour
racheter, par une vie sans reproche, une seule faute, déjà ancienne,
ignorée de presque tous. La considération dont il jouit et dont il
tire profit n'est pas moins usurpée, car il la perdrait si sa faute
était connue. Elle est, dans une certaine mesure, un vol fait au
public, puisqu'elle porte avec elle des avantages qui vont à un moins
digne, au détriment peut-être d'un plus digne. C'est donc, dans
cette hypothèse, comme dans la précédente, faire œuvre utile que
de révéler la vérité. C'est remplir encore envers le public un de-
voir d'assistance. — Le devoir est-il vraiment le même ? A-t-il les
mêmes caractères? Le service que je rends est petit et indéterminé.
Le mal que je fais est immense. Je détruis le bonheur de toute une
famille. Je fais plus : je retire au père de famille l'autorité dont il
a besoin pour remplir ses devoirs envers ses enfans ; car je lui dé-
robe leur respect, sans lequel l'autorité paternelle n'est rien. Je
mets enfin à néant, pour une tache unique, tous les titres que ma
victime a pu conquérir, par une longue série d'actions honorables,
à l'estime de nos concitoyens.
Qu'importe? dira-t-on : il ne s'agit ici que des intérêts d'un in-
dividu et d'une famille. Le devoir fait abstraction des raisons d'uti-
lité. Fais ce que dois, advienne que pow^ra. — On oublie que le
devoir d'assistance, — et on ne peut pas invoquer un autre devoir, —
a précisément pour objet des acte^ utiles, soit à quelques-uns, soit
à tous. Les raisons d'utilité, loin de pouvoir être écartées, sont ici
dominantes.
Non, dira-t-on encore : la révélation d'une vérité qui fait cesser
une usurpation d'honneur, c'est-à-dire un véritable vol, n'est pas un
devoir de pure assistance, c'est un devoir de stricte justice, contre
lequel ne saurait prévaloir aucune considération d'un autre ordre.
— On donne ici au devoir de justice une extension contraire à sa
définition juridique, comme à sa conception philosophique. D'homme
à homme, dans cette « société générale du genre humain » que re-
LA PROTECTIOiX LEGALE DE l'iIONNEUR. 669
connaissait la sagesse antique, la justice n'embrasse que des de-
voirs négatifs, absolument et universellement obligatoires. Elle n'est
que le respect d'autrui et de tout ce qui appartient à autrui. Dans
les sociétés plus restreintes, dans la famille, dans l'état, elle com-
prend des devoirs positifs, dont l'objet et le caractère sont déter-
minés par les relations mêmes qui constituent ces sociétés. Le père
quand il punit un enfant coupable, le magistrat quand il condamne
un malfaiteur, font acte de justice; mais le fait de venir en aide,
par la révélation d'un acte plus ou moins répréhensible, soit à la
justice légale, soit à cette justice toute morale qui a son siège dans
les consciences, ne peut être qu'un devoir d'assistance. Il n'a pas
le caractère strictement obligatoire d'un devoir Je justice. Les cir-
constances seules en font un devoir, et ce n'est encore qu'un devoir
large, dont il est permis de discuter dans chaque cas, non-seule-
ment le mode particulier d'accomplissement, mais l'opportunité. Ce
sera souvent un acte libre, qui pourra être plus ou moins méritoire
ou simplement exempt de reproche, mais auquel il sera permis de
se soustraire, sans avoir à rougir d'aucune faute. Ce pourra être
aussi, dans certaines circonstances, un acte contraire au devoir et
même, dans le sens propre du mot, un acte d'injustice.
Ici, en effet, le devoir de justice retrouve sa place, non pour
commander la dénonciation, mais pour la condamner. Je suis non-
seulement de bonne foi, mais sûr de mon fait, quand je révèle un
secret d'où dépend l'honneur d'une famille. Je ne commets pas
moins une véritable injustice, si je n'ai pas pesé toutes les consé-
quences de cette révélation, et si ces conséquences peuvent être
telles qu'elles dépassent de beaucoup le juste châtiment de la faute
que je fais connaître.
Même dans la dénonciation en forme, adressée à l'autorité judi-
ciaire, sur des faits légalement qualifiés de délits ou de crimes, une
conscience scrupuleuse ne saurait faire abstraction des conséquences.
Et cependant le service rendu à la société est nettement défini, et
je ne livre à la justice qu'un coupable, dont la responsabilité est
également circonscrite dans des bornes précises. Je n'en dois pas
moins me demander si, en appelant sur lui des poursuites et une
condamnation, dont les plus extrêmes rigueurs sont strictement
mesurées par le code pénal et qui ne sauraient l'atteindre au-delà
du terme de la prescription légale, le mal que je ferai à lui-même
et à sa famille n'est pas hors de proportion avec le bien que la so-
ciété pourra retirer de son châtiment. Je dois, en un mot, tenir
compte, non- seulement de sa culpabilité, mais de ce que je puis
savoir de sa vie tout entière, avant et après sa faute ; car celle-ci a
pu être atténuée par les entraînemens de son passé et en partie ef-
facée par ses efforts ultérieurs pour la racheter.
670 REVDE DES DEUX MONDES.
Combien la double appréciation des circonstances de la faute et
des conséquences de la dénonciation est-elle plus obligatoire, quand
il s'agit d'une de ces fautes que le code n'a pas prévues ou que la
prescription soustrait à ses rigueurs, et qui ne relèvent que de la
conscience publique! Ici, d'un côté, toutes les garanties protec-
trices de la loi font défaut, et, de l'autre, si le châtiment, dans sa
forme propre, reste tout moral, il est sous l'empire des passions •
aveugles auxquelles obéit trop souvent l'opinion, et il peut avoir,
dans l'ordre matériel lui-même, les plus terribles contre-coups.
Enfin, combien de fois les moyens de défense, d'excuse et d'atté-
nuation ne manqueront-ils pas, alors même qu'ils auront toute
liberté de se produire et de se discuter dans un procès public? Ces
fautes que la loi ne peut atteindre, par suite de leur caractère in-
déterminé ou de la longueur du temps écoulé depuis qu'elles ont
été commises, sont les plus difficiles à établir ou à expliquer, soit
en elles-mêmes, soit dans l'ensemble de leurs circonstances. Sou-
vent on ne réussira, de part et d'autre, qu'à faire naître et à entre-
tenir le doute. Or, devant la justice, le doute profite à l'accusé;
mais devant l'opinion, par suite d'une malignité naturelle, il profite
surtout à l'accusateur.
L'un des pires effets de ces révélations, même lorsqu'elles sont
le mieux fondées et qu'elles ne s'inspirent que de motifs désinté-
ressés, c'est qu'elles ne mettent pas seulement en cause la véracité
de l'accusateur et l'honneur de l'accusé ; elles rejaillissent presque
toujours sur des tiers par les débats qu'elles provoquent. Elles en-
traînent la divulgation de douloureux secrets de famille, et s'il s'agit
de la propre famille de l'accusé, elles pourront le mettre dans la
cruelle alternative de sauver son honneur aux dépens de l'honneur
des siens ou de sacrifier le premier au second.
Nous avons supposé jusqu'ici des allégations bien fondées et pro-
duites de bonne foi, dans une intention honorable; mais on ne peut
compter, dans la réalité, sur la réunion de ces trois conditions. On
ne joue pas volontiers le rôle d'accusateur dans un pur esprit de
justice. Il faut, si l'on est ou si l'on prétend rester honnête, y être
poussé par quelque passion, dont l'effet le plus ordinaire sera de
fausser le jugement et d'altérer la bonne foi. On croit aisément ce
qu'on désire croire ; on est facile sur les témoignages et sur les
preuves. On est facile aussi sur les mobiles d'une révélation qu'on a
plaisir à faire. Ceux mêmes qui ne s'en font pas honneur comme
d'un acte de justice aiment à n'y voir qu'une anecdote innocemment
piquante. Les uns s'en exagèrent à eux-mêmes la gravité, les au-
tres l'atténuent; des deux côtés, on fait effort en sens contraire
pour se dissimuler ce qu'un tel acte peut avoir d'odieux.
Soit, dira-t-on : du moment qu'on trompe les autres en se trom-
LA PROTECTION LÉGALE DE l'hONNEUR. 671
pant soi-même, on est sans droit ; mais le droit subsiste toujours
quand il est exercé en toute sincérité et en toute honnêteté. — Oui,
s'il s'agissait de pure morale, mais la sphère du droit est diffé-
rente. Elle n'est pas étrangère à la morale, puisqu'elle y trouve son
point d'appui ; elle ne comprend que des actes dont le libre accom-
plissement, dans ses conditions générales, peut intéresser la morale ;
mais elle n'exige pas l'approbation particulière de la morale pour
chacun de ces actes pris en lui-même. Le droit n'est pas une simple
faculté, reconnue et consacrée par la morale; c'est une faculté qui
s'impose au respect d'autrui. Or le respect d'autrui ne serait jamais
assuré s'il devait être précédé d'un jugement, non sur les actes
extérieurs et manifestes de la faculté à laquelle il s'applique, mais
sur les mobiles intérieurs, toujours plus ou moins douteux, de ces
actes. Un intérêt moral consacre les droits de la propriété : il ne
restreint pas ces droits au bon usage de la propriété. L'intérêt so-
cial, qui est également un intérêt moral, veut que les abus commis
par les fonctionnaires publics et les crimes ou les délits commis par
des particuliers puissent être librement dénoncés ; il n'exclut du
droit qu'il consacre que les dénonciations calomnieuses; il n'en
exclut pas les dénonciations qui ne sauraient prouver l'entière pu-
reté de leurs mobiles. Si un intérêt du même ordre autorisait les
dénonciations sur des actes de la vie privée qui ne sont pas légale-
ment punissables, il leur laisserait la même latitude : elles ne sor-
tiraient du droit, quels que fussent leurs mobiles, que si elles
étaient convaincues d'imposture.
>^ous avons admis des cas où de telles dénonciations peuvent
devenir légitimes, parce qu'elles répondent à des devoirs précis
envers la société. Elles pourraient encore se justifier par des de-
voirs envers nos amis ou nos proches, si elles avaient pour but de
les éclairer sur les dangers que leur fait courir une confiance mal
placée. Elles seraient, dans ce dernier cas, d'autant plus légitimes
qu'elles ne comporteraient pas la publicité qui fait seule, propre-
ment, de ce genre de révélations, une atteinte à la considération
bien ou mal acquise. Une seule cause pourrait les rendre illicites :
ce serait la révélation d'un secret professionnel. Il y aurait ici un
de ces conflits de devoirs pour lesquels il est téméraire de poser
d'avance des règles générales, et dont la solution, quelle qu'elle
soit, dans chaque cas particulier, peut laisser indécises les con-
sciences les plus éclairées et les plus droites. J'admire, mais je ne
saurais imiter l'assurance du casuiste qui n'hésitera pas, soit à
condamner, soit à absoudre la révélation d'une maladie honteuse
par le médecin qui l'a soignée, quand cette révélation est faite à
un ami pour soustraire sa fille à la souillure physique et morale
d'un mariage indigne.
672 REVUE DES DEUX MONDES,
En dehors de ces cas, qui sont exceptionnels, l'honneur privé,
quelle qu'en soit la valeur en lui-même et dans son origine, doit
être à l'abri de toute atteinte. On a pu railler ce qu'il y a d'ex-
cessif dans la maxime que « la vie privée doit être murée. » La vie
privée est, en même temps, la vie de société. Elle est largement
ouverte à toutes les relations, non-seulement d'amitié, mais de con-
venance. Les plus solitaires ne pourront tellement s' emryiurer qu'ils
échappent à tout regard indiscret et à toute révélation maligne. Les
curiosités et les médisances du monde peuvent être, au point de
vue de la morale, plus ou moins innocentes ou plus ou moins blâ-
mables : elles violent le droit quand elles tendent à détruire, par
une révélation publique, en dehors des exceptions qui pourraient
autoriser une telle révélation, une considération justement ou
même injustement acquise, et, dans ce cas, toutes les preuves
qu'elles pourraient offrir de leur véracité ne les rendraient pas
plus légitimes.
IV.
La considération personnelle doit être assurée de respect. L'hon-
neur héréditaire a les mêmes droits. Il ne doit être flétri ni dans le
fils ni dans aucune des générations qui suivront, tant qu'elles s'en
montreront jalouses. Le respect qui lui est dû comporte sans doute
les mêmes exceptions que le respect de l'honneur personnel. Il
s'abaisse devant l'obligation d'un service à rendre, soit à la so-
ciété, soit à nos proches ou à nos amis. Un nom honoré est une
force dont on peut abuser pour acquérir une influence dangereuse
ou pour obtenir d'injustes avantages. Il peut donc être permis,
dans un péril pressant, de le dépouiller de son prestige usurpé.
L'exception relative aux fonctionnaires publics ou aux malfaiteurs
ne trouve plus ici son application, puisqu'ils ne seraient plus per-
sonnellement en cause ; mais une autre exception en prend la place :
c'est celle des droits de l'histoire. L'historien est un justicier, et sa
justice doit pouvoir s'exercer librement, soit dans ses récits, soit
dans ses jugemens, à l'égard de tous les faits qui rentrent dans le
cadre qu'il s'est choisi. Son droit, comme celui du dénonciateur de-
vant la justice pénale, n'a d'autre limite que la calomnie intention-
nelle.
L'historien n'est respectable toutefois que s'il fait œuvre d'histo-
rien. Celui qui, dans un récit historique, introduirait hors de tout
propos un personnage obscur dans le seul dessein de flétrir un de ses
descendans, ne pourrait se prévaloir des droits de l'histoire. A plus
forte raison, celui qui, dans un écrit quelconque, évoquerait, pour
déshonorer un contemporain dans sa famille et dans son nom, un
LA PROTECTION LEGALE DE l' HONNEUR. 673
souvenir d'ordre tout privé, ne pourrait dire pour sa justification :
c'est de l'histoire! Ici il n'y aurait qu'une agression contre l'hon-
neur d'un vivant, et l'offensé, à quelque date que remontât le sou-
venir évoqué, aurait le droit d'en demander réparation.
V.
La considération personnelle ou héréditaire n'est pas seulement
atteinte par des imputations formelles : elle souffre aussi, et quel-
quefois plus gravement, parce que la défense lui est plus difficile,
par des insinuations, par des propos ou des gestes injurieux. De
telles attaques, quel qu'en soit le fondement ou le mobile, ne sau-
raient s'autoriser des mêmes exceptions qui peuvent rendre légi-
time une accusation directe. Il peut être permis de dénoncer un
fait déshonorant ; mais le droit n'existe et ne peut se justifier qu'à
la condition de s'exercer ouvertement et sans détour.
L'injure est toujours illicite, alors même qu'elle a le caractère et
l'excuse d'un acte de courage; l'insinuation peut être, dans cer-
tains cas, l'exercice d'un droit ou même l'accomplissement d'un
devoir. Elle est quelquefois, sous un régime tyrannique, la suprême
ressource de ceux qui se font un devoir de faire connaître des vé-
rités déplaisantes pour les puissans, utiles pour tous. L'artifice qui
s'y déploie est plus qu'une preuve d'esprit ou de courage; c'est
un effort d'honnêteté et de patriotisme.
On range encore parmi les atteintes à l'honneur, non plus des
écrits, des paroles ou des gestes, mais certains actes qui n'ont pas
besoin d'une dénonciation pour déshonorer leurs auteurs, tous les
actes, en un mot, où se montrent publiquement des vices honteux :
l'improbité, la lâcheté, la cruauté, la débauche. On y range même
d'autres actes, dont les auteurs n'échappent pas à une juste flétris-
sure, mais qui sont, en même temps, considérés comme déshono-
rans pour leurs victimes elles-mêmes : l'adultère, à l'égard de
l'époux trompé, et, à l'égard des femmes et de leurs familles, le
viol, la séduction, l'abandon. Les coupables sont qualifiés, d'une
manière générale, de « larrons d'honneur. » Cette idée d'un hon-
neur passif, en quelque sorte, qui dépendrait, non des actes accom-
plis, mais des actes subis, n'est pas un pur préjugé. Elle atteste le
haut prix qui s'attache à la chasteté des femmes et la solidarité des
devoirs qui, dans le mariage et dans la famille, en font, pour cha-
cun, l'objet de la plus jalouse vigilance. L'honneur, ainsi entendu,
est l'expression, je ne dirai pas, avec M. Alexandre Dumas, d'un
« capital, » mais d'un droit, dont le respect doit être assuré, non-
TOME LXXXIV. — 1887. /i3
674 RETDE DES DEUX MONDES.
seulement devant l'opinion, mais devant la loi, par des garanties
spéciales.
VI.
Tout droit reste imparfait et boiteux tant qu'il n'est pas déter-
miné, garanti et protégé par la loi et par les pouvoirs qui la repré-
sentent. L'honneur ne fait pas exception; mais, de tous les droits,
c'est celui qui a toujours trouvé, dans l'état légal, l'ajipui le moins
assuré. Dans notre législation, nul article d'aucun code n'en donne
une définition exacte et précise ; nulle juridiction n'a réussi à répri-
mer d'une façon à la fois équitable et efficace les outrages qu'il peut
subir. La justice civile lui fait attendre, après de longs délais et
des débats plusieurs fois renouvelés, en première instance, en ap-
pel, en cassation, où il reçoit le plus souvent de nouvelles et plus
graves atteintes, une réparation presque toujours insuffisante. En
police correctionnelle, les délais sont un peu plus courts; mais
l'honneur y est exposé aux mêmes périls, de la part des témoins
ou des avocats, et la réparation qu'il peut espérer n'est ni plus
sûre ni plus efficace. La juridiction des cours d'assises abrège éga-
lement les délais, mais le résultat est encore plus incertain et, dans
l'hypothèse la plus favorable, la réparation n'a pas plus de valeur.
La tendance habituelle du jury est d'acquitter également l'offen-
seur et l'offensé : le premier pour son offense, quelle qu'en soit la
gravité, le second pour la vengeance qu'il en a tirée, fut-ce par le
meurtre. Le code pénal lui-même déclare « excusable, » et, par
suite, exempt de toute peine, le meurtre commis par un mari sur
sa femme, s'il l'a surprise en flagrant délit d'adultère.
En signalant de nouveau l'insuffisance des garanties légales en
matière d'honneur, nous ne faisons que constater l'incompétence
de l'état dans tout ce qui touche à l'ordre moral proprement dit.
Cette incompétence, toutefois, no doit être considérée que comme
relative. Partout où il y a des droits, quel qu'en soit l'objet, l'ordre
légal ne saurait abdiquer. 11 peut n'offrir qu'une protection impar-
faite, mais il doit offrir toute la protection compatible avec ses con-
ditions propres.
Les conditions de la protection légale, en ce qui concerne l'hon-
neur, se rapportent à la loi, à la juridiction, à la réparation.
La loi, nous l'avons reconnu, ne peut enfermer l'honneur dans
des définitions précises ; mais elle peut définir les cas dans lesquels
il reçoit sa garantie.
La règle générale qui attache le droit de l'honneur au seul fait
de la considération acquise, quelle qu'en soit l'origine ou la valeur
LA PROTECTION LEGALE DE l'hONiNEUR. 675
morale, s'impose au droit positif, plus sûrement encore qu'au droit
naturel. Le droit positif ne s'applique directement qu'aux faits ex-
térieurs; il n'entre que d'une manière indirecte et restreinte dans
l'ordre tout intérieur des sentimens, des pensées, des intentions.
Cette condition du droit positif est même, par suite des liens qui
lui subordonnent, dans une certaine mesure, le droit naturel, une
raison de plus pour que le droit naturel lui-même soit obligé, dans
la plupart des cas, de faire abstraction de la façon dont l'honneur
a été acquis.
Le droit positif, comme le droit naturel, garantit également l'hon-
neur personnel et l'honneur héréditaire, et il protège l'un et l'autre
contre la diffamation, l'injure, les insinuations malveillantes. Les
exceptions sont aussi les mêmes. Le droit positif est directement
intéressé dans celles que nous avons indiquées en premier lieu : la
révélation des abus commis par les fonctionnaires publics et la
dénonciation des crimes ou des délits. Ces deux exceptions ont, en
effet, leur base, soit dans les institutions politiques et administra-
tives, soit dans la loi pénale. Nous y avons ajouté une troisième
exception, pour laquelle le droit positif semble beaucoup moins
compétent : les imputations portant sur des faits étrangers aux
fonctions publiques et en dehors des prévisions du code pénal, dans
le cas où un devoir déterminé serait intéressé à leur révélation.
Rien de plus délicat que l'appréciation d'un tel ordre de faits ; rien
qui paraisse davantage exclure toute action légale et relever de la
seule juridiction des consciences. 11 y a, toutefois, dans les impu-
tations dont il s'agit, l'exercice ou l'abus d'un droit, et un tel droit
touche à de trop graves intérêts, de l'ordre matériel comme de
l'ordre moral, pour qu'il échappe entièrement aux déterminations
et aux garanties légales. Nous croyons que la loi doit le reconnaître
dans sa généralité, en laissant aux tribunaux le soin d'apprécier les
circonstances particulières qui peuvent seules en déterminer la légi-
timité ou l'abus. L'appréciation est d'ailleurs possible, sans sortir
des limhes propres de l'ordre légal. L'ordre légal, en effet, dans
l'exercice du pouvoir judiciaire, ne peut s'abstenir entièrement d'en-
trer dans la considération des intentions. Il y entre avec plus de
réserve que la psychologie ou la morale ; il n'en autorise l'affirma-
tion ou la négation que d'après leurs indices les plus manifestes. Il
n'exigera pas, pour admettre la preuve d'un fait déshonorant, que
le dénonciateur justifie de l'entière pureté de ses intentions; il
recherchera seulement si un devoir est intéressé dans la dénon-
ciation et si elle porte en elle-même l'apparence de la bonne foi.
Les débats judiciaires, dans les questions de toute nature, appellent
sans cesse une semblable recherche : il n'y a aucune raison pour
qu'elle leur soit soustraite en matière d'honneur.
676 BEVUE DES DEUX MONDES.
VII.
Cette immixtion inévitable de l'ordre judiciaire dans l'ordre mo-
ral est la principale raison d'être de l'institution du jury et le meil-
leur argument de ceux qui en réclament l'extension en toute ma-
tière, civile ou pénale. Le jury est, en effet, de toutes les institutions
publiques, la moins officielle en quelque sorte, celle qui repré-
sente le mieux, à côté des décisions abstraites et générales de la
loi, le jugement de la conscience. Dans les questions d'honneur
surtout, où la conscience parle toujours plus haut et plus claire-
ment que la loi, nulle juridiction ne saurait valoir celle du jury.
Il est impossible de se dissimuler cependant combien, dans notre
pays, cette juridiction s'est montrée impuissante, pour cet ordre
de questions particulièrement, à protéger les intérêts moraux et ma-
tériels dont elle est l'arbitre. Un double défaut la vicie dans son
fonctionnement général : un niveau trop peu élevé et un cadre trop
uniforme. Ce double défaut est une des conséquences de ce « para-
doxe de l'égalité, » si justement et si opportunément mis en cause
par un écrivain libéral et sensé (1). De ce que tous les citoyens ont
des droits égaux, nous en concluons que tous les citoyens sont
aptes à faire des jurés, et qu'ils doivent également, pour tout ordre
de questions, concourir à former un seul et même jury. Tous les
jurés inscrits sur une même liste sont, en effet, considérés comme
tellement égaux que le sort seul choisit entre eux ; mais il ne s'en-
suit pas que toutes les listes de jurés doivent être uniformément
égales et embrasser, dans leur ensemble, l'universalité des citoyens.
Le jury représente la conscience, mais la conscience éclairée et
diversement éclairée, suivant la nature des questions sur lesquelles
elle est appelée à prononcer.
Nous ne voulons pas discuter ici, à propos d'une question par-
ticulière, les garanties générales de capacité qui devraient être de-
mandées au jury. Nous voulons seulement justifier, pour les affaires
d'honneur, l'institution d'un jury spécial ou plutôt de jurys spé-
ciaux.
Le nom de droit commun a un tel prestige que les protestations
s'élèvent de tous côtés, comme d'elles-mêmes, dès qu'on laisse
soupçonner l'intention de proposer une juridiction exceptionnelle.
Nous possédons cependant, et même en assez grand nombre, des
institutions de ce genre : les conseils de guerre, les tribunaux de
commerce, les tribunaux administratifs, les conseils investis d'une
juridiction disciplinaire pour certains ordres de professions ou de
(1) Le Paradoxe de l'égalité, par M. Paul Laffite.
LA PROTECTION LÉGALE DE l'hONNEDR. 677
fonctions. Ces derniers conseils ont même le caractère de jurys
d'honneur pour les actes qui leur sont déférés comme entachant la
dignité de telle profession ou de telle fonction. L'institution de jurys
spéciaux pour toutes les affaires d'honneur serait une extension
légitime de cette juridiction disciplinaire, contre laquelle nul ne
songe à protester au nom du droit commun.
La juridiction disciplinaire n'est appelée à connaître que des
fautes directement commises par un avocat, un magistrat, un pro-
fesseur, contre son honneur et l'honneur du corps auquel il appar-
tient : les procès qui ont pour objet la dénonciation de ces mêmes
fautes ou de fautes du même ordre, imputées à d'autres catégories
de personnes, sont renvoyées devant les tribunaux ordinaires. On
leur applique la règle qui veut que la compétence du tribunal soit
réglée par la qualité de l'accusé. On oublie que, dans les questions
de diffamation, il y a, en réalité, deux accusés, le diffamateur et le
diffamé, et que la situation du second est, au fond, plus grave et
plus digne d'égards que celle du premier. Nous commettons envers
le plaignant, dans un procès en diffamation, une injustice manifeste,
quand nous prenons pour juge de son honneur, quel que soit son
rang ou sa situation dans la société et dans l'état, le plus'^humble
tribunal ou un jury de douze citoyens quelconques, désignés par le
sort. La constitution a établi, pour toute accusation portée contre
le chef de l'état et les ministres, la plus haute des juridictions:
celle du sénat : la loi de la presse soumet l'honneur du chef de l'état
et des ministres, dans les matières mêmes où l'honneur du pays
y est impliqué, à la juridiction du jury ordinaire. L'honneur des
fonctionnaires de tout ordre relève également du jury ordinaire,
sans souci des juridictions spéciales qu'ils ont le droit de revendi-
quer ou le devoir de subir, quand ils sont l'objet d'une accusation
en forme. Des civils quelconques, dans un procès en diffamation,
disposent de l'honneur militaire, pour lequel un conseil de mili-
taires, diversement composé suivant le grade de l'inculpé, a tou-
jours paru, en principe, la seule juridiction légitime.
II y aurait certainement une injustice d'un autre ordre à ne tenir
compte, dans un tel procès, que de la qualité de la personne dont
l'honneur est en cause. Il faut aussi des garanties à celui qui est
poursuivi comme diffamateur. Les intérêts d'un civil, accusé de
diffamation envers un militaire, seraient insuffisamment protégés,
s'il ne devait être jugé que par des militaires. 11 faut des jurys
mixtes où les deux ordres d'intérêts soient équitablement repré-
sentés. Les jurys d'honneur, qui se constituent officieusement dans
certains cas, offrent des modèles dont la loi devrait s'inspirer.
Nous dépasserions le but que nous nous sommes proposé si nous
entrions dans le détail de la composition de ces jurys d'honneur,
678 REVUE DES DEUX MONDES,
dont nous réclamons l'institution légale. Les jurés pourraient, soit
être désignés par les deux parties, comme dans les jurys officieux,
soit être l'objet d'un tirage au sort, comme dans le jury ordinaire,
sur des listes dressées d'avance. Toute la différence, dans ce der-
nier système, consisterait à sulostituer des listes spéciales à la liste
générale, par exemple pour le cas où un magistrat aurait été dif-
famé par un journaliste, deux listes, l'une de magistrats, l'autre
de journalistes, clans chacune desquelles les jurés seraient pris en
nombre égal. Le droit de récusation pourrait d'ailleurs s'exercer
dans les mêmes formes. D'autres combinaisons également légi-
times pourraient être proposées. Un seul point est essentiel : c'est
que toutes les conditions soient réunies pour donner au jugement
qui sera rendu, dans une matière aussi délicate , la plus haute
autorité.
Vin.
Nous ne voudrions, pour l'honneur offensé, qu'une réparation
purement civile. La mauvaise foi et l'intention malhonnête sont
trop difficiles à établir, lors même que les accusations sont recon-
nues mal fondées, pour qu'une condamnation pénale soit toujours
assurée de l'assentiment des consciences. Une réparation civile sera
suffisante si elle est accordée par des juges dont les lumières et
l'impartialité soient incontestables.
La réparation peut être de deux sortes : morale ou matérielle.
La réparation morale repose sur l'autorité du jugement ; elle est
assurée par sa publicité. Elle sera entière si la fausseté des impu-
tations a pu être établie. Elle sera nécessairement imparfaite s'il
subsiste des doutes ou si la preuve n'a pu être admise.
Nul jugement, si éclairé qu'on le suppose, ne peut être certain
de dissiper, en toute matière, toute obscurité; mais, lorsqu'on a le
malheur de ne pouvoir mettre son honorabilité au-dessus de tout
soupçon, un jugement favorable, prononcé par d'honnêtes gens,
même s'il contient ou s'il implique l'aveu de quelque doute, reste
toujours le plus haut témoignage et la meilleure réparation que l'on
puisse espérer.
La situation est plus pénible si les faits mêmes qui font l'objet
de la diffamation n'ont pu être discutés. Nous avons exposé les rai-
sons qui, en thèse générale, sauf les cas exceptionnels, doivent
faire écarter une telle discussion. Elle ne doit pas être imposée au
plaignant et, lors même qu'il l'accepte ou qu'il la réclame, il faut
prévoir le cas où elle pourrait nuire à des tiers. Il faut même pré-
voir un cas plus odieux : celui d'une connivence entre le diffama-
teur et le diffamé pour provoquer un débat public où l'honneur
LA PROTECTION LEGALE DE l' HONNEUR. 679
d'un tiers pourrait être impunément mis en cause, à son insu et sans
qu'il eût la possibilité de se défendre. Il faut donc se résigner, dans
la plupart des procès en diffamation, à des jugemens qui ne don-
nent pleine satisfaction à aucune des deux parties, puisque ni la vé"
racité de l'une ni l'innocence de l'autre n'auront pu être établies.
De tels jugemens sont-ils cependant dèpourv^us de toute valeur
morale? Il en serait ainsi en l'aljsence de tous considérans ; mais
si les verdicts du jury ordinaire ne comportent pas de considérans,
il en est autrement des verdicts d'un jury spécial, dans une ma-
tière spéciale, où tout est affaire d'opinion et de sentiment, et où
les moindres nuances ont parfois plus d'importance que le fond.
Ici, les considérans auront la valeur, sinon d'un témoignage formel
sur des faits déterminés, du moins d'une appréciation générale du
caractère et de la situation respectives de chacune des deux par-
ties, et si le plaignant obtient gain de cause, ils pourront indiquer,
d'une façon suffisamment claire, le degré de la réparation morale
qui paraît due à son honneur.
La réparation morale se complète par la réparation matérielle,
sous la forme de dommages -intérêts. Les dommages-intérêts ont
eux-mêmes, indirectement, une valeur morale; car ils marquent,
par un signe sensible, le cas que font les juges de l'honneur dont ils
sont les arbitres. Les juges anglais le comprennent bien, quand ils
font varier, suivant les circonstances, les dommages-intérêts d'un
farthing à plusieurs milliers de livres sterling. Les juges français
se sont toujours montrés plus réservés dans la fixation du chiffre
des dommages-intérêts. Ils semblent craindre d'aller au-delà de ce
qu'exige la réparation du tort matériel causé par une atteinte à
l'honneur. Une réparation pécuniaire ne s'applique, en effet, pro-
prement et directement, qu'à ce genre de tort. Le tort moral et le
tort matériel sont même d'ordre si différent qu'on semble montrer
trop peu de souci du premier quand on réclame une compensation
pour le second. En France, beaucoup de plaignans en diffamation,
et ce ne sont pas les moins honorables, affectent de ne pas demander
de dommages-intérêts ou de ne demander qu'un chiffre insignifiant.
Peut-être obéissent-ils aussi à un autre mobile que le sentiment
désintéressé de leur honneur. Ils peuvent craindre, s'il demandent
un chiffre élevé, de subir, de la part des juges, un rabais qui, en
pareille matière, semblerait une diminution de leur honneur. Un
tel rabais est, en effet, dans les habitudes de la magistrature fran-
çaise, et il est quelquefois justifié par des prétentions exorbitantes,
il n'est pas moins très regrettable en lui-même, s'il a pour effet d'ar-
rêter chez les plus dignes, par un excusable sentiment de fierté,
les réclamations les plus légitimes. 11 faudrait, pour éviter d'y don-
ner lieu, que le plaignant n'eût à formuler aucune demande et qu'il
680 REVDE DES DEUX MONDES.
se bornât à soumettre au jury le tort fait à son honneur, sans dis-
tinguer entre le tort moral et le tort matériel. Les jurés ne pren-
draient pour base, dans l'évaluation de l'un et de l'autre, que leur
propre appréciation, telle qu'elle résulterait des débats. Or, quelle
que soit la différence de nature entre le tort moral et le tort maté-
riel, l'évaluation du second repose tout entière sur celle du pre-
mier, et il ne faut pas craindre d'étendre à l'un le degré de gra-
vité que l'on reconnaît à l'autre. Tout autre mode d'appréciation est
arbitraire; car il est impossible de calculer en eux-mêmes les ef-
fets matériels d'une imputation diffamatoire ou calomnieuse. Nous
voudrions donc que le juge français, comme le juge anglais, se mon-
trât très large dans la fixation des dommages-intérêts, en ne tenant
compte que de la gravité de l'offense. Il ne doit craindre ni de ma-
nifester par là, sous une nouvelle forme, son sentiment sur le tort
moral, ni d'exagérer la réparation du tort matériel.
Un chiffre élevé donnerait enfin satisfaction à un troisième intérêt,
qui est en cause dans tout procès, même de l'ordre civil : l'intérêt
social. La société se protège elle-même dans son ensemble, quand
elle protège les droits privés. Elle souffre de toute violation d'un droit
quelconque, et elle en souffre de toute façon, par le désordre qu'ap-
porte chaque acte particulier d'injustice, par la contagion d'actes
semblables se suscitant en quelque sorte les uns les autres, par la
tentation enfin qu'éprouvent les victimes de ces actes à en tirer
directement vengeance, si la réparation légale est trop lente ou pa-
raît trop insuffisante. Ce dernier danger est surtout à craindre dans
les offenses à l'honneur, et il ne peut être évité que par une répa-
ration exemplaire. Des dommages-intérêts élevés sont la forme la
plus sûre d'une telle réparation. Ace titre encore, ils se recomman-
dent à la sollicitude des juges de l'honneur.
Les jurys d'honneur ne seraient pas seulement compétens en ma-
tière de diffamation, ils devraient être appelés à prononcer dans tous
les autres cas où l'honneur d'une personne souffre du fait d'autrui,
et leur sentence, si elle est favorable, devrait avoir partout le double
caractère d'une réparation morale et d'une réparation matérielle.
Nous avons indiqué ces cas : les injures par des paroles, des écrits
ou des gestes, les insinuations malveillantes, les actes qui ont pour
effet d'entacher l'honneur de leurs victimes elles-mêmes. Il ne suffit
pas que ces derniers soient réprimés par la justice pénale; ils ap-
pellent une réparation particulière pour le tort qu'ils font à l'hon-
neur d'autrui, et cette réparation serait justement obtenue, sous la
forme d'un jugement spécial, par un de ces tribunaux spéciaux aux-
quels devraient ressortir toutes les questions d'honneur.
ÉuiLE Beaussire.
LE
POLITIOLE ET LE POLITICIEN
On raconte que Glaucon, fils d'Ariston, tourmenté d'une ambition
aussi précoce que généreuse, aspira dès sa plus tendre jeunesse à de-
venir un personnage dans Athènes et quelque chose dans l'état. Il se
promettait d'arriver par degrés aux plus grandes charges, d'être avant
peu un autre Thémistocle, un autre Périclès. Il n'avait pas encore vingt
ans qu'on l'entendait discourir dans les assemblées. Prompt, hardi, dé-
cisif, il s'attribuait une compétence universelle, avait une opinion sur
les points les plus controversés. Le plus malheureux des hommes est
celui qui a un discours tout prêt et qui ne trouve pas à le placer.
Glaucon prenait d'assaut la tribune, et les huissiers devaient user ou
de finesse ou de violence pour l'en faire descendre. Ses amis lui repré-
sentaient en vain qu'il se rendait ridicule, il ne sentait que le ridicule
des autres.
11 rencontra un jour Socrate, et Socrate s'appliqua à lui démontrer
que la politique est une science, qu'il est encore plus difficile de gou-
verner une cité qu'une maison, que cela demande quelque étude, une
certaine préparation, qu'il est dangereux de discourir d'un ton d'oracle
sur des choses qu'on ignore, qu'on s'attire par là plus de blâme que de
louanges, plus de mépris que de considération. Bref, Socrate raisonna
Glaucon, le confessa, le pressa si vivement par ses petites questions
courtes qu'il lai arracha l'aveu de ses ignorances. Cet adolescent
éprouva quelque embarras, son embarras se tourna en confusion, sa
confusion en repentir, et il renonça, pour quelque temps du moins, à
se mêler des affaires publiques. Cette histoire ressemble à un conte de
fées; il est vrai qu'elle se passait il y a plus de deux mille ans, et que
682 REVUE DES DEDX MONDES.
dans ce temps le monde était plus jeune. Depuis lors, il a, sinon beau-
coup marché, du moins beaucoup roulé, et les Glaucon ne rougissent
plus de leurs péchés. Ils ont un front d'airain, une imperturbable as-
surance, un invincible entêtement, et s'il leur arrivait de rencontrer
un Socrate qui entreprît de les confesser, la confusion serait pour So-
crate.
Un savant professeur de droit à l'université de Munich, M. Franz de
Holtzendorf, correspondant de l'Institut de France, est convaincu,
coaime Socrate, que la politique est une science et qu'il faut avoir
appris beaucoup de choses pour gouverner un état. Il a essayé de dé-
montrer sa thèîe dans un livre qui vient d'être iraduit en français (1).
Lîs polili^ues trouveront peut-ê re qu'il se montre fort exigeant, qu'il
leur demande plus qu'ils ne peuvent donner. Socrate, qui procédait
plus simplement qu'un professeur de Munich, se contentait de dire à
Glaucon : « Tu veux nous gouverner. Le devoir d'un homme d'état est
de rendre sa patrie plus prospère et plus glorieuse. Sais-tu comment
il faut s'y prendre pour enrichir un peuple, quel est le meilleur sys-
tème d'impôts, le meilleur moyen d'accroître les revenus d'Athènes et
de relever ses finances? Si nous étions en guerre avec nos voisins,
saurais-tu dire avec quelque précision quel est leur fort et leur faible
et en quoi nous leurs sommes supérieure? Si nous voulions envoyer
quelque paît une colonie, as-tu voyagé? Connais-tu les pays lointains,
leur climat, leurs ressources, les chances qu'auraient nos colons d'y
prospérer? »
Si Glaucon avait rencontré dans l'agora d'Athènes M. de Holtzendorf
et qu'il fût entré en propos avec lui, sa confusion eût redoublé. Le sa-
vant professeur lui aurait dit : « Les impôts et les colonies ont leur
importance, mais ce ne sont que des points secondaires. Un homm«
qui aspire à gouverner un peuple doit se dire qu'un gouvernement a
charge d'âmes et au moins trois missions à remplir. Jaloux de la gran-
deur de son pays, un vrai politique s'identiQe avec ses intérêts et ses
traditions, dont il a fait une étude approfondie. Il le met en état d'af-
fronter tous les hasards, de se défendre victorieusement contre les en-
treprises de ses voisins. 11 prévoit tous les cas, tous les accidens pos-
sibles, et il faut avoir étudié le passé pour prévoir l'avenir. Mais la
politique du dehors n'est rien sans la politique du dedans. Un vrai
gouvernement est le défenseur de la paix publique, l'arbitre des partis
et de leurs querelles, le garant des droits de chacun et surtout du
droit des faibles, et il est de son devoir de protéger les minorités contre
la tyrannie d'une majorité oppressive. Enfin il doit travailler à la civi-
(5) Principes de la politique, introduction à l'élude du droit public conteiiiporciin,par
Franz de Holtzendorf. Traduction de M. Ernest Letir, conseil de l'ambassade de France
en Suisse. Hambourg, 1887.
LE POLITIQUE ET LE POLITIGIEX. 683
lisation ou à ce qu'on appelle à Munich le perfectionnement social. Il
est tenu de veiller sur les intérêts des classes souffrantes, d'accroître
la richesse de la nation par de sages mesures économiques, d'augmenter
la valeur de l'individu en s'occupant de son éducation, de créer une
aristocratie de l'intelligence en fondant des universités, en protégeant
les lettres, les arts et les sciences. Glaucon, puisque tu veux gouverner
Athènes, acquiers au préalable toutes les connaissances nécessaires
pour devenir un grand diplomate, un juriste presque infaillible et un
réformateur très éclairé. »
L'homme d'état, tel que le conçoit M. de Holtzendorf, serait un homme
universel, et les hommes universels sont infiniment rares. On connaît
de grands ministres qui, après avoir excellé dans la pohtique du de-
hors, se sont montrés inférieurs à eux-mêmes dans la politique du de-
dans, et ont compromis le repos public par leurs préjugés ou leurs pas-
sions. D'autres, très exercés dans le maniement des partis, ont manqué
l'occasion d'agrandir leur pays ou n'ont pas su discerner les réformes
utiles des réformes dangereuses. Mais ce qu'ils ont fait suffit à leur
gloire, et pour mériter le nom de grand homme d'état, c'est assez
d'avoir fait preuve d'une aptitude exceptionnelle pour la diplomatie,
ou d'avoir rétabli la paix dans une époque troublée, ou enfin d'avoir
eu le courage de réformer des abus nuisibles et l'art de rajeunir ou de
remplacer des institutions vieillies.
Qu'un homme d'état s'adonne de préférence à la politique du dehors
ou à la politique du dedans, il doit savoir beaucoup de choses. « Il peut
d'autant moins se passer de science, dit M. de Holtzendorf, que dans
nos pays civilisés les relations de la vie sont plus compliquées,
et qu'il dispose lui-même de moins de loisir pour régler ses entre-
prises d'après ses observations personnelles... Un heureux coup
de main exécuté par un ofTicier ignorant oi le pur hasard qui a permis
une fois à un incapable de gagner le gros lot à la loLerie de la guerre
sont de faibles titres à notre confiance. La biographie des grands gé-
néraux et des grands hommes d'état modernes témoigne des vastes
et profondes études qui avaient préparé leurs plans et leurs entre-
prises et de la judicieuse application qu'ils ont su faire de l'expérience
acquise par leurs devanciers. » Mais l'étude toute seule ne suffit pas, et
M. de Holtzendorf en convient ; il estime que la politique est à la fois un
art et une science. J'aimerais mieux dire que, comme la médecine, elle
est un art savant. L'histoire ne se répète jamais, et ses enseignemens
sont souvent trompeurs. Un homme d'état serait bien naïf s'il se disait :
« Dans un cas tout semblable au mien, Pitt recourut à tel expédient;
faisons comme lui, je m'en trouverai bien. » Les circonstances varient
sans cesse et les cas se diversifient à l'iutini. La politique ne sera jamais
qu'une science conjecturale. On a déûni la doctrine des probabilités
l'ensemble des règles par lesquelles on calcule le nombre de chances
684 REVDE DES DEUX MONDES.
qu'a un événement de se produire. Les politiques ne sont sûrs de rien,
ils doivent se contenter du probable, leurs certitudes sont très incer-
taines. Le grand Frédéric comptait toujours avec « sa sacrée majesté
le Hasard, » et le ministre célèbre qui se vantait de ne s'être jamais
trompé a prouvé par sa chute que l'erreur suprême est de se croire
infaillible.
Si dissemblables d'humeur et de génie que puissent être les grands
hommes d'état, si diverses que soient leurs aptitudes, certains traits
leur sont communs et leur donnent un air de famille. M. de Holtzen-
dorf en a indiqué quelques-uns; il est facile d'en signaler d'autres.
Je suis sûr d'être approuvé par lui si je dis qu'en règle générale ils se
défient également des spéculatifs et de leurs idéalités, des empiri-
ques et de leur orviétan. Ils habitent de préférence les régions
moyennes, à mi-distance entre ciel et terre; ils savent que les idées
intermédiaires sont le fond de la vie humaine, et rien ne vaut à leurs
yeux une pratique éclairée. Ils s'élèvent quelquefois sur les sommets;
ils y rencontrent les philosophes et les poètes, qui leur procurent
des excitans, mais ce n'est pas auprès d'eux qu'ils se renseignent.
Souvent aussi ils descendent dans les bas-fonds pour y chercher les
outils dont ils ont besoin; ils ont de grosses besognes à expédier, et
ils prennent leurs instrumens où ils les trouvent. Un poète grec a dit
qu'il ne faut pas gouverner pour les drôles, mais qu'il est bien difficile
de gouverner sans eux. Les grands politiques ne sont pas toujours
très délicats dans le choix de leurs auxiliaires, il y a des nécessités
qu'ils subissent, ils s'en vengent par le mépris. Ils savent que le
monde ira toujours comme il va, que ce coquin d'homme ne changera
jamais, et que si tout n'est pas bien, il suffit que tout soit passable.
Ils ne sont pas des inventeurs, des créateurs d'idées; souvent
même, ils n'ont rien d'original ni de neuf, rien qui leur soit propre.
Ils vivent sur le fonds commun, ils ont toujours des précurseurs. Long-
temps avant eux, on avait dit : « Voilà ce qu'il faudrait faire. » Mais
personne n'avait su le faire, et ils l'ont fait. Les fatalistes, tels que le
comte Tolstoï, qui a tant raisonné et déraisonné sur Napoléon I-^',
regardent le grand homme d'état comme une marionnette dont la
destinée tient les fils. Garlyle le considérait, au contraire, comme une
sorte de révélateur, et ne voyait dans l'histoire universelle qu'une
suite de biographies de héros mises bout à bout : le dernier en date
était Garlyle. La vérité est que le grand homme d'état est de son pays
et de son siècle, qu'il en partage les aspirations, mais qu'il trans-
forme des sentimens confus en idées claires, des forces inconscientes
en outils intelligens, et qu'il découvre des moyens d'exécution dont
personne ne s'était avisé avant lui. Des milliers d'Italiens avaient in-
venté l'Italie avant (^avour; des centaines de milliers d'Allemands
avaient inventé l'unité de l'Allemagne avant M. de Bismarck. Mais le
LE POLITIQUE ET LE POLITICIEN. 685
moyen? Ce sont eux qui l'ont trouvé, et l'idée, qui n'était qu'un rêve,
a pris une forme et un corps; elle est apparue sur le théâtre du
monde, au grand soleil de l'histoire.
Toutes les entreprises sont difficiles. Le politique ne se rebute
jamais; à la fois très indifférent et très passionné, il surmonte aisé-
ment ses dégoûts. Il joint à un esprit tranquille, posé, une volonté
inquiète et toujours chaude; les années peuvent passer sur lui sans le
refroidir. Il a la vue longue et l'éternelle jeunesse du désir. Il ne brus-
que la fortune que lorsqu'elle semble s'offrir et que, par ses avances,
elle l'invite à la prendre. 11 biaise, il préfère les voies lentes et
obliques quand elles lui semblent moins dangereuses; il mesure le
temps par grandes journées, et il est sûr de sa patience. Il en est des
grands desseins politiques comme de ces pièces de théâtre bien bâ-
ties, où les situations n'ont tout leur prix qu'à la condition d'être
savamment amenées, et où le poète emploie toutes les ressources de
son talent à les préparer de loin. M. de Holtzendorf les compare
aux navigations lointaines: « Le navigateur, dit-il, a derrière lui le
port d'où il est parti, devant lui le port où il veut se rendre. La force
et la direction du vent, les courans de la mer lui dictent l'orientation
de sa voilure, de sorte que chaque heure peut y amener un change-
ment. Quand on observe sur une carte marine les courbes, souvent très
sinueuses, indiquant la route que des navigateurs de grande expé-
rience ont été forcés de suivre pour arriver à destination, on ptut se
faire une idée des détours qu'il faut faire parfois pour atteindre un
but politique éloigné. » Après la paix de Villafranca, Gavour crut tout
perdu, et les bras lui tombèrent. Il se remit bientôt de son accable-
ment; il se servit de Garibaldi et de ses chimères, et les chemins dé-
tournés le menèrent où il voulait aller.
Aussi souple qu'opiniâtre, le vrai politique concilie aussi la gran-
deur des desseins avec une attention soutenue et diligente aux petites
choses. 11 n'y a pas pour lui de minuties, et il ne fait aucun cas des
à-peu-près. Il a constaté plus d'une fois qu'il suffit d'un détail manqué
pour gâter un grand ouvrage. Il sait que tout se tient, que les causes
sont des effets et que les effets sont des causes, « que dans la vie po-
litique les germes de maladie ne restent jamais fixés sur le premier
objet qu'ils ont infecté, qu'ils sont contagieux de leur nature; qu'in-
versement, toutes les fois que le corps de l'état s'est fortifié en un
point, les heureuses conséquences du traitement se font sentir ail-
leurs. » On a dit que le propre du génie philosophique est d'aperce-
voir les concrets dans les abstraits, les abstraits dans les concrets. Le
propre de l'hoinuie d'état est de découvrir le général dans le particu-
lier, le particulier dans le général, l'avenir dans le présent, de tout
rapporter à son idée et de tout voir dans l'ensemble. Comme l'arai-
gnée, il a lissé laborieusement sa toile fil après fil, et, immobile au
686 REVUE DES DEUX MONDES.
centre, la couvant des yeux tout entière, il attend sa mouche, c'est-
à-dire l'occasion souhaitée.
Il est tenu d'être à la fois un homme de principes et un homme d'ac-
commodemens. La politique, comme la religion, comme l'amour, a ses
casuisies et ses jansénistes, et les jansénistes, qui sont d'ailleurs des
oiseaux rares, finissent toujours mal. « Les reproches que les partis
se jettent réciproquement à la tête, a dit M. de Holtzendorf, peuvent
se résumer en ces deux formules : on est sans principes ou on est à
cheval sur les principes. Le mieux est de préférer l'entre-deux. » Si
l'homme d'état n'avait pas de principes, il ne pourrait avoir un parti;
ce serait un général sans armée. Au surplus, personne ne pourrait
compter sur lui, et le plus grand homme du monde est hors d'état de
rien faire s'il ne dispose de cette force considérable qu'on appelle le
crédit ou la confiance. Voltaire disait que le vrai politique est celui
qui joue selon les règles et qui gagne à la longue, que le mauvais
politique est celui qui ne sait que filer la carte et qui tôt ou tard est
reconnu. Il ajoutait que l'histoire nous fournit plus d'exemples d'illus-
tres filous punis que d'illustres filous heureux.
Bien que le vrai politique représente une idée, il se prête facilement
aux transactions, aux compromis. U ne remplit son programme que s'il
le peut; il fait passer avant tout l'intérêt de l'état. Il préfère les incon-
séquences, quand elles ne sont pas trop criantes, à la raideur inflexible
et à l'orgueilleuse logique qui causent des malheurs et quelquefois des
désastres. Il ne dira jamais : « Périsse le monde plutôt que mes prin-
cipes I )) Il s'inspire de la maxime : « Vous les reconnaîtrez à leurs fruits.»
Mais toutes les fois qu'il sacrifie ses opinions à la raison d'état, il s'en-
tend à sauver les apparences. Comme le remarque M. de Holtzendorf:
a L'apparence est une grande réalité, elle est l'idole devant laquelle
s'inclinent les foules. L'homme d'état doit s'en préoccuper avec autant
de sollicitude qu'un médecin des fantômes qui hantent l'esprit surex-
cité de son malade. » L'homme d'état est un auteur dramatique qui ne
se contente pas d'écrire sa pièce, il la monte, la met en scène. Sou-
vent il brosse lui-même sa toile de fond, il se fait peintre en décors et
il donne ses instructions à sa claque. C'est une partie de son office qu'il
lui est interdit de négliger; il ne saurait se passer d'un peu de charla-
tanerie, et il faut l'excuser si la pièce est bonne. L'imagination des
foules est une puissance, et c'est par les petits moyens qu'on lui im-
pose ou qu'on la séduit. Malheur à l'homme public qui ne se met pas
en règle avec elle !
Mais quel lesque soient la pénétration oula fertilité de son génie, l'abon-
dance de ses ressources, l'homme d'état n'arrive à rien sans une cer-
taine trempe de la volonté; mieux vaudrait pour lui manquer de sa-
gesse que de caractère. Comme nous tous, il a ses nerfs, il doit s'en
faire obéir, garder ses secrets, les défendre contre la curiosité de ses
LE POLITIQUE ET LE POLITICIEN. 687
ennemis et l'indiscrétion de ses amis. Il n'a pas de confident à qui il se
livre tout entier; il y a des choses qu'il ne peut dire à personne et
qu'il ose à peine se dire à lui-même. 11 se mêle à l'humaine cohue, il
affecte de se prêter à tout, il parle librement, avec un séduisant aban-
don, il a des épanchemens de cœur, et jusque dans le monde il est
solitaire et caché. C'est surtout sous le régime parlementaire que
l'exercice des grandes vertus politiques devient difficile et périlleux.
Les ministres constitutionnels ont affaire à des assemblées qui sont
aussi curieuses que des femmes. Elles ont l'humeur interrogeante, elles
veulent tout savoir, elles s'imaginent qu'on leur manque quand on leur
cache quelque chose, et si on ne leur cachait rien, ou ne pourrait rien
faire. Ajoutez que les assemblées sont un milieu énervant; elles ont
le goût des spectacles, des incidens dramatiques, de la politique à
sensation. L'homme d'état doit garder son sang-froid dans cette atmo-
sphère surchauffée; à quelque degré qu'il possède le don de la parole,
il n'en connaît pas les entraînemens, et il est moins fier de ce qu'il
dit que de ce qu'il réussit à ne pas dire.
Ce qui fait sa force, c'est que non-seulement il ne craint point les
responsabilités, il les aime, il les recherche; c'est un lourd fardeau
qu'il porte avec plaisir. Il ose et il n'hésite pas à répondre de tout ce
qu'il ose. 11 se sent fait pour gouverner; il ne gouverne pas trop, ce
qui serait un défaut grave, mais il ne peut admettre qu'on gouverne
à sa place. M. de Holtzendorf parle d'or quand il affirme que la fonc-
tion propre des assemblées législatives est de voter les lois et le bud-
get, « qu'elles ne doivent jamais aspirer à gouverner elles-mêmes,
qu'elles ont tort d'exiger que le pouvoir exécutif soit absolument su-
bordonné à leur bon plaisir ; que, lorsqu'elles sont bien conseillées,
elles se bornent à stimuler le gouvernement en cas de lenteurs ou
d'omissions préjudiciables, à réclamer de lui des renseignemens sur
des évènemens dont il méconnaît l'importance, à contrôler après
coup sa conduite et à lui demander compte de ses fautes et de ses
maladresses. » — « En d'autres termes, ajoute-t-il, elles ne doivent
pas faire de la politique préventive, mais s'en tenir à la critique des
faits. La république romaine avait parfaitement compris et appliqué
ce principe à l'égard de ses magistrats supérieurs. »
Malheureusement les assemblées modernes se soucient peu de ce
qui pouvait se passer dans les beaux temps de la république romaine.
Elles cherchent à étendre leurs prérogatives, à empiéter sur le droit
d'autrui, et ce n'est pas une petite affaire pour un ministre que de
combattre leurs usurpations, de les remettre à leur place. C'est ce-
pendant le premier de ses devoirs. 11 peut être le plus accommodant des
hommes, le plus coulant dans les questions qui n'intéressent que son
amour-propre; il prend aisément son parti de certains procédés et des
petites contrariétés, il a l'humeur souple, facile, et laisse croire aux
688 REVUE DES DEUX MONDES.
sots qu'ils ont quelque influence sur ses conseils. Mais il représente
l'autorité de l'état, et il ne souffre pas que la force du gouvernement
s'affaiblisse dans ses mains, ni qu'on le dépouille de la liberté d'ac-
tion que les lois lui réservent. Il aime mieux s'en aller, il est presque
sûr de revenir. Il peut dire comme Phèdre :
Dans leurs yeux insolens j'ai vu ma perte écrite.
Mais il se dit aussi : « Uq jour, ils auront peur et leur lâcheté me rap-
pellera. » Tout le monde se croit capable de conduire un vaisseau par
UQ temps calme ; l'équipage raisonne et parle haut. Mais quand la
mer se démonte, on devient plus modeste, on a des égards pour le
pilote, on attend d'être au port pour critiquer ses manœuvres.
Il n'y a pas d'institutions parfaites. Le régime parlementaire a de
si précieux avantages que les peuples qui en ont pris l'habitude ont
bien de la peine à s'en passer. Mais il a cet inconvénient que les
vrais hommes d'état y sont souvent à l'étroit, à la gêne. On leur de-
mande compte non-seulement de ce qu'ils ont fait, mais de leurs pro-
jets et de leurs pensées les plus secrètes. Un contrôle excessif, indis-
cret, lyrannique, les réduit quelquefois à l'impuissance, la nécessité
de se défendre et de se conserver les oblige à se distraire des grands
intérêts dont ils ont la garde, et une partie considérable de leur
force se perd en frottemens. En revanche, le gouvernement parle-
mentaire procure de grandes facilités et de merveilleuses espérances
aux hommes qui ont le goût de gouverner sans en avoir la vocation,
à ceux qu'on nomme les poUticiens. M. de Holtzendorf, qui n'aime que
la grande politique, n'a pas daigné parler des politiciens. C'est pourtant
une espèce très importante, et il faut bien que nous nous occupions
d'elle, car elle s'occupe beaucoup de nous; elle joue un grand rôle
dans nos affaires; quand elles ne vont plus, elle y est pour quelque
chose. Si Glaucon, fils d'Ariston, n'avait pas suivi les conseils de So-
crate, il serait devenu un politicien, et Athènes s'en serait mal trouvée ;
il n'avait pas assez de talent pour faire du bien, on en a toujours assez
pour faire du mal.
On peut définir d'un mot le politicien en disant que pour lui la poli-
tique n'est ni un art ni une science, mais un métier. Honnêtement ou
non, il en vit, et comme de tous les métiers c'est, selon lui, le plus at-
tachant, le plus glorieux, il souhaite d'en vivre à perpétuité. D'ordi-
naire, il commence par être un courtier d'élections, après quoi il tra-
vaille pour son compte. Arrive-t-il à se faire nommer député, sa prin-
cipale préoccupation est de l'être toujours. A cet effet, il lui importe
de passer aux yeux de ses électeurs pour un homme influent, qui est
en mesure de demander beaucoup et d'obtenir tout ce qu'il demande.
Son fonds de roulement est son influence, et il s'applique de tout son
LE POLITIQUE ET LE POLITICIEN. 689
pouvoir à l'accroître sans cesse. Les moyens qu'il emploie sont divers.
Tel député, homme sérieux, qui a de l'étude, acquiert une réelle com-
pétence dans certaines questions spéciales, et ses connaissances peu-
vent servir à d'autres que lui. Ce député n'est pas un politicien. Les
vrais politiciens dédaignent les spécialistes, ils se piquent de tout sa-
voir sans avoir rien appris. Il y en a qui ont du talent pour la parole
et le don de s'échauffer à froid. Tel autre, qui ne sait pas parler ou que
la tribune épouvante, a l'esprit d'intrigue et de manège. Tel autre a un
journal qui travaille à sa gloire, et dans les temps troublés, il a ce double
bonheur que du même coup son importance et son tirage augmentent.
Que s'il réussit à faire croire à son étoile et à devenir chef d'un petit
groupe, il peut tout espérer. Mais les politiciens n'ont pas tous les
mêmes ambitions. Les uns, qui ont de la vanité, rêvent de devenir
ministres; d'autres, méprisant les viandes creuses et préférant l'être
au paraître, aiment mieux passer leur vie à faire et défaire des ca-
binets, et, sans contredit, c'est le parti le plus sûr.
En général, la politique du dehors laisse le politicien assez indiffé-
rent. On en connaît qui sont de bons patriotes, et si la patrie était en
danger, on pourrait compter sur eux. Mais le patriotisme du politicien
est intermittent. Dans l'habitude de la vie, il se soucie très peu de ce
qui se passe au-delà des frontières, et il ne faut pas lui demander de
sacrifier à la sûreté ou à la gloire de son pays ses opinions qu'il prend
pour des principes. Quant à la politique du dedans, il la comprend à
sa façon. Il n'est pas de ces niais qui considèrent la paix publique
comme le souverain bien; il aime à remuer les eaux tranquilles, il
sème le vent au risque de récolter la tempête : si on ne disputait plus,
que deviendraient les politiciens? Ses électeurs l'ont nommé pour faire
triompher leurs idées, leur programme.il est souvent assez intelligent
pour trouver ce programme absurde; mais il a le courage de l'absurde.
Tout compromis lui paraît méprisable, et il traite ses adversaires sans
ménagement : il a tous les droits, il leur laisse tous les devoirs. S'il
fait partie de la majorité, il estime que le seul droit des minorités est
de se soumettre, sans en appeler; s'il représente une minorité, il la
tient pour la vraie majorité. N'eût-il derrière lui qu'un tout petit
groupe, il ne dit pas : mes amis et moi; il dit : nous, ■ et nous, c'est
la nation, c'est quelquefois l'univers.
Il est de son naturel grand partisan des réformes ; mais qu'il
s'agisse de douanes, d'impôts, d'écoles ou du recrutement de l'armée,
il ramène tout à la politique, et fait de tout une question de parti.
Peu lui importe que la loi qu'il vote soit inapplicable, il a trouvé une
occasion de plus d'affirmer ses principes. 11 a sans cesse devant les
yeux les meneurs d'élections qui l'ont fait élire, et ceux qu'il courtise
le plus sont les plus déraisonnables, parce que d'habitude la déraison
TOME LXXXIV. — 1887. /t4
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690 REVDE DES DEDX MONDES.
crie et gesticule, tandis que la raison est modeste et quelquefois
silencieuse. Il désire qu'en toute occurrence son altitude soit irrépro-
chable , c'est-à-dire qu'on ne puisse jamais le soupçonner de
préférer son bon sens aux intérêts de son parti , qui sont les
siens. Le neveu de Rameau semblait peindre les politiciens quand il
parlait de ces hommes qui passent leur vie à prendre et à exécuter
des positions. « J'abandonne aux grues, disait-il, le séjour des brouil-
lards, je vais terre à terre et je prends mes positions. » Il aflirmait
qu'au surplus tout le monde en fait autant, et quand on lui disait : « Il
y a pourtant un être dispensé de la pantomime, c'est le philosophe
qui n'a rien et qui ne demande rien, » — il répliquait : u Où est cet
animal-là? »
Le vrai politicien, qui ne pense qu'à augmenter son influence, estime
que la seule mission sérieuse d'un ministère est de lui accorder avec
empressement et de bonne grâce tout ce qu'il demande pour ses élec-
teurs, pour ses cliens, pour ses amis et les amis de ses amis. Il ne
pourrait s'accommoder ni d'un gouvernement qui n'aurait pas beau-
coup de places à donner, ni d'un gouvernement qui se sentirait assez
fort pour lui refuser quelque chose. 11 admet bien en principe qu'un
gouvernement doit gouverner, mais il s'attribue le droit de gouverner
le gouvernement. U s'ingère dans toui.es les administrations, il en-
tend avoir les bureaux dans sa main, il décide du choix des fonction-
naires, il les avance, il les révoque à son gré. il laisse aux ministres
la responsabilité, il ne leur ôte que le pouvoir, qu'il garde pour lui.
En vertu de ce bel arrangement, ceux qui répondent de tout ne peu-
vent rien, et ceux qui ne répondent de rien peuvent tout. C'est le pa-
radis des irresponsables.
U y a des politiciens pervers, qui savent que plus le bois est pourri,
plus les parasites ont de chances d'y trouver un logement commode
et une abondante nourriture. Il en est d'autres qui, de la meilleure foi
du monde, croient servir leur pays en énervant le pouvoir, en relâ-
chant la discipline, en affaiblissant de jour en jour tous les ressorts
de l'état. Us ont décidé depuis longtemps que, pour qu'un pays soit
vraiment libre, il faut que tout le monde ait le droit d'attaquer le
gouvernement, sans que le gouvernement ait le droit de se défendre.
Ne leur parlez pas d'un pouvoir fort et responsable; ils veulent que le
pouvoir, qui est l'ennemi, soit à la fois très responsable et très faible.
Us ne peuvent concevoir la liberté sans un peu de désordre, sans une
certaine confusion, et ils ne craignent pas le grabuge.
Leur vraie pensée est que, dans un état bien ordonné, leur influence
ne tarderait pas à s'amoindrir, et leur influence leur est chère, le sa-
lut de l'humanité en dépend. Us ne sauraient trouver la garantie
de leur bonheur que dans l'instabilité ministérielle. Un ministère
faible, chancelant, est obligé de compter avec eux ; s'il venait à s'aller-
J
I
LE POLITIQUE ET LE POLITICIEN. 691
mir, ils auraient bientôt fait de former des coalitions pour le renver-
ser. Il faut que chacun fasse son métier. Si on représentait au politi-
cien qu'il emploie ses votes à accroître son importance et qu'il passe
sa vie à conclure des marchés, il répondrait fièrement qu'il ne de-
mande rien que pour ses amis, et il montrerait à l'univers ses mains
nettes. Qu'il vienne à découvrir que quelque gouvernant conclut des
marchés moins honnêtes, il crie au scandale, il proteste, il fulmine.
Ce n'est plus un politicien, c'^est Caton et son austérité farouche. Il
s'érige en juge d'instruction ou en procureur-général, il se drape
dans sa robe rouge, et on voit monter à son front des sueurs de vertu
indignée.
J'ose affirmer que Xénophon s'est trompé, qu'il s'est laissé abuser
par de faux rapports, que, quoi qu'il en dise, Glaucon, fils d'Ariston,
ne suivit point les conseils de Socrate. Quand on se flatte d'avoir
une vocation, on ne résiste pas à ses appels. Glaucon devint po-
liticien, et comme il possédait quelque talent de parole et beau-
coup d'esprit d'intrigue, il acquit promptement une assez grande
influence, qu'il employait à perdre de réputation tous les hommes qui
avaient du crédit et de l'autorité dans Athènes; car il pensait, lui aussi,
qu'un pays ne peut être glorieux et prospère que lorsqu'il a un gou-
vernement incapable de gouverner.
Un scandale éclata. 11 se trouva qu'un parent de l'archonte
éponyme avait profité de sa situation pour se faire payer les ser-
vices qu'il rendait. Glaucon s'indigna , il poursuivit le criminel ,
fit nommer une commission d'enquête chargée d'informer contre
les corruptions et les corrupteurs de la république, et, comme il
arrive d'ordinaire, il mêlait les exagérations aux vérités, il confon-
dait les indices avec les preuves, les présomptions avec les évi-
dences, il croyait aveuglément aux faux bruits, aux récits controu-
vés, aux rapports les plus téméraires, qu'on appelait à Athènes des
potins, et il considérait comme son ennemi personnel quiconque se
permettait d'avoir un doute ou de suspendre son jugement. Son nou-
veau métier le charmait. Les commérages, les délations lui semblaient
de délicieux ragoûts ; quand on en a tàté, tout autre plaisir, y compris
le vin et les femmes, paraît un peu fade. Ce n'était plus le Glaucon
d'autrefjis; il portait sur son front la majesté d'un président d'aréo-
page, et il promenait dans les rues comme dans les échoppes ses yeux
d'inquisiteur, qui faisaient trembler les coupables et même les inno-
cens. Il soupçonnait celui-ci, il dénonçait celui-là. A l'entendre, on
aurait pu s'imaginer qu'Athènes était un foyer de pestilence, qu'à
l'exception de Glaucon et de ses amis, elle ne renfermait que de mal-
honnêtes gens et des âmes vénales, en quête d'acheteurs.
Un jour qu'il était descendu au Pirée pour les besoins de son en-
692 REVUE DES DEUX MONDES.
quête, il se trouva face à face avec Socrate, qui sortait de chez le
vieux Céphale, père d'Euthydème et de Lysias, et Socrate lui dit :
« Glaucon, défle-toi de l'intempérance de ton zèle. Si on t'en croyait,
Athènes serait une caverne, et cette cité me paraît plus honnête que
beaucoup d'autres. La nature humaine est encline au mal, et sous tous
les régimes, dans tous les temps, dans tous les lieux, il y a eu des
corrupteurs et des corrompus ; tu en trouverais facilement à Sparte et
à la cour des rois de Macédoine. Au surplus, le patriotisme devrait
t'empêcher de laver ainsi notre linge sale en public, sur l'agora, au
grand soleil. Nous avons des voisins. Ne vois-tu pas que toute la Grèce
est aux fenêtres? Nos amis secouent tristement la tête, nos enne-
mis triomphent, et les cafards prennent les dieux à témoin de nos ini-
quités, en ayant bien soin de cacher leurs mains qui sont moins propres
que les nôtres. » Glaucon le regarda de haut en bas, fronça le sourcil
et répondit : « Je dois interroger tantôt deux généraux, un patron de
navire, un coiffeur, trois portiers et quatre marchandes de sardines. Je
t'écouterai quand j'aurai plus de loisir. » A quelques jours de là, il
dînait chez Agathon avec Aristophane. Quand les tables furent enle-
vées et qu'on eut terminé les libations aux dieux libérateurs, le grand
poète, se tournant vers le tribun, lui récita des vers qu'il venait de
composer et qui signifiaient à peu près : « Intrépide et emphatique
braillard, tu remplis tout de ton audace, l'Attique, l'assemblée du
peuple, les finances, les décrets, les tribunaux. Comme un torrent
bourbeux, tu as bouleversé notre ville; les criailleries, tes vociféra-
tions intéressées assourdissent Athènes. Tu as quelque chose à gagner
dans cette affaire, et tu ressemblesaupêcheur qui, posté sur une roche
escarpée, guette les thons. »
Les politiciens ont leurs années grasses et leurs années maigres;
quand ils abusent de leurs prospérités, leur déchéance est proche.
Telle nation leur témoigne longtemps une excessive indulgence, et les
traite en enfans gâtés, à qui on passe toutes leurs fantaisies. Le jour
arrive où elle s'aperçoit que, faute d'un gouvernement ferme et stable,
ses affaires languissent ou s'embrouillent, qu'elle décline dans l'estime
du monde, que ses amis s'éloignent d'elle et que ses ennemis cessent
de la redouter. Alors elle prend en haine, en dégoût, les brouillons
qui la discréditent, et elle acclame le dictateur qui l'en délivre. Le re-
mède est souvent pire que le mal ; mais, comme le remarque fort sen-
sément M. de Holtzendorf : « Les peuples ont rarement plus d'une
idée à la fois, et à chaque époque on a regardé comme le bonheur su-
prême le contraire des abus dont on souffrait le plus dans le moment
présent. »
G. Valbert.
REVUE LITTÉRAIRE
THEOPHILE GAUTIER.
Histoire des œuvres de Théophile Gautier, par le vicomte de Spœlberch de Lovenjoul,
2 vol. in-S». Paris, 1887; Charpentier.
Il y a deux opinions sur Théophile Gautier. La première, qui était
la sienne, selon toute apparence, est celle de sa famille et de ses
amis, de ses disciples et de ses biographes. C'est aussi celle des ar-
tistes, ainsi qu'ils s'appellent volontiers eux-mêmes, race pour laquelle,
vous et moi, si nous existons, nous ne sommes guère que la matière
de leurs observations, l'objet de leurs dédains, et l'occasion de leurs
triomphes. Et, généralement, c'est l'opinion de tous ceux qui profes-
sent qu'en littérature le fond n'importe guère, mais seulement et
uniquement la forme; le style et non pas la pensée; la manière enfin
dont on dit les choses, et non point Its choses que l'on dit. Pour
M. Emile Bergerai, l'un de ses disciples et même de ses gendres, la
gloire de Gautier est donc, « de toutes les contemporaines , celle qui est
appelée à grandir le plus dans l'avenir. » De même, pour M. Charles
de Lovenjoul, — le curieux, patient et heureux chercheur à qui nous
devions déjà V Histoire des œuvres de Balzac, et qtii vient de passer
trente -quatre ans à réunir les matériaux épars d'une Histoire des
œuvres de Théophile Gautier, en deux volumes in-octavo, — Gautier,
694 REVUE DES DEUX MONDES.
s'il n'est pas le plus grand écrivain de son siècle, est du moins « le
plus parfait styliste français de son temps, et peut-être de tous les
temps; » c'est-à-dire l'homme qui a le mieux connu, depuis qu'il y
en a une, les ressources, les richesses, les secrets de la langue fran-
çaise. Et il le serait enGn pour M. Edmond de Concourt, — ainsi
qu'on le voit dans son Journal, récemment publié, — si lui-même, l'au-
teur de la Faustin et des Frères Zemganno, sans l'oser dire en propres
termes, ne se croyait autant ou plus de droits à ce titre.
D'autres, cependant, pensent tout autrement. Styliste, si l'on veut,
et le « plus parfait de tous les temps, » pour peu que l'on y tienne,
ils le veulent encore, des temps qui furent et des temps qui seront; car
l'éloge est mince à leurs yeux. 11 leur paraît seulement qu'en vérité, sou-i
prétexte de style, Gautier a trop manqué d'idées; et, sous ces formes,
admirables d'ailleurs, cherchant le fond et ne le trouvant pas, ils ne
reconnaissent dans ce « fier génie » qu'une espèce de peintre ou d'aqua-
fortiste, — n'ont-ils pas dit d'émailleur? — égaré dans la littérature.
Bien loin de croire que la gloire de Gautier doive aller toujours gran-
dissant, son œuvre même est pour eux destinée à périr promp-
tement tout entière. Car, disent-ils, «il ne part de rien, et c'est aussi
là qu'il arrive; et, chemin faisant, il n'y a pour nous ni instruction,
ni émotion, ni intérêt, même de curiosité; rien que de la fantaisie
vagabonde, des descriptions, et du style riche qui se promène capricieu-
sement autour de rien. » Et c'est assez pour des artistes, mais c'est
trop peu pour les bourgeois, qui composent la postérité. Telle est
entre autres l'opinion qu'exprimait il n'y a pas longtemps M. Éuiile
Faguet, dans un chapitre de ses pénétrantes et remarquables Études
littéraires sur le XIX'' siècle (1). Et M. Scherer, plus sévère encore, ou
moins sensible peut-être aux séductions du style riche, des arabes-
ques et des astragales, n'avait pas craint, avant M. Faguet, d'appeler
quelque part Théophile Gautier « l'écrivain le plus étranger qui fut
jamais à toute conception élevée de l'art, aussi bien qu'à tout emploi
viril de la plume. » 11 fit beau voir, à cette occasion, dans le Figaro,
la grande colère de M. Bergerat, sous le nom de Caliban, qu'il portait
alors, — et qu'il n'a pas fait servir sans doute à de plus pieux, mais
tout de même, quelquefois, à de meilleurs usages.
Pour nous, s'il faut choisir, l'une et l'autre opinion nous semble égale-
ment excessive, et la seconde est peut-être moins juste, mais la première,
en revanche, est plus fausse. Eu etTet, quand on a écrit, comme Gautier,
selon le calcul approximatif de iM. Bergerat, deux cent cinquante ou trois
cents volumes, dont pas un d'ailleurs n'a fait époque ou date,, ni marqué
dans Ihistoire littéraire d'un temps la fin ou le commencement de
(1) Voyez la Revue du 1 "' dlciiubrc 188G.
REVUE LITTÉRAIRE. 695
quelque chose, on n'est pas un grand écrivain, ni même une « gloire »
de ce temps. Or, vers ou prose, il faut bien l'avouer, on pourrait, dans
une histoire de la littérature contemporaine, oublier ou négliger, sans
qu'il y parût seulement, l'œuvre presque entière de Théophile Gau-
tier, Si Lamartine n'avait pas écrit les Méditations, ou Hugo les Orientales,
je vois ou }e crois voir assez clairement ce qu'il nous manquerait, et,
si je puis ainsi parler, je voisle trou que cela ferait; mais Âlberlus,
mais la Comédie de la mort, m£iis Espana, mais Émaux et Camées, si
nous ne les avions pas, que dira-t-on bien qu'il nous manquerait ?
Quelques pièces, peut-être, ornemens et joyaux de nos Anthologies,
admirables, sans doute, quoique non pas incomparables, comme on
s'est plu trop souvent à le dire, mais rien de vraiment important ou
même de très original, — si l'on veut bien considérer les imitations que
l'on a faites, et qu'il leur est arrivé quelquefois de passer leurs mo-
dèles. Quanta Fortunio, Mademoiselle de Êlaupin, le Capitaine Fracasse,
quelques qualités de style que l'on y vante, et en consentant qu'elles
y soient, les Trois Mousquetaires du vieux Dumas, les romans d'Eu-
gène Sue ou de Frédéric Soulié, les Mystères de Paris ou les Mémoires
du Diable, ne tiennent pas seulement plus de place dans les biblio-
thèques, ils en occupent une plus importante aussi dans l'histoire du
roman contemporain. A moins que ce ne soit donc dans le feuilleton
dramatique ou dans le compte-rendu des Salons de peinture, Gautier
n'a rien laissé qui paraisse assuré de survivre. Et c'est pourquoi,
dans le siècle où nous sommes, de bien moindres stylistes, mais qui ont
écrit parce qu'ils avaient quelque chose à dire, ce qui est après tout
l'une des fins de l'art d'écrire, ou qui l'ont dit sans presque y songer,
sont de bien autres écrivains que lui.
Mais, en le remettant à sa vraie place, fort au-dessous de Lamartine,
d'Hugo, de ce Musset dont il rêvait, nous dit-on, de refaire les poèmes
avec des « rimes plus soignées, » fort au-dessous de Vigny même, —
quels que soient, j'en conviens, chez le noble auteur de Moïse et d'i'Zwa
les défaillances ou les manques de l'exécution, — je voudrais que l'on
eût rendu plus de justice, d'abord, et une justice plus exacte, à de très
réelles et assez rares qualités de poète, et non pas seulement de sty-
liste, qui furent bien celles de Théophile Gautier. Telle est d'abord,
sinon peut-être cette incuriosité du présent et ce détachement de la
chose publique, où je veux bien qu'il se mêlât un peu d'affectation et
d'ostentation, et un vif désir d'irriter le « bourgeois,» mais au moins,
selon son expression, telle est cette « nostalgie, » très sincère, d'un
autre ciel et d'un autre temps, d'une autre vie, moins uniforme et
moins civilisée, moins rectiligne et plus libre, plus pittoresque et plus
magnifique. Les louangeurs du passé ne sont pas tous autant de poètes;
il y en aurait trop ; mais il n'y a pas non plus de vrai poète, sans cette
696 BEVUE DES DEDX MONDES.
« nostalgie » de ce qui fut et qui n'est plus. Tel est encore ce don
de voir, de montrer et de peindre', cette imagination « plastique, »
ainsi qu'on Ta très bien nommée, qui est d'un peintre, si l'on veut,
ou d'un sculpteur, non moins nécessaire, cependant, ou même essen-
tielle au poète que ne l'est à l'orateur une imagination « musicale, »
en quelque sorte, et le don de satisfaire, de séduire, d'enchanter
l'oreille. Une poésie vague, avec du sentiment et même du mouve-
ment, mais sans contours ni couleurs, n'est en vérité qu'une espèce de
métaphysique, un peu plus prétentieuse que l'autre. Et telle est enfin
cette faculté ou fécondité d'invention verbale, ce sens de l'épithète ou
de l'adjectif, divers et nuancé, qu'il aimait lui-même à vanter en lui,
et qu'en effet de plus grands que lui n'ont [pas eu comme lui. Tout
est bleu dans Lamartine, et tout est « fauve » dans Hugo. D'ailleurs,
les qualités qui manquent à Gautier sont assez nombreuses, et d'assez
de prix, — mouvement et sentiment, éloquence et passion, harmonie
et pensée, je n'en rappelle ici que quelques-unes, — pour que l'on ne
lui marchande point celles qu'il eut d'un vrai poète, je le répète, et
non pas seulement d'un artiste. C'est un poète fort incomplet, qui,
connaissant lui-même les bornes de son propre talent, a eu la sa-
gesse de ne les point passer, en même temps que l'habileté de faire
croire aux siens qu'elles étaient les bornes de l'art, mais c'est un poète,
et il faudra lui en garder le nom.
Quoi que l'on pense, au surplus, de son œuvre elle-même, et quand
elle serait destinée, comme on le croit, à périr prochainement tout
entière, je voudrais encore et surtout que l'on eût reconnu, sur toute
une direction, si je puis ainsi dire, de la littérature contemporaine,
l'influence considérable des exemples, des conseils et des paradoxes de
Gautier. « Je m'entourerai déjeunes gens, disait-il un jour à M. Emile
Bergerat, et je les initierai aux secrets de la forme et aux mystères de
l'art; » et, en effet, c'était là sa vraie vocation. Maisce rôle de maître ou
d'initiateur dont il rêvait en souriant de faire l'occupation de sa vieil-
lesse, il oubliait qu'il l'avait tenu, sans presque s'en douter lui-même,
dans les premières années du second empire; — et nous le voyons
aujourd'hui. Favorisé par les circonstances ; Lamartine étant presque
oublié tout vivant, Hugo retiré là-bas dans son île, Vigny toujours en-
fermé dans sa m tour d'ivoire, » Musset déjà plus d'à demi mort, et
Sainte-Beuve, enfin, «rangé » dans la critique; l'auteur de Mademoi-
selle (le Maupin s'est ainsi trouvé, pour toute une génération de jeunes
gens, l'unique représentant du romantisme, et je dirais volontiers, si
je ne craignais, en le disant, de soulever ses os dans sa tombe, qu'il
en-est devenu le Malherbe ou le Boileau. Parmi les poètes qui se sont
fait connaître depuis 1848, combien en pourrait-on citer, et lesquels, qui
n'aient plus ou moins subi l'influence de Théophile Gautier, ou encore,
REVUE LITTÉRAffiE. 697
et plus exactement, par l'intermédiaire de Théophile Gautier, l'influence
de Victor Hugo?iMais, sans vouloir ici préciser une comparaison qui,
comme toutes les comparaisons de ce genre, n'a de valeur on d'intérêt
qu'autant qu'elle demeure un peu vague, ce que Malherbe a fait contre
Ronsard, et avec colère, Gautier, lui, l'a fait pour Hugo, avec respect et
avec amour. En l'imitant, il l'a expurgé; il le châtiait en le couronnant
de fleurs; il obligeait le torrent romantique à rentrer dans ses rives;
il en réparait les ravages; et en en régularisant les conquêtes, il en
assurait la durée.
On dit à ce propos, et nous-même nous l'avons rappelé tout à l'heure,
sans y souscrire, mais sans y contredire, que Gautier a manqué
d'idées : ce n'est toutefois qu'une manière de parler, et sur laquelle
il est bon de s'entendre. Non, Gautier n'a point d'idées, cela est vrai,
sur les rapports de l'exécutif avec le judiciaire; il n'en a pas non
plus sur la question du libre arbitre ou sur le mystère de la grâce;
il en a moins encore, — et quoi que son gendre ait pu dire de
Vomniscience de son beau-père, — sur la variabilité des espèces et
sur la conservation de la force. Mais un poète a-t-il besoin d'en avoir?
Et, quand il en a, j'entends sur de pareilles matières, ne lui sont-
elles pas plutôt i:n embarras qu'un secours? C'est une question
que Ton peut poser. On aimerait d'ailleurs que Gautier, pour sa
gloire ou son honneur même, eût quelquefois été plus riche de son
fonds; et, beaucoup de choses qu'il ne comprenait guère, il avait le
droit de ne pas les comprendre , mais on aimerait qu'il eût évité
d'en parler comme il fait, par exemple, dans le Journal de M. de
Goncourt. S'il suflit cependant qu'un poète ait ses idées sur son
art, nul n'en a eu de plus précises, de plus personnelles, et souvent
aussi de plus intolérantes que Théophile Gautier. On en trouvera l'ex-
pression, étrangement grossie par la liberté d'une conversation entre
hommes, dans ce même Journal de M. de Goncourt; on la retrouvera,
déjà plus décente et plus raisonnable, dans le livre de M. Emile
Bergerat; et Gautier lui-même, enfin, nous l'a donnée dans les deux
morceaux qui contiennent toute sa poétique : la Notice sur Charles
Baudelaire, écrite en 18G8, pour servir d'introduction à l'édition « dé-
finitive » des Fleurs du n:al, et le rapport, daté de la même année, sur
les Progrès de la poésie française depuis 1830. Sous l'abondance, la
richesse, l'étrangeté même des métaphores dont il aime à se servir,
et qui font sa manière de penser, qu'il faut connaître pour l'en-
tendre et savoir ce qu'il veut dire, les idées de Gautier ne sont pas
seulement plus nettes qu'on ne l'a bien voulu dire, elles sont plus
profondes. Et, — j'irai jusque-là, — quoique poète aussi lui, je ne
sais vraiment si Sainte-Beuve, écrivant ce « rapport, » y eût mis plus
de choses. Mais il n'a certainement ni jamais ni nulle part mieux parlé
698 REVDE DES DEUÎ MONDES.
de certains « secrets »on « mystères » de l'art que Gautier ne l'a fait
dans sa Notice sur Charles Baudelaire.
Ce que cette poétique a de plus curieux et même d'assez inattendu,
étant celle de l'homme dont le« gilet rouge ))0u le « pourpoint rose » de
la première à'Hernani a fait, dans l'histoire littéraire du temps, le type
du romantique chevelu, c'est de procéder point par point de la poé-
tique d'Hugo, et cependant, point par point aussi, d'en être le contre-
pied. Par exemple, ce que le romantisme avait proclamé, si l'on peut
ainsi dire, de toute la force de la voix du maître, c'était le principe de
l'individualisme dans l'art, ou le droit pour le poète, et pour chacun
de nous, de se mettre lui-même en scène, et de remplir les oreilles des
hommes du bruit harmonieux de ses lamentations. Confessez vous les
uns aux autres, et confessez surtout les autres avec vous. Après les
Méditations, les Feuilles d'automne, et après les Feuilles d'automne, les
Nuits, c'est-à-dire les chefs-d'œuvre, peut-être, du lyrisme moderne.
Mais, après eux, ou après elles, que de Nuits, que de Feuilles, que de
Méditations qui n'avaient servi qu'à montrer combien peu d'hommes ou
même de poètes ont ainsi le droit de nous occuper d'eux-mêmes ! C'est
pourquoi, toutce que la langue, le rylhme et la rime avaient réalisé de
conquêtes sur la timidité classique ou pseudo-classique, en osant traiter
pour la première foisces sujets si longtemps interdits au poète, Gautier
n'avait garde de no pas l'accepter; il s'en empare et se l'approprie. Mais
c'est pour poser aussitôt le principe contradictoire, et pour faire de
Vimpersonnalitè de l'œuvre d'art la mesure même de sa perfection. On
ne doit mettre de soi dans son œuvre que son talent ou son génie, si
les dieux vous en ont donné, mais non pas son histoire, celle de ses
amours ou des amours de ses amis. « Le poète doit voir les choses
humaines comme les verrait un dieu du haut de son Olympe, les ré-
fléchir dans ses vagues prunelles et leur donner, avec un détachement
parfait, la vie supérieure de la forme. » Et, à la vérité, quoique ce
soient ses propres paroles, ce n'était pas en son nom qu'il exprimait
cette doctrine, ce n'était que comme étant celle de l'auteur des Poèmes
antiques et des Poèmes barbares, M. Leconte de Lisle. Trop roman-
tique encore pour s'élever jusqu'à cette hauteur d'impassibilité,
Gautier se contentait de ne pas se mêler lui-même, sa famille et
ses amis, à sa prose ou dans ses vers. Mais c'est bien là qu'il
tendait; et, pour en donner une preuve en passant, c'est à cette faculté
de se distinguer de son œuvre, de se dédoubler, de revivre par l'ima-
gination les siècles disparus et les civilisations éteintes, qu'il a dû
quelques-unes de ses meilleures inspirations : Une Nuit de Cléopâtre,
Arria Marcella, le Roman de la momie.
Un autre principe encore du romantisme, c'était celui de la liberté
dans l'art, et, par ces mots magiques, en 1850, on était édiûé, de-
REVUE LITTÉRAIRE. 699
puis près de vingt ans, sur ce qu'il fallait entendre. Plus d'en-
traves, plus de règles, plus de critiques surtout, mais à chacun
le droit d'écrire mal, si c'était sa manière ; et nul, dit-on, sur ce
chapitre, n'était plus amusant à entendre que Gautier lui-même.
Il a d'ailleurs écrit tout un Uvre, et l'un de ses meilleurs, sur
les Grotesques du temps de Louis XIII, Théophile, Saint-Amant,
Scarron, pour les venger à la fois des règles et des dédains de Boi-
leau.Ce n'en est pourtant pas moins lui, nouveau tyran des mots et des
syllabes, — et je ne le dis pas pour l'en reprendre, mais au contraire
pour l'en louer, — c'est lui, l'auteur d'Émaux et Camées, qui a réinté-
gré dans l'art, avec le respect et le souci de la forme, des règles nou-
velles, si l'on veut, mais guère moins étroites que les anciennes. «Tout
s'apprend en ce monde, répétait-il volontiers, et l'art comme le reste.
En résumé, qu'est-ce que l'art? Une science aussi, la science du charme
et de la beauté.» Cette science du charme et de la beauté, nos pères,
moins prétentieux, l'appelaient tout simplement le style, mais c'était
bien la même science, au moins dans son principe, sinon dans ses
moyens et dans ses procédés. Et je m'étonne, sans doute, que Gau-
tier, dont après tout ce n'était point l'affaire, n'ait point vu qu'en don-
nant ces leçons de £on art, il en revenait tout bonnement à ce Boileau
qu'en toute autre occasion il maltraitait si fort. Mais je m'étonne
encore bien plus que de très honnêtes gens, qui jurent volontiers par
Boileau, se soient moqués si souvent, et d'ailleurs agréablement, des
Parnassiens, de Gautier, de leur préoccupation de la rime rare ou
riche, et généralement de l'importance qu'ils attachent à une question
de langue, de grammaire et de métrique. C'est comme ceux qui re-
prochent au Jésus-Cbrist de M. Zola ce qu'ils ne pardonnent pas seu-
lement, mais encore ce qu'ils admirent chez le Panurge de Rabe-
lais.
Mais, on ne saurait trop le redire, les vers ne sont pas de la prose,
et la prose n'est pas des vers. Secondaire peut-être en prose, — et en-
core ceci vaudrait-il bien la peine d'être longuement discuté, — la ques-
tion de forme est capitale en vers. Elle l'est surtout dans une langue
telle que la nôtre, peu sonore d'elle-même, oii peu de mots font natu-
rellement image, où le vocabulaire habituel du poète ne diffère qu'à
peine de celui du philosophe ou de l'historien. C'est là, pour écrire en
vers, qu'il faut avoir appris et compris « le pouvoir d'un mot mis en sa
place; » là, qu'il faut savoir trouver, dans la didiculté môme de la
rime, une source, comme disait outrefois Malherbe, de « nouvelles
pensées; » là surtout, qu'il ne faut jamais prendre une licence, ou
seulement une liberté que ne soulfrirait pas la prose ; là, enfin, qu'il
faut se rappeler qu'une « belle pensée » ou un « cri du cœur, » ne se
séparent pas des mots qui lo's traduisent. « Vouloir séparer i« vers de
700 REVUE DES DEUX MONDES.
la poésie, dit à ce propos Théophile Gautier, c'est une folie moderne
qui ne tend à rien moins que l'anéantissement de l'art lui-même. » Il
a raison ; mais il s'ensuit qu'en poésie comme en peinture, si le
« métier » se distingue de « l'art, » il ne s'en dislingue guère. Mais
bien moins encore se distinguent-ils l'un de l'autre, et tous les deux
de la poésie même, depuis que l'invention d'une prose prétendue
poétique n'a laissé subsister de difTérence entre le prosateur et le
poète que celle de la facture. Et dans un temps où tout ce qui se dit
en vers pourrait aussi bien se dire en prose, il fallait donner à la
forme plus d'importance encore qu'elle n'en avait jamais eue... ou
supprimer les vers.
Bien loin donc de reprocher à Gautier cette superstition delà forme,
il convient au contraire de lui en savoir autant de gré que l'on en sau-
rait peu à un savant ou à un érudit, à un philologue ou à un méta-
physicien. Trop forts de leur génie, Lamartine et Musset, par exemple,
avaient écrit et surtout rimé trop négligemment; Hugo lui-même,
quoique plus artiste ou plus habile artisan de mots, prodigieux inven-
teur de rythmes et merveilleux assembleur de rimes, trop souvent em-
porté par son mouvement même, s'était donné trop de libertés. Ils
pouvaient être, ils étaient même déjà devenus d'un dangereux exemple.
D'ailleurs, parmi leurs inventions, si la plupart étaient singulièrement
heureuses, il y en avait de moins bonnes, et si l'on ne voulait pas qu'on
les imitât précisément par leurs mauvais côtés, le temps, — après
les Burgraves et après la Chute d'un ange, — était sans doute venu d'y
pourvoir. Ce fut l'œuvre propre de Théophile Gautier, le rôle qu'il joua,
comme nous disions, sans presque le savoir lui-même. Et si quelques
rares écrivains, depuis tantôt un demi-siècle, non-seulement en vers,
mais en prose, sont devenus plus scrupuleux que personne peut-être
ne l'avait été de 1830 à 1850, ils le doivent en partie à Théophile Gau-
tier. L'invention manque, aujourd'hui, mais non pas l'habileté ou
l'adresse, ni même, parmi les jeunes gens, une aptitude générale à
revêtir d'une forme « impeccable » les idées qu'ils n'ont point, mais
qu'ils auront peut-être un jour. Ils savent qu'il y a un art d'écrire,
et ils l'apprennent à tout événement; et quand, par hasard, ils ont
un commencement d'idée, si l'on peut leur faire une critique, c'est
d'être, en l'exprimant, presque trop esclaves des règles les plus exté-
rieures de cet art.
Enfin, au droit que le romantisme réclamait encore pour le poète,
en imitant la nature même, de la refaire à son image, c'est bien en-
core Gautier qui a opposé le premier le principe ou l'obligation con-
tradictoire: celle de la soumission absolue du poète, comme du peintre,
à l'objet qu'il imite. Le commencement et la fin de l'art, pour Gautier,
c'est l'imitation ; et la première loi de l'imitation, pour l'auteur du
REVUE LITTÉRAIRE. 701
Voyage en Espagne, c'est l'exactitude. Son cerveau, comme il aimait à
le dire lui-même, faisait métier de « chambre noire, »et son art n'in-
tervenait dans sa sensation que pour en fixer plus profondément
l'image. Le romantisme choisissait, et, après l'avoir choisi, transfor-
mait, de parti-pris et de propos délibéré, l'objet de son imitation; Gau-
tier choisit encore le sien, maisquand il l'a choisi, son unique souci n'est
plus que de le reproduire. Par là, c'est encore lui que nous retrouvons
aux origines du naturalisme contemporain. Romantique dans le choix du
sujet, ne prenant d'ailleurs qu'un intérêt médiocre au spectacle de
la vie de son temps, ses procédés ou ses moyens sont cependant déjà
ceux du naturalisme. Sans doute, il se retient sur la pente; et cette
faculté qu'il a de tout décrire, l'artiste et le poète qni sont en lui
l'empêcheraient encore de l'appliquer à tous les objets indistincte-
ment, si d'ailleurs la laideur et la vulgarité n'offensaient son dilet-
tantisme, n'échappaient d'elles-mêmes à son attention, n'étaient pour
lui comme inexistantes. Il n'aimait vraiment à travailler que dans
une matière aussi précieuse et aussi rare que son art; et plutôt que
d'écrire Madame Bovary, par exemple , ou V Éducation sentimentale,
il fût allé jusqu'aux Indes chercher ses sujets de tableaux. Mais si
Its procédés de V Éducation sentimentale ou de Madame Bovary sont
bien ceux de Salammbô, ceux de Salammbô sont ceux aussi du Ro-
man de la momie. Et je dis qu'en les introduisant dans l'art, Gautier
d'abord, et les naturalistes à sa suite, y ont introduit des scrupules
toat nouveaux d'exactitude et de précision. Et je veux bien d'ailleurs
qu'ils soient quelque peu pMantesques, et qu'un peu moins de style,
un peu plus d'émotion, fissent beaucoup mieux notre affaire; mais
ce sont de louables scrupules; et on n'y pourrait désormais renoncer
qu'au grand dommage de la sincérité, de la vérité, de la probité de
l'art.
Si nous voulions maintenant poursuivre, il serait aisé de retrouver
bien d'autres traces encore de cette influence de Gautier jusque sur
nos contemporains. Lorsque, par exemple, de nos jours mêmes, nos
petits poètes et nos jeunes romanciers affectent de considérer le théâtre
comme un « art inférieur, » ce n'est sans doute pas de l'auteur du
Chandelier ni de celui de Buy Blas qu'ils ont hérité cette belle maxime ;
c'est de Flaubert, dont le rêve eût été pourtant de se voir applaudir sur
la scène, et, par Flaubert, c'est de Gautier, qui n'était lui-mâoie qu'à
moitié convaincu de sa propre opinion, mais qui se revanchait ainsi
de l'ennui de son feuilleton dramatique. Dd même, quand ils se désin-
téressent de la vie de leur temps, — ce qui est une manière de ne s'in-
téresser qu'à eux, — c'est de Gautier qu'ils tiennent encore cette leçon,
car ce n'est pas de Lamartine ou de Victor Hugo, lesquels d'ailleurs
eussent aussi bien fait, pour leur repos et pour leur gloire, de se mê-
702 REVUE DES DEUX MONDES,
1er moins à la politique. Ce n'est pas non plus de Balzac ou de George
Sand,ni de Sainte-Beuve ou de Michelet. Et quand ils professent enfin
superbement la doctrine de l'art pour l'art, ou de « l'autonomie de
l'art, » ainsi que disait Gautier, quel est donc l'homme, dans ce siècle
agité que nous vivons, qui en aura été le vrai représentant? Flau-
bert, si l'on veut, mais avant Flaubert, encore Gautier, dont ce ne sera
pas le titre le moins sûr à l'attention de la postérité.
Il est dans la nature, il est de belles choses :
Des rossignols oisifs, de paresseuses roses;
Des poètes rêveurs, et des musiciens
Qui s'inquiètent peu d'être bons citoyens.
Qui vivent au hasard, et n'ont d'autre maxime,
Sinon que tout est bien, pourvu qu'on ait la rime.
II est de ces esprits qu'une façon de phrase,
Un certain choix de mots tient un jour en extase.
D'autres seront épris de la beauté du m.onde,
Et du rayonnement de la lumière blonde.
Ils resteront des mois assis devant des fleurs,
ïiichant de s'imprégner de leurs vives couleurs.
Si ces vers ne sont peut-être pas des meilleurs qu'il ait faits, si le
prosaïme en est même surprenant, du moins le sens en est-il clair, et
peuvent-ils passer pour significatifs. C'est Gautier qui a incarné de
notre temps la doctrine de l'art pour l'art; et, d'avoir incarné une doc-
trine, dans l'histoire de l'art, c'est toujours quelque chose. On pour-
rait ajouter qu'il importe peu qu'elle soit fausse, ou même qu'il n'y a
rien de plus avantageux pour une doctrine d'art. En art, comme en
science, et autre part encore, la vérité, une fois trouvée, devient vite
anonyme, et c'est l'erreur, assez souvent, qui perpétue dans la mé-
moire des hommes, le renom de ses inventeurs.
Là-dessus, il serait un peu long de traiter la question de l'art pour
l'art, et, d'ailleurs, pour y revenir aujourd'hui, nous y touchions trop ré-
cemment encore (1). Bornons-nous donc à dire qu'elle est moins difiicile
et surtout moins embrouillée qu'on ne le veut bien dire, et qu'il sullirait
presque à la trancher d'une distinction, la plus simple du monde. Elle
ne se pose point en sculpture, en peinture, en musique; on n'a jamais
débattu s'il était possible ou permis de démontrer une thèse en cou-
leurs; on n'a jamais douté qu'il fût dangereux de vouloir traiter en
musique un problème social ; en un mot, on n'a jamais nié sérieuse-
ment que l'art de peindre ou celui de faire des bruits harmonieux
(I) Voyez la Revue du l'"'' novembre 1887.
REVUE LITTÉRAIRE. 703
fussent à eux-mêmes leur raison d'être et leur unique but. On de-
mande maintenant si l'art d'écrire a ou n'a pas d'autre but que lui-
même? La réponse est fort simple. Oui, pour les poètes, l'art peut
être son propre but à lui-même, et si
Les quatrains de Pibrac et les doctes tablettes
Du conseiller Matthieu
sont en vers, tablettes et quatrains, ils ont tort. Qu'on les remette en
prose ! Mais pour tous les autres écrivains, et dans tous les autres genres,
non pas même pour les romanciers ou les auteurs dramatiques, et
à moins qu'ils ne se veuillent eux-mêmes condamner d'infériorité, l'art
ne peut être à lui-même son but. Ici, comme dans cette question de
forme, dont nous avons dit quelques mots plus haut, on a eu le tort
de vouloir appliquer les mêmes principes à la prose et aux vers, et
l'erreur est presque de même nature que si l'on voulait constamment
appliquer les mêmes principes de critique à la peinture et à la mu-
sique. Les vers sont faits pour le «divertissement; » prenez le mot
dans son sens le plus noble et le plus élevé; la prose est pour « l'ac-
tion; » et je prends le mot, comme on l'entend bien, dans son sens le
plus étendu. Un discours est un acte, une histoire est un acte, un ju-
gement est un acte,k Nouvelle Héloïse est un acte, le Mariage de Figaro
est un acte.
En sa qualité de poète, je ne saurais donc m'étonner de trouver en
Gautier un représentant de l'art pour l'art. C'est à peine même si je
regretierai qu'il ne se soit pas fait de son art une conception plus éle-
vée, c'est-à-dire, qu'étant capable d'écrire Émaux et Camées, il n'ait pas
essayé d'écrire Jocelyn ou la Légende des siècles. Au contraire, et, si
nous sommes juste, il faut l'admirer de n'avoir rien tenté au-delà de
ses forces. Car, enfin, admirons-nous Voltaire pour avoir écrit la ïïen-
riade,o\i Diderot pour être l'auteur du Père de famille; et n'eussent-ils
pas été mieux avisés ou plus prudens, se connaissant mieux l'un et
l'autre, de ne point forcer leur talent? N'ayant point le souffle lyrique,
et s'en étant de bonne heure aperçu, mais doué d'un talent descriptif
singulier, Gautier s'est contenté de décrire. Encore bien moins puis-je
m'indigner qu'au risque de s'entendre accuser de paresse ou de cou-
pable indifférence, n'étant qu'un artiste, il ait voulu vivre uniquement
pour son art. Car, ce ne serait point une bonne chose que ce désinté-
ressement, s'il gagnait tout le monde, et il ne faut pas le prêcher;
mais ce n'est pas non plus une mauvaise chose qu'il y ait des écrivains,
ou des poètes au moins, qui ne se soucient que de leur poésie, ou,
comme ils disent maintenant, que de leur « écriture ; » et leur exemple
a son prix, aussi lui. On peut d'ailleurs être bien assuré qu'il ne
70 à REVUE DES DEDX MONDES.
sera pas contagieux; et, pour quelques hommes de lettres qui se
feront des lettres un but, il n'en manquera jamais qui ne s'en feront
qu'un moyen. Les lettres n'auront été qu'un but pour Gautier, et je ne
puis le lui reprocher, et, si l'on me pousse trop, je suis homme à l'en
féliciter.
Il a, d'ailleurs, — et j'en reviens à son vrai titre d'honneur, —
exercé une inlluence considérable, et pour cette raison, comme nous
avons essayé de le montrer, son nom vivra et son souvenir. Il ne
grandira point, quoi qu'en puissent penser M. Emile Bergerat et
M. Charles de Lovenjoul, mais je ne crois pas qu'il tombe non plus
dans l'oubli profond que lui prédisait M. Emile Faguet. Non-seu-
lement dans l'histoire de la poésie française contemporaine, mais
encore dans ce que l'on pourrait appeler l'histoire des idées littéraires
du siècle, il nous semble en effet que sa place est dès à présent "
marquée. Laissons de côté la question de l'art pour l'art, et suppo-
sons qu^Émaux et Camées ou le Roman de la momie ne soient plus lus
un jour que des curieux de lettres; mais comment le naturalisme est-il
sorti du romantisme? — car il en est sorti, et ce père a beau maudire
ce fils, ce fils a beau manquer de respect à ce père, ils n'en sont pas
moins le père et le fils, le fils et le père. — C'est ce que l'on ne peut
comprendre qu'en étudiant l'influence de Théophile Gautier. Là est
sa véritable originalité, et là sa sûreté contre les changemens de
la mode et du goût. Si les lecteurs l'oublient ou le négligent, les his-
toriens de la littérature le leur rappelleront. Et quand ils ne pourront,
comme nous-même, qu'indiquer d'un seul trait la transition, et l'étu-
dier que dans un seul personnage, ils préféreront Théophile Gautier à
Sainte-Beuve et à Mérimée, qui ont joué un peu le même rôle, ro-
mantiques, devenus, eux aussi, naturalistes sur leurs vieux jours.
F. Brunetièp.e.
CHRONIQUE DK LA QUINZAINE
.■^0 novembre.
Ils vont vite, ces étranges événemens qui ont surpris la France, plus
vite en vérité que les morts de la ballade allemande! Ils ne marchent
pas, ils se précipitent et nous entraînent avec eux à travers de singu-
lières obscurités. En peu de temps, en peu de jours, peut-on dire,
d'heure en heure, tout s'est aggravé, tout a pris des proportions inat-
tendues.
Une mauvaise affaire de police correctionnelle est devenue la plus
inextricable affaire d'état; un procèssubalterne est devenu une crise uni-
verselle. Elle a commencé, en elïet, cette crise aujourd'hui redoutable,
par la découverte de quelques trafiquans véreux surpris dans un com-
merce louche de faveurs officielles. Une fois déchaînée, elle n'a plus
connu ni frein ni limite, elle s'est étendue à tout, menaçant de tout sub-
merger. Elle a eu ce funeste succès de passionner les esprits, d'allumer
toutes les suspicions, de mettre en déroute les pouvoirs publics, le
gouvernement, le parlement, l'administration, la magistrature elle-
même. Ce n'étaient, au premier instant, à part les comparses, que
deux ou trois généraux pris, les malheureux, en flagrant délit de com-
plicité avec les traûquans de faveurs, avec la plus vulgaire des aventu-
rières. Bientôt tout a changé de face par l'intervention de la chambre,
qui a tout brouillé avec son enquête, par l'impuissance du ministère,
TOME LXXXIV. — 1887. /|5
706 REVUE DES DEUX MONDES.
qui a laissé tout s'envenimer, par la guerre civile de la police et de la
magistrature, par l'apparition d'un nouveau personnage, qui a éclipsé
tous les autres. Ce personnage, c'est le propre gendre de M. le prési-
dent de la république, M. Wilson, de toutes parts mis en cause pour
ses opérations et ses trafics, pour avoir abusé de son influence et de
sa position de famille. Ces accusations, d'abord assez vagues, n'ont
pas tardé à se préciser, par un hasard qui a fait découvrir en pleine
audience une supercherie destinée à abuser la justice, une substitu-
tion de pièces accomplie au profit de M. Wilson, sans doute avec la
connivence de la police, — et on n'a plus pu reculer devant une de-
mande en autorisation de poursuites. Malheureusement, derrière M. Wil-
son, il y avait M. le président de la république, atteint maintenant dans
sa considération, accusé d'avoir laissé s'établir à ses côtés, au palais
même de l'Elysée, une agence suspecte, un ministère inavoué de tra-
fics scandaleux, sous la direction d'un membre de sa famille. C'était
une étrange complication. Sur ces entrefaites, le ministère, plus que
jamais embarrassé de sa position fausse, menacé d'une interpella-
tion dangereuse au Palais-Bourbon, est allé un peu légèrement, peut-
être volontairement, au-devant d'un échec qui ne lui a pas manqué,
lia demandé, sous prétexte délaisser s'accomplir jusqu'au bout la
converïion de la rente, un ajournement de discussion qui lui a été
refusé, et il a sur-le-champ donné sa démission; mais alors s'est ré-
vélée une situation toute nouvelle. Ce n'était plus seulement une crise
ministérielle, c'était une crise présidentielle qui venait de s'ouvrir; c'était
pour M. Jules Grévy la nécessité d'une abdication devant l'animadver-
sion croissante des partis, des républicains du parlement, qui, après
l'avoir exalté il y a un an à peine en lui décernant un second sep-
tennat, le condamnent aujourd'hui à une humiliante retraite.
Le fait est que, dès ce moment, M. Grévy n'a plus trouvé aucun con-
cours pour former un ministère. Il s'est adressé à l'auteur de l'inter-
pellatioa devant laquelle M. Rouvier venait de tomber, à M. Clemen-
ceau, qui, le premier, lui a signifié, avec une respectueuse brutalité,
qu'il n'avait plus qu'à s'en aller, qu'on ne pouvait plus rien pour lui
ni avec lui. Il s'est adressé à d'autres républicains du parlement, à
M. Floquet, à M. Goblet, à M. de Freycinet, qui paraissent avoir ré-
pondu à peu près de même, en refusant aussi leur secours pour refaire
un gouvernement. Les uns et les autres commettaient, sans aucun
doute, un acte des plus graves et dont ils n'ont peut-être pas senti
toute la portée, en plaçant le président sous le coup d'une sorte de
sommation révolutionnaire, en le mettant dans l'impossibilité de
rester à un poste où il est censé être le gardien inviolable de la
constitution. M. Jules Grévy ne s'est pas visiblement laissé décourager
et convaincre du premier coup. Il a cru peut-être à un égarement
1
REVUE. — CHRONIQUE. 707
momentané d'opinion, à une effervescence qui s'apaiserait. Il s'est
enfermé dans son droit constitutionnel comme dans une citadelle déjà
plus qu'à demi démantelée, sans se hâter de capituler. 11 a gagné du
temps, en se donnant l'agrément de conversations variées avec tous
les médecins consultans, avec des hommes de toutes les nuances ré-
publicaines, depuis M. Henry Maret, qui est un radical d'un esprit
libre, jusqu'à M. Ribot. Bientôt, cependant, assailli de toutes parts,
harcelé d'inimitiés croissantes, délaissé par ses amis, voyant le vide
et l'abandon partout autour de lui, il a fini par comprendre qu'il
n'avait plus qu'à céder à la bourrasque, à préparer sa retraite. Il n'a
plus eu d'autre ressource que d'appeler à son aide le ministère dé-
missionnaire pour l'assister à ses dernières heures, en ajournant sa
prop^-e démission à jeudi. Et c'est ainsi qu'après être parti, il y a
quelques semaines, de la plus vulgaire des aventures, on est arrivé
rapidement, au pas de course, à cet étal indéfinissable qui dure depuis
quelques jours déjà, où s'est dévoilée la plus étrange anarchie, où il
n'y a plus rien d'intact, où il reste à peine une apparence de ministère,
une ombre de président, où la France enfin est réduite à se demander
quel sera demain son gouvernement. On en est là aujourd'hui. Voilà
la succession des fî|its dans ce qu'on peut appeler la grande tragi-
comédie du jour !
C'est assurément une situation aussi bizarre que périlleuse, et ce
qui en fait la gravité, ce qui en est aussi la moralité, c'est que tous
ces incidens qui viennent de se dérouler ne sont évidemment qu'un
signe révélateur, la manifestation criante d'un mal profond subite-
ment mis à nu. On aurait beau s'en défendre et chercher des subter-
fuges, en effet, ce qui est atteint aujourd'hui, c'est un régime; ce qui se
passe depuis quelques semaines, c'est le procès d'un parti, d'une po-
litique républicaine, c'est la liquidation bruyante, confuse, d'un règne
de près de dix années. L'accident de corruption qui a décidé la crise
n'est rien ou presque rien; le seul fait sérieux, c'est l'état moral et
politique qu'on a obstinément créé, qui a préparé et aggravé l'explo-
sion.
Certes, si jamais un parti est arrivé à la direction des affaires dans
des conditions favorables pour lui, c'est le parti républicain. Il a trouvé
à son avènement d'immenses désastres à demi réparés, des finances
habilement reconstituées, un pays tranquille, disposé à entrer dans le
régime que la force des choses lui faisait, un état suffisant de paix
morale et religieuse, des institutions judiciaires et administratives
éprouvées. Il pouvait se promettre de réformer avec le temps, avec de
la prudence et de l'art, s'il le voulait. 11 n'a pu se contenir, il s'est pré-
cipité dans les affaires comme en pgiys conquis. Il a préféré tout re-
manier et tout agiter, mettre partout son esprit de domination et ses
708 REVUE DES DEUX MONDES.
préjugés : il a tout désorganisé par passion de parti, par entraînement
de secte! Là où il y avait la paix morale, les républicains des majorités
parlementaires ont mis la guerre des croyances et des consciences
sous prétexte de laïcisation. Ils ont cru se populariser, surtout servir
leurs intérêts électoraux, par des travaux de toute sorte et des prodi-
galités : ils ont en réalité gaspillé la fortune de la France, épuisé le
crédit, accumulé les déficits dans le budget, — dans ce budget qui n'est
même pas encore voté pour l'année prochaine. Ils ont tenu à « épurer »
la magistrature, c'était le mot à la mode, c'était aussi le moyen d'avoir
une magistrature à leur image et à leur usage; ils n'ont réussi qu'à af-
faiblir les garanties de la justice, à troubler les juges et à diminuer
peut-être la confiance du public. Ils ont voulu avoir une administration
à eux, et ils y ont introduit l'esprit de parti et de favoritisme, les dé-
lations, les vexations tyranniques, surtout cette idée qu'il suffisait
d'être républicain pour avoir droit à tout, même à une décoration.
Ils n'ont pas supprimé la préfecture de police à Paris: ils l'ont énervée
dans sa constitution, dans son personnel, dans son action; ils l'ont à
peine défendue contre le grand ennemi, le conseil municipal de Paris,
occupé encore aujourd'hui à faire destituer les commissaires de police
coupablesd'avoir empêché l'exhibition du drapeau rouge. — Les radicaux
ont mené la campagne, les modérés républicains ont suivi, n'osant ou
ne pouvant résister. Qu'en est-il résulté? C'est que tout s'est amoindri
par degr*^, tous les ressorts se sont relâchés, toutes les idées de mora-
lité publique et d'administration régulière se sont altfrées, et un jour
est venu où, par une humiliation de plus, la main d'une vulgaire intri-
gante a suffi pour faire éclater partout la confusion, l'anarchie depuis
longtemps préparée. Ce jour-là, il s'est trouvé que tout se décompo-
sait à la fois, que la préfecture de police ne savait plus ce qu'elle fai-
sait ou jouait on ne sait quel rôle inavoué, que la magistrature restait
indécise et paralysée, que tous les pouvoirs avaient perdu la tête dans
l'efifroiable bagarre. C'est là le résultat des fausst^s politiques, c'est là
qu'on est arrivé après dix ans de régne passés à abuser de tout, à tout
confondre et à tout désorganiser!
Le goût instinctif, invétéré de l'illégalité et de l'arbitraire dans un
intérêt de parti perd les républicains, qui n'ont pas su même garder,
dans cette espèce de naufrage, le dernier et précieux avantage de la
position que les circonstances leur avaient faite. Par une fortune
extraordinaire, la république, qui n'avait jamais passé que comme un
ouragan en France, avait eu, à sa troisième apparition dans notre
pays, la chance de s'établir régulièrement, pacifiquement, d'être même
votée par une assemblée conservatrice. Elle avait son organisation, sa
constitution, avec une origine toute légale. C'était son honneur, c'était
aussi sa force. Malheureusement, les républicains ont une telle
REVUE. — CHRONIQUE, 709
habitude de tout violenter, que le jour où ils sont arrivés aux affaires
ils ont commencé à usurper, à empiéter de toutes parts. La chambre
républicaine n'est pas une convention, elle procède cependant comme
une convention, elle a le goût jacobin de l'omnipotence. Elle a créé
des commissions avec l'arrière-pensée de pénétrer dans les administra-
tions publiques, de se substituer au gouvernement et même quelque-
fois à la justice. Elle a eu, elle a encore une commission du budget
qui, sous prétexte de régler les dépenses de l'état, désorganise des ser-
vices, supprime des lois et supprimerait au besoin des traités. Elle est
arrivée ainsi, par le fait, à fausser toutes les conditions d'un gouver-
nement régulier, aussi bien que du régime parlementaire, à préparer
l'incohérence. Il y avait du moins une institution devant laquelle les
républicains s'étaient à peu près arrêtés jusqu'ici, c'était la présidence.
Eh bien! l'institution n'est plus intacte, elle a perdu son inviolabi-
lité. Ceux qui sont allés l'autre jour à l'Elysée signifier un congé plus
ou moins déguisé à M. Jules Grévy ont fait en réalité un coup d'état,
et ce qu'il y a de plus singulier, c'est qu'ils l'ont fait sans titre, sans
mandat, sans un vote des chambres, par impatience, par panique. Ils
n'ont pas vu qu'ils n'atteignaient pas seulement un président, qu'ils
tuaient du même coup la présidence : car enfin que devient en tout cela
la constitution? Que s'gnifie désormais la présidence de sept ans?
Quel est maintenant l'hôte de l'Elysée qui pourrait résister le jour où
l'on pourrait invoquer contre lui un mouvement d'opinion plus ou
moins sincère, on des chefs parletiientaires s'entendraient pour lui
refuser leur concours? C'e^stla brèJi - ouverte dans les institutions. Là
où les uns ont passé, les autres passeront!
Les circons-tances, dit-on, ont été plus fortes que les volontés. C'est
M. Jules Grévy qui a tout fait, tout précipité par son obstination à dé-
fendre M. Wilson devant une opinion surexcitée, à engager la considé-
ration du président et de la présidence dans les affaires de son gendre.
Il est certain que M. Grévy s'était fait une position où il ne pouvait
plus guère rester à l'Elysée, qu'il pouvait être soupçonné d'avoir été
négligent ou complice en laissant s'établir dans son propre palais une
agence équivoque. 11 s'était trop compromis; il n'avait jamais été, dans
tous les cas, un président assez éclatant pour dominer l'opinion. Il était
moralement perdu, c'est possible; mais c'est ici précisément une cir-
constance curieuse de plus. Les républicains étaient assurément les
derniers qui eussent le droit de se faire les juges de celui qui est encore
le président de la république. Ils sont plaisans avec leurs indignations
soudaines et leurs pudeurs offensées ! En réalité, ils savaient depuis
des années ce qui se passait à l'Elysée. Ils n'ignoraient rien, ni le mi-
nistère de M. Wilson, ni la nature des opérations du gendre de M. le
président de la république. Ils savaient depuis longtemps tout ce qu'on
710 REVUE DES DEUX MONDES,
dit aujourd'hui, et ils ne nommaient pas moins, il y a quelques années,
M. Wilson rapporteur-général du budget, sans doute afin de lui donner
plus d'autorité ou de facilité pour exercer son influence et distribuer ses
faveurs. Ils n'ignoraient pas non plus apparemment que M. Grévy était
le beau-père de M. Wilson ; ils connaissaient ses habitudes, ses familia-
rités, ses relations, ses faiblesses, et ils n'ont pas moins, il y a un an,
renouvelé son septennat. Ils savaient toui, et quand ils accusent aujour-
d'hui M. le président de la république, c'est eux-mêmes, c'est leur
complicité ou leur silence qu'ils accusent en même temps. M. Girévy a
sans doute le malheur d'être le beau-père du correspondant de femmes
suspectes. Il a commis bien d'autres fautes encore, surtout celle de
n'avoir pas vu que le travail de désorganisation universelle, de des-
truction auquel il se prêtait, finirait par arriver jusqu'à lui. Il expie
aujourd'hui, un peu durement, non sans une certaine justice toute-
fois, son imprévoyance. Ceux qui l'accusent, les républicains qui l'ac-
cablent, montrent leur inconsistance, et le plus clair est que les uns
et les autres, par leurs connivences, parleurs aveuglemens, ontcon-
iribué à cette crise où tout s'effondre, où pour le moment M. Jules Grévy
"seul s'en va sans gloire, sinon sans bruit.
Et maintenant il faudrait sortir, si c'était possible, de ce gigan-
tesque imbroglio. La succession de M. Grévy est ouverte, il l'a déclaré
dans ses entretiens, il va le déclarer dans un message, c'est entendu;
on ne pourrait essayer de le retenir sans tomber dans le ridicule. Par
qui sera-t-il remplacé à l'Elysée? Quelle sera la signification de cette
élection présidentielle, dénoûment improvisé d'une crise qu'il faut
bien appeler révolutionnaire? Les candidats se pressent et se mêlent,
M. Jules Ferry, M. de Freycinet, M. Floquet, M. Brisson ; ils ont tous
leurs partisans, leurs adversaires, sans avoir naturellement les mêmes
chances. La lutte est engagée passionnément, furieusement, entre
grands électeurs, et il n'est pas jusqu'à M. Déroulède qui ne s'en mêle,
allant au Palais -Bourbon signifier ses volontés, menaçant, si on
ne s'arrête pas devant son veto, de descendre dans la rue à la tête
d'une formidable armée de patriotes et de socialistes ! C'est l'élément
baroque du drame électoral; mais comme M. Déroulède n'est pas un
dictateur imposant ses volontés, et qu'il faut être sérieux, le problème
du scrutin reste ce qu'il est. Quel sera l'élu du congrès qui va se réu-
nir ces jours prochains à Versailles? Avant tout, se sont hâtés de dire
les républicains orthodoxes, la première condition est d'en finir avec les
divisions, de recourir à la recette merveilleuse et infaillible de la con-
centration. Pourvu que la droite soit exclue de toutes les combinaisons
et que tout se passe enire républicains, c'est l'essentiel ; le reste sera
ce qu'il pourra ! Et quand la droite serait exclue de tout, même de la
chambre, quand, par un miracle qui ne semble pas près de s'opérer,
REYCE. — CHRONIQUE. 711
tous les républicains se réuniraient sur un seul nom, en serait-on
plus avancé ? Nos tristes affaires seraient-elles plus éclaircies? Est-ce
que c'est la droite qui a fait les embarras de la république, qui a créé
cette situation où s'accumulent les ruines morales et les misères?
S'il est une vérité éclatante, c'est que tout le mal est venu de cette
politique de prétendue concentration et de radicalisme qui, depuis dix
ans, a tout agité, tout brouillé, tout décomposé. Si le nouveau prési-
dent, peu importe son nom, entre à l'Elysée pour représenter le
même système de capitulations et de concessions au radicalisme, la
question est tranchée; ce n'est pas une solution, c'est la continuation
et l'aggravation des crises de gouvernement, des conflits stériles, des
désordres financiers, des guerres religieuses, des traûcs de parti, de
la désorganisation, de tout ce qui a ruiné le pays.
On dissertera tant qu'on voudra, on épuisera les tactiques et les
intHgues : quel que soit l'élu de demain, là seule solution est une
politique qui, sans tenter de vaines réactions, se propose résolument
de pacifier les esprits, de remettre l'ordre dans les finances, de gou-
vernei" avec une libérale équité, d'assainir un peu l'atmosphère de la
vie publique. Ce ne serait pas encore facile assurément; ce serait, dans
tous les cas, le seul moyen de répondre aux vœux de ce vaillant et
honnête pays de France qui ne s'émeut plus aisément, qui finit même
par assister avec un certain scepticisme aux plus étranges spectacles,
et ne reste si patient après tout que parce qu'il garde une inépuisable
confiance dans sa fortune.
Les alTaires de la France ne sont sûrement pas sans avoir quelque
retentissement au dehors. 11 y a eu des temps où elles auraient eu
plus qu'un vain retentissement, où les délibérations de nos chambres,
les crises de nos institutions et de noire gouvernement, toutes ces
choses qui représentent plus ou moins une révolution, auraient remué
l'Europe. Aujourd'hui, elles sont suivies avec un certain intérêt hési-
tant par quelques-uns, si l'on veut, avec une malveillance ironique
par d'autres, avec une curiosité assez froide par tous; elles sont con-
sidérées comme les phases d'une crise indéfinissable, sans iiillaence
extérieure. On ne se dit pas assez peut-être que, sous cette apparence
de trouble et de confusion, il y a une nation toujours vivace, toujours
puissante, qui mérite d être comptée, qui pourrait se ressaisir d'un
instant à l'autre, surtout en face d'un péril évident pour son indé-
pendance ou sa dignité. On ne voit qu'un gouvernement en désarroi,
des institutions décriées, des partis qui paralysent tout par leurs dis-
cussions, et le plus triste, le plus malheureux effet de ces agitations,
est d'affaiblir notre pays dans son autorité et dans son crédit, de le
mettre, pour ainsi dire, temporairement en dehors des grandes ques-
tions qui ne cessent de se débattre, qui intéressent le monde. Ce n'est
712 REVDB DES DEUX MONDES,
point, si l'on veut, que le moment soit plus critique aujourd'hui qu'hier;
il l'est autant dans tous les cas, et le plus clair est que la France est
réduite à retrouver un gouvernement, un équilibre intérieur, tandis que
les autres états, qui ont sans doute leurs difficultés, mais qui gardent
leur liberté, poursuivent leurs desseins, nouent leurs alliances, font
leurs affaires avec leurs parlemens ou sans leurs parlemens.
Ce n'est qu'une simple coïncidence : toujours est-il qu'à la veille de
l'ouverture récente du parlement allemand, l'empereur Alexandre 111
de Russie est arrivé à Berlin avec toute sa famille retournant à Saint-
Pétersbourg. Il a fait une apparition de quelques heures, entre deux
trains, et cette visite, si longtemps douteuse, rendue aujourd'hui au
vieil empereur Guillaume, dans des circonstances difficiles par suite
des relations des deux empires, plus pénibles encore par suite de la
maladie du prince impérial d'Allemagne, cette visite a visiblement
gardé un caractère marqué de gravité et de réserve. Tout s'est passé
assurément avec la stricte correction de l'étiquette. Le prince Guil-
laume, qui prend décidément de plus en plus le rôle de prince héri-
tier, a été envoyé à la rencontre du tsar. Le vieil empereur Guillaume
est allé lui-même attendre son neveu Alexandre III à l'ambassade de
Russie, et il a passé avec lui la revue de la garde d'honneur fournie par
le régiment de l'empereur Alexandre. La tsarine a conduit ses enfans au
vieux monarque. M. de Bismarck, revenu tout exprès de Friedrichsruhe,
— par ordre, dit-on, — aurait demandé à être reçu ou aurait été appelé
par le souverain russe, et a eu avec lui un assez long entretien. Le
soir, avant le départ, il y a eu au palais un banquet de gala où des
toasts ont été échangés. La population de Berlin, seule, pour sa part,
semble avoir peu prodigué sou enthousiasme sur le passage du cor-
tège impérial russe; elle a réservé ses acclamations pour son empe-
reur ! Tout cela a été l'affaire d'une rapide journée d'hiver passée en
politesses officielles, en conversations, en explications. Qu'en est-il
réellement? La visite de l'empereur Alexandre 111 est-elle restée tout
simplement un acte de courtoisie et de déférence dû après tout à un
vieux parent, à un vieux souverain atteint dans ses affections pater-
nelles, menacé dans son grand âge de perdre son fils, le premier héri-
tier de sa puissance et de sa gloire? Est-ce un événement politique
destiné à modifier une situation, à sceller ou à préparer la réconcilia-
tion des deux empires, assez divisés depuis quelque temps? C'est par-
ticulièrement le secret de l'entretien que le chancelier d'Allemagne a
eu avec Alexandre 111. Les deux interlocuteurs avaient beaucoup à se
dire, s'ils ont voulu tout expliquer.
A en juger par les apparences, l'entretien n'a pas laissé, sans doute,
d'être délicat. M. de Bismarck a dû certainement ne rien négliger
pour impressionner l'esprit du tsar, pour convaincre son interlocu-
REVUE. — CHRONIQDE. 713
teur de la pureté de ses pensées, de la sincérité de sa politique. Il a
pu parler de la France; il a sûrement parlé aussi de la Bulgarie, de
l'Orient, en désavouant toute hostilité contre la politique russe dans
les Balkans. 11 a mis toute son éloquence à dissiper les préventions
que le tsar portait à Berlin : c'est vraisemblable, et comme il faut
qu'un peu de comédie se mêle toujours aux choses les plus sérieuses,
le chancelier se serait efforcé, dit-on, de démontrer à Alexandre III
qu'on l'avait abusé par d'audacieuses falsifications de dépêches, des-
tinées à dénaturer les intentions et les actes de sa diplomatie. Et à
qui, s'il vous plaît, seraient dues ces falsifications? Elles seraient
tout simplement l'œuvre des orléanistes, qui n'auraient d'autre occupa-
tion que de chercher à brouiller l'Allemagne et la Russie, de souffler
partout la guerre! Que viennent faire en tout cela les orléanistes?
Quel intérêt ont-ils à conspirer contre le repos de l'Europe ? Une fois
dans la voie des confidences, M. de Bismarck ne se serait pas arrêté à
mi-chemin : il aurait dévoilé au tsar un autre mystère, une autre
conspiration: il lui aurait dit qu'il y avait à la cour même de
Berlin un parti peu nombreux, mais influent, qui passe son temps
à le représenter, lui le chancelier, comme l'ennemi de la Russie,
comme l'interprète infidèle des volontés de son propre souverain, de
l'empereur Guillaume. Le chancelier a dit ce qui lui a plu et le tsar
a cru ce qu'il a voulu ! Ce ne sont peut-être pas, après tout, les orléa-
nistes ni même les ennemis de cour qui, depuis quelque temps, ont
interdit à la banque de Berlin de recevoir en gage les titres russes, qui
se préparent en ce moment à augmenter les droits d'entrée sur les
blés d'Odessa, qui entretiennent une guerre perpétuelle de police à
la frontière contre tout ce qui est russe, qui ont resserré dernière-
ment la triple alliance. Il serait intéressant de savoir si les deux puis-
sans interlocuteurs se sont expliqués sur ces divers points de la politi-
que entre les deux empires, et ce qu'ils ont décidé avant de se quitter,
l'un pour rentrer à Pétersbourg, l'autre pour retourner momentanément
à Friedrichsruhe.
Le fait est que la visite de l'empereur Alexandre a pu sans doute
dissiper quelques nuages, mais qu'en définitive on n'est pas beau-
coup plus avancé, et c'est dans ces conditions que le parlement alle-
mand a été ouvert par un discours qui se ressent visiblement d'une
situation assez sombre et assez incertaine. Ce qui assombrit la situa-
tion à Berlin, c'est la préoccupation de la sanié du prince impérial,
préoccupation que la vieillesse du souverain rend plus vive encore.
Ce qui peut paraître incertain tient à tout un ensemble de choses en
Europe. Ce discours, que le secrétaire d'état, M. de Bœtticher, est allé
lire l'autre jour, à défaut de l'empereur, à la salle blanche du palais,
est sans doute suffisamment rassurant. Il désavoue toute intention de
714 REVUE DES DEUX MONDES.
guerre, ce qu'il appelle « le penchant peu chrétien qui pousse un pays
à attaquer ses voisins. » Il assure que l'empire allemand n'a d'autre
pensée que de « consolider la paix en concluant des alliances qui ont
pour but de prévenir tout danger de guerre, de mettre l'Allemagne et
les puissances alliées en état de repousser en commun des attaques
injustes... » Voilà pour la triple alliance, à laquelle tout le monde
s'étudie à donner la couleur la plus innocente, un caractère tout dé-
fensif ! Ce discours, prononcé pour l'empereur Guillaume, est, si l'on
veut, pacifique, provisoirement tranquillisant par ses déclarations sur
la politique extérieure; il l'est un peu moins par la proposition nou-
velle d'une augmentation des forces militaires. Il fait marcher en-
semble les désirs de la paix et les prévisions de la guerre. Par une
curieuse particularité, le discours lu au parlement allemand ne dit pas
un mot de là visite de l'empereur Alexandre à Berlin, et l'omission
semblerait précisément justifier ceux qui croient que rien n'est changé,
que le voyage du tsar laisse la situation telle qu'elle était, le compte
toujours ouvert entre les chances de paix et les chances de guerre. Le
seul homme qui pourrait aujourd'hui dissiper les doutes et aider à
voir plus clair serait M. de Bismarck. Il reste à savoir si le terrible
chancelier verra quelque intérêt à revenir un de ces jours de Fried-
richsruhe pour prononcer un de ces discours qui déchirent tous les
voiles, ou s'il ne trouvera pas plus habile, plus profitable, de prolonger
l'indécision, de demeurer une sorte d'arbitre silencieux entre les alliés
qu'il s'est assurés et la Russie qu'il s'efforce toujours de regagner.
Au fond, dans tout ce qui se passe aujourd'hui, dans ces entrevues
qui se succèdent, dans ces discours, dans ces alliances qui se nouent,
il y a une chose singulière : tout le monde veut la paix, tout le monde
a ses raisons de désirer la paix; on ne s'allie ou on ne s'arme que
pour se défendre; on ne se résoudra à la guerre que si on est attaqué I
Hier encore, en recevant une délégation de son parlement qui venait
s'associer à ses chagrins, l'empereur Guillaume a tenu le même lan-
gage : il veut être prêt, — « si quelque attaque,.. » à-t-il dit, sans
achever sa phrase. Et comme tout le monde désavoue avec une égale
force, avec le même empressement, toute pensée d'agression, on peut
rester longtemps ainsi, — jusqu'au jour où l'imprévu, apaisant tout
ou aggravant tout subitement, peut décider de la plus étrange, de la
plus énigmatique des situations où l'Europe ait jamais été.
Gomme l'Allemagne, l'Italie, qui a pris un rôle dans les combinai-
sons du jour, vient d'avoir, elle aussi, son ouverture de parlement, et
son discours royal, expression de ses vœux et de ses ambitions. L'Ita-
lie, ce n'est pas dillicile à voir, est dans un moment où elle se seiit
un peu gonflée, un peu étourdie de ses succès, de l'honneur qu'elle
a eu d"aller à Friedrichsruhe. Elle se voit admise parmi les premières
feEVUE. — CHRONIQUE. 715
puissances de l'Europe, appelée à figurer dans les grandes combinai-
sons; elle traite de pair avec l'Allemagne, avec l'Autriche, l'ancienne
dominatrice au-delà des Alpes. Elle est satisfaite, et le roi Humbert,
parlant un peu le langage de M. Crispi, a pu dire que son cœur exul-
tait de joie, que « l'Italie, forte de ses armes, sûre de ses alliances,
amie de tous les gouvernemeas, continue sa marche ascendante dans
la famille des grands états, va maintenant de front avec les premiers
et ne craint plus d'avoir à reculer. » Le roi Humbert s'est empressé
d'ajouter à cette manifestation d'une joie patriotique la déclaration
rassurante que tous ses efforts sont pour la conservation de la paix,
que, dans ce désir de paix, il est d'accord avec les autres grands états
de l'Europe, ses alliés. Rien de mieux : c'est le mot d'ordre de la triple
aUiance. L'Italie est probablement sincère, d'autant plus qu'elle est
comme tout le monde, plus peut-être que tout le monde, intéressée à
la paix, qu'elle n'est, pour sa part, ni contestée ni menacée dans son
existence, et que de plus elle a largement, — c'est le roi qui le dit, —
de quoi occuper son activité avec ses propres affaires.
L'Italie, en efifet, a d'abord aujourd'hui ce qu'on pourrait appeler
son expédition du Tonkin, une expédition d'Âbyssinie qu'elle poursuit,
non plus seulement avec quelques détachemens, mais avec une petite
armée, quatre ou cinq brigades sous les ordres du général de San-
Marzauo. Que se piopose-t-elle réellement? Est-ce une campagne pour
réparer la petite mésaventure essuyée l'an dernier par les armes ita-
liennes, pour conquérir la sûreté de l'établissement de Massaouah?
Est-ce une guerre véritable contre le souverain ab>ssin, le négus, qui
paraît résolu à une vigoureuse résistance? C'est, dans tous les cas, une
entreprise délicate, qui n'est point, sans doute, au-dessus de la valeur
des soldats iialieus, qu'il peut néanmoins être sage de limiter, si le
cabinet de Rome ne veut pas se laisser entraîner dans les difficultés
inextricables de toutes les eipédiiions lointaines et 'sdéfinies. D'un
autre côté, le roi Humbert, dans son discours, trace le plus vaste pro-
gramme de travaux parlementaires: reconstitution des ministères, ré-
forme de l'administration des piovinces et des communes, unification
du code pénal et de l'administration de la justice par la création d'une
cour de cassation unique, réorganisation des finances par la limitation
des dépenses exiigèrées et par la resiiiuiiou au gouvernement du droit
de proposer seul des dépenses nouvelles, bien d'autres choses encore:
tout y est! Voilà, certes, de quoi occuper une session et même plu-
sieurs sessions. Pour le moment, le successeur de M. Depréiis à la pré-
sidence du conseil, M. Crispi, qui paraît aussi ambitieux dans sa poli-
lique intérieure que dans sa politique extérieure, n'a point sans doute
à craindre une opposition bien sérieuse. Il a pour lui le prestige d'un
récent succès diplomatique, un peu aussi le désanoi des partis, et,
716 REYUE DES DEUX MONDES.
dans la discussion de l'adresse, il a pu obtenir sans peine une sorte
d'unanimité; mais ce n'est qu'un commencement, et l'Italie en est en-
core à savoir où la conduira la politique de M. Crispi, si ces succès
bruyans dont on la flatte sont une garantie ou un danger pour sa sé-
curité, pour son avenir !
CEI. DE MAZADE.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
Le jour même où l'opération delà conversion entrait dans sa période
d'exécution, le Ik courant, le 3 pour 100, après avoiroscillé de 80.72 à
80.92, restait à 80.87. Après quinze jours écoulés, la rente se tient à
81.80. La hausse est de près d'une unité, et cependant le pays vient
de traverser une crise des plus graves, crise dont il n'est pas encore
sorti et qui peut réserver, au moment de sa solution, plus d'une sur-
prise. Rarement contraste plus frappant s'est présenté entre l'attitude
du marché financier et le caractère des circonstances politiques dont
la Bourse subit d'ordinaire l'influence. Le délai de dix jours imparti
aux rentiers pour opter entre la conversion et le remboursement était
à peine ouvert que les événemens se sont précipités: l'affaire Caffa-
rel-Limousin devenait l'affaire Wilson; le préfet de police, suspecté
de soustraction de pièces judiciaires, était suspendu de ses fonctions;
une demande d'autorisation de poursuites contre un député, gendre
du président de la république, était adressée à la chambre et votée à
l'unanimité; deux jours plus tard, le cabinet Rouvier était renversé
sur le dépôt d'une interpellation Clemenceau; immédiatement après
était engagée par tous les organes de la presse une campagne des plus
violentes contre le chef de l'état; celui-ci était mis en demeure de dé-
missionner, et ses hésitations venaient se heurter à une grève minis-
RETUE. — CHRONIQUE. 717
térielle ; pas un homme politique, depuis M. Clemenceau jusqu'à M. Ri-
bot, n'acceptait de M. Grévy la mission de former un nouveau cabinet;
le président de la république, placé dans l'impossibilité de gouverner,
annonçait enfin sa résolution de se retirer; la crise ministérielle se
transformait en crise présidentielle.
Nous en sommes là maintenant; le message de démission sera lu
le l^"" décembre, et le lendemain, jour anniversaire du fameux coup
d'état, le Congrès se réunira à Versailles pour élire le successeur de
M. Grévy. Que sera le nouveau président? Personne n'oserait se hasar-
der à prédire le résultat de l'aventure oîi le pays a été entraîné par la
misérable affaire des décorations.
Ce qui est rassurant, au milieu de ce grand désarroi politique, c'est
l'imperturbable sang-froid qu'a su conserver le monde financier. Nous
ne parlons pas seulement des grandes maisons de banque, qui consti-
tuent à peu près seules la spéculation depuis que le krach et ses suites
ont fait fuir le petit public, mais aussi de cette innombrable armée de
rentiers qui, confîans dans la solidité du crédit de la France, ne se
laisse émouvoir par aucun incident, si grave qu'il paraisse, et ne livre
pas ses inscriptions, au grand désespoir des quelques vendeurs qui
persistent encore à tenter la fortune selon les anciennes formules,
et qui, depuis des mois et des années, paient régulièrement les frais
de toutes nos crises.
Si jamais occasion a dû paraître belle à des spéculateurs à la baisse,
c'était bien celle qui s'offrait à eux il y a quinze jours. Tout ce qu'ils
prévoyaient de mauvais est arrivé ou peu s'en faut : nous sommes en
plein gâchis politique ; la conversion a failli être compromise ; le budget
est indéfiniment ajourné; on ne siitde quoi sera fait le lendemain à l'in-
térieur ; au dehors tout est menaçant, et les destinées de l'Europe sem-
blent attachées à la double agonie d'un vieil empereur et de son héritier.
C'est dans de telles conditions que la rente s'avise de monter de 1 fr.
Que se fût-il donc passé s'il n'y avait eu tant de causes de baisse? Les
vendeurs à découvert ne devraient jamais oublier de méditer les en-
seignemens du grand écart qui existe entre les Consolidés anglais,
cotés au-dessus de 103, et la rente 3 pour 100 française cotée au-des-
sous de 82.
La rente n'a pas monté seule. Les fonds étrangers ont tous gagné
du terrain, plus ou moins, malgré les incidens de la visite du tsar à
Berhn, malgré l'imbroglio bulgare, malgré les craintes toujours aussi
vives de l'Autriche-Hongrie à l'égard des préparatifs belliqueux, vrais
ou faux de la Russie.
L'entrevue des deux empereurs, qui a eu lieu le 18, et dont la si-
gnification pacifique a été accentuée par l'entretien du tsar avec le
prince de Bismarck, a fait naître sur les places austro-allemandes l'es-
718 BEVUE DES DEUX MONDES.
poir d'une atténuation momentanée de la tension qui existe dans les
relations entre Berlin et Saint-Pétersbourg. Les fonds russes, que la
décision singulière prise par la Banque de l'empire d'Allemagne, la
veille même de la visite de l'empereur Alexandre à Berlin, avait fait très
vivement reculer, se sont peu à peu relevés vers les cours antérieurs.
Le Hongrois k pour 100 or a regagné quelques centimes et se tient aux
environs de 81; l'Italien, que le discours si optimiste prononcé par le roi
Humbert, à l'ouverture du parlement, avait laissé en apparence indiffé-
rent, a été porté ensuite de 96.87 à 97. /jO ; l'Extérieure a gardé le cours
de 67. Il n'est pas jusqu'aux valeurs helléniques et ottomanes qui
n'aient bénéficié de cette disposition générale au relèvement des cours.
Le Consolidé turc, malgré l'extrême détresse du trésor, a de nouveau
franchi le cours de H francs.
La fermeté si remarquable de nos fonds publics n'est donc pas un
fait isolé, particulier; elle se rattache à l'ensemble des résultats géné-
raux produits dans le reste de l'Europe et dans tous les autres états
civilisés du monde entier par les grands phénomènes économiques de
la diffusion du crédit et de l'abaissement du taux de l'argent. Considé-
rée en elle-même et dans sa relation avec les circonstances ambiantes,
la reprise de nos rentes s'explique par la faiblesse de la spéculation
engagée à la baisse, comparée aux forces dont dispose la communauté
des grands établissemens de crédit intéressés à la hausse, l'habitude
constante du monde financier d'escompter les effets probables des
événemens avant que ceux-ci soient accomplis (dans l'espèce, l'élection
du nouveau président de la république), enfin le succès relatif de la
conversion.
En temps normal, les résultats qu'a donnés cette opération eussent
constitué un échec assez sérieux. Mais si l'on tient compte des inci-
dens au cours desquels elle a été engagée et s'est achevée, on peut
les considérer comme le témoignage le plus éclatant de la solidité du
crédit de notre pays. Bien que, pendant toute la durée du délai fixé
pour l'opiion, le 3 pour 100 fût coté à peine au-dessus du cours où les
rentiers auraient eu intérêt à demander le remboursement, les de-
mandes n'ont atteint qu'une somme de 80,187,514 francs sur un ca-
pital total de 840 millions à convertir. L'état n'aura donc à payer que
moins du dixième des sommes qui pouvaient être exigées de lui. Il
n'a même pas pour cela à faire appel au concours de la Banque, qu'il
s'était réservé pour parer à toute éventualité. Il dispose de fonds suffi-
sans, et les rentiers qui ont tenu à être remboursés recevront leur
argent le 6 décembre, soit 100 francs en capital par titre de k 1/2 ou
de k pour 100 de rentes, plus l'intérêt couru du 22 septembre der-
nier à la même date.
Mais on sait que l'opération ne consistait pas en une simple con-
RETUE. — CHRONIQUE. 719
version, et qu'elle in;ipliquait encore la souscription, réservée par pri-
vilège aux porteurs des rentes à convertir, à un capital d'environ
165 millions de francs en rentes 3 pour 100. Il a été souscrit un total
de 1,799,282 francs de rentes, ce qui représente environ 50 millions
de capital, un peu moins du tiers des rentes offertes au public. En
fait, le trésor doit rembourser 80 millions en espèces, et écouler en-
viron pour 115 millions en titres de la nouvelle rente. Ce n'est rien en
comparaison de ce que l'on pouvait redouter. Mais on ne peut s'em-
pêcher de songer que, si la politique n'avait pas contrarié l'opération
de la manière la plus fâcheuse, il n'y aurait eu aucun remboursement
à opérer, et les rentes offertes auraient été intégralement souscrites.
Depuis l'achèvement de la conversion, deux types de rente ont dis-
paru de la cote, le k pour 100 et le h 1/2 ancien ; ils sont remplacés,
mais à titre temporaire, par un 3 pour 100 nouveau libéré, jouissance
janvier 1888, qui, dans un mois, sera confondu avec l'ancien, et par
un 3 pour 100 nouveau non libéré, qui conservera sa cote spéciale
jusqu'en juillet 1888, époque fixée pour le dernier versement.
Pendant que le 3 pour 100, après avoir fléchi d'abord de 80.87
à 80. /lO sur la démission du ministère Rouvier, se relevait de 80. AO
à 81.80 sur l'annonce de la démission du président de la république
et sur l'heureuse issue de la conversion, la rente amortissable s'éle-
vait de 83.90 à 84.95, et le k 1/2 nouveau de 106.87 à 107.32. Les
cours ont été constamment très soutenus sur le marché du comptant.
La cote des obligations du Crédit foncier et de nos grandes Compa-
gnies a présenté très peu de fluctuations. A aucun moment, la crainte
de complications intérieures n'a provoqué un commencement de dé-
classement. L'obligation Nord est restée à 405 francs, celle de l'Or-
léans à 400, les autres à leurs prix antérieurs, plus ou moins rappro-
chés du cours rond.
La Banque de France avait monté, sur quelques achats effectués en
vue des bénéfices que cet établissement pourrait retirer du concours
prouiis éventuellement au trésor pour la conversion. Une fois les ré-
sultats constatés, les espérances de bénéfices exceptionnels se sont
évanouies, et l'action est revenue à 4,250. Le Crédit foncier a repris
environ 15 francs à 1,380, la Banque de Paris 10 francs à 755, le Gaz
12 francs à 1,312, le Suez 22 francs à 2,012. Plusieurs établissemens
de crédit, comme la Banque d'escompte, le Crédit lyonnais, le Crédit
mobilier, la Banque ottomane, la La-nderbank autrichienne, la Banque
des pays hongrois, ont monté de quelques francs. Parmi les actions
de chemins de fer, celles du Nord et du Midi chez nous, celles des
Chemins Méridionaux à l'étranger, accusent seules un certain pro-
grès.
La hausse considérable des prix du cuivre a produit une vraie révo-
720 REVUE DES DEUX MONDES.
lution dans les cours de certaines valeurs minières ; le Rio-Tinto a
monté de plus de 100 francs dans cette dernière quinzaine; les ac-
tions de Tharsis ont progressé de 25 pour 100. Il règne toujours une
certaine agitation sur le marché oij se négocient au comptant des va-
leurs comme le Nickel, la Société industrielle des métaux, la Compa-
gnie Edison, les titres de mines de diamans ou de mines d'or, etc.
Les prix s'élèvent ou s'abaissent d'un jour à l'autre, avec des écarts
qui défient toute explication plausible.
L'action de Panama ne s'est pas relevée encore de la dépréciation
considérable subie au commencement du mois, sous l'influence de ru-
meurs défavorables mises en circulation sur l'état des travaux et sur
l'insuffisance des ressources dont disposerait encore la compagnie. Pour
combattre cette influence, M. de Lesseps a publié, le 15 courant, une
lettre adressée par lui au président du conseil des ministres, et dans
laquelle, après avoir exposé la situation de l'entreprise, il sollicite de
nouveau des pouvoirs publics l'autorisation d'émettre des obligations
à lots pour une somme de 600 millions de francs. A l'appui de cette
requête ont été publiés également une lettre de M, de Lesseps, de la
même date, aux actionnaires et obligataires de la compagnie, et une
autre du 25 septembre dernier aux membres de la commission supé-
rieure consultative des travaux du canal de Panama. 11 résulte de ces
documens que M. de Lesseps est résolu à ouvrir le canal de Panama à
l'exploitation avant qu'il ne soit achevé complètement à niveau, et à
construire provisoirement un système d'écluses sur une partie du
tracé; qu'il a traité dans cette intention et à forfait, pour la to-
talité de la construction, avec l'ingénieur Eiffel, et qu'il évalue
à 1,500 millions le montant déûnitif de la dépense à prévoir pour
la réalisation de ce nouveau programme. Les souscriptions anté-
rieures ont produit 900 millions à 1 milliard, mais à des conditions de
plus en plus onéreuses. De là l'immense intérêt, pour la compagnie et
pour tous les intéressés, à l'obtention de l'autorisation demandée par
M. de Lesseps d'émettre en obligations à lots le solde des emprunts
reconnus nécessaires.
Le direcieur-gérant : C. Boloz.
AMOUR D'AUTOMNE
PREMIERE PARTIE.
I.
Un dernier coup de sifflet ; l'eau bouillonne le long des flancs de
la Couronne de Savoie, qui fait trois fois par jour le tour du lac, et
le bateau quitte lentement le chenal du petit port d'Annecy. Le timo-
nier, juché sur la passerelle, commence à manœuvrer la roue du
gouvernail ; là-haut, sur un ciel d'un bleu très doux, sa silhouette
précise semble découpée à l'emporte-pièce. Niché dans sa cabine
étroite, le capitaine distribue des billets aux passagers. — Le mois
de juin s'ouvre à peine et l'heure est matinale; néanmoins, les
voyageurs sont assez nombreux. — A l'avant, des paysannes, coif-
fées du chapeau de paille savoyard à bords plats, reviennent du
marché et encombrent les bancs de leurs paniers ; des cultivateurs,
la veste sur l'épaule, causent en patois du prix des bestiaux ; cinq
ou six bourgeois d'Annecy discutent entre eux bruyamment les der-
nières élections municipales; et trois prêtres, assis à l'écart, la
soutane retroussée, le bréviaire sur les genoux, s'entretiennent à
mi-voix des affaires de l'évêché. — A l'arrière, une quinzaine de
touristes, presque tous étrangers, occupent les bancs du pourtour
et, tournés vers les montagnes, la lorgnette à la main, s'absorbent
dans la contemplation du lac. Deux dames encore jeunes, droites
et hautaines, au milieu d'un monceau de paquets, fument des ciga-
rettes et dialoguent avec volubilité dans un idiome slave qu'elles
entrecoupent de mots français; — une matrone mûre et obèse,
TOME LXXXIV. — 15 DÉCEMBRE 1887. 46
722 REVUE DES DEUX MONDES.
voilée de gaze marron, lit à haute voix le guide Murray à deux lon-
gues young ladies au nez rouge, au chignon en colimaçon et à la
poitrine indigente; debout devant elles, élancé, roux et blafard, un
gentleman écoute cette lecture, en serrant frileusement ses épaules
dans un plaid à carreaux verts et bleus. — Autour d'un guéridon,
quatre jeunes Américains boivent des grogs à l'eau de seltz en fu-
mant d'énormes cigares suisses, ce qui provoque les grimaces et
les éternuemens d'une dame française, assise sur un pliant près de
son mari. La dame s'ennuie et admire médiocrement le paysage ;
elle se retourne vers son compagnon, plongé dans la lecture du So-
leil, et murmure entre deux bâillemens : « C'est singulier, voilà
cinq jours que nous sommes en Savoie et je n'ai pas encore vu un
seul petit Savoyard!.. »
A travers les groupes circule un grand gaillard en jaquette brune
et en chapeau de paille, qui remplit sur le bateau les fonctions de
cicérone et de photographe. Portant à la main ses albums reliés
par une courroie, il vend des photographies et des plans du lac aux
étrangers. On entend par intervalles sa voix insinuante se mêler
aux conversations, et on saisit à travers le tapage de la chaudière des
lambeaux de son boniment :
— Désirez-vous, madame, un souvenir de votre voyage?.. Assu-
rément le guide Jeanne est excellent, mais il ne vous donne pas
tous les détails que vous trouverez sur cette petite carte...
En ce moment, il s'approche de la dame anglaise et de ses deux
filles, et leur explique les avantages de son plan à vol d'oiseau :
— Vous avez, dit-il en étendant solennellement son bras vers la
gauche, vous avez là-bas, dans ce massif d'arbres, la maison où est
mort Eugène Sue, et plus loin, à mi-hauteur, une grange où venait
se reposer Jean-Jacques Rousseau...
Les Anglaises restent impassibles; alors, sans se décourager, il se
touroe vers le gentleman qui grelotte dans son plaid, et continue :
— Cette carte, monsieur, est le seul souvenir emporté par la reine
d'Angleterre, lors de son passage à bord de la Couronne de Savoie.
— Ohl indeedl.. s'exclame l'homme au plaid, et, chatouillé dans
son amour-propre britannique, il met la main à son porte-monnaie.
Le cicérone, ayant étrenné, poursuit de groupe en groupe ses
explications et ses offres de service. 11 est arrivé tout à fait à
l'extrémité de l'avant, près d'un voyageur solitairement appuyé à la
balustrade :
— Monsieur!., un souvenir de votre voyage?.. Assurément le
guide Jeanne est excellent, mais...
Le voyageur l'interrompt par un merci bref et agacé, puis se re-
plonge dans sa profonde méditation contemplative.
Vêtu d'un complet de drap gris, coiffé d'un feutre rond à pe-
AMOUR d'automne. 723
tits bords, qui laisse voir à plein sa figure, il est assez grand et
bien découplé. Il a le front large, la tournure élégante, l'air encore
jeune, bien que quelques fils gris dans sa courte barbe brune, de
petits plis autour des paupières, un teint mat et fatigué, indiquent
qu'il a sûrement dépassé la quarantaine. Sa bouche, à demi voilée
par la barbe et les moustaches, a de bonnes lèvres dont l'expression
doit être charmante lorsqu'il daigne sourire; ses yeux bruns cou-
leur café sont lumineux et caressans, encore qu'on y lise la lan-
gueur un peu ennuyée d'un homme qui a beaucoup vécu. — Pour
le moment, il paraît occupé à regarder le paysage grandiose à la
fois et riant qu'on découvre devant soi dès que le bateau glisse
sur le lac.
L'eau est d'un vert lustré et tendre. Des frissons tantôt argentés
et tantôt mordorés la moirent à la moindre brise. Le soleil luit par-
tout. A droite, il baigne l'énorme croupe allongée du Semnoz d'une
blonde couleur, très claire à l'endroit où les roches se dénudent,
plus foncée et plus chaude aux places où s'épaississent des fo-
rêts de sapins; à gauche, dans la verdure, il fait pétiller des
pointes de clochers de village, des murs blancs et des toits de ven-
dangeoirs disséminés dans les vignes. Vers le fond du lac, cinq
plans de montagnes s'échelonnent et s'enchevêtrent, noyés de brumes
transparentes qui veloutent les contours, arrondissent les arêtes,
puis s'envolent en fumées blanches et vont former comme un cha-
peau de nuées autour des cimes les plus hautes. Déjà quelques-
unes sont entièrement dégagées et découpent leurs crêtes hardies
sur un azur éblouissant, qui semble les poudrer de sa lumière bleue :
— le Parmelan s'allonge comme un rempart crénelé entre Annecy
et Thônes ; la géante du lac, la Tournette, domine tout le paysage
avec ses tours en ruine et ses formidables épaulemens où scintil-
lent des plaques de neige. — La lumière attendrie du matin har-
monise toutes ces lignes et fond dans une tonalité sans cesse chan-
geante le vert phosphorescent des vignes, l'or des blés, la verdure
épaisse des noyers trapus et le velours presque noir des sapins. Une
brise légère traverse la nappe céruléenne du lac, y fait des risées
couleur d'aigue-marine et apporte jusque sur le bateau l'odeur des
vignobles qui commencent à fleurir.
Cet air salubre et parfumé semble ragaillardir le méditatif voya-
geur en veston gris, penché à l'avant. Sa figure s'éclaire, ses yeux
s'animent, ses narines mobiles se dilatent comme pour mieux aspirer
celte brise d'est, qui arrive chargée de tonifians parfums végétaux.
Ce n'est plus le même homme. Tout à l'heure la fatigue accentuait
les rides de ses paupières et creusait, des ailes du nez au coin des
lèvres, deux plis qui le vieillissaient; maintenant sa taille se re-
dresse, ses épaules s'effacent, son teint se colore ; on dirait qu'il a
724 REVUE DES DEUX MONDES.
retrouvé dans les eaux du lac un renouveau de jeunesse. 11 allume
un cigare et tire de la poche de son veston une lettre à l'enveloppe
déchirée, qu'il se met à relire attentivement.
La lettre, timbrée d'Annecy, est adressée à M. Philippe Desgranges,
square d'Orléans, rue Taitbout, et en voici le contenu :
a Talloires, 28 mai 1886.
« Mon bon Philippe, voilà bientôt vingt-six ans que nous nous
connaissons, et notre amitié ne s'est jamais refroidie. Après quatre
années de vie en commun, ni l'éloignement, ni l'âge, ni nos façons
de vivre si différentes, n'ont pu affaiblir les sympathies qui nous
avaient solidement mariés l'un à l'autre au quartier latin. La vraie
amitié est pareille aux plantes de nos montagnes ; une fois qu'elles
ont pris pied dans la terre qui leur convient, ni le vent, ni la neige,
ni le soleil ne peuvent compromettre leur vitalité persistante ; elles
accrochent vigoureusement leurs racines dans les fissures du roc.
Ainsi avons-nous fait; quand je t'ai dit adieu à la gare de Lyon, en
septembre 186/1, nous nous sommes promis que l'herbe d'oubli ne
pousserait jamais sur le chemin qui allait s'allonger entre nous, et
nous nous sommes tenu parole. — Dans mon ermitage du Vivier,
en face des montagnes qui m'y emmurent, j'éprouve en ce moment
une mélancolique satisfaction à me rappeler nos premières lettres
bourrées de détails et, de loin en loin, nos courtes entrevues à
Lyon ou à Dijon, où nous nous donnions rendez -vous, afin, disais-tu
dans ton style d'avocat, « de ne point laisser courir la prescription. »
Depuis lors, il n'est pas une circonstance intéressante de notre vie,
pas un gros ennui ou un petit bonheur, qui n'ait donné lieu à un
échange de correspondance. Aujourd'hui, mon cher vieux, c'est
encore pour te faire part d'une grave éventualité que je t'adresse
cette lettre. Elle te trouvera, je l'espère, à Paris.
« Tu te souviens de notre dernière réunion, à Dijon, dans l'étroit
fumoir de l'hôtel de la Cloche, par une pluvieuse journée d'août.
Tu revenais de l'une de tes expéditions galantes, et j'avais été con-
duire un malade aux eaux de Bourbonne. Si tu te le rappelles, tu
t'étonnas de me voir, moi, fumeur obstiné, refuser un cigare, et je
t'avouai que, depuis quelque temps, une affection des voies respi-
ratoires m'avait forcé de renoncer au tabac. Nous en plaisantâmes
ensemble; mais, dès mon retour, la maladie s'est aggravée. Main-
tenant je suis fixé : je suis irrévocablement atteint de cette mysté-
rieuse et perfide affection que, nous autres médecins, nous appe-
lons l'angine de poitrine. Voici déjà trois ans que je souffre; les
crises deviennent de jour en jour plus violentes. Je suis déjà con-
damné à vivre emprisonné dans ma chambre, et je prévois qu'avant
J
AMOUR d'automne. 725
peu j'irai, comme disent nos Savoyards, garder les poules de M. le
curé, c'est-à-dire dormir sous l'herbe du cimetière de Talloires. Je
puis mourir dans un de ces étouffemens qui m'angoissent ; il faut
donc que je prenne des mesures pour assurer l'avenir et la tran-
quillité de ma fille Mariannette.
« Elle va avoir vingt-deux ans, mais, bien qu'elle soit majeure,
la pau\Te enfant sera exposée à de fâcheux ennuis lorsqu'il s'agira
de liquider ma succession. Tu sais dans quelles conditions elle est
née, et comment mon mariage avec la brave fille qui était sa mère
m'a brouillé avec mes deux sœurs. Mariannette, après mon décès,
ne peut compter sur le bon vouloir de sa famille paternelle ; quant
aux parens éloignés de sa défunte mère, ce sont de pauvres paysans
ignorans, qui ne peuvent lui être d'aucun secours. — Ma fortune,
il est vrai, est assez ronde et lui donnera une confortable aisance,
mais nos terres sont en partie indivises avec celles de mes sœurs;
il faudra procéder à un partage, et ces dernières n'épargneront rien
pour grossir leur part au détriment d'une orpheline qu'elles détes-
tent. Elles ne reculeront même pas devant un procès, et Marian-
nette, peu au courant des affaires, laissera un bon morceau de son
avoir enire les mains des avoués. Je voulais arranger tout cela de
mon vivant, mais cette maladie qui m'a cloué au Vivier ne me l'a
pas permis.
(( En ces graves et pressantes conjonctures, j'ai pensé k toi, mon
ami. Tu es avocat et, bien que tu n'aies pas beaucoup pratiqué, tu
sais assez de droit et tu as assez d'expérience pour être le conseil
et le protecteur de Mariannette. Je fais donc appel à ton dévoûment,
à cette vivace amitié qui a poussé au soleil de notre jeunesse et qui
embaume encore notre maturité. Si tu es libre, accours à Talloires.
Hâte-toi, car je sens, à certains prodromes qui ne trompent pas,
l'approche d'une nouvelle crise et je voudrais te voir avant de
quitter ce monde... Enfin, quoi qu'il arrive, je compte sur toi,
Philippe! Sois pour Mariannette un soutien éclairé, un second père.
Ne la quitte que lorsque tous les obstacles seront aplanis. S'il se
peut même, si plus tard tu trouves un brave garçon qui lui plaise,
occupe-toi de la marier, et ne te désintéresse de ma fille que lors-
que son avenir sera solidement assuré. — J'aurais encore bien des
choses à te dire, mais la fatigue me gagne. Viens vite, mon bon
Philippe! J'espère durer assez pour te présenter moi-même à Ma-
riannette... Mais si, par malheur, je ne devais plus te revoir, je
t'embrasse bien fort et... je compte sur toi!
« Ton vieux copain,
« Marcelin Diosaz. »
726 REVUE DES DEDX MONDES.
II.
Par une fâcheuse coïncidence, Philippe n'était pas à Paris quand
cette lettre lui fut adressée. Il ne la trouva qu'à son retour, et quel-
ques jours se passèrent avant qu'il pût se mettre en route. Aussi
était-ce avec une nerveuse anxiété qu'il regardait le bateau glisser
sur le lac. On était arrivé déjà au ponton de Veyrier. — Sur la pente
tapissée de vignes, parmi des massifs de verdure, les maisons de
campagne à la toiture en auvent ouvraient au midi leurs galeries
enguirlandées de pampres. Près du ponton, des paysannes, debout
dans l'eau transparente, jambes nues et jupes retroussées, tor-
daient le linge de leur lessive dans un éclabousseraent de gout-
telettes diamantées. Des rires et des éclats de voix montaient sous
les noyers de la rive. Le spectacle de cette activité matinale ser-
rait brusquement le cœur de Philippe Desgranges. En écoutant le
rire de ces laveuses si gaillardes et allègres, il se demandait si, dans
ce même moment, son ami Diosaz n'agonisait point en vue du lac
joyeusement animé et ensoleillé. Il regrettait de n'avoir pas mis à
exécution le projet tant de fois discuté, tant de fois ajourné, d'une
"visite à Diosaz dans sa maison du Vivier. Quel plaisir c'eût été de
parcourir avec lui ce pays de Savoie si original et si peu connu, et
d'y évoquer sur les cimes des montagnes les spectres toujours chers
de leur jeunesse évanouie!..
Insensiblement, de même que, là-bas, les montagnes réfléchis-
saient dans le miroir du lac leurs pentes drapées de vignes ou de
prairies, leurs croupes rocheuses ou boisées, Philippe voyait se
refléter dans sa mémoire ces années de jeunesse, avec leurs impa-
tiens désirs, leurs espérances verdoyantes, leurs ambitions hau-
taines.
Il avait connu Marcelin Diosaz dans un hôtel d'étudians, voisin
du Panthéon. Bien que ce dernier achevât alors sa médecine et eût
cinq ans de plus que Philippe, ils s'étaient peu à peu sentis attirés
l'un vers l'autre par de secrètes et irrésistibles affinités. — Marce-
lin était un montagnard robuste et inélégant, à l'oeil bleu, limpide et
fin. Sous des formes rudes, il cachait une exquise délicatesse d'âme,
un sens très vif de tout ce qui est beau. — Philippe, fils de riches
bourgeois des environs de Paris, était aussi un délicat, mais un dé-
licat épris de plaisir, curieux de sensations neuves et rares. De
bonne heure son esprit avait été aiguisé et affiné par la vie pari-
sienne, et il affectait une répugnance dédaigneuse pour tout ce qui
est trop simple, trop facile, trop clair. — Le même goût pour les
choses difficiles et les cimes inexplorées avait tout d'abord rapproché
AMOUR d'automne. 727
ces natures si différentes. La même foi philosophique et la même
admiration pour certains hommes pohtiques avaient fortifié cette
sympathie naissante et peu à peu établi un commerce d'amitié entre
les deux étudians. L'esprit robuste et fin à la fois de Diosaz, péné-
trant profondément l'esprit subtil et mobile de Philippe, l'avait
rendu plus consistant et plus solide, de même que certains alliages
donnent à l'or plus de cohésion et de résistance. Finalement, ces
deux personnalités s'étaient si bien amalgamées, qu'en dehors des
heures de cours, on les rencontrait presque toujours ensemble.
Ils vivaient dans une étroite intimité, partageant le même appar-
tement à l'hôtel, la même table dans un restaurant du carrefour de
rOdéon, le même cabinet de lecture, les mêmes plaisirs de la jour-
née ou de la soirée. Entre onze heures et minuit, on les voyait des-
cendre, bras dessus bras dessous, des hauteurs de Bullier ; on les
rencontrait, les dimanches d'été, dans les bois de Ghaville ou de
Verrières, Diosaz herborisant et Philippe chevauchant quelque dada
paradoxal. Ils n'avaient point de secret l'un pour l'autre et se con-
fiaient leurs bonnes fortunes. La seule différence qui exisiàt entre
eux, c'est que Diosaz conservait longtemps la même maîtresse, tan-
dis que Desgranges partait toujours en quête de nouvelles aven-
tures d'amour, étrangement compliquées. Tous deux étaient ambi-
tieux, mais avec des perspectives très opposées : Philippe rêvait
de luttes politiques en pleine vie parisienne et visait à la députa-
tion ; — Diosaz aspirait au moment où il pourrait s'établir dans son
pays récemment annexé, y acquérir de l'influence et contribuer
au progrès économique et intellectuel de cette nouvelle province
française.
Gomme la date de ces rêves de jeunesse était déjà lointaine!.. Et
comme le temps avait amené des résultats tout autres que ceux aux-
quels les deux amis avaient rêvé!.. Sur les hauteurs où leur fougue
ambitieuse les poussait jadis, tous deux avaient cru voir l'avenir
souhaité se dérouler harmonieusement et logiquement, comme du
sommet d'une montagne on voit les bois succéder aux pâturages,
les routes fuir dans la plaine, et les villages s'allonger au bord des
rivières. Mais la vie vécue ressemble aussi peu que possible à la
vie contemplée de loin à travers les illusions de la jeunesse. Peu
d'hommes sont assez doués de volonté et de ténacité pour suivre
sans gauchir la route qu'ils se sont d'avance tracée; même lors-
qu'ils ont la volonté persistante d'aller droit au but, ils doivent lut-
ter avec d'autres hommes également doués d'une volonté opiniâtre;
ils doivent compter avec les obstacles que la destinée jette au tra-
vers du chemin, avec les révolutions, les passions, la maladie, —
et surtout avec la mort.
Diosaz, reçu docteur, était retourné à vingt-neuf ans en Savoie ;
728 REVUE DES DEUX MONDES.
il s'était établi à Talloires, dans le domaine paternel du Vivier, et y
avait mené la vie affairée d'un médecin et d'un propriétaire campa-
gnard. Il y avait fait, à la vérité, beaucoup de bien et y avait acquis
une légitime influence. Mais il s'y était heurté aussi à des pierres
d'achoppement. Pris d'un amour très vif pour une simple fille de
chalézan (1), qui était servante au Vivier, il l'avait épousée pour
légitimer une enfant née de celte liaison. Cette mésalliance, dans
un pays où les distances sociales sont encore rigoureusement mar-
quées et maintenues, l'avait brouillé avec sa famille. Son prestige
en avait souffert, et, à l'heure même de la maturité, quand il comp-
tait récolter la moisson qu'il avait semée, la maladie le terrassait,
et c'était la mort qui allait peut-être le moissonner à son tour.
Philippe, lui, était resté à Paris, et avait eu, au barreau, des dé-
buts brillans ; mais les vulgarités de la cuisine procédurière l'avaient
vite dégoûté. Riche, célibataire, indépendant, il n'avait pas le sti-
mulant nécessaire d'un gagne-pain quotidien, et ne prenait guère au
sérieux sa profession. Il ne plaidait que de loin en loin, et, plus sou-
vent qu'au Palais, on le rencontrait dans des sociétés d'artistes et de
journalistes, où son esprit dédaigneux de la banalité et son dilet-
tantisme de mondain se trouvaient plus à l'aise. Il n'avait point re-
noncé cependant à se faire une situation politique ; mais c'est sur-
tout dans le monde des politiciens qu'il importe d'être tenace et
persévérant. Philippe Desgranges, sans cesse tenté par V éternel
féminin, sans cesse à la recherche de ce qu'il appelait « l'incon-
nue, » c'est-à-dire d'un amour qui pût lui donner des émotions
rares et non encore goûtées, n'avait ni le zèle ardent, ni l'activité
persistante, ni la souplesse nécessaires à un futur homme d'état.
D'ailleurs, au moment où il atteignait la trentaine et où il commen-
çait à faire sa trouée, une passion absorbante l'avait détourné de sa
voie. Il était devenu l'ami très intime d'une femme mariée à un
puissant manieur d'argent. Peu à peu les fils légers et soyeux qui
l'attachaient à cette mondaine et séduisante amie s'étaient multi-
pliés et entrecroisés avec une telle complication, qu'au bout de
quelques années ils avaient formé un filet souple et résistant, dans
lequel Desgranges s'était trouvé bel et bien emprisonné...
III.
La pente de ces méditations rétrospectives avait insensiblement
détourné Philippe Desgranges de la contemplation des aspects chan-
geans du lac. Il entendait à peine, comme un accompagnement ber-
ceur de ses rêveries, le halètement de la machine et le clapotement
(1) Locataire d'un chalet dans la montagne.
AMOUR t/automm:, 729
frais des aubes du bateau. On avait stoppé à Menlhon-Saint-Bernard,
dont on voyait le château, à mi-hauteur, émerger d'un parc mon-
tueux avec ses grises façades nues et ses toits d'ardoises très aigus.
Maintenant, on se dirigeait vers Saint-Jorioz. Cinq ou six voyageurs
venaient de s'embarquer, et on entendait la voix insinuante du pho-
tographe crier à la famille anglaise :
— Menthon, patrie de saint Bernard!.. Nous traversons le lac
dans sa plus grande largeur... Vous avez, à gauche, la muraille du
Parmelan, et ici, vers la droite, la Tournette, 2,35A mètres d'alti-
tude...
Mais le bruit des voix, le va-et-vient des passagers, les fuyantes
perspectives des montagnes, brusquement entrevues et disparues,
ne parvenaient pas à attirer l'attention de Philippe. De plus en plus,
sa pensée, repliée sur elle-même, était en train d'évoquer le passé,
et, dans l'eau bleuissante du lac, l'image de son amie, la belle
M™^ Camille Archambault, se reflétait telle que la jeune femme lui
était apparue quinze ans auparavant.
11 la revoyait, comme dans une hallucination, au fond d'un petit
salon où une vingtaine de personnes étaient réunies et où l'on fai-
sait de la musique. — Il avait la perception très nette de cette pièce
haute de plafond, tendue d'une étoffe vieil or, avec un meuble de
velours de Gênes et une longue glace drapée, sur le tain de laquelle
se détachait une étude de Diaz représentant des baigneuses sous
bois. Camille s'était assise devant un piano à queue, sur la table
duquel il s'était lui-même accoudé et d'où il apercevait son buste
élégant, élancé et mince, avec le commencement de la jupe bouf-
fante. Elle portait un corsage échancré en pointe, laissant voir le
dos assez loin entre les épaules, et une poitrine plus développée
que ne le faisait supposer la gracilité de sa taille. De ce corsage
aux tons neutres se détachait un cou svelte aux inflexions délicates,
supportant, comme une hampe fine supporte une belle fleur, une
figure d'une originalité attirante. — Les cheveux d'un blond roux,
retroussés sur le sommet de la tête, de façon à bien dégager la
nuque, retombaient en boucles légères au-dessus d'un front étroit
et haut que ces frisons masquaient cà demi ; les yeux jetaient une
flamme fauve sous de minces sourcils ; le nez était long et effilé, la
bouche, relevée aux coins et moqueuse. L'ensemble rapp lait ces
têtes de Prudhon qui enfoncent dans le souvenir leur regard chaste
et hardi. L'une des fluettes mains blanches courait sur le clavier,
et on entendait avec l'envolement des notes les pendeloques des
bracelets cliqueter sur les touches. — Philippe, croyant la jeune
lemme occupée à déchiffrer un air, l'étudiait avec une curiosité
croissante, quand brusquement elle releva la tête, rencontra les
yeux du jeune homme fixés sur elle et soutint obstinément son re-
730 REVUE DES DEUX MONDES.
gard. Ce fut elle qui l'obligea à baisser les yeux, tandis que du coin
des lèvres elle ébauchait un ironique sourire.
Après une heure de musique, on avait organisé une sauterie.
Philippe, ayant invité M'"® Archambault, était frappé, dès les pre-
mières paroles échangées, de l'originale tournure d'esprit de cette
jolie femme. Il y avait en elle un mélange de coquetterie piquante
et de pudique retenue qui décontenançait. Elle passait sans aucune
raison apparente d'une gaîté tapageuse et gamine à une soudaine
mélancolie, de l'ironie gouailleuse à l'enthousiasme exubérant. Chez
cette jeune femme de vingt ans, aux allures étourdies, on devinait
une nervosité à fleur de peau, un maladif besoin de sensations
aiguës ; des mouvemens d'àme désordonnés, comme ceux d'une
balance affolée et qui ne peut plus retrouver son équilibre. De
toutes les catégories de l'espèce féminine, c'étaient ces natures
névrosées et excessives que Philippe redoutait le plus, précisé-
ment parce qu'elles exerçaient sur lui un plus mystérieux attrait.
Aussi son premier mouvement fut-il de se garer et de se tenir à
l'écart. Mais il y a des rapprochemens qui semblent d'avance com-
binés par une inflexible destinée. M™^ Archambault remarquait le
trouble de Desgranges et pressentait déjà qu'elle en était la cause
provocatrice. Elle s'attendait à ce qu'il vînt grossir le troupeau de
ses cavaliers servans, et le soin que Philippe mettait à l'éviter la
mortifiait. Bientôt, irritée de cette agaçante réserve, c'était elle
qui prenait les devans, — elle qui, jusqu'alors, avait la réputation
de rester indifférente aux adorations qui bourdonnaient autour de
sa beauté!
Philippe entendait encore sa voix aux intonations à la fois mélo-
dieuses et coupantes lui murmurer un soir, dans un coin du salon
vieil or : « Monsieur Desgranges, pourquoi ne m'avez-vous jamais
rendu visite? » — Et, comme il s'excusait en alléguant qu'il igno-
rait quel était son jour : — « Oh! avait-elle repris en ouvrant et en
refermant son éventail, ne venez pas à mon jour, vous vous ennuie-
riez trop... Je suis toujours chez moi de cinq à sept... Venez-y de-
main ! » — Il y était allé, l'avait trouvée seule, en était reparti déjà
à demi ensorcelé, et y était retourné assidûment. Puis, un soir de
janvier, tandis qu'elle était pelotonnée frileusement dans la pénombre
d'une large chauffeuse de peluche, il s'était penché vers elle ; lente-
ment, silencieusement, il lui avait baisé les yeux, et, avec une brus-
querie farouche, elle s'était jetée dans ses bras...
Il se rappelait avec un frisson mélancolique combien, dans les
premières années, avaient été exquises ces furtives heures de ten-
dresse, arrachées aux devoirs domestiques, aux importunités mon-
daines, soigneusement enveloppées de mystère, espacées sagement
à de longs intervalles. N'ayant point d'enfans, M*"® Archambault,
AMOUR d'automne. 731
pendant les fréquentes absences de son mari appelé à l'étranger
par ses spéculations, jouissait d'une grande liberté. Ayant tous deux
la même répugnance pour les ridicules trivialités de l'amour clan-
destin à Paris, ils s'arrangeaient de façon à passer ensemble une
semaine entière dans quelque coin de la province, bien obscur, où
ils savouraient comme deux jeunes mariés une trop courte, mais
paradisiaque lune de miel. Philippe retrouvait dans sa mémoire
les détails précis de ces brèves et mystérieuses stations d'amour,
pleines d'imprévu, où le charme d'un pays nouveau s'ajoutait aux
délices attendries d'un plaisir goûté avec sécurité : — une auberge
dans un village de Touraine, où ils avaient vécu huit jours enfer-
més, tandis que les giboulées d'avril tintaient aux fenêtres et qu'à
travers les vitres humides ils apercevaient les voiles carrées des
bateaux qui descendaient la Loire ; — un vieil hôtel silencieux à
Angoulème, entre cour et jardin, à peine fréquenté par quelques
officiers de la garnison, et où ils dînaient en tête-à-lête, sous
de grands tilleuls, en vue de la vallée de la Charente verdoyante et
toutfue ; — une maison de garde, dans la forêt de Laigue, où ils
occupaient une petite chambre aux cloisons de sapin et où ils ne
rentraient qu'à la nuit close, avec des brassées de fleurs et de fruits
sauvages...
Puis étaient venus des jours plus orageux et plas difficiles. Malgré
toutes ces prudentes précautions, leur amour avait transpiré au de-
hors; le mari, devenu soupçonneux, avait éié pris d'une tardive in-
quiétude. Il avait exigé de sa femme qu'elle le suivît dans ses voyages,
et, avec les difficultés accrues, une certaine amertume s'était mê-
lée à la douceur de la commune tendresse des deux amans. L'ab-
sence avait irrité la nervosité de Camille. Le moindre retard dans
la correspondance éveillait sa jalousie, et Desgranges recevait des
lettres pleines de reproches tempétueux. Pour le voir librement,
]yjme Archambault était obligée d'inventer des combinaisons labo-
rieuses qui ne réussissaient pas toujours. Alors la fièvre la prenait,
et, quand ils se revoyaient enfin, après mille traverses, elle repro-
chait à Philippe de ne pas lui savoir assez gré des efforts qu'elle
avait dû faire pour ménager une rencontre.
Ces réunions, bien des fois ajournées ou contremandées, ne
pouvaient plus guère avoir lieu qu'aux bains de mer ou dans
quelque station thermale. Camille s'y faisait envoyer par un méde-
cin à sa dévotion. Au reçu d'un télégramme impératif, Philippe
devait tout quitter pour courir les chemins, car la jeune femme ne
comprenait pas que Desgranges ne fût point immédiatement prêt à
partir. Ayant bravé plus d'un danger pour préparer cette entrevue,
elle exigeait qu'il laissât tout pour accourir auprès d'elle. A ce ré-
gime de brusques et fantasques assignations, il était impossible
732 REVUE DES DEDX MONDES.
que Philippe pût travailler avec suite et mener à bien ses projets
ambitieux. Aussi y avait-il renoncé; mais ce renoncement pénible,
cette absolue abdication de son indépendance, cette conscience qu'il
avait d'une carrière désormais fermée, d'une vie manquée irrémédia-
blement, aigrissaient son humeur et irritaient ses nerfs. Plus d'une
fois il avait protesté contre des exigences qu'il trouvait déraison-
nables, et ses essais de révolte s'étaient toujours apaisés à la
suite d'une crise de larmes, suivie de tendres supplications. D'ail-
leurs, la vue seule de Camille suffisait à triompher de ces velléités
de rébellion. Le caractère entier et passionné, l'étrange et sédui-
sante tournure d'esprit de cette originale créature agissaient comme
un charme sur Philippe, et le ramenaient subjugué et repentant à
son ancien servage...
Tandis que Desgranges se livrait à ce rétrospectif examen de
conscience, le bateau longeait un haut promontoire boisé qui sem-
blait, ainsi qu'un mur à pic, fermer brusquement le lac. En face,
sur une presqu'île bordée de peupliers et de marronniers, le châ-
teau de Duingt, avec ses tourelles pointues et sa façade blanche,
s'avançait dans la verdure, comme pour achever de barrer l'entrée
du petit lac. La machine siffla, et ce déchirement aigu interrompit
la méditation de Philippe. Au même moment, il entendit le guide-
photographe haranguer la famille anglaise à laquelle il s'était atta-
ché :
— Voici Talloires, l'un des plus beaux sites du lac et l'endroit
préféré des touristes...
Le bateau doublait la pointe du promontoire et décrivait une
courbe lente dans une anse bordée de vignes, au fond de laquelle
les anciens bâtimens d'une abbaye de bénédictins, transformée en
hôtel, dressent leurs toits bruns au-dessus de l'épaisse verdure
d'un massif de marronniers. Entre les vignobles et les arbres des
vergers, l'unique rue du village apparaissait, chauffant au soleil ses
auvens hospitaliers, ses galeries de vieux bois fusé et ses toitures
moussues. — Au-delà du village et des vignes, des pentes boisées
et ravinées montaient en muraille verdoyante jusqu'aux roches en
encorbellement, où l'église de Saint-Germain est suspendue comme
un nid de mouettes à une falaise; puis des forêts résineuses suc-
cédaient aux cultures, de§ pâturages dorés de lumière se décou-
paient dans le velours sombre des sapins et se continuaieiit presque
à pic, jusqu'aux assises rocheuses oii les bastions de la Tournette
contemplaient le fond du lac bleuissant et son cirque de montagnes
harmonieusement groupées.
Philippe Desgranges avait saisi sa valise et s'était joint aux pas-
sagers qui se préparaient à quitter le bateau. En examinant atten-
tivement ces nombreux voyageurs qui se rendaient si matin à
AMOUR d'automne. 733
Talloires, il fut soudain frappé de leur attitude compassée et de
l'uniformité du costume qui les endimanchait : les hommes étaient
pour la plupart vêtus de redingotes noires et les femmes portaient
des toilettes de couleur sombre. En même temps il entendit le tin-
tement monotone d'une cloche d'église, et un funèbre pressentiment
le prit. Son cœur s'était anxieusement serré, et, à peine débarqué,
il s'informa, près de l'homme du ponton, du chemin qui conduisait
au Vivier.
— Vous n'avez qu'à suivre ces messieurs et ces dames, répon-
dit le pontonnier; ils se rendent tous au Vivier pour la sépulture...
— La sépulture!.. Est-ce que M. Marcelin Diosaz?..
— Oui, monsieur, il est mort avant-hier, et on l'enterre ce matin.
IV.
Les gens débarqués du bateau avaient pris un chemin montant à
travers les vignes. Philippe pénétra derrière eux dans l'unique et
tortueuse rue de Talloires, à laquelle des façades percées de rares
fenêtres, et accidentées d'angles saillans ou rentrans, donnent un
aspect de passage fortifié. Il arriva ainsi à l'extrémité du village,
en face d'une habitation un peu isolée, dont la porte cochère large
ouverte laissait voir librement la disposition intérieure. — Située
entre cour et jardin, cette maison était bâtie dans le goût des con-
fortables demeures savoyardes du commencement du siècle. Élevée
au-dessus d'un sous-sol, couverte de toits en auvent, elle était
flanquée de deux pavillons aux toitures aiguës, que reliaient des
loggie à l'italienne. L'une de ces galeries, sur lesquelles prenaient
jour les portes et les fenêtres de l'appartement, était enguirlandée
de glycines et de chèvrefeuilles, et regardait les flancs de la mon-
tagne ; — l'autre, orientée au raidi, faisait face au lac et au
château de Duingt, bâti sur la rive opposée. Tout autour du corps
de logis, des parterres en fleurs, ombragés de hauts platanes, des
vergers plantés de noyers et des vignes bruissantes de sauterelles,
descendaient mollement jusqu'au bord de l'eau. Du seuil du porche
béant, rien qu'en embrassant cet ensemble d'un rapide coup d'oeil,
on devinait quelle fête du regard une habitation aussi heureuse-
ment située devait offrir à ses hôtes à toute heure du jour.
Mais, à ce moment, le contraste de la joie du dehors avec le fu-
nèbre appareil de l'intérieur avait quelque chose de cruellement
poignant. — A gauche, sous les quinconces des platanes, les enfans
du bourg stationnaient sur deux files : les garçons conduits par le
maître d'école; les filles, par des sœurs en cornette noire. Devant
la façade d'entrée, les pompiers, en blouse et en képi, évoluaient
gravement sous l'œil de leur capitaine, tandis qu'entre les feuil-
734 REVUE DES DEUX MONDES.
lages luisans des grenadiers et des citronniers, on distinguait les
voiles de mousseline et les cagoules blanches à cordelière, dont les
femmes de la confrérie des pénitentes s'enveloppent par-dessus
leur robe de deuil.
Guidé par un petit homme qui remplissait les fonctions de pleu-
reur et que drapait jusqu'aux pieds un manteau d'escot noir, Phi-
lippe, la poitrine et la gorge serrées, gravit le massif escalier de
marbre du pays qui accédait au premier étage, et se laissa conduire
jusqu'à la chambre mortuaire. — Le cercueil y reposait sur des
tréteaux, entre quatre cierges allumés et près d'un vase plein d'eau
bénite. Desgranges secoua l'aspersoir sur le poêle de velours qui
recouvrait la dépouille de Marcelin Diosaz. Un sanglot se nouait
dans son gosier, à la pensée qu'il était arrivé trop tard pour serrer
la loyale main de son ami. 11 revoyait en imagination Diosaz des-
cendant des bois deChaville, une chanson montagnarde aux lèvres,
il se remémorait son aimable figure rosée, ses yeux fins et rieurs, et
sa petite moustache châtaine. Il songeait que cette joie, ce sourire,
cette exubérante vitalité, tout cela était enfermé maintenant dans
cette boîte de chêne, et que jamais plus cette vivante personnalité
ne reparaîtrait à la claire lumière du jour. Il lui semblait que tout
ce qui lui restait d'activité, de verdeur et de sève disparaissait avec
la dépouille de ce compagnon des jours heureux, et qu'en escor-
tant le corps jusqu'au cimetière, il mènerait aussi le deuil de sa
jeunesse...
— Monsieur veut-il mettre un crêpe? demanda le pleureur, qui
remarqua l'émotion de Philippe et devina un ami du défunt.
11 le conduisit vers une pièce contiguëà la chambre mortuaire, où
une servante ornait de longs crêpes les chapeaux que les invités lui
présentaient à tour de rôle. Ce cérémonial accompli, Philippe se
glissa dans le salon plein de monde, dont les volets étaient clos et
où l'orpheline recevait les embrassades ou les condoléances de
chaque nouvel arrivant. Dans un groupe de femmes en deuil et
sous les longs voiles noirs qui l'enveloppaient, il put à peine en-
trevoir le jeune visage altéré et les yeux gros de larmes de la
pauvre enfant secouée par des sanglots mal étouffes. Il la salua,
tandis que les regards curieux des assistans le dévisageaient; puis,
honteux de son veston gris au milieu de ces vêtemens de deuil, il
se retira discrètement et alla s'appuyer à la balustrade de la gale-
rie extérieure.
La cloche de l'église tintait toujours, et le clergé, crucifix en
tête, entrait dans la cour sablée.
— Messieurs, dit à voix haute le pleureur, le mort quitte sa
maison !
Les tètes se découvrirent, pendant qu'au long des degrés fleuris
AMOUR d'automne. 735
de chèvrefeuille, le cercueil descendait, porté par quatre monta-
gnards, en veste et en chapeau rond, ayant en bandoulière une
large serviette blanche dont le nœud était fixé dans les bâtons pla-
cés sous la bière. — Le convoi défila lentement à travers le jardin ;
d'abord les enfans, cierges en main sur deux files, et les pompiers
marquant lourdement le pas; puis, derrière le cercueil, la confré-
rie des pénitens; enfin la famille, suivie des dames espacées sur
deux rangs, et les hommes fermant le cortège dans le même ordre.
— La longue procession se déroula dans la rue tortueuse jusqu'à
l'église, entourée d'un modeste cimetière, où l'on voyait, près de
l'entrée, une fosse béante attendant son hôte. Les assistans étaient
si nombreux que l'église fut pleine avant que la queue du convoi y
arrivât. Au fond de la nef bourrée de gens agenouillés, en face de
l'autel étoile de cierges et à quelques pas de la bière, Philippe
distinguait la forme noire et prosternée de la jeune fille, dont les
épaules étaient secouées par une nouvelle explosion de douleur.
Le clergé, lent et solennel, procédait avec pompe aux cérémo-
nies du service religieux. La messe était chantée avec grand ren-
fort de voix d'enfans de chœur. On devinait, à la façon conscien-
cieuse dont les officians psalmodiaient le Dies irœ, qu'il s'agissait
d'un mort d'importance. Dans cette nef resserrée et sans bas-côtés,
par cette matinée de juin, la chaleur était suffocante. On avait
cependant laissé les portes grandes ouvertes, et, dans le cadre du
portail cintré, on voyait un coin bleu du lac, une croupe verte de
montagne, et, tout au loin, des frissons de champs de blé mûris-
sant dans un poudroiement de soleil. Tandis que le curé, d'une
voix bien timbrée, aux articulations nettes et sonores, chantait la
prose : Vere dignum et justum est, œquum et salutare, nos tibi
semper et ubique griUias agere,.. une sauterelle, envolée des jar-
dins du voisinage et encore éblouie de clarté, se posait sur la coiffe
noire d'une paysanne occupée à égrener son chapelet. Des enfans la
remarquaient et se la montraient du doigt avec un sourire, et Phi-
lippe, machinalement, suivait sur les bonnets des prieuses le sau-
tillement eflaré de cette buveuse de soleil, égarée au milieu de
l'office des Morts.
Après l'absoute, on enleva le corps, les cierges s'allumèrent, et
le cortège, se reformant dans le cimetière, fit le tour extérieur de
l'église, au-dessus de laquelle les pâturages verts des hautes cimes
avaient l'air de s'élever comme un mur immense. Le soleil de midi
tombait d'aplomb sur les têtes nues, une pénétrante odeur de foin
coupé emplissait le petit cimetière. On eût dit qu'avant de l'enfer-
mer sous la terre, on voulait montrer à Marcelin Diosaz, dans toute
leur radieuse beauté, les montagnes et le lac qu'il avait tant aimés. —
Le cercueil descendit dans la fosse. Le prêtre murmura le dernier
736 REVUE DES DEUX MONDES,
Requiescat in pace, les cierges s'éteignirent, et Philippe se re-
trouva dans la rue, au milieu de la foule qui s'éparpillait.
Il ne crut pas convenable de se présenter sur-le-champ à
M"^ Diosaz pour l'informer de l'objet de son voyage. Il remit sa
visite à l'après-midi, et entra dans l'auberge où il avait fait porter
sa valise. Après avoir essayé vainement de manger, il alluma un
cigare pour tuer le temps, et, accoudé à la fenêtre de sa chambre,
il se remit à songer au mort qui reposait maintenant dans la terre
pierreuse de l'étroit cimetière. — Le cirque des montagnes était à
ce moment baigné de soleil. Çà et là, quelques ombres seulement
s'y marquaient en taches violettes. Une paix lumineuse, un som-
meil d'enchantement prenait possession des villages riverains et de
la luxuriante marge de blés, de prairies et de vignobles qui s'ar-
rondissait autour du lac. L'eau, d'un bleu soyeux au soleil et
d'un bleu verdi à l'ombre, n'avait pas une ride. Ce silence d'as-
soupissement n'était troublé que par un chant de coq, un bruit
de rames et un sourd bruissement d'insectes. Peu à peu, Philippe
Desgranges se sentait enveloppé d'un calme bienfaisant. Ses nerfs
se détendaient, son cerveau se rassérénait. Cette tranquillité lim-
pide, et reposante était si différente de la fièvre parisienne qui l'agi-
tait encore la veille ! 11 se figurait être transporté dans un monde
nouveau, — un monde aux sites intimes et aux larges horizons, à
la lumière à la fois colorée et pacifique, dont il n'avait jamais eu
aucune idée. — Dans la paix endormie du village, il entendit tout
à coup deux heures sonner à l'horloge de l'église, et se dit qu'il
était temps de retourner au Vivier.
Il redescendit l'unique rue déserte, pleine de soleil, et se re-
trouva devant la porte, maintenant close, du logis Diosaz. Les
fenêtres donnant sur la route étaient ouvertes ; des tapis, des ma-
telas pendaient au dehors ; des femmes allaient et venaient dans
l'intérieur, et il comprit qu'on remettait en ordre l'appartement où
son ami avait expiré. Il était peu au courant des usages campa-
gnards, et la hâte avec laquelle on procédait le choqua. Il agita la
sonnette, ayant l'esprit déjà prévenu contre l'héritière de Marcelin
Diosaz. Qu'était-ce que cette Mariannette, fille d'une paysanne et
légitimée par un mariage subséquent? Était-elle vraiment digne
de la tendre sollicitude dont Diosaz l'avait entourée jusqu'au der-
nier jour? N'avait-elle pas trop maternisé peut-être ; et Philippe
allait-il se trouver en face d'une provinciale à l'esprit étroit et po-
sitif, ayant dans le sang un peu de la dureté et de la rapacité des
gens de campagne?.. N'importe! Diosaz l'avait aimée. C'était pour
l'amour du défunt et non par intérêt pour elle-même que Philippe
venait lui offrir ses services.
Une vieille servante en deuil avait ouvert la porte. Il lui expli-
AMOUR d'automne. 737
qua qu'il désirait parler à M'^® Diosaz, donna sa carte et attendit,
devant les massifs du jardin, qu'on lui apportât la réponse de l'or-
pheline.
Après quelques minutes, la servante redescendit et lui fit signe
de la suivre.
Il gravit de nouveau l'escalier où il avait vu passer le cercueil de
Diosaz et fut introduit dans le salon, maintenant vide, où s'était
pressée la foule des invités en deuil. La pièce était restée obscure
et close, à l'exception d'une porte- fenêtre entre-bâiliée, et dans
l'écartement de laquelle on apercevait les pampres enroulés autour
des piliers de la galerie, un coin de jardin plein de rosiers, et un
bout de la nappe bleue du lac. Ébloui par la lumière de l'extérieur,
Philippe ne distinguait rien d'abord dans ce salon enténébré. Un
froissement d'étoffe et un point blanc qui s'agitait dans l'ombre
attirèrent brusquement son attention ; il entrevit une personne vêtue
de noir, affaissée dans un fauteuil et roulant dans ses doigts la
carte que la servante avait apportée.
Il s'inclina, et ses yeux s'accoutumant à l'obscurité, il parvint
à distinguer plus nettement la figure de M''^ Diosaz. Elle s'était le-
vée, avait indiqué un fauteuil au visiteur et restait debout sans
parler.
Philippe vit devant lui une svelte silhouette de jeune fille, un
visage aux traits à la fois fermes et délicats, éclairé par deux grands
yeux bruns, où il reconnut l'expression des yeux de Diosaz. Elle
était nu-tête, et ses épais cheveux châtains, plaqués sur les tempes,
encadraient un ovale très pur, au teint mat, à la bouche fine. Ses
lèvres pâlies étaient agitées par un frémissement douloureux.
— Mademoiselle, commença Desgranges en s'approchant, j'étais
un vieil ami de votre père, et, bien que vous ne me connaissiez
pas...
— Vous vous trompez, monsieur, interrompit-elle d'une voix
qui tremblait, je vous connais... Mon père parlait souvent de vous...
Mon père ! reprit-elle avec un accent déchirant, mon Dieu, pour-
quoi faut-il qu'il ne soit plus là?.. Je ne peux pas m'accoutumer à
l'idée qu'il a quitté sa maison !..
Des sanglots l'interrompirent, et Philippe, très ému lui-même,
la laissa pleurer sans pouvoir trouver un mot. Elle essuya farouche-
ment ses yeux, et, tendant la main à l'ami de son père :
— Il désirait tant vous voir!.. II y a trois jours, il faisait encore
des projets pour le moment où vous arriveriez... Trois jours, et
puis plus rien... Ah! c'est trop tôt, c'est trop cruel!..
Philippe, navré lui-même, serrait affectueusement la main de la
jeune fille.
TOME LXXXIV. — 1887. 47
738 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ma pauvre enfant, reprit-il, je comprends tout votre cha-
grin... Pleurez, ne vous contraignez pas !.. Les larmes font du bien...
Si c'est un soulagement que de savoir sa propre douleur partagée,
dites-vous que vous êtes en présence d'un ami profondément affligé
à la pensée qu'il ne reverra plus son ami. 11 me semble que c'est
un morceau de ma vie qui s'en est allé, et je me reproche amère-
ment d'être arrivé trop tard...
M"^ Diosaz avait relevé la tête, et ses yeux mouillés brillaient
dans la pénombre.
— C'est injuste, murmura-t-elle, comme si elle se parlait à elle-
même, de faire mourir ainsi un homme dans la force de l'âge...
Dieu est cruel!.. Il m'enlève un père, et il laisse vivre tant de
choses qui me sont maintenant indifférentes!.. Quand vous êtes
entré, je me demandais pourquoi le jardin était encore là, comme
si rien ne s'était passé, et comment ses rosiers pouvaient encore
fleurir, maintenant qu'il est mort?..
Philippe écoutait parler l'orpheline avec un étonnement mêlé de
sympathie. 11 ne s'était pas attendu à trouver, au fond de ce coin
perdu de la province, une nature si franche, si peu maniérée, expri-
mant sa douleur avec tant d'énergique simplicité.
— Oui, répliqua-t-il, la mort est cruelle; mais, si brutale qu'elle
soit, elle ne détruit pas la personnalité tout entière de ceux que
nous avons aimés... Leur souvenir reste et converse encore avec
nous... Voulez-vous, mademoiselle, que je vous lise la lettre que
votre père m'écrivait il y a huit jours, et où il était question de
vous?
— Oh! je vous en prie! s'écria-t-elle ; il me semblera que je
retrouve un peu de lui !
Elle s'était rassise, les mains nouées sur ses genoux, le buste
penché en avant, et ses grands yeux fixés sur Desgranges, qui avait
déplié la lettre de Diosaz. 11 la lut lentement, presque en entier,
omettant seulement quelques réflexions qu'il jugeait inutile de faire
connaître à la jeune fille. Celle-ci, en entendant cette lecture où
revivait toute l'âme affectueuse et tendre de son père, s'était re-
mise à pleurer doucement, silencieusement. Philippe se sentait
pénétré d'une émotion croissante, et, quand il acheva les dernières
phrases de la lettre, sa voix altérée était presque aussi mouillée
de larmes que les yeux de Mariannette.
— Maintenant, mademoiselle, dit-il en repliant le papier où Dio-
saz avait écrit ses suprêmes recommandations, et sur les lignes
duquel l'orpheline attachait des regards avides, presque jaloux,
— maintenant vous êtes au courant de la mission toute particulière
qui m'a été confiée, et j'attends vos instructions.
AMOT'u d'alïtomxe. 739
— Pourquoi faire? demanda-t-elie, comme brusquement réveil-
lée d'un songe.
— Mais, reprit-il un peu étonné, pour me mettre à même de
remplir le mandat assez délicat dont m'a chargé Diosaz... J'aurai
besoin d'avoir le détail des immeubles pour lesquels un litige est
à craindre... Il me faudra entrer en rapport avec votre notaire et
avec celui de vos tantes ; enfin prendre les mesures conserva-
toires nécessaires à la sauvegarde de vos intérêts... Il est donc
indispensable que nous examinions ensemble les papiers du dé-
funt...
— Non, non! se récria-t-elle d'une voix suppliante, n'exigez pas
cela!.. Je ne peux pas... Je ne veux pas !
— Pourtant?., objecta-t-il , ébahi.
— Quoi ! reprit-elle avec un accent presque indigné, quand la
terre sous laquelle on vient de mettre mon père est encore fraîche-
ment remuée, vous croyez que je vais discuter des questions d'in-
térêt, fouiller des tiroirs pour chiffrer sa fortune?.. Et si, comme
vous le craignez, pour m'assurer la possession de quelques lam-
beaux de terre, il faut plaider, vous vous imaginez que j'aurai le
cœur d'étaler en public les secrets de famille de mon père et de
traîner ses sœurs devant les tribunaux?.. Non, monsieur, ne me
parlez de rien de pareil... Je veux qu'on me laisse en paix avec
mon chagrin et mes souvenirs... Je n'ai aimé qu'une personne au
monde : mon père... Je veux vivre en esprit avec lui, comme s'il
était encore dans sa maison, et je n'entends pas qu'aucune autre
occupation vienne me distraire de mon deuil 1
Elle s'était levée, et, dans son geste saccadé, impératif, il y
avait comme un absolu commandement enjoignant à Desgranges de
ne plus insister. H s'était levé à son tour et la considérait avec
étonnement. Bier qu'au fond de son esprit sceptique et raisonneur
il taxât d'enfantillage romanesque l'indignation de l'orpheline, et
encore qu'il lût ennuyé de la résistance inattendue de la jeune Sa-
voyarde, il ne pouvait s'empêcher d'admirer l'obstination de cette
enfant, qui ne voulait pas être troublée au milieu de sa douleur.
La figure expressive de Mariannette, en ce moment animée par la
surexcitation, aidait encore à développer en lui ce sentiment admi-
raiif. Le sang qui était monté au visage de la jeune fille avait rosé
ses joues et allumé ses prunelles; elle était en ce moment très
jolie, malgré ses traits tuméfiés et ses paupières rougies par les
larmes. — Philippe essaya une dernière objection :
— Je respecte votre chagrin, mademoiselle ; mais, si vous aimez
votre père, il me semble que la meilleure marque d'affection que
vous puissiez lui donner, c'est de respecter les volontés qu'il a clai-
rement exprimées.
7â0 REVDE DES DEDX MONDES.
Elle secoua obstinément la tête :
— Mon père a rempli le devoir d'un bon père en s'occupant de
mon avenir; moi, je fais mon devoir de fille aimante en le pleu-
rant et en ne pensant qu'à lui... N'insistez plus !
Philippe comprit que, dans un pareil moment, toutes ses objur-
gations viendraient échouer devant cet entêtement de la tendresse
filiale. Il pensa qu'il fallait laisser au temps le soin de modifier les
idées de cette jeune montagnarde. Il s'inclina de nouveau respec-
tueusement :
— Permettez-moi en ce cas, mademoiselle, de prendre congé de
vous... Je souhaite que votre pieuse obstination n'ait pas de résul-
tats fâcheux pour votre repos ; mais je crains bien que votre famille,
moins scrupuleuse, ne vienne vous arracher à ces douloureuses
pensées que je respecte... Toutefois, comme j'ai, moi aussi, un
devoir impérieux et respectable à remplir, je vous demande la per-
mission de me représenter devant vous dans un mois... D'ici là,
peut-être, la force des choses vous aura inclinée à changer de ma-
nière de voir.
Elle secoua les épaules d'un air tristement incrédule :
. — A quelque moment que vous vous présentiez, monsieur Des-
granges, vous serez toujours le bienvenu dans la maison de votre
ami.
— Au revoir, mademoiselle!..
Il était déjà sur la galerie, quand elle le rappela :
— Monsieur, balbutia-t-elle, si j'ai été un peu brusque avec
vous, ne m'en veuillez pas... Je me sens si malheureuse!
— Je ne vous en veux pas, mademoiselle, je vous comprends...
— Eh bien! ajouta-t-elle avec un accent de prière, si vous ne
me gardez pas rancune, confiez-moi pour quelque temps la lettre
que vous a écrite mon père... Je voudrais la relire... Songez !..
C'est mon seul bonheur maintenant de vivre avec tout ce qui reste
de lui ! . .
Philippe hésita tout d'abord ; puis, espérant que peut-être cette
lecture amènerait l'orpheline à des résolutions plus raisonnables,
il lui donna la lettre.
— Je viendrai vous la redemander dans un mois, dit-il.
Elle arrêta un moment sur lui de grands yeux reconnaissans ; ils
se serrèrent la main et il s'éloigna.
Y.
Le résultat négatif de son entrevue avec M"® Diosaz désorientait
Philippe. Il s'était arrangé pour rester absent de Paris jusqu'à la
fin de l'automne, et il ne se souciait guère d'y retourner. D'un
AMOUR d'automne. 7A1
autre côté, il trouvait peu récréatif d'attendre pendant des se-
maines, à Talloires, le moment où se modifieraient les résolutions
de l'orpheline. Il décida d'occuper son loisir forcé en visitant la Sa-
voie, qu'il ne connaissait pas. Par le col d'Entrevernes, il gagna
les Bauges, et s'enfonça dans les solitudes de ce pays de grands
pâturages et de hautes forêts. Il atteignit Chambéry, remonta la
vallée de l'Isère jusqu'à Albertville, et, par d'étroites gorges boisées,
franchit les montagnes qui le séparaient de Chamonix.Les aspects,
tantôt grandioses et tantôt intimes, du paysage savoyard le charmè-
rent : — les aiguilles neigeuses, toutes blanches sur le ciel bleu,
avec de noires sapinières à leurs pieds ; les pâturages élevés où
fument oà et là des feux de pâtres et où chantent les clarines des
troupeaux ; — la vivacité fraîche des verdures, mêlée aux colora-
tions et aux mirages d'une lumière déjà méridionale. — Philippe
se plongeait dans cette nature virginale et robuste comme en un
bain de renouveau. Il y retrouvait les merveilleux aspects de la
Suisse, mais avec plus de simplicité et de calme ; — une Suisse
baignée de couleurs plus chaudes, plus italiennes, sans le tapage
agaçant des touristes, sans la banalité des gîtes et l'apprêt théâtral
du décor.
Au bout de quatre semaines, la pensée des tracasseries procé-
durières au milieu desquelles M"'' Diosaz, livrée à elle-même, se
débattait peut-être, lui donna comme un remords du plaisir qu'il
prenait, et il se remit en route pour Talloires. Il y revenait plus
gaillard, plus allègre et mieux portant. Pendant ces excursions à
travers le pays de Marcelin Diosaz, le souvenir de son ami mort
ne l'avait pas quitté. A chaque surprise nouvelle du paysage, il se
remémorait l'enthousiasme avec lequel l'étudiant savoyard parlait
des beautés de sa terre natale. Les glaciers, les forêts et les
-cascades lui rappelaient telle ou telle conversation de leur jeu-
nesse, et il lui semblait entendre la voix du défunt résonner
derrière lui. Aussi, en retraversant le lac, s'était-il juré, quoi
qu'il advînt et quelque difliculté qu'il rencontrât, de remplir fidè-
lement, près de Mariannette, la mission posthume dont il était
chargé.
Quand, un jeudi du commencement de juillet, le bateau de
l'après-midi déposa Philippe sur le ponton de Talloires, le village
était, comme en juin, enveloppé du même calme recueilli, bercé
dans son sommeil par la même mélopée assourdie des sauterelles
des vignes ; seulement le ciel était tendu d'un transparent voile de
minces nuages blancs, dont la surface, pareille à de la neige foulée,
laissait filtrer une lumière plus tendre sur le lac d'un vert cendré.
Après s'être installé à l'Abbaye et avoir secoué la poussière du voyage,
742 REVDE DES DEUX MONDES.
Desgranges résolut d'aller immédiatement informer M^'^ Diosaz de
son retour. Au lieu de remonter vers le bourg, il suivit, à l'ombre
des peupliers, un chemin de halage qui serpentait entre les vignes
et la berge, et passait au bas du clos du Vivier. Tout en longeant
le talus sinueux, fleuri de reines-des-prés, il se demandait dans
quelles dispositions il retrouverait Marian nette, et quels nouveaux
argumens il emploierait pour la convaincre. 11 aperçut bientôt la
façade méridionale du logis Diosaz. Les platanes étendaient leur
ombre sur les pelouses fraîchement tondues ; les rosiers piquaient çà
et là d'une note rouge la verdure des vignes, et la loggia aux volets
verts entre-bâillés semblait dormir à l'abri des glycines qui feston-
naient ses piliers. Philippe contourna lentement le clos de vignes,
longea un sentier caillouteux aboutissant à la route, et tout à coup,
arrivé à l'angle de la maison, s'arrêta, intrigué par un spectacle
très inattendu.
La route était grouillante d'enfans, fillettes et garçons, se bous-
culant bruyamment pour approcher plus près du mur, au-dessus
duquel régnait la terrasse du premier étage. Toutes les conditions et
tous les âges étaient représentés. Il y avait des marmots en robe
et des adolescens aux vêtemens devenus trop courts pour leurs
membres allongés par une brusque croissance; des bambins de sept
à huit ans et de grandes filles qui allaient en avoir seize. Tout ce
jeune monde aux cheveux embroussaillés, aux yeux agrandis par
une mystérieuse convoitise, était couvert de haillons d'un arran-
gement pittoresque et curieux. Les robes déteintes et effilochées
laissaient voir des jambes nues enfoncées dans des souliers
ferrés, des cous hâlés et des bras grêles. Des filles étaient
coiffées de feutres d'homme, à l'abri desquels étincelaient leurs
yeux bleus. Des garçonnets n'avaient pour tout vêtement qu'une
chemise sans bouton et une culotte en lambeaux. De joyeux rires
illuminaient ces yeux d'enfans, découvraient des dents blanches et
égayaient toutes ces mines épanouies. Çà et là, quelques filles, plus
correctement vêtues, tricotaient un bas d'un air sage et gourman-
daient l'impatience de la troupe.
Dominant tout ce grouillement enfantin, ]\F® Mariannette Diosaz
en persoLne était accoudée au parapet de la terrasse, entre un
grand sac de gâteaux secs, une sébile remplie de gros sous et un
paquet de hardes neuves. Très affairée, nu-tête, la taille serrée
dans sa robe de deuil, les cheveux frisottant autour de son visage
animé, elle s'égosillait à établir un peu d'ordre dans ce fouillis de
têtes remuantes et de bras tendus vers elle.
— Allons, disait-elle d'une voix impérative, très nette, musica-
lement timbrée, les filles d'abord!.. Que les garçons se reculent!..
AMODR d'automne. 7/i3
Ceux qui n'obéiront pas n'auront rien... J'ai apporté des gâteaux
pour les tout petits... Marie Brogny, toi qui es la plus sage, tu
vas les prendre dans un coin et leur distribuer cela...
En même temps, elle jetait le sac à l'aînée des fillettes, tranquille-
ment occupées à tricoter leurs bas.
— Maintenant, reprit-elle, les grandes auront des fichus, des ta-
bliers et des chapeaux de paille... Qu'on se place par rang d'âge,
et que celles auxquelles j'aurai donné sortent des rangs au fur et
à mesure... Etiennette Villaz, ton feutre ne tient plus sur ta tête;
tiens, voici un chapeau neuf... Toi, Joséphine, tu donneras ce châle
à ta mère, qui a un mauvais rhume...
Ainsi, à tour de rôle, son bras, sans cesse en mouvement, en-
voyait par-dessus le parapet, à celle-ci un mouchoir, à celle-là un
col, à une autre un tablier d'indienne. La distribution allait être
terminée, quand M^^* Diosaz poussa une exclamation en avisant
soudain une nouvelle venue qui se présentait au pied de la ter-
rasse.
— Gomment, Philomène Malfroy, toi aussi!.. Une grande fille!..
Tu n'as pas honte de venir quémander avec des bambines?.. Quel
âge as-tu ?
La grande fille ainsi interpellée portait encore des vêtemens de
fillette où elle paraissait fort à l'étroit, bien qu'elle fût mince et
élancée comme une asperge sauvage. Sa jupe trop courte mon-
trait une paire de jambes nues, brunes et nerveuses ; sa poitrine
déjà formée menaçait de faire éclater son corsage à l'etolle usée ;
sous son chapeau de paille, on apercevait une figure maigre, allon-
gée, avec des yeux brilla ns et des lèvres de chèvre gourmande.
— Elle répondit en baissant sournoisement les yeux, tandis qu'un
sourire futé élargissait sa bouche :
— J'aurai dix-sept ans à la Saint-Maurice, mademoiselle.
— C'est l'âge oîi une fille doit travailler chez elle au lieu de va-
gabonder par les champs, comme tu en as l'habitude... Je vais te
donner de quoi te confectionner un casaquin, mais à condition que
tu le coudras toi-même... Le tien a grand besoin d'un remplaçant...
Maintenant, au tour des garçons!.. J'ai dessous pour les plus petits
et des livres pour les plus sages...
Les garçons se poussaient en tendant leur chapeau. Mariannette
accompagnait chacun de ses menus cadeaux tantôt d'un conseil et
tantôt d'une réprimande ; le tout lancé d'une voix nette et ferme,
avec un mélange de vivacité et de bonté. Elle souriait rarement
et, dans le son même de ses paroles, on sentait percer un accent
de tristesse ; toutefois, il semblait à Philippe que la douleur de la
jeune fille n'avait plus l'amertume et l'exaltation du premier jour.
Au moment où la distribution allait être terminée, il franchit brus-
Jllll REVUE DES DEUX MONDES.
quement la foule des bambins et, planté au bas de la terrasse,
le chapeau à la main, il dit d'un ton moitié grave, moitié plai-
sant :
— Moi aussi, mademoiselle, j'aurais une grâce à vous de-
mander.
En reconnaissant Philippe, Mariannette ébaubie ne put s'empê-
cher de rougir. Elle abandonna vivement la terrasse et descendit
elle-même ouvrir la porte au voyageur.
— Entrez, monsieur Desgranges ! murmura-t-elle... Excusez-moi;
vous me surprenez au milieu de ma distribution du jeudi... Je
l'avais suspendue depuis un mois, et il m'en a coûté de la re-
prendre... Mais les enfans trouvaient le temps long, et j'ai eu pitié
d'eux.
Tout en parlant, elle avait conduit Philippe sous les platanes, à
l'ombre desquels s'arrondissait une table de pierre, entourée de
sièges rustiques. Elle avait présenté une chaise au visiteur et s'était
assise elle-même. Accoudée sur la table , les deux mains jointes
sous son menton, elle tenait son visage tourné vers Desgranges et
semblait attendre qu'il parlât le premier. Au frémissement des lè-
vres de M"^ Diosaz, à l'humide éclat de ses yeux, celui-ci devinait
qu'elle était en ce moment très émue, et il hésitait à aborder de nou-
veau un sujet nécessairement pénible. Il y eut entre eux une mi-
nute de silence, interrompue seulement par le gazouillis d'un char-
donneret qui avait niché dans les platanes; puis Philippe commença
doucement :
— Vous le voyez, mademoiselle, je suis homme de parole... Un
mois s'est passé depuis que j'ai eu l'honneur de me présenter devant
vous, et voici que je viens de nouveau vous tourmenter. Pardonnez
mon insistance indiscrète et permettez-moi d'espérer que, cette fois,
je réussirai à vous convaincre.
Elle eut un mouvement de la gorge, comme pour renfoncer un
sanglot, puis d'une voix raffermie :
— Oui, monsieur, répliqua-t-elle, je suis prête à obéir aux recom-
mandations de mon père... Ne me croyez pas l'esprit versatile, ce-
pendant... J'ai, au contraire, le défaut d'être très entêtée... Mais,
ajouta-t-elle avec un accent indigné, ainsi que vous l'aviez prévu,
d'autres personnes se sont chargées de troubler le silence dans le-
quel je voulais me renfermer... C'est odieux !.. Mes tantes n'ont pas
même attendu la fin de mon premier mois de deuil pour entrer en
dicussion avec moi... Venez, monsieur, vous trouverez là-haut les
citations que j'ai reçues par huissier, et vous les examinerez, ainsi
que les papiers laissés par mon père!
Elle s'était levée et précédait Philippe sur les marches de l'es-
calier. Sous l'auvent de la galerie du premier étage, une vieille ser-
AMOUR d'automne. 7A5
vante, coiffée d'un bonnet de linge à longs tuyaux, tricotait active-
ment.
— Perronne, dit M""* Diosaz, tu vas ouvrir et aérer la chambre
verte.
La paysanne savoyarde releva vivement la tête et montra un vi-
sage bruni, durci comme un vieux bois sculpté; elle piqua une ai-
guille dans ses mèches grises , puis, regardant alternativement sa
jeune maîtresse et le visiteur étranger :
— Le cabinet de travail de défunt monsieur ! s'écria-t-elle, eh ! bon
Dieu I pauvre demoiselle, allez-vous encore vous y calfeutrer comme
l'autre matin, pour en sortir avec les sangs tournés et les yeux brû-
lés à force de pleurer?.. Il faudrait pourtant voir à vous faire une
raison!..
— Obéis-moi, Perronne, répliqua Mariannette... Voici mon-
sieur qui était le meilleur ami de mon père... Il aura besoin
de travailler dans la chambre verte, car il veut bien s'occuper de
mettre de l'ordre à nos affaires... Va donc vilement ouvrir les vo-
lets.
La servante s'achemina lourdement vers la chambre verte, où ils
la suivirent. Quand les volets furent entre-bâillés, Philippe aperçut
dans un coin le bureau de Marcelin Diosaz, encore couvert de lettres
et de liasses de papier, le cartonnier surmonté d'un buste de Saus-
sure, la bibliothèque vitrée et l'armoire contenant les préparations
pharmaceutiques nécessaires à un médecin de campagne. Sur la
tablette delà cheminée, il reconnut sa photographie, qu'il avait jadis
envoyée à Diosaz et que celui-ci avait soigneusement encadrée.
— Mon père, dit Marionnette, après un moment de silence, se te-
nait presque constamment ici dans les derniers momens de sa vie,
et c'est ici que vous me permettrez, monsieur, de vous installer...
Vous trouverez là, sur le bureau, les papiers timbrés dont je vous
ai parlé, et, dans ce tiroir, la clé du cartonnier... J'espère que vous
voudrez bien prendre vos repas chez nous. Vous y serez un peu
mieux qu'à l'Abbaye et vous pourrez travailler plus à votre aise.
— Tu entends , Perronne, ajouta-t-elle en se tournant vers la ser-
vante occupée à épousseter les meubles, M. Desgranges mangera
avec moi... Dès ce soir, tu mettras un second couvert et tu organi-
seras ton dîner en conséquence.
Philippe essaya de protester en déclarant qu'il ne voulait d'aucune
façon être une cause de dérangement pour M^"" Diosaz. Elle le regarda
d'un air étonné :
— Ne me refusez pas, insista-t-elle, vous me chagrineriez... Mon
père se réjouissait tant de vous faire les honneurs du Vivier !.. Lais-
sez-moi au moins la consolation de le remplacer,., autant que me
le permet mon isolement. Dans nos campagnes savoyardes, on ne
7àQ REVUE DES DEUX MONDES»
sait pas faire de cérémonies, et ce qu'on offre est toujours offert à
plein cœur... C'est convenu, n'est-ce pas?
Philippe s'inclina en signe d'assentiment.
— Je désirerais, demanda-t-il, jeter, sur-le-champ, un coup d'œil
sur le vilain grimoire de l'huissier de vos tantes... Me le permettez-
vous?
— Je vous en prie, monsieur, ne vous préoccupez pas de moi...
Perronne veillera à ce que rien ne manque à votre installation. Nous
soupons ici à sept heures, mais quand vous serez las de votre lec-
ture, si vous voulez descendre au jardin, je serai heureuse de vous te-
nir compagnie... Au revoir, monsieur Desgranges, et merci d'avance.
Piesté seul, Philippe prit d'abord connaissance des actes d'huissier
dont lui avait parlé Mariannette. Il s'agissait d'une demande en par-
tage des immeubles restés indivis entre Marcelin Diosaz et ses tantes,
suivie d'une assignation en restitution de certains fruits indîiment
perçus, prétendait-on, par le défunt. Ainsi que l'avait prévu Diosaz,
sous les expressions entortillées du jargon juridique, on devinait
une intention bien arrêtée de harceler impitoyablement l'orpheline.
Philippe était arrivé à temps, et il n'y avait plus une minute à perdre.
Aussi, séance tenante, commença-t-il à fouiller le cartonnier et à
trier les papiers qui y étaient contenus. Il s'absorba si bien dans
cette besogne que deux heures s'écoulèrent sans qu'il s'en doutât,
et qu'il entendit tout à coup derrière la porte la voix de Mariannette :
— Monsieur Desgranges, disait la jeune fille, le souper est prêt,
et Perronne déclare que, si on tarde encore, son rôti ne sera plus
mangeable 1
Il s'excusa, mit les paperasses sous clé, lava ses mains poudreuses
et se rendit dans la salle à manger, où la jeune fille l'attendait. Elle
lui indiqua sa place, en face de la fenêtre, dont la baie encadrait
tout un pan de la montagne de Saint-Germain, magnifiquement éclai-
rée par le soleil couchant. Le regard s'y reposait gaîment sur une
verte perspective de prés et de taillis, avec un premier plan où des
peupliers d'Italie élançaient leurs sveltes fuseaux de feuillées frémis-
santes.
En dépliant sa serviette, Philippe surprit dans les yeux de M"^ Dio-
saz, tournés vers lui, une inquiète expression interrogatrice.
— Tout marchera bien, je l'espère, affirma-t-il pour la rassurer...
Demain, j'irai à Annecy voir votre notaire, et je tcâcherai, en même
temps, de confesser l'avoué de vos tantes. Elles me paraissent mettre
dans celte affaire un acharnement ridicule et odieux.
Les yeux de Mariannette redevinrent humides.
— Je ne sais pourquoi elles m'en veulent, soupira-t-elle, à moins
qu'elles ne me fassent un crime d'avoir été bien aimée par mon père
et de l'avoir bien aimé !
AUOUR D AUTOMNE.
7â7
Ils cessèrent de parler du procès, et la conversation roula unique-
quement sur Marcelin Diosaz.On a toujours prétendu qu'un bon re-
pas pris en commun est le meilleur moyen de rapprocher intime-
mentdes personnes étrangères l'uneàTautre; mais, indépendamment
de la familiarité qui s'établit plus facilement entre deux convives, le
cher souvenir deDiosaz était un puissant trait d'union entre Philippe
et Mariannette, bien que les différences d'âge, d'habitudes et de mi-
lieux semblassent creuser pour tout le reste un fossé profond entre
eux. — A l'exception de deux années passées dans un couvent, à
Ghambéry, la jeune fdle n'avait jamais quitté son père.
— Nous nous aimions tant ! disait-elle à Philippe, nous ne nous
séparions presque jamais. J'accompagnais mon père dans ses tour-
nées à travers les villages ; il m'apprenait à panser les malades et
me donnait mes premières leçons de botanique. De temps à autre,
nous faisions des ascensions sur les montagnes voisines. Une fois,
nous sommes montés sur la Tournette. Dans les endroits difficiles,
mon père me portait dans ses bras. Quand nous sommes arrivés au
Fauteuil, nous nous sentions si heureux d'être tous les deux seuls,
là-haut, en face de ce grand spectacle, que nous nous sommes em-
brassés en pleurant... Quand il fera un temps bien clair, il faudra
que vous montiez à la Tournette. Vous verrez comme c'est beau, le
Mont-Blanc et ces soixante lieues de montagnes neigeuses qui fuient
devant vous!..
Dans l'animation que Mariannette mettait à vanter les beautés al-
pestres, Philippe retrouvait un écho des descriptions colorées de
Marcelin Diosaz. Cette jeune Savoyarde, si enthousiaste et si simple,
si sincère à la fois et si digne dans sa douleur, si tendre et si
énergique, l'étonnait autant que le pays lui-même. Dans le mi-
lieu mondain et artificiel où il avait vécu, il n'avait jamais rencon-
tré de jeunes filles semblables. Celles qu'il avait connues étaient
maniérées et poseuses , ou hardies comme des garçons. Aucune
n'avait cette fraîcheur d'âme unie à cette maturité de caractère. Tan-
dis qu'elle le servait, il la regardait attentivement. 11 admirait ces
yeux purs que jamais n'avait teints un crayon noir, ces joues et ces
lèvres saines dont jamais un cosmétique n'avait terni la fleur ni em-
pâté le modelé. Assurément, elle avait les attaches des poignets trop
fortes, et une Parisienne eût dédaigné la robustesse de ses mains que
rougissait un s^ng trop riche. On devinait en elle un peu du tempéra-
ment de la paysanne, sa mère; mais tout cela était salubre, franc
et bien équilibré. Cela sentait bon, comme la terre fraîchement re-
muée et l'herbe récemment coupée.
— Et à part vos excursions dans la montagne, demanda-t-il,
n'êtes-vous jamais sortie?
— Je n'ai pas été plus loin qu'Annecy et Ghambéry.
748 REVUE DES DEDX MONDES.
— Jamais vous n'avez été au théâtre?
— Oh ! Dieu non !
— Ni au bal?
— Au bal?.. Si, une fois, dit-elle en souriant... J'avais reçu la
visite d'une amie, et mon père avait été appelé dans la soirée
auprès d'un malade; alors nous résolûmes de nous donner au moins
une fois dans notre vie l'illusion d'un bal. Toute la provision de
bougies fut employée à illuminer l'appartement. Nous avions bou-
leversé les commodes et les armoires pour nous confectionner des
toilettes, et quand le salon fut éclairé a giorno, nous y entrâmes
solennellement toutes deux en robes décolletées. Nous valsions
dans la grande pièce vide, n'ayant que nos voix comme orchestre.
De temps à autre, Perronne apparaissait avec des sirops sur un
plateau et nous offrait des rafraîchissemens. Lorsque mon père
rentra, il s'amusa beaucoup de notre idée, et, se mettant de la
partie, il nous fit danser à tour de rôle, tandis que l'une de nous
jouait des valses au piano... Voilà l'unique bal auquel j'aie assisté,
et jamais je n'ai ri de si bon cœur... Ah! voyez-vous, nous étions
trop heureux et cela ne pouvait durer !
En l'entendant, Philippe se trouvait transporté à mille lieues de
son monde de politiciens affairés, d'artistes fiévreux et de femmes
nerveuses. Ce que Mariannette lui racontait ressemblait si peu à
la vie que ce Parisien parisiennant avait menée depuis qu'il était
sorti de l'adolescence ! Et Mariannette elle-même, dans sa simpli-
cité de rose paysanne, était si différente de ces créatures compli-
quées et factices, étrangement et délicieusement perverses, dont il
avait fait jusque alors sa société préférée !.. Ce caractère tout d'une
pièce le désorientait et en même temps exerçait sur lui une action
calmanteet reverdissante. — Lorsque, vers neuf heures, il prit congé
de l'orpheline, il se sentit moralement réconforté et rajeuni. Au
dedans de lui, une source vive semblait avoir soudain jailli ; — une
de ces fontaines printanières et vierges, comme nous en sentions
parfois sourdre dans nos cœurs, à l'aube de la prime jeunesse, au
fond du collège, quand nous venions de lire de beaux vers, ou qu'à
travers les fenêtres du dortoir, nous voyions au loin les collines
empourprées par un clair soleil de mai...
VI.
Le ciel de la Savoie et le voisinage de Mariannette eurent encore
une autre influence sur Philippe : ils lui rendirent le goût du tra-
vail. Après un examen sommaire des titres de propriété de l'or-
pheline, il s'était d'abord imaginé qu'une seule conférence avec les
gens d'affaires d'Annecy suffn-ait à aplanir toutes les difficultés. Mais
AMOUR d'automne. 749
il connaissait mal la province, où la lenteur tatillonne des esprits
formalistes, les inimitiés locales, les querelles politiques compliquent
les questions les plus simples en apparence. Après des pourparlers
diffus avec un notaire bavard et un avoué retors, il pressentit que
les adversaires deM"®Diosaz emploieraient le vert et le sec pour em-
brouiller les choses. Il se remit donc bravement à l'étude de la
procédure et du droit civil, qu'il avait un peu perdus de vue. Pen-
dant des après-midi entières, enfermé dans la chambre verte, il
compulsait des dossiers, feuilletait le code, analysait des pièces, et
il était étonné de ne pas trouver le temps aussi long qu'il l'au-
rait cru.
A la vérité, cette besogne aride était variée d'agréables inter-
mèdes. Lorsque Philippe, fatigué de déchillVer des actes ou de
minuter des projets d'exploits, descendait au jardin pour respirer,
il y trouvait Mariannette occupée à ébourgeonner sa treille ou à
étendre du linge sur la haie. Le grand sourire clair du lac, joint à
la vue de cette jeunesse en train de s'épanouir, suffisait pour lui
rafraîchir le cerveau. D'ailleurs la monotonie des heures d'étude
était coupée par le dîner et le souper qu'on prenait pour ainsi dire
en plein air, pendant les jours de grande chaleur. On dressait la
table sur la galerie, entre les vignes grimpantes des piliers, et il
semblait qu'on fût de plain-pied avec le jardin et la montagne.
Fatigué de la cuisine trop raffinée et des vins savamment frelatés
des dîners parisiens, Philippe savourait avec volupté les simples
menus des repas ordonnés par Perronne. — Le vin rose qui pétil-
lait dans son verre était le produit des vignes voisines ; le poisson
sortait du lac; les côtelettes et les gigots provenaient de petits
moutons de montagne à la chair succulente et fine ; les vaches de
la maison avaient fourni la crème et le beurre; les légumes et les
fruits avaient été cueillis le matin même dans le potager ; les fleurs
du jardin égayaient la nappe blanche, et le tout était servi par les
mains adroites de Mariannette, qui, assise en face de Desgranges et
le regardant avec ses yeux limpides, semblait une émanation de
tout ce qu'il y avait de fraîcheur et de beauté aux entours : — la
transparence du lac, le parfum des fraises, la saine beauté des
roses, la lumière colorée des montagnes aux lignes harmonieuses ,
un peu de tout cela se retrouvait en elle. Avec cette cordialité
bonne enfant qui caractérise les mœurs savoyardes, elle était vite
arrivée à traiter son hôte d'une façon respectueusement familière,
et lui-même, mis à l'aise par la franchise de cet accueil, avait
pris avec elle les façons quasi paternelles d'un vieil ami.
Parfois, au milieu de ses élucubrations juridiques, Philippe, pen-
ché sur un dossier, entendait s'entr'ouvrir la porte de la chambre
verte. C'était Mariannette qui entrait discrètement et qui apportait
750 REVUE DES DEUX MONDES.
comme un rayon de soleil dans le poudreux refrognement noir des
livres et des paperasses de la chambre d'étude. Elle reprochait dou-
cement à son conseil de mener une vie trop casanière et le pous-
sait à prendre quelques distractions au dehors.
Un soir, elle lui dit : — Monsieur Desgranges, si vous voulez m'en
croire, vous quitterez votre besogne une heure plus tôt, nous avan-
cerons le souper, je vous montrerai le plus joli des hameaux de Tal-
loires, — Angon, où j'ai une course à faire... C'est à un quart
d'heure d'ici, et je suis certaine que vous serez content de votre
promenade...
Après le souper, ils gagnèrent Angon en longeant les bords du
lac. Mariannette n'avait rien exagéré et le site était d'une intimité
charmante. — En face du hameau, un torrent jaillissait d'une fis-
sure de la montagne. Il tonbait d'un seul jet à travers les hêtres,
faisait tourner un moulin accroché à la paroi rocheuse,, puis se
creusait un lit dans les pierres jusqu'à l'extrémité d'une verte pres-
qu'île, plantée de vignes et d'arbres fruitiers, autour de laquelle
le lac étendait sa nappe soyeuse. Un chemin caillouteux et rapide
suivait la pente du ruisseau et, çà et là, sur les berges, une ving-
taine de maisons isolées les unes des autres par d'étroits jardinets et
de grands arbres s'éparpillaient irrégulièrement. Chaque habitation
avait son escalier extérieur de pierre ou de bois, conduit^ant à l'étage
élevé au-dessus des celliers ; sa galerie à claire-voie, protégée
par le large auvent de la toiture savoyarde ; son fenil libéralement
aéré, d'où s'exhalait une salubre odeur de foin. Aux balustrades
fuselées des galeries, des vignes montaient et retombaient en
désordre; des pots de fuchsias et de géraniums égayaient d'une note
rouge la verdure des pampres et le brun foncé des charpentes. Par-
fois une cage, où chantait un chardonneret, y pendait à côté de la
claie où séchaient les fromages. De robustes noyers, poussés à l'angle
des façades, croisaient leurs branches au-dessus du chemin, et en-
veloppaient le hameau tout entier d'une obscure et aromatique
fraîcheur. Cette voûte feuillue où se perdaient les toits moussus
courait ainsi jusqu'au lac, et, à l'extrémité de la coulée de ver-
dure, on voyait fuir tout au loin, sur l'eau bleue, une barque dont
la voile blanche se gonflait, ou dont les rames scintillaient au
soleil.
A Angon, tout le monde connaissait Mariannette. La ménagère
occupée à écosser des haricots sous l'auvent de sa galerie; le pay-
san en bras de chemise, qui rebattait sa faux sous le cintre d'un
cellier, lui envoyaient un respectueux bonjour. Elle avait pour tous
un sourire et un mot aimables; s'arrêtant près de chaque seuil,
interrogeant sur sa santé une fillette assise près de sa vache dans
un bout de pré; demandant des nouvelles de son mari à une
AMOUR d'automne. 751
femme qui gravissait les degrés de pierre, droite sur ses hanches,
les bras levés et arrondis pour soutenir un paquet d'herbes qu'elle
portait sur la tête. Philippe admirait la façon naturelle et affable
avec laquelle elle s'intéressait aux détails de la vie rustique. Elle
savait causer avec les paysans dans une langue aisée, simple,
familière et digne à la fois. — Quand elle se fut entendue avec l'un
d'eux sur certains travaux urgens à effectuer dans ses vignes, elle
conduisit son hôte jusqu'à l'extrémité de la presqu'île. Là, plusieurs
de ces bateaux plats en usage au bord du lac étaient amarrés à des
pieux, Mariannette regardait silencieusement la surface tranquille
de l'eau limpide, que le couchant commençait à empourprer. Tout
à coup, elle demanda à Philippe:
— Savez-vous ramer, monsieur Desgranges?
Il répondit affirmativement.
— En ce cas, si vous le voulez, nous reviendrons au Vi\ier par
eau... La soirée est si belle que ce serait dommage de ne pas vous
montrer le fond du lac au soleil couchant... Je vais prier notre
vigneron de nous prêter ses rames et son bateau.
Elle rebroussa chemin et alla parler au vigneron, qui émergea
bientôt de l'obscurité du sentier, avec une paire de rames sur
l'épaule. — Quelques minutes après, le bateau s'éloignait lentement
du talus.
Mariannette s'était assise à l'arrière et Desgranges ramait à l'avant.
Pour être plus à l'aise, il avait jeté son feutre à ses pieds. Lorsque,
dans la manœuvre, son corps se renversait en arrière, les rougeurs
du soleil déclinant éclairaient à plein son buste élégant, sa barbe
en pointe, son teint hâlé déjà et son front large surmonté de che-
veux coupés en brosse. Le mouvement qu'il se donnait, et aussi
l'illumination du soir, rosaient son visage et allumaient ses yeux
aux paupières allongées. Il s'était opéré en lui un soudain rajeu-
nissement. Tout à l'heure encore, Mariannette l'avait surpris courbé
sur les paperasses du cartonnier, le dos rond et le front plissé,
ayant dans son attitude quelque chof=e d'alourdi et de fatigué; main-
tenant elle était émerveillée de lui voir tant de lueurs dans la phy-
sionomie, tant de vigueur et de souplesse dans le jeu des articu-
lations, et elle ne put s'empêcher d'en faire naïvement la re-
marque :
— Oh ! s'écria-t-elle, mais vous ramez comme un jeune homme !
Le compliment parut médiocrement flatter Philippe, qui répliqua
d'un ton piqué :
— C'est en effet une habitude de jeunesse... J'ai beaucoup ca-
noté jadis;., car, nous autres Parisiens, nous ne sommes pas
aussi inhabiles aux exercices du corps qu'on le croit en pro-
vince.
752 REVUE DES DEDX MONDES.
— Vraiment?
— Vous vous imaginiez, je suis sûr, que nous étions tous dé-
jetés et ramollis par une vie d'oisiveté et de plaisir?
— Oh! non... Seulement... Elle s'arrêta court et reprit : — Par-
donnez-moi, j'ai sur l'existence qu'on mène là-bas des idées très
vagues et sans doute très fausses... Ici, en général, j'en conviens,
on a de Paris une assez mauvaise opinion, et les mères de famille
craignent d'y envoyer leurs enfans.
— Hum !.. Elles n'ont pas tout à fait tort.
— Pensez-vous?.. Moi, je crois que, lorsqu'on doit se gâter, on
se gâte tout aussi bien en province... Voyez mon père, il est re-
venu de Paris avec le cœur intact et l'esprit encore mieux trempé.
— Oh ! ma chère enfant, Diosaz était un diamant, lui ; rien ne
pouvait l'entamer... Mais il y a des caractères faibles, et, là-bas, les
tentations sont si fortes !
— Oui, je sais, repartit-elle ingénument.
— Comment? s'exclama-t-il, stupéfait d'une affirmation aussi ca-
tégorique.
— Je m'explique mal... J'ai entendu dire que les jeunes gens
s'y perdent dans de mauvaises compagnies ; seulement j'imagine
que ces choses-là ne se passent que dans des milieux inférieurs et
très corrompus,., tandis que dans la bonne société, chez les gens
bien élevés...
— Les gens bien élevés se perdent avec les femmes de leur
monde, voilà toute la différence ! riposta ironiquement Philippe.
— Quoi ! il y a des femmes et des jeunes filles du monde qui se
respectent aussi peu ?
— Des jeunes filles, je ne dis pas, mais des femmes, assuré-
ment.
— C'est une honte ! murmura-t-elle.
Philippe se mordit les lèvres. Il se repentait maintenant d'avoir
laissé échapper cette boutade sceptique et quasi inconvenante. De
quoi allait-il parler à cette jeune fille? Le regard droit et honnête-
ment ébahi de Mariannette le décontenançait. Il rompit brusque-
ment les chiens.
— Je m'en veux, reprit-il, de vous entretenir d'aussi laides choses
en face d'un spectacle pareil... Je n'ai pas encore vu votre pays
aussi absolument beau que ce soir !
Ils étaient arrivés au milieu du petit lac. Du côté d'Annecy, le
reflet du ciel orange répandait sur l'eau très calme une éblouis-
sante coulée d'or à chatoiemens vermeils. Barrant cette nappe in-
candescente, la presqu'île de Duingt y découpait avec vigueur son
château et ses feuillages presque noirs. Puis l'eau se décolorant in-
sensiblement prenait une teinte verte toujours plus tendre, jusqu'au
AMOUR d'automne. 753
Bout-du-Lac, où elle se fondait dans les vapeurs gris bleu qui fu-
maient à la base des montagnes, tandis que les crêtes les plus éle-
vées, encore effleurées par le soleil, semblaient lavées d'une suave
couleur mauve. — Philippe ni Mariannette ne parlaient plus. Ils étaient
uniquement occupés à jouir de la calme beauté de cette radieuse
tombée du jour. Tout en ramant. Desgranges regardait 3F® Diosaz,
assise à l'autre bout de la barque et se profilant dans ses vêtemens
noirs sur l'eau frissonnante et dorée. Sous une fanchon de crêpe,
ses cheveux châtains, délissés par l'air humide, frisottaient en fines
crêpelures sur ses tempes, et les vermeils reflets du couchant y
mettaient comme une auréole. Le dernier empourprement du soir
éclairait d'une virginale lueur ses grands yeux bruns et l'ovale de
son visage, allongé et fin comme celui des figures de femmes du
Vinci.
Peu à peu, le soleil disparut tout à fait derrière le Semnoz, et la
vivacité des colorations s'assourdit. Le lac était devenu d'un vert
foncé ; sur toute sa surface, on n'entendait d'autres bruits qu'un
frais clapotement d'eau contre les berges et le rythme des rames
maniées par Philippe. Le bateau se rapprochait de la rive, et on
débarqua au bas des vignes, dans le petit port du Vivier.
Au moment où Desgranges prenait congé de Mariannette, elle lui
dit :
— Ah! cette fois, il ne faut pas que j'oublie... Monsieur Des-
granges, j'ai une restitution à vous faire.
Elle tira de sa poche un petit carnet, et de ce carnet une lettre
que Philippe reconnut.
— Voici, ajouta-t-elle en la lui tendant, la lettre que vous avez
bien voulu me confier... Je l'ai gardée peut-être trop longtemps,
excusez-moi;., mais, en la relisant, il me semblait que j'entendais
encore mon père... Merci de me l'avoir laissé lire, bien qu'elle
contînt... des choses qui n'étaient écrites que pour vous.
En regagnant l'Abbaye, Philippe rumina longuement ces derniers
mots. — Qu'avait-elle voulu dire en parlant de ces choses écrites pour
lui seul?.. Il se souvint tout à coup du passage où Diosaz faisait al-
lusion à « ses expéditions galantes, » et il éprouva une sorte de ma
laise moral en songeant que ce passage avait dû attirer l'attention
de Mariannette. Bien qu'il eût plus du double de l'âge de M"®Diosaz,
cela le gênait. — Ces quelques mots jetés au courant de la plume
avaient dû ouvrir à la jeune fille de singulières échappées sur les
mœurs de l'homme qui était devenu son conseil, et Philippe en
était quelque peu confus. Pour se rasséréner, il se répéta l'adao-e :
Omnia sana sanis. M^'® Diosaz était si ignorante du mal que cette
plaisanterie avait dû gUsser sur son esprit sans y laisser d'impres-
TOME LXXXIV. — 1887. /j8
754 REVUE DES DEUX MONDES,
sion fâcheuse. — Elle l'avait remarquée cependant, sans quoi sa
réflexion, en rendant la lettre, n'aurait eu aucun sens. Et de nou-
veau il sentait une piqûre d'ennui, à l'idée que cette phrase avait
pu le peindre à l'esprit de la jeune fille sous des couleurs équi-
voques.
Lorsqu'il fut rentré dans sa chambre d'auberge, un autre inci-
dent acheva de troubler sa quiétude morale. Il trouva sur sa table
une lettre de M""^ Archambault. Cette longue épître, écrite à la hâte
sur un papier anglais épais, fort à la mode à ce moment, était dé-
cousue, effervescente et évaporée : l'image même de la personne
qui l'avait rédigée. Il y avait de tout dans ces quatre pages serrées
et recroisées de lignes griffonnées en travers : des effusions pas-
sionnées, des papotages mondains et des reproches.
Camille disait son ennui de se trouver si éloignée de Philippe ;
puis, brusquement, elle passait au récit d'une reprise de la Belle
Hélène, à laquelle elle avait assisté la veille. — La pièce lui avait
paru froide en comparaison de l'enthousiasme des représentations
d'autrefois. Judic faisait d'Hélène une petite bourgeoise ; elle n'avait
pas le diable au corps et la lyrique extravagance de Schneider. Du
reste, dans la société parisienne, tout se rapetissait et se vulgari-
sait : M™® de Trois-Fontaines venait de s'enfuir avec son maître
d'hôtel ; le banquier Akar, en rentrant du cercle, avait surpris sa
femme en conversation criminelle avec un petit employé de minis-
tère et s'était ridiculement colleté avec ce gratte-papier. Paris s'en-
nuyait, et Camille subissait l'influence du milieu. Puisque Philippe
était encore retenu en Savoie pour plusieurs mois, elle comptait se
faire envoyer à Aix, où il pourrait la rejoindre. Son mari ne voulait
pas entendre parler de ce voyage, mais elle saurait lui forcer la
main. Il lui était impossible de vivre loin de Philippe, et, coûte que
coûte, dût-elle faire un éclat, elle irait le retrouver... Elle était trop
lasse de la vie qu'elle menait! — Suivait une litanie de plaintes
contre la destinée en général et contre Desgranges en parti-
culier...
Après cette soirée si intime et si recueillie, passée sur le lac en
compagnie de Mariannette, la lettre de M""^ Archambault, fiévreuse
et mondaine, toute résonnante de l'écho des commérages parisiens,
toute pleine d'orageuses récriminations, fit à Philippe l'effet d'une
note discordante. Elle l'impressionnait désagréablement, comme
une violente odeur de musc et de patchouli qu'on respirerait tout
à coup parmi les salubres émanations d'une forêt. Il résolut d'y ré-
pondre immédiatement pour exhorter son amie à la patience et à
la sagesse, et pour la supplier de ne pas exciter les soupçons de son
mari en mettant à exécution ses projets de voyage. — Tandis qu'il
AMOLR d'automne. 755
s'ingéniait à chercher des mots tendres, discrètement persuasifs
pour formuler des conseils de prudence, il était étonné de la diffi-
culté qu'il éprouvait à remplir les pages de sa lettre. Involontaire-
ment, il repensait à sa conversation avec M"^ Diosaz, et l'image de
Mariannette s'interposait entre lui et la personne à laquelle il écrivait.
— Assurément M""® Archambault lui était chère. Depuis quinze ans,
ils étaient étroitement liés l'un à l'autre, et il lui devait les plus vives,
les plus délicates émotions d'amour qu'il eût ressenties. Mais quelle
différence entre cette femme maladivement nerveuse, se décidant
toujours par à-coups violens, passant brusquement de l'exaltation au
désespoir, et cette franche, droite et saine nature de jeune fille!..
Philippe, suivant insensiblement la pente où l'entraînait cette com-
paraison, ne pouvait s'empêcher d'imaginer quelle eût été sa des-
tinée, si, à vingt-cinq ans, il avait rencontré une fille semblable à
Mariannette et s'il l'eût épousée?.. Il avait passé les plus belles an-
nées de sa jeunesse en quête déplaisirs raffinés, de subtiles et rares
émotions amoureuses; maintenant, arrivé à la pleine maturité, il se
demandait s'il n'avait pas, comme dans la fable de La Fontaine,
joué le rôle de « l'homme qui court après la fortune, » tandis que
celle-ci va s'asseoir à la porte de « l'homme qui l'attend dans son
lit. » — La volupté la plus exquise et la plus rare n'était-elle pas,
tout bonnement, l'amour d'une vierge qu'on épouse, dont on dé-
couvre seul les beautés non encore épanouies, et dont on fait la
compagne des bons et des mauvais jours, des peines et des joies de
toute sa vie?..
VII.
— Dites-moi, mon brave homme, suis-je bien sur le chemin qui
descend à Talloires?..
Philippe Desgranges venait de parcourir le plateau montueux
qui sépare Saint-Germain de Menthon-Saint-Bernard, et d'où on a
toute la perspective du lac. S'étant arrêté au bord d'une clairière
où plusieurs sentiers se croisaient, il interrogeait un vieux paysan,
occupé à faire paître deux chèvres dans les broussailles.
Ce pasteur de chèvres était âgé d'au moins soixante-dix ans.
Coiffé d'un chapeau haut de forme, cassé, graisseux et roussi; vêtu
d'un habit- veste en loques, il se tenait très droit sous ces haillons
décolorés. Son corps sec, sa barbe blanche, ses yeux vifs éclairant
une maigre figure, lui donnaient une tournure et une physio-
nomie étranges.
— Oui, monsieur, répondit-il en soulevant son chapeau cabossé,
756 REVUE DES DEUX MONDES.
VOUS êtes sur le propre chemin qui mène à la route de Tailoires...
Il est bien mauvais en cet endroit-ci, mais il s'améliore quand on a
passé Perroir.
Philippe regardait curieusement le bonhomme, ses chèvres et le
paysage rocailleux, où des genêts mettaient çà et là une tache
d'or. — A un jet de pierre, une source s'était creusé un ré-
servoir au pied d'un noyer; et, dans une cassure de roche, une
masure en ruine montrait son toit de chaume effondré et ses murs
croulans.
— "Vous habitez près d'ici? demanda- t-il.
— Moi et mes chèvres, répliqua le vieux, nous demeurons dans
cette maisonnette que vous voyez là, sous ce noyer.
Desgranges jeta un coup d'œil sur la masure et fut pris de com-
passion. Cette ruine ne devait guère mieux abriter le bonhomme
que ses vêtemens en haillons.
— Comment pouvez-vous loger là pendant les mauvais temps !
s'écria-t-il.
— Ah! dame, reprit l'autre philosophiquement, on vit comme
on peut... Il y a des nuits, quand il pleut, où je suis obligé de tenir
mon parapluie ouvert au-dessus de mon lit, et ça n'est guère com-
mode, à mon âge... Je n'ai pas toujours été aussi mal loti, mon-
sieur... J'étais entrepreneur de mon métier et j'avais du crédit dans
toute la contrée. Mais un maudit pont que j'avais soumissionné et
que le torrent a emporté m'a mis sur la paille... Aujourd'hui, je
ne trouverais pas seulement à emprunter de la braise sur une
pelle!..
Desgranges fouilla dans sa poche et donna une pièce blanche au
vieux, qui parut ravi.
— Merci, monsieur, continua-t-il, vous êtes bien offrant; merci
de tout mon cœur!..
Puis, le regardant attentivement, il ajouta :
— Vous n'êtes pas du pays, et cependant je crois bien vous avoir
déjà vu au Vivier... N'est-ce point vous qui êtes venu pour épouser
M"*= Diosaz ?
— Hein? s'exclama Philippe stupéfait.
— Dame, ça se dit dans la paroisse ; et, entre nous, vous n'au-
riez point tort... C'est une bien parfaite demoiselle et richement
pourvue... Grand merci encore, monsieur, et grand bonheur je
vous souhaite en mariage!..
Philippe quitta brusquement le gardeur de chèvres et descendit
d'un air soucieux les dernières pentes de la montagne. — Que signi-
fiait cette ridicule histoire de mariage? Il fallait qu'elle fût déjà
bien accréditée dans le village pour que ce vieux mendiant la con-
AMOUR d'automne. 7Ô7
nût ! Desgranges était d'autant plus vexé, qu'au fond il se recon-
naissait coupable d'imprudence. En devenant l'hôte assidu de
Mariannette, il avait lui-mênie contribué à donner quelque vraisem-
blance à cette supposition. L'innocente familiarité de M"^ Diosaz,
leurs promenades en tête-à-tête aux environs, avaient pu le faire
considérer comme un épouseur par les gens qui ignoraient les rap-
ports d'étroite amitié existant entre lui et Marcelin Diosaz. — Il y
avait là un danger auquel ils n'avaient songé ni l'un ni l'autre. Ces
commérages absurdes pouvaient compromettre la | tranquillité et
l'avenir de Mariannette. Maintenant qu'il était averti, son devoir
exigeait qu'il agît avec plus de réserve.
Il songeait à ces choses en débouchant sur la route et se disait
qu'il était urgent de chercher à remédier au mal. Les affaires de la
succession Diosaz seraient encore longues à débrouiller, et Philippe
était tenu en conscience de faire cesser une situation préjudiciable
à la jeune fille. Mariannette avait l'âge où l'on songe à se marier,
et les assiduités équivoques de Desgranges risquaient d'éloigner
les partis honorables qui eussent été tentés de se présenter. —
Pourquoi, en mûrissant cette dernière réflexion, Philippe, dans
l'arrière-fond de son cœur, se sentait-il piqué par une pointe de
mélancolie? L'idée que l'un de ces prétendans éventuels viendrait,
fier de sa jeunesse, courtiser Mariannette au Vivier et réussirait à
se faire aimer, avait lentement déterminé en lui un obscur et insi-
dieux mouvement de jalousie dont il osait à peine constater l'éclo-
sion. Quelle raison avait-il de s'émouvoir de la sorte? Il était tout
naturel qu'un jeune homme devînt amoureux de M"® Diosaz ou
qu'elle-même fît choix d'un fiancé. En quoi cela pouvaii-il le frois-
ser, lui, Philippe, — quadragénaire aux cheveux déjà gris, et de
plus attaché, quasi marié moralement à une femme du monde par
une liaison de quinze années? — Eh bien! si fait, cela le froissait.
A quoi bon se mentir à soi-même?.. Il se sentait entraîné vers
Mariannette par un courant d'attraction composé d'élémens assez
compliqués, mais parmi lesquels une admiration très tendre l'em-
portait de beaucoup sur la simple et paternelle amitié du commen-
cement. L'orpheline du Vivier le séduisait par la grâce virginale de
ses vingt ans, par son caractère loyal et franc, par la santé de son
âme et la beauté de son corps. Ce sentiment très vif n'était peut-
être pas encore de l'amour, mais à coup sûr c'était plus qu'une
tranquille amitié.
Le résultat de cet examen de conscience l'effraya. Si l'état de son
cœur était déjà tel après trois semaines d'intimité, Philippe s'avouait
qu'il y avait urgence à se mettre en garde contre une si rapide sé-
duction. La constatation de cette affection naissante était une rai-
7 58 REVUE DES DEUX MONDES,
son de plus pour couper court aux propos des commères du vil-
lage. Il lui fallait apporter plus de discrétion dans ses rapports avec
Mariannette, espacer davantage ses visites au Vivier. Pour cela, il
était nécessaire de trouver un biais qui lui permît de rester à
Talloires et de continuer à s'occuper de la succession, tout en se
tenant prudemment à l'écart.
Tandis qu'il cherchait à voir clair dans son cœur et à découvrir
une solution, Philippe était parvenu au point culminant de la route
qui domine Talloires et le petit lac. Il longeait le clos du Toron, et
il allait prendre un raccourci pour descendre au bourg, quand, sous
les arbres de bordure, il aperçut, fixé à l'un des peupliers de l'en-
trée, un écriteau avec ces mots : appartement meublé à louer. —
C'était là une coïncidence singulière et comme une réponse aux in-
terrogations qu'il se posait mentalement. Il résolut de visiter ce lo-
gement, et s'engagea sous les arbres verts qui formaient une sorte
de vestibule ombreux au seuil du domaine.
Il suivit une avenue montante, qui s'enfonçait entre un talus de
vignes, à droite, et une banquette gazonneuse plantée de pom-
miers, à gauche. Elle aboutissait à un antique mur ombragé de sa-
pins, percé d'un porche que surmontait un toit de tuiles à dos d'âne
et d'où retombait la draperie d'une vigne vierge. La maison faisait
face à cette ouverture, au fond d'une cour déserte, où des grami-
nées et des coquelicots poussaient à foison. Le logis était spacieux,
bâti au commencement du xviii'' siècle, ainsi que l'indiquait une
date gravée au-dessus de la porte principale. La galerie du premier
étage s'abritait sous la saillie très large d'un toit de tuiles noircies,
qui dessinait haut sur le ciel ses pans coupés, terminés par d'élé-
gans épis faîtiers. Vers la gauche, en contre-bas, verdoyait un
potager aux allées moussues , bordées de quenouilles rabougries.
— Philippe traversa ce clos, où les légumes poussaient tant bien
que mal en compagnie du chiendent et des séneçons, et atteignit la
façade postérieure qui avait vue sur le lac. De ce côté, les portes-
fenêtres se trouvaient de plain-pied avec un parterre où une table
de pierre et de bancs rustiques étaient disposés à l'ombre d'un poi-
rier. Là aussi, la vigne vierge tapissait un pan de mur et retombait
en longues traînes sur un vieux prunier effondré au-dessus du
potager.
Tout cela avait un air d'abandon et de retour à la vie sauvage. Il
s'en exhalait une senteur humide et automnale, particulière aux
antiques demeures, où l'on semble respirer encore l'intime poésie
d'un siècle défunt. La physionomie originale de cette maison con-
temporaine de Jean-Jacques et de M""^ de Warens , le pittoresque
fouillis des jardins, la solitude du site, plurent à l'imagination et aux
AMOUR d'automne. 759
instincts artistes de Philippe Desgranges. Ce qui acheva de le char-
mer fut un promenoir herbeux qui partait de la maison , coupait
en écharpe la pente du vignoble et s'allongeait jusqu'au promon-
toire du Roc-de-Chère. De là, on dominait l'Abbaye et son ave-
nue de marronniers, la petite anse de Talloires avec ses barques
amarrées à la berge, la pointe des peupliers où le ponton mirait
dans l'eau profonde son étroite estacade, l'unique rue du bourg
et l'entière surfcice du petit lac, dont la nappe bleue caressait les
molles découpures de la presqu'île de Duingt et de la pointe d'An-
gon. Tout autour s'arrondissait le cirque majestueux des monta-
gnes aux élancemens superbes et aux formes élégantes. Ce magni-
fique décor nageait dans une limpide lumière, laissant voir les
moindres détails des cimes bleuâtres ou dorées, et cela gagna le
cœur de Phihppe.
Il décida de se cloîtrer au Toron pendant le reste de son séjour à
Talloires, et se mit immédiatement en quête du maître du logis. Ce
propriétaire n'habitait pas le pays, mais il avait donné pleins pou-
voirs au granger, qui occupait une dépendance du domaine. Ce fut
ce dernier qui fit visiter la maison à Desgranges. On s'entendit
rapidement sur le prix de la location. Il fut convenu que la gran-
gère, qui avait été en condition à Annecy, soignerait le ménage et
cuisinerait les repas du nouveau locataire, et Philippe s'arrangea
pour coucher au Toron dès le lendemain.
Il redescendit à Talloires, satisfait de la résolution qu'il avait
prise, mais en même temps un peu embarrassé de la façon dont il
l'expliquerait à M"^ Diosaz. D'une part, il ne voulait pas que cette
explication fût trop précise et de nature à troubler l'innocente sé-
curité de Mariannette ; mais, d'un autre côté, il craignait que l'étran-
geté de sa brusque détermination ne chagrinât la jeune fille. Aussi
fut-ce avec une mine perplexe et soucieuse qu'il aborda l'orphe-
line. Il la trouva en conférence avec Perronne, la cuisinière.
— Vous nous surprenez en tiain d'agiter une grave question, dit-
elle gaîment à Philippe ; on a apporté une truite à Perronne, et nous
discutions à quelle sauce nous vous la ferions manger demain...
La préférez-vous au court-bouillon ou au blanc?
C'était l'occasion pour Desgranges de déclarer que le lendemain
il ne serait plus le commensal de M'^® Diosaz ; mais il lui répugnait
de s'expliquer devant Perronne. Il se contenta de murmurer une
réponse évasive. Vers la fin du dîner, Mariannette elle-même lui
facilita une entrée en matière. Elle avait remarqué la préoccupa-
tion de son hôte, et elle lui demanda timidement :
— Qu'avez-vous, monsieur Desgranges?.. Votre promenade de
tantôt vous a-t-elle fatigué?
760 REVUE DES DEUX MONDES.
— Non pas, ma chère enfant, elle m'a fort intéressé, au contraire...
Et puis, tout en flânant, j'ai découvert une maison où je serai mieux
logé qu'à mon auberge.
Elle ouvrit de grands yeux étonnés :
— Vous voulez quitter l'Abbaye?
— Oui, je travaillerai plus tranquillement dans mon nouveau gîte.
— Où allez-vous demeurer ?
— Au Toron.
— Au Toron? se récria- t-elle, y pensez-vous?.. La maison n'a
pas été restaurée depuis cinquante ans; elle est d'ailleurs située
loin du bourg, et ce sera bien incommode pour venir prendre vos
repas au Vivier.
— Aussi, repartit Philippe, ai-je l'intention de manger désormais
chez moi ; je vous demande la permission de n'être plus votre hôte
que de loin en loin... La grangère du Toron me cuisinera mes
repas.
M"*" Diosaz releva vivement la tête ; puis, regardant son interlocu-
teur d'un air attristé :
— Vraiment, est-ce sérieux ce que vous m'annoncez là?
— Très sérieux... Demain, je ferai transporter au Toron les pa-
piers et les livres qui me sont nécessaires...
— Monsieur Desgranges, interrompit-elle d'une' voix un peu
altérée, votre résolution inattendue m'inquiète... Répondez-moi
franchement : quelqu'un ici vous a-t-il manqué d'égards?..
Perronne est parfois un peu grognon ; moi-même je suis une maî-
tresse de maison très inexpérimentée... Vous ai-je involontairement
froissé ?
— Non, mon enfant, répliqua-t-il d'un ton affectueux, vous êtes
la meilleure et la plus charmante des hôtesses ; Perronne s'est mon-
trée pour moi pleine de prévenances, et je n'ai de ma vie été plus
choyé et gâté qu'au Vivier.
— Alors pourquoi nous quittez-vous?
— Je vous le répète, parce que je veux presser plus activement
mon travail, et qu'en prenant mes repas au Toron, je perdrai moins
de temps.
— Vous en perdriez moins encore en mangeant au Vivier, où
vous avez une bibliothèque sous la main et un cabinet de travail
bien outillé... Non, reprit-elle avec des yeux humides, vous ne me
dites pas la vérité, et votre manque de confiance me mortifie...
Avouez que vous avez un autre motif de vous reléguer au Toron !
En voyant les yeux mouillés et la figure chagrine de Marian-
nette, Philippe eut un remords, et, ne voulant pas peiner davan-
tage M"^ Diosaz :
AMOUR d'automne. 761
— Je vous l'avoue, dit-il, oui, il y a un autre motif... Mais, bien
qu'il soit sérieux, il a des apparences si invraisemblables que j'ai
un peu honte à vous le confesser... Je me suis décidé à cesser
d'être votre hôte, parce que mes assiduités au Vivier donnent lieu
dans le bourg à des interprétations compromettantes!..
— Compromettantes !
Elle réfléchit un moment» — Pour qui ?
— Pour vous, naturellement.
Les joues de Mariannette rougissaient et ses yeux s'assombris-
saient.
— Mais enfin que dit-on? demanda-t-elle.
— On dit que je suis venu ici pour vous épouser et que nous
devons nous marier prochainement.
La physionomie de la jeune fille s'éclaircit; elle frappa ses mains
l'une contre l'autre et éclata de rire.
— Perronne, cria-t-elle à la vieille servante qui entrait pour des-
servir, écoute la nouvelle!.. Sais-tu ce qu'on dit dans le bourg? On
prétend que je vais me marier avec M. Desgranges!..
La bouche prudente de Perronne se plissa un moment et gri-
maça un vague sourire.
— Ce n'est pas une nouvelle pour moi, répondit-elle... Il y a déjà
plusieurs jours que je la savais... Si je ne vous en ai pas parlé, ma-
demoiselle, c'est que je craignais de vous tourmenter et de vexer
M. Desgranges.
— Mais c'est absurde ! s'exclama Mariannette.
— Oui, reprit Philippe, piqué de la brusque vivacité de cette ex-
clamation, c'est absurde, en effet... J'ai plus du double de votre
âge, et je pourrais être votre père. Mais enfin, dans les villages
aussi bien que dans les villes, on est peu enclin à la charité...
Quoique ces commérages n'aient pas le sens commun, j'ai cru
agir sagement en mettant plus de distance entre mes visites au
Vivier.
— M. Desgranges va loger au Toron et il y prendra ses repas.
Perronne, murmura Mariannette avec humeur, il ne mangera pas
ta truite et tu peux la donner à ton chat !
— Eh! ma pauvre demoiselle, riposta Perronne en fronçant son
tablier, M. Desgranges a peut-être raison... L'autre tantôt, au four
banal, les femmes jacassaient sur ce prétendu mariage comme des
ponlailles dans un courtil... 11 n'est que temps de leur clore le bec!..
— Vous voyez que cette brave femme est de mon avis, reprit
Philippe, quand il se retrouva seul avec Mariannette; si risibles
que soient ces propos en l'air, ils peuvent avoir des conséquences
regrettables, et votre père, mon enfant, s'il eût vécu, eût été le
762 REVDE DES DEUX MONDES.
premier, malgré l'amitié qui nous liait., à approuver la réserve
que je m'impose... J'espère que vous me donnerez aussi votre ap-
probation.
Mariannette l'écoutait, très émue. — Assurément, il devait avoir
raison : ces commérages villageois, propagés sans doute par la mal-
veillance de ses tantes, étaient fort désagréables pour elle. — Puis
une autre pensée lui vint. Elle se demanda si Philippe n'était pas
lui-même ennuyé tout autant et plus qu'elle de défrayer la curiosité
locale. Qui sait s'il n'avait pas quelque secret motif de se blesser
du rôle que la sotte imagination des gens du bourg lui faisait
jouer?.. — Après avoir réfléchi un moment, elle secoua la lête :
— Je comprends, murmura-t-elle, et je n'insiste plus.
Philippe prit congé de la jeune fille, et ils se serrèrent la main sur
le seuil de la porte.
— Au revoir, monsieur Desgranges, et merci, dit-elle d'une voix
attristée; je regrette que vous ne puissiez plus être mon hôte...
J'espère, du moins, que vous n'oublierez pas trop le chemin du
Vivier, et que vous m'aiderez de vos conseils, malgré tout...
Elle n'acheva pas. Elle éprouvait un embarras, mêlé d'un peu de
fâcherie, à revenir sur l'incident qui avait motivé la résolution de
Philippe. — Longtemps après son départ, elle se tint accoudée à
l'appui de la galerie. Des rougeurs lui montaient au front, tandis
qu'elle se répétait les dernières paroles de Desgranges, et elle res-
tait pensive, en face du lac sur lequel la nuit azurée descendait
doucement.
André Theuriet.
{La deuxième partie au prochain n°.)
LA
CONQUÊTE DE L'ALGÉRIE
LE GOUVERNEMENT DU GÉNÉRAL BUGEAUD.
1.
L'OFFENSIVE CONTRE ABD-EL-KâDER. — OCCUPATION DE MASCARA.
I.
La nomination du général Bugeaud au gouvernement de l'Algé-
rie fut d'abord accueillie, de l'autre côté de la Méditerranée, avec
surprise, et sinon avec mécontentement, on peut dire assurément
sans faveur. L'ancienne hostilité du général contre la conquête, sur-
tout le souvenir fâcheux du traité de Tafna, ne le recommandaient
pas à la sympathie des colons, et laissaient même, parmi les mili-
taires, à l'exception de ceux qui avaient combattu sous ses ordres
à la Sikak, une certaine inclination à la défiance. Instruit de cette
disposition générale des esprits, le maréchal Soult, président du
conseil et ministre de la guerre, se hâta d'expédier en Algérie la
dépêche suivante, avec l'ordre de lui donner la plus grande publi-
cité possible : « Le général Bugeaud ne tardera pas à partir pour
76Ù REVUE DES DEUX MONDES.
Alger. On ne doit pas inférer de sa nomination que l'occupation
sera restreinte ; la campagne qui doit s'ouvrir au printemps prou-
vera le contraire. »
Aussi, dès son débarquement, le 22 février ^8hi, en prenant la
direction des affaires auxquelles l'ancien chef d'état-major du maré-
chal Valée, le général Schramm, avait pourvu depuis un mois par
intérim, le premier soin du nouveau gouverneur fut-il d'éclairer
et de ramener à lui l'opinion par des déclarations dont la franchise
devait lever tous les doutes chez les esprits droits et raisonnables.
(c Habitans de l'Algérie, disait-il dans une proclamation à la po-
pulation civile, à la tribune comme dans l'exercice du commande-
ment militaire en Afrique, j'ai fait des efforts pour détourner mon
pays de s'engager dans la conquête absolue de l'Algérie. Je pensais
qu'il lui faudrait une nombreuse armée et de grands sacrifices pour
atteindre le tut ; que, pendant la durée de cette vaste entreprise,
sa politique pourrait en être embarrassée, sa prospérité intérieure
retardée. Ma voix n'était pas assez puissante pour arrêter un élan
qui est peut-être l'ouvrage du destin. Le pays s'est engagé, je dois
le suivre. J'ai accepté la grande et belle mission de l'aider à accom-
plir son œuvre; j'y consacre désormais tout ce que la nature m'a
donné d'activité, de dévouement et de résolution. Il faut que les
Arabes soient soumis, que le drapeau de la France soit seul de-
bout sur cette terre d'Afrique. Mais la guerre, indispensable au-
jourd'hui, n'est pas le but. La conquête serait stérile sans la colo-
nisation. Je serai donc colonisateur ardent, car j'attache moins de
gloire à vaincre dans les combats qu'à fonder quelque chose d'uti-
lement durable pour la France... Formez donc de grandes associa-
tions de colonisateurs ; mon appui, mon zèle de tous les instans,
mes conseils d'agronome, mes secours militaires, ne vous manqueront
pas. L'agriculture et la colonisation sont tout un. 11 est utile et bon,
sans doute, d'augmenter la population des villes et d'y créer des édi-
fices ; mais ce n'est pas là coloniser. Il faut d'abord assurer la sub-
sistance du peuple nouveau et de ses défenseurs que la mer sépare
de la France; il faut donc demander à la terre ce qu'elle peut don-
ner... »
Aux militaires, il disait : « Soldats de l'armée d'Afrique, le roi
m'appelle à votre tête. Un pareil honneur ne se brigue pas, car on
n'ose y prétendre ; mais si on l'accepte avec enthousiasme pour la
gloire que promettent des hommes comme vous, la crainte de res-
ter au-dessous de cette immense tâche modère l'orgueil de vous
commander. Vous avez souvent vaincu les Arabes, vous les vain-
crez encore ; mais c'est peu de les faire fuir, il faut les soumettre...
La campagne prochaine vous appelle de nouveau à montrer à la France
ces vertus guerrières dont elle s'enorgueillit... Je serai attentif à mé-
LA CONQUÊTE DE l' ALGÉRIE, 765
nager VOS forces et votre santé... C'est par des soins constans que
nous conserverons nos soldats. Notre devoir, l'humanité, l'intérêt de
notre gloire, nous le commandent également. Soldats ! à d'autres
époques, j'avais su conquérir la confiance de plusieurs des corps
de l'armée d'Afrique ; j'ai l'orgueil de croire que ce sentiment sera
bientôt général, parce que je suis bien résolu à tout faire pour la
mériter. Sans la confiance dans le chef, la force morale, qui est le
premier élément de succès, ne saurait exister. Ayez donc confiance
en moi, comme la France et votre général ont confiance en vous. »
Tandis que ces proclamations, affichées au coin des rues, dans
tous les carrefours, étaient lues avec satisfaction par la foule
civile et militaire, dans le palais du gouvernement, l'intérêt gran-
dissait encore ; car c'était le gouverneur lui-même , qui , avec
sa verve originale et franche, développait devant les fonctionnaires
assemblés les idées qu'il n'avait pu que résumer pour le de-
hors. A dater de cette première épreuve, on peut dire que le gou-
verneur était assuré d'avoir conquis, à très peu d'exceptions près,
son public ; mais parmi ces rares exceptions, il y en avait une qui
était considérable et avec laquelle il était indispensable de comp-
ter. ({ Il y a ici, disait, au mois d'octobre IS/iO, le capitaine deMon-
tagnac, un général qui est tous les généraux d'Afrique, c'est Ghan-
garnier; sa réputation va toujours grandissant, et bientôt la terre
ne sera plus assez vaste pour le contenir. » Dans ces deux phrases,
il n'y a pas un mot de trop ; c'est l'expression de la réalité même.
Accoutumé, sous l'autorité confiante du maréchal Valée, à tout ré-
gler militairement, à tout entreprendre, atout exécuter, à tout faire,
Changarnier s'était créé, dans cette campagne de 1840, une situa-
tion sans égale. L'orgueil qui le dévorait et dont ses mémoires iné-
dits, s'ils sont jamais publiés intégralement, révéleront au lecteur
étonné l'incommensurable excès, ne lui permettait pas de se ran-
ger, de s'incliner sans protestation, sinon sans révolte, sous la main
ferme et décidée d'un général qui voulait être, de fait comme de
droit, le commandant en chef. Aussi, dès la première heure, Chan-
garnier saisit-ill'occasion de prendre, vis-à-vis du général Bugeaud,
une attitude, non pas d'insubordination déclarée, mais de désap-
probation intérieure et de résistance morale.
En recevant, le jour même de son arrivée, les généraux présens
à Alger, le gouverneur venait de les avertir qu'au printemps il allait
employer leur « audace en dehors du petit cercle où on l'avait trop
longtemps cloîtrée. » — « Nous vous remercions de cette promesse,
mon général, répondit aussitôt Changarnier, mais nous y comptions
d'avance. Quand Alger était occupé par quelques milliers d'hommes,
leurs sorties ne dépassaient pas la Ghifla ; à mesure que l'effectif s'est
élevé, la guerre s'est étendue. Maintenant que M. le maréchal Valée
766 REVUE DES DEUX MONDES,
a occupé Médéa et Miliana, et en a fait des places de dépôt, il vous
sera facile de la porter plus loin avec l'augmentation de forces qu'on
vous envoie, quand nous avons déjà bien réduit celles d' Abd-el-Kader. »
Ce n'était qu'une escarmouche ; mais la preuve de l'antagonisme était
faite. Ni d'un côté ni de l'autre on ne cherchait d'ailleurs à rompre ;
Changarnier tenait à gagner d'abord sa troisième étoile, et le gou-
verneur, qui connaissait les mérites aussi bien que les défauts de
son lieutenant, ne voulait pas écarter trop tôt du service d'Afrique
un véritable homme de guerre.
Après avoir embrassé d'un coup d'oeil l'ensemble des affaires,
accompagné du général de Tarlé, chef d'état-major, des généraux
Changarnier, Duvivier, Baraguey d'Hilliers, des commandans de l'ar-
tillerie et du génie, le gouverneur fit une course rapide à Blida, puis
de retour à Alger, où il avait appelé d'Oran le général de La Mori-
cière, il arrêta, de concert avec lui, le 27 février, ses vues pour la
campagne prochaine. Il y avait déjà plus d'un mois que, le 21 jan-
vier, à Paris, il les avait fait connaître au ministre de la guerre.
On savait que depuis les premières opérations du maréchal Glau-
zel contre Mascara et Tlemcen, Abd-el-Kader, sans négliger ces deux
villes dont la possession était pour lui d'un intérêt surtout politique,
avait reculé beaucoup plus loin ses établissemens militaires et très
judicieusement établi sur la limite du Tell et des Hauts-Plateaux sa
base d'opérations, de manière à maintenir au nord sa domination sur
le pays cultivable et à la propager en même temps au sud à travers
les vastes espaces de la région pastorale. Ainsi s'étaient élevés du sud-
ouest au nord-est les établissemens de Sebdou, Saïda, Takdemt,
Taza et Boghar. D'après ces données, le général Bugeaud avait réglé
son plan : c'était dans l'ouest que devait être porté le grand effort de
la campagne. Il n'avait pas encore apprécié le profit que pouvait
rapporter l'occupation de Médéa et de Miliana.
Un officier du génie, le général de Berthois, avait proposé d'en-
tourer d'un fossé de 10 kilomètres de développement la première
de ces places. « Tout cela est chimérique, écrivait à ce propos le
gouverneur au ministre de la guerre ; il faut se borner à y avoir une
petite garnison ayant, en outre de ses provisions, un mois de vivres
pour une colonne agissant tout autour. Miliana est peut-être plus
difficile encore à approvisionner ; je suis plus convaincu que jamais
des immenses inconvéniens de son occupation ; certainement je me
garderais de l'occuper si c'était à faire. Je n'occuperais pas même
Médéa. Je raserais ces deux villes et je partirais de Blida pour faire
mes excursions. » Mais, enfin, les deux places existaient ; il ne fal-
lait plus chercher qu'à en tirer un parti quelconque.
« Les colonnes partant de Médéa et de Miliana, disait, dès le mois
de janvier, le général Bugeaud, ne peuvent aller bien loin; elles
LA CONQUÊTE DE l' ALGERIE. 767
ne peuvent faire que des incursions passagères qui n'obtiennent
que des résultats presque insignifians, sauf la destruction de quel-
ques moissons. Elles laisseraient à l'ennemi la libre jouissance de
l'ouest et de ses dépôts. Il faut viser à quelque chose de plus déci-
sif. Je crois, depuis longtemps, que c'est dans la province d'Oran
qu'on peut lui porter les plus rudes coups, parce que c'est de là
qu'il lire ses principaux moyens en hommes et en tributs. Si l'effectif
était suffisant, je voudrais occuper Mascara avec 6,000 hommes d'in-
fanterie, les Douair et les spahis ; une colonne de A, 000 hommes
serait disponible àMostaganem, place qui deviendrait la base d'opé-
rations et de ravitaillement de la colonne de Mascara. » Cependant,
avant l'occupation de Mascara, une opération préliminaire lui parais-
sait indispensable, la destruction des magasins et des ateliers éta-
blis par Abd-el-Kader à Takdemt.
Par un heureux accord, qui ne devait pas durer toujours, les
idées du général Bugeaud se trouvaient être exactement celles du
général de La Moricière , de sorte que celui-ci rentra satisfait à
Oran et se mit à disposer tout pour l'exécution du programme con-
venu. Par un concert non moins heureux, le ministre de la guerre
s'y associa pareillement et ne marchanda pas les envois de troupes
au gouverneur. L'effectif de l'armée d'Afrique, au 1" janvier 18Â1,
était de 61,S7/i Français et de 3,6Zi8 indigènes; la moitié à peu près
de cet effectif était cantonné dans la province d'Alger; le surplus
était réparti presque également entre les provinces d'Oran et de
Gonstautine. Au nombre des renforts qui élevèrent, dès le mois de
mai, le total de l'armée au chiffre de 78,000 hommes, il faut noter
le 6® léger, le 56^ de ligne, et surtout cinq des dix bataillons de
chasseurs à pied, créés tout récemment sur le modèle du batail-
lon de tirailleurs de Vincennes, qui avait brillamment fait ses dé-
buts en Afrique l'année précédente.
Avant d'engager la série des opérations qui devaient s'attaquer à
la puissance d' Abd-el-Kader dans le Titteri comme dans le beyUk
d'Oran, le gouverneur voulut donner lui-même ses instructions au
général de iNégrier, qui venait de remplacer à Gonstantine le géné-
ral Galbois. Son voyage fut rapide. Parti d'Alger le 7 mars, il était
rentré le» 18. Inflexible dans l'application de ses principes de guerre,
il avait condamné les deux tiers des postes retranchés qui s'étaient
multipliés dans la grande province de l'est; Ghelma, Smendou,
El-Arouch au nord, Sétif à l'ouest, furent seuls épargnés. Pendant
son absence et d'après ses ordres, le général Baraguey d'IIilliers
avait fait évacuer le camp du Fondouk à l'extrémité orientale de la
Métidja.
A la fin de mars, tout était prêt pour l'entrée en campagne. Le
premier dessein du gouverneur était de ravitailler, ce n'est pas
768 REVUE DES DEUX MONDES.
assez dire, de bourrer de vivres et de munitions Médéa et Miliana,
afin d'assurer, non pas seulement la vie et la défense de leurs gar-
nisons, mais encore et surtout l'action et la mobilité des. colonnes
qu'il avait décidé d'en faire sortir. C'est ainsi que, pendant les neuf
derniers mois de l'année 1841, il n'y eut pas moins de seize con-
vois de ravitaillement, neuf pour Médéa, sept pour Miliana.
La difficulté cependant n'était pas médiocre, car les moyens de
transport étaient notoirement insuffisans. Depuis que le général
Bugeaud, dans ses campagnes de 183(5 et de 1837, avait pro-
scrit les lourds charrois, et substitué autant que possible aux bêtes
de trait les bêtes de somme, il aurait fallu que l'administration mi-
litaire eût augmenté et surtout maintenu à un chiffre élevé le nombre
de celles-ci en conséquence. Or, au printemps de 18û0, elle avait
bien réuni jusqu'à 2,600 mulets, ce dont elle était justement fière;
mais, un an après, à la fin du mois de mars, au moment de mar-
cher, il n'en existait plus que 600, et de ces 600, les deux tiers
seulement se trouvaient valides. Le général Bugeaud, qui, devant
une difficulté, quelle qu'elle fût, n'était jamais à court, mit immédia-
tement en réquisition, suivant un tarif raisonnable, tous les mulets
d'Alger et du Sahel. 11 fit plus : en dépit des protestations et des
cris d'horreur qu'arrachait aux officiers de cavalerie la seule idée
d'un pareil scandale, il décida que tous les chevaux de troupe,
conduits en main, porteraient un sac de riz ou de farine, du poids
de 60 kilogrammes.
II.
Le 30 mars, le corps expéditionnaire se mit en mouvement,
toucha le lendemain à Blida et fit halte près de Haouch-Mouzaïa, le
1^'' avril. Persuadé, comme le maréchal Valée, naguère, qu'on de-
vait trouver quelque part dans la montagne cette communication
directe entre Blida et Médéa que Ghangarnier avait inutilement
cherchée l'année précédente, Duvivier s'était fait fort d'y réussir.
Pendant qu'il partait d'Aïn-Tailazid avec trois bataillons à l'aven-
ture, le gros de la colonne, couvert par Ghangarnier sur la-gauche,
montait sans obstacle au col de Mouzaïa, bivouaquait le soir au bois
des Oliviers, versait le convoi dans Médéa et revenait coucher au
même bivouac.
G'était, comme on pouvait s'y attendre, contre Duvivier que
s'était porté l'effort de l'ennemi. Attaqué sur un terrain encore plus
tourmenté que celui d'où Ghangarnier, en 1840, s'était tiré non sans
peine, fusillé par des embuscades de Kabyles que soutenait le ba-
taillon régulier de Barkani, il dut à l'énergie du colonel Bedeau
LA CONQUÊTE DE l'aLGÉRIE. 769
qui faisait, avec le 17^ léger, l'arrière-garde, de sortir, mais non
pas indemne, de ce pas dangereux.
Ce premier succès enhardit d'autant plus le lieutenant d'Abd-el-
Kader qu'il fut rejoint dans la nuit par le bataillon de Sidi-Mbarek
et par une colonne de 1,200 à 1,500 cavaliers arabes. Il n'y eut
guère qu'une escarmouche, le 3 avril au soir ; mais le lendemain,
dès la pointe du jour, pendant que l'armée remontait vers le col,
l'affaire s'engagea plus sérieuse, comme au 20 mai 1840. Heureu-
sement le général Bugeaud s'entendait beaucoup mieux que le ma-
réchal Valée à manier les troupes. Tournés par deux bataillons du
23^ et du 53®, et menacés d'être pris à revers, les réguliers dispa-
rurent dans les ravins, et la cavalerie arabe, qui s'était avancée pour
les soutenir, ne tarda pas à faire demi-tour. Au plus vif de ce com-
bat, le général Ghangarnier fut atteint à l'épaule d'une blessure
qui, d'abord jugée grave, ne l'empêcha pourtant pas de remonter à
cheval et de continuer son service.
Le 6 avril, un second convoi fut conduit de Haouch-Mouzaïa à
Médéa sans coup férir ; le gouverneur employa la journée du len-
demain à visiter la place, où le bd"" releva les zouaves, et le 8 avril,
la colonne expéditionnaire, sous des torrens de pluie qui lui furent
beaucoup plus désagréables que les balles kabyles, regagna Blida,
d'où les diiférens corps rejoignirent pour une douzaine de jours
leurs cantonnemens. Leurs pertes, un peu atténuées, n'auraient
été, d'après les rapports officiels, que de vingt et un tués et de
deux cent dix blessés.
A peine de retour à Alger, le gouverneur y reçut, le 10 avril, le
duc de Nemours, appelé au commandement d'une division. De-
puis plus d'un mois, il avait été précédé bur la terre d'Afrique
par son frère le duc d'Aumale, qui venait de marcher, avec le grade
de lieutenant-colonel, à la tête du ^h'' de ligne, à côté du colonel
Gentil, u Je vous prierai, mon général, avait-il écrit au gouver-
neur, de ne m'épargnerni fatigues ni quoi que ce soit. Je suis jeune
et robuste et, en vrai cadet de Gascogne, il faut que je gagne mes
éperons. Je ne vous demande qu'une chose, c'est de ne pas oublier
le régiment du duc d'Aumale quand il y aura des coups à recevoir
et à donner. » — « Vous ne voulez pas être ménagé, mon prince?
Je n'en eus jamais la pensée, avait répondu le général Bugeaud ;
je vous ferai votre juste part de fatigues et de dangers ; vous saurez
faire vous-même votre part de gloire. » Et, de fait, cette petite expé-
dition de dix jours, ce prologue d'une campagne plus longue dans
un champ plus étendu, avait suffi pour mettre en relief les qualités
à la fois brillantes et sérieuses du duc d'Aumale.
Un jeune officier du 2/i% le lieutenant Ducrot, écrivait dans une
TOME LXXXIV. — 1887. k^
770 REVUE DES DEUX MONDES.
lettre intime à son père : « Il est impossible de trouver un jeune
homme plus aimable, plus gracieux que Henri d'Orléans. Gomme
lieutenant-colonel, il est parfait : administration, comptabilité, dis-
cipline, il s'occupe de tout et, ce qui paraîtra plus extraordinaire,
en homme entendu. Il est brave autant qu'un Français peut l'être,
et désireux de prouver à la France qu'un prince peut faire autre
chose que parader. En expédition, il n'emmène aucune suite et vit
avec nos officiers supérieurs. Tout ce que je demande, c'est que le
régiment prenne sa bonne part de combats et de succès ; avec un
lieutenant-colonel comme le nôtre, personne ne peut rester en
arrière. »
Médéa venait de recevoir quatre cent mille rations ; au gré du
gouverneur, il en fallait davantage, et, de plus, il y avait à com-
mencer le grand ravitaillement de Miliana. Le 22 avril, les corps,
rappelés en campagne, furent réunis à Blida; le mauvais temps les
y retint jusqu'au 26. La colonne expéditionnaire était constituée en
deux divisions ; la première, commandée par le duc de Nemours et
sous ses ordres par le général Changainier, se composait du 17^ lé-
ger, du 24^ et du AS* de ligne ; la seconde, ayant à sa tète le gé-
néral Baraguey d'Hilliers, comprenait les zouaves, le 2® bataillon
d'Afrique et deux bataillons détachés du 26® et du 58®. Les tirail-
leurs indigènes formaient réserve avec le l^'' et le h^ régimens de
chasseurs d'Afrique, les gendarmes français, les gendarmes maures,
un fort détachement du génie et six obusiers de montagne. Pour
donner à Baraguey d'Hilliers, qui d'ailleurs était l'ancien de Duvi-
vier, une division active, le gouverneur avait appelé celui-ci au
commandement militaire et à l'administration supérieure d'Alger.
« Vous avez fait vos preuves dans la guerre d'Afrique, lui avait-il
écrit; d'autres ont besoin de les faire. A chacun sa part de gloire
et d'administration. » C'était un commencement de défaveur; Du-
vivier en eut un vif ressentiment.
La pluie ayant cessé, le 27, les opérations commencèrent. Le
convoi destiné à Médéa y fut conduit sans difficulté, le 29 ; puis,
après un jour de repos, la colonne prit, dans la direction de Miliana,
le chemin plus court que Ghangarnier avait déjà reconnu et suivi
en 1840. Le 2 mai, à six heures du matin, l'avant-garde atteignit
la gorge d'où l'Oued-Boutane amène au Ghélif les eaux du Zaccar.
Une cavalerie nombreuse se tenait en observation à quelque dis-
tance dans la plaine ; on pouvait l'évaluer à neuf ou dix mille che-
vaux. Pendant que le convoi montait lentement vers la place, un
millier de Kabyles se jeta inopinément sur son flanc gauche, qui
était mal couvert, et y causa quelque désordre; mais cette petite
échauffourée n'eut d'autre elïet que de retarder le déchargement
des mulets.
LA CONQUÊTE DE l'aLGÉRIE. 771
En étudiant le terrain et la disposition de ce qu'on pouvait aper-
cevoir des forces ennemies aux alentours, le général Bugeaud con-
çut l'espoir de les attirer le lendemain à sa suite et de leur infliger
d'un seul coup une défaite décisive. Il fit donc sans tarder le plan
de ce qu'il a toujours appelé, avec une complaisance mêlée de
regret, « sa bataille sous Miliana. » L'infanterie se prolongeait
au-dessus de l'Oued-Boutane, sur les hauteurs de la rive droite,
depuis le seuil du défdé jusqu'à 2 ou 3 kilomètres de la place; der-
rière elle, dans le fond, étaient massés le convoi et les escadrons
de chasseurs. Le soir venu, le gouverneur fit appeler le général
Changarnier et lui donna en particulier ses instructions, afin de lui
faire bien comprendre la manœuvre qu'il avait décidée.
La composition des deux divisions avait subi quelques modifica-
tions; ainsi le 17*' léger avait passé de la première à la seconde, le
58® et le bataillon d'Afrique de la seconde à la première. C'était
celle-ci qui occupait la gauche de la ligne ; elle avait pour mission
de tenir ferme sur ses positions et de servir de pivot à la droite, qui,
simulant une retraite, devait reculer d'abord, puis, quand l'ennemi
serait descendu en force dans la vallée, exécuter contre lui un re-
tour offensif. Enfin le gouverneur avait prescrit au colonel Bedeau
d'embusquer, pendant la nuit, les deux bataillons du 17® léger
dans Miliana, d'en sortir brusquement au signal du canon, de se
jeter sur les derrières de l'ennemi et de lui couper la retraite.
Le 3 mai, au point du jour, les troupes de la l""® division étaient
rangées suivant les données de ce programme. Tout à gauche,
entre le bataillon d'Afrique et le détachement du génie, postés de
part et d'autre sur les hauteurs extrêmes des deux rives, le seuil
du défilé était gardé par un des deux bataillons du 24% sous les
ordres du due d'Aumale; l'autre, commandé par le colonel Gentil,
se tenait avec le 58® un peu en-deçà des crêtes, et se reliait à
droite avec les corps de la deuxième division, tirailleurs indigènes,
zouaves et 26® de ligne. En face de cette ligue de bataille, l'en-
nemi développait la sienne. Dans la plaine du Chélif, la cavalerie
arabe s'était rapprochée, prête évidemment à charger la colonne
française au débouché du vallon. Sur le versant des montagnes, au
sud-ouest de Miliana, on apercevait, derrière les drapeaux d'Abd-el-
Kader, trois forts bataillons de réguliers, entre deux grosses masses
de fantassins kabyles. Le général Bugeaud évaluait à une vit)gtaine
de mille combattans, infanterie et cavalerie, les forces que l'émir
avait appelées et concentrées sur ce terrain.
Entre six et sept heures du matin, les premiers coups de feu
avaient été tirés ; les Kabyles commençaient à descendre, et les
réguliers suivaient lentement. « Quand j'aurais conduit moi-même
toutes ces troupes pour les faire tomber dans le piège que je leur
772 REVUE DES DEUX MONDES.
avais tendu, a dit le général Bugeaud dans son rapport, je ne les
aurais pas dirigées autrement qu'elles ne firent. Tout le monde
autour de moi rayonnait d'espérance, et moi-même je pensais sé-
rieusement que je ferais au moins 2,000 prisonniers. Je fis sonner
la retraite pour mes tirailleurs ; mais les Kabyles, ignorant nos son-
neries, crurent que c'était la charge ; ils rétrogradèrent. Je défendis
alors l'usage des sonneries et du tambour ; tous les commande-
mens durent être faits à la voix. Cependant l'ennemi hésitait tou-
jours et avançait peu. » Si le général Bugeaud était habile aux
ruses de guerre, Abd-el-Kader ne l'était pas moins. Cette retraite si
bien réglée, si méthodique, si lente, lui parut suspecte.
Les heures s'écoulaient ainsi, en tirailleries sans conséquence,
quand tout à coup, un peu avant midi, le gouverneur entendit sur
sa gauche des feux de salve et le son de la charge. Il était à l'ex-
trême droite, auprès du 26®; eh vain courut-il pour arrêter ce mou-
vement intempestif; il n'était plus temps : zouaves, tirailleurs, 2/i®,
58% étaient lancés. Il n'y avait plus qu'à les soutenir. Un escadron
du h^ chasseurs et les gendarmes maures étaient sous la main du
général ; il les fit partir à fond de train. De Miliana cependant, le
17®. léger arrivait à la course ; mais il n'y avait plus ni réguUers ni
Kabyles même à prendre à revers; les premiers ne s'étaient jamais
aventurés assez près et les autres s'étaient hâtés de fuir ; en un
quart d'heure, tout avait disparu. Il ne restait qu'une centaine de
morts sur le terrain et quelques prisonniers entre les mains du
vainqueur.
Qu'était-il donc arrivé à la gauche pour qu'elle eût ainsi dérangé
les combinaisons du général en chef? Vers onze heures et demie,
une grosse colonne de Kabyles s'était formée en avant d'elle, dans
un ravin dérobé aux vues du gouverneur. Évidemment Abd-el-Kader
voulait savoir ce qu'il y avait dans cette région mystérieuse et
silencieuse. Contrairement aux instructions données à la droite, la
gauche avait ordre seulement de tenir ferme; il ne lui avait pas
été prescrit de rétrograder. En cédant du terrain d'ailleurs, elle
eût risqué de compromettre la cavalerie et le convoi entassés dans
la gorge de l'Oued-Boutane. La colonne kabyle avançait; elle n'était
plus qu'à 200 ou 300 mètres des crêtes en-deçà desquelles se tenaient
couverts le bataillon du 24® et celui du 58®. Était-il prudent de la
laisser avancer davantage? Sur l'avis du général Changarnier, le
duc de Nemours donna l'ordre de prendre l'offensive. Les deux
bataillons se dressèrent, couronnèrent les crêtes, fournirent la
salve, et, tambour battant, baïonnette croisée, se jetèrent sur les
Kabyles. L'impétuosité de ce mouvement entraîna de proche en
proche les corps échelonnés vers la droite, et ce fut ainsi qu'en
moins de quelques minutes la charge battit sur toute la ligne.
LA CONQUÊTE DE l' ALGERIE. 773
Avant trois heures, toute l'armée débouchait dans la plaine du
Ghélif ; de la cavalerie arabe, on ne voyait plus que la poussière
soulevée par sa retraite. Le bivouac fut installé, comme d'habi-
tude, auprès du marabout de Sidi-Abd-el-Kader.
Le soir venu, comme d'habitude aussi, le général Bugeaud con-
voqua dans sa tente les généraux et les chefs de corps. Avant de
donner l'ordre pour le lendemain, il se mit à faire une conférence
critique sur les incidens de la journée. 11 commença par s'accuser
lui-même d'une première faute, qui était d'avoir établi sa ligne de
combat sur la rive droite de l'Oued Boutane plutôt que sur l'autre
rive; puis il passa au mouvement de la gauche, à l'oifensive trop
précipitée, selon lui, qu'elle avait prise, et, par suite, au médiocre
résultat d'une affaire qui pouvait tout décider. « Une demi-heure
de patience intelligente de plus, dit-il en manière de conclusion,
et au lieu d'un succès incomplet, nous en aurions eu un très grand. »
Faites d'abord avec mesure et d'un ton calme, ces observations
furent accueillies en silence par le duc de Nemours, qui n'en parut
aucunement blessé. Il n'en fut pas ainsi du général Ghangarnier;
le mot de « patience intelligente, » qu'il sentait bien envoyé à son
adresse, l'avait piqué au vif. Sa réplique s'en ressentit; elle fut
sèche, aigre, cassante. Il donna des raisons qui pouvaient être
bonnes, mais l'accent du raisonneur n'était pas fait pour con-
vaincre, encore moins pour adoucir et persuader son interlocuteur.
Le général Bugeaud était irascible, et comme l'éducation ni l'usage
du monde n'avaient refréné son tempérament, il lui arrivait sou-
vent de donner à ses contradicteurs de terribles coups de bou-
toir. « Il y a des années que je fais la guerre, venait de dire Ghan-
garnier, et, pour mon métier, je crois bien le savoir. » — « Eh!
monsieur, repartit tout à coup le gouverneur, le mulet du maré-
chal de Saxe a fait vingt campagnes, et il est toujours resté mulet, d
Ainsi finit la conférence ; le gouverneur y coupa court en donnant
brièvement l'ordre ; et les auditeurs de cette étrange controverse se
séparèrent, plus ou moins scandalisés, plus ou moins satisfaits,
car il y avait des uns et des autres. L'anecdote du mulet fit rapi-
dement le tour du bivouac; on en rit beaucoup, même parmi ceux
qui appréciaient au plus haut la valeur du général Ghangarnier ;
mais, à cause de son orgueil et de la raideur de son caractère, il
n'avait pas autant d'amis qu'il se plaisait volontiers à le croire.
Le h mai, le général Bugeaud suivit la rive droite du Ghélif jus-
qu'à El-Kantara, passa le pont, et, le lendemain, remonta par la
rive gauche en ravageant le territoire des Beni-Zong-Zoug. Gette
journée du 5 mai fut une belle journée de cavalerie. 11 n'y eut pas
moins de trois engagemens distincts contre trois corps venus de
trois points diiïérens. Le premier fut le plus vif et le plus disputé.
17 h REVUE DES DEUX MONDES.
Abd-el-Kader y combattit en personne, à la tête de ses cavaliers
rouges, qui, après avoir tenu tête aux gendarmes français et aux
gendarmes maures, ne cédèrent que devant la charge des deux ré-
gimens de chasseurs d'Afrique. A peine ce premier combat avait- il
pris fin, qu'on vit apparaître successivement les goums de l'ouest
amenés par Miloud-ben-Arach, et ceux de l'est amenés par Bar-
kani ; mais ni les uns ni les autres n'osèrent s'engager à fond.
Après une courte fusillade, dès qu'ils virent qu'on marchait réso-
lument à eux, ils tournèrent bride et disparurent. «Commencée par
un combat brillant, a dit le général Bugeaud dans son rapport,
cette journée a été encore intéressante par cette circonstance que
trois gros corps de cavalerie, formant entre eux un triangle au mi-
lieu duquel je me trouvais, ont été battus et mis en fuite par envi-
ron 1,100 chevaux, que soutenaient quelques bataillons d'infan-
terie. Ces faits sont de nature à déconsidérer la cavalerie de l'émir
aux yeux des populations arabes. » Après avoir traversé sur trois
colonnes les montagnes des Soumata, dont les gourbis furent brû-
lés, le corps expéditionnaire descendit dans la Métidja pour prendre
un repos de quelques jours.
Pendant l'absence du gouverneur, le khalifa Ben-AUal-ben-Sidi-
Mbarek avait tenté un coup de main sur Koléa la sainte, la cité
consacrée par les vertus des illustres marabouts ses ancêtres;
énergiquement commandée par le chef de bataillon Poërio, de la
légion étrangère, la petite garnison s'était victorieusement défen-
due. Malheureusement, à quelques jours de là, près d'Ouled-Fayet,
au cœur même du Sahel, les Hadjoutes avaient surpris et détruit
un détachement d'une quarantaine d'hommes imprudemment aven-
turés par le capitaine Mulier.
Le 10 mai, un arrêté du gouverneur appela le général de Bar
au commandement du territoire d'Alger; Davivier, qui en avait été
investi trois semaines auparavant, demanda sa mise en disponibi-
lité immédiate. En transmettant sa demande au maréchal Soult,
ministre de la guerre, le général Bugeaud y ajouta les observa-
tions suivantes : « M. le maréchal Valée avait nommé le général
Duvivier commandant de la province de Titteri; c'était une illu-
sion, car M. Duvivier n'a jamais commandé que dans les murs de
Médéa. Il a réclamé vainement les troupes que M. le maréchal lui
avait promises à la lin de la campagne. Depuis que j'ai pris le com-
mandement, M. Duvivier a plusieurs fois réclamé l'exécution des
promesses faites par mon prédécesseur. Je me suis attaché à lui
prouver, par des calculs d'elfectifs et surtout de subsistances, que
cela ne se pouvait pas en ce moment, mais je lui promettais que,
si la campagne tournait bien, je lui donnerais 3,000 ou /i, 000 hommes
pour achever la soumission du pays et changer son titre fictif en
LA CONQUÊTE DE l'aLGÉRIE. 775
iQvestiture réelle. Il ne se payait d'aucune de mes raisons et sou-
tenait que je le pouvais dès à présent; que, quant aux subsistances,
il s'arrangerait pour vivre. On ne se décide pas à des actes aussi
graves sur des assurances de cette nature. J'ai donc résisté, et
M. Duvivier a pris l'attitude de mécontent. Au fond, son méconten-
tement avait une cause plus puissante : il jalousait Baraguey d'Hil-
liers, qui lui enlevait le rang d'ancienneté ; il jalousait encore plus
La Moricière, qui, étant son cadet, a un beau commandement iDien
réel. Il m'a demandé un congé que je lui ai accordé sans regret,
parce que, avec du talent et du courage, il a un esprit bizarre et
inquiet qui lui a fait perdre beaucoup dans l'armée. Dans ces der-
niers temps, il avait peu la confiance des troupes. Il est fâcheux
qu'il ait quelques travers d'esprit, car il a de grandes qualités mi-
litaires, et je ne doute pas qu'après avoir pris quelque repos, dont
il a d'ailleurs besoin, il ne puisse rendre encore à la France des
services distingués. »
Quels qu'aient été les défauts et les torts de Duvivier, nous ne
pouvons pas oublier qu'il date en Afrique de 1830, et lorsque,
après avoir peiné à la tâche depuis l'aube du jour, se voyant pré-
férer un ouvrier de l'onzième heure, il s'éloigne, c'est un devoir
pour nous de saluer avec respect et regret son départ.
III.
Le général Bugeaud avait hâte de rejoindre La Moricière dans la
province d'Oran. Gomme il voulait diviser les forces d'Abd-el-Kader
et frapper en même temps, par des coups simultanés, l'imagina-
nation des Arabes, il avait décidé que, pendant qu'il marcherait à
la destruction de Takdemt, Baraguey d'Hilliers marcherait à la des-
truction de Boghar et de Taza. C'est pourquoi il avait reconstitué
la colonne expéditionnaire à peine revenue de Miliana. Dix batail-
lons, 1,100 chevaux des chasseurs d'Afrique, des gendarmes et des
spahis, deux compagnies de sapeurs, quatre sections d'obusiers de
montagne, deux sections d'ambulance et 850 mulets de bât, voilà
l'ensemble des forces qu'il confiait à celui de ses lieutenans qui
avait alors ses préférences.
Depuis que, dans les derniers jours de février, La Moricière était
venu prendre les instructions de son chef, pas une heure n'avait été
perdue, pas un détail sacrifié pour donner à l'exécution de son pro-
gramme toute la perfection possible. Gomme c'était de Mostaganem
que devait partir le corps expéditionnaire, La Moricière y avait fait
construire des baraquemens pour 15,000 hommes et 3,000 che-
vaux, des magasins aux vivres, des magasins d'habillement, d'équi-
776 REVDE DES DEUX MONDES.
pemeDt, de harnachement, et tous ces magasins étaient remplis
jusqu'aux combles d'approvisionnemens de toute espèce.
Les panégyristes de Bugeaud et ceux de La Moricière se sont dis-
puté pour ainsi dire le soldat, et, cherchant à l'accaparer chacun
au profit de son saint, ils se sont efforcés d'attribuer exclusivement,
les uns à celui-ci, les autres à celui-là, des innovations heureuses,
des améliorations qui sont en fait l'œuvre commune de tous les
deux et de quelques autres encore. Telle avait été imaginée par
La Moricière aux zouaves ; telle par Bugeaud l'année de la Sikak ;
telle au 2® léger par Changarnier; telle par les troupiers eux-
mêmes : ainsi du sac de campement décousu et transformé en
tente-abri ; ainsi de la couverture coupée en deux ; ainsi de la large
ceinture de laine plusieurs fois roulée autour du corps ; ainsi de la
cravate de cotonnade substituée au col-carcan. L'administration,
surtout les bureaux de Paris, avaient beau crier au scandale et me-
nacer les novateurs d'imputer sur leur solde les dépenses non pré-
vues, le progrès allait son chemin.
Les premières années qui suivent 18ZiO sont, grâce aux néces-
sités de la guerre d'Afrique, une époque de transition. Voici les
chasseurs à pied, avec leur shako-casquette, leur tunique, leur
ceinturon, leur cartouchière, leur carabine; bientôt l'infanterie va
délaisser les buffleteries croisées sur la poitrine; le shako-boisseau
sera peu à peu remplacé par le képi, qui s'appellera d'abord la cas-
quette; au fusil à pierre va se substituer l'arme à percussion.
Bugeaud comme La Moricière, La Moricière comme Bugeaud,
encouragent ces transformations. Ils ont les mêmes idées sur l'al-
légement des colonnes, et par conséquent des élémens qui les com-
posent. Bugeaud écrit d'Alger, le là avril, à La Moricière : « Je
vois avec grande satisfaction que vous vous occupez des détails ;
c'est avec les détails bien faits et constamment soignés que l'on
obtient des succès à la guerre. Malheur aux généraux qui négligent
les détails ! Simplifiez vos sacs autant que possible : ils ne doivent
contenir qu'une chemise, une paire de guêtres, une trousse réduite
au strict nécessaire, les cartouches et les vivres. Les soldats ne
doivent porter que la paire de souliers qu'ils ont aux pieds, mais il
faut qu'elle soit bonne et déjà essayée. »
Quand le général Bugeaud débarqua, le 15 mai, à Mostaganem,
avec le duc de Nemours, il trouva tout, hommes et choses, dans le
plus bel ordre. Les troupes amenées d'Oran par La Moricière com-
prenaient : un bataillon du 6^ léger, deux bataillons du 13® léger,
deux du 15® léger, deux du Al® de ligne, deux du 56®, à quoi il
faut ajouter les deux bataillons de zouaves venus d'Alger avec le
gouverneur. La cavalerie se composait du 2® régiment de chas-
seurs d'Afrique, des spahis réguliers d'Oran, et de 500 Douair et
LA CONQUÊTE DE l'aLGÉRIE. 777
Sméla. Comme, à Takdemt, il pouvait y avoir un siège à faire, des
murs à renverser par le canon ou par la sape, le général Bugeaud
emmenait par exception, outre une batterie de montagne, trois
pièces de 8 et trois de 12, enfin un certain nombre de prolonges
chargées de munitions, d'outils et d'engins à l'usage du génie.
Outre les vivres charriés, chaque homme en portait pour huit jours
dans le sac, et les chevaux de la cavalerie étaient chargés chacun
de 60 kilogrammes de riz. Le corps expéditionnaire était formé en
deux divisions, commandées, la première par le duc de Nemours,
la seconde par La Moricière.
Des itinéraires tracés parle capitaine d'état-major de Martimprey,
d'après les indications et les dires des indigènes recueillis par le
commandant Daumas et le capitaine d'artillerie Walsin-Esterhazy,
avaient permis de dresser une carte des communications entre
Mostaganem, Mascara et Takdemt, et ce travail était si bien fait
qu'après l'expédition le général Bugeaud put en signaler au mi-
nistre le mérite vraiment extraordinaire : « Nous n'avons trouvé,
a-t-il dit dans son rapport, aucun mécompte ni sur les distances,
ni sur la configuration des lieux, ni sur les eaux, ni sur les cul-
tures. » A la direction théorique le capitaine de Martimprey allait
joindre la direction pratique de la marche de chaque jour. Escorté
des guides arabes et suivi d'un cavalier porteur d'un fanion décoré
d'une étoile rouge sur fond blanc, il devait précéder d'une qua-
rantaine de pas la tête de la colonne. Sous le surnom &' Étoile po-
laire, ce fanion ne tarda pas à devenir célèbre dans la division
d'Oran.
Tout étant prêt et la place de chacun réglée dans la colonne, elle
se mit en mouvement, le 18 mai. Huit jours après, le 25, sans au-
tres incidens que l'échange de quelques coups de fusil à l'arrière-
garde, elle déboucha devant un fort en pierre d'où s'élevait dans
l'air immobile un long panache de fumée ; c'était Takdemt. Après
y avoir mis le feu, Abd-el-Kader se tenait en observation avec une
troupe de cavaliers sur la hauteur voisine; on envoya contre lui les
zouaves : il s'éloigna. Pendant ce temps, le lieutenant-colonel Pé-
lissier, chef d'état-major de la division, entrait avec le capitaine
de Martimprey dans le fort. Sous la première voûte, ils virent un
chien et un chat pendus l'un en face de l'autre ; ces deux victimes
allégoriques étaient là sans doute pour faire allusion à l'inimitié du
musulman et du roiuni. Le 26, dans la matinée, le génie fit sauter
les magasins, la fabrique d'armes, et ouvrit de larges brèches dans
les murs solidement construits. Aussitôt après l'explosion des four-
neaux, le corps expéditionnaire se remit en marche, sauf une em-
buscade que le gouverneur laissa dans les ruines. Il avait bien prévu
que les Arabes ne manqueraient pas d'y venir voir; ils y vinrent
778 REVUE DES DEUX MONDES,
en effet pour leur malheur, après quoi l'embuscade rejoignit allè-
grement la colonne.
On suivait la route, ou plus exactement la direction de Mascara ;
car de route il n'y avait pas trace. Selon l'habitude constante des
Arabes, qui, au lieu de s'opposer à un mouvement offensif, atten-
dent pour se montrer le moment du retour, la nombreuse cava-
lerie d'Abd-el-Kader ne cessait de harceler par une fusillade, peu
meurtrière d'ailleurs, l'arrière-garde et les flancs de l'armée. Près
de Fortassa, elle parut d'abord plus entreprenante ; car, ayant gagné
les devans, elle occupait une série de hauteurs que les Français de-
vaient nécessairement franchir. Déjà le général Bugeaud croyait
tenir cette bataille dont il attendait depuis si longtemps la chance ;
vain espoir : dès que l'infanterie eût fait ses dispositions d'attaque,
l'ennemi tourna bride et s'éloigna au galop.
Il ne tenta pas plus sérieusement de défendre Mascara qu'il n'avait
défendu Takdemt. L'armée y arriva, le 30 mai. La ville, absolument
déserte, n'était heureusement pas détruite. Il fut facile d'y trouver
des locaux pour l'hôpital, les magasins, le casernement. « Il serait
possible, disait le gouverneur, d'y loger 6,000 ou 7,000 hommes, et
il serait avantageux de les y maintenir ; la difficulté ne consiste que
dans les moyens de les y faire vivre. » Bien qu'il fût devenu sin-
cèrement algérien, le général Bugeaud n'apportait pas encore dans
ses conceptions de néophyte la robuste conviction des vieux croyans,
tels que La Moricière ou Cavaignac. Quand naguère Duvivier avait
assuré qu'à Médéa il saurait « s'arranger » pour vivre : « On ne se
décide pas à des actes aussi graves, avait répondu le gouverneur,
sur des assurances de cette nature. » Pour Mascara, ses préoccu-
pations étaient au moins égales.
11 y a, sur ce sujet, dans les mémoires si intéressans et si véri-
diques du général de Martimprey, une anecdote significative. Alors
simple capitaine d'état-major, mais chargé du service topogra-
phique et gardien de l'Étoile polaire, il avait été invité à dîner, au
bivouac de Fortassa, par le gouverneur, avec trois députés en tournée
d'Afrique, le colonel de La Rue, aide-de-camp du ministre de la
guerre, les officiers du duc de Nemours et ceux de l'amphitryon.
« La conversation, toujours animée autour du général en chef, dit
M. de Martimprey, eut, ce jour-là, pour texte, la difficulté de faire
la guerre dans un pays dénué de ressources comme l'Algérie. Or
nous étions campés au milieu de très belles moissons, et nous avions
pour sièges des gerbes de blé. Excité à la contradiction par la vue
de ces richesses agricoles, je me hasardai à dire que je voudrais
bien savoir si les légions romaines ne vivaient pas sur ce pays qu'on
appelait alors le grenier de l'Italie. Je n'avais pas fini cette malheu-
reuse phrase que la foudre m'avait déjà frappé. Le général me reprocha
LA CONQUÊTE DE l' ALGERIE. 779
d'être l'écho du général de La Moricière et du colonel Cavaignac,
et de venir à dessein lui dire en face, et en choisissant mon audi-
toire, qu'on pouvait vivre sur le pays, afin que, si plus tard il ne
le soumettait pas, on pût soutenir que cet échec tenait à ce que
lui, général Bugeaud, s'était refusé à employer les moyens qu'on
lui avait indiqués pour y parvenir. Mes excuses furent mal reçues.
J'avais indiqué qu'il y avait des ressources à tirer de ces moissons
qui couvraient la terre : un ordre du jour me chargea d'assurer
avec elles l'approvisionnement des magasins de Mascara. » D'abord
étourdi de cet ordre qui lui tombait sur la tête, le capitaine, en-
couragé par La Moricière, se mit résolument à l'œuvre.
Après deux journées de repos à Mascara, débarrassé de l'artil-
lerie de campagne et de réserve qui devait servir à la défense de
la place, le corps expéditionnaire avait repris, le 1" juin, la direc-
tion de Mostaganem. La garnison de Mascara, sous le commande-
ment du colonel Tempoure, se composait des deux bataillons de
son régiment, le 15^ léger, d'un bataillon du Al® de ligne, dont le
chef était le commandant Géry, de trois compagnies de sapeurs et
d'un détachement de canonniers. L'administration avait versé dans
ses magasins de vivres un approvisionnement de cinquante jours.
Il s'agissait d'augmenter ou de maintenir au moins à niveau cet
approvisionnement, en fait de céréales. Le colonel Tempoure et sur-
tout le commandant Géry s'y prêtèrent ; ils fournirent au capitaine
de Marti mprey des corvées de moissonneurs ; malheureusement
c'était trop tôt: ni l'orge ni le blé n'étaient assez mûrs; le rendement
en grains fut médiocre ; mais on eut de la paille pour le couchage
des malades. 11 en était des boutades du général Bugeaud comme
des bourrasques d'équinoxe : violentes et courtes. Quand il revint à
Mascara, il fit bonne mine au capitaine moissonneur et lui donna
les moyens de continuer son œuvre.
Le retour à Mostaganem ne s'était pas aussi paisiblement exécuté
que le voyage de Takdemt. Au lieu de prendre le chemin connu par
El-Bordj, le gouverneur avait voulu couper au plus court, à travers
les montagnes des Beni-Chougrane ; mais le défilé d'Akbet-Kredda
se trouva plus difficile qu'il n'avait pensé. C'était une arête étroite,
séparée à droite et à gauche par des ravins infranchissables de
deux crêtes parallèles qu'Abd-el-Kader avait fait occuper par de
bons tireurs. Ce fut l'arrière-garde, composée de trois bataillons
détachés des 6® et 13® léger et du hV de ligne, sous les ordres du
général Levasseur, qui eut particulièrement à soulTrir ; elle eut
70 hommes hors de combat, dont 10 morts. Le 3 juin, le corps
expéditionnaire rentrait à Mostaganem, et le duc de Nemours s'em-
barquait pour France.
Si le général Bugeaud était parfois exigeant, impatient, rude avec
780 REVDE DES DEUX MONDES.
ses lieutenans, il faisait loyalement valoir leurs services et leurs
droits à des récompenses justement méritées. A la fin de mai, les
généraux Changarnier et La Moricière furent nommés, le premier
commandeur, le second officier de la Légion d'honneur ; le colonel
Bedeau fut promu maréchal-de-camp ; le duc d'Aumale lui succéda
au commandement du 17^ léger.
IV.
Parallèlement à l'expédition de Takdemt et de Mascara, la divi-
sion d'Alger avait fait avec aussi peu de difficultés et autant de
succès la sienne. Partie de Blida, le 18 mai, sous les ordres du gé-
néral Baraguey d'Hilliers, elle avait, parMédéaet Berouaghia, gagné
au sud Ksar-el-Boghari et Boghar, qu'elle avait détruits le 23, et,
plus à l'ouest, Taza, qu'elle atteignit le 25, le jour même où la divi-
sion d'Oran atteignait Takdemt. Ainsi, trois des grands établisse-
mens d'Abd-el-Kader subirent en quarante-huit heures le même
sort.
Au-dessus de la porte de Taza était gravée sur une plaque de
marbre l'inscription suivante, qui fut envoyée à Paris : « Bénédiction
et faveur sur l'envoyé de Dieu! Louanges à Dieu! Cette ville de Taza
a été construite et peuplée par le prince des croyans, notre sei-
gneur El-Hadj Abd-el-Kader (que Dieu le rende victorieux !). Lors de
son entrée, il a rendu témoignage à Dieu de ses œuvres et de ses
pensées, et alors il a dit : Dieu m'est témoin que cette œuvre m'ap-
partient et que la postérité m'en conservera des souvenirs. Tous
ceux qui se rapprocheront de moi et qui apparaîtront sur mes terres
prospères, recherchant avec empressement la paix et la tranquillité,
trouveront après moi et jusqu'à l'éternité l'exemple de mes bonnes
œuvres et de mes bienfaits. »
Si fière et sitôt démentie, que valait cette inscription au prix de
ces quelques mots français tracés à la hâte sur le mur d'un cachot?
nji 55 prisonniers et un capitaine sont partis le i3 mai i84i où
ne savons pas. — Le iS mai i84i, dix heures, sans savoir oit nous
allons à la grâce de Dieu. « Tout un drame, dit avec une géné-
reuse émotion le capitaine Blanc dans ses Souvenirs d'un vieux
zouave, tout un drame était enfermé dans ces lignes grossières.
Cette croix qui les commençait et ces mots A la grâce de Dieu qui
les terminaient sont d'une grande éloquence. La confidence que le
pauvre soldat adresse à des amis inconnus, qui ne la liront peut-
être jamais, débute par le signe de la résignation et finit par un cri
d'espérance. » Dieu l'a entendu.
Un événement extraordinaire et de favorable augure venait de se
passer dans la Métidja. Sous le gouvernement du maréchal Yalée, un
LA CONQUÊTE DE l'aLGÉRIE. 781
sous-intendant militaire, M. Massot, avait été surpris et enlevé avec
quelques autres voyageurs sur la route de Douera par des coureurs
hadjoutes. Sur les vives instances de la famille du sous-intendant,
le maréchal autorisa l'évêque d'Alger, M^"" Dupuch, qui s'intéressait
au prisonnier, à négocier son échange. L'évêque écrivit directement
à l'émir; l'émir lui répondit que non-seulement il ne faisait pas
d'objection à l'échange, mais qu'il était en disposition d'en étendre
et d'en appliquer le principe à tous les prisonniers en général. La
question agrandie de la sorte exigea des explications plus amples.
Le général Bugeaud confirma l'autorisation donnée par son prédé-
cesseur. Enfin, des deux côtés, on paraissait d'accord, lorsqu'un in-
cident imprévu faillit tout compromettre.
C'était le 18 mai que l'évêque devait se rencontrer auprès de
Haouch-Mouzaïa avec le khalifa Ben-AUal ; or ce fut ce jour-là même
que le général Baraguey d'Hilliers sortit de Blida pour l'expédition
de Boghar. Surpris par ce mouvement, le khalifa se crut trahi ;
l'évêque eut toutes les peines du monde à le convaincre de sa bonne
foi ; il y réussit néanmoins, et l'échange se fit le lendemain dans le
bois des Kareza. Avec quelle joie au cœur et quelle reconnaissance
à Dieu le pasteur ramena au troupeau les ouailles recouvrées ! Et
quelles bénédictions l'accueillirent quand il reparut dans Alger avec
elles !
Moins d'un mois après, le 15 juin, il y eut un second échange.
Ce fut au camp du Figuier, près d'Oran,que finirent heureusement
leur émouvant pèlerinage ces 55 soldats et ce capitaine partis de
Taza, le 13 mai, à la grâce de Dieu. La plupart appartenaient au
Z" léger; ils avaient été pris, le 12 août 18/i0, près de Koléa, dans
une embuscade où 80 de leurs camarades avaient perdu la vie.
Dans ces négociations d'échange, il y avait sans doute, du côté
d'Abd-el-Kader, un sentiment d'humanité dont il convient de lui
tenir grand compte, mais il y avait aussi un expédient politique.
Toujours préoccupé de retenir sous sa main des tribus dont la
fidélité lui était suspecte, il faisait répandre partout le bruit qu'il
était en arrangement avec les Français, et qu'après la paix faite, il
saurait, selon la justice, récompenser et punir.
Le général Bugeaud ne s'y trompait pas. « Sans nul doute, écri-
vait-il, le 5 juin, au ministre de la guerre, en prenant et détruisant
Boghar, Taza et Takdemt, en occupant Mascara, nous venons de
frapper un coup moral et matériel qui peut devenir très funeste à la
puissance de l'émir; mais il ne faut pas se le dissimuler, cette puis-
sance ébranlée n'est pas détruite. L'émir a évité avec soin et habileté
d'engager son armée régulière ; avec elle et la cavalerie des tribus les
plus dévouées, il comprimerait longtemps encore peut-être les dis-
positions qu'un certain nombre de tribus auraient à faire leur sou-
782 REVUE DES DEUX MONDES.
mission, si nous cessions d'agir, si nous rentrions sur la côte, et
surtout si Mascara était évacué ou n'était occupé que par une faible
garnison privée de toute communication avec l'armée. L'occupa-
tion permanente de Mascara par une force agissante me paraît donc,
ainsi qu'à tous les gens qui réfléchissent, le point capital pour ré-
soudre enfin cette difficile question. Ce n'est qu'à ce prix que nous
pouvons espérer d'obtenir la soumission des tribus entre cette ligne
et la mer. »
Pour mettre une grosse garnison dans Mascara, il y fallait réunir
de gros approvisionnemens. Rentré le 3 juin à Mostaganem, le gé-
néral Bugeaud en repartit le 7, avec un énorme convoi, qui, trois
jours après, versait son chargement dans les magasins de !a place.
En descendant de cheval, le gouverneur fit appeler le capitaine de
Martimprey, et lui dicta sur l'heure le tarif des prix à payer par
l'intendance pour les grains et la paille que les troupes allaient
récolter. « Vous voyez, dit-il au jeune officier, que je veux mettre
vos idées à l'essai. Vous serez récompensé si elles portent fruit ;
dans le cas contraire, vous aurez à vous repentir de vos erreurs. »
Le capitaine n'eut pas à se repentir. Comme son grade ne lui don-
nait pas assez d'autorité pour diriger en chef l'opération à laquelle
toutes les troupes devaient prendre part, il fut mis sous les ordres du
colonel Randon, du 2^ chasseurs d'Afrique, et lui servit, dans cette
campagne agricole, de chef d'état-major.
Laplaine d'Eghris est immense et féconde; du J3 au 24 juin, on
y fit, la faucille en main, le fusil en bandoulière, les motives- il
y avait bien un peu de temps de perdu à surveiller les nombreux
cavaliers qui de loin voyaient avec déplaisir moissonner leurs
champs. En fm de compte, on introduisit dans Mascara 2,500 quin-
taux métriques de paille, autant d'orge, et seulement 140 de fro-
ment. Ce n'était pas assez pour y laisser encore ce que le gouverneur
appelait « une force agissante, » mais c'était un bon commence-
ment.
Le 25 juin, le corps expéditionnaire revint par El-Bordj à Mos-
taganem ; il y arriva le 27, n'ayant eu, dans la montagne, qu'une
fusillade sans conséquence à l'arrière-garde. Le général Bugeaud
avait laissé dans Mascara trois bataillons sous les ordres du com-
mandant Géry, qui fut bientôt après nommé lieutenant-colonel.
Beaucoup d'officiers, La Moricière en tête, étaient d'avis qu'il eût
mieux valu y installer d'ores et déjà une garnison beaucoup plus
nombreuse, capable, à force d'audace et d'activité, de vivre aux
dépens de l'ennemi, sans avoir besoin de ravitaillement. C'était
bien la pensée du gouverneur; mais le moment ne lui paraissait pas
encore venu de tenter une expérience qui, pour être efficace et dé-
cisive, exigeait des garanties plus sérieuses.
LA CONQUÊTE DE l' ALGÉRIE. 783
« Dès le mois de septembre, — écrivait-il au maréchal Soult le
28 juin, à peine rentréà Mostaganem, — la division d'Oran reviendra
à Mascara avec un grand convoi. Elle trouvera dans ses magasins
les grains qu'elle y a déposés et qu'elle va y déposer encore ; elle
trouvera l'établissement perfectionné, des moulins établis avec les
meules que nous avons enlevées à quelques lieues de Mascara ;
elle pourra alors parcourir tout le pays à deux ou trois marches à
la ronde et vider des silos, parce que la contrée est réellement fer-
tile en grains. Ainsi la division d'Oran aura pour la première fois,
en Afrique, appliqué le grand principe de faire vivre la guerre
par la guerre. » En conséquence, avant de se rembarquer pour Alger,
le gouverneur prescrivit au général de La Moricière de conduire à
Mascara, sans retard, un nouveau convoi, d'y moissonner jusqu'au
20 juillet, puis de revenir à Mostaganem, et de laisser reposer les
troupes pendant les mois d'août et septembre. Ces ordres furent
exécutés.
Le 5 juillet, La Moricière était à Mascara, et la moisson recom-
mença le 6. Le 13, à deux lieues au nord- est de la ville, il y eut
un engagement sérieux auprès du marabout de Sidi-Daho. Soute-
nus par les cavaliers rouges de Moustafa-ben-Tami, les Arabes,
dont on allait enlever les récoltes, se ruèrent sur les moissonneurs ;
les bataillons de garde les arrêtèrent, puis, en quelques minutes,
l'ordre de travail changé en ordre de combat, La Moricière prit
l'offensive; zouaves, spahis, chasseurs d'Afrique, s'élancèrent, dé-
busquèrent l'ennemi des hauteurs qu'il occupait et le poursuivirent
deux heures durant dans la plaine. La température était excessive ;
les troupes, haletantes de chaleur et de fatigue, avaient besoin de
repos. Déduction faite des grains qu'elles avaient consommés, l'ap-
provisionnement de la place s'était accru de 300 quintaux métri-
ques de blé et de 1,500 quintaux de paille. Le 15 juillet, La Mo-
ricière donna le signal du départ.
Abd-el-Kader et trois de ses khalifas, Bou-Hamedi, Ben-Tami,
Miloud-ben-Arach, s'étaient réunis pour lui disputer la retraite;
après trois jours de combat, la division rentra, le 19, à Mostaga-
nem ; elle avait eu 106 blessés et 13 morts.
« Il ne faut pas se dissimuler, écrivait le gouverneur au maré-
chal Soult, que les Arabes, ayant toujours attaqué et poursuivi
notre colonne jusqu'à deux lieues de Mostaganem, compteront cela
comme une victoire, bien qu'ils ne nous aient pas fait un prison-
nier ni pris un seul cadavre. Abd-el-Kader, qui est le plus habile
menteur du monde, publiera ce prétendu triomphe dans toute
l'Algérie et jusque dans le Maroc. Il n'est pas moins certain que
cette illusion remontera un peu ses affaires, en amoindrissant la
terreur que nous avons imprimée aux tribus. Si nous étions dans
784 REYUE DES DEUX MONDES.
une autre saison, nous aurions bientôt réparé cela; mais les deux
mois cle repos forcé qui vont suivre seconderont merveilleusement
l'habile charlatanisme de l'émir. Il faudra quelques rudes leçons
dans les premiers jours d'octobre pour ramener les choses au point
où elles étaient dans les premiers jours de juillet. »
Abd-el-Kader avait alors un succès beaucoup moins contestable
à faire valoir. La tribu la plus considérable des environs de Mosta-
ganem,les Medjeher, ayant montré quelque disposition à s'accorder
avec les Français, le colonel Tempoure, commandant de la place,
était sorti, dans la nuit du 5 au 6 juillet, avec une colonne de
1,600 hommes, et s'était avancé jusqu'à Souk-el-Mitou, sur le
Chélif, afin de donner confiance aux hésitans ; mais à peine au bi-
vouac, au lieu des soumissions qu'il s'attendait à recevoir, ce furent
des coups de fusil qui l'accueillirent. Les tribus voisines, surtout
les Beni-Zerouel, avaient pris les armes ; Abd-el-Kader leur envoya
un escadron de khielas; soutenus et animés par ce renfort, ils
attaquèrent avec plus de vivacité le colonel, qui eut fort à faire pour
se maintenir.
Le soir venu, quelques cheiks des Medjeher arrivèrent en se-
cret jusqu'à lui ; mais tout en lui laissant entrevoir pour l'avenir
une soumission qui ne pouvait pas être immédiate, ils lui conseil-
lèrent de décamper sans retard, parce qu'il aurait le lendemain
sur les bras tous les K;jbyles soulevés depuis Tenès jusqu'àMosta-
ganem. Le colonel suivit ce conseil et rentra de nuit dans la place.
C'était un triomphe pour Abd-el-Kader ; il vint chez les Medjeher,
irrité, implacable, fit tomber quelques têtes, et confisqua les biens
de ceux qui échappèrent à ses chaouchs.
Le général Bugeaud avait fait répandre, dans la plaine d'Eghris,
des proclamations qui engageaient les tribus des environs à se
soumettre ; Abd-el-Kader lui fit faire cette réponse hautaine et qui,
sur un certain point, avait la valeur d'une riposte : « De la part de
tous les Hachem de l'est et de l'ouest, des habitans d'Eghris et des
autres Arabes, leurs voisins, au chrétien Bugeaud. Tu nous de-
mandes de nous soumettre à toi et de t'obéir : tu nous demandes
l'impossible. Nous sommes la tête des Arabes ; notre religion est,
aux yeux de Dieu, la plus élevée, la plus honorée et la plus noble
des religions, et nous te jurons par Dieu que tu ne verras jamais
aucun de nous, si ce n'est dans les combats. Dans l'égarement de
votre raison, vous, chrétiens^ vous voulez gouverner les Arabes ; mais
les paroles de ceux qui vous ont fait concevoir ces espérances ne
sont que des mensonges illusoires. Occupez-vous de mieux gou-
verner votre pays ; les habitans du nôtre n'ont à vous donner que des
coups de fusil. Quand même vous demeureriez cent ans chez nous,
toutes vos ruses ne nous feront aucun tort. Nous mettons tout notre
LA CONQUETE DE l'aLGÉRIE. > 85
espoir en Dieu et en son prophète. Notre seigneur et notre iman
El-hadj-Abd-el-Kader est au milieu de nous.
« Si, comme vous nous le dites, vous aviez de la puissance et de
l'influence, vous n'auriez pas causé la ruine de Méhémet-Ali. Vous
lui aviez promis de l'aider contre ses ennemis, et pourtant les An-
glais sont venus l'attaquer ; ils se sont emparés de ses villes à force
ouverte, ils lui ont fait courber la tête sous leurs drapeaux, et vous
l'avez abandonné I Aussi votre nom est-il méprisé par tous les peu-
ples de votre religion, et vous êtes restés, vous et votre allié, expo-
sés aux insultes de l'Anglais.
« Ce continent est le pays des Arabes, vous n'y êtes que des hôtes
passagers; y resteriez-vous trois cents ans, comme les Turcs, il
faudra que vous en sortiez. Ignores-tu que notre pays s'étend de-
puis Oudjda (Maroc) jusqu'à Frickia (Tunis), Djerid, Tell et Sahara,
et qu'une femme peut parcourir seule cette vaste étendue, sans
craindre d'être inquiétée par qni que ce soit, tandis que votre in-
fluence ne s'étend que sur le terrain que couvrent les pieds de vos
soldats. Quelle haute sagesse! quelle raison est la tienne! Tu vas
te promener jusqu'au désert, et les habitans d'Alger, d'Oran et de
Mostaganem sont dépouillés et tués aux portes de ces villes ! »
A ce dernier trait, il n'y avait rien à répliquer ; c'était une vé-
rité malheureusement trop justifiée par les faits ; quant à la situa-
tion de Méhémet-Ali en Egypte, le reproche était plus sanglant
encore.
V.
En dépit de sa déconvenue à Souk-el-Mitou, le colonel Tempoure
se complaisait dans l'idée de soustraire à l'autorité d'Abd-el-Kader
les tribus voisines de Mostaganem, et de lui opposer, comme au
temps du maréchal Clauzel, un rival musulman. Il avait un candidat
sous la main : c'était le fils d'un ancien bey d'Oran, qui se nommait
Hadj-Moustafa. Abd-el-Kader s'étant éloigné après ses exécutions
sanglantes, les grands des Medjeher s'étaient de nouveau rais en
relations avec le colonel et lui avaient promis de reconnaître son
client pour chef. Sur ces nouvelles attrayantes, le général Bugeaud
n'avait pas hésité à se rendre d'Alger à Mostaganem. Par un arrêté
du 9 août, il nomma bey de Mascara et de Mostaganem Hadj-Mous-
tafa; il lui donna pour khalifa son frère Ibrahim, et pour agha un
serviteur éprouvé de la France, El-Mzari. Il décida en outre que le
bey aurait un bataillon et un escadron turcs, dont l'organisation et
le commandement furent confiés, sur la proposition de La Mori-
cière, à deux officiers d'artillerie qui savaient l'arabe; le capitaine
TOME LXXXIV. — 1887. 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
Bosquet eut à former les coulouglis du bataillon ; le capitaine Wal-
sin Esterhazy, les mekhalias ou cavaliers du bey.
Les échos d'Alger, où était revenu le gouverneur, retentissaient
des merveilleuses nouvelles de Mostaganem ; la correspondance du
colonel Tempoure n'y suffisait pas : toutes les tribus avaient les
yeux tournés vers le bey ; c'était une attraction générale : après les
Medjeher, les Gheurfa, les Bordjia, les Beni-Zerouel , les Flitta;
partout, dans la vallée du Bas-Ghélif et de la Mina, dans le Dahra
même, on n'attendait que la venue du bey pour se donner à lui.
L'enthousiaste colonel suppliait le gouverneur d'arriver au plus
vite : « Nous irons, lui écrivait-il, promener notre bey chez toutes
les tribus de l'est, et vous réaliserez, j'en suis sûr, ce que je vous
disais, il y a quelques jours, qu'il était téméraire de penser ; vous
irez de Mostaganem à Mascara, de soumissions en soumissions, en
passant chez les Flitta, et vous ferez votre jonction avec le général
de La Moricière au milieu de cette plaine d'Eghris, accompagné d'un
goum d'Arabes si puissant qu'il ne pourra rester aux fiers Hachem
d'autre parti que la soumission. »
Moins enflammée, l'imagination de La Moricière ne laissait pas
d'entrevoir et de faire flotter devant les yeux du général Bugeaud
des visions de mirage : « Nous pouvons espérer, dans la campagne
d'automne, lui écrivait-il le 29 août, sinon détruire complètement
la puissance de l'émir, du moins la diminuer assez pour qu'il soit
forcé de nous abandonner les deux tiers de la province d'Oran.
Pour arriver à ce but qui, s'il était atteint, résoudrait la ques-
tion d'Afrique, il suffit que vous veniez à Mostaganem avec les
deux bataillons de zouaves et un bataillon quelconque. Vous en
sortiriez avec 3,500 hommes d'infanterie, la cavalerie, quatre ou
six pièces de montagne et des vivres pour douze ou quinze jours.
Vous prendriez avec vous le bey, ses drapeaux et ses troupes, et
vous le présenteriez aux tribus, faisant ainsi une course sans avoir
de point fixe de direction et sans autre but que d'agir sur les popu-
lations. Nul doute que les tribus ne viennent se rallier au nouveau
bey que vous leur avez donné ; mais il ne faut pas laisser échapper
l'occasion. Ce qui est facile aujourd'hui coûtera peut-être plus tard
des millions et beaucoup de sang. »
Le bon sens du gouverneur était un peu défiant ; cependant il se
laissa prendre à ces belles promesses. Il arriva, le J9 septembre, à
Mostaganem avec un bataillon de zouaves ; le 23^ de ligne l'y avait
précédé. 11 trouva la division d'Oran toute prête à marcher ; il en
fit deux parts. Onze bataillons, un escadron de chasseurs d'Afrique,
une batterie de montagne, les Douair et les Smela constituèrent la
colonne dite de ravitaillement avec laquelle La Moricière devait con-
duire un premier convoi à Mascara; sept bataillons, cinq escadrons
LA CONQUÊTE DE l'aLGÉRIE. 787
de chasseurs, quatre de spahis, deux sections de montagne, le ba-
taillon turc et les mekhalias du bey formèrent la colonne politique
dont le général Bugeaud s'était réservé le commandement.
Le 21 septembre, la colonne politique se mit en mouvement la
première ; elle employa deux jours à traverser le territoire des Med-
jeher, qui n'avait que 7 ou 8 lieues de largeur ; c'était pour don-
ner aux cavaliers de la tribu le temps de rejoindre. A la fin
de la seconde journée, il n'en était venu que 300; dès lors, le
gouverneur augura mal des soumissions promises. Du 24 au 28,
il attendit au bivouac de Sidi-bel-Hacel sur la Mina ; rien ne vint.
Le 28, à onze heures du soir, il passa la rivière, fit 7 lieues pen-
dant la nuit et pénétra, au point du jour, dans les montagnes où
s'étaient retirés les Ouled-Sidi-Yaya des Flitta. Il leur tua quelques
hommes, fit plus de 300 prisonniers, ramena 2,000 têtes de bétail,
et revint avec ses prises à Mostaganem, où venait de rentrer la
colonne de ravitaillement.
Après avoir versé /i 50, 000 rations dans Mascara, cette colonne
avait été légèrement harcelée au retour. Un nouveau convoi était
préparé; il comprenait 260,000 rations, un matériel d'hôpital, des
outils, du fer, des instrumens aratoires, des graines pour se-
mence, etc. Cet énorme chargement s'ébranla le h octobre ; le len-
demain, ce fut le tour de la colonne, qui n'avait plus raison ni droit
àe s' q.^^q\qt politique; le projet du gouverneur était de retourner
chez les Flitta, auxquels il venait de donner une première atteinte.
En approchant d'El-Bordj, La Moricière apprit qu'Abd-el-Kader
l'attendait à ce défilé avec des forces qu'on évaluait à 9,000 hommes,
dont 1,200 ou 1,300 réguliers. Embarrassé de son énorme convoi,
et cependant pressé par le lieutenant-colonel Pélissier, son chef
d'état-major, et par d'autres officiers aventureux, de pousser en
avant, quoi qu'il en dût coûter, La Moricière refusa sagement de
suivre un avis que désapprouvait le vaillant chef des Douair, Mou-
stafa-ben-Ismaïl. Après avoir fait avertir le général Bugeaud, qu'il
savait être à peu de distance sur l'Oued-HiUil, affluent de la Mina,
il manœuvra de manière à se rapprocher de lui. La prudence et
la crainte de la responsabilité ne sont pas une seule et même
chose; l'état-major du gouverneur, et, dit-on, le gouverneur lui-
même, eurent le tort de les confondre, et, tout en louant la judi-
cieuse conduite de La Moricière, d'ajouter à leurs éloges quelques
réflexions injustes et malséantes.
Quoi qu'il en soit, les deux colonnes se rejoignirent dans la nuit
du 6 au 7 octobre. Aussitôt le gouverneur en modifia la composi-
tion ; il confia au général Levasseur le convoi, les bagages et la
moitié de l'infanterie; l'autre moitié, avec toute la cavalerie, fut
donnée à La Moricière, sous la direction immédiate du général en
788 REVDE DES DEUX MONDES,
chef. Abd-el-Kader, qui la veille était campé près d'Aïn-Kebira, ne
s'y trouvait plus; il avait rétrogradé jusqu'à l'Oued-Maoussa, au
débouché des ravins dans la plaine d'Eghris.
Le 8, au point du jour, le général Bugeaud lança contre lui toute
sa cavalerie, chasseurs d'Afrique, spahis, Douair et Smela, mekha-
lias, Medjeher, 1,800 chevaux environ. A la gauche, les Medjeher
se heurtèrent aux cavaliers rouges, qui les ramenèrent vigoureu-
sement ; sans l'intervention des zouaves accourus au pas de course,
ces malheureux Arabes étaient perdus ; leur chef, Ben-Garda, le
principal auteur de leur soumission au bey de Mostaganem, fut
tué dès le commencement. Ce n'était qu'un premier choc ; le com-
bat fut soutenu longtemps encore par les khiélas de l'émir avec
une fermeté qui fit l'étonnement de leurs adversaires et mérita leur
estime. Us se rallièrent trois fois et ne cédèrent qu'à la troisième
charge ; leur étendard, pris et repris, passa plusieurs fois par des
mains différentes, mais ils finirent par l'emporter dans leurs rangs.
Le soir venu, leurs vedettes échangeaient avec celles des spahis de
Jusuf des complimens sur leur mutuelle vaillance.
Le 9 octobre, le général Levasseur conduisit le convoi jusqu'à Mas-
cara. Deux jours après, le général Bugeaud, laissant dans la place
ses gros bagages, ses malades et la moitié de son infanterie, tra-
versa la plaine d'Eghris à la recherche de l'émir et des Hachem-
Gharaba, ses compatriotes, qui s'étaient retirés dans les montagnes
boisées des Ktarnia, entre l'Oued-Hammam, qui est l'Habra supé-
rieur, et le Sig. Cette poursuite dans un pays difficile ne donna que
des résultats sans importance ; pour s'en revancher, le gouverneur
alla détruire, le 16 octobre, la Guetna de Sidi-Mahi-ed-dine. C'était
là qu'était né Abd-el-Kader ; c'était dans cette zaouïa qu'il avait passé
sa première enfance. Il y avait quelques pauvres logis de tolba
et de serviteurs qui furent livrés aux flammes avec la maison natale
de l'émir. La veille, son frère, Sidi-Saïd, y résidait encore. Cette
destruction d'un lieu de prière, de calme et d'étude, était-elle bien
nécessaire?
A l'ouest, les Hachem - Gharaba s'étaient mis hors d'atteinte; à
l'est, les Hachem - Cheraga n'avaient pas attendu davantage l'ap-
proche des Français. On disait qu'ils avaient émigré au-delà des
montagnes qui ferment au midi la plaine d'Eghris. Après avoir re-
fait ses vivres à Mascara, le général Bugeaud prit, le 19 octobre,
la direction du sud. S'il ne rencontrait pas les Hachem, il était sûr
d'arriver à Saïda, l'avant-dernier de ces établissemens militaires que
le génie d'Abd-el-Kader avait su, presque sans ressources, créer
sur la limite du Tell et des Hauts-Plateaux; celui-ci détruit après
Takdemt, Taza et Boghar, Sebdou, tout à l'ouest, resterait seul à
détruire.
LA CONQUÊTE DE l'aLGÉRIE. 789
La distance depuis Mascara n'était pas grande, une vingtaine de
lieues tout au plus, mais en pays de montagne. La colonne la par-
courut en trois marches. Le dernier bivouac fat mis en émoi par
une échauffourée qui , sans la solidité des troupes et la vigilance
du général Bugeaud, aurait pu tourner en panique. Le service de
sûreté avait toujours été l'objet des préoccupations du gouverneur
et très fréquemment le sujet des conférences qu'il faisait volontiers
à ses officiers en station comme en campagne. Il insistait, entre au-
tres prescriptions, sur le changement des grand'gardes à la tombée
de la nuit.
Dans l'admirable petit livre qui a pour titre : les Zouaves et les
chasseurs à pied, le duc d'Aumale a fait, en trois coups de crayon,
de ce détail du service en campagne, une esquisse d'une réalité sai-
sissante : « Tandis que les camarades de tente s'endorment entre
leurs deux couvertes, la grand'garde change de place en silence,
car sa position aurait pu être reconnue. Le factionnaire qu'on voyait
au haut de cette colline a disparu ; mais suivez l'officier de garde
dans sa ronde et, malgré l'obscurité, il vous fera distinguer, sur la
pente même de cette colline, un zouave couché à plat ventre tout
près du sommet qui le cache, l'œil au guet, le doigt sur la détente.
Un feu est allumé au milieu de ce sentier, qui traverse un bois
et qu'un petit poste occupait pendant le jour; mais le poste n'est
plus là. Cependant le maraudeur, l'ennemi qui s'approche du camp
pour tenter un vol ou une surprise, s'éloigne avec précaution de
cette flamme, autour de laquelle il suppose les Français endormis ;
il se jette dans le bois et il tombe sous les baïonnettes des zouaves
embusqués qui le frappent sans bruit, afin de ne pas fermer le piège
et de ne pas signaler leur présence aux compagnons de leur vic-
time. »
Le 21 octobre, au bivouac de Sidi-Aïssa-Manno, le dernier avant
Saïda, un bataillon d'angle avait négligé ces précautions: pendant
la nuit, des réguliers de Ben-Tami s'approchèrent, tombèrent sur
des hommes endormis et les fusillèrent. 11 y eut quelques minutes de
désordre. Heureusement, dès les premiers coups de feu, le général
Bugeaud, qui dormait tout habillé sur son lit de camp, était sorti de
sa tente; il avait mis sur pied les compagnies les plus voisines,
trois du 15^ léger, deux des zouaves, et les avait lancées là oii les
lueurs de la fusillade étaient les plus vives. En moins d'un quart
d'heure, l' échauffourée prit fin; les assaillans se dérobèrent en lais-
sant quelques-uns des leurs sur le terrain et les rumeurs allaient
cesser quand elles reprirent soudain, mais pour un motif bien dif-
férent. La comédie avait succédé au drame : on riait, et le gouver-
neur ne fut pas le dernier à prendre sa part d'une gaîté dont il était
la cause. En portant la main à sa tête, il s'était aperçu qu'il était coiffé
790 REVUE DES DEUX MONDES,
d'un vulgaire bonnet de coton; aussitôt il demanda sa casquette,
un sorte de képi à grande visière qui était bien connu des troupes;
et le lendemain, quand la marche fut reprise, les zouaves, accom-
pagnant la fanfare, improvisèrent la Casquette du père Bngemid.
Le '22 octobre, on arriva devant Saïda, qu'on trouva, comme Tak-
demt, comme Taza, comme Boghar, abandonnée, en flammes. « Cette
enceinte, où Abd-el-Kader renfermait une grande partie de ses pro-
visions et de ses munitions, écrivait le commandant de Montagnac,
contenait dans son intérieur quelques constructions insignifiantes
et quelques baraques pour un petit nombre d'habitans. A un des
angles de cette enceinte était une habitation d'un goût exquis, dans
le style arabe, décorée de moulures en plâtre parfaitement dessi-
nées, de bas-reliefs en marbre très bien sculptés, de jolies galeries
soutenues par plusieurs rangs de colonnes ; portes et fenêtres à
ogives, dalles en marbre blanc, etc.; une véritable bonbonnière.
C'était là que l'émir venait se reposer des fatigues de la guerre et
jouir d'un repos qui lui permettait de caresser mollement toutes ses
grandes idées d'avenir. Tout a été la proie des flammes que lui-même
avait allumées. L'enceinte, dont le mur était de l'^,80 d'épaisseur,
a été sapée à force de pétards, qui ont trouvé une résistance que
nos constructions les plus solides n'offriraient peut-être pas. Tou-
jours des destructions! Triste pensée, lorsque l'on songe avec quel
peu de ressources cet homme éminemment remarquable avait formé
de pareils établissemens ! »
Au sud de Saïda s'étend, de l'ouest à l'est, une vaste région de
pâturages qui est comme la frontière des Hauts-Plateaux; c'est la
Yakoubia. Les tribus qui l'habitent, ou mieux la parcourent, ont été
de tout temps en hostilité avec les populations agricoles du nord,
surtout avec les Hachem, et c'était pour les surveiller et les
contenir qu'Abd-el-Rader avait construit Saïda. La ruine de la for-
teresse était pour elles le commencement de la revanche; pour l'ache-
ver, l'une d'elles, les Assasna, s'offrit à conduire les Français vers
la retraite où se trouvait cachée une grosse fraction des Hachera.
Dans la nuit du 23 au 2A octobre, on suivit les guides; ils avaient
promis le concours de deux ou trois autres tribus, qu'au point du
jour on vit en effet paraître; mais à l'endroit où ils avaient dit qu'on
devait trouver les Hachem, on ne trouva rien que leurs traces. En
poussant plus loin, à l'est, on atteignit quelques traînards et quel-
ques mulets chargés d'effets militaires évacués des magasins de
Saïda: les mauvais plaisans assuraient que la capture se réduisait à
deux ballots de boutons de guêtre.
Le général Bugeaud, qui n'était pas patient, commençait à se fâ-
cher. Le 26, au bivouac de Tagremaret, sur l'Oued-el-Abd, la ca-
valerie venait de rentrer d'un fourrage qui n'avait donné que de
LA CONQUÊTE DE l'ALGÉttlE. 791
maigres résultats, quand on entendit tout à coup une vive fusillade.
C'était une attaque soudaine des khiélas de Ben-Tami sur une cin-
quantaine de spahis attardés. Remonter en selle et courir à leur
aide, le lieutenant-colonel Jusuf en tête, fut pour leurs camarades
l'aCTaire d'un instant. Quand les fourrageurs, qui avaient d'abord
tourné bride, se virent soutenus, ils reprirent avec élan l'offensive, et
bientôt la mêlée devint générale. On se tirait littéralement de part
et d'autre à brûle-pourpoint, car les burnous prenaient feu. L'éten-
dard des réguliers, qu'ils avaient failli perdre dans le combat du
8 octobre, leur fut enlevé décidément par le sous-lieutenant Fleury.
Au bout d'une demi-heure, les khiélas étaient en déroute, et Jusuf
ramenait au bivouac ses spahis ivres d'orgueil. C'était bien à eux
seuls qu'appartenait le triomphe: les chasseurs d'Afrique, mal con-
duits, étaient arrivés trop tard.
« Mon premier mouvement, a dit le général Bugeaud dans son
rapport, avait été de regretter un engagement que je croyais devoir
achever d'exténuer ma cavalerie sans compensation ; au méconten-
tement succéda bientôt l'admiration. Je ramenai au camp ma cava-
lerie victorieuse et dans l'enthousiasme. Les dépouilles sanglantes
des vaincus étaient portées devant elle par un peloton, au milieu
duquel se trouvait l'étendard conquis et qu'accompagnaient vingt-
deux chevaux de prise. Les trompettes sonnaient des fanfares aux-
quelles succédaient des chants guerriers. C'était un spectacle eni-
vrant qui frappa au plus haut degré nos nouveaux alliés, accoutumés
à redouter la cavalerie rouge d'Ad-el-Kader. »
Beau sujet pour un peintre militaire ; s'il plaisait à quelqu'un de
nos artistes de le porter sur la toile, voici, dans les mémoires du
général de Martimprey, une autre esquisse qui' ne laisse pas d'ajou-
ter au pittoresque : « Le retour des spahis au camp fut triomphal et
mérite d'être décrit, parce qu'il donne une idée de cette époque.
Ils revinrent musique eu tête; demère marchaient les prisonniers,
la corde au cou ; puis plusieurs rangs de cavaliers menant en main
\id6 chevaux de prise tout sellés, les armes suspendues à l'arçon;
enfin un double rang de spahis, le fusil haut, et ayant chacun une
tête au bout du canon. Les escadrons, précédés de leurs blessés et
de leurs morts portés sur des cacolets et sur des litières, fermaient
la marche. »
Le 27 octobre, les tribus de la Yakoubia retournèrent à leurs
douars avec les grains qu'elles avaient découverts dans les silos
creusés par les Hachem ; la colonne expéditionnaire se replia sur
Mascara, d'où le général Bugeaud avait fait sortir le lieutenant-colo-
nel Géry pour concourir à ses opérations; mais la pluie et le froid,
qui survinrent inopinément, ne lui permirent pas de les poursuivre.
De Mascara, le gouverneur regagna Mostaganem. En traversant la
792 REVUE DES DEUX MONDES.
plaine de THabra, il reçut d'un bel esprit arabe ce singulier mes-
sage : (( On nous a dit que vous autres Français aimez les chevaux
à courte queue : nous attendons que nos jumens en produisent un
pareil pour vous le conduire en signe de soumission. »
On a déjà vu ce que lui avait écrit, au mois de juin, Abd-el-
Kader: uTu vas te promener jusqu'au désert, et les habitans d'Al-
ger, d'Oran et de Mostaganem sont dépouillés et tués aux portes
de ces villes ! » Dans la nuit du 21 au 22 octobre, un parti de Beni-
Amer était venu jusque sous les murs d'Oran, à travers la ligne
des blockhaus, saccager les campemens où les Douairet les Smela,
qui combattaient sous les yeux du gouverneur, avaient laissé leurs
femmes, leurs enfans et leur avoir.
Malgré cette malheureuse affaire, la campagne d'automne, sans
avoir donné tout ce qu'on s'en était promis au début, n'en avait
pas moins porté un coup sensible à l'autorité d'Abd el-Kader.
Parties d'Oran le Oi septembre, la majeure partie des forces de la
division rentraient, le 5 novembre, à Mostaganem ; elles avaient
donc marché, campé ou combattu pendant cinquante trois jours;
jamais troupe française n'avait encore été si longtemps dehors en
Afrique.
Avant de s'embarquer pour Alger, où il rentra le 10, le gouver-
neur régla la distribution des commandemens dans la province de
l'ouest ; il confia Oran au colonel Tempoure, appela le général Be-
deau à Mostaganem, et réserva Mascara pour La Moricière, qui eut
ordre de s'y porter avec 6,000 hommes et d'y établir le quartier-
général de la division sans retard.
VI.
Le général Ghangarnier a écrit dédaigneusement dans ses mé-
moires : « Pendant l'été et une partie de l'automne, le gouverneur
put se promener dans les plaines et dans quelques-unes des mon-
tagnes les plus faciles de la province d'Oran, sans livrer un seul
combat digne de ce nom, mais en faisant des progrès sensibles dans
l'art de conduire les troupes. Dans le même temps, le général Ba-
ragueyd'IIilliers, rencontrant encore moins d'obstacles, parcourt les
parties les plus ouvertes de la province d'Alger, épuise les troupes,
s'en fait exécrer, et encombre de malades les hôpitaux et les infir-
meries régimentaires de cette province. » Le fait est que, depuis
son expédition sur Boghar et Taza, le général Baraguey d'Hilliers
avait ravitaillé Médéa et Miliana dans la dernière quinzaine de juin
et que, la chaleur étant devenue très forte, les hommes étaient
entrés en foule à l'hôpital.
A l'automne, les opérations de ravitaillement furent reprises.
LA CONQUÊTE DE l'aLGÉRIE. 793
Les instructions données par le gouverneur au général lui prescri-
vaient de constituer à Miliana comme à xMèdéa un approvisionnement
de 500,000 rations et de 300,000 cartouches, de ne laisser que
800 hommes dans la dernière et 1,200 dans l'autre, enfin d'agir
aux environs contre les tribus les plus hostiles. Cette année-là,
quoiqu'on fût tout à la fin de septembre, la température était en-
core excessive. La journée du 29 fut particulièrement pénible.
« Avec bien de la peine, dit le général Baraguey d'Ililliers dans son
rapport, la colonne parvint à une lieue du Gontas ; mais, arrivés à
ce point, beaucoup de soldats tombèrent épuisés de fatigue. Nous
gagnâmes le col avec le convoi, et, avec tous les sous-officiers et
brigadiers montés de la division, on envoya prendre les hommes
dont la route était jonchée. » Miliana put être ravitaillée le lende-
main. Un second convoi y fut conduit encore le 10 octobre. Dans
ces deux expéditions, Ben-Allal disputa sérieusement à la colonne
le défilé de Ghab-el-Keta.
Que faisait cependant le général Changarnier? Le gouverneur,
qui, malgré ses griefs personnels, estimait à leur valeur les talens
de ce vigoureux soldat, était assez en peine d'accorder cette con-
sidération de métier avec la préférence de goût qu'il avouait pour
Baraguey d'Hilliers. Après avoir essayé d'abord de diriger sur Oran
Changarnier, qui ne parut pas disposé à s'y rendre, il lui avait
donné trois mois de congé ; mais, le congé passé, il fallut bien
lui trouver de l'emploi. Baraguey d'Hilliers eut donc à lui céder,
pour les derniers ravitaillemens de Médéa, le commandement de
la colonne active. « Il entrait dans mes projets, écrivait avec un
peu d'embarras le gouverneur au maréchal Soult, d'alterner ce
commandement entre ces deux officiers, tous deux très appré-
ciables. »
Au retour de Médéa, le 29 octobre, Changarnier trouva, — on
pourrait plus exactement dire se procura, — au bois des Oliviers,
la chance d'un beau retour offensif contre Barkani, qu'il avait su
attirer dans une embuscade très habilement préparée. « L'ennemi,
dit le rapport du général, avait lâché pied et ne présentait plus
qu'une masse confuse d'un millier de fantassins réguliers et ka-
byles et d'une centaine de cavaliers qui, pressés à l'extrême gauche
par le commandant de Mac-Mahon, à la tête du 10° bataillon de
chasseurs, au centre, par un bataillon du 2i^ et le 3" bataillon de
chasseurs, à droite, par la cavalerie, que les colonels de Bourgon
et Korte, et le capitaine d'Allonville, des gendarmes maures, pous-
sèrent avec la plus grande vigueur sur des crêtes étroites et cre-
vassées, se trouva cernée de trois côtés et reloulée contre un rideau
de fer qui semblait devoir lui enlever toute chance d'échapper à
notre poursuite; mais ces marcheurs exceptionnels, jetant leurs
79 II REVUE DES DEUX MONDES.
armes au fond des ravins et se débarrassant même d'une partie de
leurs vêteraens, pour être plus agiles, atteignirent les crêtes et dis-
parurent au milieu de rochers, de ravines et d'anfractuosités inex-
tricables. Ils laissèrent néanmoins, sur le terrain que nous pûmes
atteindre, 80 cadavres, tous tués à cotips de sabre et de baïon-
nette. »
Un dernier ravitaillement de Médéa, le il novembre, dont il n'y
a rien de particulier à dire, mit un terme aux mouvemens de la
division d'Alger pendant la campagne d'automne.
VII.
C'était M. Guizot qui avait fait nommer le général Bugeaud au
poste éminent qu'il occupait. Le gouverneur de l'Algérie en était
reconnaissant au ministre des affaires étrangères, et quand ses rela-
tions avec le ministère de la guerre devenaient difficiles ou délicates,
c'était à M. Guizot qu'il avait recours. « Vous me demandez, lui
écrivait-il le 6 novembre 1841, en quoi vous pouvez ra'aider? le
voici : le plus grand service que vous puissiez me rendre pour le
moment, c'est de faire récompenser raisonnablement mon armée.
Après avoir été prodigue envers elle sous le maréchal Valée, qui
obtenait tout ce qu'il demandait pour les plus minimes circonstances,
on est devenu extrêmement avare. L'armée d'Afrique, de laquelle
j'ai exigé beaucoup cette année, compare les époques, et la com-
paraison ne m'est pas avantageuse, puisque j'exige beaucoup plus
de fatigue et que j'obtiens beaucoup moins de faveurs. J'ai cru de-
voir ramener les bulletins à la vérité et à la modestie qu'ils doivent
avoir chez une armée que, pour la rendre capable de faire de
grandes choses, on ne doit pas exalter sur les petites. On a cru que
nous avions peu fait, parce que nous n'avons pas rédigé de pom-
peux bulletins pom' de petits combats ; mais on devrait savoir que
nous ne pouvons pas avoir en Afrique des batailles d'Austerlitz, et
que le plus grand mérite dans cette guerre ne consiste pas à
gaguer des victoires, mais à supporter avec patience et feraieté les
fatigues, les intempéries et les privations. Sous ce rapport, nous
avons dépassé, je crois, tout ce qui a eu lieu jusqu'ici. La guerre a
été poussée avec une activité inouïe, tout en soignant les troupes
autant que les circonstances le permettaient, et elles le reconnais-
sent. Le soin que je prends d'elles et la vigueur de nos opérations
me font un peu pardonner la rareté des récompenses; mais, si la
parcimonie continuait, il pourrait en être autrement. Il est de l'in-
térêt du pays que mon autorité morale ne soit pas affaiblie. Je com-
prends qu'il est délicat pour vous de toucher cette corde dans le
LA. CONQUÊTE DE l'aLGÉRIE. 795
conseil ; cependant il peut se présenter une occasion favorable et
naturelle de dire votre mot. "Vous pouvez d'ailleurs avoir un entre-
tien particulier avec le roi. J'espère que Sa Majesté ne m'en veut
pas pour avoir eu quelques petites vivacités avec M. le duc de Ne-
mours, que j'ai du reste fort bien traité. Plût au ciel que tous les
serviteurs de la monarchie lui fussent aussi dévoués que je le suis
et eussent mes vivacités I »
tt II est de l'intérêt du pays, disait le général Bugeaud, que mon
autorité morale ne soit pas affaiblie. » Elle lui parut, en ce temps-là,
menacée, autrement que dans la question des récompenses, par un
incident sans aucune portée, mais qui, la maliguité publique et la
presse aidant, devait prendre en un moment des proportions exces-
sives.
Vers la fm de novembre, le général Bugeaud avait témoigné au
maréchal Soult le désir de prendre un congé, afm de pouvoir assister
aux discussions des chambres et régler quelques affaires de famille.
La demande du gouverneur, soumise par le maréchal au conseil
des ministres, fut accueillie sans difficulté ; mais comme il n'y avait
en Algérie que des maréchaux de camp, parmi lesquels il aurait été
difficile de prendre un intérimaire sans froisser les autres, le con-
seil décida qu'un lieutenant-général serait envoyé de France, et
son choix se porta sur un aide-de-camp du roi, le vicomte de
Rumigny, qui avait fait avec honneur, à la suite du duc d'Orléans,
la campagne de IS/iO. « 11 demeure bien entendu, écrivait le maré-
chal Soult au général Bugeaud, le 3 décembre, que le lieutenant-
général de Rumigny ne sera qu'intérimaire, et qu'il devra revenir
auprès . du roi aussitôt que vous serez de retour à Alger pour y
reprendre le commandement de l'armée et le gouvernement de
l'Algérie. »
Par un caprice du vent et de la fortune, le navire de l'état qui
portait la dépêche ministérielle fut détourné de sa route, jeté sur
les côtes d'Espagne, et n'entra dans le port d'Alger qu'après le dé-
barquement inattendu du personnage dont il avait mission d'an-
noncer otficiellement l'arrivée prochaine. L'expression de débar-
quement inattendu n'est pas tout à fait exacte, car les journaux de
France avaient annoncé déjà la nomination du général de Rumigny,
en y ajoutant même des commentaires qui ne laissaient pas de faire
dresser l'oreille au public et surtout au principal intéressé.
L'une des faiblesses du général Bugeaud était une susceptibilité
presque maladive, non-seulement aux morsures, mais même aux
moindres piqûres de la presse ; or certains journaux, qui voulaient
passer, comme d'habitude, pour avoir les informations les plus
sûres, laissaient entendre qu'on n'avait pas toujours été Satisfait en
796 REVUE DES DEUX MONDES,
haut lieu du gouverneur pendant la dernière campagne, et que,
toutes convenances gardées, l'intérimaire désigné pouvait bien être
un successeur. Aussi, quand le général de Rumigny tomba comme
des nues à Alger, l'accueil que lui fit le général Bugeaud fut d'une
cordialité incertaine : « J'avouerai à monsieur le maréchal, écrivait
le nouveau-venu au ministre de la guerre, le 15 décembre, que le
premier mouvement de sa part me parut être un mouvement de
surprise. »
Quelques jours se passèrent, du côté du général Bugeaud, en
hésitations apparentes; enfin, le 20 décembre, ayant reçu des nou-
velles d'Oran qui lui parurent d'une grande importance, il écrivit
à l'intérimaire qui ne l'était pas même encore : « Dans de telles
conjonctures, je crois bien servir les intérêts du pays et du roi en
restant à mon poste. N'est-il pas naturel qu'ayant amené des résul-
tats par une campagne énergique, je désire les recueillir? Vous
êtes trop loyal pour ne pas répondre : Oui, c'est naturel, c'est même
juste. »
M. de Rumigny était un homme respectable ; il se trouvait, par
le hasard des circonstances, dans le malaise d'une situation que chaque
jour rendait plus fausse et plus embarrassante ; plus jeune de grade
que le général Bugeaud, il aurait eu un moyen de s'en tirer en
acceptant un commandement sous ses ordres, et volontiers il l'eût
fait, sans un empêchement moral qu'il expliquait ainsi au ministre
de la guerre : « A ses qualités, disait-il du général Bugeaud, se
mêle une répugnance prononcée pour toute hiérarchie militaire ; il
aime surtout à donner des ordres directs aux grades subalternes
sans les faire passer par les grades supérieurs. Il en résulte des
discussions inévitables, et, dans mon saint respect pour la disci-
pline, il m'est de toute impossibilité de me soumettre à ces condi-
tions. » Enfin, en décidant que, pendant l'absence du général Bu-
geaud, qui devait serendreàOran, le général de Rumigny prendrait
le commandement d'Alger par intérim, le maréchal Soultcrut faire
cesser l'imbroglio ; il ne fit que compliquer celui-ci d'un autre.
Notifiée au général de Bar, qui venait d'être nommé chef d'état-
major-général à la place du général de Tarlé, à Ghangarnier, à La
Moricière, à Bedeau, à tous les maréchaux de camp en un mot, la
décision ministérielle fut, comme elle devait l'être, accueillie respec-
tueusement par tous, un seul excepté, Baragueyd'Hilliers,qui,parun
mouvement d'orgueil absolument injustifiable, demanda son rappel
en France. On verra plus tard comment prirent fin tous ces con-
flits d'amour-propre, fondés ou non, sérieux ou ridicules.
Camille Rousset.
LE
C03IBAT CONTRE LE VICE
LA REPRESSION.
I.
LES LIEUX DE DETENTION PROVISOIRE. — LE VAGABONDAGE ET LA
MENDICITÉ.
Dans une petite nouvelle intitulée V Innocence d'un forçat, Charles
de Bernard raconte la dramatique histoire d'un procès criminel
OÙ un galant homme se trouve injustement compromis en même
temps qu'un forçat libéré, et il ajoute cette réflexion sarcas-
tique : « Le forçat avait pour lui les amis de l'humanité, les
pliilantlu'opes de profession, les émancipateurs de nègres, et tous
les individus occupés de l'avenir des nations et du progrès social,
race abondante en âmes sensibles, pour qui un homme parfai-
tement dédaigné tant qu'il est innocent devient, pour peu
qu'il sorte du bagne, un être prodigieusement précieux et recom-
mandable. » Je ne sais si la race des âmes sensibles est de-
venue moins abondante depuis l'époque déjà éloignée où écrivait
798 REVUE DES DEUX MONDES,
Charles de Bernard, mais de nos jours le trait tomberait à faux. La
tendance est plutôt de considérer les libérés comme des bêtes incor-
rigibles et malfaisantes, contre lesquelles il faut se mettre en garde
par tous les moyens possibles. Mais s'il était démontré que le ré-
gime de nos prisons, loin d'effrayer ces bêtes, les rend au con-
traire plus malfaisantes encore, peut-être le sentiment de la sé-
curité publique menacée vaudrait-il un retour d'intérêt aux ques-
tions que soulève l'organisation de notre système pénitentiaire, ques-
tions discutées avec tant de passion par la génération de 1830.
Peut-être aussi finirait-on par reconnaître que les philanthropes de
profession et les émancipateurs de nègres (pour parler comme
Charles de Bernard), qui demandent avec obstination la réforme de
nos prisons, ne sont pas tout à fait des songe-creux. Sans doute,
je suis un peu de cette famille, car je ne crains pas de dire qu'il
y a, sur ce point, fort à faire, et je voudrais communiquer ma
conviction aux rares lecteurs qui demeurent fidèles à cette aride série
d'études. Ils ne s'étonneront pas si, après les avoir entretenus de la
criminalité et de ses progrès, je leur parle aujourd'hui de la ré-
pression et de son inefficacité.
I.
Un individu poursuivi par la clameur publique est arrêté dans la
rue, ou bien, au contraire, il a été appréhendé à son domicile par un
agent de la force publique porteur d'un mandat de justice. Que va
devenir cet individu? Dans quel lieu va-t-il tout d'abord être con-
duit? Pendant tout le temps que durera sa détention préven-
tive, à quel régime va-t-il être soumis? S'il est condamné, dans quel
établissement subira-t-il la peine portée contre lui ? A toutes ces ques-
tions, nous aurons occasion de répondre, en suivant cet individu
d'étape en étape, depuis l'instant où la main de la justice s'abat
pour la première fois sur lui jusqu'à celui où elle le remet en liberté,
après lui avoir fait expier sa faute. Cette austère promenade à tra-
vers les lieux consacrés à la répression n'aura pas seulement pour
résultat de nous édifier sur leur organisation intérieure; elle nous
amènera aussi à traiter certains problèmes de législation criminelle
dont la solution est inséparable (on commence, mais malheureuse-
ment un peu tard, à s'en apercevoir aujourd'hui) de toute réforme
sérieuse de nos établissemens pénitentiaires.
A partir du moment où il a été appréhendé au corps par un agent
de la force publique, l'inculpé (pour me servir du terme juridique)
perd la faculté de disposer de sa personne; mais il n'est pas pour
cela en état d'arrestation légale. Cette saisie individuelle n'a pour
but que de le maintenir à la disposition de la justice jusqu'au mo-
LE COMBAT CONTRE LE VICE. 799
ment où il pourra être interrogé régulièrement par le magistrat com-
pétent. C'est seulement à l'issue de cet interrogatoire que cette ar-
restation provisoire sera transformée en arrestation définitive, et que
l'inculpé sera écroué à la maison d'arrêt en vertu d'un mandat d'ar-
rêt ou de dépôt (il est inutile ici de signaler les différences assez
minutieuses qui séparent ces deux mandats) signé par un juge d'in-
struction. L'article 609ducoded'instruction criminelle faisant défense
aux gardiens de maisons d'arrêt, sous des peines assez sévères, de
recevoir ni retenir aucune personne, si ce n'est en vertu d'un man-
dat ou d'un arrêt de justice, il a été nécessaire de créer, pour ré-
pondre aux exigences de la pratique quotidienne, un assez grand
nombre de lieux de détention provisoire, que la statistique péniten-
tiaire réunit sous le nom générique de chambres et cUpôis de sûreté.
Ces lieux de détention étaient, en i.88/i (date de la dernière statistique
pénitentiaire), au nombre de 3,129, sans compter ceux de la Seine :
64,795 individus y avaient subi pendant l'année 71,446 journées de
détention. C'est dire que chaque inculpé y avait fait un séjour assez
court, rséanmoins l'aménagement intérieur de ces dépôts n'est pas
chose aussi indifférente que sont malheureusement portées à le croire
les municipalitésqui en sont responsables. Les individus appartenant
aux catégories morales et sociales les plus différentes passent, en
effet, par ces lieux de détention, depuis l'ivrogne ou la prostituée arrê-
tés sur la voie puWique, jusqu'au voleur ou à l'assassin, sans parler
des innocens qui , sous le coup d'une accusation injuste ou tout
simplement pris dans une bagarre, peuvent parfaitement y faire un
séjour plus ou moins prolongé. Ces premiers contacts de la prison
ne sont pas chose indifférente, et il en peut résulter chez ceux qui les
ont subis d'irrémédiables souillures. Que, dans les petites localités
où ces lieux de détention sont habituellement vides, ils consistent
tout simplement en une petite chambre plus ou moins bien aménagée,
il n'y a donc rien là qui ne soit très natuiel ni qui présente beaucoup
d'inconvéniens. Mais dans les grandes villes, où le nombre des ar-
restations quotidiennes est considérable, où les violons (pour me
servir de l'expression populaire) ne désemplissent pas, l'entassement
et la promiscuité présentent des inconvéniens très sérieux. Pour
certaines natures, ces premières heures de la détention sont peut-
être les plus cruelles de toutes ; au moins ne faudrait-il pas en ag-
graver l'horreur en leur imposant des intimités dégradantes.
Je ne saurais dire comment sont aménagés les dépôts des grandes
villes de France. Le hasard m'en a fait cependant visiter un il y a
quelques années, celui de Lille ; je me souviendrai toujours d'y
avoir vu cinq ou six femmes à demi nues, entassées dans un taudis
qu'éclairait à peine une ouverture percée dans le haut de la mu-
raille, et que garnissaient, pour tout mobilier, quelques planches
800 RETUE DES DEUX MONDES.
jetées sur la terre nue, tandis qu'un trou creusé dans un coin était
destiné à recueilir les immondices. Un maître d'équipage soigneux
eût certainement hésité avant de faire passer la nuit à ses chiens
dans un lieu aussi malpropre et aussi humide. J'ignore comment
sont organisés les lieux de détention provisoire des autres grandes
villes de France, Lyon, Marseille, Bordeaux; mais on ne saurait
guère espérer que les municipalités de ces villes en prennent grand
souci lorsque la capitale elle-même leur a donné pendant longtemps
et leur donne encore un déplorable exemple d'incurie. Le plus sou-
vent, dans les pages que l'on va lire, c'est Paris qui nous servira
de champ d'études, et l'on verra combien il s'en faut que la ville-
lumière soit aussi la ville-modèle.
11 existe à Paris quatre-vingts postes de police, à chacun desquels
sont annexés deux violons, l'un pour les hommes, l'autre pour les
femmes. Assez rarement, les postes de police sont installés dans un
immeuble appartenant à la ville. Le plus souvent, ils sont établis
tellement quellement, dans une boutique louée à cet effet, à laquelle
on afait subir les transformations indispensables. Quant à l'aménage-
ment intérieur de ces postes, je crois bien qu'à la préfecture de po-
lice.on ne s'en était guère inquiété jusqu'au jour où il se trouva un
explorateur courageux pour les visiter. Ce fut un membre de la grande
commission d'enquête instituée par l'assemblée nationale, M. Bour-
nat,qui, dans un rapport rendu public, signala le premier l'installa-
tion déplorable tant de ces postes eux-mêmes que des violons qui y
sont annexés. En lisant le rapport de M. Bournat, on ne sait lesquels
sont le plus à plaindre, des coquins qu'on y enferme ou des braves
gens qui ont charge de les garder : insuffisance et infection de
l'air respirable, chaleur excessive en été, froid glacial en hiver, tels
sont les principaux inconvéniens que M. Bournat a relevés dans ces
postes. Mais le pire de tous est leur exiguïté. J'emprunte à son rap-
port la description suivante :
« Dans ce poste, il y a trois violons. Le premier est d'une su-
perficie d'environ II mètres. Il est complètement obscur. Il est
impossible, par le guichet, d'y rien apercevoir, et cependant il
contient cinq détenus. L'odeur qu'on y respire est infecte. Un se-
cond violon, réservé aux femmes, n'est pas plus grand, et cepen-
dant on y enferme quelquefois jusqu'à dix ou douze femmes. C'est
encore un des postes qui reçoivent quelques-unes des razzias pra-
tiquées par la police sur les filles en contravention. On en a vu
dans ce poste jusqu'à vingt-sept à la fois. Celles qui ne peuvent
entrer dans le violon séjournent dans la salle des gardiens. Quant
au local destiné au troisième violon, on en a fait un dépôt à charbon.
On ne pouvait guère lui donner une autre destination ; un détenu n'y
pourrait respirer. Il n'y a pas la plus petite ouverture par où puis-
LE COMBAT CONTRE LE VICE. 801
sent entrer l'air et la lumière. Ces violons, déjà si peu aérés, sont
complètement empoisonnés, comme tous les autres, parles tineUes.
Ils sont de plus tout à fait insuiïisans. Du 1"' novembre au 31 dé-
cembre, il y a eu 2Zi7 personnes arrêtées : c'est une moyenne de
quatre par jour. »
Si j'ai choisi cette description parmi tant d'autres, ce n'est pas
que l'aménagement de ce poste de police soit particulièrement dé-
fectueux; au contraire. Mais, il est parfois curieux de soulever
un coin du voile qui cache les dessous de notre civilisation bril-
lante et dissimule à nos regards les misères et les malpropretés
d'en bas. Ce poste infect, où des femmes sont entassées, parfois
au nombre de dix à douze, dans un espace de quatre mètres carrés,
a été installé tout exprès, il y a quinze ans, par un architecte
éminent, dans les dépendances du nouvel Opéra.
Rendons cependant justice à qui de droit. Dans ces dernières
années, des efforts sérieux ont été faits pour remédier aux princi-
paux inconvéniens signalés par le rapport de M. Bournat. Une orga-
nisation mieux entendue du service des gardiens de la paix a réduit
le nombre des heures qu'ils sont obligés de passer dans l'atmo-
sphère viciée du poste. Certains violons ont été aménagés à nou-
veau ; d'autres entièrement reconstruits. Enfm de véritables pro-
grès ont été réalisés, mais il reste encore beaucoup à faire; j'ai pu
m'en convaincre par mes yeux. J'ai en effet sollicité et obtenu l'au-
torisation de m'embarquer dans une de ces voitures cellulaires
vulgairement appelées paniers à salade, qui, trois fois par jour,
ramassent les détenus de chaque violon pour les conduire à la pré-
fecture, et j'ai fait ainsi une tournée assez originale à travers
Paris, non sans exciter la curiosité de mes compagnons de route,
qui me prenaient (je le dis sans nulle vanité) pour un détenu de
distinction. Le mode de transport n'est pas très confortable; les
cellules en bois sont un peu étroites pour qui a les jambes longues,
et les voisins assez répugnans. Mais il faut savoir payer l'expé-
rience à quelque prix. J'ai pu m'assurer ainsi que certains postes
avaient subi d'heureuses transformations, entre autres celui de la
rue Drouot, qui, divisé en un assez grand nombre de cellules
claires et bien aérées, pourrait servir de modèle. Mais la plu-
part continuent à présenter les inconvéniens signalés dans le
rapport de M. Bournat : insuffisance du local et infection de l'air.
En un mot, il y a encore fort à faire, et malheureusement, pour
plus d'une raison, la transformation des postes de police de la ville
de Paris sera fort lente. C'est à la préfecture de la Seine qu'il ap-
partient de fournir à la préfecture de police les postes et les vio-
lons dont celle-ci n'a que l'entretien. Toute transformation ou
TOME LXXXIV. — 1887. 51
802 REVCE DES DEUX MONDES,
reconstruction d'un de ces postes suppose donc une entente préa-
lable entre ces deux administrations, et quiconque est un peu au
courant des affaires parisiennes sait que pareille entente est tou-
jours longue à établir. Puis il y a la question d'argent, et, pour
un objet aussi vulgaire, il ne serait peut-êlre pas très facile de dé-
nouer les cordons de la bourse tenue par le conseil municipal.
Aussi faut-il ne pas se montrer trop ambitieux et renoncer au pro-
jet qui avait été conçu sous l'empire, et qui, du reste, n'avait
jamais reçu même un commencement d'exécution, de construire
dans chaque quartier un bâtiment ad hoc où seraient concentrés
tous les services relatifs à la sécurité publique : commissariat de
police, postes de sapeurs-pompiers, poste de police, violons, etc. Mais
à chaque renouvellement de bail, à chaque construction d'un poste
de police nouveau, la préfecture de police devrait exiger que la
préfecture de la Seine lui livrât un local comprenant au moins,
outre deux violons suffisamment spacieux affectés aux hommes
et aux femmes, deux cellules spéciales réservées, l'une pour les
enfans, l'autre pour les personnes appartenant à une catégorie
sociale un peu supérieure. On ne saurait, en effet, sans les exposer
à des périls dont je pourrais citer des exemples, enfermer des en-
fans avec des adultes; et, quant à l'impossibilité morale d'enfermer
dans le même espace de quelques mètres carrés, pour vingt-
quatre ou quarante-huit heures, des individus qui n'appartiennent
pas au même milieu social, on me permettra de l'établir par une
anecdote. J'avais pris, une certaine nuit, rendez-vous avec le com-
missaire de police d'un quartier excentrique pour quelques visites
que nous devions faire dans sa circonscription. Lorsque j'arrivai,
vers minuit, au poste où nous devions nous rejoindre, j'appris qu'il
avait dû s'absenter, ayant été requis pour un constat d'adultère.
Peu de temps après il revenait, en efïet, ramenant sa capture, une
petite femme assez jolie, dont je crois voir encore le mantelet noir
et le chapeau rose mal rattaché. Je me fis conter son histoire.
C'était la femme d'un gros marchand du quartier, que son mari
avait tait surprendre en flagrant délit d'adultère avec un ténor de
café-concert. Or il se trouvait précisément que, dans le violon
réservé aux femmes, on venait d'amener une prostituée arrêtée
sur la voie publique en état d'ivresse. Gomment faire subir un pa-
reil contact à cette malheureuse femme, qui pleurait à sanglots?
Après délibération, le commissaire de police lui offrit galamment
son propre fauteuil de bureau, et elle acheva sa nuit dans le poste
des gardiens, où elle put méditer tout à son aise sur la jalousie
des maris et le danger des ténors. Mais tous les commissaires de
police ne sont pas tenus à autant de galanterie, et peut-être n'est-il
LE COMBAT CONTRE LE VICE. 803
pas très prudent de mettre en éveil celle des sergens de ville, en
faisant coucher une femme au milieu d'eux.
Ainsi, dès ces premières heures de la détention, nous trouvons,
tant en province qu'à Paris, ce que nous rencontrerons bien souvent
au cours de cette enquête : la promiscuité, la promiscuité brutale, sans
tempéramens, sans précautions, avec tous les avihssemens qu'elle
entraîne. Heureusement, cette détention provisoire n'est jamais de
bien longue durée. En province, les individus qui sont enfermés au
violon en sont généralement extraits le matin ou le soir, c'est-
à-dire après une nuit ou une journée de séjour, pour être conduits
à la maison d'arrêt. Régulièrement, le gardien-chef ne devrait
point les admettre, puisque, n'ayant encore été interrogés par aucun
magistrat, ils ne sont point détenus sous mandat d'arrêt ou de dé-
pôt. Aussi ne sont-ils point écroués, mais simplement reçus à titre
provisoire, et leur écrou n'a lieu que le lendemain, après qu'ils ont
été interrogés, et sur le vu du mandat signé par le juge d'instruc-
tion. II y a là une légère dérogation à la prohibition absolue de
l'article 609 du code d'instruction criminelle, que je signale seu-
lement pour mémoire, et pour montrer combien les us et cou-
tumes ont souvent en France plus de force que la loi. A Paris, les
choses se passent différemment. Le grand nombre de ces arresta-
tions provisoires a rendu nécessaire la création d'une prison spé-
ciale où les détenus des quatre-vingts postes de police sont con-
centrés tous les jours et demeurent sous la main de la justice
jusqu'à ce qu'il soit statué sur leur sort. Ce lieu de détention en-
core provisoire s'appelle le dépôt central de la préfecture de po-
lice. De toutes les prisons de la Seine, c'est peut-être la moins
connue et la plus rarement visitée. C'est cependant la plus cu-
rieuse, et il ne sera pas sans intérêt d'y passer quelques instans.
II.
Je me suis servi tout à l'heure de cette expression les dessous de
la civilisation. Appliquée au dépôt de la préfecture de police, l'ex-
pression n'a rien de métaphorique. Le dépôt est bien un dessous,
comme on dit en langue de théâtre, puisqu'on a jugé bon de l'amé-
nager dans les substructions du Palais de Justice, sous la très
belle et majestueuse façade qui regarde la place Dauphine. Mais de
cette majesté les détenus du dépôt sont un peu les victimes, et
toute l'installation intérieure de la prison (entre autres détails, les
prises d'air et de lumière) a été subordonnée à des exigences
architecturales dans lesquelles l'hygiène n'avait rien à voir. L'amour
de la symétrie a fait également attribuer au quartier des femmes
le même nombre ou à peu près de mètres superficiels qu'au
80Û KEVDE DES DEUX MONDES,
quartier des hommes. Or le nombre des femmes arrêtées étant
beaucoup plus faible que celui des hommes, il en résulte que les
femmes sont au large, tandis que les hommes sont à l'étroit. Mais
la symétrie est une si belle chose en soi-même, qu'on ne saurait
demander à un architecte d'avoir cure de ces détails. Laissons donc
de côté ces mesquins reproches adressés à l'œuvre de M. Duc, et
jetons un coup d'oeil sur l'aménagement intérieur du dépôt.
Le quartier des hommes comprend deux salles communes et en-
viron quatre-vingts cellules. C'est pendant leur passage au greffe,
et d'après une impression sommaire résultant de leur accoutre-
ment, de leur tenue, et aussi de la nature de l'infraction relevée
contre eux, qu'un triage est opéré entre les arrivans, par les soins
d'un surveillant expérimenté, triage à la suite duquel les uns sont
mis en cellule, les autres versés dans la salle des blouses, les autres
dans celle des chapeaux. On se demandera peut-être d'où vient cette
dénomination bizarre, mais les lecteurs assidus de Balzac n'en seront
point étonnés. Ils se souviendront, en effet, que, dans l'histoire de
Ferragus, chef des dévorans, Balzac établit doctement que tant vaut
le chapeau tant vaut l'homme, et que c'est d'après l'état de son
couvre-chef qu'il faut juger de sa condition sociale. Sans avoir pro-
bablement lu Balzac, les surveiilans du dépôt ont confirmé la vérité
de cette observation, en donnant ce nom familier à celle des deux
salles communes où l'on enferme les individus dont la mine et l'as-
pect général révèlent une certaine éducation primitive. C'est l'aristo-
cratie du dépôt, mais une aristocratie qui a subi bien des revers et
des déchéances. Les habitans, peut-être faudrait-il dire les habi-
tués de cette salle, ont un certain air de naufragés, mais de nau-
fragés qui seraient honteux de leur sort. Ils fuient la curiosité, et
on sent que les regards fixés sur eux leur sont pénibles. S'il était
possible de les prendre chacun à part et de leur faire conter leur
histoire, on reconnaîtrait que, dans les défaillances, dans les vile-
nies même de beaucoup d'entre eux, il faut faire la part de la
malchance et de la misère. Mais le seul égard qu'on puisse leur
témoigner est de ne pas les contempler trop longtemps comme des
bêtes curieuses et de les laisser à leurs réflexions silencieuses et
solitaires. 11 est assez remarquable, en effet, qu'entre les hôtes de
la salle des chapeaux la familiarité ne semble point régner. Ils se
promènent rarement par groupes et n'échangent point de bruyans
propos. On dirait que chacun d'entre eux a honte de se trouver
avec les autres. C'est tout le contraire dans la salle des blouses.
Ici nous sommes en pleine démocratie. Des hommes en blouse
blanche ou bleue, en veste, « et surtout en guenilles, » sont lâchés
en liberté au nombre de cent cinquante à deux cents, dans une salle
■basse qui s'éclaire assez mal par d'étroites fenêtres pratiquées dans
LE COMBAT CONTRE LE VICE. 805
le haut du mur. La plupart sont nu-tête ou n'ont pour couvre-chef
qu'une mauvaise casquette. Ils causent tout haut, rient, s'inter-
pellent les uns les autres avec l'air insouciant d'hommes auxquels
il ne serait rien arrivé d'extraordinaire et qui se trouveraient dans
leur élément. Un seul gardien les surveille ; mais comme il serait
en danger, perdu au milieu de la salle, et qu'ils auraient bien vite
fait de l'étouffer en l'acculant dans un coin (c'est ce qu'on appelle,
en terme d'argot, donner une pousse), il se promène sur une sorte
de balcon en bois qui domine la salle, comme un officier de marine
sur son banc de quart. Si on les regarde du haut de ce banc, à
peu près comme au Jardin des Plantes on regarde les ours au fond
de leur fosse, ils n'en paraissent pas autrement émus. Ils lancent
vers vous un regard distrait ou gouailleur et reprennent leur pro-
menade ou leur causerie. Ce sont, en effet, les familiers du logis :
mendians, vagabonds, filous, libérés en rupture de ban. Ils y sont
maintes fois venus et ils y reviendront encore. Peu leur importe
donc l'attention dont ils sont l'objet, et je ne sais si l'insouciance
des blouses ne produit pas une impression plus triste que l'air
humilié des chapeaux.
Quant aux cellules, elles sonttrèsdiversement occupées. Quelques-
unes ont une destination particulière. C'est ainsi que la cellule n° 86,
plus spacieuse que les autres, est spécialement destinée à recevoir
les individus (et il y en a toujours plusieurs) atteints d'infirmités :
boiteux, manchots, aveugles, etc. C'est la cellule des miracles. Il n'est
pas très à l'honneur de la nature humaine d'avoir à dire que, si on
les met ainsi à part, c'est par la même précaution qui, dans un chenil
bien tenu, fait mettre à part les chiens malades, pour que les au-
tres ne leur tombent pas dessus à belles dents. La misère n'est
guère compatissante à la misère, et les infirmités dont ces malheu-
reux sont atteints, au lieu d'exciter la compassion de leurs compa-
gnons de détention, les exposeraient plutôt à leurs lazzi et à leurs mau-
vais traitemens. Dans les cellules ordinaires, on met par principe
tous les individus arrêtés sous une inculpation qui présente
quelque gravité. Si l'individu arrêté paraît en proie à une certaine
exaltation, ou si la gravité même de l'accusation dirigée contre lui
donne à penser qu'il pourrait attenter à ses jours, on le place
dans une cellule double, sous la surveillance d'un autre détenu
(système qui n'est pas sans présenter de sérieux inconvéniens), ou
même, dans certains cas exceptionnels, sous celle d'un inspecteur
de la sûreté. C'est ainsi que j'ai eu occasion de voir au dépôt ce triste
Pranzini, dont la figure insignifiante et l'aspect vulgaire auraient
désenchanté bien des curiosités malsaines. On détient également
en cellule les individus accusés de crime contre les moeurs, ou bien
ceux auxquels leur condition sociale rendrait particulièrement
80Ô REVUE DES DEUX MONDES.
pénible le contact des autres détenus : depuis l'étudiant compromis
dans une rixe de brasserie jusqu'au bookmaker arrêté à l'hippo-
drome de Longchamp. Enfin un certain nombre de cellules, plus
spacieuses et plus aérées que les autres, sont spécialement affectées
aux enfans.
Autrefois, les enfans, quel que fût le motif de leur arresta-
tion, étaient enfermés tous en commun, au nombre parfois de
trente ou quarante, dans une même salle, et ils dormaient la nuit
sur un lit de camp garni de paillasses. Leur journée oisive s'écou-
lait également dans cette salle ou dans deux étroits préaux, sous la
surveillance assez illusoire d'un gardien. Cette promiscuité absolue
entre des enfans égarés, mendians, vagabonds et voleurs, avait
donné lieu à de vives réclamations, dont je me suis moi-même fait
l'écho (1). La préfecture de police a fait droit à ces réclamations, et
dans l'annexe ajoutée au dépôt, elle a fait réserver aux enfans un
certain nombre de cellules. Mais le petit nombre de ces cellules a
pour conséquence que chacune reçoit plusieurs enfans à la fois. On
peut se demander si l'intimité forcée qui s'établit entre trois ou quatre
enfans oisifs et enfermés ensemble toute la journée, dans un espace
étroit, sous une surveillance intermittente, ne présente pas autant
d'inconvéniens que la promiscuité absolue sous une surveillance
constante. Il faudrait que chaque enfant, pendant le temps très
court qu'il passe au dépôt, fût absolument isolé, comme il le sera
plus tard à la Petite-Roquette, pendant le temps de sa déten-
tion préventive. Mais ce desideratum, l'exiguïté même du bâtiment
ne permettra jamais de le réaliser, et c'est là une raison de plus pour
déplorer l'erreur d'architecture, cause première de toutes les diffi-
cultés au milieu desquelles se débat la préfecture de police, faisant,
là comme ailleurs;, de son mieux, avec beaucoup d'inteUigence et
d'humanité.
Il ne faut pas quitter le quartier des hommes sans avoir
passé par l'infirmerie, non pas que, par elle-même, l'infirmerie, pe-
tite pièce longue, étroite, garnie de couchettes assez peu confor-
tables, ait rien de très particulier, mais parce qu'il est impossible
d'y faire une visite sans toucher au doigt quelques-unes des
défectuosités de notre assistance publique. Beaucoup de pau-
vres diables ne viennent, en effet, échouer au dépôt que faute
d'un établissement hospitalier qui puisse les recevoir. Tel était
en particulier le cas d'un malheureux que j'y ai vu, dont
les jambes enflées refusaient de le porter, et qui pansait lui même,
tant bien que mal, ses ulcères avec un pot de pommade. Trois
jours de suite, il s'était présenté à la consultation du bureau central.
(1) Voyez la Bévue du 1" juin 1878.
LE COMBAT CONTRE LE VICE. 807
Trois jours, il avait été refusé. Le quatrième, de guerre lasse, il
s'était rendu, suivant son expression, et il était venu au poste se
faire arrêter, se déclarant lui-même sans profession et sans domicile.
Si nos hôpitaux, à peine suffisans pour les cas de maladies aiguës
qu'ils sont appelés à recevoir, étaient complétés par quelques infir-
meries destinées, comme les infirmeries des irorkhouses anglais, à
recevoir les malades de misère et de fatigue, qui ont surtout besoin
de quelques jours de soin et de repos, le nombre des arrestations
pour vagabondage et mendicité diminuerait d'une façon assez sen-
sible. Mais l'assistance publique a bien autre chose à faire de son
argent !
Un spectacle à peu près analogue m'attendait dans l'infir-
merie des femmes, beaucoup mieux tenue, soit dit en passant, que
celle d^s hommes. J'y remarquai une femme qui portait au front
une contusion encore toute fraîche, et je me fis raconter son his-
toire, fort simple du reste. Veuve sans enfans, elle gagnait péni-
blement sa vie du travail de ses dix doigts, lorsque la maladie vint
fondre sur elle. Pendant le séjour assez long qu'elle avait fait à
l'hôpital, son mobilier et ses effets avaient été saisis, puis vendus,
faute du paiement de son terme de loyer. Prématurément renvoyée
de l'hôpital avant que ses forces ne fussent revenues (sans doute
pour rendre son lit vacant), le jour même de sa sortie elle s'était
évanouie de faiblesse dans la rue, et s'était abîmée la figure contre
un angle de trottoir. Portée sans connaissance au poste, elle avait
dû avouer, en reprenant ses sens, qu'elle était sans domicile ni
moyens d'existence, et elle avait été envoyée au dépôt, sous la pré-
vention de vagabondage. Elle racontait son histoire en pleurant, sans
récriminer du reste, et se bornant à demander avec un fort accent de
terroir qu'on lui procurât les moyens de retourner à Bhodez, son pays
natal. Je connais assez les traditions de la préfecture de police pour
pouvoir affirmer que quelque mesure d'humanité aura été prise en sa
faveur, mais un renvoi moins prématuré de l'hôpital, un séjour d'une
semaine ou deux à la maison de convalescence du Vésinet, quel-
ques secours prélevés sur la fondation Monihyon en faveur des
convalescens, auraient épargné à cette pauvre femme l'angoisse et
l'humiliation d'une arrestation. Il ne faut pas se figurer que ces
natures un peu frustes soient moins sensibles que d'autres à cette
humiliation. Parfois c'est tout le contraire, et elles sont plutôt dis-
posées à s'exagérer la souillure de la prison, même momentanée.
Il y a quelques années, l'asile de nuit de la rue Saint-Jacques avait
reçu une femme, jeune encore, dont les yeux étaient usés par son
métier de repriseuse de dentelles, et qui ne pouvait plus se livrer à
aucun travail. Des démarches avaient été faites auprès de la pré-
fecture de police pour que cette femme fût reçue au dépôt de
808 REVDE DES DEUX MONDES.
mendicité de Villers-Cotterets, où elle aurait pu finir sa vie dans des
conditions fort douces. Mais comme elle était étrangère au dépar-
tement de la Seine, il fallait, pour la constituer à l'état de vagabon-
dage légal, qu'elle fût passagèrement écrouée au dépôt. Vainement
lui fut-il expliqué que ce n'était là qu'une formalité, qu'elle ne se-
rait point confondue avec les autres femmes, mais soignée à l'in-
firmerie : jamais elle ne voulut consentir à franchir le seuil du dépôt,
et, sans doute, dans la crainte qu'on ne l'y conduisît de force, elle
quitta furtivement l'asile de nuit. On n'a jamais su ce qu'elle était
devenue.
Le quartier des femmes présente au dépôt un aspect beaucoup
plus satisfaisant que celui des hommes, et cela grâce, ainsi que je
l'ai dit, à l'emplacement proportionnellement plus grand, grâce
aussi à la meilleure tenue qui est due, pour beaucoup, au per-
sonnel chargé de la surveillance. 11 n'est pas douteux que la
monomanie laïcisante, qui sévit si durement sur les administra-
tions publiques, ne finisse par atteindre, un jour ou l'autre, celle
des prisons, et j'aurai tout à l'heure à noter quelques prodromes
de cette affection fâcheuse. Mais je ne vois pas trop comment l'on s'y
prendra pour laïciser le dépôt de la préfecture de police, car il ne
sera pas possible, faute de place, d'en transformer l'aménage-
ment intérieur, et encore moins de trouver un personnel laïque qui
accepte de vivre dans les conditions où vivent les sœurs de Marie-
Joseph. Celles-ci sont au nombre de vingt. Neuf couchent dans des
cellules identiques en tout point à celles des détenues; les onze au-
tres dans un dortoir commun. Gomme lieu de rafraîchissement phy-
sique et moral, elles n'ont qu'un préau, faisant également pendant
à celui des détenues, et une petite, bien petite chapelle, où il est
rare qu'on n'en trouve pas une ou deux prosternées dans une ado-
ration muette, demandant sans doute à la prière un remède aux
défaillances passagères de leur courage. On ne saurait imaginer,
en effet, une tâche plus ingrate que la leur. Elles n'ont point
la récompense qui doit venir en aide à leurs compagnes dans la
charité : le sentiment du bien qu'elles font, de l'influence qu'elles ac-
quièrent sur lésâmes. Tout ce qu'elles peuvent se proposer, sauf dans
les cas très rares qui amènent leur intervention personnelle, c'est
de maintenir l'ordre et d'imposer un peu de décence à ce personnel
féminin qui se renouvelle chaque jour et ne fait que leur passer
par les mains.
Ce personnel se divise en deux catégories très distinctes : les
inculpées de droit commun et les femmes détenues administra-
tivement en vertu des règlemens sur la police des mœurs. Bien
qu'il ne fût pas malaisé de prévoir que le nombre des femmes
appartenant à la seconde catégorie serait beaucoup plus grand que
LE COMBAT CONTRE LE VICE. 809
celui des femmes appartenant à la première, deux salles de dimen-
sions identiques leur ont été réservées. Aussi en est-il résulté cette
conséquence que les inculpées de droit commun sont très au large,
tandis que les femmes détenues administrativement sont entas-
sées les unes sur les autres. Cet entassement a été encore accru
par une mesure récente. On garde aujourd'hui au dépôt, au lieu
de les envoyer à Saint-Lazare, les femmes inscrites qui ont à
subir une détention de quatre jours pour contravention aux rè-
glemens qu'elles doivent observer. Dans la langue du métier,
cela s'appelle : faire ses quatre jours. La salle affectée aux femmes
inscrites est à peine suffisante pour recevoir celles qui s'y pres-
sent quotidiennement, au nombre de cent cinquante à deux
cents. La sœur chargée de la surveillance est perdue en quelque
sorte au milieu de cette foule, et c'est même un singulier con-
traste à l'œil que celui de son ajustement sévère et de son atti-
tude impassible dans la petite chaise où elle est assise, avec
l'accoutrement et la tenue de ces femmes débraillées, qui rient et
causent à haute voix, ou bien s'entassent dans les coins pour y dormir
les unes sur les autres. L'aspect de cette salle est, il faut en con-
venir, assez choquant, mais les vices de l'aménagement et l'encom-
brement sont ici plus forts que toute la bonne volonté des sœurs.
Cette promiscuité brutale présenterait même les plus sérieux incon-
véniens, si les femmes qui y sont soumises n'étaient de celles dont
il reste véritablement bien peu de chose à espérer. C'est, en effet,
une règle absolue que toutes les femmes arrêtées pour un fait de
prostitution, et qui ne sont pas inscrites sur les registres de la po-
lice, doivent être isolées. Le grand nombre de cellules dont on peut
disposer au quartier des femmes permet que cette règle ne soit ja-
mais violée. Les cellules affectées aux insoumises (c'est ainsi qu'on
les nomme en langage administratif) donnent toutes sur un très
long couloir, dans lequel se promène constamment une sœur. Quel-
ques-unes de ces femmes, ou plutôt de ces jeunes filles, tombent,
après leur arrestation, dans des crises de désespoir et de larmes qui
peuvent dégénérer en attaques de nerfs et rendre nécessaire leur
transport à l'infirmerie. Mais d'autres, — etc'est malheureusement le
plus grand nombre, — affectent de conserver une attitude cynique et
provocante. Kien qu'en ouvrant le petit judas pratiqué dans la porte
de leur cellule, on peut s'assurer de la disposition morale où
elles se trouvent. Les unes vous regardent avec effronterie, les au-
tres se tournent contre la muraille, dans le coin le plus obscur de la
cellule, ou se cachent la tête dans les mains, et il y a même quel-
que charité à ne pas leur imposer trop longtemps l'humiliation de
se sentir regardées.
Les cellules ({ui ne sont pas affectées aux insoumises servent aux
810 RevDE DES DEUX MONDES.
inculpées de droit commun dont les dehors trahissent une certaine
éducation, ou qui sont sous le coup de quelque grave accusation.
Il y a quelques années, au lendemain de k commune, j'y avais
vu Louise Michel, sans pressentir sa gloire, et j'ai reconnu plus
tard, sans surprise du reste, dans une photographie exposée à la
devanture d'une boutique, les traits de l'ex-institutrice, dont la phy-
sionomie énergique et un peu farouche m'était restée dans la mé-
moire. A ma dernière visite, j'y ai trouvé encore une institutrice
dont le cas était, suivant moi, beaucoup plus intéressant. Elle avait
fait en Allemagne l'éducation d'une jeune fille de noble famille, dont
le nom est bien connu en France, et, cette éducation terminée, elle
était revenue à Paris, dans l'espérance d'y trouver une place. Elle
y avait dévoré rapidement ses petites économies, et après avoir traîné
pendant quelques mois sa misère par les rues, elle n'avait pu ré-
sister à la tentation de dérober quelques objets de toilette à l'éta-
lage des grands magasins du Louvre, afin de relever im peu son
ajustement. Elle pleurait en racontant son histoire, et alléguait pour
s'excuser que tous les objets dérobés par elle avaient été retrouvés
dans sa chambre. Toute différente, pleine de fierté et presque d'ar-
rogance, était l'attitude d'une autre femme, dont la situation parais-
sait au premier abord bien plus digne de pitié. C'était une aveugle-
née. Malgré son infirmité, elle avait été admise dans une pension
de jeunes filles comme maîtresse de piano. Mais elle s'était mise en
tête d'écrire un roman, et la maîtresse de pension, trouvant, à tort
ou à raison, qu'il y avait incompatibilité entre la profession de femme-
auteur et celle de donneuse de leçons de piano, l'avait mise en de-
meure d'opter. Son choix avait été aussitôt fait, et elle était partie
emportant son manuscrit. Elle n'avait pas tardé à tomber dans la
misère, et elle avait été arrêtée comme étant sans profession ni
domicile. Elle repoussait avec une sorte d'impatience toutes les
offres charitables qui lui étaient faites, et demandait qu'on lui pro-
curât une seule chose : un éditeur.
Si j'ai retenu mes lecteurs un peu plus longtemps peut-être
que de raison au dépôt de la préfecture de police, c'est à cause
de la variété des types qu'on y rencontre. On y trouve, en effet,
réuni, et on y prend sur le vif le tout-Paris du crime, de la dé-
bauche et de la misère : dans le quartier des hommes, l'assassin
de haute volée, le malfaiteur vulgaire, le vagabond et le men-
diant d'habitude, et aussi le meurtrier par jalousie, ou le pauvre
diable qui n'est coupable que de sa mauvaise fortune; dans le
quartier des femmes, la mère qui a sacrifié les jours de son
enfant, l'amante qui a joué du vitriol, l'épouse adultère surprise
en flagrant délit, et aussi la proxénète, la prostituée de bas étage,
l'enfant précoce qui sera un jour la courtisane en renom ; — tous et
LE COMBAT CONTRE LE VICE. 811
toutes dans l'accoutrement qu'ils avaient au moment de leur
arrestation, en habit de drap fm ou en haillons, en robe de soie ou
d'indienne, les mains encore sanglantes ou les pieds encore crot-
tés, divers d'aspect, de condition, de fortune, mais tous au fond
victimes des mêmes faiblesses ou des mêmes passions, de ces fai-
blesses et de ces passions qui sont aussi les nôtres. Lorsque nous les
retrouverons plus tard dispersés dans nos difierens établissemens
pénitentiaires, ils seront dissimulés sous un même costume, cour-
bés sous un même jong, matés par ime même discipline , et ils
auront tous pris, à la longue, une sorte d'aspect uniforme. Ce
ne seront plus que des détenus; ici, ce sont encore des hommes,
pris sur le vif et cueillis (suivant l'expression populaire si triviale,
mais si juste) dans le plein épanouissement de leur floraison mal-
saine. C'est donc là qu'il serait le plus intéressant de les observer
et de les étudier de près. Mais le peu de temps qu'ils y séjournent
n'en laisse guère le loisir. Le dépôt n'est, en effet, qu'un lieu de
passage. Puisque nous avons tant fait que d'y entrer, voyons com-
ment on en sort.
Pour sortir du dépôt, il y a trois portes : la grande instruc-
tion, la citation directe et le sans-suite. Les inculpés sont dits
renvoyés à la grande instruction lorsque les magistrats qui siègent
au petit parquet ont pensé qu'il y avait lieu de procéder à une
instruction en règle. Ils sont alors envoyés, les hommes à Mazas,
les femmes à Saint-Lazare, où nous les retrouverons. La citation
directe, au contraire , envoie directement le prévenu, comme le
terme l'indique, devant le tribunal de police correctionnelle, en
vertu de la loi du 20 mai 1863 sur les flagrans délits. On a critiqué
cette loi comme pouvant donner lieu à des erreurs sur les per-
sonnes, précisément à cause de la rapidité avec laquelle les magis-
trats procèdent, et comme offrant aux prévenus trop de facilité pour
se faire condamner sous des noms supposés. Mais à cet inconvé-
nient, le service d'anthropométrie, que j'ai décrit dans une récente
étude, obviera de plus en plus efficacement , et la loi par elle-
même, en abrogeant les lenteurs de la procédure et en désencom-
brant les prisons, a produit d'excellens effets. Si rapide que soit le
passage des prévenus du dépôt au tribunal, ils traversent cepen-
dant une nouvelle étape, d'assez courte durée, il est vrai, mais pen-
dant laquelle il est intéressant de les accompagner. Le nom officiel
de ce troisième lieu de détention provisoire est le Dépôt judiciaire.
Son nom véritable, par lequel il est désigné dans la langue courante,
aussi bien des détenus que des magistrats, est la Souricière. C'est
un singulier endroit que cette souricière. Elle est installée dans les
substniclions du bâtiment qui contient les chambres de police cor-
rectionnelle, et communique avec ces chambres par un escalier in-
812 REVUE DES DEUX MONDES,
térieur dont peu d'honnêtes gens ont gravi les marches. Dans ces
substructions, quatre-vingt-sept cellules ont été pratiquées , dans
la pensée, pourrait-on croire, d'isoler chaque prévenu. Mais pour
qu'on obtînt ce résultat, il aurait fallu en construire le double. La
souricière ne reçoit pas seulement, en effet, les prévenus qui sont
sur le point d'être jugés. Les inculpés, hommes ou femmes, dont
l'affaire est en cours d'instruction, y viennent quotidiennement de
Mazas et de Saint-Lazare pour y subir des interrogatoires. La popu-
lation moyenne de la souricière est de 150 à 200 individus par
jour, ce qui oblige à mettre deux ou trois détenus par cellule.
C'est fournir aux uns l'occasion d'intimités malsaines et imposer
aux autres l'humiliation de contacts dégradans, intimités et contacts
d'autant plus étranges qu'un certain nombre de ces individus sont,
comme prévenus, soumis à Mazas à l'isolement le plus rigoureux.
Quant à la surveillance, il n'y faut pas compter. Non-seulement les
individus enfermés ensemble dans chaque cellule peuvent faire tout
ce qu'ils veulent, mais de cellule à cellule la conversation n'est
pas impossible. Il n'est même pas sans exemple que des commu-
nications aient été échangées entre le quartier des hommes et ce-
lui des femmes, au temps où celui-ci était surveillé par un gardien,
remplacé depuis lors par deux religieuses. Tous ces vices d'instal-
lation ont été maintes fois signalés par les chefs du parquet, sous
la surveillance desquels est placé le dépôt judiciaire, et quelques
améliorations ont pu être obtenues. C'est ainsi qu'on a épargné aux
femmes un long défilé sous les regards et les lazzi des hommes
enfermés dans leurs cellules, et qu'on a construit pour elles un cer-
tain nombre de cellules supplémentaires en bois, véritables petites
boîtes qui rappellent les étroits compartimens des paniers à salade.
Mais c'est là tout ce qu'on a pu faire, et le mal provenant de l'in-
suffisance du local est sans remède. C'est encore une affaire, je
dirai d'architecture, pour ne pas dire d'architecte. Il fallait que le
dépôt judiciaire tînt dans les substructions de la police correction-
nelle, et on l'y a fait tenir. L'emplacement était insuffisant : peu
importe. On a entassé les détenus, et tout a été dit.
Arrivons maintenant aux sans -suite. C'est le terme consacré
pour exprimer , ainsi que les mots mêmes l'indiquent , qu'il
n'est donné aucune suite à l'arrestation. Le sans-suite peut être
judiciaire ou administratif. Non-seulement, en effet, tous les in-
dividus qui sont traduits au petit parquet ne sont pas livrés
par le petit parquet à la justice, mais tous ceux qui entrent au dé-
pôt ne sont pas traduits au petit parquet. Le sort d'un certain
nombre d'entre eux est réglé dans les bureaux mêmes de la pré-
fecture de police, après examen des procès-verbaux de l'arrestation
et interrogatoire sommaire. Mais quelle que soit l'autorité qui sta-
LE COMBAT CONTRE LE VICE. 813-
tue, la condition de ceux qui font l'objet d'un sans-suite est la
même, et cette condition n'est pas aussi enviable qu'on pourrait le
croire. En fait, pour beaucoup de ces malheureux hôtes du dépôt,
l'instant de la mise en liberté est précisément celui qu'ils redou-
tent. Ils sont sans ressources et sans domicile. Le dépôt est un
endroit où l'on mange à peu près à sa faim, où l'on est passable-
ment couché et où l'on passe la journée à causer sans rien faire.
Ils ne sont pas pressés de le quitter : — « Où voulez -vous que
j'aille? » disent beaucoup d'entre eux. Ceux qui tiennent ce langage
sont, pour la plupart, des mendians et des vagabonds, et ce sont
eux qui, à Paris, fournissent près de la moitié des arrestations,
vingt mille sur quarante-deux mille. La mendicité et le vagabon-
dage sont les deux délits sur la proportion desquels l'influence de
la misère se fait le plus directement sentir. Comme c'est précisé-
ment l'étroite connexité entre la criminalité et la misère qui m'a
inspiré la pensée de ces études-, et comme à Paris en particulier
la répression du vagabondage et de la mendicité touche par cer-
tains côtés à des questions d'assistance publique, on me permet-
tra, au prix d'une digression, d'indiquer comment la loi en use
avec les vagabonds et les mendians, et comment la pratique en use
avec la loi.
III.
La loi n'envisage point du même œil le mendiant et le vagabond.
Entre les mendians, elle distingue; elle ne distingue point entre les
vagabonds. « Le vagabondage est un délit, » dit l'article !^69 du code
pénal, procédant ainsi par la forme tout à fait inusitée d'une affir-
mation qui montre bien le caractère conventionnel du délit, et
l'article 270 définit ainsi les vagabonds : « ceux qui n'ont ni domi-
cile certain ni moyens d'existence, et qui n'exercent habituellement
ni profession ni métier. » Celui qui tombe sous cette définition en-
court, par ce seul fait, la peine de trois à six mois d'emprisonne-
ment. Pour la mendicité, au contraire, le code pénal fait une dis-
tinction. Dans les lieux où il existe un établissement destiné à
obvier à la mendicité, le seul fait d'avoir mendié entraîne la peine
de trois à six mois d'emprisonnement. 11 n'en est pas de même
dans les lieux où il n'existe pas d'établissement de cette nature.
Dans ces lieux, le mendiant d'habitude et valide est seul passible
d'une peine. En d'autres termes, le code pénal admet que, dans les
lieux où il n'existe point de dépôt de mendicité, le mendiant puisse
avoir une excuse : l'infirmité ou la misère accidentelle. Il n'en ad-
met point pour le vagabondage, qui lui semble toujours coupable, et
volontaire. En fait, cela est-il juste? Assurément non. Le vagabon-
814 REVDE DES DEUX MONDES.
dage, aussi bien que la mendicité, est un de ces délits dont la mi-
sère est complice et dont le nombre oscille avec le niveau de la
prospérité publique. Les poursuites pour vagabondage ont augmenté
depuis quelques années ; la moyenne de la dernière période quin-
quennale a été de 15,000; celle de la période précédente était de
10,000. A quoi tient cette augmentation? Tout simplement à ce que
la crise industrielle et agricole a rendu plus difficile de trouver du
travail. Il y a donc des vagabonds par misère, tout comme il y a 'des
mendians. Dans quelle proportion? cela est impossible à dire, car
il faut reconnaître qu'il y a dans le nombre une certaine quantité de
paresseux, qui ont le travail en horreur. Mais les traiter tous en cri-
minels, et ne pas faire la distinction entre ceux qui ne veulent pas
et ceux qui ne peuvent pas travailler, est d'une extraordinaire du-
reté. La loi eût été plus humaine si elle eût traité les vagabonds
comme les mendians, et si elle eût également prévu la création d'éta-
blissemens destinés à obvier au vagabondage. Mais cela seul ne suf-
firait pas, comme nous allons le voir par l'exemple des mendians.
En statuant que, dans les lieux où il existe un établissement
pour obvier à la mendicité, tout mendiant même infirme, même
accidentellement réduit à la misère, était punissable, le législateur
a évidemment pensé que ces établissemens recueilleraient tous les
infirmes, tous les individus incapables de subvenir à leurs besoins,
ou du moins leur distribueraient des secours qui les dispenseraient
de demander l'aumône sur la voie publique, sans quoi la disposition
de la loi n'aurait aucun sens. Or en est-il ainsi dans la réalité des
choses? Remarquons tout d'abord qu'il n'existe en France que qua-
rante et un dépôts de mendicité (1). Il est vrai que certains départe-
mens s'associent pour envoyer leurs mendians dans le même dépôt ;
mais il n'en reste pas moins que près de la moitié des départemens
français n'ont, contrairement à un décret de 1808 qui leur en faisait
un devoir, créé aucun établissetnent pour obvier à la mendicité. Mais
dans les départemens où il existe des dépôts de mendicité, ces dé-
pôts sont-ils au moins assez spacieux pour recevoir tous les indi-
vidus infirmes ou incapables de gagner leur vie? Ou bien, si ces
établissemens ne sont pas suffisans, les secours publics sont-ils or-
ganisés d'une façon assez prévoyante et assez large pour que toute
misère accidentelle soit rapidement soulagée, et toute misère habi-
tuelle, résultant d'une infirmité constante, suffisamment secourue? Il
faudrait, pour répondre à cette question, faire, département par dé-
partement, une enquête qui ne serait assurément pas sans intérêt.
Mais si nous nous bornons à étudier comment les choses se pas-
Ci) Sous l'ancien régime, il y avait déjà un dépôt de mendicité par généralité, soit
en tout trente-deux. On voit qu'en un siècle, la progression du nombre de ces dépots
n'a pas été coasidérable.
LE COMBAT CONTRE LE VICE. 815
sent à Paris, nous verrons combien l'assistance hospitalière ou cha-
ritable reste au-dessous des prévisions de la loi.
Le nombre des arrestations pour mendicité, opérées à Paris en
18S6, s'est élevé à 5,955, dont /i,(3()0 hommes et 1,295 femmes.
Les arrestations pour vagabondage se sont élevées à l/i,685, dont
13,579 hommes et 1,106 femmes, ce qui donne un total de
20,6/i0. Le nombre des entrées au dépôt ayant été, durant cette
année 188(5, de /i2,167, on voit que près de la moitié des arresta-
tions qui s'opèrent à Paris dans une seule année est imputable à la
misère ou à la paresse. (On pourrait aussi imputer à la misère un
certain nombre d'arrestations pour vol). Mais ce chiffre de 20,CZiO ar-
restations ne représente pas autant d'individus distincts, et com-
prend un certain nombre de doubles emplois. En effet, la jurispru-
dence du parquet de la Seine, tempérant, ainsi que je l'indiquais
tout à l'heure, la dureté de la loi, ne traduit en police correction-
nelle pour vagabondage que les individus arrêtés trois fois en quinze
jours. Ainsi s'explique l'écart considérable entre le chiffre des indi-
vidus arrêtés, lA, 685, et celui des individus livrés par le parquet à la
police correctionnelle, 2,838. Un écart moins sensible, mais encore
considérable, s'observe, et pour la même raison, entre les individus
arrêtés pour mendicité, 5,955, et ceux traduits par le parquet devant
le tribunal correctionel, 3,056. Lnfm il faut tenir compte que sur ces
5,89/i vagabonds et mendians traduits devant le tribunal, 2/i0 ont
été acquittés, mais ont pu très bien avoir été arrêtés une seconde
fois dans l'année, et qu'il en est de même des 5,55A mendians et
vagabonds condamnés, les peines prononcées contre eux étant
généralement de très courte durée et ne dépassant jamais trois
mois de prison au maximum. C'est précisément le grand nombre
des individus comparaissant à plusieurs reprises devant la justice
qui constitue la difficulté de la répresssion. Ce perpétuel circuit de
la rue au dépôt, du dépôt au parquet, du parquet à la rue, à peine
interrompu pour quelques-uns par un court séjour en prison, dé-
courage les agens chargés de la répression sur la voie publique, et
ce découragement explique la tolérance qui, depuis quelques années,
laisse nos rues s'encombrer de mendians. Mais, d'un autre côté,
cette indulgence, à quelques yeux excessive, de la magistrature,
s'explique également lorsqu'on sait combien illusoire et parfois com-
bien cruelle est la répression. La meilleure manière de se rendre
compte de ces difficultés est d'assister à l'interrogatoire des men-
dians etdes vagabonds, soit au petitparquet, soit plutôtau deuxième
bureau de la préfecture de police, chargé, comme je l'ai dit, du ser-
vice des arrestations.
Les opérations du deuxième bureau sont multiples. Non-
seulement il doit statuer sur la suite à donner aux procès-
816 REVUE DES DEUX MONDES,
verbaux d'arrestation qui lui sont transmis par les commis-
saires de police, mais il doit aviser aux mesures que comporte la
situation des individus que le parquet refuse de poursuivre, la pré-
vention de mendicité ou de vagabondage ne lui paraissant pas suf-
fisamment établie, et il doit encore disposer de ceux qui, ayant
subi une condamnation pour mendicité, sont, aux termes de l'arti-
cle 27/i du code pénal, laissés à la disposition de l'administration pour
être détenus, pendant un temps plus ou moins long, dans un dépôt
de mendicité. Rien n'est intéressant comme d'assister au détail de
ces opérations quotidiennes. C'est ainsi, par exemple, que, dans une
seule matinée, j'ai eu sous les yeux les deux types si distincts du
vagabond par habitude et du vagabond par accident. L'un se disait
dessinateur : tête fine et intelligente, œil animé et insolent ; après
une condamnation pour escroquerie, il avait été compromis dans
la commune et déporté pour son plus grand bien. Amnistié comme
tous les autres, il était revenu à Paris, et y vivait tantôt de filou-
teries et tantôt d'industries interlopes, entre autres de la vente de
cartes obscènes. Porteur d'un nom honorable, il déclarait avec fierté
renier sa famille, et il est probable que ce reniement était réci-
proque. L'autre était, au contraire, un malheureux garçon jardinier,
qui, travaillant d'habitude chez les maraîchers des environs de Pa-
ris, se trouvait, depuis cinq jours consécutifs, sans place, sans do-
micile par conséquent, et avait été arrêté la nuit précédente, par
d'inexorables gendarmes, dans les fossés des fortifications. Il n'y avait
pas à hésiter sur le parti à prendre : traduire le premier, mettre en
liberté le second, qui s'en alla tout joyeux, emportant sous son
bras le morceau de pain dont on venait de le gratifier au dépôt, et
qui certainement ne s'est pas fait reprendre s'il a pu trouver de
l'ouvrage.
Bien différens aussi étaient les deux cas suivans de mendicité.
L'un de ces mendians était un homme d'assez bonne apparence,
appartenant à une famille honorable. Son fils occupait une position
assez élevée dans l'université; lui-même, ancien fonctionnaire de
l'administration des douanes, touchait une petite pension de re-
traite. La mendicité était chez lui une passion, une manie, qui s'al-
liait à des goûts de bohème. Il aimait mieux rôder, se traîner de
cabaret en cabaret, ramasser des bouts de cigares sur le trottoir,
et demander l'aumône si les ressources lui faisaient défaut, que
vivre dans son intérieur d'une vie tranquille, en fumant une
pipe honnête au coin de son feu ; et lorsqu'on lui demandait pour-
quoi il s'obstinait à déserter ainsi le toit conjugal, il répondait d'un
air important : « C'est la faute de ma femme ; elle est cléricale et
vulgaire. »
Tout autre était l'histoire d'une pauvre femme, qui sortait de
LE COMBAT CONTRE LE VICE. 817
Saint-Lazare. Épouse légitime d'un ouvrier de Paris, elle avait été
abandonnée par son mari au troisième enfant. De sa profession, elle
était couseuse de sacs, et son budget était bien simple à dresser.
A dix sous par sac et à trois sacs par jour (à supposer que les com-
mandes ne fissent pas défaut), cela faisait un salaire quotidien de
trente sous. Pour nourrir, loger et vêtir trois personnes, c'était
court ; aussi peu à peu avait-elle pris l'habitude de mendier pour
joindre les deux bouts. Arrêtée, puis remise en liberté, elle s'était
fait reprendre plusieurs fois. Celle-là rentrait parfaitement dans la
définition de la loi : mendiante d'habitude et valide. Aussi avait-
elle été condamnée par le tribunal à trois jours de prison, et il
s'agissait de savoir si elle serait envoyée au dépôt de mendicité ou
rendue à ses enfans. Ainsi fut fait. Mais son cas relevait évidem-
ment de la charité publique, et ne faisait que mettre en lumière à
la fois la mauvaise organisation et l'insuffisance des secours dis-
tribués par les bureaux de bienfaisance. Cette mauvaise organisa-
tion et cette insuffisance de la charité publique sont une conclusion
à laquelle il est impossible de ne pas arriver également, lorsqu'on
voit défiler sous la prévention de mendicité ou de vagabondage des
vieillards et des vieilles femmes incapables d'un travail sérieux,
des infirmes hors d'état de subvenir à leurs besoins, des malades
repoussés des hôpitaux comme incurables; en un mot, tous les vain-
cus du combat de la vie, qui devraient être recueillis comme on
recueille les blessés sur le champ de bataille, et qu'on laisse au
contraire étaler au grand soleil leurs misères et leurs plaies. La
première conclusion à laquelle conduit l'étude de la mendicité et du
vagabondage à Paris est donc l'insuffisance des secours publics,
qu'il s'agisse des malades à soulager ou des indigens à secourir, et
malheureusement cette insuffisance ne fait que s'accroître. Le bud-
get des pauvres est en déficit, tout comme celui de l'état ; ses dé-
penses s'accroissent par l'effet d'une administration dispendieuse,
ses recettes diminuent par suite de la méfiance justifiée qu'inspire
la gestion des nouveaux bureaux de bienfaisance. Pour arriver à
rétablir l'équilibre, on est obligé d'entamer le capital et de dimi-
nuer les dépenses ou du moins certaines dépenses. C'est ainsi que,
cette année, on a vendu des rentes, et sous prétexte de modifica-
tion dans le système de répartition des secours, on a rayé un grand
nombre de malheureux qui étaient inscrits sur les listes des bu-
reaux de bienfaisance. Mais on tourne ainsi dans un cercle vicieux,
car, en diminuant les secours, on augmente la misère, et c'est la
misère qui alimente en grande partie le vagabondage et la men-
dicité.
Cependant il faut reconnaître qu'il existe également un assez
TOME Lxxxiv. — 1887. 52
838 REVUE DES DEUX MONDES.
grand nombre de vagabonds par goût et de mendians par pro-
fession. Les premiers sont faciles à reconnaître, en quelque sorte,
au premier aspect. Ce sont presque toujours des individus jeunes,
ou du moins dans la force de l'âge. De bonne heure, ils se sont
déshabitués du travail régulier, et ils ont commencé à vivre de
hasard et de métiers interlopes, ne faisant œuvre de leurs bras que
sous l'aiguillon de la faim, et, plutôt que de s'embaucher dans un
atelier, préférant gagner quelques sous à ouvrir les portières des
voitures ou à courir après les cochers. Ils alternent entre la prison
et la liberté, prenant gaîment leur parti de vivre de temps à autre,
pendant une quinzaine de jours ou même davantage, aux frais du
gouvernement, rencontrant, comme nous le verrons tout à Theure,
dans les prisons de la Seine, une société tout à fait de leur goût, et
profitant souvent de l'occasion pour y comploter quelques bons
coups. Ceux-là finiront par le vol et la maison centrale, sinon par
l'assassinat et la Nouvelle-Calédonie. Si, dès le début, une punition
sévère les atteignait; s'il existait en outre, pour eux comme pour les
mendians, des maisons de travail où ils fussent conduits à l'expi-
ration de leur peine, et contraints de rester jusqu'à ce que, pai'
leur travail, ils se fussent procurés un certain pécule, on en sauve-
rait peut-être un certain nombre. Il est à remarquer que le code
pénal de 1810 en usait ainsi avec eux, et que l'ariide 271, relatif
au vagabondage, se terminait ainsi : « Les vagabonds demeureront,
après avoir subi leur peine, à la disposition du gouvernement pen-
dant le temps qu'il déterminera, eu égard à leur conduite. » Les
termes de cet article donnaient parfaitement au gouvernement le
droit d'infliger aux vagabonds, comme aux mendians, un temps de
détention supplémentaire. Mais comme le gouvern^^^ment ne faisait
aucun usage de cette faculté, la réforme de 1832 remplaça cette
disposition par la surveillance de la haute police, qui a, autrefois
du moins, car aujourd'hui elle est supprimée, compliqué la ques-
tion, en multipliant les condamnations pour rupture de ban. Peut-
être y aurait-il lieu d'en revenir à cette disposition du code de 1810
en créant pour les vagabonds des maisons de travail analogues aux
dépôts de mendicité, et en les ouvrant même par avance aux indivi-
dus sans domicile et sans moyens d'existence, qui seraient réelle-
ment désireux de travailler. C'est la solution que préconise M. le
pasteur Robin, dans un excellent livre intitulé: Hospitalité et Tra-
vail, dont j'ai déjà eu occasion de parler. C'est l'idée du ivorklioiise
anglais, et, malgré les préjugés qui existent en France contre les
VL'orkhome, cette institution telle qu'elle fonctionne aujourd'hui, à
Londres du moins, où j'en ai visité plusieurs, n'est déjà pas tant
mauvaise.
Quant aux mendians d'habitude, ce sont aussi des paresseux, mais
LE COMBAT CONTRE LE VICE. 819
d'une autre nature, moins aventureux, plus casaniers, ayant géné-
ralenaenl un domicile fixe, parfois une petite occupation, mais qui,
plutôtquedese tuer de travail, aiment mieux s'adresser à la charité
publique. On leur offrirait un salaire assuré en échange d'un tra-
vail régulier que peut-être ils le refuseraient. S'ils ont quelque in-
firmité à exhiber, cette infirmité devient pour eux un gagne-pain,
et peut-être n'accepteraient-ils pas non plus volontiers d'en guérir.
Parfois ils refusent l'asile que la préfecture de police peut leur
offrir, à \illers-Gotterets ou à Nanterre. A la discipline nécessaire-
ment un peu sévère du dépôt de mendicité, ils préfèrent encore
leur liberté misérable. Quant aux histoires de mendians volontaires
dans la paillasse desquels on trouve, après leur mort, des sacs
d'argent, il en faut décidément faire son deuil. Ayant lu récemment
une histoire de ce genre dans un grave journal, j'ai voulu en avoir
le cœur net : il n'y avait pas un mot de vrai. Plus fréquentes, mais
rares encore, sont les simulations d'infirmités, bien que les men-
dians d'habitude fassent parfois montre en ce genre de beau-
coup d'ingéniosité. Mais ce qui est malheureusement plus com-
mun, c'est que l'infirmité trop réelle devient un gagne-pain pour la
famille du malheureux infirme. Tel ne voudrait pas mettre dans un
asile son père aveugle ou sa mère paralytique, parce qu'il en tire
parti en le promenant dans les rues ou en l'exhibant sous une porte
cochère. Ce sont surtout les enfans qui deviennent victimes de ces
exploitations éhontées. Aucun mouvement n'est plus naturel que de
donner un sou à un petit garçon ou à une petite fille qui vous de-
mande l'aumône, au nom de sa mère malade ou de ses petits frères
qui n'ont pas mangé. Mais il est fort à craindre que cet enfant ne
soit un instrument dans les mains de ses propres parens, au grand
dé*rimentde sa moralité dans le présent et dans l'avenir. Peut-être
mêmeest-ilviclimed'un exploiteur, bienqu'une loi du 7 décembre 1874
punisse sévèrement cette coupable industrie. C'est entre ces es-
pèces multiples que la préfecture de police est obligée de se re-
connaître, traduisant les uns qui seront peut-être acquittés, relaxant
les autres qui le seraient certainement, recommandant ceux-ci à
telle ou telle société charitable qui acceptera d'en prendre soin, enfin
prenant elle-même la charge de ceux-là dans les deux maisons dont
elle dispose. L'une est le dépôt de mendicité de Yillers-Cotterets,
devenu un véritable hospice de vieillards ou d'incurables, dont les
pensionnaires, une fois qu'ils y ont été admis, ne sortent plus guère
que pour aller au cimetière. L'autre est celle de iNaDterro, récemment
ouverte en remplacement de l'immonde dépôt de Saint-Denis, dont
la fermeture, demandée pour la première fois en 15^2, a été pro-
noncée il y a quelques mois.
J'ai visité, il y a peu de temps, cette maison de Nanterre, et je
820 REVUE DES DEUX MONDESi
crois bien être le premier qui y ait pénétré en curieux. Elle vaut
cependant la peine d'être vue. C'est, en effet, un des ces magnifi-
ques spécimens de gaspillage architectural dont nos administra-
tions françaises se plaisent à donner l'exemple. Le devis primitif
était de 8 millions; elle en a déjà coûté 13, et elle n'est pas ache-
vée. Aussi a-t-il fallu quatorze ans pour l'amener au point où elle en
est. Là où la brique, le fer et le sapin auraient suffi, on a prodigué
la pierre de taille et le chêne. C'est ainsi que, la maison ayant la
forme d'un grand rectangle dont la base est assez étroite, un pas-
sage couvert, qui court le long des murs, met en communication
les divers bâtimens qui composent la maison. Des colonnes en
fonte, un pavement en bitume auraient parfaitement suffi : colonnes
et pavement, tout est en pierre de taille. C'est un petit Karnak. L'es-
calier qui monte à l'infirmerie est en pierre de taille également,
avec frises sculptées et plaques de marbre. Tous les lambris de
l'infirmerie sont en vieux chêne, même les cloisons qui séparent les
salles de malades du couloir central. Le cabinet du directeur ferait
envie à un préfet et conviendrait à un ministre. En un mot, tout
est à l'avenant. Aussi l'administration de la préfecture de police,
effrayée de l'argent qu'elle a dépensé, a-t-elle cherché le moyen de
faire des économies, et, obéissant plutôt à la crainte de déplaire au
conseil municipal qu'à ses propres traditions, elle a fait porter ses
économies sur le service religieux. Le plan primitif de la maison
comportait au centre une grande chapelle, presque une église, impar-
tialement flanquée, à droite d'un oratoire protestant, à gauche d'une
synagogue. La chapelle est et demeurera inachevée : les murs, qu'on
a conduits jusqu'à moitié hauteur, commencent à tomber en ruine :
Pendent opéra interrupta, minaeque
Murorum ingénies.
De l'oratoire protestant on a fait une cantine ; je ne crois pas qu'on
ait touché à la synagogue. Celte population de 3,000 individus,
hommes et femmes, dont beaucoup ont sollicité leur admission volon-
taire et y finiront leur vie, est donc systématiquement privée de toute
possibilité d'assister à un service religieux. Aussi a-t-on fait égale-
ment l'économie du traitement de l'aumônier. Une petite affiche
manuscrite, apposée dans le coin d'une des salles, informe les pen-
sionnaires que ceux qui en feront la demande expresse pourront,
à leurs derniers momens, obtenir l'assistance d'un prêtre et un
service religieux. Pour ceux-là, on va chercher (y va-t-on?) le vicaire
d'un village voisin, et le service religieux consiste en quelques
prières dites sur le cercueil, à la Morgue même, en présence des
autres cadavres. Mais pour ceux qui n'ont point eu la prévision de
régler eux-mêmes leurs funérailles, pour ceux qui s'éteignent peu
LE COMBAT CONTRE LE VICE. 821
à peu, inconsciemment, comme s'éteignent ceux qui meurent de
vieillesse et de misère, on suppose qu'ils ont manifesté l'intention
d'être enterrés civilement, et on les conduit, sans cérémonie d'au-
cune sorte, dans un cimetière qui est un champ, où ils sont en-
fouis sans inscription ni croix.
Malgré ces économies, on sera vraisemblablement obligé à de
nouvelles dépenses dans la maison de Nanterre, et cela à cause de
la substitution d'un personnel laïque au personnel congréganiste, en
vue duquel la maison avait été aménagée. Un bâtiment voisin de
la chapelle devait loger toute la communauté. Ce bâtiment est
occupé aujourd'hui par six gardiennes laïques, qui seules, étant
célibataires, ont bien voulu s'en accommoder. Il a fallu loger les au-
tres, avec leurs familles, dans les bâtimens de l'administration. La
maison de Nanterre n'ayant pas encore toute la population qu'elle
est destinée à contenir, les choses pour le moment peuvent aller
ainsi. Mais lorsqu'elle sera à son complet, tant comme détenus que
comme gardiens et gardiennes, force sera bien d'agrandir le bâ-
timent où logent actuellement les gardiennes, leurs enfans et leurs
maris. Je ne parle pas de la dépense annuelle qui résultera du
remplacement d'un personnel uniformément rétribué au taux de
650 fr., par un personnel dont les traitemens varient d'un minimum
de 800 à un maximum de 1,500, et je crois même de2,000 francs.
Quanta ce personnel lui-même, je ne voudrais absolument rien arti-
culer contre lui. Il faut se garder de ces condamnations générales pro-
noncées contre toute une catégorie de femmes à raison du costume
qu'elles portent ou plutôt qu'elles ne portent pas, car on risque
par là de méconnaître des dévoûmens réels. Je dirai même que
quelques-unes de ces gardiennes m'ont paru de bonnes personnes,
remplissant avec autant de zèle, quoique peut-être avec un peu
moins de tenue que les religieuses, des fonctions assez rebutantes.
Je dois cependant relater un petit fait que le hasai'd a porté à ma
connaissance. En me promenant dans une des salles réservées aux
femmes, j'avisai dans un coin une note manuscrite, signée par le
directeur, qui défendait en termes sévères aux gardiennes de cou-
per les cheveux des pensionnaires, et qui s'élevait avec vivacité
contre cette mutilation infligée à des femmes. Je m'informai des
motifs qui avaient rendu cette prohibition nécessaire, et j'appris que,
lors de l'ouverture de la maison de Nanterre, une revendeuse en
cheveux était venue demander assez naïvement, au nouveau direc-
teur, si elle pouvait continuer à acheter aux gardiennes les cheveux
des détenues, comme elle faisait à Saint-Denis. De là cette note
que je ne pus qu'approuver ; mais je me demandai en même temps si,
dans une maison tenue par des sœurs de Marie-Joseph, pareille
interdiction eût été nécessaire.
822 REVUE DES DEUX MONDES.
La maison de répression de Nanterre contient, comme l'ancienne
maison de Saint-Denis, trois catégories différentes de détenus (1) :
les mendians libérés, mais que l'administration retient en vertu des
pouvoirs que lui confère l'article 27 ù du code pénal; les individus
en hospitalité, et les individus détenns par mesure administrative.
Cette dernière catégorie est assez difficile à définir, et il faut con-
venir que la détention dont ils sont l'objet est un peu arbitraire ;
mais, si on les garde sous clé, c'est dans leur intérêt même. Ce
sont généralement des indigens étrangers ou originaires de la pro-
vince, qui sollicitent leur rapatriement ou leur admission dans
quelque hospice départemental, et qu'on héberge en attendant que
leur affaire soit réglée. Ce sont aussi des parens pauvres, des cou-
sins Pons et des cousines Bette, se réclamant de familles aisées aux-
quelles on s'efforce de les faire reprendre, mais qui ne mettent pas
beaucoup d'empressement à se charger de ce fardeau. Quant aux
individus en hospitalité, ce sont des malheureux qui, las de lutter
contre la misère, « se sont rendus, » suivant l'expression dont ils
se servent eux-mêmes, et viennent dire à la police : « Faites de moi
ce que vous voudrez. » Les traduire pour vagabondage serait in-
humain, et d'ailleurs n'avancerait à rien, car, au bout de quinze
jours ou trois semaines de prison, ils seraient rendus à la liberté et se
trouveraient sur le pavé comme auparavant. On les reçoit donc et
on les garde p'us ou moins longtemps, quelques-uns toujours, mais
ceux-là seulement qui sont atteints de quelque incapacité de tra-
vail ou parvenus à l'extrême vieillesse. Le grand nombre d'es-
tropiés ou de demi-aveugles qu'on trouve parmi eux explique leur
histoire. Quelques-uns sont atteints de maladies absolument incu-
rables. C'est ainsi que j'ai vu un malheureux cloué dans son lit
par une paralysie générale; il avait perdu l'usage de tous ses
membres, sauf la main gauche, dont il se servait péniblement
pour écarter les mouches qui venaient se poser sur sa figure, comme
si elles sentaient déjà le cadavre. 11 faut convenir que la préfecture
de police décharge ici l'Assistance publique d'une partie de ses
devoirs, et qu'dle reçoit des individus dont la \raie place serait
aux Incurables, à Bicêtre ou à la Salpêtrière. Les plus tristes à
voir sont encore ceux que l'âge ou la misère a amenés au der-
nier degré de l'usure physique. Toutes les déchéances, toutes les
horreurs de la vieillesse, que Juvénal a décrites en des vers éner-
giques :
(1) La maison de Nanterre doit servir, en outre, à l'emprisonnement correctionnel
et contient deux quartiers cellulaires : l'un pour les hommes, l'autre pour les femmes,
comprenant chacun 200 cellules. Jlais, ces quartiers n'étant pas encore occupés, nous
n'avons point à en parler quant à présent.
LE COMBAT CONTBE LE VICE. 823
deformem et tîfitrum aate omnia vultutn
Dissimilemque sui, deformem pro cute pellem,
Pendentesque gênas.
. . . cum voce trementla labra
Et jam laeve caput, madidique infantia nasi,
Frangendus misero gingiva pauis inermi,
visages déformés, peau semblable à du cuir, joues tombantes, lè-
vres tremblantes, chefs dénudés, nez humides, gencives édentées,
rien ne manque à ce triste cortège d'infirmités qui accompagne les
dernières années de l'être humain. Les uns, hommes et femmes, ne
bougent jamais de l'infirmerie, où ils sont livrés à toutes les humilia-
tions inconscientes du gâtisme, et je ne crois pas que plus beaux lam-
bris aient jamais contemplé plus triste misère. D'autres, sans être
tombés aussi bas, ne sauraient s'associera la vie générale de la mai-
son, monter les escaliers, se promener dans les cours, empêchésqu'ils
sont par leur état de faiblesse ou d'infirmité. On a dû affecter à ces
demi-invalides, dans le quartier des hommes et dans le quartier des
femmes, deux salles spéciales, situées au rez-de-chaussée, où ils dor-
ment, mangentetpassentleur journéeànerien faire. Que feraient-ils?
Ceux-là, cependant, sont encore des consciens. Ils ont leurs souvenirs,
leurs regrets, leurs anecdotes. Je remarquai par hasard, dans cette
foule, un vieillard qui avait encore l'œil assez vif, et je lui demandai
son histoire. C'était un ancien paillasse. De sa vie, il n'avait fait d'autre
métier que de suivre, de foire en foire, une troupe de saUimbanques
et de divertir le public avec ses lazzi, donnant et recevant à tour de
rôle des gillles et des coups de pied bien appliqués. Cette vie nomade
ne l'avait pas empêché de se marier. 11 avait épousé la l/inte, et j'ap-
pris par cette occasion qu'il y a, dans toutes les troupes de saltimban-
ques, un personnage féminin de ce nom qui joue les rôles comiques.
Le ménage faisait d'assez bonnes journées. Le mari gagnait 5 francs
par jour, et il tirait, en outre, quelques petits profits de la vente de ses
calembours imprimés. Mais aux paillasses surtout doit s'appliquer le
proverbe: Ce qui vient de la flûte s'en retourne au tambour.» Et puis,
ajoutait-il d'un air important, il avait eu des revers. Bref, il n'était
plus apte même à recevoir des gillles. A bout de calembours et
aussi à bout de ressources, il avait sollicité son admission à Saint-
Denis, d'où il venait d'être transféré à iNanterre. 11 paraissait prendre
avec philosophie sa nouvelle condition, et ne se préoccupait que d'une
chose : savoir s'il aurait la libre disposition d'une somme de 30 fr.,
sur laquelle il comptait pour améliorer son ordinaire à la cantine, et
qui provenait d'une quête faite à son profit par ses anciens camarades
à la foire de Neuilly.
On sépare avec raison les individus qui sont hospitalisés ou détenus
administrativement, et ceux qui ont subi des condamnations. Ces der-
824 REVUE DES DEUX MONDES.
niers sont en effet les moins intéressans, bien qu'on trouve parmi eux
un certain nombre de malheureux dont les infirmités expliquent assez
la triste histoire. Mais il n'est pas rare d'y rencontrer aussi des hommes
vigoureux et dans la force de l'âge. Il est bien difiicile de croire que
ceux-là n'auraient pas pu trouver à gagner leur vie. Ce qui est véri-
tablement douloureux, c'est d'y voir des jeunes gens, presque des
enfans. Tel était le cas d'un garçon de dix-sept ans à peine, dont la
physionomie assez fine et douce avait attiré mon attention. A l'en-
tendre, son père était mort, sa mère vivait « avec du monde. » Il
avait dû quitter le domicile maternel, et, n'ayant pu trouver du tra-
vail, il s'était mis à mendier. Ce qu'il n'ajoutait pas et ce que son
dossier révélait, c'est que, très jeune, il avait fait montre d'assez mau-
vais instincts, et qu'il avait été, sur la demande de son père, enfermé
six mois à la Petite-Roquette. Une société charitable, à laquelle cette
situation fut indiquée, ne put rien faire pour lui à raison de ses an-
técédens fâcheux, et il fallut le laisser suivre son sort, qui, proba-
blemement, le conduira un jour ou l'autre à la Nouvelle-Calédonie.
Et, cependant, avec ses cheveux bouclant naturellement et ses beaux
yeux à fleur de tête, de combien de parens ce garçon n'aurait-il pas
fait l'orgueil à la sortie de Stanislas ou de Gondorcet? Atavisme et
fatalité, dirait le professeur Lombroso. Pourquoi pas aussi bien
mauvaise éducation et misère ?
Si on retient les mendians pendant un temps plus ou moins long
à Nanterre (je ne parle pas de ceux qui y sont hospitalisés à per-
pétuelle demeure), c'est pour leur permettre de se constituer, par
leur travail , un petit pécule qui les mette en état de subvenir à
leurs besoins. Il a donc été nécessaire d'installer dans la maison
un certain nombre d'ateliers. Les travaux auxquels on emploie les
pensionnaires de la maison sont fort simples et ne nécessitent pas
un long apprentissage : coupage de poils de lapin, dépeçage d'ajus-
temens de drap, confection de filets, etc. Mais, à cause de cela même,
ces travaux sont peu rémunérés ; chacun des pensionnaires peut se
faire environ de dix à douze sous par jour. Du pécule ainsi amassé, une
partie est laissée à leur disposition pour leur permettre d'améliorer
leur ordinaire à la cantine. Il ne faut donc pas compter qu'ils puissent
amasser plus de 10 francs par mois. On les remet généralement
en liberté, qu'ils le demandent ou qu'ils ne le demandent pas,
lorsque leur pécule atteint 20 ou 30 francs. Tous les jours on en ren-
voie ainsi douze ou quinze, qu'on lâche tout uniment sur la grande
route, sans s'inquiéter de ce qu'ils deviennent. En m'en retournant
moi-même, j'en ai rencontré plusieurs qui cheminaient clopin-clopant,
usés qu'ils sont presque tous par l'âge ou appesantis par quelque
infirmité. Gomme presque tous ces mendians ont été arrêtés à Pa-
ris, et comme il faut bien qu'ils y retournent pour y trouver de
LE COMBAT CONTRE LE VICE. 825
l'ouvrage, car ce n'est pas Nanterre qui leur en offrira, il y aurait
humanité à les ramener, à ne pas les mettre dans l'alternative de
dépenser, pour prendre une place de chemin de fer, quelques
sous de leur pauvre pécule, ou de se traîner péniblement, de Nan-
terre à Paris, non sans faire peut-être plus d-'une halte dans les
nombreux cabarets qui bordent la route. Comme les mendians à
destination de la maison de répression arrivent de Paris en voiture,
rien ne serait plus facile que d'utiliser pour les libérés le retour
de ces mêmes voitures. Je signale cette petite amélioration à l'ad-
ministration de la préfecture de police, toujours soucieuse de bien
faire quand on la laisse à elle-même.
• En somme , l'ouverture de cette maison nouvelle de Nanterre,
remplaçant la hideuse maison de Saint-Denis, constitue sur l'état
de choses antérieur un progrès signalé. Le grand nombre de places
dont la préfecture de police va pouvoir disposer, jusqu'à ce que la
maison soit pleine, apportera peut-être même un soulagement mo-
mentané à cette plaie de la mendicité parisienne, qui a pris, depuis
quelques années, une si grande extension, un peu parce que la mi-
sère s'est accrue , un peu parce que la répression s'est affaiblie.
Mais ce soulagement ne peut être que momentané, car la préfecture
de police ne peut pas indéfiniment se substituer à l'assistance pu-
blique, héberger les vieillards qu'elle devrait faire entrer à Bicêtre,
soigner les infirmes qu'elle devrait admettre aux Incurables. Pour
le vagabondage, en tout cas, le problème reste entier, puisque, sur le
vagabond libéré, l'administration n'a aucun droit. Pour les mendians
et les vagabonds, le problème ne sera résolu, dans la mesure où il
peut l'être, au sein d'une société où les rangs des malheureux sont
aussi pressés , qu'aux deux conditions suivantes : assurer rapide-
ment à tous ceux qui sont victimes d'une infortune imméritée les se-
cours de la charité publique ou privée ; atteindre par un châtiment
énergique ceux qui au travail préfèrent la paresse ou l'aumône. Or,
à Paris et dans les grandes villes, l'organisation de l'assistance pu-
blique est déplorablement insuffisante ; elle n'existe qu'à l'état ru-
dimentaire dans les campagnes. Quant à la charité privée, sans
méconnaître les immenses services qu'elle sait rendre , on est
obligé cependant d'avouer qu'elle a ce double défaut d'être inégale
et intermittente. Il ne faut donc pas compter, dans l'état actuel des
choses, sur ces moyens préventifs pour combattre la mendicité et
le vagabondage. La suite de notre enquête montrera si du moins
la répression en est assurée d'une façon efficace.
HaUSSON VILLE.
LA
JEUNESSE DE LÀVOISTER
Papiers de famille, Manuscrits et Correapondance, communiqués par M.E.de Chazelles.
I. — LES OniGlNES, LES PREiMIERS TRAVAUX.
La famille de Lavoisier est originaire de Villers-Gotterets. Antoine
Lavoisier, mort en 1620, était un simple postillon, chevaucheur des
écuries du roi ; son fils fut maître de poste, et ses descendans s'éle-
vèrent peu à peu dans la hiérarchie sociale. L'un d'eux occupait, à
la fin du XVII® siècle, les fonctions de procureur au bailliage de Vil-
lers-Gotterets; marié, en 1705, à Jeanne Waroquier, fille d'un notaire
de Pierrefonds, il envoya son fils Jean-Antoine faire ses études à
la Faculté de droit et y prendre le titre d'avocat.
Jean-Antoine, né en 1713, succéda, en 17A1, à son oncle Waro-
quier, procureur au parlement de Paris, et vint habiter, au cul -de-sac
Pecquet, qui s'ouvrait sur la rue des Blancs-Manteaux, la maison où se
trouvait l'étude du vieux procureur. L'année suivante (1), il épousait
M"*" Emilie Punctis, fille de Clément Punctis, avocat, secrétaire du vice-
amiral de France, et de Marie-Thérèse Frère. Le 26 août 17/i3 naquit
celui qui devait immortaliser le nom de Lavoisier; baptisé le même
jour à l'église Saint-Merry, l'enfant eut pour marraine sa grand'-
mère, M™® Punctis, et pour parrain son grand-oncle, messire Lau-
rent Waroquier, prêtre, procureur et receveur du collège de Beau-
vais ; de ce dernier, il reçut le prénom de Laurent en même temps
qu'on lui donnait celui d'Antoine, qui, depuis deux siècles, était
porté par les aînés de la famille (2).
(1) 14 juin 1742.
(2) Registre des actes de la paroisse de Saint-.Merry pour l'année i7i3 : « Le lundi
LA JEUNESSE DE LA.V0I8IER. 827
Les premières années de Lavoisier s'écoulèrent dans la maison
du cul-de-sac Pecquet. Cette impasse, transformée depuis en pas-
sage par le percement de la rue de Rambuteau, n'était pas alors la
ruelle obscure que nous connaissons aujourd'hui. Tout entourée
de vastes espaces découverts, elle était limitée par les jardins de
l'hôtel deLaTréraouilIe, de l'hôtel deMesme et du couvent des reli-
gieux de La Merci. Lavoisier avait deux ans quand naquit sa sœur,
Marie-Marguerite-Émilie, mais le bonheur ne devait pas habiter
longtemps sous le toit de Jean-Antoine Lavoisier; en 47/i8, il per-
dit sa jeune femme, et, resté veuf avec deux enfans en bjs-âge, il
abandonna sa maison et vint demeurer avec sa belle-mère, M™^ Punc-
tis, qui, frappée d'un double deuil, venait aussi de perdre son mari.
]^m« punclis habitait alors rue du Four-Saint-Eustache (1) avec une
seconde fille. Constance, alors âgée de vingt-deux ans. M"® Con-
stance Punctis se dévoua entièrement à la tâche d'élever les enfans
de sa sœur ; grâce à sa chaude et intelligente affection, les orphe-
lins n'eurent pas à souffrir de l'abandon où les avait jetés la mort
de leur mère; tout porte à croire que ]\P® Punctis refusa de se
marier pour ne pas abandonner les devoirs qu'elle s'était imposés.
Lavoisier père était en mesure de donner une éducation com-
plète à son fils et de ne rien négliger pour son instruction ; de son
côté, il avait peu de fortune, en dehors des bénéfices de sa charge
de procureur, mais la famille Punctis était riche : le père de
^me Punctis, Christophe Frère, laissa en mourant, en 175A, une
fortune de 137,000 livres, partagée entre trois hérhiers. Aussi An-
toine-Laurent fut-il envoyé au collège Mazarin, dont il suivit les
cours en qualité d'externe (2). Il fut élevé au sein d'une famille
d'honnêtes gens, où se développèrent les sentimens de loyauté, de
justice, d'amour du travail dont sa vie devait être un perpétuel
exemple.
Gai, affectueux, comme le montrent ses lettres de jeunesse, plein
d'ardeur pour l'étude, il eut de nombreux succès et obtint, en 1760,
le second prix de discours français, au concours général, dans la classe
26 août 1743 a été baptisé Antoioe-Laurent, né de ce jour, fils de M. Jeau-Antoine La-
voisier, procureur au parlement, et de D"" Emilie Punctis, son épouse, de cette pa-
roisse, cul-d«-sac Pecquet, le parrain M. Laurent U'aroquier, prêtre et procureur
du collège de Boauvais , y demeurant; la marraine dame Marie -Thérèse Frère,
épouse du sieur Clément Punctis, rue Saint-Louis, paroisse Saint-Gervais ; ont signé :
Frère, — Punctis, — Waroquier, — Lavoisier. »
(A) Aujourd'hui rue de Vauvilliers.
(2) Le collège Mazarin ou collège des Quatre-Nations avait été fondé par dispo-
sition testamentaire de Mazarin en faveur de trente jeunes gens nobles, originaires
des provinces réunies à la France par les traités de Munster et dos Pyrénées. Il ouvrait
en môme temps ses portes aux externes, et était, de tous les collèges de Paris, celui
qui était le plus fréquenté, à cause de l'organisation de ees cours de sciences, (fle-
therches historiques sur le collège des Quatre-Nations, par M. A. Franklin, 1862 )
828 REVUE DES DEUX MONDES.
de rhétorique (1). A ce moment, la maison de M""" Punctis était de
nouveau attristée par un deuil cruel : la sœur de Lavoisier, Marie-
Marguerite-Émilie, venait de mourir, à peine âgée de quinze ans ;
dès lors, toutes les affections se concentrèrent sur Antoine-Laurent,
tous les rêves d'avenir se réunirent sur ce jeune homme dont le
cœur aimant, la vive intelligence, les succès de collège, devaient
consoler de leurs douleurs les trois êtres qui ne vivaient que pour
lui.
Comme la plupart des hommes de science, Lavoisier eut d'abord
l'amour des lettres, et rêva la gloire de l'écrivain. Tl ébaucha un
drame en prose dont la Nouvelle Héloise était le sujet, mais
en écrivit seulement les premières scènes. En même temps,
il s'occupait des sujets de prix proposés par des académies
de province, et dont les doctrines, objet de ses méditations, sem-
blent l'avoir guidé dans sa carrière. « La droiture du cœur est
aussi nécessaire dans la recherche de la vérité que la justesse de
l'esprit, » tel était le sujet d'éloquence mis au concours par l'aca-
démie d'Amiens, tandis que celle de Besançon demandait : « Si le
désir de perpétuer son nom et ses actions dans la mémoire des
hommes est conforme à la nature et à la raison. »
Cette période d'essais littéraires fut de courte durée ; dès son
année de philosophie, il avait pris le goût des sciences. Au sortir
du collège, il suivit les cours de la Faculté de droit, et se fit
recevoir avocat au parlement (2); mais, à la même époque, il se
constituait ce fonds solide et étendu d'instruction qui lui permit
d'être éminent dans toutes les branches des sciences où le con-
duisit son génie. Il étudiait les mathématiques et l'astronomie
avec le savant abbé de La Caille, qui, après avoir passé quatre ans
au cap de Bonne-Espérance pour mesurer l'arc du méridien, dé-
terminer la longueur du pendule et dresser un catalogue d'étoiles,
avait installé un petit observatoire au collège Mazarin ; il apprenait
la botanique avec Bernard de Jussieu et l'accompagnait dans ses
herborisations ; Guettard lui enseignait la minéralogie et la géolo-
gie ; enfin, il suivait, au Jardin du roi, les cours de Rouelle, et
s'exerçait dans son laboratoire aux manipulations de la chimie.
Rouelle était alors dans tout l'éclat de sa renommée ; professeur
plein de verve et de passion, il exposait les faits de la science
dans un langage précis, en dehors des théories obscures et infé-
condes dont tant de savans se plaisaient à les envelopper; sa
réputation était immense : des auditeurs de tout âge accouraient
(1) Voir V Intermédiaire des chercheurs et des curieux, 188G, p. 480.
(2) Il fut reçu bachelier en droit le 6 septembre 17G3 et licencié le 26 juillet 1764.
(Registres de l'ancienne Faculté de droit.)
LA JEUNESSE DE LAVOISIER. 829
de toutes les parties de l'Europe aux cours du Jardin du roi ;
parmi eux, l'enthousiaste Diderot. Quoique les leçons de Rouelle
n'aient jamais été imprimées, elles étaient dans les mains de tous
les chimistes ; ses élèves rédigeaient avec soin les notes recueillies
au cours; l'un de ces rédacteurs était Diderot, dont le manu-
scrit, multiplié par la copie, répandait les doctrines de Rouelle (1). Si
celui-ci marqua peu par ses travaux originaux, il eut néanmoins une
grande influence sur les progrès de la chimie, ses disciples furent
les chimistes les plus éminens de la fm du xviii^ siècle : Macquer,
Bucquet, Bayen, Darcet et Lavoisier. Celui-ci, au sortir des leçons
de Rouelle, les revoyait dans une des copies de la rédaction de
Diderot et méditait sur les sujets qu'il venait d'entendre ; déjà il
jetait sur le papier de courtes réflexions, oii il exposait ses pre-
mières vues sur la nature des corps et des élémens. Enfin, ne
négligeant aucune des branches des sciences, il étudiait aussi
l'anatomie et acquérait, sur la structure du corps humain, les con-
naissances qui devaient lui permettre de devenir plus tard le réno-
vateur de la physiologie comme il le fut de la chimie.
Au milieu de ces études variées, il cherchait sa voie ; d'abord, à
vingt ans, il semble se vouer surtout à l'étude des mathématiques, en
même temps qu'il est attiré par la météorologie ; dès ce moment,
il commence, dans sa maison de la rue du Four-Saint-Eustache,
des observations barométriques qu'il devait poursuivre toute sa vie
avec la plus grande régularité, les relevant plusieurs fois par jour,
et les continuant même dans ses voyages d'affaires ; pour établir des
comparaisons nécessaires, il chargeait alors sa chère tante Punctis
ou son cousin Augez de Villers des observations à Paris, pendant qu'il
les poursuivait en Normandie ou dans les Vosges. Se proposant de
découvrir les lois qui président aux mouvemensde l'atmosphère, il
avait compris qu'il fallait un nombre considérable d'observations,
poursuivies pendant plusieurs années, et faites dans des lieux dif-
férons; dès 1767, il avait un correspondant à Strasbourg. Plus
tard, quand il eut acquis la fortune et la réputation, il fit construire
à ses frais plusieurs baromètres et, après les avoir rigoureusement
comparés, les adressa à divers savans avec lesquels il entretenait
une correspondance active : à Montmorency, c'était le père Cotte,
de l'Oratoire, connu par ses travaux de météorologie; à Roche-
fort, Charles Romme, professeur de navigation, dont les travaux
sur la construction des vaisseaux reçurent les récompenses de
l'Académie ("2) ; à Lorient, le commandant de la marine Thévenard ;
(1) Voyez la Revue scientifique de 188 i, t. x\iv, p. 99 et 184.
(2) Il était le frère cadet de Gilbert Romme, qui, d'abord professeur de mathémati-
ques, devint membre de la Convention et fut exécuté après l'insurrection de i)raindl
an UI.
830 REVUE DES DEUX MO^ÛES.
à Brest, M. Blondeau, professeur d'hydrographie : enfin, à Alep et à
Bagiad,M.de Beauchamp, vicaire-général de Babylone; et de 1770
à 1788, Halton La Gainière, fourrier des logis de la reine, qui habi-
tait Fresnay-îe-Vicomte, dans le Maine, lui envoyait l'état des pluies
tombées dans l'année. Malheureusement le travail d'ensemble dans
lequel il devait tirer les conclusions des observations relevées pen-
dant plus de trente ans n'a jamais été fait; c'est une des œuvres de
Lavoisier dont la mort a empêché la réalisation.
Les occupations si multipliées de sa jeunesse, son incroyable ar-
deur au travail, ne lui permettaient guère de remplir ses devoirs
de société; aussi, pour s'y soustraire, eut-il, à dix-neuf ans, l'idée
d'invoquer des raisons de santé: il se mit pendant quelques mois
au régime exclusif du lait (1). Ses amis, du reste, le croyaient ma-
lade; l'un deux, M. de Troncq, lui envoyait du gruau et lui écri-
vait en 17(53 : « Votre santé, mon aimable mathématicien, est
comme celle de tous les gens de lettres dont l'esprit est plus fort
que le corps; aussi ménagés vos études et croies qu'une année
de plus sur la terre vaut mieux que cent dans la mémoire des
hommes. »
A. cette heure de la vingtième année, Lavoisier vivait heureux,
en compagnie des hommes les plus distingués de son temps, qui,
de ses maîtres, devenaient ses amis, entouré des afïections de la
famille dans cette maison de la rue du Four-Saint-Eustache, oii
l'on ne recevait que quelques intimes, car la grand'mère. M™* Punc-
tis, aimait la solitude et la tranquillité. Parmi ces intimes se trou-
vait le naturaliste Guettard, dont l'influence semble avoir déter-
miné la vocation du jeune Lavoisier, que séduisait en même temps
la gloire de Bulfon. Guettard s'était d'abord fait connaître comme
botaniste, et était entré à ce titre à l'Académie en 1753 ; puis,
abandonnant en partie cette étude, il s'était adonné à la géologie
et à la minéralogie, et, le premier, avait eu l'idée d'établir des
cartes minéralogiques indiquant, par des caractères spéciaux, la
nature du sol, les mines et les carrières. 11 avait fait dans ce dessein
de nombreux voyages en France et à l'étranger ; mais, sentant que
la vie d'un homme était insuffisante pour mener à bonne fin la
lâche qu'il s'était proposée, il voulut s'adjoindre un collaborateur
jeune et actif qui pût continuer son œuvre, et s'adressa à Lavoi-
sier, qui avait alors vingt ans. Dès 1763, celui-ci, même avant
d'avoir terminé ses études de droit, fut le collaborateur de Guet-
tard; pendant trois ans, il parcourut la Brie, le Vexin, le Soisson-
nais, une partie de la Champagne et les environs immédiats de
Pai'is, relevant les coupes de terrains, recueillant des échantillons,
(\) Note manuscriie de M'"* Lavoisier.
LA JEUNESSE DE LaVOISIER. 831
<;ontinuant ses observations barométriques. Chaque année, il passait
•ses vacances à Villers-Gotterets, chez sa tante Prévost ou sa tante
Lavoîsier (1); mais il n'y restait pas inactif: il étudiait la forêt de
Villers-Cotterets et poussait jusqu'à Lagny, Ghaumont, La Ferté-
Milon et Château-Thierry; une autre fois, il visita la Beauce, alla
jusqu'à Orléans, Moulins et même jusqu'à Thouars, dans le Poi-
tou. De toutes ces excursions, il rapportait de nombreux cahiers
d'observations de minéralogie, de géologie et même de botanique,
sur lesquels il jetait ses vues personnelles sur les coquilles fossiles,
les terres, les charbons de terre, etc.. Son premier travail ori-
ginal date de cette période ; ce sont des recherches sur les diffé-
rentes espèces de gypse, exécutées en 176/i et présentées à l'Aca-
démie dans la séance du 27 février 1765, qui inaugurent la longue
série de mémoires dont il devait, pendant trente années, enrichir les
recueils de l'Académie. Il examina les nombreuses variétés de gypse
(pierre à plâtre), détermina leur solubilité dans l'eau, et fut le pre-
mier à expliquer la cause de la prise du plâtre, en montrant que le
gypse, par l'action de la chaleur, perd une certaine quantité d'eau qu'il
reprend pendant le gâchage, ce qui est la cause de sa solidification. Les
qualités maîtresses de son esprit apparaissent déjà dans ce iravaM
d'un jeune homme de vingt et un ans : il n'avance que les faits de
l'expérience, et se garde de toute hypothèse prématurée. Après
avoir constaté que le plâtre très fortement calciné ne peut plus
s'unir à l'eau, il ajoute : « Je pourrais hasarder ici quelques conjec-
tures ; peut-être même parviendrais-je aies rendre probables, mais
je les regarde comme déplacées dans un mémoire de chimie, où
l'on ne doit marcher que l'expérience à la main. »
Après ce travail, il fut quelque temps détourné des recherches
■de chimie par des études d'un autre genre. L'Académie, sur la de-
mande du lieutenant de police Sartines, qui offrait une récompense
de 2,000 livres, avait proposé en 1765, comme sujet de prix à dé-
cerner l'année suivante : Le meilleur moyen d'éclairer, pendant la
nuit, les rues d'une grande ville, en combinant ensemble la clarté,
la facilité du service et r économie. Lavoisier résolut de concourir;
dans son mémoire très détaillé, il étudia successivement les lan-
ternes simples à chandelle et à huile, les lanternes à réverbère
elliptiques et hyperboliques, la nature des différens combustibles,
la forme des mèches, etc., et termina par des expériences relatives
à l'intensité de la lumière, comparée à la consommation. Pour
rendre sa vue plus sensible aux faibles différences d'intensité lu-
(1) M"* Sulpice Waroquicr, mariée à Antoine-Louis Prévost, procureur au bailliage
de Villers-Cotterets, était sœur de Jeanne Waroquier, grand'mère de Lavoinicr. — Quant
à M"" Lavoisier de Villers-Cotterets, c'était également une grand"iante : elle était la
femme de Nicolas-Hyacinthe Lavoisier, frère d'Antoine, grand-père d'Antoine-Laurent.
832 REVDE DES DEUX MONDES.
mineuse, il eut la volonté de s'enfermer pendant six semaines
dans une chambre tendue de noir, sans voir un seul instant la lu-
mière du jour. Telles étaient déjà sa puissance de travail, sa volonté
tenace dans la poursuite de la vérité, sa précision dans la re-
cherche scientifique. « L'unique objet que je me propose, dit-il,
étant de concourir au bien de mes concitoyens, le terme fixé par
l'Académie ne sera pas celui de leur être utile. » Enfin, dans ses
calculs sur le prix de revient de l'éclairage de Paris, le jeune savant
déploie déjà les qualités d'ordre et de méthode qui le placeront au
premier rang des financiers et des économistes.
L'Académie partagea le prix de 2,000 livres entre trois fabri-
cans, Bailly, Bourgeois et Leroy, qui avaient surtout fait des essais
publics avec des lanternes de diverses formes ; mais elle distingua
spécialement le mémoire de Lavoisier , dont l'épigraphe était
un hémistiche de Virgile : Signahit via?n flcnnmis, et, sur le rap-
port élogieux des membres de la commission, résolut de décerner
à l'auteur une médaille d'or donnée par le roi. Elle lui fut remise
dans la séance du 20 août 176(5, et les journaux signalèrent au pu-
blic ce jeune savant qui méritait les récompenses de l'Académie
avant d'avoir accompli sa vingt-troisième année (1). Qaoique de
nombreuses occupations eussent semblé le détourner plus tard des
questions de l'éclairage, Lavoisier faisait encore des expériences,
en 1767, pour les réverbères de la rue des Prouvaires; en 1783,
il proposait un nouveau mode d'éclairage des salles de spectacle.
A peine avait-il été récompensé par l'Académie, que Lavoisier,
dont la jeunesse, comme l'âge mûr, ne connut pas une heure inoc-
cupée, reprenait l'œuvre à laquelle Guettard l'avait associé; ce
même mois d'avril, il parcourait de nouveau les environs de Paris,
déterminant le relief du sol à Corbeil, Arpajon, Rueil, etc., et, à la
fin de l'année, recommençait ses excursions géologiques dans la
Brie. Entre temps, il lisait, étudiait, et notait les réflexions que
lui suggéraient ses lectures. Ainsi , à propos de deux mémoires
parus dans les volumes de l'académie de Berlin, il se demande ce
qu'est la matière du feu, de quelle nature sont les élémens ; d'abord
il s'imagine que l'air n'est ijue de l'eau réduite en vapeur, ou plu-
tôt de Veau combinée à la matière du feu ; puis, au même instant,
il modifie cette première conception; il rend une existence propre
à l'air atmosphérique, qui contient en dissolution le fluide igné et
de l'eau; déjà il médite sur les grands problèmes dont il lui est
réservé de donner la solution.
(1) « Le~public a vu avec plaisir cette distinction si flatteuse pour un jeune au-
teur, et dont il n'y avait pas eu d'exemple à l'Académie des Sciences. » (Journal des
Sçavans de septcnibie I76G.)
LA JEUNESSE DE LAVOISIER. 833
Sa grand'mère, M™^ Punctis, étant morte au commencement de
l'année 17(36 (J), Lavoisier père, pom- simplifier les formalités de
la succession, décida de faire émanciper son fils, dont la majorité
légale n'avait lieu qu'à l'âge de vingt-cinq ans, et l'acte d'émanci-
pation lut passé le 7 février (2).
H. — LE VOVAGt: AVEC GUETTARD, l'aTLAS MINÉRALOGIQUE DE LA FRANCE.
Guettard, ayant fait adopter par le ministre Berlin son projet
d'atlas minéralogique de la France, reçut, en 1767, la mission offi-
cielle de visiter la Lorraine et l'Alsace. Il pensa naturellement à se
faire accompagner par son jeune collaborateur, qui, depuis plu-
sieurs années, avait déjà fait ses preuves auprès de lui, et pour
lequel Guettard, resté célibataire, avait conçu une alTection pater-
nelle.
Guettard n'était pas, au dire de son biographe Condorcet, d'une
humeur accommodante; brusque et emporté, il ne supportait pas la
contradiction. Très pieux, absolument dévoué aux jésuites, chez qui
il avait fait son éducation et qu'on venait de chasser, leur expulsion
était pour lui un sujet constant de discussions passionnées dans
lesquelles il ne ménageait pas à son adversaire les expressions les
plus désobligeantes. Dans la vie ordinaire, il était d'une franchise
brutale : « Vous ne me devez rien, disait-il à un de ses nouveaux
confrères de l'Académie, qui le remerciait; si je n'avais pas cru
qu'il fût juste de vous donner ma voix, vous ne l'auriez pas eue,
car je ne vous aime pas. » — « Peu d'hommes, dit Condorcet, ont
eu plus de querelles. » Il n'avait rien des manières des gens du
monde ; mais, sous des dehors désagréables, il possédait un fonds
d'honnêteté absolue ; rude pour les hommes au pouvoir, il était
plein de bienveillance et de bonté pour ses inférieurs, dont il savait
facilement se faire aimer (3). Tel était le compagnon de voyage
(1) Le 12 janvier 1766.
(2) Les témoins furent : Clément .\ugez de Villers, cousin issu de germain mater-
nel ; Louis Fauve!, ancien gouverneur des pages de la chambre de M. le duc d'Or-
léans, régent du royaume, cousin paternel; Nicolas frère, bourgeois de Paris, cousin
au troisième degré maternel.
(3) Dans les papiers de Guettard, qu'il avait légués à Lavoisier, se trouve la minute
d'une lettre qu'il adressait à une dame et qui justifie le jugement de Condorcet :
« Vous ne devez pas ùtre surprise de ce que je suis résolu de me retirer des socié-
tés, mais plutôt de ce que j'ai osé y rester si longtemps, ayant aussi peu de goût et
de talens que j'ai. Comment peut s'y présenter un homme qui n'a pas un grand cha-
peau comme Junot ou Biaise,., qui n'a pas un catogan ou une petite queue de rat ou
de souris, qui n'a pas un pcquin à filets brodés devant pour habit, une veste d'un
basin le plus !in, une culotie d'un hasin semblable ou d'une toile de coton le mieui
filé, un caleçon de la plus belle toile de Hollande? Comment ose-t-il se montrer sans
TOME LXXXIV. — 1887. 53
836 REVUE DES DEUX MONDES.
avec lequel Lavoisier n'eut jamais que d'excellens rapports, et dont
il^disait, en 1786, en écrivant à Malesherbes: «M. de Condorcet se
propose de travailler cet hiver à l'éloge de M. Guettard. On y verra
partout l'homme de bien, l'homme sensible, l'observateur de la na-
ture, un homme enfin qui mérite votre estime et voire amitié. »
^ Le voyage fut décidé pour le mois de juin 1767 ; il devait se
faire à cheval, à cause du mauvais état des chemins. Lavoisier fit
ses préparatifs de départ en réunissant les instrumens nécessaires
à ses observations : trois thermomètres, un baromètre et un aréo-
mètre d'argent, construit sur ses indications et destiné à la déter-
mination de la densité des eaux potables ou minérales, enfin une
petite boîte de réactifs, le tout confié aux soins du domestique
Joseph, qui accompagnait les voyageurs. On se mit en route le
14 juin, à trois heures de l'après-midi; avant de partir, Lavoisier
avait fait une dernière observation barométrique ; il confiait le soin
de relever chaque jour les indications du baromètre à son ami
Augez de ViJlers (1). Son père, sa tante, tout inquiets d'un voyage
qui doit conduire l'enfant bien-aimé dans les montagnes des Vosges
et même en Suisse, lui font mille recommandations. « Désormais
au logis attristé de la rue du Four, on guettera le facteur à chaque
poste comme le Messie, » écrira plus tard M"" Punclis.
Lavoisier était heureux de ce voyage en compagnie du cher doc-
teur, l'excellent M. Guettard, dont la gaîté abrège les longueurs
du chemin, escorté de Joseph, qui a la mission de veiller sur lui.
Il est jeune, bien portant, curieux de voir des pays nouveaux, avide
de science ; il a un aimable compagnon, un serviteur dévoué, un
bon cheval, cinquante louis dans sa poche, et il prévoit qu'il va
des bas de lils à brins moins gros qu'un cheveu? N'est-ce pas un audacieux s'il s"
montre sans souliers mignons et. qui laissent voir le cou de-pied et sans des boucles
dignes du harnois de Bucéphale? De quel terme peut-on se servir pour le désigner
s'il n'a (as une chemise d'une toile aussi fine que la mousseline, et si elle n'est pas
ornée de manchettes et de jabot d'un point d'Alençon ou de Flandre le plus recher-
ché? Ah ! madame, quel homme que cet homme; c'est un monstre dans la société ! D'où
vient-il? C'est au moins un Hottentot, un Taïtien. Que faire d'un semb'able sauvage?
Derrière, derrière, qu'il n'offusque du moius pas les gens, ou pi itôt qu'il reste dans
son antre : il n'est pas fait pour vivre avec les humains. — Si encore cet ours mal léché
avait des talens, mais il n'en a pas le plus petit ; il ne joue pas au trictrac ni aux
échecs; il ne sait pas le piquet, encore moins l"ouiste. Que faire de cet aiii'iial? S'il
parle, ce n'est pas de pompons, d'ajustemens et de frisures, de robes, de grecques, de
chemises, de rubans à la Malbrough; il ne sçait pas les nouvelles, il ne lit pas même
le journal du jour. Derrière, derrière, un tel l'agDt! il fait peur! — Ce portrait est
celui du n homme que je connais bien; je m'y reconnais; en conséquence, j'avais
depuis longtemps l'intention de me retirer des sociétés, je l'exécute pour vous en dé-
barrasser. Que peut-il faire de mieux? rien, sans doute; laissez-le tranquille »
(1) Clément Angcz de Villers était petit-fils de Claude Augez, écujer du roi, et de
Marguerite Frère, sœur de la grand'mère de Lavoisier.
LA JEUNESSE DE LAVOISIER. 835
récolter une moisson de faits intéressans, Mais sa joie est obscurcie
par les émotions de la séparation ; il a trouvé les siens tellement
attristés, son père si profondément ému de cette séparation qui
doit durer plus de trois mois, que le soir même, à Brie-Comte-
Robert, il écrit pour les rassurer, leur dire que tous les voyageurs
sont enjoi/e et en srinté, sans oublier d'indiquer, comme il le fera
à chaque lettre, que les chevaux se portent bien et mangent de fort
bon appétit. C'est, dès lors, un échange continuel de lettres entre
Lavoisier, son père et sa tante, une correspondance intime où éclate
à chaque phrase la tendresse qui les unissait si étroitement. A peine
le jeune royageur a-t-il quitté Paris depuis huit jours qu'il ressent
déjà le regret de la maison paternelle ; il lui semble qu'il est absent
depuis des mois ; sa pensée est toujours auprès de son père et de
M"^ Punctis. Il lui faut, pour se résigner, faire appel à toute sa force
de volonté, se représenter combien le voyage sera agréable, et
surtout, comme il dit, qu'on y fera de bonne besogyie.
Les voyageurs s'arrêtent àChaumont, en Bassigny, àLangres, et
arrivent le 28 juin à Bourbonne-les-Bains. Tant qu'ils sont en pays
connu de Lavoisier père et de M"^ Punctis, qu'ils reçoivent l'hos-
pitalité chez des amis de M. Guettard ou de la famille Lavoisier,
les habitans de la rue du Four sont assez rassurés ; mais leurs in-
quiétudes redoublent au moment oii les voyageurs vont pénétrer
dans des régions nouvelles et entreprendre des excursions dans les
montagnes des Vosges. Le père ne peut s'habituer à l'absence de
son fils, et ÎP'^ Punctis sent toutes ses alarmes s'augmenter; tout
est pour elle un sujet d'effroi : « Je commence à vous perdre de vue
et m'en alarme, écrit-elle le 25 juin. Je crains pour vous la cha-
leur qui commence vivement, je crains les armes que vous avez
sur vous, quoiqu'elles peuvent vous être d'une grande utilité pour
les bêtes et gens, et je crains les mines; mon cœur n'est soulagé
qu'en vous engageant, par notre tendre amitié, à user encore de
plus de prudence, s'il est possible, que vous ne vous étiez pro-
mis. » Puis, comme dans toutes ses lettres, qui commencent par un
vous cérémonieux, arrive le tutoiement familier : « Notre crainte
est que tu ne reçoives pas toutes les lettres que nous t'écrivons, et
ton père propose, si tu juges convenable, pour qu'on y fasse plus
d'attention à la poste, de mettre à M. Lavoisier, envoyé par leroy
dans les Vosges. Nous espérons aujourd'huy recevoir de tes nou-
velles; il nous en faut souvent pour soutenir ton absence. Nous
attendons le facteur comme le Messie. Tu sais nos conventions;
cela nous suffit, mais ne nous néglige pas, car notre situation se-
roit à plaindre; c'est notre soutien... Porte-toi bien, mon cher
enfant, ménage-toi, pense un peu à moi seulement pour te con-
server, et crois à la tendresse sincère de ta meilleure amie. »
836 REVDE DES DEDX MONDES.
C'est surtout l'excursion projetée aux mines de Sainte-Marie qui
épouvante tant M"'' Punctis ; elle y revient sans cesse : « La crainte
de Sainte-Marie-aux-Mines m'obsède ; que je serai tranquille lorsque
vous serez de retour de ces mines qui sont toutes mes inquiétudes! »
Et un autre jour, elle écrit: « En nous donnant souvent de tes
nouvelles, c'est autant de preuves de tendresse que tu nous donnes;
nous en avons besoin plus que jamais. Plus tu t'éloignes, plus mes
inquiétudes redoublent, surtout à l'approche de Sainte-Marie-aux-
Mines. Conservez-vous pour un père et une tante qui ne vivent
que pour vous. » Et puis ce mot charmant : « Une lettre n'est pas
arrivée que nous attendons déjà la suivante. » Lavoisier père n'est
pas moins pressant et moins tendre : « Faites en sorte de nous don-
ner plus souvent de vos nouvelles, un mot de votre main qui
annonce que vous êtes en bonne santé, la date du jour et du lieu
où vous écrivez. Nous n'en voulons pas davantage. Vous sçavez
combien nous vous aimons et par conséquent combien nous sommes
inquiets quand nous sommes plusieurs jours sans recevoir de
vos nouvelles. »
Malgré sa bonne volonté, le jeune homme ne pouvait toujours satis-
faire aux désirs de son père ; les communications postales étaient rares
et difficiles, souvent les voyageurs devaient séjourner dans de pe-
tites villes qui n'avaient pas de bureaux de poste ou n'expédiaient
qu'un courrier par semaine. Plus d'une fois, il fallut envoyer des
exprès porter les lettres à la ville voisine; et combien elles mettaient
de temps à parvenir à leurs destinataires : un mois de Paris à Stras-
bourg! On le comprend facilement en apprenant qu'aux environs
de Bourbonne-les-Bains une chaise de poste attelée de quatre che-
vaux parcourait en une heure la distance d'une lieue.
Si Lavoisier, malgré l'intérêt du voyage, regrettait la maison pa-
ternelle, M'^® Punctis ne manquait pas de le faire revivre dans ce mi-
lieu aimé en le tenant au courant de tout ce qui arrivait aux fami-
liers du logis, lui parlant de sa chatte qui a un beau chaton, des
maçons qui ont réparé les écuries, du brelan que l'on continue à
jouer, mais sans intérêt, depuis qu'il n'y a plus pour l'égayer ni
Lavoisier, ni M. Guettard, le cher docteur. Toute la vie de
M"^ Punctis est concentrée dans sa tendresse pour son neveu;
elle a toutes les joies et toutes les souffrances d'une mère; elle
et son beau-frère n'arrivent à supporter les tristesses de la sépa-
ration qu'en s'occupant sans cesse de l'absent, en travaillant à lui
être agréable. Aidés du cousin de Villers, ils rangent à nouveau
sa bibliothèque, ils mettent en place les nombreux volumes qu'il a
achetés à Strasbourg, ils déballent les caisses d'échantillons de mi-
néralogie qu'il envoie fréquemment. A chaque instant, ils ont à rem-
plir les commissions qu'il leur confie : aujourd'hui, l'envoi de grains
LA. JEUNESSE DE LAVOISIER. 837
et de demi-grains pour charger l'aréomètre; un autre jour des ther-
momètres pour remplacer les siens hors de service. Quand son père
devra le rejoindre à Bourbonne-Ies-Bains, il faudra lui apporter un
habit de drap vert ou gris avec un petit galon d'or; et M '^ Punctis
de se mettre en mouvement, de choisir l'étoffe la plus solide, de
consulter le tailleur, qui dit que le drap gris n'est plus de mode :
on fera un habit vert dont le driip est mugnifique. Mais où se
montre toute la sollicitude de Lavoisier père, empressé de contenter
les moindres désirs de son fils, c'est à propos des poissons rouges que
désire M""^ de Brioncourt, chez qui les voyageurs avaient été ai-
mablement reçus. Lavoisier recommande alors à son père de se pro-
curer des poissons rouges au Palais-Royal, par l'intermédiaire de
Marianne, la gouvernante de M. Guettard (1), et de les lui apporter
à Bourbonne. Pour le coup, le père témoigne sa surprise ; mais que
saurait-il refuser? a II faudra, écrit-il, que nous tenions le vase qui
les contiendra à la main, et encore n'est-il pas du tout certain que
nous les portions en vie. Voilà une vilaine commission et bien em-
barrassante pour des voyageurs. J'oublierai l'embarras et les peines
quand je ferai réflexion que je vais vous rejoindre et vous embras-
ser. » Les lettres du voyageur ne respirent pas moins de tendresse;
plein d'affection pour son père et sa tante, de paroles amicales pour
les familiers de la maison, M. de Chavigny, M. de La Fleutrie, il
n'oublie pas les serviteurs et Jeannette et Comtois, et la femme
du domestique Joseph.Toute cette correspondance intime jette un
jour précieux sur ces intérieurs bourgeois du xviii^ siècle, où ré-
gnent les plus pures vertus de famille.
Lavoisier a laissé le journal' détaillé de son voyage ; on peut le
suivre jour par jour, heure par heure, et se rendre compte de sa
régularité au travail. Chaque matin, avant le départ, entre cinq et
six heures , il relève les indications du baromètre et du thermo-
mètre, il répète ses observations plusieurs fois dans la journée, et
en fait une dernière le soir, à quelque heure qu'on arrive au gîte de
la nuit. Sur son chemin, il observe tout : la nature du sol, le relief
du terrain, la végétation, et souvent l'écriture heurtée de ses notes
indique qu'il les a prises sans descendre de cheval. Il visite les
mines, les manufactures, ici une fabrique d'acier, là un atelier de
blanchiment de toiles; quand il ne peut parcourir une localité, il
interroge ceux qui la connaissent, principalement les carriers, les
maçons, et apprend d'eux où se trouvent les pierres de taille, les
moellons, la chaux, le plâtre qu'ils emploient. Dans les villes qu'il
(1) Guettard était attaché au duc d'Orléaaa comme conservateur de son cabinet
d'histoire naturelle, et habitait le Palais Royal.
838 REVUE DES DEUX MONDES.
traverse, il voit les cabinets des amateurs d'histoire naturelle, en fait
un inventaire rapide. A chaque localité où il s'arrête , il prend k
tempéralurô et la densité non-seulement des eaux minérales, mais
encore des eaux potables : l'eau de la Seine à Troyes, l'eau du Rhin
à Bâle. Il ne séjourne pas dans une auberge sans examiner l'eau
qu'on lui sert; il ne néglige rien, et signale à Troyes les manuscrits
les plus précieux de la bibliothèque des oratoriens. Chaque soir, il
complète son journal de voyage, fait sa correspondance, et n'oublie
pas d'inscrire les dépenses de son voyage.
Lavoisier devait, en outre, collectionner des échantillons de ro-
ches et de minéraux, destinés au cabinet du ministre d'état Bertin,
sous les auspices duquel il accomplissait le voyage; mais ce n'était
pas sans difficulté qu'il pouvait se procurer des ouvriers, faire
fabriquer les caisses et les expédier. Pendant cette excursion,
il ht dix-neuf envois au ministre, sans compter la collection parti-
culière qu'il réunissait pour lui-même.
L'itinéraire des voyageurs, après les avoir conduits à Provins,
Troyes, Cliaumont, Langres, les amena le 26 juin à Bourbonne-
les-Bains; de là ils passèrent successivement àVesoul, Villersexel,
Llire, Ronchamps, où ils visitèrent une mine de houille ; à Luxeuil,
et enfin à Giromagny, où ils s'arrêtèrent plusieurs jours pour aller
à Bussang et gravir le ballon d'Alsace. Fatigués d'abord par les
grandes chaleurs, ils eurent à subir ensuite des pluies et des orages
presque continuels. Les Vosges intéressèrent vivement Lavoisier :
« Je n'ay jamais rien vu qui m'ait tant frappé en histoire naturelle ;
nous avons vu des choses admirables. La personne qui est à la tète
des mines est extrêmement honnête et fort instruite : nous avons
été comblés de politesses ; nous avons dîné et soupe chez lui ; nous
nous sommes trouvés sept personnes à table, tous Parisiens, à l'excep-
tion de M. Guettard. Je suis prodigieusement occupé, » ajoute-t-il.
C'est qu'en effet Guettard et Lavoisier s'étaient tracé un journal'
de route, et ils se trouvaient en retard sur leurs prévisions par des
circonstances inattendues, comme une excursion à une mine aux
environs de Lure, un accident arrivé au domestique Joseph.
Après avoir vu Belfort, Montbéliard et Allkirk, ils arrivèrent à
Bâle le 25 juillet, et descendirent à l'hôtel de la Couronne. Le séjour
de Bâle fut plein d'intérêt; Bâle renfermait, en effet, un grand
nombre d'hommes distingués, Daniel Bernouilli, Dassonne, Rail-
lard, Bruchner, qui, estimant grandement les travaux de Guettard,
lui firent, ainsi qu'à son jeune compagnon, le meilleur accueil et
leur ouvrirent leurs riches cabinets d'histoire naturelle. Lavoisier
n'oubliait pas de marquer dans ses lettres l'impression que lui fit
la ville, la beauté du Rhin qui y coule avec une rapidité prodi—
I.A. JEUNESSE DE LAVOISIER. 839
gifiise, et les sentimens qu'il éprouva à Domant, où il alla saluer
le tombeau de Maupertuis (1). Les observations barométriques fail-
lirent être interrompues par un accident : le baromètre fut cassé,
■et Bâle ne renfermait aucun ouvrier capable de le réparer; heu-
reusement qu'un habitant, M. Jacques Bavière, Aux trois pots
ronges, en possédait un qu'il voulut bien céder. Après Bâle, les
naturalistes visitèrent Mulhouse, Thann, Gerardmer, où ils gravi-
rent la cime la plus élevée des Vosges, accompagnés d'un peintre
qu'ils avaient engagé pour dessiner une vue panoramique des
montagnes, et qu'ils gardèrent jusqu'à Colmar, après s'être ainsi
formé une collection importante de dessins. A Sainte-Marie, les
mines étaient inondées; ils n'y purent descendre. Que d'alarmes se
serait épargnées M^'® Punctis, si cet événement lui avait été connu 1
A Strasbourg, où ils arrivèrent le 3 septembre, Lavoisier eut la
joie de trouver les thermomètres envoyés par son père ; il y fit la
connaissance d'hommes ôminens, entre autres de deux chimistes,
Spielmann, l'auteur renommé des Instituts de chimie, et Erhmann,
qui devait être plus tard un des admirateurs des grandes décou-
vertes de Lavoisier. Celui-ci avait la plus grande hâte d'arriver à
Strasbourg, pour y trouver un M. Brakerof que l'abbé Chappe
d'Hauteroche avait chargé de relever les observations barométriques
pour les comparer à celles que Lavoisier faisait de son côté. Enfin
notre jeune savant eut le plaisir de trouver chez le libraire Kœnig
nn grand choix de livres de chimie, publiés en Allemagne et in-
connus à Paris ; il en acheta pour 500 livres, en écrivant à son père
qu'il craignait bien que la somme ne fût un peu considérable, mais
certain que celui-ci ne trouverait rien à reprendre dans les dépenses
de son fils.
Pendant quelque temps, les voyageurs eurent à souffrir de la
chaleur en Âlsaca, surtout à Thann. Après Strasbourg, les pluies
vinrent de nouveau les contrarier ; ils firent leur voyage de retour
par Saverne, Phalsbourg, Baccarat, Remiremont, Plombières, Épinal,
Luxeuil, Mirecourt et Nancy, dans l'intention de gagner vers le 6 oc-
tobre Bourbonne-lès-Bains, où Lavoisier père devait venir à leur
rencontre. Plus d'une fois ils durent s'arrêter dans de pauvres vil-
lages, où à peine purent-ils trouver un logement ; ainsi Lavoisier
écrit de Caumont : « Nous sommes logés ici dans le plus villain ca-
baret que nous ayons vu dans toute notre route; nous sommes
logés dans une espèce de grenier mal fermé, où nous sommes em-
pestés par une provision d'oignons qu'on y a mis pour sécher;
(1) « Nous avons été voir à deux lieues de la ville le tombeau d'un homme célèbre
qui, après avoir mesuré la terre sur le pôle, après avoir rempli la France et la Prusse
•de sa réputation, est venu mourir dans un coiu ignoré de l'univers.» (Lettre de La-
voisier.)
SAO REVUE DES DEUX MONDES.
nous n'avons que de méchans lits de plume épais de deux doigts ;
on a couru tout le village pour y trouver deux couvertures... Ce
n'est pas la première fois que nous avons éprouvé le même sort,
mais nulle part nous n'avons été si mal. »
Cependant Lavoisier père se mettait en route pour Bourbonne-
les-Bains, au-devant de son fils, qui se hâtait de son côté, dans l'im-
patience de l'embrasser, et lui écrivait le 28 septembre : « Je vois
se rapprocher le moment qui doit nous réunir ; nous avons encore
gagné un jour sur notre roule ; ainsy nous arriverons à Bourbonne
le 7 du mois d'octobre ; nous y arriverons vers les une heure de
l'après-midy, au plus tard. » Aussitôt le père, qui reçoit cette lettre
à Ghaumont, s'empresse de partir ; il lui faut se presser, s'il veut
être au rendez-vous. A Langres, ses amis ne peuvent le retenir
qu'une heure ; il doit repartir sans retard pour être à Bourbonne le
soir même. Le voyage ne lui fut pas facile : à Montigny, les che-
vaux manquent; en vain on veut le retenir pour la nuit, il insiste.
On ramasse des chevaux dans la campagne, on attelle la chaise de
poste et l'on repart par une pluie torrentielle. A peine si l'on fait
une lieue par heure. La nuit surprend l'impatient voyageur dans les
bois où, pour se désennuyer^ il cherche s il ne verra pas quelques
loups; enfin il arrive à Bourbonne, chez son ami, M. Robert, où il
accueille avec joie le souper qu'on lui offre. Le lendemain, dès six
heures, il est debout : c'est le jour même qu'il verra son fils. Que
les heures lui paraissent longues! A chaque instant, il interroge sa
montre ; il s'habille, il déjeune, il fait des visites : il n'est encore
que dix heures ! 11 suppute les distances ; le fils chéri doit être à
cinq ou six lieues. Quelque diligence qu'il fasse, il ne peut arriver
avant une heure. Pour tromper l'ennui de l'attente, il écrit longue-
ment à sa belle-sœur, M'^' Punctis, pour lai raconter tous les détails
du voyage. Une heure sonne, les voyageurs ne paraissent pas en-
core ; on se décide à dîner sans plus attendre ; le père, distrait, à
toujours les yeux tournés vers la place. Au moment où l'on sort de
table, il aperçoit son fils qui précède Guettard ; il se précipite au-
devant de lui. Le jeune homme saute à bas de son cheval, le père
et le fils s'embrassent tendrement, et tous deux reviennent lente-
ment à la maison, où un nouveau dîner est servi; et, pendant trois
heures d'intimes conversations, ils s'accablent de questions. Mais
le travail du jour n'est pas terminé ; il faut étiqueter et emballer
de nouveaux échantillons pour M. Bertin, besogne à laquelle le père
se met avec joie, tandis que le fils travaille à l'analyse des eaux de
Bourbonne ou s'occupe de mettre au courant les notes de son journal.
Le lendemain, on repart par des chemins détestables, où la chaise de
poste enfonce dans la terre glaise jusqu'au moyeu; à peine si quatre
chevaux peuvent la traîner. A Ghaumont, on se sépare de nouveau ;
LA JEUNESSE DE LAVOISIER. 841
le père est obligé de se rendre à Villers-Cotterets, tandis que Guet-
tard et son collaborateur se dirigent sur Paris, après avoir laissé
en chemin le domestique Joseph, qu'ils chargent de garder le cheval
de Lavoisier, blessé par la maladresse d'un maréchal-ferrant.
Le 19 octobre, jour où M"° Punctis comptait les minutes à son
tour, ils arrivaient à une heure à Ghampigny et le soir à Paris.
Après les instans consacrés aux épanchemens de famille, Lavoisier,
fidèle au plan de conduite qu'il s'était tracé, ne manqua pas,
avant de prendre le repos nécessaire après une si longue journée
de route, de faire, à onze heures et demie, une dernière observa-
tion barométrique. M^'® Punctis ne jouit pas longtemps de la pré-
sence de son neveu; deux jours après, il partait pour Villers-Cotterets,
où son père était déjà rendu, et où il était ardemment désiré par
ses autres parens. Pendant son séjour à Villers-Gotterets, il ne per-
dit pas un instant, et augmenta la somme de ses observations mé-
téorologiques et géologiques. Enfin il rentra à Paris avec son père
dans le milieu du mois de novembre : la famille était reconstituée.
Il rapportait de son voyage une masse considérable de docu-
mens qu'il s'occupa de mettre en ordre; il réunit ses nombreuses
analyses d'eaux dans un mémoire étendu, qui ne fut pas imprimé
de son vivant (1), en même temps qu'il travaillait avec Guet-
tard à utiliser leurs observations communes pour dresser l'atlas
minéralogique de la France. En 1770, seize cartes étaient gravées.
Guettard, rendant compte à l'Académie de l'état d'avancement de
l'atlas minéralogique, s'applaudissait du concours précieux que lui
avait prêté son collaborateur (2). Celui-ci, du reste, malgré ses tra-
vaux ultérieurs, ne négligea pas cette œuvre et en poursuivit con-
stamment la réalisation; en 1772, il signalait au ministre Berlin la
difficulté de suivre le plan primitif, d'après lequel l'atlas devait con-
tenir- deux cent trente cartes. Suivant un devis qu'il demandait à
l'ingénieur-géographe Dupain-Triel, la gravure seule aurait coûté
85,000 livres, et comme on projetait de faire en même temps un
atlas géographique extrêmement exact, il s'ensuivait que, les indica-
tions minéralogiques devant avoir la même exactitude, il était né-
cessaire de relever les fouilles, les carrières, les mines, au quart de
cercle et à la planchette. Tel qu'il était projeté, l'atlas ne pouvait
être établi qu'avec une dépense de 50,000 louis et au bout de
soixante à quatre-vingts ans. Lavoisier proposa donc à Bertin de
borner l'atlas minéralogique à vingt-huit cartes, de la dimension de
celles de Cassini; dans ces conditions, la publication serait terminée
au bout de cinq ans, avec une dépense totale de lib,000 livres.
(i) OEuvres complètes, t. m, 1864.
(2) Journal de physique de l'abbé Rozier, 1775.
842 REVDB DES DEUX MONDES,
Il avait, à cet effet, réuni une société de capitalistes qui of-
fraient (le faire toutes les dépenses moyennant une subvention de
18,000 livres, payable en quatre ans(l). Déjà il avait préparé la réa-
lisation du projet et adressait un appel aux naturalistes dans une
lettre (2) où, plein de déférence pour Guettard, et avec une modestie
et une réserve qui ne se sont jamais démenties, il disait : « Vous
avez eu la bonté d'annoncer au public les soins que M. Guettard
venait de donner pour compléter, autant que possible, l'atlas miné-
ralogique de la France, et vous m'avés même attribué plus de part
que je n'en mérite à cet ouvrage. » En outre, il faisait imprimer
une sorte de questionnaire, tiré à sept cent cinquante exemplaires,,
et envoyé aux naturalistes et aux ingénieurs habitant les régions
sur lesquelles on n'avait encore que des renseignemens incomplets;
de plus, il s'associait avec Dupain-Triel et faisait dresser à ses frais
une carte d'ensemble de la France minéral ogique (3).
Un autre que lui devait recueillir l'honneur de cette publication.
Malgré l'accueil favorable fait à son projet par Bertin, le manque de
fonds en empêcha d'abord l'adoption, puis des intérêts particu-
liers vinrent s'y opposer. Guettard se retira, et un nouveau colla-
borateur sut se faire imposer par le pouvoir. C'était le chimiste
Monnet, ancien concurrent de Lavoisier à l'Académie des Sciences^
où il ne devait jamais parvenir. Nommé inspecteur-général des
mines en 177/i, Monnet fit divers voyages pour compléter certaines
cartes, et gardant le plan primitif, ajoutant de nouvelles cartes à
celles qui étaient déjà gravées, ayant en main tous les documens
remis par Guettard et Lavoisier, il publia, en 1780, un atlas miné-
ralogique incomplet, en laissant sur le titre le nom de Guettard (4),
mais eu s' attribuant la plus grande part du travail. Il cita, il est
vrai, Lavoisier comme l'auteur des seize premières cartes, mais il
utilisa sans son aveu et sans le nommer les matériaux préparés-
pour le reste du travail, et négligea d'indiquer que les coupes pla-
cées en marge de chaque carte étaient le résultat des nivellemens
faits au baromètre par Lavoisier. Celui-ci en fut vivement froissé :
« On ne rappelle ces détails, dit-il dans une note, que pour laire
sentir avec combien d'impudence s'est conduit M. Monnet en s'em-
parant des planches qui appartiennent au roy, et sur lesquelles
(1) Note autographe de Lavoisier.
(2) Elle fut publiée, en août 1772, daus les Observations de physique de Tabbé
llozier.
(3) Lavoisier, fidèle à ses amitiés, fit, en 1791, un rapport au boreau de consulta-
tion sur les travaux de Dupain-Triel, et demanda pour lui le maximum des récom-
penses nationales.
(4) Atlas descriptif et minéralogique de la France, rédigé par ordre du roi par
MM. Guettard et Monnet.— Publié par M. Monnel, d'après ses nouveaui travaux, îq-
folio, 1780.
LA JEUNESSE DE LAVOISIER. 8^3
MM. Guettard et Lavoisier ont des droits avant lui, ou pour ainsi
dire sur lesquelles il n'en a aucun. » 11 trouva toujours en iMonnet
un adversaire obstiné qui, en 4778, attaquait encore les doctrines
nouvelles en publiant une soi-disant Démonstration de la fausseté
des principes des nouveimx chimistes [V).
Lavoisier s'intéressa toute sa vie aux recherches géologiques. En
17t)7, il rédigeait des instructions pour un voyageur qui accompa-
gnait le gouverneur de Saint-Domingue; en 1771, il s'occupait du
classement du cabinet d'histoire naturelle de 13ertin ; et la môme
année, il invitait Borda et Pingre à faire des observations d'histoire
naturelle dans les pays où ils séjourneraient pendant le voyage que
ces deux savans devaient faire sur la frégate la Flore ^ en vue
d'examiner les meilleurs moyens de déterminer les longitudes (2).
Plus tard, à l'assemblée provinciale de l'Orléanais, il poursuivait
encore le projet de l'établissement de l'atlas minéralogique.
D'autres travaux de la jeunesse de Lavoisier ne furent publiés
que longtemps après : une note sur une espèce de sléatite (3), sur
une mine de charbon de terre [h), en collaboration avec Guettard,
9t enfin un long mémoire de géologie qui parut seulement en 1789
dans les Mémoires de l'Académie (5).
an. — l'rntrée de lavoisier a l'académie et aux feumes-générales.
Les amis que Lavoisier comptait à l'Académie attendaient avec
impatience le moment de l'introduire dans leur compagnie. Dèsl7t56,
lors de la nomination de Cadet, ils l'avaient fait mettre sur la liste
des candidats avec Monnet, Sage, Baume, de Machy, Jars et Val-
mont de Bomare (6). Pendant le voyage des Vosges, l'astronome
Maraldi, ainsi que Duhamel du Monceau, entretenaient souvent
Lavoisier père des bonnes dispositions de l'Académie ; aussi, quand
le chimiste Baron mourut, au commencement de 1768 (7), le jeune
savant avait des chances sérieuses de succès ; mais il se trou-
Ci) Monnet, ennemi de la révolution, perdit son emploi; il mourut à Paris en 1817.
(2) Lettre de Lavoisier à Borda, du 5 octobre 1771. — La Flore, commandée par le
lieutenant do vaisseau de Verdun, appareilla de Brest le 29 octobre 1771 et y rentra
le 8 octobre 1772.
(3) OEuvres complètes, t. i, p. 238.
(4) OEuirres complètes, t. ii, p. 241.
(5) Observations générales sur les couches modernes horizontales qui ont été dépo-
sées par la mer et sur les conséqueiices qu'on peut tirer de leurs dispositioyis /elative-
tnent à l'ancienneté du globe terrestre.
(G) L'élection de Cadet eut lieu le 23 avril I7G6; il remplaçait comme adjoint chi-
iniste Macquer, promu à la place d'associé. (Archives de l'Académie des Sciences.)
(7) Baron, mort h l'âge de cinquante-trois ans, était connu par de bonnes recher-
cbes sur le borax, sur le chlorure de potassium; il avait donné, en 17t5, une nou-
velle édition annotée de la Chimie de Lemery.
Sdll R£TD£ DES DEC! MONDES.
vait en présence d'un concurrent redoutable, le métallurgiste Ga-
briel Jars. Jars, attaché au service des mines, avait d'abord dirigé
l'exploitation des mines de plomb argentifère de Poullaouen en Bre-
tagne, les mines de houille d'Ingrande en Anjou, puis, chargé de
diverses missions par le gouvernement, il avait visité les mines de
Saxe, d'Autriche, de Garinthie, de Bohême, du Harz, de Suède, de
Norvège, les manufactures de Hollande et celles d'Angleterre, d'où
il rapporta les procédés, encore inconnus en France, de la fabrica-
tion du minium (1). Jars avait trente-six ans; il était soutenu par
Buffon, trésorier de l'Académie, et par le ministre Saint-Florentin,
qui désirait vivement que l'Académie reconnût les services impor-
tans rendus à l'état par le savant ingénieur.
L'Académie, d'après le règlement de 1699, modifié en 1716,
était composée de membres de diverses catégories, jouissant de
droits inégaux : douze honoraires, choisis parmi les grands sei-
gneurs, et qui seuls pouvaient être présidens ou vice-présidens ;
dix-huit pensionnaires; douze associés et douze adjoints répartis en
géomètres, astronomes, mécaniciens, chimistes et botanistes ; de
plus, elle comptait des associés libres, des associés étrangers (2),
des pensionnaires vétérans et des associés vétérans. Les honoraires
et les pensionnaires avaient seuls voix délibérative dans les élec-
tions ou dans les affaires intéressant l'Académie. Les deux associés
de la classe dans laquelle se présentait une vacance étaient cepen-
dant appelés à dresser avec les trois pensionnaires la liste des can-
didats. La position des adjoints, du reste, était encore plus subalterne ;
pendant les séances, ils s'asseyaient sur des banquettes placées
derrière les fauteuils des associés, mais avaient le droit de se mettre
à côté de ceux-ci, si quelque place était libre (3).
Lors de la vacance produite par la mort de Baron, la liste des
candidats fut dressée parles pensionnaires chimistes LaGondamine,
Bourdelin et Malouin, et les adjoints Bouelle et Macquer. Les votans
comprenaient, comme honoraires, les ministres Maurepas, Bertin,
de Saint-Florentin et de Machaut, le maréchal duc de Richelieu,
le comte de Maillebois, Malesherbes, le cardinal de Luynes, Paulmy
d'Argenson, Trudaine et le marquis de Gourtanvaux. Les pension-
naires étaient : les géomètres Mairan, Fontaine, d'Alembert ; les
(1) Éloge de Jars, par de Fouchy, secrétaire perpétuel de l'Académie. (Mémoires de
V Académie pour 1769.)
(2) Les associés étrangers comprenaient, en 1769, Morgagni, Daniel Bernouilli, Vaa
Swieten, Haller, Euler, Linné, etc. Comme associés ordinaires, il y avait de La
Lande, Bezout, Tenon, Tillet, Rouelle, Macquer; parmi les adjoints, le comte de Lau-
raguais, le docteur Portai, le botaniste Adanson, l'abbé Bossut, l'abbé Chappe d'Au-
teroche, Bailly, etc.
(3) Sur l'organisation de Tancienne Académie des Sciences ^ voir E. Maindron,
l'Académie des Sciences, 1 vol. in-8".
LA JEUNESSE DE LAVOISIER. 845
astronomes Cassini de Thury, Le Monnier, Maraldi ; les mécani-
ciens Nollet, Yaucanson, de Montigny; les anatomistes Mo-
rand, d'Aubenton, Hérissant; les botanistes Bernard de Jussieu,
Duhamel du Monceau, Guettard, Le Monnier, médecin de la cour;
les chimistes La Condamine, Bourdelin, Malouin, le secrétaire per-
pétuel Grandjean de Fouchy et le trésorier Bulïon (1).
L'élection eut lieu le 18 mai 1768. Lalande raconte qu'il con-
tribua à la nomination de Lavoisier j^ar cette considération qu'wi
Jeune homme qui avait du savoir, de l'esprit, de l'activité,
et que la fortune dispensait d' embrasser une autre jji^ofessioii,
serait très naturellement très utile aux sciences (2). Les amis
de Lavoisier furent en majorité. 11 fut présenté en première
ligne ou, comme on disait alors, il eut les premières voix. Jars
eut les secondes; mais le choix appartenait au roi, l'Académie
n'ayant que le droit de présentation. Le ministre Saint-Florentin
décida que Jars serait nommé à la place laissée vacante par la mort
de Baron; et ne voulant pas blesser le sentiment de la majorité
des académiciens, il créa provisoirement une nouvelle place d'ad-
joint chimiste, donnée à Lavoisier. Il fut convenu, en outre, que, lors
d'une prochaine vacance parmi les adjoints chimistes, il n'y aurait
pas lieu de procéder à une nouvelle élection (3). Cette vacance ne
tarda pas à se produire: un an après environ. Jars mourait subite-
ment, au cours d'un voyage en Auvergne, le 20 août 1769.
La nomination de Lavoisier à l'Académie fut une grande joie pour
ses amis et sa famille. Son père, qui venait d'être gravement ma-
lade, et dont l'état de santé avait, durant tout l'hiver, vivement
inquiété les siens, en vit sa convalescence égayée; de tous les côtés
arrivaient les félicitations. Un parent, Augez de La Voye, lui écrivait
ces paroles prophétiques : « Quels progrès doit produire la matu-
rité d'une jeunesse si utilement employée! » L'heureuse tante Punc-
tis avait aussi sa part de complimens : « Je vois la joie briller dans
vos yeux, lui écrit M. de La Voye, en apprenant que ce cher neveu,
l'objet de toutes vos complaisances, est nommé à l'Académie des
Sciences. Quelle satisfaction que dans un âge si tendre, où les autres
jeunes gens ne songent qu'à leur plaisir, ce cher enfant ait fait de
si grands progrès dans les sciences, qu'il obtienne une place que
l'on n'obtient ordinairement, après beaucoup de peine, qu'à plus
de cinquante ans [h)..» »
(1) Le plus ancien membre de l'Académie était de Mairan, qui en faisait parlie de-
puis cinquante ans, et avait été secrétaire perpétuel : Bernard de Jussieu, Duhamel
du Monceau, qui soutenaient Lavoisier. étaient de l'Académie, le premier depuis qua-
rante-trois ans, le second depuis quarante ans.
(2) Notice sur Lavoisier, par Lalande.
(3) Archives de VAcadémie des Sciences, année 1768.
(4) Voici une jolie lettre de M"'' Julie Augcz de La Voye à M'" Punctis : « Bonjour,
846 REVUE DES DEUX MONDtS.
L'Académie se réunissait deux fois par seœaiûè, le mercredi et
le samedi, de trois heures à cinq heures. Ce fut à la séance du
1" juin 1768 que Lavoisier vint siéger pour la première fois; sa
puissance de travail, l'universalité de ses connaissances, le firent
aussitôt charger de nombreux rapports : sur l'aréomètre de Car-
tier, la théorie des couleurs, les lanternes de Dufourny, les souf-
flets à chute d'eau, etc.; et, pendant vingt-cinq ans, il fut un des
membres les plus actifs de cette Académie, à laquelle il donna la
primeur de ses grandes découvertes, et dont il devait plus tard
défendre avec une ardeur indomptable les droits et l'existence.
Au commencement de 1769, il s'occupa d'une question qui in-
téressait vivement les Parisiens. L'ingénieur Deparcieux, préoccupé
de fournir à Paris de l'eau potable de bonne qualité, avait long-
temps cherché le moyen de dériver les sources voisines et, après
des études approfondies, avait proposé d'y amener les eaux de
l'Yvette, qui prend sa source près de Lonjumeau et se jette dans
rOrge. Le projet fut accueilli avec enthousiasme par les Pari-
siens, mais Deparcieux mourut en 1768, et, peu de temps
après, un carme déchaussé, le père Félibien de Saint-Norbert,
attaqua vivement son projet. Lavoisier en prit la défense, en
s'adressant non aux hommes de science, mais surtout au public
et aux administrateurs de la ville. Il fit insérer au Mercure de
France le mémoire qu'il avait lu à l'Académie le 15 juillet, et
où il démontrait l'inanité des critiques du père Félibien. L'Acadé-
mie le chargea alors d'examiner le travail de M. d'Auxerois, qui
sollicitait le privilège de l'établissement d'une pompe à feu pour
élever et distribuer les eaux de la Seine. Lavoisier lui présenta,
l'année suivante, un long mémoire où il étudiait en détail les frais
d'établissement des pompes à feu (1). Ainsi aucun sujet ne lui était
étranger ; il touchait à toutes les questions avec la môme clarté de
vue, la même précision de raisonnement. Ses travaux ne furent
pas sans influence sur les décisions de l'adaiinistration, qui se pro-
nonça pour l'exécution des plans de Deparcieux (2).
ma chère cousine, comment vous portez-vous? Que j'ai de plaisir à m'entretenii* av<'e
vous; je ne puis vous exprimer le plaisir que la nominatiou de mon cher cousin m'a
fait; je ne sais si c'était amitié ou connaissance qui me l'avait toujours fait penser.
Vous allez dire que je fais bien la connaisseuse pour une petite provinciale. Si vous sa-
viez, ma chère cousine, je m'en tiens une fois plus droite; il semble que ce soit moi
qui ai eu tous les sufl'rages de ces messieurs. Moi qui ne suis que sa cousine, je juge par
là du plaisir que cela vous a fait, vous qui l'aimiez tant et qui étiez à portée de voix
combien il mérite les suffrages... » ^1"*= Julie de La Voye épousa M. Ilomand, qui fat,
pendant la Révolution, payeur-général de l'armée de l'Ouest.
(1) OEuvres complètes, t. m, p. 208 et 227.
(2) L'état des linances de la ville ne permit pas de réaliser le plan de Deparcieux.
dont un arrêt du conseil avait confié l'eiécution à Péronnet et à Chezy : le devis s'éle-
LA JLl'M'SSE DK LAVOISIER. 8A7
Les recherches scientifiques de Lavoisier furent interrompues à
ce moment par les devoirs que lui imposaient ses fonctions dans la
ferme générale, où il était entré en mars 1768, peu de jours après
sa nomination à l'Académie. Désireux de se consacrer à la science,
et sentant qu'une grande fortune lui en faciliterait les moyens et
lui assurerait l'indépendance, il cherchait les moyens de faire fruc-
tifier par son travail la fortune personnelle qu'il tenait de sa mère.
Sur le conseil d'un ami de la famille, M. deLa Galaizière(l), il en-
tra dans les fermes à titre d'adjoint du fermier-général Baudon, qui
lui céda un tiers de son intérêt dans le bail d'Alaterre. Les col-
lègues de Lavoisier à l'Académie ne virent pas d'un œil favorable
cette détermination ; ils craignirent que ses nouvelles fonctions ne
l'éloignassent de la science ; l'un d'eux, le géomètre Fontaine, aux
observations de ses confrères, répondit ; « Tant mieux I les dîners
qu'il nous doenera seront meilleurs (2). »
Les fonctions de Lavoisier l'obligeaient à des tournées d'in-
spection ; l'année même de sa nomination, il parcourut la Picardie;
mais, tout en remplissant les devoirs d'adjoint, il n'oubliait aucun
de ses devoirs de savant. Durant ce voyage, comme lors de tous
ceux qu'il fit pour les fermes, il poursuivait avec une régularité
absolue ses travaux; chaque jour il faisait des observations baro-
métriques, prenait des notes de minéralogie et de géologie, en
même temps qu'il augmentait la somme de ses connaissances en
visitant les principales manufactures des provinces qu'il parcou-
rait. Doux jours après avoir lu à l'Académie son mémoire sur les
eaux de l'Yvette, il commençait une nouvelle tournée d'inspection,
qui dura du 18 juillet 1769 au 7 janvier 1770, pour visiter les
lignes des postes de douaniers et inspecter les manufactures de
tabac. Il séjourna successivement à Châlons-sur-Marne, Gharleville,
Épernay, Soissons, Lille, Reims, d'oii il adressa à Macquer l'obser-
vation d'une aurore boréale. Placé sous les ordres du fermier-gé-
néral Paulze, il entretenait avec celui-ci une volumineuse corres-
pondance, toute relative aux affaires de la ferme. Rentré à Paris au
commencement de 1770, il fit quelques rapports à l'Académie et
lui lut son important mémoire sur l'attaq' e du verre par l'eau.
Peu après, il fut chargé de se rendre au Havre et à Dieppe, afin
d'expérimenter un instrument présenté par Cassini, et destiné à
vait, en effet, à, 8 millions. La question ne fut reprise qu'en 17J?6, époque à laquelle un
ancien capitaine d'artillerie, M. de Fer de La Nouerre, proposa un plan un peu diffé-
rent et plus écono uique; les travaux, commencés on 1788, furent suspendus l'année
suivante et définitivement arrêtés par les événemens de la rivolution. (Belgrand. les
Anciennes eaux de Paris, p. 305 et suiv.)
(1) M deLa Galaizière, intendant de Lorraine, eut le titre de chancelier de Polo^ie,
quand Louis XV donna la Lorraine à son beau-père Stanislas Lec/inski.
(2) Notice biographique rédigée par M""" Lavoisier (manuàcrii inédit).
848 REVUE DES DEUX MONDES.
mesurer les hauteurs et à déterminer la latitude; ces expériences,
dans lesquelles il eut comme collaborateur Fourray, professeur
d'hydrographie au Havre, l'occupèrent tout le mois d'avril (1).
Il repartit en tournée le 9 août, en compagnie des fermiers-
généraux Jacques Delahante, de Parseval et de Bouilhac fils. Ce
n'était certes pas un voyage d'agrément. J. Delahante, qui ne con-
naissait que les affaires de la ferme, lisait à ses collègues, en atten-
dant le. dîner, soit un mémoire sur l'état actuel de la régie du
tabac en France et en Lorraine, soit un travail sur l'établisse-
ment de pompes à feu dans les salines de la Franche-Comté ; puis
c'étaient des conférences sur la manufacture de Dunkerque, sur
celle de Gravelines, et plusieurs mémoires que Lavoisier devait
rédiger et soumettre à ses compagnons sur la culture du tabac, en
réponse aux questions posées par Paulze, qui était chargé de ce
département. Les fermiers-généraux parcoururent toute la région
du nord : Lille, Dunkerque, Gravelines, Boulogne. Lavoisier, dans
ses journaux de voyage, à ses notes de fermier-général et à ses
observations scientifiques, joint ses impressions de voyageur; la des-
cription des vieilles églises qu'il visite, le récit d'une excursion au
champ de bataille de Fontenoy, tout est sujet de satisfaction pour
son ardente curiosité (2)... Au bout de quinze jours, ses compa-
gnons retournèrent à Paris ; il continua seul son voyage d'inspection,
qui le mena de nouveau à Reims, à Soissons, dans le Clermontois,
et ne se termina qu'au mois de février 1771.
A ce moment, enfin, il put reprendre ses travaux de labora-
toire. Diverses questions l'occupèrent alors; outre les rapports que
lui confia l'Académie, il entreprit des expériences sur l'emploi de
l'alcool dans l'analyse des eaux pour la précipitation fractionnée
des sels, l'action de l'eau sur le mercure; il analysa diverses eaux
et s'attacha surtout à l'eau de mer ; poursuivant la réalisation de
l'atlas minéralogique, il opéra des nivellemens dans Paris et aux
environs, détermina la hauteur des clochers, des moulins, au-dessus
du niveau de la Seine, au pont Royal;. il se proposait, en même
temps, de répéter l'expérience qu'il avait faite, en 1770, sur l'at-
taque du verre par l'eau ; d'en entreprendre de nouvelles sur le
nitre, sur l'indigo; de rechercher les causes de la variation du baro-
mètre ; de refaire les tables de correction de ses aréomètres ; de
compléter son mémoire de 1766 sur l'éclairage, etc. (3).
(1) OEuvres complètes, t. iv, p. 55.
(2) Le 25 août, il lut à la séance publique de l'académie d'Amiens un mémoire sur
l'histoire minéralogique de la France et particulièrement de la Picardie. {Journal éco-
nomique, 1771.)
(3) Registre des expériences, mémoires et rapports que je me propose de faire pour
l'Académie, commencé le 11 mai 1771. (Note autographe de Lavoisier.)
LA JEUNESSE DE LAVOISIER. 809
IV- — LE MARIAGE DE LAVOISIER.
Les fonctions de Lavoisier l'avaient mis en relations avec le fer-
mier-général Paulze, qui sut promptement apprécier le mérite de
son jeune collègue, et, peu de temps après, fut heureux de lui
donner sa fille en mariage.
Jacques Paulze, avocat au parlement, était entré dans les fermes
comme adjoint, puis avait été nommé, en 1768, titulaire, par le
contrôleur des finances Laverdy, en remplacement de Daugny,
démissionnaire (1). Financier habile et probe, il tint souvent tête à
l'abbé Terray dans les questions d'affaires ; intelligent et instruit,
il fut directeur de la compagnie des Indes ; c'est lui qui réunit et
fournit à l'abbé Raynal, son commensal, les docuraens qui ser-
virent à écrire la célèbre Histoire philosophique des Deux-Indes,
Il avait épousé, en 1752, à Montbrison, M"® Claudine Thoynet,
fille d'une sœur de l'abbé Terray, alors simple conseiller-clerc au
parlement. 11 était resté veuf, quelques années après, avec trois
fils, Balthazar, Christian et Joseph-Marie, et une fille, Marie-Anne-
Pierrette, née en 1758 (2). M"^ Paulze n'avait pas treize ans quand
Terray, devenu contrôleur-général, cédant aux instances de la ba-
ronne de La Garde, qui avait une grande influence sur lui, se
mit en tête de marier sa petite-nièce à un comte d'Amerval, gen-
tilhomme âgé et sans état, frère de M™® de La Garde. Paulze ne
craignit pas, au risque de compromettre sa fortune, de résister aux
volontés de son oncle, le tout-puissant contrôleur des finances, dont
il dépendait comme fermier-général. Après une première réponse
dilatoire, il lui écrivit la lettre suivante, qui fait honneur à son ca-
ractère :
« Lorsque vous m'avés parlé, mon cher oncle, du mariage de ma
fille, je n'ai regardé ce projet que comme fort éloigné, et j'ai dû
penser qu'il seroit assorti par l'âge, le caractère, la fortune et les
autres convenances; je ne trouve aucun de ces avantages. M. d'Amer-
val a cinquante ans, ma fille n'en a que treize; il n'a pas 1,500 francs
de rente, et ma fille, sans être riche, dès ce moment peut en ap-
porter le double à son mari ; son caractère ne vous est pas connu,
mais il ne peut convenir à ma fille, ni à vous, ni à moi; j'ai encore
(1) C'est Daugny qui fit élever l'hôtel qui sert aujourd'hui de mairie au IX« arron^
dissement, rue Drouot.
(■2) Baptisée, le 20 janvier 1758, à la paroisse de Saint- André de la ville et bailliage de
Montbrison.
TOME LXXXIV. — 1887. 5k
850 REVDE DES DEUX MONDES.
là-dessus des renseignemens certains. Ma fille a pour lui une aver-
sion décidée ; je ne lui ferai certainement pas violence. »
De son côté, M™^ de La Garde s'efforçait de gagner la jeune fille
et de triompher de son opposition, en faisant briller à ses yeux la
prochaine sortie du couvent et l'éclat d'une présentation à la cour ;
maisM"'' Paulze avait la plus grande répugnance pour M. d'Amerval,
fol d'ailleurs, agreste et dur y une espèce d'ogre, disent les mé-
moires du temps (1). Aussi Terray fut d'abord vivement irrité contre
Paulze, et lui témoigna son mécontentement en le menaçant de lui
retirer la direction du département du tabac. Michel Bouret, alors
fermier-général, prit avec chaleur la défense d'un collègue dont
l'activité et l'intelligence étaient si nécessaires à la compagnie :
« Je suis fâché, dit-il à Terray, qu'il vous ait déplu, mais sa con-
duite vous plaira aux fermes, et ses talens vous mettront en état
de faire un bon bail ; il est le seul homme en état de rétablir l'ordre
dans différentes parties des fermes (2).» Le contrôleur-général, cédant
aux instances de Bouret, laissa son neveu à la tête de son départe-
ment ; mais il n'en persistait pas moins dans ses projets de ma-
riage. Paulze, redoutant de nouvelles sollicitations, se résolut à
marier sa fille le plus tôt possible, pour la soustraire aux poursuites
de d'Amerval, et songea à l'unir à Lavoisier. Le mariage fut décidé
au mois de novembre 1771. Tous les amis et les parens de Paulze
lui adressèrent les plus chaudes félicitations; Trudaine de Montigny
le complimente de son choix; M™^ Gaze, sœur de M™^ Paulze, et
par conséquent nièce de l'abbé Terray, écrit à Paulze en faisant
allusion aux projets du contrôleur-général : a Quel bonheur pour
ma nièce d'avoir échappé au danger qui l'a environnée et d'être
aujourd'hui au moment d'un établissement où elle trouve avec vous
tous les avantages et les augures du plus parfait bonheur. Elle est
si formée, si raisonnable, que je ne doute point qu'elle ne fasse le
bonheur de son mary. »
Devant cette décision, toute la famille se demanda quelle conduite
tiendrait l'abbé Terray, dont les volontés étaient dédaignées ; assis-
terait-il au mariage de sa petite-nièce, alors qu'il était brouillé avec
son frère aîné, M. Terray de Rozières, procureur-général à la cour
des aides, qui offrait son hôtel, l'hôtel d'Aumont, pour la signature
du contrat, la maison de Paulze étant trop petite? Que fera l'abbé?
s'écrivaient tous ses parens. L'abbé accepta la situation sans récri-
miner et rendit ses bonnes grâces à Paulze ; non-seulement il pro-
(1) Mémoires de l'abbé Terray, ou plutôt sur l'abbé Terray, p. 102. Ce pamphlet
est de 1776.
(2) Correspondance de Paulze.
LA JEUNESSE DE LAVOISIER. 851
mit d'assister à la signature du contrat, mais il voulut que le mariage
fût célébré à la chapelle du contrôle-général, rue Neuve-des-Petits-
Ghamps (l).Le contrat fut passé, le h décembre 1771, par M^ Du-
clos-Dufresnoy, notaire de l'abbé Terray. Lavoisier était alors âgé
de vingt-huit ans; sa fiancée en avait quatorze : tous deux avaient
perdu leur mère en bas-âge , mais Lavoisier, plus heureux que
M"'' Paulze, élevée au couvent, avait eu l'affection maternelle de la
chère tante Punctis. Lavoisier était grand (2); il avait les cheveux
châtains et les yeux gris, la bouche petite, un aimable sourire, un
regard d'une grande douceur.M'^^ Paulze était de taille moyenne (3);
elle avait les yeux bleus très vifs, les cheveux bruns, qui, dans ses
portraits, sont recouverts, à la mode du temps, d'une perruque
blonde fort disgracieuse, la bouche petite, un teint d'une grande
fraîcheur.
L'assistance était nombreuse à la signature du contrat, dans les
salons de l'hôtel d'Aumont; plus de deux cents personnes étaient
présentes, gentilshommes, savans, hommes d'état, fermiers-géné-
raux, dames de la cour, de la finance ou de la bourgeoisie : M. Ber-
tin, ministre-secrétaire d'état; M. deTrudaine, intendant des finances,
M. de Sartine, lieutenant-général de police; M. Demars, conseiller
de la chambre des comptes ; haut et puissant Jacques-Joseph-Marie
Terray, chevalier, ministre d'état, contrôleur-général des finances;
Terray de Piozières; Montigny, maître des requêtes; des fermiers-géné-
raux : Bouret, Douet, Grimod de la Reynière, Danger, Faventines, Puis-
sant, Gigaut de Grisenoy, Delahante, Didelot, etc.; l'Académie était
représentée par d'Alembert,Cassini de Thury, Bernard de Jussieu(4).
Parmi les dames se trouvaient M™® la duchesse de Mortemart, la mar-
quise d'xAsfeld, la comtesse d'Amerval, M™^ de Ghavigny, M™® de
Rozières, etc. ; c'était toute une compagnie choisie d'hommes dis-
tingués et de femmes élégantes. Le notaire, trouvant sans doute
j\r'^ Punctis et M""^ Lalaure (5) de trop mince condition, ne les a pas
énumérées dans la liste des témoins; mais M'"' Punctis, qui assurait
à son neveu 50,000 livres au jour de son décès, réclama comme
donataire l'honneur de signer le contrat avant tous les témoins,
quelque haut placés qu'ils fussent, et apposa sa signature immédia-
tement après les jeunes époux et les pères; de môme pour ]\P® La-
(1) Lettres de Gaze et de Terray de Rozières à Paulze.
(2) 5 pieds 4 pouces, l'",72.
(3) Elle avait 5 pieds, 1"',62.
(i) Guetlard voyageait alors en Italie; il avait envoyé de Rome ses félicitations à
son jeune ami.
(5) Marie-Marguerite Frère, mariée à Nicolas Lalaure, avocat au parlement et ccn
seur royal en jurisprudence, était grand'tante de Lavoisier.
852 REVUE DES DEUX MONDES.
lanre, qui assurait dès à présent à son petit-neveu une part dans sa
succession. Paulze n'avait pas à ce moment une grande fortune:
les premières années de sa gestion comme fermier-général lui avaient
laissé un déficit plutôt qu'un bénéfice ; aussi ne donnait-il à sa fille
qu'une dot de 80,000 livres, sur lesquelles 21,000 étaient payées
comptant ; le reste devait être versé dans l'espace de six années.
On ne peut accuser Lavoisier d'avoir fait un mariage d'argent : il
était beaucoup plus riche que M^'^ Paulze. Du côté maternel, il pos-
sédait plus de 170,000 livres; son père lui donnait en le mariant
250,000 livres en avances d'hoiries; mais il avait emprunté près
de 1 million pour faire les fonds d'avance de la ferme-générale ; il y
était alors intéressé pour la moitié d'une charge et y avait placé
780,000 livres. Après Je paiement des intérêts des sommes em-
pruntées, sa place d'adjoint à la ferme devait lui rapporter environ
20,000 livres.
Le mariage fut célébré le 16 décembre 1771, à la chapelle de
l'hôtel du contrôle-général des finances, rue Neuve-des-Petits-
Champs, par le curé de la paroisse de Saint-Roch. Les témoins
de Lavoisier étaient deux parens éloignés : M. Hurzon, che-
valier, intendant de la marine de Provence, et le fermier-général
Jacques Delahante, écuyer, secrétaire du roi ; du côté de M'^® Paulze,
ses deux grands oncles maternels, le ministre Terray et son frère
Terray de Rozières. Les jeunes époux allèrent habiter une maison
de la rue Neuve- des-Bons-Enfans avec Lavoisier père et M.^'^ Punctis,
jusqu'au jour où Lavoisier, nommé régisseur des poudi*es, demeura
à l'Arsenal.
On peut dire qu'ici se termine la jeunesse de Lavoisier, la pre-
mière période de sa vie, où les recherches scientifiques les plus di-
verses l'occupèrent ; bientôt il va trouver sa voie, et commencer,
dans les premiers jours de 1773, ses recherches sur les fluides élas-
tiques, qui l'amèneront peu à peu à ses grandes découvertes de la
combustion et de la respiration.
Edouard Grimaux.
i
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES
LA
PRUSSE ET SON ROI
PENDANT LA GUERRE DE CRIMÉE
lU.
LES COURS ALLEMANDES PENDANT LA GUERRE. — LA CRISE A BERLIN.
NAPOLÉON III ET L'ARMÉE DE CRIMÉE. — L'AUTRICHE ET LA RUSSIE.
I. — LA COALlXrOiV DE BAMKERG.
Il n'était pas aisé de suivre les phases de la guerre sourde enga
gée à Francfort, pendant la guerred'Orient, entre l'Autriche, la Prusse
et les cours secondaires. Les quatre royaumes moyens, la Bavière,
la Saxe, le Wurtemberg et le Hanovre, assistés souvent de l'élec-
teur de Hesse, des ducs de Bade, de Nassau et de Darmstadt,
avaient la prétention de jouer en Allemagne , réunis dans une
(i) Vojez la Bévue du 1"' novembre.
S5/i REVUE DES DEUX MONDES.
commune action diplomatique, le rôle de troisième puissance.
Leurs ministres pratiquaient la politique de bascule, en se por-
tant tantôt vers la Prusse, tantôt vers l'Autriche, dont la riva-
lité était toujours vivante, soit qu'elle se dissimulât, soit qu'elle
éclatât. II entrait dans leur tactique de ne s'expliquer qu'au sein
de l'assemblée fédérale, collectivement avec les deux grandes puis-
sances, et de déterminer la majorité par leurs voix coalisées. Leur
ambition était peu mesurée ; ils ne craignaient pas de revendiquer
pour la Confédération germanique le droit d'intervenir dans les
questions européennes, et d'être représentée dans les congrès. Ils
voulaient bien défendre l'Autriche contre la Russie, mais à la con-
dition qu'elle ne l'attaquerait pas et qu'elle se concerterait préala-
blement avec eux. Ni la Prusse ni l'Autriche n'admettaient que leur
politique extérieure pût être à la merci d'une coalition fédérale.
Souvent elles s'entendaient et n'arrivaient à Francfort qu'avec des
résolutions arrêtées pour les imposer à leurs confédérés. Toutefois,
divisées comme elles l'étaient dans la question d'Orient, il leur
était difficile de ne pas rechercher séparément l'appui des cours
allemandes. La diplomatie prussienne, comme le renard de la fable,
promettait monts et merveilles aux petits états qui lieraient partie
avec elle ; la diplomatie autrichienne s'adressait à la Bavière et lui
offrait, dans le cas où ses propositions ne seraient pas adoptées par
la Diète, une alliance séparée avec des avantages proportionnés aux
sacrifices. C'étaient des accords perfides, des manœuvres souter-
raines, des échanges incessans de notes diffuses, d'explications em-
brouillées qui ne menaient à rien. « Il me serait difficile, écrivait
M. de Moustier à son ministre, de faire comprendre l'embarras que
j'éprouve à vous donner une idée claire de ce qui se passe en
Allemagne : s'il y avait plus d'ordre et de logique dans ce que j'écris,
il y aurait moins de vérité. »
M. de Bismarck devait révéler à Francfort les ressources de son
esprit et montrer qu'il savait accommoder ses principes aux cir-
constances. Après avoir déversé le ridicule sur les confédérés de
Bamberg et combattu leurs velléités ambitieuses, il trouva utile de
les prendre sous son égide pour faire pièce à l'Autriche et l'amener
à composition. Le second rang lui pesait ; il voulait avoir les mêmes
droits et les mêmes prérogatives que le délégué impérial.
Mais cette manœuvre, habile comme stratégie, ne constituait pas
à la Prusse une situation nouvelle et bien nette en Allemagne. La
coalition de Bamberg s'inspirait de la même pensée que la coali-
tion de Darmstadt, qui jadis avait valu un éclatant échec à l'am-
bition prussienne. L'esprit des coalisés était resté le même ; il n'y
avait pas à Berlin un seul des représentans des cours allemandes,
sauf peut-être celui du Wurtemberg, qui ne déclarât, à qui voulait
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. 855
l'entendre, que jamais ils ne se sépareraient de l'Autriche ; que si,
aujourd'hui, ils contrariaient leur protectrice naturelle, c'était dans
son propre intérêt, pour l'arracher à ses entraînemens. Aucun ne
cachait son manque de sympathie pour la Prusse et son intention
de se rallier à l'Autriche lejour où elle serait forcée de tirer l'épée
et de réclamer, sous le coup d'un danger, l'appui de la Confédéra-
tion germanique. Il eût été . difficile au gouvernement prussien, lié
par le traité du 20 avril, poussé par l'opinion et forcé de remplir
ses devoirs de confédéré, de ne pas mettre, le cas échéant, ses forces
au service du cabinet de Vienne.
Les gouvernemens allemands, par leurs tergiversations et leurs
menées, rendaient à la Russie un mauvais service. Une atti-
tude résolue de l'Allemagne, ralliée aux puissances occidentales,
eût hâté la paix et facilité au comte de Nesselrode l'acceptation des
conditions qui lui étaient notifiées par les quatre puissances. —
« A quatre, avait dit l'empereur Nicolas, en 1853, à notre ambassa-
deur, le général de Gastelbajac, vous me dicterez la loi, mais cela
n'arrivera jamais, car je suis siir de l'Autriche et de la Prusse. »
S'il avait pu pressentir leurs défaillances et les équivoques de leur
politique, s'il s'était rendu compte de leurs jalousies et de leurs
secrètes ambitions, il n'eût pas provoqué une lutte qui devait abré-
ger sa vie et porter aux destinées de son pays une irréparable
atteinte.
L'Allemagne, il faut bien le reconnaître, en dehors du maintien
de la paix, qui était capital, il est vrai, n'avait au fond qu'un inté-
rêt secondaire dans la question d'Orient, c'était la liberté du Da-
nube. Le retrait de la Russie des Principautés danubiennes et leur
occupation par l'Autriche lui donnaient à cet égard pleine satis-
faction. Au contraire, il importait beaucoup à la Prusse de maintenir
son rôle de grande puissance. Elle ne pouvait être quelque chose
en Allemagne qu'à la condition d'être beaucoup en Europe. C'était
la conviction de l'héritier présomptif. Les intrigues et les compro-
missions répugnaient au caractère du prince de Prusse; il aimait
les situations dignes et nettes. « Quand on ne veut plus rien être,
écrivait-il déjà en 182/1 à un de ses amis, pourquoi faire semblant
d'être quelque chose et entretenir une armée au prix d'immenses
efforts? » Il écrivait aussi : « Les alliés feront déduit à l'heure du
danger à une nation qui abandonne son rang et qui, en abandon-
nant son rang, n'est plus pour les autres puissances un élément de
concours auquel on s'intéresse (1). » Mais la perspective d'être im-
pliqués dans un conflit, sans bénéfices appréciables et tangibles,
rendait perplexes les conseillers du roi Frédéric-Guillaume. Us
(1) Sous les Ilohenzollern, sonvenirs du général de IS'alziiter.
856 REVUE DES DEUX MONDES.
déploraient les difformités géographiques de la Prusse, ils auraient
voulu les redresser et combler les échancrures qui creusaient ses
flancs.
« Gomment voulez-vous, nous disait M. de Manteuffel, que l'idée
d'une guerre ne nous rende pas hésitans, craintifs? Les avantages
qu'elle nous offre n'ont rien de séduisant ; nous serions forcés ou
de tenir garnison en Autriche, ce qui ne saurait convenir à une
armée prussienne, ou de marcher sur Varsovie, et alors nous nous
trouverions, comme le dit le roi, à la tête de tous les révolution-
naires, de tous les gens armés de faux. D'ailleurs, que faire en
Pologne? Nous avons un million de Polonais, cela nous suffit, et
reconstituer la Pologne en royaume serait nous forcer de lui rendre
Dantzig. » La restitution de Neufchâtel que caressait le roi et la
revision du protocole du 8 mai sur la succession danoise n'étaient
pas, aux yeux du ministre, un dédommagement suffisant aux sacri-
fices d'une intervention active. Un remaniement de la carte, assu-
rant à la Prusse le premier rang en Allemagne et lui permettant de
combler les solutions de continuité de son territoire entre les an-
ciennes et les nouvelles provinces de la monarchie, tel était le prix,
sans qu'il osât l'avouer, que le cabinet de Berlin mettait à son con-
cours. Mais le groupement des alliances et le programme de la
guerre ne comportaient pas de transformations au centre de l'Eu-
rope. La France et l'Angleterre, en s'alliant, n'avaient-elles pas
hautement proclamé leur désintéressement et déclaré qu'elles ne
poursuivraient aucun avantage personnel? C'est parce que le gou-
vernement prussien savait qu'il ne serait procédé à aucune modifi-
cation territoriale qu'il s'appliquait à gagner du temps et à ménager
ses ressources.
Ambitieux et réaliste, M. de Bismarck cherchait, de son côté,
des dédommagemens sans en trouver à sa convenance.
« Pourquoi, disait-il, entreprendre une guerre dont la Prusse
n'a rien à attendre? Il faut qu'elle reste maîtresse de ses destinées
et puisse choisir le moment où ses intérêts la porteront à interve-
nir. La France et l'Angleterre proclament leur désintéressement;
mais l'Angleterre, en fermant la Mer-Noire aux Russes, assure son
commerce et ses possessions indiennes, et en détruisant Sébastopol,
la France assure sa prépondérance dans la Méditerranée. Que don-
nerait-on à la Prusse à titre de compensation ? Un morceau de la
Pologne sans doute, dont elle n'a cure. L'Esthonie et la Gourlande
n'amélioreraient pas sa situation géographique ; elles la brouille-
raient à jamais avec la Russie. Le mot de guerre de principe qu'af-
fectent les alliés ne signifie rien. C'est au nom des principes que
la Prusse a fait la guerre au Danemark, ce qui n'a pas empêché la
France et l'Angleterre de contrecarrer dans la Baltique ses intérêts
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. 857
les plus proches. Qui nous dit, d'ailleurs, qu'après la paix Napo-
léon III et Alexandre II, étroitement réconciliés, ne s'entendront
pas à ses dépens? » M. de Bismarck ne croyait ni à la profondeur
ni à la durée de l'antagonisme de la France et de la Russie ;
leur alliance était aux débuts, comme elle l'est au terme de sa
carrière, sa grande préoccupation. Il estimait que l'heure viendrait
où les puissances belligérantes, épuisées par la lutte, compteraient
avec le gouvernement prussien, et qu'avec un peu de chance et
beaucoup d'habileté, on pourrait s'assurer l'alternat dans la prési-
dence de la Diète et, peut-être, la création d'une confédération res-
treinte dans le Nord.
C'était une politique. Toutefois, comment la faire prévaloir ? Elle
exigeait du tact, de l'unité de vues et d'action, toutes choses qui
manquaient à Berlin.
Seul, à la tête des affaires, maître de ses mouvemens, M. de
Bismarck eût peut-être réussi, par sa dextérité diplomatique, à se
maintenir en équilibre entre les puissances belligérantes et à s'as-
surer même, sans payer comptant, des compensations au jour de
la paix. Il n'y fallait pas songer avec un roi esclave de ses impres-
sions, dominé par les partis.
Adhérer au traité du 2 décembre, dont la Prusse s'était as-
similé les bases en signant le protocole du mois de décem-
bre 185Zi, et prendre dans la conférence de Vienne le rôle de modé-
rateur, semblait être, tout compte fait, le parti le plus digne et le
plus sage, car l'effacement, dit Polybe, ne donne pas d'amis et
n'ôte pas d'ennemis. C'était la politique que le roi Léopold, en sa
quaUté de souverain neutre, intéressé à une prompte pacification,
recommandait au roi Frédéric-Guillaume. « Vous êtes engagé,
disait-il, à une guerre défensive à la suite de l'Autriche, mais tout
indique que vous n'éviterez pas la guerre offensive. Il serait dès
lors plus habile, dans votre intérêt et dans celui de nous tous, de
reprendre votre position européenne en adhérant au traité du 2 dé-
cembre. Il serait dangereux de s'y refuser, car ce serait, en laissant
la guerre se perpétuer, réveiller des idées de conquêtes dont vous
n'auriez peut-être pas, en ayant mécontenté tout le monde, lieu de
vous féliciter (1). »
(t) Le roi Léopold disait aussi à M. de Brokhausen, le ministre de Prusse à Bruxelles :
« Vouloir s'appuyer sur les états secondaires d'Allemagne serait pour la Prusse une
politique imprévoyante, dangereuse. Les cours allemandes ne sont aptes à faire chO'
rus que lorsqu'il s'agit de négation ; elles feront défaut quand on réclamera leur
appui dans une guerre provoquée contre la France. Engager une lutte contre cette
puissance sans provocation serait une aberration qui ne saurait entrer sérieusement
dans les vues d'une saine politique; ce serait une entreprise hasardée, périlleuse
car l'Angleterre serait infailliblement de son côté. Elle est trop intéressée à l'alliance
française, trop acharnée contre la Ilussie pour ne pas faire cause commune avec sod
858 REVUE DES DEUX MONDES.
Le conseil était sage; si on l'avait suivi, la Prusse eût grandi en
autorité et en considération, elle eût hâté la paix et rendu à la
Russie, en lui enlevant de décevantes espérances, un signalé ser-
vice.
L'événement, il est vrai, n'a pas justifié les appréhensions du roi
des Belges; le centre de l'Europe a évité la guerre, l'esprit de
conquête n'a pas prévalu, mais la Prusse n'en est pas moins sor-
tie des complications orientales moralement et diplomatiquement
amoindrie, et peu s'en est fallu que, par son exclusion du congrès,
conjurée par Napoléon III, elle ne descendît au rang de seconde
puissance.
Les lois de l'histoire, pour les plus clairvoyans, sont souvent
impénétrables. Les fautes qui devraient perdre les états tournent
à leur salut et sont le point de départ de leur grandeur future.
« Nous sommes à cheval, la route est ouverte devant nous, et le
destin est derrière, » disait Charles XII, au moment d'entrer en
campagne.
II. — LA DIPLOMATIE DES TROIS PUISSANCES BELLIGÉRANTES A BERLIN.
Le gouvernement anglais s'indignait des équivoques de la poli-
tique prussienne. Lord Glarendon adressait à Berlin des notes vio-
lentes que son chargé d'affaires, en l'absence de lord Bloomfield,
traduisait sans adoucissemens dans ses entretiens avec le ministre
des affaires étrangères. Lord Loftus ne glissait pas, il appuyait,
en touchant aux points les plus vulnérables; il parlait avec dê-
sinvohure des provinces rhénanes et menaçait la Prusse d'être
exclue de la paix. « L'Angleterre nous menace, disait M. de Man-
teuffel au comte d'Esterhazy,de nous exclure de toute participation
à la paix, mais quand le moment sera venu, tout le monde aura
besoin de nous, et la Russie ne signera pas la paix sans la Prusse.»
Le baron de Manteuffel cédait à des illusions; l'empereur Alexandre
eut peu de souci du cabinet de Berlin, lorsqu'à bout de forces, il
réclama la paix ; l'exclusion de la Prusse du congrès entrait au
contraire dans le jeu de sa diplomatie. « Si la Prusse n'intéresse
pas la France à son sort, écrivait M. de Bismarck le 10 février
1856, elle n'entrera pas au congrès; elle ne peut compter ni sur
l'Angleterre, ni sur l'Autriche, ni sur la reconnaissance de la
Russie. »
La diplomatie française, pas plus que la diplomatie anglaise, ne
alliée contre ceux qui voudraient l'attaquer. Elle n'hésiterait pas à lui laisser carte
blanche co Allemagne; infidèle à ses traditions, elle verrait peut-être même avec
satisfaction les provinces rhénanes tomber au pouvoir de la France. » (Correspon-
dance de M. de Bismarck.)
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. 859
se méprenait sur la tactique du cabinet de Berlin, mais elle était
accommodante ; elle savait qu'au fond M. de ManteufFel penchait
de notre côté, elle faisait la part aux exigences passionnées qui
souvent s'imposaient à ses déterminations. Le gouvernement de
l'empereur se flattait, en s'appuyant sur les correspondances de sa
légation à Berlin, qu'un jour ou l'autre le dernier mot resterait
aux tendances du ministre. Désespérant d'entraîner la Prusse dans
la guerre, il s'efforçait à la maintenir du moins dans une neutralité
sympathique.
La diplomatie russe à Berlin n'était pas aussi résignée ; elle
avait de puissantes intelligences dans la place, elle espérait l'em-
porter de haute lutte. Les allures du baron de Budberg étaient
cassantes. 11 dédaignait l'art de la persuasion, il avait recours à l'in-
timidation pour faire prévaloir, auprès d'un souverain impression-
nable, la politique de son gouvernement. 11 traitait de mécréans
tous ceux qui n'étaient pas dévoués à la sainte Russie. Les propos
qu'il décochait contre la cour, lorsqu'elle inclinait trop ostensible-
ment vers les alliés, étaient parfois sanglans. 11 connaissait l'em-
pire des mots sur l'esprit du roi ; il se rappelait qu'en 18/i8 une
véhémente apostrophe du baron de Prokeseh n'avait pas peu con-
tribué au refus de la couronne impériale d'Allemagne, qu'une
députation du parlement de Francfort était venue offrir à Frédéric-
Guillaume IV. « Jamais je ne croirai, avait dit l'envoyé d'Autriche,
que Votre Majesté ceindra sa tête royale d'une couronne sortie de
la fange révolutionnaire, d'une couronne de c.eine^ Schweine-
Krone (I). »
C'est au président du conseil surtout que s'en prenait le ministre
de Russie pour se venger de ses mécomptes. Souvent il le traitait
de Turc à More. « jN'oubliez pas les services que l'empereur Nico-
las vousa rendusen 1848, prenez garde de le blesser, » lui disait-il,
au moment où la Prusse paraissait vouloir entrer avec les puis-
sances occidentales dans une quadruple alliance. M. de Manteuffel
répondait qu'il serait désolé d'indisposer le tsar, mais que, n'étant
pas son conseiller, il devait avant tout se préoccuper des affaires de
son pays. Le ministre prussien connaissait par expérience la vio-
lence de l'empereur Nicolas, mais la façon blessante dont M. de
Budberg interprétait le mécontentement de son souverain l'ulcérait
profondément (2). Il se voyait chaque jour en butte à ses récrimi-
(1; Le roi était sous l'impression de l'apostrophe du baron de Prokeseh lorsqu'il
écrivait à M. de Bunsen : « La couronne dont vous vous occupez pour votre malheur
est déshonorée surabondamment par l'otlcur de charogne que lui donne la révolution
de 1848. Quoi! cet oripeau, ce bric-à-brac de couronne pétri déterre glaise, de lange,
on voudrait le faire accepter à un roi légitime, bien plu«, à un roi de Prusse! »
(2) La Prusse, la Cour et le Cabinet de Berlin. Voir la Revue de 18J7.
860 REVDE DES DEUX MONDESe
nations, il s'apercevait qu'il éventait toutes ses démarches, qu'on
le tenait au courant de ses moindres propos et qu'il trouvait moyen
de dénouer les trames les plus secrètes de sa politique. Il laissait
le roi rallié à ses idées, et il le retrouvait le lendemain converti à
celles de ses adversaires. Il écrivait à Pétersbourg : « Ne comptez
pas sur nous, nous ne pouvons vous suivre; » et il lui revenait que
le tsar était certain qu'avant peu la Prusse prendrait fait et cause
pour la Russie.
III. — L'ANGLETERRE ET LA DISGRACE DU PARTI LIBERAL EJN PRUSSE.
Le roi, en effet, mis en demeure par la France et l'Angleterre de
signer le traité qui devait consacrer l'entente établie à Vienne et dont
on débattait les clauses, à Paris et à Londres, dans d'interminables né-
gociations, s'était brusquement dérobé. Il ne voulait plus entendre
parler de rien, bien que le cabinet des Tuileries se montrât disposé
à lui donner toutes les garanties qu'il réclamait au sujet d'un soulève-
ment en Pologne, du passage des troupes françaises à travers l'Al-
lemagne, de l'intégrité de ses possessions et de celles de la Confé-
dération germanique. Il télégraphia à M. de Bunsen de suspendre
tous pourparlers avec le cabinet anglais, il désavoua les engagemens
qu'il avait pu prendre, et annonça l'arrivée à Londres du général
de Grœben avec une lettre ofiicielle et une lettre particulière pour
la reine Victoria. L'ambassadeur apprenait en outre que le géné-
ral était chargé de procéder à une enquête sur sa conduite. Son
crime était d'avoir rappelé, dans un de ses rapports, les humilia-
tions que la Russie avait fait subir à l'Allemagne, et d'avoir pré-
conisé une revision de la carte. Dans ses combinaisons, la Russie
perdait la Finlande , la Grimée ; l'Autriche émancipait la Lom-
bardie en échange des Principautés danubiennes, et la Prusse
s'assurait la haute main en Allemagne. Le roi l'accusait d'avoir
trempé dans un complot et d'avoir surpris sa religion ; il lui re-
prochait de vouloir se servir traîtreusement de l'Allemagne, de con-
nivence avec les puissances occidentales, pour démembrer la Russie,
en violation des protocoles, qui se bornaient à garantir la sécurité
des chrétiens et l'intégrité de l'empire ottoman. L'ambassadeur
s'attendait à des complimens, et il était désavoué, mis en demeure
de se justifier, invité d'office à prendre un congé. « Le roi, écri-
vait le prince Albert, veut que Bunsen ait une indisposition diplo-
matique de quelques mois, mais Bunsen ne veut pas être indis-
posé. » Son attitude, malheureusement, n'était pas exempte de
reproches : il avait trop découvert son souverain, il s'était mépris sur
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. 861
le fond de sa pensée (1). Les choses n'étaient pas aussi avancées à
Berlin qu'il se l'était imaginé et le faisait espérer à lord Glarendon.
Il n'avait pas le tact et le calme du ministre du roi à Paris. Le
comte de Hatzfeld trouvait qu'il était plus sage et plus loyal de ne
pas monter la tête au gouvernement de l'empereur, si enclin aux
illusions, au sujet des bonnes dispositions de la cour de Potsdam. Il
connaissait l'esprit variable du roi, il ne se souciait pas d'être dé-
savoué. Le comte de Goltz, plus tard, n'eut pas les mêmes scru-
pules. Il mit sa gloire et son honneur à leurrer l'empereur et l'im-
pératrice, qu'il affectait d'admirer passionnément.
L'envoyé extraordinaire que le roi envoyait à Londres, le comte
de Grœben, était un officier de cavalerie qui ne savait pas le premier
mot de la politique qu'il avait mission d'expliquer au gouverne-
ment britannique. « Il n'est ni sorcier ni diplomate, écrivait le
prince Albert au baron de Stockmar; il n'a pas lu un seul docu-
ment officieux sur la question d'Orient, il n'a eu que six heures
pour faire ses malles, après avoir été informé de sa mission. Voilà
l'homme chargé de convaincre l'Angleterre que les intentions de
l'empereur iNicolas sont pures, que nous ne devons pas faire la
guerre à ce pauvre souverain ; vous pouvez vous imaginer quelles
ont été les réponses. »
Le roi, du reste, s'expliquait lui-même, dans les deux lettres/
l'une officielle, l'autre personnelle, qu'il adressait à la reine (2) :
« Bunsen est devenu fou, disait-il; sa haine contre la Russie lui
fait perdre la tête : il refuse d'obéir à mes ordres, il veut à tout
prix me procurer un bon pourboire si je fais la guerre. C'est de la
démence. Le temps des diplomates est passé, c'est aux rois mainte-
nant de faire leurs affaires. J'aime John Bull, j'adore la reine, mais
je leur préfère la loi de Dieu, écrite dans ma conscience. Je suis
décidé, ajoutait-il, à garder une attitude de complète neutralité, et
j'ajouterai avec orgueil que mon peuple partage mon avis. — « Que
nous importe le Turc, dit-il; qu'il reste debout ou qu'il tombe, en
(1) Lettre du prince Albert au baron de Stockmar, 11 mars 1854. — « M. de Bunsen
est tombé en grand discrédit ici. Après avoir dépeint d'une façon très v've l'empres-
sement de la Prusse à se joindre aux puissances occidentales et nous avoir incités à
forcer le ministère prussien à faire de nouvelles déclarations, prétendant que son gou-
vernement avait besoin de ce stimulant, il est devenu, depuis le changement de front
de son maître, très raide avec lord Clarendon ; il dit que la Prusse n'entend être ni
menée ni dominée, etc. Aussi l'irritation contre la Prusse est-elle très vive et nulle-
ment imméritée. Après nous avoir exprimé ses appréhensions contre la France, elle
affecte maintenant la crainte de la Russie, comme si en un instant elle allait être
avalée. Cette attitude paralyse l'Autriche et jette le désaccord dans le concert euro-
péen. »
(2) Le prince Albert et la reine Victoria. (Extraits de sir Théodore Martin, traduits
de l'anglais par Augustus Craven.)
862 REVUE DES DEUX MONDES.
quoi cela nous regarde-t-il? Ce sont les Turcs qui souffrent et non
pas nous. L'empereur Nicolas, par contre, est un digne gentleman
qui ne nous a fait aucun tort. » — « Votre Majesté reconnaîtra que
le gros bon sens de l'Allemand du Nord est difficile à réfuter. —
Quand même le comte Grœben arriverait trop tard, quand même la
guerre serait déclarée, je ne renoncerais pas à mon espoir. Plus
d'une guerre a été déclarée sans qu'on arrivât pour cela aux coups
de canon. Que la volonté de Dieu soit faite ! »
La reine Victoria avait du devoir des souverains une haute idée ;
elle fit aux lettres de Frédéric-Guillaume, dans le plus pur alle-
mand, une réponse sévère et mordante. Elle ne s'expliquait pas ce
qui avait pu le déterminer, dans un moment critique, décisif, à lui
fausser brusquement compagnie. « L'envoyé de Votre Majesté, di-
sait-elle, a pris part à la conférence et à toutes ses décisions, et
quand Votre Majesté me dit que les attributions des souverains
commencent lorsque celles de la diplomatie cessent, je me refuse
d'admettre cette distinction, car ce que fait mon ambassadeur, il le
fait en mon nom, et je me trouve non-seulement liée par l'hon-
neur, mais contrainte par une impérieuse obligation d'en accepter
les conséquences, quelles qu'elles soient, et de ne pas déserter la
ligne de conduite que, d'après mes ordres, il aura suivie... Votre
Majesté me demande de sonder la question à fond, pour l'amour
de la paix, et de construire un pont d'or à l'honneur impérial...
Tous les expédions, toute l'ingéniosité de la diplomatie et toute
notre bonne volonté ont été épuisés, depuis neuf mois, en de vains
efforts pour édifier ce pont : projets de notes, conventions, proto-
coles, etc., sont sortis par centaines des chancelleries, et l'encre
qui a servi pour les rédiger suffirait pour former une seconde Mer-
Noire. Mais tous ces projets ont échoué devant l'opiniâtreté de votre
impérial beau-frère.
<{ Quand Votre Majesté me dit qu'elle est aujourd'hui décidée à
garder une attitude de complète neutralité, et que, dans cet esprit,
elle en appelle à son peuple, qui répond avec un profond sens pra-
tique : « C'est aux Turcs qu'on fait violence, et l'empereur ne nous
a pas fait tort, » je ne vous comprends pas. Un tel langage dans
la bouche du roi de Hanovre ou du roi de Saxe, passe encore ;
mais, jusqu'à présent, je m'étais plu à regarder la Prusse comme
une des cinq grandes puissances qui, depuis la paix de 1815, ont
été les garantes des traités, les gardiennes de la civilisation, les
soutiens du droit et les arbitres futurs des nations. Pour ma part,
c'est ainsi que j'ai compris le devoir sacré qui leur incombait, tout
en comprenant parfaitement les obligations sérieuses et pleines de
danger qui accompagnent ces devoirs. En renonçant à ces obliga-
tions, vous enlevez à la Prusse le rang qu'elle a tenu jusqu'ici, et
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. 863
si votre exemple trouve des imitateurs, la civilisation européenne
devient un jouet qu'on jette aux vents ; le droit n'a plus de cham-
pion, ni l'opprimé d'arbitre à qui on en appellera.
« ... Il est si peu dans ma pensée de vous persuader par un
appât, que rien ne m'a fait plus de peine que le soupçon exprimé
en votre nom par le général de Grœben, que l'Angleterre voulait
vous tenter en faisant miroiter à vos yeux la perspective de cer-
tains avantages. Cette supposition manque de tout fondement; elle
est démentie par les termes mêmes du traité qui vous a été sou-
mis, et par lesquels les parties contractantes s'engagent à ne s'attri-
buer, sous aucun prétexte, le moindre avantage personnel par suite
de la guerre. Votre Majesté n'aurait pas pu donner une plus grande
preuve de son désintéressement qu'en signant ce traité.
« Vous pensez que la guerre pourrait être évitée, même décla-
rée. Ce n'est pas mon avis. Les paroles de Shakspeare : « Évitez
d'entrer dans une querelle, mais, quand vous y êtes, soutenez-la
de manière que votre adversaire ait crainte de vous, » sont profon-
dément gravées dans le cœur de tout Anglais. »
Frédéric-Guillaume ne se laissa pas émouvoir par ces royales
admonestations. 11 était dans la disposition d'esprit d'un souverain
qui croit avoir sauvé son autorité ; il était fier d'avoir ressaisi son
pouvoir et son autorité.
Le duc de Saxe-Gobourg, qui, dans ces temps troublés, apparais-
sait fréquemment à Berlin, vint trouver le ministre de France. Il
lui confia que le roi, plus décidé que jamais à ne rien faire, pestait
contre tout le monde, qu'il s'exprimait en termes méprisans sur
ses entours, qu'il lui avait dit que tous l'avaient trompé, mais qu'il
les surveillait de près et les menait avec une main de fer.
« Le duc Ernest, écrivait M. de Moustier, juge ici les choses et
les hommes d'une manière que je trouve sévère. Il croit que le
rêve du roi serait de se mettre à la tète d'une grande confédéra-
tion d'états neutres ; il agirait dans ce sens non-seulement en Alle-
magne, mais aussi à Bruxelles, à La Haye, à Copenhague, à Naples
et même à Washington. Le duc partage les préventions de M. d'Ùse-
dom et de ses amis contre M. de Manteullel; il voudrait qu'il fût
renversé ; il affirme que les Russes redoublent à Berlin leurs moyens
de corruption. Les petits états intriguent, dit-il, mais il faudra,
malgré tout, qu'ils marchent ; la défiance que la Prusse inspire en
Allemagne est si grande qu'aucun d'eux n'hésitera lorsqu'il s'agira
de se prononcer définitivement entre elle et l'Autriche. »
Le duc Ernest de Saxe-Cobourg s'agitait beaucoup à cette époque.
Ambitieux et amoureux de popularité, il se voyait, dans l'éclat de
sa jeunesse et la force de son intelligence, réduit, par le droit
86Û REV^UE DES DEUX MONDES.
de primogéniture, à régner sur une principauté minuscule de
200,000 âmes, tandis que son frère, le prince consort, et son oncle,
le roi Léopold, jouaient un rôle considérable dans la politique eu-
ropéenne. Il poursuivait de grands desseins ; il rêvait la couronne
impériale, que Frédéric-Guillaume, trop scrupuleux, avait laissé
échapper, en 18/19. 11 attirait à Gotha les chefs du National-Verein,
inspirait leurs journaux et présidait des tirs patriotiques. Sans en-
fans, et fort de l'appui moral qu'il trouvait dans ses alliances de
famille, il ne craignait pas de contrecarrer le cabinet de Berlin et
de se rendre populaire, au détriment du roi de Prusse, en s'adres-
sant aux passions nationales. — 11 avait deux capitales, Cobourg et
Gotha, qui se disputaient sa présence. Lorsqu'il était mécontent de
Gotha, il s'installait avec sa cour et son théâtre à Cobourg; et,
lorsqu'il avait lieu de se plaindre de Cobourg, il ramenait ses digni-
taires et ses chanteurs à Gotha. Compositeur, il condamnait ses
sujets à applaudir sa musique. Ses œuvres, dont l'une, Santa-
Chiara, dut à la munificence de l'empereur d'être représentée à
Paris à grands frais et avec un éclatant insuccès, lui coûtaient
peu de labeurs; le maître de sa chapelle notait et orchestrait,
disait-on, les mélodies qu'il chantait ou sifflait en arpentant son
cabinet. Il publie aujourd'hui ses Mémoires pour se consoler des
déboires que lui ont valus la politique et la musique. Le premier
volume, qui vient de paraître, révèle un penseur et un écrivain.
IV. — LA CRISE A BERLIN.
L'évolution de Frédéric-Guillaume avait été aussi brusque que
radicale. Tous les partisans de l'alliance occidentale étaient tom-
bés en disgrâce ; on avait défendu au comte de Pourtalès de s'oc-
cuper des affaires d'Orient, et lorsque le baron de Manteuffel, pour
réagir contre les influences russes, était venu, suivant son habi-
tude, offrir sa démission, il s'était attiré une riposte qui l'étour-
dissait et le clouait à sa place. « Allons, mon cher, nous sommes
en carême, lui avait dit le roi, plus de mascarades I » Le mot
fut répété par les adversaires du ministre et méchamment com-
menté dans les cercles russes.
Que s'était-il passé pour que Frédéric-Guillaume cédât à de pa-
reils emportemens ? Étaient-ce les rapports de Francfort ou ceux de
Pétersbourg qui avaient produit dans son esprit une réaction aussi
inopinée? Les personnes bien informées prétendaient que cette
volte-face si violente était l'œuvre du parti de la cour, que le géné-
ral de Gerlach, M. Niebuhr et le feld-maréchal de Dohna s'étaient
servis opportunément des menaces proférées par le tsar pour im-
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. 865
pressionner sa majesté et ramener à rompre les négociations que
ses envoyés extraordinaires poursuivaient à Paris et à Londres.
L'empereur Nicolas avait une diplomatie active, vigilante. 11 était
renseigné, par le menu, sur tout ce qui se tramait à Berlin, il tenait
le fil des pourparlers qui se poursuivaient à Paris et à Londres ; il
savait que déjà les préparatifs de la mobilisation prussienne étaient
commencés, et que quelques généraux parlaient même d'un mouve-
ment sur Varsovie. En voyant la Prusse prête à s'engager avec ses
ennemis, il avait, soit par calcul, soit par tempérament, donné libre
cours à ses colères. 11 n'avait pas ménagé à son beau-frère les pro-
pos blessans ; il avait débaptisé les régimens qui portaient les noms
des princes de la famille royale et défendu à ses officiers de porter
dorénavant des décorations prussiennes ; c'était plus qu'il ne fal-
lait pour déconcerter le roi et le faire reculer. M. de Pourtalès,
M. de Goltz, M. d'Usedom furent congédiés, et M. de Bunsen, sou-
mis aux humilians interrogatoires du général de Grœben, qui pré-
tendait qu'on l'accusait à Berlin d'avoir proposé à lord Glarendon
le démembrement de la Bussie, envoya sa démission. Il s'est plaint
depuis, dans ses mémoires, d'avoir été calomnié par ses adver-
saires à la cour; il a dit que, pour le perdre dans la faveur du roi,
ils avaient envoyé des agens secrets à Londres chargés de le sur-
veiller et de dénaturer ses actes et ses paroles.
La crise prit un caractère aigu ; il semblait que la politique russe
allait définitivement l'emporter. Elle venait de frapper un coup dé-
cisif; elle avait obtenu la révocation du ministre de la guerre, le
général de Bonin, qui, dans une commission de la chambre, s'était
refusé à admettre l'éventualité d'une alliance russe. « Il est des
choses, avait-il dit, qu'il n'est pas permis de prévoir : Selon, à
Athènes, n'admettait pas qu'on pût prévoir le parricide. »
Le roi avait invité le général à dîner ; avant de se mettre à table,
il l'avait pris à part et lui avait annoncé les larmes aux yeux que,
si content qu'il fût de ses services, ses idées politiques diff'éraient
trop des siennes pour qu'il pût le conserver. Il l'avait ensuite
serré dans ses bras et fait asseoir à table en face de lui, au milieu
de ses ennemis. Ce qui ajoutait à la confusion du général de Bonin,
c'est que la veille il avait travaillé avec le roi, qui avait approuvé
tous ses projets, sans rien lui laisser pressentir.
Le cabinet anglais prit au tragique la disgrâce de l'ambassadeur
prussien à Londres et du général de Bonin. Lord Bloomfield fut
chargé de donner à M. de ManteulTel lecture d'une dépêche véhé-
mente. Lord Clarendon déplorait la révocation de M. de Bunsen et
la mise en disponibilité de tous les amis du prince de Prusse; il y
voyait une déviation manifeste de la politique suivie jusqu'alors. Le
TOME Lxxxiv. — 1887. 55
8 66 REVUE DES DEUX MONDES,
président du conseil écouta la lecture de la dépêche anglaise avec
des marques sensibles de déplaisir; il refusa d'en garder copie. La
mercuriale dépassait la mesure.
Le roi écrivit à Londres pour se plaindre de l'animosité de la
diplomatie de la reine : « Pourquoi Bloomfield, disait-il, me consi-
dère-t-il comme un ennemi secret de l'Angleterre? Si mon amour de
la paix est une hostilité secrète, il n'a pas tort. » — Le prince Albert
lui répondit : sa lettre était un réquisitoire. Loin de blâmer les pro-
cédés des diplomates anglais, il les justifia : « Leur animosité, disait-il,
est partagée par l'Angleterre, par la France et même par une
partie de la nation allemande. » Il rappela au roi ses variations. Les
quatre puissances avaient marché en parfait accord jusqu'au mois
de mars 1854, lorsqu'il rejeta la quadruple alliance proposée par
l'Autriche, ferma les chambres et frappa de disgrâce tous ses
serviteurs mal vus à Pétersbourg. Depuis lors, le cabinet de Ber-
lin s'est appliqué à paralyser l'Autriche, à l'empêcher de se joindre
résolument aux puissances occidentales, M. d'Arnim n'a plus reparu
dans les conférences de Vienne, et la Russie a obtenu du roi cette
bienveillante neutralité qu'elle avait en vain sollicitée au début et
qui est en réalité, pour la France et l'Angleterre, un acte d'hosti-
lité. « Je sais que vous agissez en vue de la paix, ajoutait le prince,
mais vous ne devez pas être surpris si nous montrons du déplaisir
à un gouvernement dont la politique tend à prolonger la guerre, à
mettre des obstacles à la paix et à ouvrir toute grande la porte à la
révolution, à un gouvernement qui rend à la Russie les plus grands
services en fomentant la division en Allemagne, en contrecarrant
l'Autriche, en nourrissant le commerce russe et en empêchant que
la question européenne qui a été soulevée par les méfaits de la
Russie soit résolue dans l'intérêt de l'Europe unie. »
Le prince terminait en disant que le roi, en permettant à la
Russie de compter sur son appui, lui ménageait d'amers désappoin-
temens, qu'elle lui reprocherait un jour de n'avoir servi qu'à ag-
graver les conditions de la paix, et que la Prusse, finalement, se-
rait rendue responsable, par tout le monde, des souffrances et des
pertes qu'une action opportune et bien combinée de toutes les puis-
sances aurait pu conjurer.
L'Angleterre n'y allait pas de main morte ; elle prenait le roi et
son gouvernement brutalement à partie, sans tenir compte de leurs
susceptibilités. Son attitude et son langage contrastaient étrange-
ment avec les procédés toujours courtois de la France.
Le ministre de l'empereur évita de se plaindre officiellement,
mais, M. de Bismarck s' étant présenté à la légation, l'entretien porta
naturellement sur les événemens du jour. « M. de Bismarck, écri-
vait M. de Moustier, m'a parlé du rappel de M. de Bunsen, qu'il a
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. 867
trouvé indispensable. — « Si vous saviez, m'a-t-il dit, combien il a
dépassé ses instructions, fait des ouvertures et suivi des négocia-
tions dont il n'était pas chargé, vous n'en seriez pas surpris. — Je
n'ai pas à défendre M. de Bunsen, ai-je dit, mais je m'aperçois qu'on
est impitoyable pour quiconque est favorable à la politique des puis-
sances occidentales, dont la Prusse est cepend mt l'alliée en ce mo-
ment, tandis qu'à ceux qui sont entièrement dévoués à la Russie tout
estpermis; ils peuvent livrer les secrets du pays, raconter les moin-
dres actes et les moindres paroles du roi, écrire lettres sur lettres à
Pétersbourg et en recevoir : ils ne font que grandir en dignité et en
influence. Si l'on traitait avec une égale sévérité tous ceux qui se mê-
lent de ce qui ne les regarde pas, nous n'aurions pas à nous plaindre.»
M. de Bismarck, qui, dans sa dernière conversation avec moi, m'avait
avoué que le roi était entouré d'hommes qui poussaient jusqu'à la
trahison le dévoûment à l'empereur Nicolas (1), s'est borné à plaider
les circonstances atténuantes sur tous ces points; puis, passant à la
grande politique, il s'est livré à des considérations dont voici la
substance : la Prusse, n'ayant presque aucun intérêt dans la ques-
tion d'Orient. devait s'en mêler avec beaucoup de prudence et s'abs-
tenir de toute participation active ; que nous devions trouver cela
d'autant plus juste que la gravité de la situation devait être en par-
tie imputée aux gouvernemens alliés; que tout se serait arrangé si
d'abord l'Angleterre ne se fût pas pressée, après le commentaire
donné par le comte de Nesselrode à la note de Vienne, de déclarer
que cette note n'était plus acceptable, et si ensuite nous n'avions
pas fait entrer nos flottes dans la Mer-Noire sans avoir consulté la
Prusse et l'Autriche sur ces deux actes, ajoutant que cependant la
conférence de Vienne avait été établie pour discuter en commun
les moyens d'action de ses membres. Je n'ai pas eu de peine à ré-
futer ces assertions et à montrer à M. de Bismarck combien sa mé-
moire le servait mal, et il a doucement battu en retraite.
« Ayant dit quelques mots sur les sentimens de jalousie et de
défiance que quelques personnes en Prusse nourrissent encore
contre la France, et qui leur faisait méconnaître ce qu'il y avait entre
(1) Dépêche de M. de Moustïer : — « Les opinions sur les sentimens de M. de Bis-
marck sont partagées, peut-être parce qu'il n'en a pas encore de bien arrêtés. On l'ac-
cuse d'être Russe plus qu'il ne le mérite, sans doute à cause de ses attaches avec le
parti de la Croix et du rôle qu'il a joué au début des complications orientales. Je n'ai
trouvé chez lui pas la moindre sympathie pour la Russie; loin de là, il s'est exprimé
assez vertement sur l'eotouragre du roi, disant qu'il se trouvait auprès de Sa Majesté
des personnes qui regardaient l'ompereur Nicolas comme étant bien plus leur souve-
rain que le roi de Prusse, et qu'elles poussaient cette manie parfois jusqu'à la trahi-
son; je ne sais pas si en se servant du mot de trahison, il faisait allusion aux pièces
secrètes qui récemment ont été livrées à !a cour de Russie. »
868 REVUE DES DEUX MONDES.
les deux pays d'intérêts communs, M. de Bismarck s'est écrié qu'il
savait bien que la France ne serait pas jalouse de l'agrandissement
de la Prusse et que, quant à lui, il serait le premier à conseiller à
son pays la politique d'agrandissement, s'il avait un autre souve-
rain; mais celui-ci ferait comme en 18/i9, il laisserait échapper tout
ce qu'on lui mettrait dans les mains ; « aussi n'y faut-il pas songer,
et c'est justement parce que nous n'avons rien à gagner dans tout
ceci que nous ne devons pas nous en mêler. »
« Je me suis hâté de répondre que les longues guerres ame-
naient parfois des changemens territoriaux, par la force même des
choses, mais qu'une politique préynédiiée d'agrandissement n'était
ni très honnête ni très prudente ; que nous n'avions nul désir d'en-
courager la Prusse à spolier ses voisins, mais que le développe-
ment naturel de sa prospérité et de son influence ne nous causerait
aucune jalousie.
(( M. de Bismarck s'est aussi beaucoup étendu sur les éminentes
qualités de l'empereur Napoléon et sur la haute sagesse qui pré-
side à ses actes. — « Si nous avions su cela plus tôt, a-t-il dit, on au-
rait peut-être pu s'entendre plus vite pour empêcher ce qui est ar-
rivé, et, aujourd'hui encore, nous pourrions peut-être agir autrement
si nous avions certitude plus grande de l'avenir qui est réservé à
la France. »
« J'ai répondu que l'esprit politique ne consistait pas à se croi-
ser les bras sous le prétexte qu'on ignorait l'avemr, mais à le de-
viner et à agir en conséquence. »
Cet entretien aigre-doux, aggravé par de fâcheuses allusions à léna
et à Waterloo (1), fut le dernier entre le ministre de France à Berlin
et l'envoyé de Prusse à Francfort. Ils n'étaient pas faits pour s'en-
tendre. M. de Bismarck voyait en M. de Moustier un obstacle,
et M. de Moustier voyait en M. de Bismarck un danger. Leur
instinct ne les trompait pas; ils devaient se retrouver face à face
en 1867 comme ministres des affaires étrangères, et se combattre
après Sadowa, lors de l'affaire du Luxembourg, dans des conditions
inégales, l'un représentant une politique triomphante et le second
une politique désemparée. M. de Bismarck, arrivé au pouvoir, ne
trouva d'oreilles complaisantes ni chez le prince de la Tour-d'Au-
vergne, le successeur de M. de Moustier à Berlin, ni chez le baron
de Talleyrand, le prédécesseur de M. Benedetti. Il avait été plus
heureux avec le remplaçant de M. de Tallenay à Francfort. M. de
Montessuy, qu'il n'a pas suffisamment apprécié dans ses correspon-
dances (2), avait cru faire un coup de maître en écrivant à Paris
(1) Voir \a France et sa politique extérieure en 1867, t. i", p. 31.
(2) « Aura-t-il, écrivait M. de Bismarck, cet esprit de prudence et de conciliation qui
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. 869
lettres sur lettres pour recommander sa personne et ses combinai-
sons à la sollicitude attentive du gouvernement de l'empereur. II
était fier de servir de parrain auprès de notre politique à un aussi
utile partenaire. Il eut à déchanter après Sadowa.
Déjà M. de Bismarck avait une politique personnelle, et bien
qu'au dire de ses dépêches il fût l'esclave de la discipline prus-
sienne, souvent il la faisait prévaloir aux dépens de son ministre,
qui n'osait lui résister ouvertement. Ce dernier ne respirait que
lorsqu'il retournait à son poste. « Le président du conseil a repris
courage, écrivait M. de Aloustier; M. de Bismarck va retourner
à Francfort et le colonel de ManteufTel à sa garnison; il espère
qu'après leur départ les choses pourront aller mieux. » Le prince-
chancelier a rappelé depuis, avec orgueil, devant le Reichstag, que
le roi Frédéric-Guillaume, lors de la guerre d'Orient, l'appelait sans
cesse à Berlin pour le consulter, et que c'est à ses inspirations et à
son attitude à la Diète que la Prusse et l'Allemagne doivent de n'avoir
pas été entraînées dans la guerre contre la Russie. Dans ses fré-
quentes apparitions à la cour de Potsdam, en 1854 et 1855, il
prêchait en effet l'abstention ; il donnait cours à sa mauvaise humeur
contre l'Autriche, et souvent réussissait à la comumniquer à son
souverain. Il ne cessait de répéter que l'empereur François-Joseph
ne partageait pas les idées du comte de Buol, qu'il ne songeait pas
à faire la guerre à la Russie, qu'il ne l'attaquerait pas s'il n'était
pas attaqué, que jamais il ne tirerait l'épée sans être certain du
concours militaire de la Prusse, et il en concluait que le roi était,
en réalité, l'arbitre de la situation ; aussi conseillait-il la médiation
armée et l'isolement. Mais le roi tenait ces conseils pour téméraires;
il craignait que le dévoûment des cours allemandes pour la Russie
ne fût pas assez profond pour leur faire surmonter les jalousies et
les défiances que leur inspirait la Prusse, et qu'au jour de l'épreuve
la coalition ne vînt à se dissoudre. D'ailleurs l'isolement lui pesait;
il se désolait parfois avec colère du blocus politique qui se faisait
autour de son pays, il voulait à tout prix le rompre et rentrer dans
le concert européen, surtout lorsque les alliés remportaient des vic-
toires et que les chances de la paix augmentaient.
V. — LE TRIOMPHE UL PARTI RUSSE A BERLIN.
M. de Budberg restait maître du terrain, tous ses adversaires étaient
écartés; il n'avait plus qu'un effort à faire pour obtenir, sinon l'assis-
te distinguent, au dire de ses lettres de créance? D'après ce qu'on sait de lui, on en
doute assez généralement. — Il continue à expédier quatre rapports par semaine; je
^■•■'sais vraiment pas où il peut dénicher les élémens d'une pareille correspijndance. »
870 BEVUE DES DEUX MONDES.
tance de la Prusse, du moins sa neutralité armée. C'était trop deman-
der au roi; il ne se souciait pas de tomber de Gharybde en Scylia. Si,
par une manœuvre hardie, il s'était dégagé des puissances occiden-
tales, il ne lui convenait pas de prendre, ne serait-ce qu'indirectement,
fait et cause pour la Russie. Le sentiment public, tenu en éveil par
le parti libéral, s'y serait d'ailleurs opposé. « Il faut que cela finisse,
disait la Gazette nationale; ce cri retentit dans tout le pays contre le
parti maudit qui ne se lasse pas de mettre en suspicion et d'appeler
révolutionnaires les sentimens qui émanent des traditions les plus
glorieuses de la monarchie ; — ce parti qui se flatte d'avoir le mo-
nopole de la vraie foi et qui ne croit à rien, si ce n'est à son misé-
rable système, — ce parti qui se dit patriote et qui tend les bras à
l'étranger. »
L'aversion contre la Russie et les tendances du parti de la Croix se
manifestaient hautement, non-seulement dans la presse, mais aussi
dans la seconde chambre. « L'alliance russe est impossible, disait le
comte de Goltz, au nom de la commission d'emprunt ; la Prusse et
l'Allemagne ont intérêt à ce que leur grand et redoutable voisin n'aug-
mente pas en puissance. L'histoire nous dit quelles en seraient les
conséquences. Deux fois déjà la Russie s'est inféodée la Prusse. A
la paix de Tilsitt, elle s'est agrandie à ses dépens. Ses droits prohi-
bitifs , son système vexatoire de douanes , les charges qu'elle fait
peser sur la navigation de laVistule, portent à notre commerce les
plus grands préjudices. Nous ne saurions oublier l'hostilité avec la-
quelle elle a combattu la politique prussienne en 1850, et contre-
carré le mouvement national du Shlesvig et du Holstein. Com-
ment ne pas tenir compte de l'antipathie du peuple prussien
contre la Russie, antipathie profonde qui, en dehors des faits his-
toriques, se fonde sur l'intolérance religieuse et les formes despo-
tiques de son gouvernement? » C'était pour la première fois que
l'alliance russe était discutée et attaquée publiquement dans les
chambres prussiennes et qu'on y prévoyait une alliance avec la
France. Le fait était nouveau , surprenant : il témoignait de la ré-
volution qui s'était opérée dans les idées et les sentimens.
On s'attendait à un changement de ministère, à une évolution
vers le parti féodal ; c'était trop augurer de la volonté du roi et ne
pas tenir compte assez de la ténacité de M. de Manteuffel, qui sem-
blait vissé à son portefeuille. D'ailleurs le parti de la Croix n'était
pas assez aveugle pour se dissimuler son impopularité et pour ne
pas comprendre combien il lui serait difficile de diriger les af-
faires.
Le président de Gerlach ne se souciait pas d'accepter un porte-
feuille; il préférait agir dans les coulisses, sans responsabilité.
Ln seul homme aurait pu remplacer M. de Manteulîb!, c'était M. de
SOUVENIRS DIPLOMÀTIQDES. 871
Bismarck. On savait qu'il rêvait d'être ministre des affaires étran-
gères, mais il était trop mal vu à Paris, à Vienne et à Londres pour
qu'on pût songer à lui. Tel qu'on le connaissait, entier et domina-
teur, il ne se serait jamais prêté au rôle que M. de Manteuffel en-
durait à Potsdam. L'heure de M. de Bismarck n'était pas venue. 11
se serait usé dans des luttes stériles avec un souverain mystique,
fantasque, scrupuleux, qui intervenait à tout instant dans les affaires
et qui cependant n'était pas en état de les diriger lui-même; il se-
rait arrivé au pouvoir prématurément , sans avoir mûri ses des-
seins, posé ses jalons à Paris et à Pétersbourg, avant de disposer
de l'armée qu'allait réorganiser le prince régent et qui devait per-
mettre à son génie politique mêlé d'audaces et d'artifices de tout
oser. La fortune prépare les voies à ceux qu'elle a marqués. 11 était
dit que M. de Bismarck accomplirait l'œuvre à laquelle il était pré-
destiné avec un roi sage, résolu, vaillant, pénétré des traditions de
sa maison.
M. de Manteuffel garda son portefeuille, cette fois un peu à contre-
cœur; ses amis et même les libéraux le supplièrent de ne pas déser-
ter son poste; ils craignaient que le parti de la Croix, ne dût-il res-
ter que quinze jours au pouvoir, ne fît un mal irréparable.
« Le parti russe, écrivait M. de Moustier, après avoir satisfait ses
animosités personnelles, n'ose pas ou ne peut pas prendre le pou-
voir, bon impopularité s'est accrue dans cette crise, tandis que la
nôtre non-seulement a diminué, mais tend à se changer en sympa-
thie. Le baron de Manteuffel, bien que meurtri et affaibli, finira par
ressaisir son ascendant sur le roi , avec sa patience persévérante
et son bon vouloir pour l'Occident. Le roi, effrayé de ce qu'il vient
de faire, reculera; mais ce qu'il y a d'irréparable dans ce qui vient
de se passer, c'est la disgrâce du général de Bonin. Son grand crime
est d'avoir préparé une convention avec le général autrichien de
Hess, un plan de campagne sérieux, et fait une liste des officiers-
généraux auxquels il destinait les commandemens et qu'il avait choi-
sis parmi les moins favorables à la Russie. »
Le prince de Prusse voyait successivement tous ceux qu'il hono-
rait de sa bienveillance sacrifiés aux influences qui enveloppaient
la raison du roi. La destitution du général Bonin, qu'il affectionnait,
le fit sortir de sa réserve. Il écrivit à son frère pour se plaindre de
la persécution organisée contre ses amis ; il appréciait avec sévérité
l'ensemble de la politique et annonçait qu'il allait partir pour Bade,
à moins qu'un ordre de sa majesté ne le lui interdît. L'incident n'eut
pas de suite; il se termina dans l'encre et dans les larmes.
Lorsque l'année suivante, le 11 juin 1855, le prince de Prusse
célébra le vingt-cinquième anniversaire de son mariage avec la prin-
cesse de Saxe-Weimar, des députations accoururent avec de riches
872 REVUE DES DEUX MONDES.
présens de tous les points du royaume. Le soir, dans une fête or-
ganisée en son honneur, à laquelle assistaient la princesse et ses
deux enfans, mais où tous les membres de la famille royale, sauf
le prince Adalbert, brillaient par leur absence, il fut l'objet d'ova-
tions enthousiastes. L'instinct populaire semblait pressentir qu'il se-
rait le régénérateur de la patrie.
VI. — NAPOLÉON III ET L'ARMÉE DE CRIMÉE.
Les armées alliées, qui avaient si brillamment débuté sur la terre
antique de la Ghersonèse par la bataille de l'Aima, étaient, depuis
près d'un an, condamnées à poursuivre, exposées à toutes les pri-
vations, un siège meurtrier. Sébastopol, « le nid d'aigle de la puis-
sance moscovite, » paraissait imprenable; chaque mamelon était
par la défense transformé en citadelle; dès qu'une redoute était
prise, il s'en élevait une seconde : on désespérait du succès. Aussi
l'empereur, au mois de mars 1855, cédant aux élans de son cœur,
voulait-il, pour soutenir le moral de ses soldats, payer de sa per-
sonne et se mettre à la tête des armées. Sa détermination était hasar-
deuse, impolitique ; elle impliquait une régence, et la dynastie n'était
pas encore assez solidement assise pour permettre à un souverain
dont les origines étaient contestées d'exposer son prestige et sa
personne, à l'extrémité de l'Europe, dans une expédition ingrate,
périlleuse : la fortune pouvait le trahir. Ses conseils et ses entours,
préoccupés des partis hostiles, craignaient qu'une révolution n'écla-
tât pendant son absence (1). M. Drouyn de Lhuys,de tous les con-
seillers de Napoléon III, se prononça le plus résolument contre le
départ. Pour le conjurer, il s'adressa à l'Autriche et à l'Angle-
terre. Il savait que les ministres anglais soulevaient contre l'inten-
tion manifestée par l'empereur de jalouses objections (2) ; il ne leur
convenait pas de laisser amoindrir leur rôle en lui abandonnant le
commandement suprême.
M. Drouyn de Lhuys proposa au cabinet de la reine et au cabi-
net autrichien de se concerter sur les conditions de la paix. 11 se
rendit à Londres pour s'expliquer avec lord Clarendon et lord
Palmerston, les membres les plus influons du ministère. L'en-
tente ébauchée, il rejoignit lord John Russell à Vienne, avec des
pouvoirs qui lui permettaient de conclure la paix ou de rompre les
conférences. Le comte de Buol-Schauenstein l'attendait impatiem-
(1) Mémoires de lord Malmesbury « Persigny dit qu'il faut à tout pris empêcher
l'empereur d'aller en Crimée, dût-on faire la paix, car, s'il y va, il y aura une révolu-
tion. »
(2) Lord Clarendon était venu au camp de Boulogne pour dissuader l'empereur.
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. 873
ment; il en étaii déjà à regretter le traité du 2 décembre (1), signé
avec la France et l'Angleterre, et qui, dans de certaines éventua-
lités prévues par un article secret, pouvait l'entraîner dans la
guerre.
Le comte de Buol était grand de taille, beau de visage ; ses suc-
cès mondains et sa rapide carrière l'avaient déséquilibré ; il était
enclin à l'orgueil, pour ne pas dire à la fatuité. Le prince de Bis-
marck disait d'un diplomate qui portait haut comme le ministre
autrichien : « On n'a jamais pu savoir au juste s'il est dinde ou
paon. » Ce mot appliqué au comte de Buol eût été excessif. L'ex-
périence des affaires ne lui faisait pas défaut ; ce qui lui manquait,
c'était l'intuition, ce don précieux indispensable aux hommes d'état.
Sa science gouvernementale n'avait rien de personnel ; il la puisait
dans les préceptes du prince de Metternich. Le jour où il voulut
sortir de l'ornière tracée et s'inspirer des maximes hardies et peu
scrupuleuses du prince de Schwartzenberg, il succomba à la tâche.
De tous les plénipotentiaires qui ont signé la paix de Paris, le comte
de Buol-Schauenstein était, avec le comte Walewski et lordClarendon,
celui qui donnait du diplomate grand seigneur l'image la plus parfaite.
Il apparaît au premier plan sur la toile qui, dans le salon d'honneur
du ministère des affaires étrangères, représente les membres du con-
grès assis dans un fauteuil, devant le tapis vert, assombri, médi-
tatif. Derrière lui, dans le fond, on aperçoit le comte de Gavour et
le baron de Manteuffel. C'est par la grâce de Napoléon III qu'ils
ont pu pénétrer dans le sanctuaire et participer aux délibérations,
l'un contre le gré de l'ambassadeur d'Autriche, le second contre la
volonté de l'ambassadeur d'Angleterre. Rien dans leur tournure ne
dénote le gentilhomme de race. Leur tenue est négligée, bour-
geoise ; mais derrière les verres de leurs lunettes brillent des re-
gards pénétrans , obliques, qui laissent deviner d'ardentes convoi-
tises. Les anciens de la carrière ne passent jamais devant ce tableau
sans un serrement de cœur. Je le revis au mois de. mai 1871, dans
de dramatiques circonstances, le 22 au matin, après l'attaque des
fédérés contre le Ministère, troué de balles fratricides; peu s'en fal-
lut que, dans cette nuit tragique, que j'ai retracée un jour d'une
(1) Par le traité du 2 décembre, la France, l'Anfîleterre et l'Autriche convenaient de
poursuivre en Orient un but déterminé : le rétablissement de la paix au moyen d"ar-
raugemeus propres à éviter le retour des complications qui l'avaient troublée. L'Au-
triche s'engageait à défendre la Moldavie et la Valachie contre tout retour des
forces russes; l'occupation autrichienne ne devait porter aucun préjudice aux opéra-
tions militaires des troupes françaises, anglaises et turques dans les Principautés. Un
article secret, ayant la môme valeur que le texte officiel, stipulait que, dans le cas où
la Russie refuserait d'accepter les conditions débattues et concertées dans les confé-
rences de Vienne, on procéderait immédiatement aux mesures résultant d'une alliance
offensive et défensive. La France et l'Angleterre garantissaient le statu quo en Italie.
874 REVUE DES DEUX MONDES.
plume frémissante, ce legs de nos grandeurs passées, dernier sou-
venir d'une guerre glorieuse et de rapides années de prépondé-
rance, ne pérît dans la tourmente qui emportait la fortune de la
France (1).
L'Autriche, en signant le traité du 2 décembre 185A, avait espéré
que les coups portés à la Russie par la France et par l'Angleterre
seraient rapides et décisifs, et qu'il lui suffirait de leur prêter son
concours moral pour bénéficier de la guerre et s'assurer une grande
situation dans la vallée du Danube et dans les Balkans. Elle s'aper-
cevait tardivement qu'elle s'était exagéré la puissance d'action des
deux alliés, et que, s'ils devaient éprouver de graves échecs, elle se
trouverait directement aux prises avec les armées russes, sans pou-
voir compter avec certitude sur l'assistance de l'Allemagne. La puis-
sance navale de la Russie dans la Mer-Noire la préoccupait moins
que la prépondérance russe sur la Vistule au cœur de l'Europe,
aux points douloureux de ses frontières ; elle était encore plus sou-
cieuse de ses possessions italiennes et de son autorité séculaire en
Allemagne que de l'intégrité de l'empire ottoman. Elle ne deman-
dait pas mieux que de peser diplomatiquement sur le cabinet de
Pétersbourg pour lui imposer la paix, mais elle éprouvait une grande
répugnance à se jeter dans la guerre sans être certaine du concours
militaire delà Confédération germanique. La question d'Orient, mal-
gré sa gravité, ne parvenait pas à détacher son attention de la ques-
tion allemande. Son premier ministre se préoccupait à juste titre
des sympathies russes qui se manifestaient dans les cours d'Alle-
magne et qu'à Francfort la Prusse exploitait à son détriment. 11
n'avait plus qu'un souci : détendre les liens qu'il avait contractés
et faire oublier au cabinet de Pétersbourg l'hostilité de ses procé-
dés. « La convention du 2 décembre, disait M. de Bismarck, lui
fait éprouver les angoisses du rat dans une maison prête à s'écrou-
ler. » La paix s'imposait à la politique autrichienne; M. de Buol ne
négligea aucune habileté pour la faire prévaloir.
Après de longs débats, les trois minis.tres tombèrent d'accord.
Leur projet reposait sur le principe de la limitation. Il était inter-
dit à la Russie de dépasser l'effectif actuel de ses forces navales
dans l'Euxin ; les alliés se réservaient le droit d'y envoyer quatre
frégates, et, en cas de danger, d'y pénétrer avec leurs flottes. Les
détroits restaient fermés à la Russie; on tenait à mettre Gon&tan-
tinople à l'abri d'une attaque militaire partant de la Crimée. La Tur-
quie devait participer aux avantages du droit public de l'Europe, et
les puissances signataires s'engageaient à faire respecter l'intégrité
(1) L'Allemagne et l'Italie, -1870 à 1871 : le Ministère des affaires étrangères pen-
. dont les derniers jours de la Commune, t. ii, p. /(■SS.
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. 875
de ses possessions. L'Autriche acceptait toutes les conséquences du
traité du 2 décembre ; elle promettait de lui donner un caractère
offensif si les propositions arrêtées par la conférence étaient reje-
tées ; elle se chargeait de les notifier au cabinet de Pétersbourg
sous la forme d'un ultimatum. Par un article secret, M. de Buol
s'engageait, en outre, à considérer comme rasufi belli tout dévelop-
pement excessif donné à la marine russe dans l'Euxin, et il se dé-
clarait prêt à signer avec nous une convention militaire au moment
de la notification de Vultimatum.. M. Drouyn de Lhuys avait lieu
d'être satisfait de sa mission : le but ostensible de la guerre était
atteint ; l'Autriche lui avait concédé tout ce qu'il pouvait espérer
en face de notre situation militaire en Crimée.
L'empereur, tandis qu'on négociait à Vienne, était parti pour
l'Angleterre, où il était l'objet d'ovations enthousiastes (1). Il
avait télégraphié à M. Drouyn de Lhuys, le 15 avril 1855, avant de
quitter Paris : « J'ai reçu votre courrier; tout ce que vous avez dit
et fait à Vienne est si bien, que je n'ai aucune instruction nouvelle
à vous donner. Je pars pour Londres. » Il était à ce moment en par-
faite communauté de vues avec son secrétaire d'état. Mais ses idées
se modifièrent au contact des hommes politiques anglais ; elles ne
cadraient plus avec les arrangemens qui avaient prévalu à la con-
férence. Dès son retour, le 25 avril, il télégraphiait à M. Drouyn
de Lhuys que, n'étant pas suffisamment renseigné sur la teneur et
l'esprit du traité, il ne pouvait l'autoriser ni à refuser ni à accep-
ter. Il annonçait qu'il allait écrire à Londres pour savoir ce que
ferait le gouvernement anglais, en ajoutant que son opinion était
de rompre. « Je n'accepterai pour rien au monde, disait- il, quoi
que ce soit qui maintienne l'état d'avant la guerre ; il est temps
que les incertitudes cessent. » Il était ravi de son voyage en An-
gleterre ; « il a été admirable sous tous les rapports, » disait la
dépêche (2).
M. Drouyn de Lhuys ne pouvait s'y tromper : l'empereur refu-
sait de sanctionner les combinaisons qu'il avait si laborieusement
préparées. Sa déception fut vive; il croyait avoir bien mérité de son
pays et de son souverain, et ses efforts étaient méconnus. Un instant,
il put croire à un retour vers sa politique. Déjà François Joseph l'avait
admis en audience de congé, lorsque l'empereur lui télégraphia :
« Ne partez pas encore; attendez que j'aie réfléchi. » Le lendemain,
toute incertitude était levée : M. Drouyn de Lhuys quittait Vienne,
(1) Mémoires de lord Malmesbury. — «Les ministres anglais et français ont persuadé
à Napoléon de rendre visite à la reine, dans l'espoir de l'empôcher d'aller en Crimée. »
(2) I,?s Quatre ministères de M. Drouyn de Lhuys, par le comte Bernard d'Har-
court, ancien ambassadeur.
876 REVUE DES DEUX MONDES.
déçu, froissé dans son amour-propre. Cependant il ne se tint pas
pour battu.
L'empereur avait du goût pour sa personne et de la déférence
pour ses opinions. Le ministre lui démontra que, s'il repoussait ses
arrangemens, le parti français à Vienne serait sacrifié , que l'Au-
triche se rapprocherait de la Russie, et que, réconciliée avec elle,
il se formerait au centre de l'Europe, contre nous, une neutralité
armée aussi redoutable dans la paix que dans la guerre. Son élo-
quence ébranla la répugnance qu'éprouvait l'empereur à se prêter
à des négociations avec la Russie tant qu'il n'aurait pas remporté
un grand succès militaire. M. Drouyn de Lhuys fut autorisé à re-
commander itérativement à la sollicitude de lord Clarendon un nou-
vel examen de Vuhimatum sorti des délibérations de la conférence.
Sa communication fut mal accueillie.
L'Angleterre avait été surprise par les événemens sans être prête;
mais aujourd'hui qu'elle disposait de toutes ses ressources, elle en-
tendait ne pas déserter la partie tant que la Russie ne serait pas
abattue. A ses yeux, la guerre ne faisait que commencer ; elle désa-
vouait lord John Russell,qui, quelques mois après, dut abandonner
son portefeuille. M. Drouyns de Lhuys et le comte de Buol-Schau-
enstein avaient négligé de compter avec l'obstination britannique.
Le cabinet de Londres affirmait qu'une limitation artificielle de la
puissance militaire et navale de notre adversaire dans la Mer-Noire
ne serait pas une compensation suffisante aux immenses sacrifices
qu'on s'était imposés, et qu'une paix qui obligerait la France et
l'Angleterre à se rembarquer sans avoir planté leur drapeau sur la
place qui, depuis près d'un an, était l'objectif de leurs efforts,
loin d'affaiblir l'influence de la Russie en Orient, ne servirait qu'à
rehausser son prestige. Lord Clarendon refusa de ratifier le projet
de convention soumis à son acceptation. Son ambassadeur à Paris
reçut l'ordre de déclarer que, si la France désertait l'alliance, l'An-
gleterre seule, au besoin, poursuivrait les hostilités. Lord Cowley
était persona grnta aux Tuileries; l'empereur appréciait son juge-
ment et sa loyauté. Il se rendit d'autant plus aisément à ses argu-
mens qu'ils répondaient à ses convictions. Il reconnut que signer
la paix sans avoir remporté une éclatante victoire porterait au
prestige des alliés une irréparable atteinte et remettrait tout en
question. Il pria M. Drouyn de Lhuys, qui assistait à l'entretien, de
revenir sur les instructions qu'il avait adressées au comte Wa-
lewski. C'était lui demander de désavouer son œuvre ; il s'y refusa,
certain qu'avant peu l'empereur, en voyant la France s'épuiser
dans d'infructueux efforts, reconnaîtrait la sagesse de ses conseils
et que, désenchanté de l'alliance anglaise, il le rappellerait pour lui
SOUVEMRS DIPLOMATIQUES. 877
assurer l'alliance autrichienne, dont il était le représentant con-
vaincu.
M. Drùuyn de Lhuys avait rapporté de sa mission de sombres
impressions, qui, à certains égards, justifiaient l'obstination qu'il
mettait à défendre ses combinaisons ; il avait constaté que per-
sonne à Vienne, ni les diplomates ni les généraux, ne croyait au
succès de nutre expédition. C'était aussi le sentiment qui dominait
en Allemagne. « Je trouve ici, écrivait M. de Moustier, beaucoup
de froideur et d'incrédulité pour le succès de nos armes, surtout
dans les régions gouvernementales. Ce qu'on en dit ressemble à
une oraison funèbre. On ne se préoccupe que de l'éventualité de
nos défaites. »
Les Russes avaient pu conserver la liberté de leurs communica-
tions ; elle leur permettait de se ravitailler en vi^Tes et en muni-
tions. La lulie du monde ancien et du monde nouveau semblait en-
gagée et devoir se vider au prix d'immenses holocaustes sur les
plateaux de la Grimée. Déjà «l'année avait perdu son printemps, »
disait Périclès, en prononçant l'oraison funèbre de la jeunesse athé-
nienne moissonnée à Samos ; les armées alliées, cruellement éprou-
vées, pleuraient leurs chefs. >"i le maréchal de Saint-Arnaud ni
lord Raglan ne devaient entrevoir la fin de la campagne qu'ils
avaient glorieusement ouverte. Ils succombèrent de la même ma-
ladie : l'un au lendemain d'une victoire, le chef anglais au lende-
main d'un échec (1) ! Des luttes nouvelles, de nouveaux, d'immenses
efforts, telle était la perspective qui s'offrait à la France et à l'x^n-
gleterre devant Sébastopol. M. Drouyn de Lhuys ne voyait plus de
salut que dans une étroite alliance avec l'Autriche i il donna sa dé-
mission. L'empereur le supplia de reprendre son porteieuille ; il
lui écrivit une lettre instante, affectueuse, pour le faire revenir sur
sa détermination. Ce fut en vain. Le ministre ne lui dissimula pas
qu'il était profondément blessé d'avoir été désavoué, en présence
et sur les instances de lord CoTNley. * "Vous avez affaibli mon auto-
rité, disait-il dans sa réponse, en désapprouvant mes actes devant
un ambassadeur étranger. » Il était d'ailleurs convaincu que l'obsti-
nation de l'Angleterre à poursuiNTe la lutte aboutirait immanqua-
blement à des désastres, et il ne se souciait pas de présider à des
catastrophes. Il désespérait inopportunément des forces de la
(I) Après l'attaque du 19 juin contre Malakoff. — Mémoires de lord Mahnesbury.
Lord Raglan est mort atteint du choléi-a; l'insuccès de l'attaque de Malal;off agsrrava
son état. Il avait été le bras droit de lord Wellington pendant la guerre de la pénin-
sule. Il était bien tonrné, élégant et charmant de sa personne, et d'nn sang-froid re-
marquable au feu. ■ 11 avait le calme qpii ne le quitte jamais, » disait Saint-Arnaud
daas sa fameuse dépêche sur l'Aima.
878 REVUE DES DEUX MONDES,
France et de la fortune naissante de Napoléon III. « Son premier
mouvement, disait-on, est toujours sage, mais il s'en méfie. »
Nous n'avions ni politique ni position en Europe, lorsque l'em-
pereur confia à M. Drouyn de Lhuys le portefeuille des affaires
étrangères ; personne ne comptait avec nous, on nous traitait en
brebis galeuse. Avec une rare sagacité et une remarquable vigueur,
il s'était emparé de la question embrouillée des lieux saints pour
faire reprendre à la France sa place parmi les grandes puissances.
Par de savantes combinaisons, il avait rompu le faisceau de la
sainte alliance, s'était uni à l'Ang'eterre et avait réussi à transfor-
mer la Prusse et l'Autriche, habituées à prendre le mot d'ordre à
Pétersbourg, en gardes avancées de l'Occident contre la Russie, et
juste au moment où son souverain, grâce à l'habileté de ses con-
ceptions diplomatiques, allait devenir l'arbitre du monde, il sortait
du pouvoir en enfant boudeur. S'il possédait quelques-unes des
qualités que les anciens exigeaient de leurs généraux et de leurs
hommes d'état, il lui manquait la félicitas. Une sorte de mauvais
sort, de disgrâce fatale, pesait sur toutes ses entreprises.
Sa démission eut de fâcheuses conséquences. Elle fournit au ca-
binet de Vienne, préoccupé des agissemens de la Prusse en Alle-
magne, le prétexte qu'il guettait pour recouvrer une partie de sa
liberté d'action, paralysée par le traité du 2 décembre, et elle per-
mit à la Russie, dès qu'elle vit l'Autriche se détacher des puissances
occidentales et procéder à des réductions militaires, de dégarnir
ses frontières de Pologne et de porter toutes ses forces en Grimée.
« Prenez vos mesures, télégraphiait le maréchal Vaillant au général
Ganrobert, des renforts considérables vont arriver aux Russes (1). »
Les troupes concentrées en Pologne prenaient part, en effet, quel-
ques semaines après, à la bataille de la Tchernaïa.
Le cabinet de Vienne se réfugiait dans l'abstention, tout en dé-
clarant qu'il restait fidèle à notre alliance, à l'heure oîi tout le con-
viait à l'action. La contradiction permanente entre ses actes et ses
paroles était le trait caractéristique de sa politique. Adversaire de
la Russie, il lui prêtait le secours de son immobilité. Les tergiver-
sations et les équivoques de sa conduite eurent pour l'avenir de
l'Autriche de funestes conséquences- M. de Bismarck les exploita
à la Diète de Francfort pour miner son crédit en Allemagne et pré-
parer la revanche d'Olmûtz; l'empereur Alexandre jamais ne les
pardonna à François-Joseph, et l'empereur Napoléon ne s'en souvint
que trop à Plombières.
Le 30 avril 18 55, Napoléon III montait à cheval les Champs-Elysées,
(1) La Guerre de Crimée, par M. Camille Rousset.
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. 879
seul avec un aide-de-camp. Arrivé à la hauteur du Rond-Point, un
assassin, Pianori, tira sur lui, presque à bout portant, deux coups
de pistolet sans l'atteindre. L'empereur continua sa promenade au
pas, sans manifester d'émotion; le pistolet ne l'effrayait pas, il ne
redoutait que le poignard, « car ceux qui s'en servent, disait- il, ne
tremblent pas, ils ont d'avance fait le sacrifice de leur vie. » Les
révolutionnaires italiens lui donnaient un premier avertissement ;
ils lui rappelaient les sermens du carbonaro. Les coups de pistolet
des Champs-Elysées et les bombes de l'Opéra l'ont heureusement
épargné, mais ils ont fait à la France de mortelles blessures.
L'attentat eut dans les cours européennes un profond retentisse-
ment. Elles commençaient à croire à la solidité et à la durée du
régime impérial, et déjà elles s'apercevaient combien son existence
était précaire. Le roi Frédéric-Guillaume fut le premier à féliciter
l'empereur de sa miraculeuse préservation.
« Je dormais déjà, télégraphiait-il au comte de Hatzfeld, au mo-
ment où la nouvelle m'est parvenue. L'empereur doit être promp-
lement instruit de ma consternation, de ma sympathie, de ma joie
la plus vive. »
Cette chaleureuse dépêche, communiquée aussitôt aux Tuileries,
effaça de fâcheux souvenirs.
Le comte Walewski remplaça M. Drouyn de Lhuys ; il était loin
d'avoir son esprit et son expérience, mais il joignait, — ce qui vaut
mieux souvent, — à un sens droit le bonheur. Il fut le ministre
heureux du règne.
VII. — LA MORT DE l'EMPEREUR NICOLAS. — LE ROI ET SON MINISTRE.
La scène changeait à Berlin chaque jour; les plus fières résis-
tances précédaient les plus humbles résolutions. Frédéric-Guil-
laume, après l'éclatante satisfaction donnée à la politique russe,
en 185/i, était revenu sur ses pas. Il avait éprouvé le besoin d'at-
ténuer le mauvais effet que son coup de tête avait produit en
France et en Angleterre. Le général de Wedel était parti pour Pa-
ris avec des instructions nouvelles, moins pour conclure l'alliance
que pour gagner du temps, u Les pourparlers traînaient. Dès qu'on
se croyait d'accord, le négociateur prussien soulevait de nou-
velles objections et demandait de nouvelles garanties. Il nous prê-
tait des arrière-pensées : il prétendait qu'aussitôt le traité signé, la
France l'invoquerait pour le passage de ses troupes à travers l'Al-
lemagne. Nous avions beau déclarer qu'il n'entrait pas dans nos
plans d'attaquer la Russie sur la Vistule, l'envoyé du roi n'en dé-
880 REVUE DES DEUX MONDES,
mordait pas. 11 réclamait aussi des garanties contre un soulève-
ment en Pologne. La demande était blessante, M. de Manteulïel le
reconnaissait. « Ce n'est pas contre vous, disait-il, que Sa Majesté
tient à se prémunir, mais contre lord Palmerston, qui est sa bête
noire. » Ne rien faire de sérieux, ne courir aucun risque, telle était
la politique royale (1).
La mort subite de l'empereur Nicolas, au mois de mars 1855,
devait fournir de nouveaux prétextes au cabinet de Berlin pour
ajourner la conclusion du traité. « Le roi est plongé, disait-on,
dans un deuil profond ; il a besom de se remettre du coup imprévu
qui le frappe pour reprendre les pourparlers. »
La cour de Prusse était en effet bouleversée, en proie aux plus
vives émotions. Le l"'^ mars, elle apprenait soudainement que l'em-
pereur, atteint d'une fluxion de poitrine, était en danger, et, quel-
ques heures après, une dépêche lui annonçait sa mort. Devant
cette fin si brusque, toutes les conjectures étaient autorisées (2).
(1) Projet de traité entre la Prusse et la France, janvier 1855. — Dans le préam-
bule du projet de convention, il est dit que les hautes parties contractahtes, pour
mettre un terme aussi prochain que possible à la guerre actuelle et garantir à l'Eu-
rope un moyen de rétablir la paix sur des bases solides et durables, ont résolu de si-
gner le présent traité. (Il n'y a pas d'alliance offensive et défensive.) — I. Les hantes
parties contractantes se réfèrent aux déclarations consignées dans les protocoles du
9 avril et du 23 mai, dont les principes serviront de base aux futures négociations de
paix. Elles s'engagent à n'entrer dans aucun arrangement avec la Russie >^ans avoir
délibéré en commun. — II. Si la Russie n'accepte pas les conditions réglées par un com-
plet accord des quatre puissances sur les bases mentionnées dans l'article l*^"" du pré-
sent traité, et si les négociations sont rompues, la Prusse promet la coopération active
pour les faire accepter par la Russie. Des délibérations auront lieu entre la Prusse et
la France pour s'entendre sur les moyens les plus efficaces de réaliser l'objet de leur
alliance. — III. Pour le cas où les hostilités viendraient à éclater entre la Prusse et la
Russie, les hantes parties contractantes se promettent réciproquement leur alliance
défensive et offensive. Elles se soutiendront réciproquement par leurs forces de terre
et de mer, qui seront déterminées, s'il y a lieu, par des arrangemens subséquens. Il
est entendu que, conformément aux lois fondamentales de la Confédération germa-
nique, les troupes françaises ne toucheront pas le territoire fédéral. — IV. Dans le
cas prévu par l'article précédent, il est entendu que les hautes parties contractantes
ne recevront aucune ouverture ni aucune proposition tendant à la cessation des
hostilités sans s'être entendues entre elles. — V. Cet article a trait aux arrangemens
militaires auxquels on procédera d'un commun accord. — VI. Le présent traité sera
porté par les hautes parties contractantes aux puissances représentées à la confé-
rence de Vienne. — Vil. Si la Prusse ne prend pas une part active aux mesures diri-
gées contre la Russie, elle se réserve de s'arranger avec l'Autriche pour la défendre
contre les attaques de la Russie sur son territoire limitrophe de la Pologne. —
VIII. Tout acte révolutionnaire dans la Pologne russe étant contraire aux intérêts
limitrophes de la Pi'usse sera énergiquement réprimé.
(2) Lord Malmcsbury raconte que Napoléon III passa la dépèche qui lui annonçait la
mort de l'empereur Nicolas au docteur Conneau en lui demandant : « Connaissez-vous
cette maladie? »
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. 881
L'esprit restait confondu, atterré; jamais les arrêts du destin ne
s'étaient manifestés plus dramatiques. 11 semblait qu'on entendit la
voix de Bossuet en face de cette mort foudroyante, mystérieuse,
frappant la monarchie au milieu de ses vicissitudes.
Pétersbourg donnait dans ces tristes jours un affligeant spectacle.
L'empereur Nicolas, naguère le plus majestueux et le plus adulé
des souverains, était traîné aux gémonies. Tous les revers lui
étaient imputés. La France a connu ces brusques retours. Les
peuples ne voient que la défaite ; ils oublient les jours de prospé-
rité.
L'impératrice douairière télégraphia au roi qu'avant de mourir,
l'empereur l'avait priée de lui demander de rester l'ami de la Russie
et de ne pas oublier le testament de son père (l).
On abusait des dernières paroles de l'empereur Nicolas ; tandis
que les proclamations de Pétersbourg disaient que sa dernière
pensée s'était reportée sur ses soldats, à Berlin on racontait qu'il
avait dit en expirant : « Je n'ai pas pu résister à la douleur d'être
trahi par l'Autriche. » L'insinuation était cruelle; les haines politi-
ques ne désarment pas devant le spectacle de la mort.
Le roi ne faisait qu'écrire des lettres qu'il arrosait de ses larmes ;
il ne voulait entendre parler de rien. « Comment voulez-vous que
je m'occupe d'affaires, disait-il à son conseiller, qui s'efforçait de
le ramener aux réalités, et surtout d'une alliance avec les puis-
sances occidentales, le corps de l'empereur Nicolas est encore
chaud 1 »
Dans les cercles diplomatiques, on se rappelait les dédains du
tsar pour son beau-frère, et l'on se demandait si la douleur de
Frédéric-Guillaume n'était pas de celles dont aisément on se con-
sole, u Le roi est consterné, mais soulagé, » disait le ministre
de Saxe.
Le chagrin du prince de Prusse était plus simple, plus vrai ; il
(1) Le testament de Frédéric-Guillaume III a été écrit treize ans avant sa mort, le
1''' décembre 1827. Voici le passage de cet acte qu'où invoquait à Pétersbourg : « Ne
néglige pas, autant qu'il sera en ton pouvoir, la paix entre les puissances de l'Europe,
mais avant tout lâche de maintenir la bonne intelligence entre la Prusse, la Russie
et l'Autriche. Leur union est comme la pierre fondamentale de la grande alliance
européenne.)) — Ces conseils n'étaient pas impérieux, ils demeuraient subordonnes à la
possibilité. Le parti de la Croix en e.xagérait à plaisir la portée. Aucune pensée hos-
tile à la France ne les avait iur-pirés. Frédéric-Guillaume avait le goût de nos mœurs,
de nos usages, de nos spectacles, de notre langue. Ses malheurs ne l'avaient rendu ni
amer ni injuste. Il fil placer le portrait de Napoléon F"", qu'il demanda à Louis .WIll,
dans le musée de Berlin, en face de la statue de César, et donna aux princes d'Orléans,
après 1830, de précieux témoignages de sympathie. U n'eût ni encouragé ni toléré la
sauvage aversion que, depuis, le parti féodal prussien a manifestée à la France.
TOME Lxxxiv. — 1887. 56
882 REVDE DES DEUX MONDES.
était attache à son beau-frère, bien qu'il n'approuvât pas sa poli-
tique. — « On le dit dans les meilleurs termes avec le nouvel em-
pereur, » écrivait M. de Moustier. — Notre ministre, malgré sa sa-
gacité, ne se doutait pas, en signalant à son gouvernement, au
courant de la plume, à titre de simple renseignement, l'affection du
prince ponr son neveu, que leur intimité aurait pour la France
d'aussi funestes conséquences. L'influence des causes secondaires
sur le cours des événemens échappe aux diplomates les plus pré-
voyans.
Le roi alléguait la mort de l'empereur Nicolas et l'incertitude sur
la politique de son successeur pour suspendre les négociations et
retenir près de lui ses envoyés extraordinaires à Londres et à Pa-
ris. Il avait fort mal accueilli lord John Russell, qui lui avait de-
mandé une audience en traversant Berlin pour se rendre aux con-
férences. « C'est au moment, disait-il avec humeur, où m'arrivaient
de Pétersbourg les nouvelles les plus déchirantes, qu'il est venu
se planter devant moi, comme un bâton, pour me parler poli-
tique. »
Malgré les manifestations de sa douleur et son détachement ap-
parent des affaires, il n'en persistait pas moins à vouloir participer
aux délibérations ouvertes à Vienne. Il disait bien : « Si l'on ne veut
pas m'épouser, je resterai vieille fille; » sa résignation n'avait rien
de sincère. L'entrée dans la conférence était son idée fixe ; mais la
paix n'étant pas certaine, il faisait dépendre la signature d'un traité
avec les trois puissances de son admission, tandis que les alliés
faisaient dépendre son admission de sa signature ; on tournait dans
un cercle vicieux.
N'entrer dans la conférence que si la paix est assurée et ne pas
s'y trouver si elle est compromise, telle était la stratégie du roi.
11 comptait sur son esprit pour se tirer des mauvais pas, il croyait
avoir partie gagnée chaque fois qu'il trouvait un expédient ; plutôt
que de se lier, il préférait vivre aujourle jour et guetter les chances
imprévues. Il était aussi content de lui que la Russie, la France,
l'Angleterre et l'Autriche l'étaient peu. Chaque jour, il devenait plus
manifeste que, tant qu'il verrait un moyen quelconque d'échapper à
un engagement et tant que M. de Manteuffel ne donnerait pas sé-
rieusement sa démission, on n'en obtiendrait rien.
Le parti russe n'était pas plus heureux ; il supphait le roi de ne
pas laisser le jeune empereur en détresse et de lui donner un té-
moignage de sympathie en se rencontrant avec lui à Bromberg, sur
la frontière prussienne : c'était peine perdue.
Le prince de Prusse, cependant, était allé au mois de juillet à
Pétersbourg. Il s'était abstenu de paraître aux funérailles de l'em-
SOUVEMRS DIPLOMATIQUES. 883
pereur Nicolas; sa présence aurait pu, à ce moment, être mal in-
terprétée. Il ne résista pas au désir de donner à sa sœur l'impéra-
trice douairière, si cruellement éprouvée, un témoignage de sym-
pathie. « Son voyage, disait lord Bloomfield, ne modifiera pas ses
sentimens ; il tiendra aux Russes un langage dont ils n'auront pas
lieu d'être satisfaits. » M. Balan, le directeur politique, disait de
son côté : « Le prince a de la fermeté et de la franchise, ce qu'il
dira produira bon effet ; cela prouvera à beaucoup de gens que
nous ne sommes pas, à Berlin, aussi Russes qu'ils voudraient le
croire. »
Pour motiver l'inaction de son maître, le ministre s'appliquait à
nous mettre le plus qu'il pouvait en méfiance contre l'Autriche. « Si
vous comptez sur son concours armé, disait- il, vous courrez risque
d'être joués; elle a tout promis, tout signé, elle ne tiendra rien. »
Il persistait à prétendre que l'empereur François-Joseph, en désac-
cord avec le comte de Buol, ne ferait la guerre dans aucune hypo-
thèse et que son idée persévérante était de se réconcilier avec Pé-
tersbourg. C'était aussi l'avis des représentansdes cours secondaires ;
ils prétendaient que les circulaires pressantes que le cabinet de
Vienne adressait aux gouvernemens allemands n'avaient d'autre
but que de nous jeter de la poudre aux yeux,
vni. — l'autriche après la rupture des conférences.
Les conférences s'étaient rompues sur la question de la limitation
des forces navales de la Russie dans l'Euxin. Le prince Gortchakof
avait déclaré qu'il ne transigerait pas sur un seul vaisseau, dût-on
lui en accorder mille, et le comte de Buol, uon-seulement dans la
dernière séance de la conférence avait refusé de faire de la limita-
tion un casus bclli, mais il était allé, en résumant les délibérations,
jusqu'à rendre hommage à la modération de la Russie et à attribuer
l'insuccès des négociations moins au mauvais vouloir du plénipo-
tentiaire russe qu'aux exigences de M. de Bourqaeney et de lord
Westmoreland.
Le traité du 2 décembre n'était pas déchiré, mais il n'était plus,
en réalité, qu'une lettre morte. La situation du cabinet de Vienne
devenait périlleuse ; il n'avait satisfait personne, il restait isolé, en
butte aux récriminations. « L'Autriche, disait le prince Albert, est
fâchée contre elle-même, contre Dieu, contre le monde entier, et
•elle a grandement raison de l'être, car, avec sa politique ambiguë,
elle s'est mis tout le monde à dos (1). » Napoléon III lui donnait de
(1) Lettre du pi-ince Albert au baron de Stockmar.
884 REVUE DES DEUX MONDES.
son côté, publiquement, un avertissement significatif : « Nous sommes
encore à attendre, disait-il dans le discours du trône du 2 juillet,
que le cabinet de Vienne exécute ses engagemens, qui consistent à
rendre efficace le traité d'alliance. » M. de Buol, qui déjà avait
escompté les Principautés danubiennes, se retournait inquiet et
déçu vers l'Allemagne. Le temps des lauriers était passé ; au lieu
de jouer un grand rôle en Europe et de s'affirmer dans les Balkans,
il se voyait réduit à flatter la Prusse et à solliciter son appui à Franc-
fort. La Diète était son plus solide refuge. L'adhésion de l'Alle-
magne aux bases du traité du 2 décembre devait lui assurer d'une
manière irrévocable les concessions faites par le prince Gortchakof
à la conférence de Vienne.
Il s'adressait mal, la Prusse triomphait: elle tenait à faire sentir
à sa rivale le prix de son alliance et à prouver aux états secon-
daires de l'Allemagne combien sa politique avait été bien inspirée
en ne s'engageant d'aucun côté ; plus on la cajolait, plus elle se
montrait revêche, altière. « L'Autriche nous fait beaucoup d'avances,
disait M. de Manteuff'el avec une pointe d'orgueil, mais je ne suis
pas d'humeur à lui tendre la main, je m'en méfie, je vois une carte
à solder au bout de ses caresses ; elle voudrait nous mettre à dos
une partie de ses dépenses militaires, sous le prétexte d'avoir as-
suré la liberté de la navigation du Danube. » Au fond, ce qu'il vou-
lait, c'était de souffler la médiation au comte de Buol. « Ce serait
un bon tour à lui jouer, » disait-il à un de ses familiers. Il spécu-
lait sur les déceptions que le cabinet de Vienne avait values à la
France et à l'Angleterre pour se rapprocher d'elles et leur offrir
d'appuyer à Pétersbourg des propositions de paix plus avantageuses
que celles de l'Autriche. C'est cette arrière-pensée qui lui faisait dire
à lord Bloomfield, avec une vivacité qui ne lui était pas habituelle:
« L'Autriche est une puissance avec laquelle nous ne ferons rien et
avec laquelle personne ne fera jamais rien. Vous vous en aperce-
vrez de plus en plus. Je sais que vous n'êtes pas contens de nous,
je ne vous en blâme pas ; nous n'avons pas fait, sans doute, ce que
vous espériez, mais du moins nous ne vous avons pas trompés. »
L'Autriche n'était pas aussi perfide qu'on se plaisait à nous le
faire croire. Sa situation était complexe, il ne lui était pas aisé de
prendre un parti rapide, violent ; elle avait à se prémunir de tous
les côtés contre la révolution en Italie, et dans ses provinces slaves,
contre les menées russes en Orient et contre les agissemens de la
Prusse en Allemagne : son anxiété était naturelle. La politique au-
trichienne, si hardie, presque téméraire, après les exploits du prince
Mentchikof à Constantinople, était devenue prudente, inquiète. Ses
hésitations, cependant, n'impliquaient pas une défection de prin-
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. 885
cipes et d'intentions dont nous aurions pu sérieusenient prendre
ombrage. Elle affirmait sa fidélité au traité du 2 décembre, elle ne
nous refusait ni son concours moral ni son assistance diploma-
tique, tant que nous maintiendrions nous-mêmes les principes de
l'alliance. Mais serions-nous en mesure de la soutenir contre une
attaque éventuelle de la Russie? Pouvait- elle compter sur nous en
Allemagne et surtout en Italie? On prétendait que Napoléon III n'avait
pas rompu ses attaches avec les révolutionnaires italiens. N'avait-il
pas dit un jour au baron de Ilubner en fumant : « J'ai confiance en
l'Autriche, mais vous savez que je puis mettre le feu à l'Europe
aussi aisément qu'à cette cigarette. » Il est des mots, seraient-ils
dits en souriant, qu'on n'oublie pas. On parlait aussi d'une entente
directe qui, par des voies occultes, se poursuivait entre Paris et
Pétersbourg. Ces appréhensions ne se manifestaient pas seulement
à Vienne, elles avaient cours aussi à Berlin. « Le général de Gerlach,
écrivait M. de Bismarck^ appréhende un rapprochement entre la
France et la Russie; je ne le contredis pas, car je contredirais du
même coup notre auguste maître, mais je n'y crois pas. »
I\'. — LA PRINCESSE DE LIÉVEN ET LE BARON DE SEEBACH.
La présence de M°^^ la princesse de Liéven à Paris, en pleine
guerre, n'avait pas peu contribué à accréditer ces bruits dans les
chancelleries. On prétendait qu'elle traitait avec M. de Morny, qui,
auprès de l'empereur, représentait les tendances pacifiques. M'"^ de
Liéven n'avait pas de mission politique, son séjour en France était
au contraire sévèrement jugé à Pétersbourg. Elle était venue à
Paris sous le prétexte de le traverser pour se rendre à Nice, mais
elle y était restée, retenue par ses amis, par ses habitudes, et aussi
par de brillans souvenirs. Elle avait occupé dans la société pari-
sienne une haute situation, justifiée par les grâces de son esprit,
surtout du temps de sa grande intimité avec M. Guizot, dont s'effa-
rouchait Louis-Philippe dans ses entretiens avec Victor Hugo. M'"" de
Liéven, jusqu'au début des complications orientales, correspondait
avec sa cour; elle lui révélait le dessous des cartes de notre poli-
tique; ses correspondances, comme celles que Grimm et Voltaire en-
tretenaient avec Catherine II, lui apprenaient, sous une forme piquante,
les choses intimes de la ville et des Tuileries que la diplomatie
officielle négligeait ou ne soupçonnait pas. Souvent aussi elle ser-
vait de porte-parole; elle disait, sous le manteau, ce qu'on se refu-
sait à écrire. Son rôle avait cessé avec la guerre. Lord Aberdeen,
dont elle était la confidente, avait disparu de la scène, et l'événe-
8S6 BEVCE DES DEDX MONDE!-.
ment avait démenti ses prévisions (J). D'une haute faveur elle était
tombée en disgrâce. Elle subissait la peine de ses erreurs ; comme
M. de Kisselef, elle avait mal vu, mal renseigné : on lui imputait une
partie des fautes commises. Impressionnée par les propos frondeurs
des salons, elle s'était trompée sur les destinées réservées à Mapo-
léon III ; elle n'avait cru ni à la solidité de son trône, ni à la durée
de son règne : elle l'avait pris pour « un aigle de passage. » On lui
reprochait surtout d'avoir contrecarré la politique conciliante du
comte de Nesselrode et poussé aux résolutions violentes en met-
tant en doute, jusqu'à la dernière heure, l'éventualité d'une alliance
entre la France et l'Angleterre. L'insuccès a toujours, dans tous les
pays et sous tous les régimes, engendré les récriminations.
A Paris, où les impressions sont si vives et si mobiles, et les
résolutions si rapides et si changeantes, la diplomatie étrangère,
plus que dans toute autre capitale, est exposée aux méprises. Rien
ne lui est plus aisé que d'être renseignée, les secrets d'état sont
colportés dans les cercles et dans les boudoirs; mais le difficile,
pour elle, est de discerner le vrai du faux, de réduire les informa-
tions à leur valeur, de se dégager de l'esprit de parti et d'asseoir
ses jugemens avec sérénité sur des données certaines.
Le cabinet de Pétersbourg avait, auprès de la cour des Tuileries,
un intermédiaire moins compromettant et plus autorisé que M""® la
princesse de Liéven : c'était le ministre de Saxe, le gendre du
comte de Nesselrode. Le baron de Seebach, chargé de la protection
des sujets russes en France, était moins le représentant du comte
de Beust que de son beau-père ; il s'était donné pour tâche de ré-
concilier la France avec la Russie. Si la paix ne fut pas son œuvre,
il la facilita du moins dans les négociations intimes qui précé-
dèrent le congrès de Paris. L'importance que lui donnait sa pa-
renté, et qu'il ne dissimulait pas volontiers, portait ombrage aux
Anglais; ils savaient l'empereur faible, changeant: ils craignaient
qu'il ne se laissât entraîner par l'envoyé saxon dans de scabreux
pourparlers. Leur diplomatie nous prêchait la circonspection, la
méfiance ; elle tenait les représentans des petites cours allemandes
pour des hôtes dangereux, habiles à nous berner, à surprendre nos
secrets, et, pour se grossir, toujours prêts à répéter ce qu'on leur
confiait. « Lord Bloomfîeld, écrivait M. de Moustier, nous engage à
tenir nos secrets militaires mieux gardés; il prétend que tout ce
qui se fait au ministère de la guerre, nos plans d'opération et le
(i) Mémoires delord Malmesbury.—n 12 décembre 1853.— L'empereur Nicolas pense
que lord Aberdoen ne s'alliera jamais avec la France, et que le moment est venu de
tomber sur la Turquie. Il paraît que lord Aberdeen a écrit à la princesse de Liéven
que rien ne pourrait l'amener à faire la guerre à la Russie. »
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES. 887
montant de nos effectifs, est aussitôt révélé aux Russes. » —
« Priez votre collègue, télégraphiait le maréchal Vaillant, de vous
confier d'où partent les indiscrétions. » — a Lord Bloomfield, ré-
pondait notre envoyé, refuse de s'expliquer, mais il nous engage à
redoubler de surveillance. » M. de Mousiier n'était pas homme à
se décourager: il revint à la charge; ce ne fut qu'après de vives in-
stances que son collègue consentit à s'expliquer. 11 nous apprit
par qui et comment nous étions trahis. Le gouvernement anglais
en savait plus long que le maréchal Vaillant sur ce qui se passait
dans son département.
La politique anglaise jouait alors franc jeu ; ses agens n'avaient
pas de secrets pour les agens français, ils leur communiquaient leurs
dépêches et jusqu'à leurs correspondances particulières. Jamais al-
liance entre deux pays n'a été interprétée par leur diplomatie avec
une solidarité plus intime et plus correcte que celle de la France
et l'Angleterre pendant la guerre de Grimée.
La réconciliation de la France et de la Russie n'était pas immi-
nente, mais tout indiquait qu'elle serait prochaine et cordiale. Les
bruits de rapprochement étaient dans l'air; ils dominaient le bruit du
canon de Sébastopol. L'armée russe et l'armée française se battaient
courtoisement, sans haine, sans acharnement; les sympathies de deux
peuples perçaient dans leurs journaux, elles se manifestaient sur les
champs de bataille, durant les armistices ; elles se révélaient dans le
traitement des prisonniers et des blessés, dans les relations person-
nelles des diplomates, et Napoléon III ne faisait que traduire le sen-
timent de la France lorsque plus tard, au congrès de Paris, il s'ap-
pliquait à ménager la dignité de la Russie, à la relever de ses défaites
par la courtoisie de ses procédés et la modération de ses exigences.
« Nous accorderez- vous la paix? disait l'empereur à l'envoyé russe.
— Je viens vous la demander. Sire, » répondait le comte Orlof. —
Ce n'est pas le langage qu'on tenait à M.Thiers et à M. Jules Favre
en 1871 ; on les blessait dans leur dignité, on leur appliquait le
Vœ victis des temps barbares.
L'Autriche ne s'y trompait pas : elle prévoyait qu'aussitôt la paix
conclue, elle aurait à compter avec la France et la Russie étroite-
ment réconciliées; que l'une lui reprocherait ses défaillances et la
seconde son ingratitude. Ce n'est pas le courroux du cabinet des
Tuileries que le comte de Buol redoutait le plus. La diplomatie fran-
çaise était polie, conciliante; les procédés hautains n'étaient pas dans
ses traditions ; elle était patiente et savait transiger. La diplomatie
russe, au contraire, se montrait alors altière, vindicative ; elle passait
sans transition des caresses aux menaces. Il entrait dans sa tactique
de frapper les imaginations et de donner à réfléchir aux gouverne-
mens par des coups de théâtre. C'est ainsi que le prince Mentchi-
888 REVDE DES DEUX MONDES,
kof, en 1853, escorté de généraux et d'amiraux, avait terrifié la Porte
par l'inconvenance de sa tenue et par l'impertinence de ses allures,
et que le comte Orlof, en 185A, était apparu à Vienne, sombre et
mystérieux comme un héros de mélodrame. Pour impressionner la
cour d'Autriche et lui arracher plus sûrement, sous l'empire de la
frayeur, une déclaration de neutralité, il était resté plusieurs jours
sans voir le ministre des affaires étrangères et sans solliciter d'au-
dience du souverain, renfermé dans une affectation de mvstère et
d'indifférence. Cette mise en scène, qui, dans d'autres temps, n'eût
pas manqué son effet, ne servit cette fois qu'à rendre plus saillante
la dissidence entre les deux politiques.
L'empereur Nicolas eut à subir le sort des gouvernemens grisés
par de longs succès. 11 ne s'était pas aperçu qu'il avait froissé, fati-
gué tout le monde par ses prétentions et ses ingérences ; il ne s'était
pas douté des blessures qu'il avait faites, des rancunes qu'il avait
provoquées. « La violence n'a qu'un cours borné, au lieu que la
vérité subsiste éternellement, » a dit Pascal, sage précepte que
devraient méditer ceux qui croient fonder leur domination sur la
force.
Le tsar devait perdre, en cédant à d'orgueilleuses inspirations et
à de faux calculs, la prépondérance que vingt-cinq années d'habi-
leté et de bonheur continu lui avaient assurée. Il avait cru, en face
des appréhensions que l'avènement du second empire soulevait en
Allemagne et en Angleterre, que l'Europe entière était avec lui et
qu'elle lui permettrait de réaliser ses desseins en Orient. Il n'avait
pas mis en doute l'appui de l'Autriche et de la Prusse, depuis qua-
rante ans les alliés et l'avant-garde de sa politique; dans ses
étranges entretiens avec sir George Hamilton Seymour, il n'avait rien
négligé pour diviser le gouvernement français et le gouvernement
anglais, et tout l'échafaudage de ses savantes combinaisons s'était
brusquement écroulé. L'Angleterre et la France s'alliaient contre
toute attente, et l'Autriche et la Prusse se retournaient contre lui
pour appuyer par leur diplomatie, sinon par leurs armes, ceux qui
le combattaient dans la Mer-Noire et dans la Baltique. Il n'avait pas
compris que Napoléon III, auquel il avait refusé à son avènement
le titre de frère, en inaugurant un gouvernement autoritaire, pour-
rait à son gré disposer des inépuisables ressources de son pays et
jouer sur le terrain diplomatique un rôle prépondérant. C'est contre
la Russie que la fortune de la France s'était brisée en 1813, c'est
contre la France, en Crimée, qu'allait se briser la fortune de la
Russie.
G. ROTHAN.
UN PROBLEME
DE
MORALE ET D'HISTOTBE
LES BORGIA
L
LES DÉBUTS D'ALEXANDRE VI
I. Johannis Durchardi Argentinensis Diarium, Ii83-lo06, édition Thuasne. Paris;
Leroux. — II. Dispacci di Antonio Giustinian, ambasciatore veneto in Borna,
1502-1505, édition Villari. Florence; Le Monnier. — III. Edoardo Alvisi, «7 Duca
Valentino. Imola, 1878. — IV. Gregorovius, Geschichte der Stadt liom im Mittel-
alter, tome vu, et Lucrezia Borgia.
Une récente publicaiion, le Journal de Jean Biirchard, chapelain
et maître des cérémonies au Vatican de 1^83 à 1506, a dû ramener
beaucoup de personnes curieuses des singularités dramatiques de
l'histoire vers une famille dont le nom seul réveille tout un cortège
de légendes sinistres. Grâce aux notes quotidiennes de ce prêtre, on
peut désormais suivre, dans le détail de leur vie intime, le pape
Alexandre VI Borgia et son fils César. La correspondance d'Antonio
Giustinian, ambassadeur de Venise près de la cour de Rome, permet de
contrôler page par page une partie du récit de Burchard ; mais Giusti-
890 REVDE DES DEUX MONDES.
nian, qui était un fin diplomate de l'école vénitienne, très habile dans
l'art d'observer les figures et de scruter les paroles, nous a laissé en
outre les principaux élémens d'une psychologie d'Alexandre VI ; ses
dépêches, complétées par la Légation de Machiavel, nous laissent
encore pénétrer, aussi avant que possible, dans la conscience téné-
breuse de César. Ces deux hommes, qui ont été pendant quelques
années la terreur de l'Italie, et dont l'œuvre, interrompue par la
mort mystérieuse du père, a donné tous ses fruits funestes sous les
pontificats de Jules II, de Léon X, de Clément VII, apparaissent
donc avec leur physionomie vraie, dans la complexité de leurs pas-
sions, de leurs vices et de leurs ambitions. Nous les voyons agir,
et nous comprenons les motifs de leur action ; nous les entendons
parler, et, s'ils mentent, nous savons quel intérêt ils ont à mentir.
Leurs caractères sont en parfait équilibre avec les conditions de
leur puissance ; il leur fallait cette duplicité et ces accès de violence
implacable pour se maintenir sur les sommets vertigineux où la
fortune les avait portés. Mais ont-ils assez expié leur grandeur san-
glante, le père, par l'effroi qu'il avait de son fils et l'angoisse
avec laquelle, vers la fin de son règne, il sentait venir la ruine de
l'entreprise commune; César, par l'impuissance désespérée dans
laquelle la volonté tenace, soit de Venise, soit de la France l'a en-
chaîné au moment où il croyait tenir enfin son rêve, une royauté
en Italie, et par l'écroulement de toutes ses espérances, en quel-
ques heures, quand Alexandi*e mourut? Ont-ils été, l'un et l'autre,
également coupables envers l'Italie, l'église et la chrétienté? Le
procès que l'opinion des érudits et des honnêtes gens a institué
sur cette famille est-il irrévocablement clos, et les documens précis
que tout le monde peut lire désormais n'autorisent-ils point une
revision de cette lamentable cause historique?
Je crois que l'on peut reprendre le dossier criminel des Borgia,
à la condition d'apporter à cette étude nouvelle la tranquillhé d'âme
et les scrupules d'un juge. Depuis Guichardin jusqu'à une époque
toute récente, ils n'ont guère provoqué que des réquisitoires pas-
sionnés ou des plaidoyers d'avocats sollicitant l'indulgence de la
postérité, dénaturant les faits, exagérant les bonnes intentions,
atténuant les mauvaises, altérant même au besoin l'état civil des
enfans d'Alexandre VI. Il faut se méfier des colères oratoires de
Guichardin, mais plus encore de l'apologie romanesque du père
Olivier ou des falsifications historiques du docteur Nemeke. Les es-
sais de justification fondés sur une connaissance exacte de l'histoire,
la Lucrèce Borgia de Gregorovius, le Cesare Borgia de M, Alvisi,
sont pleins de vues excellentes, mais il convient de compter avec
le parti-pris général du livre, où la façon de présenter les faits est
souvent paradoxale. En vérité, un témoin absolument dépourvu
LES CORGIA. 891
d'esprit, un sacristain médiocre, égoïste, réfractaire à tout senti-
ment délicat, tel que Jean Burchard, est une des plus utiles sources
d'information. 11 nous a rendu, comme un miroir et un écho, tout
ce qu'il a vu, tout ce qu'il a entendu dans le cours des trois ponti-
ficats terribles de Sixte IV, d'Innocent VIII, d'Alexandre VI; il n'est
point de fait grave de son Journal qui ne se retrouve, soit dans les
chroniques contemporaines, soit dans les dépèches des ambassa-
deurs. Ce qui le rend précieux, c'est une absence désolante de sens
moral. Les critiques qui ont soulevé des doutes sur l'authenticité
du Diarium, rejeté comme pamphlet calomnieux, oubliaient deux
choses : l'une, que l'église elle-même avait sauvé de la destruction
les nombreux manuscrits du Journal, en faveur des descriptions
précises du cérémonial de la chapelle pontificale, dont il est rempli ;
l'autre, que, chez Burchard, il ne se trouve point !a plus légère
trace d'invective, de malice ou de haine. Quand il note une infa-
mie, il esta cent lieues de penser que c'est une infamie. La sérénité
de ce chapelain est merveilleuse. Une seule fois, dans sa vaste
chronique, il a été ému sincèrement, profondément, et la douleur
a rehaussé un instant la platitude naturelle de son latin. C'était le
soir de l'entrée de Charles VIII à Rome. Tandis que Burchard veil-
lait, au palais de Venise, sur le souper du roi, je ne sais qui osa
envoyer à sa maison des garnisaires français, avec leurs chevaux.
On mit à la porte, sous la pluie battante, les mules du maître des
cérémonies vaticanes. A son retour, il vit l'attentat dans toute son
horreur; les chevaux ultramontains « mangeaient mon foin, dit-il,
fenum mcum consumebant. » Il retourna près de Charles VIII et
fit une affaire d'état. Le roi donna, avant de se coucher, l'ordre
de déUvrer la maison de Burchard de ses hôtes. Le chapelain reprit
alors le calme de sa conscience. « Je les fis placer, écrit-il bonne-
ment, chez les voisins. »
Certes, cet homme est incapable de nous tromper sciemment. Il
ne raconte rien dont il ne soit très sûr. Il ne commente jamais les
faits qu'il rapporte. A deux ou trois reprises, il refuse de nous
rendre les bruits de la rumeur populaire, et nous informe nettement
de sa discrète résolution. Au delà du rituel de ses cérémonies, rien
ne l'intéresse. Son horizon est le plus borné du monde, mais ce
qu'il y aperçoit est d'autant plus clair et digne de créance. Jamais
il ne s'est douté que l'église chancelait, que la chrétienté était dans
l'angoisse, que la politique de Rome inquiétait l'Europe. 11 lui suf-
fisait que, sur l'autel papal, les cierges fussent convenablement
allumés, et que le pape ne revêtît point une chape rouge à la place
d'une chape violette. Retenons donc auprès de nous, comme un
témoin perpétuel, le pauvre sire; à lui seul, il a plus de révélations
à nous faire que tous les hauts personnages, — l'ambassadeur
892 REVUE DES DEUX MONDES.
Giustinian excepté, — que nous devons interroger. Il a assisté, de
la coulisse, au drame entier, dont les autres n'ont vu qu'un acte
ou qu'une scène.
I.
I! faut, avant d'aborder cette histoire des Borgia, se défaire réso-
lument d'un préjugé et d'une erreur qui en fausseraient tout à fait
l'intelligence. Le préjugé consiste à s'imaginer qu'Alexandre et
César ont été en dehors des lois communes de l'humanité, qu'ils
ont dépassé par leurs crimes et leurs vices la mesure de scéléra-
tesse permise à la fm du xv'' siècle, — et duxv® siècle itahen. Les
personnes qui cherchent volontiers leurs informations sur le passé
dans le théâtre ou le roman n'hésitent pas à gratifier pareillement
Lucrèce d'une sorte de monstruosité morale. Nous serions donc en
présence d'un triple cas de tératologie historique. Ce n'est point
sans doute à des fous que nous aurions affaire, mais à des êtres
d'exception, en qui la méchanceté s'est déchaînée avec une fureur
incroyable, sans autre raison que la volupté perverse du mal, la
joie maladive que donnent de grandioses extravagances. Cette vue
se prête bien à l'éloquence et au pamphlet; elle est faite pour sé-
duire des poètes; on la découvrira sans peine dans les chapitres
colorés que Michelet a écrits sur les Borgia, et ce tableau de la
Rome papale, farouche, avec ses ruines hantées par des bandits,
et, au Vatican, des orgies dignes d'Héliogabale, « au milieu, un
banquier, entouré de Maures et de Juifs; c'était le pape, et sa Lu-
crezia, tenant les sceaux de l'église. » La vision est saisissante,
mais elle fait aux Borgia à la fois trop d'honneur et une réelle in-
jure. Ne voyons pas en eux des figures extraordinaires, démesu-
rées, tels qu'ont été certains empereurs romains. Néron nous dé-
concerte par l'incohérence de sa nature, l'absurdité du mal qu'il a
fait : les chrétiens de son temps ont vu en lui l'antéchrist, la bête
infernale sortie du puits de l'abîme ; il sut mêler, d'une façon
si inattendue, la férocité, la luxure, le goût des pompes colossales,
les rafTinemens et l'ironie d'un comédien lugubre, que, présentée
par Tacite et Suétone, son histoire nous semble un insolent défi jeté
à la raison humaine. La taille des Borgia est loin d'être aussi haute;
il n'y a point de désaccord entre leur vie de tyrans italiens et la
politique de leur tyrannie ; il n'est aucune de leurs violences que
n'expliquent facilement les nécessités de cette politique, nécessités
d'un jour, contredites par celles du lendemain, que manifesteront
des violences nouvelles; petite politique, égoïste et empirique, mais
poursuivie, à l'aide de moyens atroces, avec une logique et une
clairvoyance parfaites. Ce grand cadre de la vieille Rome, qui con-
LES BORGIA. 893
venait si bien à Galigiila et à Néron, ou à certains papes du moyen
âge, tels qu'Innocent III et Boniface VIII, renferme encore, il est
vrai, l'étrange famille, mais elle ne le remplit plus à la manière de
ces maîtres du monde, soit temporel, soit spirituel. Les Borgia sont,
l'un le roi de l'état ecclésiastique, l'autre le duc de Romagne. Leur
champ d'action est l'Italie seule; ils y jouent une tragédie où les
destinées de l'Occident ne sont plus engagées; un Sforza, un Mala-
testa, un Aragon, eussent donné un spectacle aussi émouvant si l'hé-
gémonie de la péninsule leur avait été livrée. Les princes italiens du
XV® siècle sont véritablement leurs pairs, et, replacés dans leur com-
pagnie, les Borgia reprennent leurs proportions justes. Leur immora-
lité n'est pas un jeu de la nature, mais la loi même de la tyrannie
italienne. Après Alexandre VI, Pierre-Louis Farnèse, fils de Paul III,
a [)arfois dépassé en perversité César Horgia lui-même ; plus tard
encore, Carlo Caraffa, neveu de Paul IV, a bouleversé la péninsule
par une politique étourdie que César n'eût point pratiquée. La no-
tion du bien et du mal, la loyauté, la bonté et la pudeur étaient-elles
donc abolies dans ces âmes superbes, qui menaient le chœur d'une
civilisation de premier ordre et rehaussaient la corruption de leurs
cours de tout l'éclat de la renaissance? Je n'hésite pas à répondre
affirmativement. Dans toutes ces consciences se retrouve la même
lacune. Mais l'explication du douloureux phénomène moral est dans
le Priwe de Machiavel. La tyrannie du xv® siècle traînait à sa suite
la fatalité de son origine; elle était illégitime par son point de dé-
part même, par l'attentat du prince nouveau contre les libertés
communales ou les pouvoirs féodaux; la papauté, bien que puis-
sance séculaire, avait été atteinte de cette contagion depuis plus
de cent ans; elle avait été condamnée à lutter jusqu'à l'extermina-
nation contre les grandes familles féodales de Rome, et à jeter en
pâture aux neveux pontificaux les domaines des barons. A partir de
Sixte IV, c'était l'Italie elle-même qui, de proche en proche, deve-
nait la proie du népotisme. Or, comme tous ces princes dont la
maison a été fondée par la violence et ne subsiste que par le
crime, les papes de la renaissance ont dû recourir, pour assu-
rer leurs ambitions, à une politique impitoyable, mêlée de four-
berie et de cruauté; comme eux, ils ont dû écraser sans merci
leurs ennemis intérieurs, les comtes et les villes, les condottières
indociles et les cardinaux trop puissans, les moines, qui veulent
ramener sur la terre les libertés du royaume de Dieu, jusqu'aux
humanistes, qui parlent trop haut de la libre république de Tite-
Live. Renard et lion, dit Machiavel, il fallait être alors l'un et l'autre:
au dedans, pour espérer un lendemain; au dehors, sur leurs fron-
tières, chez leurs alliés, chez leurs rivaux, les tyrans italiens, et le
pape, comme tous les autres, ont àse défendre contre la conspiration
894 REVDE DES DEUX MONDES.
permanente, l'intrigue auprès des souverains de l'Occident, la viola-
tion des traités, les trames des exilés, des fuoruscili, qui préparent
leur retour par le régicide ou l'émeute populaire. Il n'est pas un
prince qui n'ait contre lui tous ses voisins immédiats, et, pour
appuyer secrètement la politique de ses ennemis, quelqu'une des
puissances de l'Europe : si celles-ci, occupées ailleurs, sont neutres,
il reste toujours Venise, république patricienne, qui hait également
tous ces tyrans et dont la main s'aperçoit dans tous les désastres
qui les accablent. C'est pourquoi ils n'ont, pour durer, qu'une res-
source, la terreur et le parjure. Les Médicis, qui ont eu longtemps
plus d'humanité que les autres, ont été frappés par des sectaires en
pleine église et dépossédés; ils ne sont enfin rentrés en 1512 à
Florence qu'après avoir épouvanté la Toscane par le massacre de
Prato. Les Borgia ont été de ce monde qui ne connaissait ni dou-
ceur, ni scrupules, ni remords ; ils ont mené cette guerre sauvage
qui n'a point connu de droit des gens. En nous, c'est la conscience
moderne qu'ils étonnent. Mais, pour l'Italie princière, « Thôtellerie
de douleur » que Dante avait chantée déjà, ils n'ont été ni une dé-
ception ni une surprise.
Le préjugé que je viens de signaler se compliquait encore, pour
les Borgia, d'une idée historique qu'il s'agit de redresser, sinon on
risquerait de considérer leur figure et leur œuvre sous une sorte
de verre grossissant. Alexandre VI, dit-on, était pape: c'est donc
l'église romaine qu'il entraîna dans la complicité de sa politique,
l'église chrétienne dont sa vie a compromis l'honneur, le christia-
nisme, dont il était responsable, aussi bien en face de l'histoire que
devant Dieu, et que lui et tous les siens ont renié impudemment.
Cette notion a préoccupé d'une façon différente un certain nombre
d'historiens. Les uns l'ont employée à assombrir davantage le
tableau de ce pontificat, aggravant ainsi la culpabilité de la famille
de tout le poids d'une véritable apostasie. D'autres, persuadés que
la grâce divine n'avait pu à un tel point être impuissante, se sont
récriés, ont imaginé je ne sais quelle conspiration de calomniateurs,
ligués contre les Borgia, ou plutôt contre l'église, supposant la
légende introduite au sein de l'histoire, déclarant apocryphes et
mensongères les dépositions des témoins et les relations des chroni-
queurs, en première ligne celle du chapelain Burchard, qu'on
n'avait point lu parallèlement avec les récits ou les pièces diplo-
matiquesdes contemporains. L'opinion qui, dans Alexandre VI, place
au premier rang le pontife et le pasteur des âmes, a donc servi à
la fois à redoubler la sévérité de quelques-uns de ses juges, à ex-
citer le zèle de ses avocats. Mais cette opinion est contredite par la
réalité historique. La papauté avait longtemps incarné l'église elle-
même, et, par l'église, la religion de tout le monde chrétien. Dans
LES BORGIA. 895
les plus mauvais siècles du moyen âge, au temps où les papes se
voyaient presque tous chassés de Rome par le peuple, les barons
ou les empereurs, les pontifes, même exilés, remplacés par des
antipapes, avaient tenu d'une main souveraine la règle de la foi
universelle. Les hérésies, les philosophies, les infractions à la dis-
cipline ecclésiastique, les entreprises des princes, tous les intérêts
qui, de près ou de loin, touchaient au christianisme, avaient con-
stamment abouti à un concile du Latran, à une décision du pape, a
un acte solennel de l'autorité apostolique. Rien ne se faisait ou ne
se disait en Occident qui ne dut recevoir l'approbation ou le blâme
de Rome. L'Italie et l'Europe tourmentaient de mille manières le
suzerain du patrimoine de saint Pierre; elles s'inQJinaient toujours
en tremblant quand l'évêque de Rome parlait au nom de Dieu.
Les têtes rebelles qui n'avaient point fléchi lurent frappées d'une
façon terrible: l'empereur Henri IV, Arnauld de Rrescia, Frédéric II,
le roi Manfred. La fonction politique du pape, précaire et sans
cesse suspendue à Rome et dans le domaine ecclésiastique, indé-
cise et contestée dans le reste de l'Italie, excepté au moment des
ligues communales contre l'empire, était, quand elle agissait au
loin, d'une grandeur incomparable. Quand le pape se tournait vers
l'empereur, le roi de France ou la terre-sainte, il montrait dans son
geste et sa parole toute la puissance surhumaine du sacerdoce. Ce
furent les temps héroïques de la papauté romaine, qui s'arrêtèrent
brusquement après Boniface VIII. Par l'attentat de Philippe le Bel, les
princes commencèrent d'annuler le droit de l'église à intervenir dans
les affaires religieuses de l'Europe. L'exil d'Avignon fut une déchéance
tout autant pour l'église que pour son chef. Le pape perdit alors le
prestige de cet épiscopat œcuménique que Rome seule pouvait con-
tenir; hors de Rome, capitale spirituelle et politique du monde, il
ne semble plus, aux hommes du moyen âge, qu'un archevêque
français. L'église, protégée et surveillée par le roi de France, ne
fut plus, comme jadis, la suprême autorité morale, plus haute que
tous les rois, et qui, dans la misère même de son siège à Rome,
faisait à tous la loi. Ses décisions doctrinales, qui n'étaient plus
promulguées au Latran, ne furent plus que l'œuvre impuissante
d'une église nationale. La chaîne qui, par le pape, rattachait l'église
à Dieu, parut rompue en son anneau essentiel. C'est bien le senti-
ment des grands chrétiens et des politiques de l'Italie au xiv^ siècle :
Dante, Pétrarque, sainte Catherine de Sienne. Le pape rentra dans
Rome, mais, grâce à l'horrible désordre du schisme d'Occident,
il ne fut plus capable de ressaisir toute sa primauté apostolique.
L'Europe se demanda, durant plus d'un derai-siècle, où étaient
l'église et le pape véritables, et les conciles de Constance et de Râle
purent seuls empêcher le morcellement de la chrétienté en église
896 ■ REVUE DES DEUX MONDES.
indépendante. Mais ces conciles eux-mêmes amenèrent un amoin-
drissement nouveau dans la puissance religieuse du saint-siège. Ils
attribuèrent à l'épiscopat la suprématie doctrinale et le droit de
discipline qui avaient fait, antérieurement à tous ces troubles, la
force du pontite romain ; ils constituèrent théoriquement l'église en
monarchie parlementaire. A chaque élection, le pape dut jurer,
entre les mains de ses cardinaux, les capitulations par lesquelles
il abdiquait en faveur du sacré-collège les prérogatives les plus
grandes du gouvernement de l'église. Dès le lendemain, il avait
oublié ses sermons, et s'efforçait de revenir à la plénitude de ses
anciens pouvoirs. Les papes de la seconde moitié du xv^ siècle ont
tous déchiré lafcharte pontificale. Cet acte de mauvaise foi n'eut
pour aucun d'eux des conséquences graves. Les cardinaux italiens
se souciaient médiocrement des intérêts de l'église universelle ;
chacun d'eux, rêvant de la tiare, voyait sans déplaisir une usurpa-
tion qui tendait non pas à relever la puissance spirituelle de leur
maître, mais à consolider dans sa personne une réalité dont les
grands papes d'autrefois n'avaient jamais connu que l'ombre, le
principat ecclésiastique, la royauté temporelle de lîome.
Or, pendant les cent cinquante années qui vont de la captivité
d'Avignon au pontificat de Pie II, le régime politique et social de
l'Italie avait changé de fond en comble. La tyrannie avait remplacé
les communes. Les provinces s'étaient, bon gré mal gré, consti-
tuées en principats. Milan appartenait aux Visconli, puis aux Sforza;
Florence s'était accommodée du régime indécis du premier Médi-
cis ; le royaume des Deux-Siciles était, avec les Aragons, une mo-
narchie taillée sur le patron des royautés européennes; il y avait
des tyrans à Bologne, à Ferrare, à Rimini, à Pérouse, dans chacune
des villes de Romagne, dans chaque tour féodale, pour ainsi dire;
mais ici, le baron ou le duc n'attendait plus rien de la fidélité de
ses sujets dont il était le despote ; il ne reconnaissait au-dessus de
soi aucun suzerain. Ce fut, pour le pontificat romain, une inexo-
rable nécessité de s'adaptera ce milieu, de chercher des conditions
de vie pareilles à celles des autres puissances italiennes. La poli-
tique nationale d'Innocent III et de Boniface VIII, l'hégémonie des
cités guelfes avait fait son temps; il n'y avait plus ni Guelfes ni
cités ; la chimère d'une église libre, mais privée d'un domaine in-
dépendant, au sein d'une Italie princière, était insoutenable; la
papauté eût été confisquée par les Aragons ou les Médicis, comme
elle l'avait été, au x^ siècle, par les barons de Tusculum ou par les
empereurs. Le seul parti à prendre, pour les papes, fut d'être
tyrans au même titre que tous les autres ; plus grave était leur dé-
chéance religieuse, plus pressante était l'obligation de faire grande
figure dans la péninsule, afin de retrouver par la diplomatie une si-
LES BORGIA. 897
tuation analogue à celle dont ils avaient joui au temps de leur maîtrise
mystique sur le monde. Dès qu'ils se sentirent libres du côté de la
chrétienté, par la fin du schisme, la clôture des conciles, la répres-
sion des hérésies de Huss et de Wiclelî, les papes du xv^ siècle se
mirent à édifier leur grandeur temporelle. Les dernières traces de
l'autonomie communale de Rome disparaissent sous Martin V, an-
térieurement à 1A50. Nicolas V, Calixte III, premier pape Borgia,
Pie II, Paul II, sont rois de Piome sans conteste; mais leur royauté
est encore chancelante dans le patrimoine, où les vieilles familles
gardent, sur leurs fiefs, toute l'indiscipline féodale. D'autre part,
ces pontifes se rallient, par le mécénat, par la protection des huma-
nistes et des artistes, à la civilisation princière de la renaissance ;
mais, pour eux, accueillir la renaissance, c'est-à-dire l'esprit de
critique et les lettres païennes, c'était témoigner une fois de plus
de leur abandon du rôle théologique soutenu par l'ancien pontificat.
Le règne de Pie II, qui va de llibS à ili(5h, marque le terme der-
nier de cette crise historique de l'église romaine. Quelques années
auparavant, Eugène IV avait encore essayé, non sans grandeur, de
réconcilier l'église d'Orient avec la foi latine; sa tentative avait
échoué. Mais Nicolas V, quatre ans avant l'élection de Pie II, avait
été pris pour arbitre par toute l'Italie, et avait présidé à la signa-
ture d'une trêve de vingt-cinq ans entre Rome, Naples, Florence,
Milan et Venise. Avec ce pape, le saint-siège fut quelques jours, et
pour la première fois, le point d'équilibre de la péninsule. Puis
Calixte III, revenant, mais trop tard, à la tradition purement ecclé-
siastique, s'attacha, avec une passion tout espagnole, à la croisade
contre les Turcs ; il mourut, convaincu de l'impuissance politique
de la papauté en matière religieuse. Pie II reprit le projet de croi-
sade; il voulut rétablir la primauté de Rome sur les églises natio-
nales. Louis XI lui accorda l'abolition de la pragmatique de Bourges,
mais le parlement et l'université aidèrent le roi à l'observer en
dépit du pape. Quant à la croisade, ce pape aimable usa à la pré-
parer les dernières forces de sa vie. A Ancône, au moment de mou-
rir, il conjurait, en pleurant, son ami Bessarion de ramener à Rome
sa dépouille mortelle. Il s'était trompé en venant seul au bord de
cette mer, sur le chemin de Jérusalem, que les chrétiens avaient
oubliée. C'est à Rome qu'il donnait sa dernière pensée, à la capitale
toute temporelle de la royauté pontificale, au souvenir des lettres
antiques, à la civilisation séculière dont la papauté allait partager
avec Florence la direction pendant plus d'un demi- siècle, après
avoir d'abord tranquillement fermé l'Évangile.
Or, dans le temps même où une grande crise sociale obligeait la
papauté à se retirer du gouvernement œcuménique du monde,
TOME LXXXIV. — 1887. 57
898
REVUE DES DEUX MONDES,
pour se renfermer dans une royauté italienne, l'Occident commen-
çait une évolution historique analogue à celle de l'Italie, et sortait
du cadre vague de la vieille chrétienté pour entrer dans les formes
définies des nationalités européennes. Le déclin profond de l'em-
pire, l'affaiblissement du pouvoir spirituel des papes, furent à la
fois des effets et des causes dans ce renouvellement des conditions
politiques de l'Europe. Les peuples prirent une conscience claire
de leur vie nationale quand le sens de la vie générale baissa chez
les deux maîtres mystiques de l'humanité ; le pape et l'empereur
virent leur puissance universelle perdre tout le terrain gagné par
l'autonomie individuelle des nations. La majorité politique de
celles-ci rendit caduque la tutelle sociale de ses anciens patrons.
Les nations, à mesure qu'elles se reconnaissaient maîtresses d'elles-
mêmes, s'enfermaient en des frontières plus précises, la famille
chrétienne se morcelait en familles particulières toutes prêtes à se
combattre les unes les autres ; l'autorité pontificale s'arrêtait à cha-
cune de ces frontières et ne passait au-delà qu'à la condition de
se conformer au droit public de la nation ; le pontife semblait de
plus en plus un prince séculier au même titre que les autres, et
les rois de l'Europe étaient tous disposés à le traiter en prince
étranger, et, à l'occasion, en ennemi.
Cette période originale de l'histoire de l'église, où les papes
n'eurent plus rien d'apostolique, s'ouvrit par le règne de Paul II,
grand seigneur d'esprit léger, tout occupé de statues grecques, et
de fêtes carnavalesques. Elle se termina en 1527, par une catastrophe
inouïe, le sac de Rome, Saint-Ange, l'humiliation du pontife aux
pieds de Charles-Quint. La tyrannie ecclésiastique perdit alors sa
valeur politique en Italie, son importance diplomatique en Eu-
rope. Mais sa ruine fut, comme l'avait été sa grandeur, entraînée
dans le mouvement général de la péninsule. Par Milan et par Na-
ples, l'empereur tenait l'Italie entière ; ce qui restait de princes, à
Florence, à Ferrare, à Mantoue, dépendait étroitement de l'étran-
ger. Le pontificat romain, dépossédé dé son action temporelle,
commença dès lors une évolution très belle vers les traditions de
son passé. Les papes comprirent que l'église, déchue politique-
ment, devait retrouver l'ascendant religieux qui fit sa force au
temps où elle était si faible sur son domaine terrestre. Paul III Far-
nèse, qui avait grandi dans la corruption de Rome sous Alexandre VI,
réunit le concile de Trente. L'église œcuménique rendit à son chef
l'autorité doctiinale que Constance et Bâle avaient affaiblie ; elle lui
remit un droit de discipline tel que le saint-siège n'en avait jamais
exercé de plus rigoureux. Mais lorsque, sous Paul IV, les Garaffa
prétendirent restaurer la puissance temporelle dont Clément VII
avait vu la chute, lorsque le neveu du pape, le cardinal Carlo,
LES BORGIA. 8Q9
voulut recommencer la tragédie de César Borgia et mettre aux
prises en Italie, au profit du saint-siège, la France et l'Espagne, on
s'aperçut à quel point la scène manquait aux acteurs ; Rome et
l'église, qui avaient tout permis aux Borgia, se levèrent contre les
insensés dont la politique retardait de soixante ans ; Paul IV mort,
le peuple jeta au Tibre sa statue, et le sacré -collège fit étrangler le
cardinal-neveu. L'église romaine, si longtemps sourde aux cris de
la chrétienté, demandait enfin hautement la réformation, dont le
nom seul faisait jadis sourire Léon X. Pie IV rappela le concile, et
saint Pie V, un moine, un inquisiteur, achevant de reconstituer le
sacerdoce, poursuivit l'hérésie avec l'inflexibilité dogmatique d'un
Innocent III, et fut assez fort, comme évêque universel, pour pous-
ser une dernière fois, dans la croisade de Lépante, l'Europe chré-
tienne contre l'islamisme. Le bercail apostolique avait retrouvé son
pasteur; l'église, aidée par la milice de Jésus, recouvra, sous
Sixte-Quint, son rôle religieux dans la politique générale de l'Occi-
dent. Elle n'était plus, en Italie, qu'un principat débile, et l'Italie
n'était plus qu'un grand fief de l'Espagne.
Je viens d'esquisser les conditions morales et politiques où l'his-
toire du XV® siècle italien a placé les Borgia. Nous ne les jugerons
ni comme un accident ni comme une exception ; ni leur conscience
ni leur politique n'étaient une nouveauté; ces virtuoses ont jeté
des notes violentes, mais pas une seule note fausse, dans le concert
de la renaissance. Il ne s'agit point ici de diminuer, par une bien-
veillance paradoxale, leur responsabilité historique, mais de la me-
surer équitablement. J'ai dû d'abord les remettre au juste point de
vue, à la lumière vraie qui leur conviennent, en les tirant du clair-
obscur poétique où leurs figures se tenaient comme de formidables
fantômes. Le préjugé romanesque une fois écarté, nous pouvons
aborder de beaucoup plus près l'histoire vraie des Borgia.
H.
L'Italie, disait Jules II, est une lyre à quatre cordes, qui sont
Rome, Naples, Florence et Milan. Les quatre cordes avaient été un
jour d'accord; depuis Nicolas V, l'harmonie s'était rompue; la fédé-
ration ita,lienne semblait une chimère. Chaque lois que l'une
des grandes puissances, Milan, Florence ou Venise, devenait comme
le novau d'un svstème d'alliances avec les tvrans de second ou de
troisième ordre, Ferrare, Bologne ou Sienne, Rimini, Imola, Urbin,
Mantoue ou Piombino, tout le reste de l'Italie s'inquiétait ; une cla-
meur s'élevait qui dénonçait la trahison ourdie contre les libertés
de la péninsule et l'établissement projeté de la « monarchie unique. »
Ce cauchemar avait envahi tous les esprits, et il est bien singulier
900 REVUE DES DEDX MONDES.
que l'appréhension d'une royauté italienne ait à ce point troublé
les tyrans, les condottières, les humanistes, dans le temps même
où le sentiment de la patrie italienne était le plus étranger à toutes
les consciences. Chacun des grands tyrans était soupçonné à son
tour; les Sforza et les Aragons se renvoyaient, à la fm du xv^ siècle,
la même accusation. Quand Ludovic le More appela Charles VIII,
personne ne douta qu'il n'eût le dessein de régner sur la pénin-
sule. C'était encore Venise que l'on redoutait le plus communé-
ment, bien qu'elle n'eût qu'un point d'appui territorial très faible;
mais elle était riche, et, par sa diplomatie, très forte dans les con-
seils de l'Europe. Guichardin affirme que Cosme de Médicis, aidant
François Sforza à devenir tyran de Milan, « a sauvé la liberté de
toute l'Italie, que Venise aurait asservie. » Le même historien a
écrit cette maxime, qui explique bien le préjugé italien contre Ve-
nise : « La république n'accorde la liberté qu'à ses citoyens pro-
pres. » Avec Venise, ce n'était point de fraternité politique, mais
de vassalité qu'il s'agissait. Un traité passé entre les tyrans et Ve-
nise, maîtresse de l'hégémonie italienne, eût été la ruine du prin-
cipat. Ce n'est qu'entre puissances semblables, rapprochées par la
communauté de régime et d'intérêts, que peut s'établir un concor-
dat équitable. Rome et Venise, où le pouvoir était électif, la société
aristocratique, les traditions de gouvernement très fixes, avaient
l'une avec l'autre d'étroites affinités, et l'Italie ne redoutait rien
tant que leur bon accord. Le sens très pratique et doublé d'égoïsme
de Venise écarta le plus souvent ce danger, et quand, à la fin
d'Alexandre VI, la tyrannie ecclésiastique fut sur le point de s'étendre
sur la plus grande partie de la péninsule, l'Italie éperdue se tourna
vers Venise, et attendit un instant de la république le salut du prin-
cipat.
Sixte IV, vingt ans avant le second pape Borgia, montra ce que
le saint-siège prétendait être désormais, non-seulement l'arbitre,
mais le patron de tous les états italiens, et la façon nouvelle par
laquelle il oserait rechercher cette prépondérance. Ce moine fran-
ciscain, fils d'un batelier de Savone, savant homme, inaugura une
politique absolument dépourvue de principes, emportée comme en
un tourbillon, sans lendemain, mais dont les contradictions et les
violences devaient concourir à un plan rigoureux, opiniâtrement
suivi, pour la grandeur exclusive non pas de l'église romaine, mais
de la famille pontificale. La méthode insolente des Borgia, la chasse
aux alliances italiennes et l'abandon cynique des alliés de la veille,
fut inventée par les Rovere, et le cardinal Rodrigo Borgia, qui avait
vendu sa voix et son crédit au conclave, lors de l'élection de Sixte IV,
reçut de ce pape, en récompense de ce service, une édifiante édu-
cation politique. On vit alors, autour de Rome et contre Rome, se
LES BORGIA. 901
former et se dénouer les ligues avec une rapidité vertigineuse :
Milan, Florence et Venise, iNaples, Ferrare, Urbin, Rimini, Bologne,
se formaient, sur un signe du pontife, en groupes accidentels que
la trahison renouvelait sans cesse. Sixte IV trahissait tout le monde,
et Venise trahissait le plus volontiers Sixte IV. Celui-ci, surpris,
en IZiSA, d'une perfidie plus inattendue de la république sérénis-
sime, entra dans une colère si grande, qu'il prit la fièvre et mourut
en deux jours.
Mais cette politique incohérente servait la passion dominante de
Sixte IV, l'établissement de ses neveux, les Rovere et les Riario. Le
népotisme n'était pas une nouveauté dans l'histoire du saint-siège ;
les papes, à mesure qu'ils grandissaient comme princes temporels,
s'étaient de plus en plus appuyés sur leur famille; mais jamais,
jusqu'alors, ils n'avaient prétendu londer, pour leurs neveux, une
puissance territoriale. Pie II avait appelé à Rome tous les Piccolo-
mini, ses parens, et tous ses amis siennois ; il leur avait prodigué
les dignités ecclésiastiques ou séculières, quelques fiefs sans im-
portance, les charges de la cour romaine, et n'oublia même pas
sainte Catherine, sa compatriote, qu'il canonisa. Ce népotisme était
innocent. Sous Sixte IV, ce fut un brigandage. Aux cinq neveux
cardinaux, à Pietro Riario, qui passait pour son fils, à Julien Ro-
vere, le futur Jules II, il livra l'église : Pietro, la veille encore pe-
tit frère de Saint-François, fut fait d'un seul coup patriarche de
Constantinople, archevêque de Florence, de Sôville et de Mende, et
accablé de riches bénéfices. En deux ans, ses favoris, ses chevaux,
ses comédiens et ses poètes dévorèrent tout, et Pietro, écrasé de
dettes, mourut d'épuisement. Peu de semaines avant sa mort, il
avait conçu un projet extraordinaire, pour lequel il sollicita la com-
plicité de Galéas-Marie Sforza; il s'agissait, avec l'aide du tyran
devenu roi de Lombardie, d'arracher à l'oncle son abdication et de
prendre la tiare; c'était une folie, mais il en resta toujours quelque
chose dans la tradition du népotisme pontifical, et César Borgia
jugera peut-être que cette idée avait du bon. Le pape pleura le
ti'aître et reporta toute sa tendresse sur son frère Girolamo Riario,
ancien scribe de la douane de Savone. Il acheta pour lui Imola à
Taddeo Manfredi et le maria à une fille naturelle de Galéas Sforza,
Catarina. Puis il demanda pour Jean Rovere, frère de Julien, une
fille de Frédéric d' Urbin; il donna àce neveu Sinigagliaet Mondovi,
terres de l'église. Mais Sixte IV avait des ambitions plus hautes en-
core, et jeta son dévolu sur la Toscane. A Florence, les deux frères
Médicis, Laurent et Julien, gouvernaient avec douceur, comme
avait fait Gosme, par l'opinion plutôt que par un pouvoir bien dé-
fini. Ils avaient contre eux un parti, les Pazzi; le pape se mit en
relation avec les chefs de la faction, et, au Vatican même. Tassas-
902 REVUE DES DEUX MONDES.
sinat des Médicis fut préparé. L'archevêque de Pise, Salviati, était
l'âme de la conspiration ; autour de lui on trouve, entre autres con-
jurés, deux prêtres et un condottiere du pape. C'est à la cathé-
drale, au moment de l'élévation, que les meurtriers devaient agir.
Le cardinal-neveu Raphaël Riario, un enfant de dix-sept ans, se
tenait près de l'autel, dans sa simarre rouge. Julien fut tué sur
place. Laurent put s'enfuir et se barricader dans la sacristie. Flo-
rence se souleva en criant : Palle ! Palle ! Le peuple pendit Sal-
viati, l'étole au cou, à une fenêtre de la seigneurie; Riario, trem-
blant, demanda grâce. On l'épargna par pitié pour sa jeunesse; il
garda, dit un contemporain, un visage livide toute sa vie. La con-
spiration avait manqué. Sixte IV excommunia Laurent et mit la
ville en interdit. Le peuple força ses prêtres à célébrer la messe.
Le clergé se réunit en synode et demanda le concile. En appeler
du pape à l'église était un nouveau crime. Sixte IV jeta sur la Tos-
cane ses alliés, Alphonse d'Aragon et Frédéric d'Urbin. Quand il fit
la paix avec la noble ville, les premiers citoyens de Florence du-
rent s'agenouiller aux pieds du pape, devant la porte close de
Saint-Pierre, au chant du Misei-ere. Il frappa chacun d'eux de la
baguette symbolique des confesseurs, et leur pardonna en père de
miséricorde.
Il fallait renoncer à la Toscane, dont l'indépendance était deve-
nue, au lendemain du régicide, une cause nationale pour l'Italie.
Sixte IV put donner encore Forli à Girolamo ; il cherchait le moyen
de conquérir ou d'acheter Faenza, Ravenne, Rimini. La guerre
contre Ferrare, en 1481, avec l'alliance vénitienne, devait achever
un beau duché d'Italie orientale. Mais les princes se groupèrent
encore autour de Ferrare, comme ils l'avaient fait autour de Flo-
rence. La péninsule se montrait décidément rebelle au népotisme
des Rovere. Le plus simple était donc de prendre leurs fiefs aux
sujets directs de l'église. Sixte IV lança les Orsini contre les Go-
lonna et les Savelli. On commença par la guerre civile à Rome; le
quartier des Golonna fut assiégé, incendié; le palais du Quirinal,
malgré la promesse du pape à ses cardinaux, fut pillé sous la direc-
tion du neveu Girolamo; le protonotaire Lorenzo arraché tout san-
glant à sa maison et enfermé au Saint-Ange. Puis les pontificaux
marchèrent contre les Golonna du Latium. Le pape, que l'invention
de l'artillerie intéressait fort, avait béni les canons à Saint- Jean-
de-Latran. Girolamo mit en feu la campagne romaine. Fabrizio
Golonna, pour sauver la tête de son frère Lorenzo, négociait alors
avec Sixte IV ; celui-ci demanda la citadelle de Marine, qui lui fut
rendue le 25 juin. Le 30, à l'aurore, on conduisit Lorenzo dans la
cour intérieure du Saint- Ange, on lui lut une sentence de mort. II
ne prononça ni une prière ni une plainte, et mit tranquillement sa
LES BORGIA. 903
tête sur le billot. Puis, le corps fut porté aux Saints- Apôtres,
l'église des Golonna. La mère attendait, en deuil, sous le por-
tique, entourée des patriciennes de sa famille; elle fit ojvrir le
cercueil, prit par les cheveux la tête de son fils, la souleva et dit :
« Regardez, voici la tête de mon enfant et la bonne foi du pape
Sixte ! »
Le 12 août l/i84, le chapelain Burchard écrivait : « Aujourd'hui,
vers cinq heures de nuit, est mort notre très saint-père en Jésus-
Christ et seigneur Sixte IV, pape, par la divine Providence ; que
Dieu daigne recevoir son âme avec pitié. Amenl » Il faut lire, dans
le Chroniqueur du Vatican^ le récit de ces étonnantes funérailles.
L'appartement du pape fut pillé en un clin d'oeil par les valets et
les prélats. On dut emporter le mort dans sa couverture et une
tapisserie arrachée à la porte de sa chambre. On le coucha nu sur
une table de la salle du Pajjagallo, pour le laver. Burchard ne trouva
ni aiguière ni bassin ; « enfin le cuisinier apporta le chaudron qui
servait à laver la vaisselle, avec de l'eau chaude, et le barbier An-
dréa envoya un bassin de sa boutique ; nous lavâmes le corps du
pontife, et, comme nous n'avions pas de serviette pour l'essuyer,
je déchirai la chemise dans laquelle il était mort et m'en servis...
Nous l'habillâmes, sans chemise, d'une soutanelle, d'une paire de
pantoufles données par l'évêque de Cervia. » On le revêtit d'orne-
mens de rencontre, d'une vieille chasuble trouée, mais on ne put
trouver ni rochet ni croix pectorale ; il fallut cinq ou six heures
pour obtenir une vingtaine de cierges ; huit cardinaux seulement
suivirent la procession funèbre du palais à Saint-Pierre. Ils s'em-
pressèrent de rentrer chez eux. La personne du pape n'était plus
sacrée; la perversité de la tyrannie avait effacé de son front le
signe du sacerdoce. Le sentiment populaire, comme celui de
l'église elle-même, ne reconnaissait plus en lui le légat de Dieu.
Sixte IV n'était pas descendu dans les caveaux funèbres de Saint-
Pierre, que le peuple romain, soulevé contre les neveux, brûlait
leurs palais, tandis que les factions Orsini et Golonna se massa-
craient dans les rues, que les cardinaux et les nobles barricadaient
l'entrée de leurs maisons. Piome traversa des jours horribles jus-
qu'à l'élection d'Innocent VIII. Ce pape, encore un Génois, fut élu,
comme son prédécesseur, grâce à une scandaleuse simonie. Bor-
gia avait espéré la tiare pour cette fois ; il compta les voix de ses
partisans, et, les jugeant trop peu nombreuses, il les vendit, la
sienne comprise, au cardinal Gibô. L'élection fut conduite par Ju-
lien de la Rovere, qui allait être, sous deux pontificats, le per-
sonnage le plus puissant et le plus dangereux du sacré-collège.
Innocent VIII s'empressa de reprendre, dans la politique italienne,
le jeu des alliances inauguré par Sixte ; avec Gênes et Venise, il sou-
904 REVDE DES DEUX MONDES.
tint la révolte des barons napolitains contre les Aragons alliés de
Florence et de Milan ; il menaça Ferdinand de la restauration d'une
dynastie française. Les Orsini passèrent au roi des Deux-Siciles, les
Golonna et les Savelli au pape ; la guerre civile se ralluma dans
Rome et la campagne romaine. Le pape, redoutant l'entrée de Vir-
ginie Orsini, rappela, pour les armer, les assassins bannis par Paul II
et Sixte IV, et lâcha sur la ville les pires brigands de toute l'Italie.
Venise s'empressa de dénoncer l'alliance et refusa son contingent.
Alphonse de Galabre s'empara du Latium. Quand la famine fut dans
Rome, et qu'en dehors des murs, jusqu'aux montagnes latines, tout
fut brûlé, le pontife fit la paix : il abandonnait, sans aucun remords,
les barons du Midi à la fureur de leur maître, qui les attira dans un
piège et les fit égorger en masse. La politique guerroyante réussis-
sait mal à Innocent. C'était un prince timide ; son fils Franceschetto
et ses neveux avaient une âme d'usuriers médiocre et avide; ils ne
songeaient qu'à s'enrichir vite, et, Rome regorgeant toujours de
spadassins et de vagabonds, ils imaginèrent un tarif pour les assas-
sinats et des abonnemens qui assuraient la tranquillité des crimi-
nels. Franceschetto touchait 150 ducats par meurtre. En l/i90, le
saint-père faillit mourir. Son fils mit la main sur le trésor de l'église,
et l'intervention des cardinaux seule l'empêcha de le faire passer en
Toscane. Il se souciait fort peu d'un principat en Italie. Son père,
afin de l'établir en Romagne, fit poignarder bien inutilement le
neveu de Sixte IV, Girolamo Riario, tyran de Forli et d'Imola. Gata-
rina Sforza, la veuve, vit jeter par une fenêtre le cadavre nu de son
mari ; elle s'enferma dans la citadelle de Forli et la défendit contre
la populace pour son fils Ottavio jusqu'à l'arrivée des secours de
Rentivoglio et de Jean Galéas. Franceschetto dut se contenter d'un
riche mariage dans la famille du premier banquier de l'Italie, Lau-
rent le Magnifique.
Entre Sixte IV et Alexandre VI, ce pontificat, dont toutes les
entreprises avortèrent, semble misérable. Avec Innocent VIII, toute
dignité, toute pudeur a disparu, non -seulement chez le pontife,
mais encore au sein du sacré-collège et de l'église. Laurent de
Médicis, envoyant à Rome son fils, le cardinal Jean, âgé de dix-sept
ans, disait au futur Léon X : « Vous allez dans la sentine de tous
les vices, et vous aurez de la peine à vous y tenir décemment. »
Les contemporains virent avec stupeur le pape reconnaître ouver-
tement ses enfans, comme eût fait un Sforza. Sixte IV, lui du moins,
laissait passer Girolamo pour son neveu. Quand le sultan Bajazet
eût confié à Innocent, au prix d'une pension de A0,000 ducats, la
garde de son frère Djem, on s'étonna que le prince musulman,
fils de Mahomet II, logeât, avec ses janissaires et ses musi-
ciens, au palais apostolique. Il sembla aux bonnes gens de Rome
LES BORGIA. 905
que, sur Saint-Pierre, le croissant se levait à côté de la croix.
Comme le principat ecclésiastique était devenu l'objet d'une inso-
lente enchère, chacun des cardinaux avait bien le droit de tout
espérer du prochain conclave. Enfermés dans leurs palais forti-
fiés, munis de tours, dont les portiques et les loges intérieures
abritaient parfois une petite armée et son artillerie, entourés de
leurs hommes d'armes, de leurs centaines de valets, de leurs
bravi, ils renouvelaient, à la fin du xv® siècle, les souvenirs lais-
sés par la féodalité romaine au plus mauvais moyen âge. Us sor-
taient à cheval, l'épée au flanc, couverts d'une armure, entourés de
leurs neveux, de leurs cliens, de leurs spadassins. Us étendaient
leur influence dans Rome par les pires moyens : ils nourrissaient,
sous le portail de leurs palais, des foules de gueux prêts à tous les
coups de main ; ils protégeaient, par le droit d'asile, les bandits qui
se réfugiaient près d'eux ; ils empêchaient, dans leurs quartiers, l'exé-
cution de la justice pontificale. Les cardinaux Savelli et Golonna de-
vaient envoyer de nuit des troupes contre les gens du cardinal La
Ballue, qui avaient délivré des criminels, et, sous les yeux de leur
maître, déchiré les parchemins judiciaires et blessé le bourreau du
pape. Aux-fètes du carnaval, qui commençait à Noël, on voyait pas-
ser à travers Rome les cavalcades, les chars allégoriques, chargés
de musiciens et d'histrions, ornés des armes des cardinaux qui, par
l'éclat de leurs folies, caressaient la vieille passion des Romains
pour les spectacles magnifiques et gratuits. Ce luxe coûtait très
cher, et les princes de l'église, gorgés de bénéfices et rompus à
la simonie, demandaient encore au jeu des ressources peu cano-
niques. Ils jouaient donc, mais en redressant d'une main douce les
écarts de la fortune. Une nuit, le cardinal Riario avait gagné
là, 000 ducats d'or à Franceschetto ; celui-ci se plaignit à son père,
qui condamna à restitution le trop heureux joueur, mais les ducats
d'or étaient déjà dépensés.
Les cardinaux se dérobaient sous la main du pontife. Chacun
d'eux, se considérant comme un pape in petto, résistait aux volon-
tés du maître, se défiait de tous ses confrères comme d'autant de
rivaux et les haïssait. Le sacré-collège, condamné à la guerre intes-
tine, se façonnait à l'image de la tyrannie italienne; il recherchait
des alliances et des patronages en Italie et à l'étranger. Les deux
grandes puissances catholiques, la France et l'Espagne, avaient la
plus nombreuse clientèle : l'empereur, Venise, les Aragons et les
Sforza se partageaient le reste. Tout consistoire tenu au Vatican était
comme le champ clos où se livrait sourdement le combat désespéré
pour la tiare. Le cardinal de Médicis y rencontrait le cardinal Ria-
rio, le complice des meurtriers de son père et de son oncle; le vice-
chancelier de l'église, Rodrigo Borgia, chef du parti espagnol, s'y
906 REVUE DES DEDX MONDES,
querellait avec La Ballue, chef du parti français : celui-ci jetait à
Borgia les plus sanglantes injures, le traitait d'apostat, de mar-
rinio et d'impudique ; Innocent VIII accueillait avec des paroles de
colère les cardinaux qui s'étaient trop tôt réjouis de sa mort, et leur
disait : « C'est moi qui hériterai de vous tous. » Du haut en bas de
la société ecclésiastique, chez les moines comme dans l'église sécu-
lière, le respect des choses de Dieu était mort. Aux funérailles du
cardinal camerlingue d'Estouteville, les moines se battirent à coups
de torche, dans San-Agostino, autour du cadavre qu'ils voulaient
dépouiller de sa chape de brocard; on emporta le cardinal à la sa-
cristie ; la meute furieuse l'y suivit et lui arracha ses vêtemens épis-
copaux. De tous côtés, la conscience populaire se troublait, des pro-
phéties couraient Rome et l'Italie, annonçant pour l'année 93 la chute
de la puissance pontificale. A Florence, Savonarole encourageait,
par l'audace de ses sermons, les espérances des républicains atten-
dant la fin de la tyrannie médicéenne et la révolte des âmes chré-
tiennes aspirant à la réforme du christianisme. Le roi Ferdinand
d'Aragon dénonçait les scandales de la famille régnante au Vatican
et priait l'empereur de sauver, malgré elle, la sainte éghse. Ce fut,
pour la chrétienté, une consolation médiocre de retrouver le fer de
lance qui avait percé le flanc du Sauveur : le sultan Bajazet en fit
présent au pape, et Rodrigo Borgia, du haut des loges de Saint-
Pierre, éleva l'auguste relique sur Rome prosternée. Quelques jours
plus tard. Innocent VIII entrait en agonie. Son médecin juif tenta,
pour le sauver, une expérience criminelle : il fit passer dans les
veines du pontife le sang de trois jeunes garçons. « Les enfans
moururent, dit Infessura, le juif prit la fuite et le pape ne guérit
point. » Mais il laissait au monde chrétien une interprétation inat-
tendue du Sinite parvulos ad me venire de Jésus, et l'impression
douloureuse d'un règne flétri parle trafic éhonté des choses saintes.
Le 6 août l/i92, vingt-trois cardinaux ouvrirent le conclave dans
la chapelle Sixtine, sous la garde des ambassadeurs et des nobles de
Rome. On entoura le Vatican de troupes,, et l'enchère simoniaque
de la tiare commença. Les concurrens étaient nombreux ; chacun
d'eux représentait quelque puissance de l'Europe ou de la pénin-
sule, ou même des droits de famille à la succession du royaume
ecclésiastique. Ascanio Sforza était le Irère du premier tyran de
l'Italie. Julien Rovere et Riario se recommandaient de Sixte IV;
Lorenzo Gibô semblait l'héritier direct d'Innocent VIII; Borgia se
rattachait à Galixte III ; Orsini et Golonna avaient pour eux la gran-
deur séculaire de leurs familles. La France et Gênes soutenaient ou-
vertement Rovere. Borgia opposa à celui-ci le cardinal Sforza, mais
Ascanio, dont la maison menaçait toute l'Italie, sentant que ses
chances étaient trop faibles, se rangea derrière le vice-chancelier
LES BORGIA. 907
et mena la cabale en faveur de Rodrigo. Borgia était Espagnol, et
l'Espagne, victorieuse de ses derniers Maures et unie à Naples, pas-
sait alors au premier rang des nations chrétiennes. Orsini seconda
les efforts d'Ascanio. Pendant trois jours, le conclave ressembla à
un comptoir de banquiers. Borgia donna à Sforza, en argent, la
charge de plusieurs mulets, son palais et son mobilier, tous ses
bénéfices et la vice-ehancellerie de la cour romaine. A Orsini, il pro-
mit des fiefs ; à Golonna et à sa famille, l'abbaye de Subiaco et tous
ses châteaux à perpétuité; à Michiel, l'évêché de Porto; à Sclafe-
tano, Nepi ; à Savelli, Gività-Gastellana. Le patriarche de Venise,
Gherardo, dont la tête branlante, selon Infessura, disait toujours
oui, se contenta de 5,000 ducats. L'œuvre du Saint-Esprit devenait
très facile. Dans la nuit du 10 au 11 août, le nom de Borgia sortit du
calice électoral. Au petit jour, la croix parut à une fenêtre du con-
clave, et l'on cria à la ville endormie l'élection d'Alexandre VL Puis
la cloche du Gapitole sonna en volées solennelles la première heure
du pontificat nouveau ; le peuple accourut au vieux Saint-Pierre,
dont la façade, revêtue de mosaïques, étincelait joyeusement dans
un rayon d'aurore. Le cardinal Sanseverino, qui était d'une force
peu commune, souleva entre ses bras le pape Alexandre et le mit
sur le trône, derrière le maître-autel de la basilique. Il bénit alors
la foule frémissante, la ville et le monde. L'église romaine était à
ses pieds, le sacré-collège adorait en lui le vicaire de Jésus-Glirist,
et le jeune cardinal de Médicis murmurait à l'oreille du cardinal
Cibô : « Nous voilà dans la gueule du loup : il nous dévorera tous,
si nous ne trouvons le moyen de lui échapper. »
m.
Ge règne s'annonçait, en effet, d'une façon menaçante pour l'Italie
et l'église. La rencontre de conditions très graves, d'accidens im-
prévus, rendait alors plus incertain l'équilibre des tyrannies ita-
liennes, et la personne même du nouveau pape, son origine et ses
ambitions de famille, étaient, pour les observateurs clairvoyans, du
plus mauvais augure. La mort prématurée de Laurent le Magni-
fique, en avril lli92, avait fait disparaître l'hégémonie morale des
Médicis sur la péninsule. Sous Sixte IV et Innocent VIII, Laurent avait
su maintenir, par son union avec les Aragons, la paix de l'Italie, et,
quand le saint-siège troublait cette paix, Florence employait heu-
reusement sa diplomatie à la rétablir contre lui. Pierre de Médicis,
médiocre et violent, incapable de conserver au dehors l'ascendant
politique de sa maison, ne pouvait, au dedans, maîtriser la déma-
gogie qu'en substituant au gouvernement libéral, fondé sur l'opi-
nion, de Gosnie et de Laurent, un régime despotique analogue à
908 REVUE DES DEUX MONDES.
celui de Milan. Mais le tyran de Florence cessait d'être le patron
politique de l'Italie, et celle-ci avait ainsi perdu son modérateur;
elle se trouvait attirée, en deux directions contraires, par deux prin-
cipats ennemis l'un de l'autre, les Sforza et les Aragons, livrée à
tous les hasards que le saint-siège provoquerait à son gré, en pen-
chant, soit du côté du nord, soit du côté du midi. A xMilan, la situa-
tion semblait des plus périlleuses. A l'usurpation des Visconti et
des Sforza sur les libertés publiques, Ludovic le More avait ajouté
une usurpation personnelle, par l'emprisonnement du maître légi-
time, son neveu, Jean Galéas. Ludovic, menacé par les républicains
lombards et le parti du prince dépossédé, se voyait perdu s'il n'ap-
pelait l'étranger. Milan, maîtresse des passages des Alpes, était la
clé de l'Italie. Dès l/i92, on sentait passer, du haut en bas de la
péninsule, comme le souffle précurseur d'une invasion. Savonarole
ne fut point un prophète le jour où il annonça la venue du
nouveau Cyrus chargé par Dieu de frapper d'une verge de fer
les princes, les peuples et l'église. L'aventureux Charles VIII
était l'allié naturel de Ludovic ; il pouvait être aussi bien le com-
plice d'Alexandre \'I. Le pape et le duc de Milan montraient au roi
de France la même proie, Naples, l'héritage de Charles d'Anjou. La
papauté était alors angevine autant qu'au xiii^ siècle; elle convoitait
le protectorat des Deux-Siciles aussi ardemment qu'aux époques
normande et souabe. Elle ne voulait pas abandonner le rêve d'une
suzeraineté pontificale établie sur le midi napolitain et gracieuse-
ment consentie par un vassal français. Cette suzeraineté, que jadis
Grégoire VII avait recherchée pour la grandeur de l'église romaine,
les papes du xv^ siècle ne la souhaitaient plus qu'à titre de grand
fief bon à partager entre leurs neveux et leurs fils. Mais Calixte III,
le premier Borgia, et Sixte IV, n'avaient vu dans cet intérêt qu'une
question purement italienne, tandis qu'Innocent VIII, réveillant la
politique séculaire du saint-siège, avait ranimé un instant la tradi-
tion angevine dans la personne de René de Lorraine, fils de René
d'Anjou, comte de Provence. Rodrigo Borgia, pape espagnol, chargé
d'une famille avide, aurait-il le souci de la paix et de l'indépendance
de l'Italie? L'Espagne altière de Ferdinand et d'Isabelle se tiendrait-
elle longtemps en dehors du champ de bataille où les destinées de
la dynastie espagnole des Aragons seraient engagées? Le matin
même de l'exaltation de Rodrigo, tous ces problèmes se présen-
taient d'une façon plus ou moins distincte à la pensée des cardi-
naux italiens. Il était au moins certain que, tout à l'heure, l'étran-
ger seul pourrait accorder la lyre italienne ; mais quelles cordes
seraient brisées sous ce pontificat inquiétant, là était le secret de
l'avenir.
Certes, le passé d'Alexandre VI n'était point fait pour rassurer les
LES BORGIA. 909
esprits. II avait alors plus de soixante et un ans. C'était un juriste,
élève de l'école de Bologne, peu lettré, que les livres, la science,
les antiquités, les arts n'ont jamais charmé. A vingt ans, il fut créé,
par son oncle Calixte III, archevêque de Valence, sa patrie, et car-
dinal-diacre, puis vice-chancelier de l'église. Il possédait d'innom-
brables bénéfices, et, sous Sixte IV, il était le plus riche des cardi-
naux après d'Estouteville. Il fut légat en Espagne, et écrivit sur le
droit canonique conformément à la doctrine de l'absolue puissance
des papes. Il vivait en grand seigneur, comme les cardinaux Sforza
et Riario ; il n'était point comparable pour l'énergie de la volonté au
cardinal Rovere. Il se dérobait à la curiosité populaire, caressant, au
fond de son palais, les espérances d'une ambition obstinée, heureux
de couver ses richesses et de faire la fortune de ses enfans. Jadis,
le doux Pie II lui avait reproché paternellement, en un long moni-
toire, la liberté de ses mœurs et ses soupers trop joyeux avec les
dames de Sienne. Vers l/i67, il s'était lié avec Vanozza Gatanei, plus
jeune que lui de onze ans; cette femme, une Romaine de naissance
obscure, eut deux ou trois maris très indulgens, à qui Rodrigo
donna des places lucratives dans l'administration apostolique. Rien
n'indique qu'elle fut comparable, pour l'esprit, aux grandes courti-
sanes de ce temps ; elle vécut discrètement, dans l'ombre du pon-
tificat : Burchard ne la mentionne qu'une seule fois, à propos de la
plus tragique histoire de la famille. Mais elle vieillissait plus vite
que Borgia, et celui-ci, trois ans avant son élection au saint-siège,
avait voulu goûter la joie d'une seconde jeunesse. Giulia Farnese,
Giulia la Relia, dont la chevelure d'or était fameuse dans toute
l'Italie, enfant de quinze ans, fiancée par hasard à un Orsini, de-
vint donc, dès le mois de mai 1ZI89, la favorite du futur pontife.
Son frère Alexandre, qui aida à cette brillante fortune, reçut plus
tard le chapeau rouge. Avec lui commença la grandeur politique
de Farnèse. Ce jeune cardinal, qui, sous Innocent VIII, avait fait
emprisonner sa mère, calomnieusement accusée par lui, fut le pape
Paul III.
Cependant, ni Vanozza ni Giulia ne pouvaient inquiéter l'église et
l'Italie. Un tyran de Rome, endormi dans le plaisir, eût rassuré
Naples, Florence et Milan. Les contemporains ont admiré ce prince
ecclésiastique, « haut de taille, toujours souriant, aux yeux noirs,
aux lèvres merveilles, à la santé robuste, infatigable, » qui entraî-
nait vers lui les dames c par son regard magnétique, » dit Gaspard
de Vérone. Mais il portait entre ses bras, à la chaire de Saint-Pierre,
une trop nombreuse famille ; toute une dynastie entrait avec lui dans
le pontificat. On lui connaissait alors sept enfans. L'aîné, Pier Luigi,
le premier duc de (îandia, était mort en l/ii>l ; une bulle de Sixte IV
l'avait légitimé, au nom de Rodrigo Borgia, en iliSi. Le second, don
910 REVUE DES DEUX MONDES,
Juan, dac de Gandia, avait été légitimé par le même pape en 1482. Il
avait dix- huit ans, César en avait seize, Lucrèce douze, Joffré dix.
Juan, César, Lucrèce et Joffré ont formé seuls la famille politique
d'Alexandre VI; l'épitaphe de Vanozza, à Sainte-Marie-du-Peuple,
ne rappelait que ces quatre noms. Girolama, Isabella, Laura, ne
comptent point pour l'histoire. Giovanni, Vinfant romain, qui passa
pour le fils de Lucrèce et qui naquit durant le second veuvage de
cette malheureuse femme, fut reconnu par deux bulles pontificales,
en date du 1^'' septembre 1501, conservées à l'/lrcAù'/o de Modène.
Par le premier de ces actes solennels, Alexandre déclare que l'infant
est fils de César Borgia de France ; par le second, qu'il est son propre
fils. Sur ce Giovanni, que Lucrèce, devenue duchesse de Ferrare,
éleva à sa cour en qualité de frère, repose le plus douloureux mys-
tère de la vie d'Alexandre YI, comme de celle de César. En 1/198, Lu-
crèce avait, en effet, donné le jour à un fils dont la naissance coïn-
cide exactement avec les dates portées aux bulles de 1501. Plusieurs
autres actes de la chancellerie vaticane, en 1502, attribuent encore
cette paternité à César. Ce double aveu de paternité, cette confes-
sion contradictoire nous permettent d'indiquer seulement les termes
du triste problème, sans essayer de le résoudre. Toutefois, il est bien
entendu qu'il ne s'agit point ici d'une légende romanesque sortie
du préjugé populaire, mais d'un ensemble de documens histori-
ques, confirmés par le témoignage constant des ambassadeurs ita-
liens, et d'une question d'état que les bulles apostoliques ont fran-
chement présentée à la conscience de la postérité.
Revenons donc aux aînés de cette maison singulière. En 1Û92,
don Juan, duc de Gandia, vivait en Espagne, où il s'était marié;
son ambition ne l'attirait point vers l'Italie ; je crois qu'il vint plus
tard, bien à contre-cœur, séjourner à Rome, où le fratricide l'atten-
dait. César, petit étudiant à l'université de Pise, fut doté par son
père, le jour même du couronnement, de l'archevêché de Valence,
et, une année plus tard, reçut le chapeau rouge. C'était ainsi un
candidat d'avenir à la papauté. Juan Borgia, neveu d'Alexandre,
évêque de Monreale, prenait la pourpre le l*"'' septembre 1Ù92, et
tous les Borgia ecclésiastiques, cousins ou neveux, la revêtirent
tour à tour. Lucrèce, qui avait été déjà fiancée avec don Chérubin
de Centelles, puis avec Gasparo de Procida, deux Espagnols, vit
offrir sa main à un Sforza, Jean de Pesaro ; le mariage eut lieu le
12 juin l/i93. Jofiré, à l'âge de neuf ans, se réveilla chanoine et
archidiacre de Valence. Mais le père songeait à établir son benja-
min en quelques bons fiefs des Deux-Siciles ; le 16 août 1/j93, on
le fiança à doua Sancia, fille naturelle d'Alphonse de Calabre, petite-
fille du roi Ferdinand, qui apportait en dot la principauté de Squil-
lace. Il jeta son camail aux orties, et représenta innocemment l'in-
LES BORGIA. 911
térêt politique des Borgia du côté des Aragons, comme le faisait
sa sœur Lucrèce du côté des Sforza.
Alexandre tendait ainsi la main à la fois à Milan et à Naples. Les
mariages de ses enfans marquèrent toujours l'orientation de sa poli-
tique. Il semblait que l'église ne lui eût confié le gouvernement de
la chrétienté que pour le bien de sa propre famille. Pendant plus de
deux années, jusqu'à l'entrée de Charles VIII à Rome, il eut une
conduite hésitante et effacée, si on la compare aux entreprises de
la fin du règne. Le principat italien était encore intact, et l'égoïsme
paternel du pape se sentait mal à l'aise. 11 reprenait alors, sans y
rien ajouter, la tradition de ses prédécesseurs. Au dehors comme
au dedans, il louvoyait avec une certaine timidité, caressait les
Orsini, se rapprochait de Ferdinand, qui était alors le premier
homme d'état de la péninsule ; puis, sur un signe de Ludovic le
More, penchait vers les Sforza et nouait une ligue avec Milan,
Venise, Sienne, Ferrare et Mantoue. « A ce moment, dit Guichar-
din, Ludovic regardait comme un échec pour lui-même tout abais-
sement de la grandeur d'Alexandre. » L'alliance n'eut point d'effet
sérieux, grâce à l'inévitable trahison de Venise. Le pape commença
donc une nouvelle évolution vers les Aragons, disgracia le cardinal
Ascanio Sforza et parut se rallier à la politique italienne et nationale
de Ferdinand. L'usurpateur de Milan, menacé par ce mouvement
qui rompait l'équilibre de la péninsule, se rejeta du côté de la France ;
une partie du sacré-collège, Julien Fiovere, Golonna et Savelli en tête,
s'unirent à lui pour appeler l'étranger; l'idée de la déposition du
pape indigne, qui fut jusqu'à la fin le tourment d'Alexandre VI,
grandissait parmi les cardinaux dissidens et jusque dans les con-
seils des rois catholiques d'Espagne. Julien, l'implacable ennemi des
Borgia, courut à Lyon pour décider Charles VllI. Le plan de l'inva-
sion fut arrêté entre ces deux hommes. Jules II, qui poussa plus tard
le cri désespéré Fiiori i Burbari, et usa toutes ses forces à chasser
l'étranger de la péninsule, fut ainsi le premier complice d'une poli-
tique qui ruina l'Italie et bouleversa l'histoire de l'Europe.
Le seul prince qui, après Laurent de Médicis, fût capable de res-
saisir l'hégémonie italienne et d'intimider Charles VIII, Ferdinand,
disparut alors. Il mourut, dit Burchard, sine litre, sine rruce, sine
Deo. Son fils Alphonse II, fourbe et vil, orgueilleux et cruel, de-
meurait le seul allié d'Alexandre, le dernier défenseur de l'Italie.
Pierre de Médicis, dont la puissance chancelait, ne se prononçait
ni pour la France ni contre elle ; Venise se tenait dans une neutra-
lité prudente ; tous les petits tyrans étaient gagnés à la cause fran-
çaise. Personne ne savait au juste ce que Charles venait feire en
Italie, et lui-même, il n'en était pas bien sûr ; mais on comprit, dès
ses premières étapes, qu'une heure fatale pour la tyrannie avait
912 REVUE DES DEUX MONDES.
sonné. En quelques semaines, ce fut, du nord au midi, une véri-
table décomposition politique. Le pape et Alphonse li, éperdus, sup-
pliaient le sultan turc de les secourir. Charles VIII, lui disaient-ils,
enlèvera Djem, et le rétablira sur le trône de Mahomet. Bajazet ré-
pondait au pape, par une lettre que Burchard et Sanudo nous ont
conservée, que, a pour le repos et l'honneur du saint-père, et sa
propre tranquillité, » il était bon de faire mourir d'abord son frère
Djem, « qui est d'ailleurs mortel, et prisonnier de Sa Sainteté, » et
cela, « le plus tôt possible, et de la meilleure façon qui plaira à Sa
Sainteté ; » Djem sortirait ainsi « des angoisses de cette vie, et son
âme passerait en un monde plus heureux. » Le sultan voulait seu-
lement le corps de Djem, et promettait au pape, comme prix du
sang, 300,000 ducats, son amitié perpétuelle et la paix des chré-
tiens d'Orient. Cependant Ludovic hâtait le trépas de son neveu,
et, à peine en possession du titre de duc de Milan, trahissait
Charles VIII et prêtait l'oreille à l'appel du pape et aux conseils de
Venise. Toutes les villes de Toscane se levaient contre Florence;
Florence chassait Médicis et se livrait au roi ; Pise précipitait dans
l'Arno le lion de marbre de Florence, en criant: Popolol Libéria l
Le vieil état communal renaissait sous les pas de l'armée française.
Le pape enfin perdait la tête ; il traitait avec tout le monde à la
fois : avec l'empereur Maximilien contre Charles VIII, avec Charles VIII
contre l'église et le concile dont la chrétienté menaçait le saint-siège;
il ouvrait Rome à une armée napolitaine marchant contre l'armée
française, voyait avec épouvante les Orsini et les Colonna passer
les uns après les autres dans le camp français, armait fiévreuse-
ment le Saint-Ange et les bourgeois de Rome, offrait des armes aux
Espagnols et aux marchands allemands, enfermait au Saint- Ange son
argenterie et ses tiares, faisait seller des chevaux pour fuir, il ne
savait de quel côté. Tous les malheurs s'abattaient à la fois sur sa
tête. Les cardinaux, qui chevauchaient dans le cortège du roi, pré-
paraient le décret de déposition et le dossier d'un procès de simonie.
Une compagnie française, commandée par Je capitaine d'Allègre, ar-
rêtait du côté de Viterbe Giulia Farnèse et son escorte. Charles VIII,
imitant la chasteté de Scipion, ne voulut point voir Giulia la Relia,
mais il lui imposa une rançon de 3,000 ducats. Cette aventure tragi-
comique fut, pour Alexandre, le coup de grâce. Il abandonna tout
au roi, le passage libre à travers Rome et le gouvernement mili-
taire de la ville ; le droit de conquête sur le tyran de Naples dont il
renvoyait l'armée ; la couronne des Deux-Siciles ; quatre ou cinq
villes du patrimoine ecclésiastique ; il renonçait à l'alliance turque
et remettait le sultan Djem à Charles ; il rendait Ostie à Julien Ro-
vere; il livrait son fils, le cardinal César, comme otage de sa foi
pontificale. On lui laissa donc les clés de l'église universelle, et la
LES BORGIA. 913
blonde fille des Farnèse lui fut rendue. Lui-même, le l*"" décembre,
il Taccueillit à sa rentrée dans Rome. « Sa Sainteté, écrit l'ambas-
sadeur de Ferrare, portait un pourpoint noir, avec des bandes de
brocart d'or, une belle écharpe à l'espagnole, le poignard et l'épée,
des bottes espagnoles et un berret de velours très galant. » Au mo-
ment même où il revêtait ce costume de troubadour, le principal
ecclésiastique se tenait sur une pointe d'aiguille; Alphonse II, qu'il
abandonnait, ne pensait plus qu'à se sauver avec ses trésors, en
Sicile ou en Espagne; Ludovic le More disait à l'ambassadeur de
Ferrare : « J'attends l'estafette qui m'apportera cette bonne nou-
velle : le pape pris et décapité. » Alexandre se jeta donc dans les
bras du roi, et la plus belle armée de l'Europe défila le long des
rues de Rome, avec ses canons et son infanterie, le soir du 31 dé-
cembre lZi9/i : du fond du Vatican, le pape vit la lueur des feux de
joie et entendit les cris du peuple acclamant la France, les Golonna
et le cardinal Rovere. Pendant vingt jours, il chercha à éluder la
signature définitive du traité qui renfermait la déchéance politique
du saint-siège ; il finit par refuser l'investiture des Deux-Siciles. Il
amusa Charles du spectacle des cérémonies pontificales, et, quand
le roi prit la route de Naples, il lui donna les deux otages promis,
Djem et César. Mais à Velletri, César se glissa hors du camp fran-
çais, déguisé en palefrenier, et à Naples, Djem mourut, selon le
désir de son frère Rajazet, après avoir mangé ou bu, dit Rurchard,
« des choses qui ne convenaient pas à son estomac. » La lâcheté
d'Alphonse d'Aragon rendit à Charles la conquête du Napolitain très
facile. Le roi des Deux-Siciles abdiqua, sans avoir combattu, lais-
sant à son fils Ferdinand II une couronne déshonorée. Le pape, le
duc de Milan, Venise, le roi d'Espagne, l'empereur, formèrent à la
fin de mars 1^95, contre Charles VIII, une ligue qui fut le prélude
des guerres pour l'équilibre européen, et le premier acte d'une in-
cessante intervention de l'Europe dans les affaires d'Italie. Charles
revint sur ses pas ; il renonçait à la terre-sainte, à Constantinople,
à cette vision de l'Orient qui avait éclairé les jours tristes de sa
jeunesse; il ne cherchait plus qu'à sortir au plus tôt du guêpier
italien. Alexandre VI se garda bien, cette fois, de l'attendre au seuil
de sa ville sainte. En dépit des Romains, qui s'offraient à le dé-
fendre dans le Saint-Ange, il courut jusqu'à Orvieto, puisàPérouse,
entraînant à sa suite les troupes de la ligue et celles de l'église,
les ambassadeurs et le sacré-collège. Après Fornoue, il rentra dans
Rome, le 27 juin 1/195. Zorzi, l'ambassadeur vénitien, le décida à
lancer contre le roi de France un monitoire très sévère, dans lequel
il menaçait Charles des foudres canoniques s'il ne s'engageait à ne
plus rien tenter à l'avenir contre l'Italie et le saint-siège. Alexandre
TOME LXXXIV. — 1887. 58
914 REVUE DES DEUX MONDES •
ne pouvait comprendre encore que désormais toute question ita-
lienne serait, d'une façon plus ou moins directe, une question
française.
Mais les Borgia étaient des gens avisés, qui tiraient profit des
leçons de l'histoire. L'orage une fois passé, ils regardèrent l'Italie
et la virent couverte de ruines. Le principal était mortellement at-
teint. Les Médicis avaient disparu de Florence. Les Sforza étaient
convaincus de haute trahison envers la péninsule; entre la Lom-
bardie et la France, les Alpes s'étaient abaissées.; le duc d'Orléans,
maître du Milanais, avait recouvré les droits héréditaires de sa
grand'mère Valentine Vieconti. Les Âragons avaient abdiqué pour
ne point voir l'ennemi; Ferdinand II était obligé de reconquérir
son royaume ville par ville. Alphonse II mourut en novembre 1-495,
Ferdinand II en octobre 1496; son oncle Frédéric lui succéda, mais
on sentait bien que la succession de Naples était ouverte, et que
les Aragons, soutenus seulement par le crédit de l'Espagne, avaient
fini leur temps en Italie. La tyrannie pontificale avait en vérité le
moins souffert de l'invasion française. Ainsi, sur l'échiquier ita-
lien, une pièce importante était tombée, deux autres avaient perdu
toute valeur; Rome et Venise seules conservaient leur situation po-
litique. La dynastie des Borgia se vit donc en face de conditions
toujtes nouvelles; le rôle et les ambitions du saint-siège devenaient
tout à coup singulièrement plus vastes qu'au temps de Sixte IV et
d'Innocent VUI. L'attitude hésitante, la politique contradictoire
d'Alexandre VI, allaient faire place à un plan d'action très fermement
suivi. Il s'agissait, dans le désarroi et la décadence des vieilles ty-
rannies, de fonder un état nouveau, une maison régnante qui, ap-
puyée sur l'église romaine, eût été en peu d'années l'arbitre de la
péninsule. Pour le moment, le pape n'attendait rien de l'étranger;
la ridicule expédition de Maximilien contre Florence, en 4^96, lui
montra l'impuissance momentanée de l'empire ; il eroyait la France
bien loin, et ne soupçonnait pas encore l'approche de l'Espagne. 11
avait sous la main son fils aîné, don Juaade Gandia, dont la gran-
deur temporelle pouvait être l'orgueil de son pontificat. Il se con-
tentait alors, pour commencer l'établissement princier 4e ce jeune
homme, du domaine même de l'église qu'il démembrait et des
fiefs des vassaux de l'église qu'il dépossédait. Il lui remettait le
gouvernement du patrimoine, et lui donnait Ostie, Corneto, Cività-
Vecchia, Viterbe. Les Orsini, le vieux Virginio, leur chef, son fils
Jean Jordan, tous les capitaines de cette grande famille avaient pris
du service sous les étendards de Charles VIII ou dans l'armée flo-
rentine. Le pape confisqua donc leurs châteaux par bulle aposto-
lique, nomma son fils gonfalonier de l'église, lui fit cadeau d'une
armée, et l'envoya, accompagné du duc d'Urbin, de Fabrizio Co-
LES BORGIA.
915
lonna et d'Antonio Savelli, au siège de Bracciano, que défendaient
Alviano et sa femme Bartolomea, la sœur de Virginio. L'entreprise
tourna fort mal ; les pontificaux furent refoulés jusque sous les
murs de Rome, et une armée, commandée par deux capitaines à la
solde de la France, Carlo Orsini et Vitellozzo, les força de se battre,
le 23 janvier 1^97, près de Soriano. Ce fut un désastre. Le duc
d'Urbin fut pris, le duc de Gandia blessé, le cardinal Lunate, légat
du saint-père, s'enfuit avec une telle hâte qu'il en mourut. Le pape
appela à son aide Gonzalve de Cordoue, général du roi catho-
lique, et Prospero Colonna; mais Venise intervint et l'obligea à si-
gner une paix peu glorieuse. Pour 50,000 florins d'or, il abandon-
nait aux Orsini le droit d'être maîtres chez eux à perpétuité.
Certes, le premier acte de la politique patemelle d'Alexandre YI
finissait d'une façon fâcheuse. Mais les Borgia étaient beaux joueurs.
Le véritable virtuose de k famille, César, cardinal de Valence, se
préparait à entrer en scène. Au commencement de l'année 1497, il
avait plus de vingt ans. Use trouvait embarrassé dans les replis de
sa robe de pourpre, qui l'empêchait d'être général d'armée, prince
séculier, modérateur de l'Italie. Il souffrait avec peine l'alliance
matrimoniale de sa maison avec les Sforza, et, pour délivrer les
Borgia d'une entrave gênante et les détacher d'un gouvernement
trop compromis en Italie et à l'étranger, il jugea bon de supprimer
le mari de sa sœur Lucrèce, Jean Sforza de Pesaro. Rompre avec
Milan, c'était s'acheminer àaneenlente avec la France. Jean Sforza fut
donc condamné. Le jour des Rameaux, il reçut encore à Saint-Pierre
la palme bénite de la main du pape. Les chroniques de Pesaro ra-
content ainsi par quel hasard il échappa à une mort violente, dans
le cours de la semaine sainte. « Un soir, Giacomino, camérier du
seigneur Jean, se trouvait dans la chambre de M™® Lucrèce. César,
frère de celle-ci, entra ; Giacomino, par l'ordre de Madame, s'était
caché derrière un fauteuil. César parla librenaent à sa sœur, et dit
que l'ordre était donné de tuer Jean Sforza. Qutind il fat parti, Lu-
crèce dit à Giacomino : « Tu as entendu? Va et avertis-le.» Le camé-
rier obéit à l'instant, et Sforza se jeta sur un cheval turc, et à bride
abattue vint en vingt-quatre heures à Pesaro, où son cheval tomba
mort. » César se fit ainsi un ennemi mortel ; mais il prit en même
temps une leçon de prudence et une Siilutaire aversion pour les
paroles inconsidérées. Le pontife déclara, en vertu de son autorité
canonique, la nullité du premier mariage de sa fille. Lucrèce, qui
aima sincèrement tous ses maris, pleura quelques jours le premier
chez les nonnes de Saint-Sixte.
Cependant Alexandre comblait de bienfaits Juan de Gandia. Le
7 juin, il l'investit du duché de Bénévent, enclave ecclésiastique du
royaume de Naples, en ajoutant à ce fief Terracine et Ponte-Corvo.
616 REVUE DES DEUX MONDES.
Il choisissait en même temps César comme légat apostolique au
couronnement prochain de Frédéric d'Aragon. Mais César avait
alors de bien autres visées. La condition de cadet lui semblait aussi
insupportable que celle d'homme d'église. Pour tenter de grandes
choses, refondre en un moule nouveau la tyrannie italienne du
XV® siècle, et recueillir au nord et au midi de la péninsule des hé-
ritages si beaux, il devait être d'abord l'héritier présomptif de sa
maison. Il ne pouvait attendre, car Juan était jeune, et Alexandre
vieillissait. Une seule voie était rapide et sûre pour atteindre ce
but excellent. Il la prit, si horrible qu'elle fût, sans hésiter.
Le mercredi lZijuinlZi97, Juan et César, «filsbien-aimés du pape,»
écrit Burchard, avaient soupe chez leur mère Vanozza, dans une
vigne de celle-ci, près de Saint-Pierre-aux-Liens, sur les hauteurs
de l'Esquilin. Vers le milieu de la nuit, le cardinal pressa son frère
de se retirer au palais apostolique, où Juan habitait ; ils reprirent
leurs chevaux ou leurs mules, et descendirent la colline, suivis
d'un très petit nombre de valets ; ils allèrent ainsi côte à côte jus-
qu'à la région où se trouvait la vice-chancellerie, l'ancien palais de
leur père, non loin de Campo-di-Fiore ; là, ils s'arrêtèrent ; le duc
voulait, avant de rentrer au Vatican, « aller se divertir quelque
part; » il prit donc congé du cardinal, et rebroussa chemin, ne re-
tenant près de soi qu'un seul de ses serviteurs, et, en outre, un
homme « qui était venu au souper la figure masquée, » et qui, de-
puis plus d'un mois, chaque jour le visitait secrètement et masqué,
au palais. Le duc, ayant en croupe ce mystérieux personnage, che-
vaucha jusqu'à la place des Juifs; là, il se sépara de son unique
valet, en lui enjoignant de l'attendre, à cet endroit même, jusqu'au
jour, puis de s'en aller, si son maître ne reparaissait point vers
quatre heures du matin. Juan et l'homme masqué s'enfoncèrent
dans les ruelles tortueuses et noires qui tournent autour du Ghetto.
Le duc ne reparut plus au Vatican ; son serviteur fut retrouvé, au
petit jour, sur la place des Juifs, mortellement blessé; des bour-
geois charitables le recueillirent, mais il ne put rien révéler sur
son maître. Le 15 juin, avant midi, les gens du duc, inquiets de
cette absence prolongée, firent avertir le pape. Alexandre prit peur;
il espérait cependant encore que Juan rentrerait le soir au palais ;
il avait, pensait-il, rendu nuitamment visite à quelque courtisane,
et craignait de sortir en plein jour d'une maison suspecte. Le
soir vint, et le pape, épouvanté, ordonna à ses sbires de com-
mencer une enquête. On explora tout d'abord les rives du Tibre; et
un certain Giorgio Sclavo, qui, couché dans une barque ancrée au
milieu du fleuve, veillait chaque nuit sur un dépôt de bois étabU à
Ripetta, témoigna des faits suivans. Dans la nuit du mercredi au
jeudi, vers deux heures, il avait vu deux hommes à pied sortir de
LES BORGIA. 917
la ruelle qui longe encore aujourd'hui, du côté gauche, l'église de
San-Geroninao ; ils avaient observé avec une grande attention et en
silence le chemin qui suit le Tibre, et, n'apercevant personne, étaient
rentrés dans la ruelle ; quelques instans plus tard, deux autres
hommes étaient venus du même endroit, avaient sondé du regard
les alentours comme les premiers, puis avaient fait un signe d'appel :
alors était apparu un cavalier monté sur un cheval blanc, ayant un
cadavre en croupe, dont la tête et les jambes pendaient de chaque
côté, et que les deux premiers bravi soutenaient à droite et à gauche.
On se dirigea vers un point escarpé de la rive, le heu même d'où
l'on jette les ordures au Tibre; là, le cavalier fit tourner au cheval
le dos au fleuve, et les deux hommes qui s'étaient montrés les der-
niers, prenant le cadavre l'un par les bras, l'autre par les jambes,
l'enlevèrent du cheval, le portèrent jusqu'au bord et le précipitè-
rent dans l'eau de toutes leurs forces. Le cavalier demanda s'il était
bien tombé, ils répondirent : « Signor, si. » Le cavalier s'était alors
retourné, et, comme le manteau du mort flottait au fil de l'eau, il
avait demandé quelle était cecte chose noire qui nageait. Les autres
dirent : « C'est le manteau, » et ils lancèrent des pierres pour l'en-
foncer. Puis, tous les cinq se retirèrent : deux hommes prirent par
la ruelle de San-Geronimo, en regardant toujours avec soin çà et
là; le cavalier et les deux autres s'en allèrent du côté de l'hôpital
Saint-Jacques. Giorgio n'avait plus rien vu. Les serviteurs du pape
lui reprochant de n'avoir pas aussitôt prévenu le gouverneur de
Rome, il répondit que, dans sa vie, il avait vu, la nuit, une cen-
taine de cadavres jetés au Tibre, à la même place, et qu'il n'y pre-
nait plus garde. On convoqua les bateliers et les pêcheurs de Rome,
et, le 16 juin, dans l'après-midi, trois cents barques commencèrent
cette lugubre recherche. On retira le duc de Gandia, tout vêtu,
ayant sous sa ceinture ses gants et 30 ducats, et percé de neuî
blessures, l'une à travers la gorge, les autres à la tête, à la poi-
trine et aux jambes. On le mit sur une barque, qui descendit jus-
qu'au Saint-Ange; là, sous la direction du chapelain Burchard, on
le déshabilla, on le lava et on le revêtit de son costume de capi-
taine-général de l'église. Après le coucher du soleil, les gentils-
hommes de don Juan, tous les prélats de la maison apostolique, les
camériers et les gardes du pape, portant des torches et pleurant
u avec une grande clameur, » accompagnèrent le mort jusqu'à
Sainte-Marie-du-Peuple ; il avait la figure découverte et « semblait
dormir. » Quand le cortège parut sur le pont Saint-Ange, on en-
tendit, selon un témoignage recueilli par Sanudo, un cri terrible,
plus lamentable que tous les autres : c'était l'adieu suprême
d'Alexandre VI, qui, d'une fenêtre de la citadelle, regardait pour
la dernière fois la face pâle de son enfant. Mais César ne parut point
918 REVUE DES DEUX MONDES.
alors ; il semble, à lii'e Barchard, qu'il fût, en ce moment à cent lieues
de Rome : personne de sa maison ne suivit le deuil de son frère mort.
Le pape, dit Burchard, eut une dou'eur si profonde « qu'il s'en-
ferma dans sa chambre et pleura très amèrement. » Le cardinal
de Ségovie et ses serviteurs les plus intimes se tenaient derrière
la porte, le suppliant de leur ouvrir ; il ne les laissa entrer qu'au
bout de plusieurs heures. Il ne voulut ni boire ni manger, depuis
le matin du jeudi jusqu'au samedi; jusqu'au dimanche, il ne
dormit pas une minute; enfin, « il se laissa toucher par les sollici-
tations continuelles des gens de sa maison, et mit fin, autant qu'il
le put, à son deuil, pensant d'ailleurs qu'un gra7\d -péril rémlternit
pour sa personne même (Tune douleur trop prolongée. »
Burchard interrompt ici, avec une remarquable prudence, jus-
qu'au 7 août, la rédaction de son Journal. Mais ces derniers mots
du chapelain donnent à réfléchir. Alexandre connaissait l'assassin ;
il l'avait soupçonné dès le jeudi, quand on vint lui dire : « Le duc
n'est pas rentré cette nuit au palais. » L'ambassadeur florentin,
Braccio, écrit, le 17 juin, au conseil des Dix, que « le pauvre sei-
gneur » est tombé dans un piège longuement préparé, car « l'homme
masqué qu'il a pris en croupe lui avait souvent parlé, toujours
masqué, et toujours de nuit. » Braccio fait entendre que l'aventure
amoureuse où on l'a sans doute entraîné n'était qu'une amorce;
« certes, celui qui a imaginé et dirigé le crime avait bonne cervelle
et bon courage ; de toutes façons, c'est un grand maestro. » Une
enquête fiévreuse porta pendant deux semaines sur toutes sortes
de personnes; on mit les valets du duc à la torture; on interrogea
le comte de la Mirandola et sa fille, dont le palais était dans la ré-
gion de Ripetta. Le cardinal Sforza, Jean de Pesaro, les Orsini, le
duc d'Urbin, même don Joffré, le plus jeune des enfans Borgia, dont
la femme, dona Sancia, passait pour la maîtresse de son beau-frère
Juan, se virent soupçonnés à la fois. Puis, la haute police pontifi-
cale arrêta tout à coup ses investigations. Toute la chrétienté s'était
émue : l'empereur, le doge de Venise, Savonarole, le cardinal de
la Rovere, écrivaient au pape pour le consoler. 11 disait, le 19 juin,
devant le sacré-collège : « Si j'avais eu sept papautés, je les aurais
données pour la vie de mon fils. » Cependant, il voulut que le
mystérieux attentat entrât dans l'oubli. Rome entière murmurait le
nom du meurtrier; « mais personne, dit Raphaël de Volterra, n'ose
le prononcer tout haut. » Trois ans plus tard, on se mit à parler
plus librement ; l'ambassadeur vénitien Polo Capello écrivait de
César : « C'est lui qui a fait assassiner et jeter au Tibre, la gorge
ouverte, son frère le duc de Gandia. » La conduite ultérieure
d'Alexandre VI, sa demi-abdication entre les mains de César, con-
firma le jugement des contemporains et assura celui de l'histoire.
LES BOEGIA. PI 9
Nous ne savons rien de la première entrevue de ces deux hommes,
le cardinal de Valence et le pape, dans les jours qui suivirent l'as-
sassinat de don Juan. César demeura encore cinq semaines à Rome,
avant de remplir sa légation près du roi Frédéric. Le dO août, le
dernier roi de la dynastie aragonaise fut couronné à Naples par les
mains du fratricide; le h septembre, le sacré-collège recevait César
à sa rentrée dans Rome et l'accompagnait au Vatican. Le consistoire
se forma autour du pontife : Alexandre embrassa son fils et des-
cendit du trône sans lui dire une seule parole.
Au lendemain même du meurtre, il conçut une pensée très haute,
et témoigna aux cardinaux et aux ambassadeurs du désir qu'il avait
d'entreprendre la réforme de l'église, sans tenir compte ni de sa
puissance pontificale, ni de sa vie. Séance tenante, il avait nommé
une commission préparatoire de six cardinaux. Le même jour, il fit
part de ses internions réformatrices aux princes italiens et aux rois
de l'Europe. Il écrivit au roi d'Espagne qu'il était disposé à se dé-
mettre du pontificat. Il n'avait, sans doute, ni assez de vertu ni
assez de génie pour réformer le christianistue et purifier, par l'ob-
servance de l'évangile, la royauté ecclésiastique. Mais il pouvait au
moins réprimer les plus crians abus et imposer à l'église de Rome
la décence extérieure qu'elle avait eue sous Pie II. Il lui apparte-
nait aussi de commencer la réforme par lui-même et tous les Borgia,
et de mettre fin à sa politique de famille. Mais il n'était plus le
maître de sa propre volonté. Quand les cardinaux lui lurent le projet
de réformation, il les arrêta en leur objectant que la liberté du pon-
tife serait trop enchaînée. Il fit de César une sorte d'exécuteur tes-
tamentaire de Juan, et lui confia, pour être rendus plus tard au fils
de celui-ci, les joyaux du mort. Non-seulement il consentait à re-
tirer César de l'église, mais il forma un instant le projet extravagant
de lui donner en mariage sa belle-sœur, la femme de JoiTré, la très
légère Sancia d'Aragon, et de coiffer en échange Joffré du cha-
peau rouge de César. Cependant, dans les longues nuits d'hiver, le
fantôme de don Juan errait sous les voûtes du palais apostolique,
et le pape crut entendre maintes fois la plainte de son fils assassiné.
En février ili9S, pour fuir cette obsession, il s'établit au château
Saint-Ange. Peu à peu, la triste ombre se tut et ne vint plus. La
conscience d'Alexandre VI s'était apaisée. Le règne occulte de César
Borgia soulageait son père de la part la plus lourde du gouverne-
ment dans la tyrannie de la renaissance. L'action lui devenait facile,
car il n'était plus que l'instrument d'une ambition formidable qu'il
admirait en la servant. Mais jamais l'église n'avait traversé de jours
aussi extraordinaires que ceux qu'elle vit durant les six années où
le véritable roi de Rome fut César de France, duc de Valentinois.
Emile Gebuart.
REVUE DRAMATIQUE
Comédie-Française : la Souris, comédie en 3 actef , de M. Edouard Pailleron ; la
Nuit de juin, pièce en 1 acte, mêlée de prose et de vers, de M. Maurice Lecor-
beiller. — Porte-Saint-Martin : la Tosca, drame en 5 actes et 6 tableaux, de
M. Victorien Sardou. — Odéon : Beaucoup de bruit pour rien, comédie en 5 actes
. et 8 tableaux, en vers, de M. Louis Legendre, d'après Shakspeare. — Ambigu : Ma-
thias Sandorf, pièce à grand spectacle, en 5 actes et 16 tableaux, tirée du roman
de M. Jules Verne, par MM. William Busnach et George Maurens.
Dans la Souris, M. Pailleron s'est mis en frais de sensibilité comme
dans l'Étincelle, M. Pailleron a dépensé, prodigué l'esprit comme
dans le Monde où l'on s'ennuie-. Aussi bien ni la sensibilité ne man-
quait dans cette dernière pièce, ni l'esprit dans la précédente; et ces
deux ressources réunies étaient déjà celles de l'Age ingrat. Pourquoi
donc, après des ouvrages si heureux, celui que voilà est-il accueilli
avec une faveur plus tiède?
Oui, sans doute, il y avait dans l Étincelle une manière de pathé-
tique : à telles enseignes que beaucoup de personnes y sentaient pal-
piter un je ne sais quoi de Musset. Dans le Monde oii l'on s'ennuie, cette
revue de ridicules, toute l'intrigue n'était que l'histoire des fiançailles
de Roger et de Suzanne; et cette histoire, exquise en un point, a paru
tout entière agréable (1). M°'* de Sauves et son mari, dans l'Age in-
grat, étaient l'héroïne et le héros d'une sorte de roman où le cœur
déduisait discrètement ses raisons; et cette partie de la pièce, quand
ils voulaient louer complètement l'auteur, n'était pas négligée des gens
attentifs (2). — Mais, dans la nouvelle comédie, c'est aussi te jeu de
l'amour qui se joue entre ces trois personnages: une jeune femme,
(1) Voir la Revue du l" mai 1881.
(2) Voir la Bévue da 15 novembre 1885.
REVUE DRAMATIQUE, 921
un homme encore jeune, une jeune fille. Et ces personnages sont les
principaux, la question de leur bonheur ou de leur malheur fait l'in-
térêt essentiel de l'ouvrage; et le spectateur le plus frivole ou le plus
distrait ne peut s'y tromper.
D'autre part, l'ingénue de l'Étincelle était une ingénue du genre en-
joué, c'était même un éclatant spécimen du genre; et sa marraine et
le galant officier qui leur tenait tête ne restaient pas non plus à court
de verve. Et la douairière et le sous-préfet et les autres, dans ce
monde où l'on s'ennuyait si plaisamment, quelque dépense de re-
parties qu'ils eusseni faite, ne se trouvaient pas davantage embar-
rassés. Et, dès avant eux, ce mari à qui les troubles de « l'âge ingrat »
ne faisaient rien perdre de ses moyens, — au contraire, — et cette
comtesse anglaise du Café anglais, et ces célibataires variés et leurs
compagnes, toute cette bande semblait ignorer que la gaîté pût jamais
faire défaut ou qu'on pût l'épargner : tous ces gens-là, évidemment,
avaient un crédit illimité sur le trésor d'inventions facétieuses de l'au-
teur.— Mais celui-ci, a l'heure qu'il est, ne paraît pas ruiné ni avare ;
il prête encore sa joviale humeur aux silhouettes qui gesticulent dans
sa lanterne magique, à telle ou telle particulièrement qui ne fait
qu'aider au drame: une seule aurait de quoi défrayer de drôleries tout
Marivaux transformé en farces.
Comment donc, si l'on est curieux d'équité, s'expliquer ce refroidis-
sement? Pour se justifier, les inconstans nous disent : « 11 y a du sen-
timent, il y en a beaucoup dans la Souiis, mais il y a de la sentimen-
talité; il y a de la délicatesse, mais il y a de la préciosité aussi. » —
La belle affaire! Avec le sentiment, n'y avait-il pas trace de sentimen-
talité dans r Étincelle? Avec la délicatesse, n'y avait-il aucune préciosité
dans le Monde où l'on s'ennuie?.. Ces déserteurs disent encore : « 11 y
a de l'esprit dans cette pièce, mais il y en a de plusieurs sortes : il y
en a de naturel, mais il y en a de factice; et, parmi ce factice, il y en
a de trop facile et de banal; ei, factice ou naturel, il y en a de vul-
gaire. » — Mais cet assortiment d'épices de qualités différentes, n'était-ce
pas déjà l'assaisonnement du Monde où Von s'ennuie et de l'Age ingrat?
Qu'il s'agisse de sentiment ou d'esprit, cet alliage ou plutôt ce mélange
d'un peu de fausse monnaie ave^ la bonne, c'est le caractère de
l'abondante richesse de M. Pailleron.
Non, les causes de celte modération d'enthousiasme après de pa-
reils transports de faveur, les véritables causes ne sont pas celles que
l'on donne: elles sont plus particulières au présent ouvrage, elles ont
aussi plus de force; elles en ont assez pour que le public, même à son
insu, ait subi leur puissance. L'une, la plus profonde, est de l'ordre
du sentiment, où l'auteur a pris son sujet; l'autre, moins secrète, non
moins efficace, est de l'ordre de l'esprit, où l'auteur a choisi quelques-
uns de ses plus importans moyens d'exécution.
922 REVDE DES DEDX MONDES.
Le sujet, d'abord, est ingrat. Il tient de la gageure, et d'une terrible
espèce de gageure, qui exige tout l'effort de l'art (M. Pailleron ne le
ménage pas, mais on le sent), et qui, même gagnée, n'inspire pas à
l'assistance une satisfaction, une sécurité parfaites. Quand Molière
imdi'^inai l' École des femmes , il n'avait, plus l'âge d'Horace, mais bien
plutôt celui d'Arnolphe; et pourtant,aux discours enflammés d'Arnolphe,
son Agnès répond tout net :
Horace avec deux mots ea ferait plus que vous!
Et Molière est avec Horace, avec Agnès, avec l'ardente galanterie du
jouvenceau et la naïve tendresse de la fillette, contre Arnolphe et sa
passion. 11 se conforme, en dépit de son amour-propre personnel et
peut-être de son amour, au simple vœu de la nature : elle ordonne que
la jeunesse attire la jeunesse, elle souhaite que la moustache blonde
se marie aux lèvres roses; tant pis pour la barbe grise ! Il est vrai que
Molière^ dédiant son œuvre à une princesse de dix-neuf ans, se coa-
tenia de lui écrire : « Je ne vois point ce que Votre Altesse Royale pour-
rait avoir à démêler avec la comédie que je lui présente. » IL n'aurait
pu s'autoriser de ce qui suivait pour lui adresser un placet galant. 11
se concilia du moins le public et la postérité, à qui ce courageux bon
sens, cette juste soumission à la nature, avaient quelque chance de
plaire : il se montrait, en cette occasion, à la fois moraliste et auteur
dramatique.
M. Pailleron, comme dédicace, en tête de là Souris, a mis une réduc-
tion du SDnnet d'Arvers, un joli madrigal, d'une discrétion un jeu
voyante. C'est que la pièce pourrait s'intituler : la Revanche d' Arnolphe,
Elle ne va pas toute seule, comme on pense bien, cette revanche ; il
faut que l'auteur y aide. Il y met, en effet, toute son adresse, toute sa
grâce. 11 ne peut faire cependant, quelques ingénieux moyens qu'il em-
ploie, il ne peut faire que la fin soit approuvée par le cœur ni même
par la raison. Si spécieusement qu'il définisse l'amour de ce quadragé-
naire pour cette petite fille, le poète ne réu&sit pas à nous faire agréer
cet amour. « Paternité charmante, » soit : lorsqu'elle veut, à la fin,
exercer son charme, l'exercer tout de bon, cette paternité nous gêne, et
je dirais, pour un peu, qu'elle nous révolte. Lorsqu'on en vient au fait,
lorsque le héros, pour la première fois, tutoie l'héroïne, quelques insi-
dieuses mélodies qu'il ait filées jusqu'à cette note dominante, elle dé-
tonne. Prêtez l'oreille! Le virtuose qui souffle ce duo n'ose pas com-
mander à la pauvrette (un soprano aigu) de rendre au ténor ce tutoie-
ment : elle ne pousse pas jusque-là, devant nous, sa complaisance
filiale. Mais le ténor insiste, il tutoie derechef, il tutoie éperdument ;
et, sans avoir l'imagination bien vive, sans présager ce qui sera, en
présence de ce qui est, tout simplement, le bonhomme public se
REVUE DRAMATIQUE.
923
rejette en arrière. Séduit tout à l'heure, quoique un peu laborieuse-
ment, par la magie d'une suite d'aimables phrases, il secoue le sor-
tilège : il volt, maintenant, où l'on a voulu le conduire. Après avoir
goûté ces genùllesses, peu s'en faut qu'il ne se récrie, avec cette fran-
chise d'une âme saine et cette rudesse de parole dont un saint homme
donnait récemment l'exemple, en réponse à de délicieux et scanda-
leux sophismes : « Tout cela, » déclare l'abbé Taconet, tirant la mora-
lité de Mensonges, le dernier roman de M. Paul Bourget, u tout cela,
c'est de grandes saletés I »
Un malheur, à présent, qui se joint au mal nécessaire de l'ouvrage:
pour encourager son Arnolphe et nous disposer à voir d'un bon œil son
retour d'assurance, — et aussi pour suspendre l'action et l'égayer par
des péripéties amusantes, — M. Pailleron a inventé que ce héros fût
courtisé par deux personnes accessoires, et que ces personnes fussent
diversement ridicules. Or, le ridicule de la première, s'il existe dans
la réalité, est tellement rare que personne, hormis l'auteur, ne le con-
naît; celui de la seconde est suspect de n'exister nulle part, tant il
semble excessif. Par ces deux raisons, le public ne s'intéresse ni à l'une
ni à l'autre. Et comme déjà elles prennent leurs aises dans le premier
acte, comme elles encombrent le second et ne sont qu'à peine plus
réservées dans le troisième, — tantôt ensemble et se renvoyant la
balle, et tantôt, ce qui est pis encore, se succédant, pour établir une
série de contrastes, en des scènes exactement alternées, — ces deux
mauvaises fées nuisent à l'ouvrage encore plus que son vice intime :
ah ! pourquoi M. Pailleron les a-t-il invitées 1 11 leur prête son hu-
meur, toute sa belle humeur, dont elles se servent l'une contre l'autre,
et toutes les deux contre nous : plus il en a, plus c'est terrible ! Mieux
vaut, pour une pièce de théâtre, un personnage un peu niais, qui est
à sa place, qu'un personnage trop spirituel qu'on souhaiterait de
meitre dehors.
Voilà, de bonne foi, les véritables causes de cette déconvenue, qui
surprend le public autant que l'auieur. Mais une victoire un peu molle
n'€^t pas un désastre ; et c'est encore une victoire que nous enregis-
trons. Si ce n'est pas une de ces victoires triomphantes à l'envi des
plus belles défaites, c'est encore une victoire acceptable, et même ac-
cepiable avec honneur: assez de mérites, en somme, l'assurent et la
justi tient.
Et d'abord la partie essentielle, sinon peut-être la plus considérable,
de cette comédie, est traitée avec autant d'art que les admirateurs or-
dinaires de M. Pailleron le pouvaient espérer : — c'est de Ja partie
sentimentale que je fais ce juste éloge. — Il s'engage donc, ce débat
amoureux, entre trois perconnes. Pour favoriser son candidat au bon-
heur, pour augmenter les chances de son Arnolphe et lui permettre
d'emporter le prix, M. Pailleron l'a débarrassé d'Horace et même de tout
924 REVUE DES DEUX MONDES.
autre homme : le marquis Max de Simiers est le seul mâle de la pièce.
Dans la maison de campagne où se passe l'action, il n'y a même pas un
valet : apparemment, depuis Ruy 5/as,Arnolphe s'est souvenu de Mas-
carille; il a renvoyé Alain, par prudence. A parler sérieusement, il se
peut qu'une telle précaution trahisse une certaine défiance de la thèse
ou du thème qui est le support fragile de celte œuvre; après tout, elle
est sage, et d'ailleurs elle donne à l'ensemble un aspect original :
n'est-ce pas la première fois, sauf peut-être en quelque ballet, qu'on
voit sur le théâtre un seul coq pour autant de poules, — celle-ci
d'abord, qui est charmante, et cette fine poulette, et puis ces deux-là,
l'une étique et l'autre dodue, Pune « traînant l'aile et tirant le pied, »
l'autre à la houppe éclatante et à l'ergot insolent, quatre rivales enfin,
sans compter la présidente du concours, cette bonne vieille poularde !
Regardons-y d'un peu près : s'il a écarté Horace, en retour, le poète,
pour reconstituer le drame, a suscité en face d'Agnès, devenue l'ad-
miratrice d'Arnolphe, une sérieuse émule : voilà le trio. Écoutons-le,
il chante à merveille.
Elle est charmante, en effet, presque trop charmante, cette jeune
femme qui doit, à la fin, se sacrifier à la jeune fille : (elle acquitte ainsi
la dette contractée dans V Étincelle, — dont la Souris, en un certain sens,
est la contre-partie; notons, d'ailleurs, que « l'étincelle, » ici, jaillit du
cœur de l'homme, d'un cœur où quelque reste de feu a toujours refusé
de s'éteindre). Parisienne réfugiée à la campagne, Clotilde, comtesse
Woïska, est une Francillon qui a tourné court et bien tourné. Peut-
être avait-elle dans le sang et les nerfs moins d'ardeur et d'énergie
que l'héroïne de M. Dumas; peut-être est-elle vraiment, comme elle
le confesse, « de la race des sœurs » plutôt que de la race des
amoureuses, même fidèles à un seul et juste amour. Mais surtout elle
a eu cette chance que son mari, un étranger perdu de débauche, est
devenu gâteux assez tôt : pendant qu'on emmenait ce malheureux
dans une maison de santé, elle est sortie du tourbillon des plai-irs
mondains. Retirée chez sa mère, une bonne provinciale, soudain, elle
voit reparaître en visiteur un compagnon des anciennes fêtes, un ca-
marade ou plutôt un ami. Avec quelle mutinerie décente et quel mé-
lancolique enjouement elle lui rappelle que, dans celte rumeur gri-
sante de Paris, lui, un viveur, il a murmuré naguère d'utiles avis à
son oreille ! « Vous m'avez dit : Laissez donc cela aux autres, Clotilde,
vous n'êtes bonne qu'à faire une honnête femme, vous !.. Ce que cela
m'a vexée!.. Mais que c'était bien à vous! Vous êtes un honnête
homme, mon ami! » Et, si elle évoque ce souvenir, c'est que, présen-
tement, trop touché de ses vertus et de ses grâces, il est tout près, ce
Mentor, de lui chuchoter d'autres paroles, qu'elle n'a pas le droit
d'écouter. Et, sentant l'approche de cet amour, qui ne lui déplaît pas,
elle veut le détourner, avec une rare simplicité de courage, vers une
REVUE DRAMATIQUE. 925
tête blonde qui lui est chère, où le voile nuptial pourra se poser :
M Vous qui donniez autrefois de si bons conseils à celles qui sont folles,
vous n'en donneriez pas maintenant de mauvais à celles qui sont
sages! » — Oui, vraiment, elle nous séduit dès l'abord, cette grave et
souriante figure. Si douce que nous soit sa présence, il est bon que,
par un caprice de l'intrigue, elle disparaisse pendant le deuxième
acte : nous ne sommes déjà que trop attachés à cette prochaine vic-
time. Au troisième, et jusqu'au dénoûment, il est bon que, par un
artifice un peu étrange, elle cache à tout le monde, à nous comme à
sa mère, la nouvelle de son veuvage, qu'elle est allée vérifier dans
l'intervalle. Nous ne sommes que trop rengagés dans une raisonnable
amitié pour elle, et notre sympathie n'est que trop fortifiée par un
surcroît d'estime et de pitié : elle écoute avec une résignation si fière
et si modeste, avec une dignité si spirituelle et si touchante, avec une
possession de soi tellement dénuée d'apparat, l'étrange confidence de
cet amoureux qui, pendant son absence, a si vite changé d'objet !
Enfin, chargée d'une mission de confiance auprès de sa rivale, elle
s'en acquitte avec tant de désintéressement! Et ce n'est pas le désin-
téressement d'une Romaine de tragédie ou d'un ange de mélodrame,
non, mais celui d'une femme et d'une Française, qui se détache, non
sans lutte contre elle-même, d'un espoir longtemps caressé. Elle a
d'ailleurs assez de délicatesse, et, au service de cette délicatesse, une
volonté assez forte pour que sa rivale chérie ne se doute pas de son
sacrifice. Ohl l'aimable créature! Nous admettons à peine que cet
homme d'esprit, plus âgé qu'elle de dix ans, la délaisse pour épou-
ser la voisine, de dix années encore plus jeune qu'elle. Tant mieux,
au fait: elle nous reste! Il faut remercier M. Pailleron en même temps
qu'on le félicite : il n'a jamais tracé un caractère plus exquis.
« La petite sœur me plaisait bien aussi, disait un libertin de ma
connaissance, mais enfin on ne peut pas tout avoir! » Dans l'honnête
harem que M. Pailleron nous présente, c'est l'aînée que nous choisi-
rions ; mais la petite sœur nous plaît aussi. Toute menue et silen-
cieuse, l'originale entrée que fait cette souris blanche ! « La fille
du premier mariage de mon second mari,.. » c'est ainsi que M'"" de
Moisand, la mère de notre amie Glotilde, détermine son état civil ; Cen-
drillon amoureuse, voilà comment nous définissons d'emblée celte pe-
tite personne qui sort du couvent. L'énigme qu'on pressent au fond
de ses yeux clairs, sous ses bandeaux blonds, n'est pas sans attrait :
un sentiment timide, rabattu encore par la sévérité d'une marâtre (assez
débonnaire au fond, mais inintelligente et gauche), voilà celte passion
romanesque, rapportée du « parloir» à la maison. Elle se fait jour, au
deuxième acte, sous le coup d'une plaisanterie un peu dure. Ne s'avise-
t-il pas, celui que la fillette aime en secret, d'uiïrirune poupée à « ma-
demoiselle Souris? » — « Je m'appelle Marthe de Moisand, monsieur! »
926 REVUE DES DEUX MONDES.
répond-elle, très émue et très brave ; et elle se retire sans ajouterun mot.
Mais elle reparaît, et comme le maladroit quadragénaire s'excuse d'avoir
ainsi traité «une grande jeune fille de dix-huit ans, » — c'est l'âge qu'elle
a sincèrement déclaré tout à l'heure, — elle interrompt, par une ruse
gentille : « Dix-neuf! » On la dispenserait peut-être de raconter à ce
moTisieur la mort de sa mère : ce récit, où Ton attend vainement
quelque détail particulier et qui n'aboutit à aucun effet spécial, semble
une entreprise quelque peu indiscrète sur la sensibilité du public. Mais
l'agréable enfantillage que la révélation de ce vœu, fait en commun
avec deux amies : un an après la sortie du couvent, on y rentrerait si
l'on était dégoûtée du monde 1 La naïve rouerie que celle de ce jugement
sur le fiancé d'une des trois conjurées, — déjà infidèle, celle-ci, à sa
vocation : — «Un enfant, figurez- vous... Il n'a pas vingt-cinq ans! » Après
cette innocente invite, il est naturel que l'entretien tourne en duo
d'amour. 11 est interrompu ; mais, à la reprise, quelle jolie façon à cette
jeune fille de trahir son secret, — par l'éloge d'une de ses rivales, de la
plus digne, de celle qui mérite vraiment d'être enviée, — par l'aveu de
son aversion pour les deux autres, oh! les vilaines! qui ne peuvent
exciter que la jalousie. Enfin, au troisième acte, elle désarme notre
préférence pour Clotikie par la confiance qu'elle met en elle, par la
siT>cériié de sa confession, et même, pendant quelques minutes, par
sa courageuse intention de renoncement; et lorsqu'elle se trouve de
nouveau en têle-à-léte avec ce galant homme qui, lui aussi, par un
Bcru'piale de sa raison, prétend renoncer à son espérance, elle nous
émeut par la défense pudique et presque muette et par la persistance
de son amour ; et, lorsqu'il se ravise et qu'il en vient, par une pente
insensible, jusqu'à la presser, à la sommer d'ouvrir son cœur,
nous lui savons gré, du moins, de la chasteté de son aveu : elle a
honte... Qu'elle épouse son Arnolphe ! Il n'y a pas moyen de lui en
vouloir... ; mais, décidément, « la petite sœur » nous plaisait bien aussi.
Quant à ce vainqueur, à ce héros de roman parisien, qui traîne tous
les cœurs après soi, il est bien évident que c'est à disposer les nuances
de son caractère que l'auteur s'est appliqué avec prédilection. Nous
ne pouvons que sourire de lui, mais «e ne sera pas sans indul-
gence : nous le reconnaissons pour notre prochain, et pour un prochain
qui n'est, en somme, ni méprisable ni odieux. Le marquis de Simiers
■( avait fait de l'amour sa carrière, » ce qui ne laisse pas d'être plai-
sant, mais il en convient lui-même. Alors qu'il est menacé par la
limite d'âge, il se plaint franchement de ia gène qu'il éprouve, « en-
fermé entre le désir et le ridicule; » et il donne ces définitions de la
vie et de la mort : « Ce n'est que quand on commence à aimer, qu'en
vérité l'on commence à vivre ; et ne plus aimer, c'est commencer à
mourir... » Hé ! voilà, savez- vous, qui n'est pas tellement sot ! — Après
avoir essayé de son ardeur, qui ne s'éieint pas encore, auprès d'une
REVUE DRAMATIQUE. 927
femme qui mériterait de la rallumer, il se tourne vers une jeune fille
qui vaudra peut-être un jour sa rivale : avec curiosité, d'abord, il
assiste à l'éveil de ses sentimens; bientôt, à ce jeu, c'est sa fatuité, à
lui, qui se réveille, et il flambe tout à fait. La légèreté de son égoï«me,
alors qu'il se dégage de la personne qu'il avait tentée dans le com-
mencement, est bien humaine et bien élégante; si nous ne lui par-
donnions déjà pour le spectacle réjouissant que cette frivolité nousolTre;
il faudrait l'absoudre ensuite pour- ses consciencieuix efforts, quand il
essaie, dans un plaidoyer adressé à sai nouvelle conquête, de perdre la
cause de sa passion. Et, tout à la fin', l'éclat de cett'e sincère passion
renverserait nos derniers' scrupules, s'ils n'étaient d'ordre naturel',
éternel, inébranlable : « Horace avec deux mots... » Il faut toujours
en revenir là !
S'aluons au passage M*"" de Moisand, cette bonne dame qui donne
en trois mots- une idée de sa vie entière : « J'ai été mariée dieux fois,
j'ai toujours aimé mes maris, mes maris m'ont toujours aimée. » Mais
à quoi bon insister sur ces deux comparses, Hermine- de Sagancey et
Pépa Haimbault? La bonne dame, en son', ingénuité presque cynique,
se- figure qu'elles peuvent être d'une singulière utilité dans sa maison :
elle les découple toutes les deux sur la piste du beau Max, eile s'es-
soiiiïlà^àlesaniaier, croyant qu'elle travaille ainsi au salut de Ciotilde.
11 faut qu'elle se- fasse de& illusions, sinon sur leur bonne' volonté,
au moins sur leur mérite! Gn ne le's préférera jamais', ni à Glotiideni à
personne. Nous avons dit quel dommage elles-causentà cette comédie.
Non pas^que cette précieuse à la morphine, M'"»' d-e S^agancey, ne soit
en'eilé-mêmo une caricature assez neuve et peut-être assez juste ; mais
ello prend trop de place pour un personnage dont le modèle ne peut se
rencontrer que par accident. Le cas de M"" Pépa Raimbauk est plus grave :
on soupçonne qu'elle n'a jamais existé, ni à Séville ni aux BatignolleSj
d'où elle prétend tirer ses origines. C'est que, pour awir exagéré à
ce point les traits d'une écervelée « moderne', » M. Pailleron paraît
l'avoir imaginée hors- des temps. l'I a estimé, sans doute, que l?esprit
ferait tout passer; et il a prêté le sien à celte jeune' personne, sans
réserve aucune, le pire comme le meilleur. 0 l'enchanteur prodigue !
Sa filleule favorite vomit pêie-mêle des pierreritis et dtes- crapauds'. Et,
le plus fâcheux, c'est que, par une- sorte de contagion, la vulgarité de'
M"* Raimbault a gagné le voisinage : une étrange grossièreté de mœurs
règne en plusieurs parties de cette pièce. La renchérie M^'-de Sagam-
cey n'est pas exempte du tléau,, ni, hélasMe marquis- de Simiers. « Je
suis démodé, dit-il, jusque dans mon titre :• marquis, comme dans
l'ancien répertoire ! jusque dans ma politesse avec les femmes, jusque
dans mon respect pour elles... » Mais envers la petite Marthe, sa
maussaderie et son badinage, tour à tour, sentent pareillement la'
mauvaise éducation ; il n'est pas embarrassé pour payer l'elfronterie
928
RE7DE DES DEUX MONDES.
de Pépa en insolence; et lorsqu'il trouve une lettre qui traîne, ce raf-
finé de courtoisie, une lettre d'une jeune fille à une jeune fille, il la
lit sans barguigner, de l'air le plus naturel du monde. Voilà ses
façons, à ce monsieur qui s'accuse de représenter l'ancien régime :
c'est bien heureux, ma foi 1 qu'il n'entreprenne pas de se mettre en
règle avec le nouveau 1 « La rue dans le salon, » d'après l'auteur de
la Souris, c'est la formule de la société contemporaine. Il a son pessi-
misme, lui aussi, qui, dans les solennités académiques, raille si ga-
lamment les pessimistes. Assurons-le qu'il y a encore dans la rue
de bonnes gens qui ne s'appellent pas à tout bout de phrase « mar-
quis,.. » « baronne,.. » « comtesse,.. » et qui ne lisent pas une lettre
trouvée; — il y en a même dans les salons.
Enfin, M. Pailleron ne saurait, sans ingratitude, rester aussi féroce
pour une société qui produit encore de pareils comédiens. M. Worms
a joué la première moitié de son rôle avec un brio, une élégance ra-
pide et fringante qu'on ne lui connaissait pas; il s'est retrouvé dans
la seconde ce qu'il est à son ordinaire, un merveilleux virtuose de la
passion. M"'' Bartet, sous le nom de Clotilde, c'est la perfection hu-
maine, et M'^^ Reichemberg, sous le nom de Marthe, la perfection ex-
trarhumaine : on peut disputer si l'une est préférable à l'autre; l'im-
portant, c'est que nous ayons toutes les deux. M''" Montaland représente
assez finement la mère, avenante et effarée ; M"" Broisat rend bien l'af-
féterie delà langoureuse Hermine. Des juges trop délicats ou chagrins
ont reproché à M"" Samary l'exubérance de Pépa : elle joue le rôle, à
mon sens, tel qu'il est écrit. On voulait, apparemment, qu'elle le trans-
posât en mineur! Sans la franchise de sa verve, qui est naturelle et
saine, le personnage semblerait plus choquant. Un air de retenue le
rendrait inexcusable. Supposez que M"« Reichemberg s'y essaie... «Oh!
là là! » comme dit Pépa. Un enfant de chœur chantant du Béranger!
Il faut cependant que je parle enfin de la Tosca! D'ordinaire, que -
j'étudie une pièce au lendemain de son apparition ou trois semaines
après, je ne suis pas embarrassé pour dire la vérité : ceux qui me font
l'honneur de me lire le savent bien. Mais M. Sardou, cette fois, a rendu
la tâche difficile aux critiques d'arrière-garde : en présence des repor-
ters stupéfaits, il a chargé nos éclaireurs et le gros de notre armée
avec une telle furia d'admiration pour son propre ouvrage, une telle
ardeur de mépris pour quiconque ne l'adorait pas! Moi, traînard, isolé,
si je ne conviens pas que ce drame est irréprochable, je vais être
égorgé sur les corps de MM. Sarcey et Jules Lemaîlre, hachés
menu comme chair à pâté. Pauvre Lemaître !.. Il écrivait ses feuilletons
comme tout ce qu'il écrivait, en homme de lettres, en artiste, c'est-
à-dire avec bonne foi. Eûl-il produit récemment, pour son compte person-
nel, un petit chef-d'œuvre (il en est bien capable !), il n'aurait pas mis
plus de complaisance à voir/o Tosca tout en beau; fût-il, au contraire,
REVXTE DRAMATIQUE. 929
resté en-deçà de son espérance, il n'aurait pas trouvé ce drame plus
mauvais : « Eh bien ! aurait-il dit, cela fait deux pièces manquées au lieu
d'une ! » — D'autre part, si je ne jure pas que la Tosca est de tout point
exécrable, on va me soupçonner de lâcheté. Je suis tenté à la fois d'é-
chapper à un tel soupçon et au danger... Je me connais, je sais de
quel côté la tentation est la plus forte : il vaut mieux, dans l'intérêt
de M. Sardou, que je ne m'arrête pas davantage à ces pensées; voici
mes impressions, notées au fur et à mesure pendant ce spectacle, et
présentées sans art.
Après une exposition de mélodrame... Oui, de mélodrame : deux
hommes, qui se voient pour la première fois, causent abondamment :
le second déclare au premier qu'il est un prisonnier évadé, un
condamné à mort; le premier jure d'exposer sa vie pour sauver le
second, et nous sommes assurés, à son accent, qu'il tiendra parole;
au cours de l'entretien, ils échangent des confidences sur leurs bonnes
fortunes et se disent les noms de leurs maîtresses avant de se dire
leurs noms, à eux... Baste ! 11 faut une exposition : l'auteur ne fait pas
de façons, voilà tout. Après ce début, voici une scène de comédie char-
mante. La Tosca, une chanteuse à la mode, vient trouver son amant,
le peintre Mario, dans cette église où il achève un tableau de sainteté.
Elle offre des fleurs à la madone, et, sous les yeux indulgens de son
idole céleste, en bonne Italienne, elle taquine et câline son idole
de chair : elle gronde Mario sur son peu de piété , en frôlant
amoureusement ses moustaches. Et soudain, elle s'aperçoit que dans
le visage de cette Madeleine, qu'il peint sur le mur, il a mis quelque
chose d'une angélique marquise; elle devient jalouse: pourquoi les
yeux bleus de cette drôlesse du monde? Une Madeleine ne peut-elle
avoir aussi bien ses yeux noirs, à elle, la Tosca? Dans sa gaîté, dans
sa jalousie, dans toutes ses manières d'aimer, cette jeune femme est
également mutine; infiniment diverse, elle est toujours vive et natu-
relle, spirituelle et gracieuse. Au fait, c'est M"" Sarah Bernhardt qui
revient pour la figurer parmi nous : l'enfant prodigue, en ses voyages,
n'a rien perdu, ni de ce talent dont elle a prodigué les trésors, ni
même de son charme enfantin. Le personnage e.<t digne de l'artiste :
voilà un éloge.
L'action se passe à Rome, en 1800, alors que les troupes et la police
du roi de ISaples occupent la ville éternelle, après la chute de la Ré-
publique Parthénopéenne, à la veille de Marengo. Je connais un peu
les mœurs de l'époque et du pays, les rafïinemens de corruption de
cette cour et les raffinemens de cruauté de ses agens. Emma Lyon,
devenue lady Hamilton, règne sur la reine; le crime de porter des che-
veux courts, à la mode française, est puni de mort, et de quelle mort!..
La torture est rétablie. Mammone est glorifié, — ce chef de partisans
TOME LXXXIV. — 1887. 59
930 REVUE DES DEUX MONDES.
qui buvait du sang humain et, pour ornemens de sa table, aimait les
têtes coupées. — Le juge Troubridge envoie à, lord Saint-Vincent,
« avec un panier de raisins frais pour son déjeuner, la tête d'un jaco-
bin proprement arrangée dans une boîte; » il s'excuse de ne pas
l'avoir adressée à, INelsoa « sur ce que; le temps était trop cha-ui
pour wa semblable mes8-age.. » Et tout, cela parmi des galanteries à
peine croyables, même à la fin du xynip siècle. Des caunàbaiesi en
perruque poudrée, en bas de soie, voilà les acteurs qui s'offrent à.
M. Sardou. il a dit naguère, avec le talent que l'on sait,, les élégances
des « Merveilleuses, » à Paris, sous le Directoire; avec un sem-bk/nt
de génie:, lies, horreurs d«e Bruxelles sous le duc d'AJl>e, et de Sieniie.
au temps des Gujelfes et des Gibelins. J« me réjouis de: voir entf e ses
mains de pareils monstres, fteurs prodigieuses d'une civilisatLojî flétri»
et d'une barbarie: remontaoite.
Au deuxième acte, en: effet, dans une fête donnée au palais Far-
nèse, nous admirons le chaioyani. a,ppar.eil de la cour napolitaijie ;, et
c'est parmi les caquets des. belles dam-ôs et de leurs sigisbées que. le
régent de police éveille la jalousie de. la Tosca., Au troisième, dans la
villa de Mario, oui ce limier survi£nt„guidé par cette imprudente jalou-
sie, c'es-t. le loue des horreurs ! Le proscrit est arrivé ici déguisé en
femme, avec des habits prêtés par sa sœur, la marquise aux yeux
bleMiS. Il est blotti dans une cachette:, il faut que son ami improvisé,
soa hôte chevaieresquie, ou bieB la maîCriesse dtôrcet hôte le livne au
boMirreaiU. Sur la scène, la, Tosca et. le régent de police; à la caato-
nade, mais tou.t près,, derrière cette porte, Mario et des tortionnaires.
Oa donne la question à l'homme, en senaat peu à peu un, écrou qui
lui enfonce trois pointes d'acier dans la uuque et, les temp.e,s; on
pose des q.uestioiis à la.f.ft[iimfi, et, selon ses réponses,, on ralentit oa
l'on précipite le supplice; on ne desserrera l'écrou que lorsqu'elle aura
dit, le secret qUi'on lui demande : où e«it le proscrit? Et cette femme
adore; cet homme! Et il lui défend de parler! Double torture : phy-
sique dans- la coulisse, morale sûas nos yeux„ — oui, sous nos yeux,
car la mimique de M"'« Sarah Bernhardt l'exprime avec une extraor-
dinaire variété de contorsions (il faut bien dire le mot), mais de con-
torsions naturelles et harmonieuses. Aussi, à la lin de ce « tableau,,»
après que la Tosca, émue par ua cri déchirant de l'héroïque Mario, a
révélé enfia la cachette du condamné (ce malheureux, qui a entendu,
échappe à la potence par le poison)„ohl, alors* l'émotion, du public e^t
à son comble 1 Et quand Mario est ramené en scène, le visage défait,
les tempes étoiléea de deux taches sanglantes, un murmure de dégoût
et d'indignation s'échappe de l'orchestre et des loges : les nerfs révol-
tés s'en prennent à l'auteur, qui a trop tablé sur leur compUciié.
J'avoue que, pour ma part, j'ai supporté ce spectacle. Je ne sais si j.e
tolérerais le Roi Lear, — celui deShakspeareetnon de Jules Lacroix, —
REVUE DRAMATIQUE. 931
OÙ J8 verrais Cornouailles crever d'un coup de lalon un des yeux de
Gloœster, et d'un coup d'ongle arracher l'autre : « A bas, vile gelée ! »
Mais j'ai vu, à la Comédie-Française, les yeux d'Œdipe-Roi couler en
larmes de sang sur ses joues pâles... Et mes voisins aussi ont par-
donné cette abomination! Mais pour eux, apparemment, tout à l'heure
la mesure était pleine : un rien l'a fait déborder.
Cepea-daut une jolie scèa-e de comédie et un épisode affreux, réglé
par un maître en l'art de prodaire et de suspendre et de redoubler
les effets de théâtre, voilà jusqu'ici tout le meilleur de la pièce; j'at-
iBûds ce qui va s.uivre. Hélas ! ce qui suit, c'est l'entretien de Laffemas
et de Maj-ioQ, furieusement €t grossièrement renouvelé par le régent
de police et la Tosca, dans une chambre du château Saint-Ange. « Ce
Siéra une belle chose, s'écrie le traître, queraecoupiement de mon dé-
sir et de ta haine ! » Wais lorsqu'il a donné (elle le croit, du moins I)
l'ordre de fusiller Mario avec des fusils chargés à poudre, et lorsqu'il
a signé un ssuf-conduit pour son amant et pour elle, notre Marion
coupe court aux entreprises du scélérat et à sa rage amoureuse : elle
saisit un couteau de table et le lui plante dans la poitrine; il était
temps !.^ Après quoi, elle injurie son cadavre; et tout à coup, repre-
nant ses sentimens de chrétienne et de catholique, elle pose un cru-
cifix sur la poitrine du mort, un flambeau allumé à sa droite, un autre
à sa gauche. Le trait, je le veux bien, est ingénieux ; il me paraît
plus tliéàtral que sublime. Ce qui est sublime, par exemple, à l'hon-
neur de M""' Sarah Bernhardt, c'est la pantomime du meurtre: à l'éner-
gie forcenée des mouvemens, il est surprenant qu'on joigne ainsi la
noble pureté des atiitu.les. Pittoresque et tragique, ce n'est plus la
Tosca, une héroïne de passage, qui se propose à nos regards : c'est
l'éternelle Judith, figure des justes vengeances!
Et puis?.. Et puis, rien: deux tableaux vivans. La Tosca pénètre dans
la prison de Mario, et l'avertit de faire le mort quand on le fusil-
lera; on emmène le jeune homme, pour cette cérémonie, sur la plate-
forme du château. — Nous y voilà : dans le fond, le panorama de
Rome (un beau décor après plusieurs autres) ; au premier plan, de dos,
un homme étendu; c'est Mario. La Tosca l'appelle doucement, elle lui
crie dans l'oreille, elle le secoue : il ne bouge pas. Selon les instruc-
tructions ambiguës de son chef, intelligibles pour lui seul, le comman-
dant du peloton d'exécution a fait charger les fusils à balle : LalTemas
et Marion se trouvent quittes. Restée seule de quatre personnages, la
Tosca ne reste pas longtemps : du haut du parapet, elle se jette dans
le Tibre.
Auprès de M-^ Sarah Bernhardt, il faut louer M. Berton pour l'au-
torité, la distinction, le grand style avec lequel, dans le tableau de la
torture, il représente le régent de police; après eux, M.Dumény, pour
l'aisance et la simplicité dont il fait preuve dans le rôle de Mario.
932 REVDE DES DEUX MONDES,
La Tosca est un éclatant succès plutôt qu'un succès d'estime : pour
M. Sardou, je rêvais l'un et l'autre. Après la scène de comédie du pre-
mier acte, je me voyais encore en droit d'espérer les deux : je me suis
réjoui trop tôt.
Au lendemain de la première représentation, j'ai lu dans le New-
York Herald que tous les Américains de Paris constataient cette réus-
site; je la constate avec eux. Mais ce même journal promet à ce drame
qu'il restera toujours à tiire de Sardou's chef d'œuvre ; je me souviens
trop des ouvrages qu'on veut sacrifier à celui-ci, pour que l'éloge ne
me paraisse pas impertinent. La Tosca n'est pas le chef-d'œuvre de
M. Sardou; et n'eût-il fait que celte pièce, j'hésiterais à la qualifier
ainsi. Au temps où l'acteur Odry faisait pâmer de rire les Parisiens,
quelqu'un dit un jour, sans y penser, que les Saltimbanques étaient un
chef-d'œuvre : « Un chef-d'œuvre?., s'écria Ponsard. Il faut que je le
relise!.. » De M.Victorien Sardou, depuis Patrie et la Haine, — même
après Théodora, et même après le Crocodile, — j'attendais un drame
que je pusse relire ou du moins lire tout entier.
Le matin même où le New-York Herald accordait à la Tosca ce passe-
port pour le Nouveau-Monde et pour l'éternité, un journal français pu-
bliait une boutade de M. Sardou sur Shakspeare : « Hamlet, c'est
idiot!.. » L'Odéon, la semaine dernière, a hasardé une comédie en
vers, imitée de ce Shakspeare, et d'une de ses œuvres qui n'a pas
l'importance à^Hamlet et qui se relit pourtant : Beaucoup de bruit pour
rien. Je ne puis examiner aujourd'hui les huit tableaux de M. Le-
gendre avec le soin qu'ils méritent. Mais je serais bien étonné si,
d'ici au jour où j'en parlerai, la mode ne prenait pas d'aller les voir.
Une fabulation habile, des vers de poète comique, — et aussi des vers
de poète, — une musique de scène d'un rare mérite (elle est de M. Ben-
jamin Godard), des costumes délicieux et des décors à l'avenant, voilà
plus qu'il n'en faut pour faire passer une agréable soirée. Beaucoup
de bruit pour rien sera le plaisir des grandes personnes, ei surtout de
celles qui aiment l'élégance en toutes choses, comme, à l'Ambigu,
Mathias Sandorf, un amusant mélo tiré par -MM. Busnach et Maurens
du roman de M. Jules Verne, sera le plaisir des petits enfans.
Mais un à-propos n'attend pas : disons tout de suite que, ce 11 dé-
cembre, — jour anniversaire de la naissance d'Alfred de Musset, —
avec le Caprice, où M"« Legault a été fort applaudie, la Comédie-
Française a donné la Nuit de juin, de M. Maurice Lecorbeiller. Vers la
fin d'un ingénieux à-propos ou avant-propos en prose, où l'on a vu s'en-
tretenir avec un oncle de fantaisie un Alfred de Musset du Musée Gré-
vin, M"* Dudlay, figurant la Muse, a déclamé de beaux vers, écrits
selon le sentiment et selon la façon du poète qu'il s'agissait de fêter.
Louis Ganderax.
LES
LIVRES D'ÉTRENNES
Ils sont nombreux, cette année, comme l'an dernier, comme tou-
jours, aussi nombreux que jamais, et, quelque plaisir que l'on eût à
les feuilleter, ou même à en lire de plus près quelques-uns, ils sont
trop. Auteurs, dessinateurs, graveurs ou éditeurs, qu'ils nous pardon-
nent donc si, pour être non pas certes complet, mais seulement pour
essayer de ne faire tort à personne, nous sommes obligé, nous aussi,
comme l'an dernier, comme toujours, d'être plus court que nous ne le
voudrions. Et, de leur côté, que les lecteurs, s'ils nous trouvent tout de
même trop long, ne nous en imputent pas uniquement la faute, —
mais à l'abondance de la matière et à l'émulation des éditeurs pour
leur plaire.
Parmi tous ces beaux livres, il y en a d'abord deux ou trois dont
nous sommes un peu étonné d'avoir à parler dans le temps des
éirennes. Tel est le volume de MM. Edmond et Jules de Concourt sur
Madame de Pompadour (1), et tel est celui de M. Pierre Loti : Madame
Chrysanthème (2). MM. de Concourt ne sont pas beaucoup « à la mode »
en ce moment, eila publication de leurs Mémoires, à tous égards quelque
peu scandaleux, leur a fait cette année beaucoup de justes ennemis,
(1) Madame de Pompadour, nouvelle l'dition, illustrée de 50 gravures hors texle,
d'après les gravures du temps, 1 vol. in-S". F. Didot.
(2) Madame Chrysanthème, roman japonais, aquarelles et dessins de MM. Rossi et
Myrbach, \ vol. in-8°. Calmann Lévy.
93 â REVUE DES DEUX MONDES.
sans leur attirer, je pense, aucun nouvel admirateur. Il y aurait donc
de la cruauté à insister davantage. Mais enfin, si les livres d'étrennes,
selon l'antique usage, qui avait bien sa raison d'être, et sans prêcher
la vertu ni le renoncement, devraient pouvoir être lus ou feuilletés
indifféremment par tout le monde, on eût sans doute mieux fait
d'attendre un autre temps et une autre occasion pour publier cette
nouvelle édition de Madame de Pompadour. Souhaitons seulement que
l'an prochain M. de Concourt ne nous offre pas une Madame du Barnj !
Car alors, il n'y aurait plus de raison, en 1889, de ne pas nous donner
la Fille Élisa, avec gravures hors texte, d'après les gravures du temps.
Quant à Madame Chrysanthème, nous apprécions, nous estimons, nous
aimons trop le talent de M. Pierre Loti, non moins rare et non moins
singulier dans ce « roman japonais » que dans le Roman d'un spahi,
ou dans le Mariage de Loti, pour ne pas lui dire qu'il s'est aussi, lui,
en le publiant dans le temps des étrennes, certainement trompé de
date. Et, pourquoi ne le répéterions-nous pas? puisque nous l'avons
déjà dit ici même, il se trompe encore, après Mon frère Yves et Pécheurs
d'Islande, il se trompe d'en revenir au récit de ses amours exotiques.
Après Aziyadé, Rarahu; après Rarahu, Fatougaye; après Fatougaye,
M-"^- Chrysanthème, c'est vraiment beaucoup de Japonaises, de né-
gresses, de Taïtiennes et de Turques; c'est aussi beaucoup de conû-
dences; et dont l'intérêt, trop personnel, n'ajoute rien à celui de ces
descriptions qui ont fait de Loti le Bernardin d« Saint-Pierre de cette
fin de siècle. J'aurais bien encore quelque chose à dire du volume de
Gyp, les Chasseurs (1), illustré des spirituels et amusans dessins de
Crafiy. Beaucoup plus libre, et, pour ce seul motif, bien moins heu-
reux que l'illustration, le texte n'en est point à l'usage des pension-
nats de jeunes filles, ni même peut-être de jeunes gens. Mais puisqu'il
ne s'agit guère en tout cela que d'une question d'opportunité, passons
nous-uiême, et venons-en bien vite aux livres où nous ne trouverons
qu'à louer.
Ce sera sans doute être bien indulgent au nouveau volume de
M. Octave Uzanne : le Miroir du monde (2); et, de fait, en toute autre
occasion, nous nous égaierions volontiers de ce style prétentieux et
précieux dont M. Octave Uzanne, pour parler comme l'un de ses au-
teurs favoris, excelle à « empaqueter sa pensée. » Car, écoutez-le
lui-même : sous ce titre énigmatique, M. Uzanne s'est donc proposé
de « parfaire une œuvre de polylogie légère, bcintillante comme les
zigzags du paradoxe, ou inattendue comme les foucades d'un esprit io-
(1) Les Chasseurs, par Gyp, dessins de Crafty, 1 vol. in-S». Calmann Lévy.
(2) Le Miroir du monde, avec 160 illustrations on couleurs de M. Paul Avril,
1 vol. in-i". Quantin.
LES LIVRES d'ÉTRENNES. 936
dépendant; » et cela ne veut rien dire, et nous voilà bien renseignés, et
il était bien plus simple d'annoncer qu'on allait parler de tont, sans
nous en rien apprendre. Mais les illustrations de M. Paul Avril sont
d'un goût si particulier, quelquefois si bizarre, mais souvent si heu-
reux, l'exécution matérielle en est si parfaite , ou « inattendue, »
comme dit M. Uzanne, et encore plus ingénieuse, que si ce n'est pas
un livre à lire que le Miroir. du monde, c'est un des plus agréables
albums que l'on puisse feuilleter; — et c'est quelque chose dans la
circonstance.
M. Uzanne, d'ailleurs, est trop homme d'esprit pour s'étonner due
nous préférions à son livre ces romans déjà classiques où l'illustra-
tion, quelle qu'en soit la valeur, continue cependant, et comme il con-
vient, d'être dominée par le texte. Voici donc les Nouvelles (1) de Mé-
rimée, quelques-unes au moins de ses iVouveZ/fs, illustrées par quatorze
artistes diUérens, dessinateurs ou graveurs, et précédées d'une courte
Préface de M. Jules Lemaître.îSous ne reprocherions à cette Préface que
d'être trop courte, si son élégante brièveté n'était un hommage à la dé-
daigneuse délicatesse de l'auteur de Mateo Falcone et de V Enlèvement de
la redoute. Mais si l'illustration du volume est assurément « des plus
curieuses pour les amateurs de gravures, » nous sommes de ceux qui
aimeraient mieux qu'elle fût tout entière d'une seule main. Voici en-
core, dans la Bibliothèque des chefs-d'œuvre du roman contemporain,
le Roman d'un jeune homme pauvre (2), de M. Octave Feuillet. Sous le
prétexte commode que de nouveaux éloges ne sauraient rien ajouter
à la réputation de ce roman célèbre, nous pourrions nous borner à en
signaler cette nouvelle et très belle édition. Mais nous l'avons relu,
puisque l'occasion nous en était otTerte, et en le relisant, nous l'avons
admiré et aimé encore davantage, et on nous permettra de le dire.
Réel et poétique, noble et gracieux, chaste et hardi, spirituel et émou-
vant, tout ce qu'il était jadis, quand il enchanta pour la première fois
les imaginations, le Roman d'un jeune homme pauvre l'est encore; et,
en dépit de M. Zola, ce qu'il est encore après irentt; ans, on peut être
assuré qu'il le demeurera. Et voici encore François le Champi (3).
De tous les « romans champêtres » de George Sand, s'il en fal-
lait choisir un et le mettre au-dessus des autres, ne serait-ce pas
celui-ci? Mais si nous le disions trop haut, et que notre opinion fît
fortune, peut-être découragerions-nous les éditeurs , après François
(1) Nouvelles de Mérimée, dessins de MM. Aranda, de Beaumoat, Bramtot, Le
Blant, Mersoa et Siaibaldi, 1 vol. in-S». Librairie dos Bibliophiles.
(2) Le Roman d'un jeune homme pauvre, avec de uombreux dessins de M. L. Mou-
chot, 1 vol. iD-4". Quaatin.
(3) François le Champi, aquarelles et dessins de M. Eugène Burnand, 1 vol. in-S".
Calmann Lévy.
936 REVUE DES DEUX MONDES.
le Champi, de nous offrir quelque jour, illustrés par la même main
et imprimés avec le même soin, la Mare au diable et la Petite Fadette;
et, en vérité, nous ne sommes pas pour cela assez ennemis d'eux, d<3
George Sand, et surtout de notre propre plaisir.
Il est vrai que les éditeurs nous donnent cette année trop de ro-
mans illustrés pour que nous ne puissions voir là qu'un hasard ou une
coïncidence. Évidemment le goût public y est, comme l'on dit, et
ce n'est pas nous qui nous en plaindrons. C'est ainsi que, dans
cette même Bibliothèque dont nous parlions à l'instant, M. Cham-
pollion a très heureusement illustré le Raphaël (1) de Lamartine, et
M. G. Gain, plus heureusement peut-être encore, la Cousine Bette (2)
de Balzac. Aussi bien quiconque aime les livres connaît le prix de
cette belle collection, également précieuse par le choix des auteurs et
par l'élégance de l'exécution typographique. Une autre collection, dont
les amateurs savent également le prix, c'est celle que poursuit, depuis
déjà bien des années, sous le titre de Petite Bibliothèque artistique,
l'éditeur Jouaust: elle s'est enrichie celte année d'un premier volume
dont il serait inopportun, en ce moment, de rappeler le contenu trop
gaulois; et d'une traduction nouvelle de Mes Prisons (3) de Silvio Pel-
lico, illustrée de dessins de M. Bramtot. — Je n'ai garde par là de
vouloir dire ou insinuer qua Mes Prisons soient un roman.
Ce n'est pas seulement nos romans que nos dessinateurs illustrent,
ce sont encore les romans étrangers. Tel est le fantastique récit
d'Adalbert de Ghamisso, Peter Schiemihl, ou l'homme qui a perdu son
ombre (4), traduit jadis en fiançais par lui-même, — Ghamisso, comme
on le sait, était d'origine française, — orné de très jolies illus-
trations de M. Myrbach, et précédé d'une Préface de M. Henry Fou-
quier. Elle est bien un peu philosophique, celte Pi^èface, et consé-
. quemment un peu prétentieuse, pour ceux du moins qui comme noua,
pas plus qu'au Reflet perdu d'Hoffmann, ne sauraient attribuer d'autre
portée que celle d'un joli conte au Peter Schlemihl de Ghamisso. Mais
quoi! dans une Préface, il faut bien mettre quelque chose; et quand
on n'a rien à y mettre, le talent ne consiste-t-il pas à l'y mettre tout
de même? M. Louis Énault, lui, n'a point mis de Préface, mais seule-
ment une déJicace à son imitation ou adaptation d'une fantaisie
d'Auerbach : Ville el Village (5). Ne connaissant pas cette « fantaisie, »
nous dirons donc tout simplement que le sujet nous en a paru de lui-
même assez sentimental et larmoyant pour que M. Louis Énault, sans
(1) Raphaël, 1 vol. in-S". Quantin.
(2) La Cousine Bette, 1 vol. in-S». Quantin.
(3) Mes Prisons, 1 vol. in-18. Librairie des Bibliophiles.
(4) Peter Schlemihl, 1 vol. in-4°. Librairie des Bibliophiles.
(5) Ville et Village, d'après B. Auerbach, 1 vol. in-S». Rothschild.
LtS LIVRES d'éïrennes. 937
le secours d'aucun Auerbach, l'eût bien trouvé à lui tout seul. Le volume
est d'ailleurs fort beau, d'une très belle exécution typographique, et
les bois, qui doivent être allemands, en sont remarquables.
Nous arrivons aux livres d'histoire, parmi lesquels il convient d'en
signaler deux tout d'abord : les Cahiers du capitaine Coignet et le Na-
poléon Z*^"" et S071 Temps de M. Roger Peyre. Les Cahiers du capitaine Coi-
gnet (l)ont fait une assez bellefortune, et d'ailleurs très méritée, depuis
le jour déjà lointain où M. Lorédan Larchey les publia pour la première
fois. Après avoir passé de l'humble et modeste format des livres
qui ne sont pas sûrs d'eux-mêmes au format accoutumé des ouvrages
de lecture courante, les voici qui s'étalent aujourd'hui dans le format
triomphant des livres d'étrennes. Ils ont trouvé d'ailleurs en M. J. Le
Blant le plus éloquent interprète qu'il leur fût possible de trouver, le
plus original, et cependant, et en même temps, le plus fidèle àla forte
et parfois admirable naïveté du texte. Car, il faut savoir lire les Cahiers
du capitaine Coignet; et justement parce qu'ils ne furent coint sans doute
écrits pour l'impression, il y a une certaine manière de les lire; mais
quand on la connaît, ils nous ap!.rennent beaucoup sur les dernières
années de l'ancien régime, sur la révolution, sur l'empire, et beau-
coup de choses que l'on demanderait vainement à d'autres livres,
mieux composés et plus savans.
Ce que nous en disons n'est pas au moins pour rabaisser le Napo-
léon (2) de M. Roger Peyre, lequel, s'il mériterait d'être bien accueilli
en tout temps, le sera sans doute mieux encore, en cette année 1887,
où le Napoléon de M. Taine a été l'occasion de tant et de si vives con-
troverses. Dans ce beau volume, à qui nous ne reprocherons que son
épaisseur ou son ^oids, qui le rendent assez malaisément maniable,
ce que le bibliophile Jacob avait fait pour le Moyen â'je d'abord, et de-
puis pour le xvi% lexvn% le xvni'' siècle, etenfin la révolution, M. Roger
Peyre l'a donc fait pour le consulat et l'empire. C'est une histoire pit-
toresque ou le tableau d'une époque, représentée dans la diversité
de ses manifestations, et, autant que possible, d'nprès le témoign;ige
authentique des documens contemporains. On a ainsi, comme en
images, dans une série de beaux volumes exécutés d'après le même
plan, illustrés par les mômes procédés, une suite presque entière,
pour ainsi dire, de l'histoire de France. Et c'est pourquoi, bien que
celui-ci, si nous en croyons les éditeurs, « forme le couronnement
de l'œuvre entreprise par feu Paul Lacroix, » nous espérons que le
succès qui ne lui manquera foint les persuadera de pousser plus avant
(1) Les Cahiers du capitaine Coignet; avec 18 héliogravures et 06 gravures inter-
calées dans le texte, 1 vol. in-i». Hachette.
(2) Napoléon I" et son Temps ; illastré de 12 planches en couleur et de 300 gra-
vures, 1 vol. in-4'. Firmin Didot.
938 REVUE DES DEUX MONDES.
encore l'an prochain, tt, après un Napoléon, de nous donner une
Restauj^ation.
Rapprochons de ce Napoléon I"" le volume de M. Dick de Lonlay : Nos
gloires militaires (l), un peu moins « luxueusement, » mais encore fort
heureusement et abondamment illustré. De[.uis Bouvines et Gérisoles
jusqu'à léna et Solférino, c'est une succession de récits de batailles
que je ne sais d'ailleurs si l'auteur a été très bien inspiré de mettre
sous la plume ou dans la bouche d'autaut de capitaines Coignet ou de
sergens Fricasse. Ou peut dire cependant, et en songeant à quel public
s'adresse M. Dick de Lonlay, que l'artifice, puisqu'il permet de donner
au récit plus d'animation, d'intérêt et de vie, n'est pas illégitime. Et
on doit ajouter qu'en unissant ainsi dans la commémoration d'un même
culte patriotique les souvenirs de la France nouvelle avec ceux de l'an-
cienne, M. Dick de Lonlay donne un exemple que plus d'un historien,
— et d'un homme politique, — devrait avoir le courage d'imiter.
D'autres ouvrages d'histoire ne sont pas, si l'on veut, plus « sérieux, »
mais tout de même d'un autre caractère, et surtout d'une valeur à la-
quelle, si l'illustration n'ôte rien, on ne peut pas dire non plus qu'elle
ajoute grand'chose. Quand, par exemple, M. Bida n'aurait pas illustré de
ses belles compositions la Jeanne d'Arc (2) de Michelet, cette Jeanne d'Arc
n'en resterait pas moins, avec son « excellent Annibal,» l'un des frag-
mens d'histoire ou d'épopée dont l'étrange et grand historien était lui-
même le plus justement fier. On l'a bien vu, depuis que tant d'autres ont
tenté après lui de traiter eux aussi ce redoutable sujet. Celui-ci a versé
tout entier dans l'hagiographie? celui-là en a parlé comme de Bertrand
du Guesclin ou de Rodrigue de Villandrando ; un autre a cru bien faire
de lui donner des traits d'une M'"® Roland : Michelet seul peut-être,
s'il n'a pas représenté Jeanne d'Arc telle qu'elle fut, l'a du moins
représentée telle que l'a faite la légende; et quand il s'agit des
Jeanne d'Arc, ce n'est pas l'histoire, c'est la légende qui est la
vérité.
Nous aimerions maintenant à parler du second volume de VHisloire
des Grecs (3), de M. Victor Duruy; mais qu'en pourrions-nous dire que
nous n'en ayons déjà dit, ou que nos lecteurs n'en sachent par eux-
mêmes et pour l'avoir apprécié dans les rares extraits que nous en
avons donnés ici même? S'il nous est permis cependant, et à mesure
(1) Nos Gloires mUitaires, 1 vol. in-4°, orné do 8 planches en couleurs et de
275 gravures.
(2) Jeanne d'Arc, 1 vol. in-S", contenant 10 eaux-fortes, d'après les dessins de
M. Bida. Hacliette.
(H) Histoire des Grecs, t. ii, Depuis les gutrres médiques jusqu'au traité d'Antal-
cidas, illustré de 27G gravures d'après l'antique, et accompagné de cartes et de plan-
ches en couleur, 1 vol. in-S". Hachette.
LES LIVRES d'ÉTRENNES. 939
que l'œuvre avance vers son terme, d'en signaler l'une des qualités qui
nous frappe le plus, c'est la rare indépendance d'esprit ou plutôt en-
core la singulière liberté de jugement dont ce beau volume nous
est un nouveau témoignage. On n'est pas plus maître de ses opi-
nions que M. Victor Duruy, et dans un sujet plus encombré, si l'on peut
ainsi dire, d'idées toutes faites, on ne fait pas son choix, et on ne fait
pas entrer les siennes propres, avec plus de simplicité, de décision et
d'autorité.
Après les livres d'histoire, les récits de voyage, qui sont eux-mêmes
presque de l'histoire, on, à tout le moins, de la g<^ographie; et pour
courir d'abord au plus loin, l'Extrême Orient (1) de M. Paul Bonnetain.
Ce très beau volume fait partie d'une collection dans laquelle ont déjà
paru, l'an dernier, les Environs de Paris, et l'année précédente, l'An-
gleterre^ l'Ecosse et llrlande. Indo-Chine, Chine et Japon, M. Paul Bon-
netain, sur beaucoup d'auteurs de récits de voyages, a cette première
supériorité d'avoir vu de ses yeux quelques parties au moins des con-
trées dont il parle. Mais, s'il a bien vu, c'est une autre question, dont
il faudrait, pour être juge, ou avoir soi-même visité l'Orient, ou con-
naître par d'autres tableaux les qualités descriptives de M. Paul Bonne-
tain; et là-dessus, il faut l'avoier, ni son Opium, ni le Somme Ferreux ne
nous ont assez renseigné. Contentons-nous de dire que sa Chine ne res-
semble pas trop à celle du général Tcheng-Ki-Tong, c'est une première
garantie; qu'au contraire, son Japon ne diffère qu'à peine de celui de
Pierre Loti, c'en est une seconde; et si nous ajoutons que les récits
qu'il nous en faits se lisent facilement et avec plaisir, il n'en faudra
pas davantage pour recommander son volume aux curieux. — Nous ne
mentionnerons que pour mémoire, ayant à peine eu le temps de le
feuilleter, le Kurdistan (2) de M. Henry Binder.
M. Camille Lemonnier n'est-il point Belge? et si ce n'est pas une
raison pour qu'il ait bien vu la Belgique, au moins n'en est-ce pas non
plus une pour lui disputer le droit de la décrire. N'a-t-il point aussi
débuté jadis par des romans d'une violence assez naturaliste f et si
nous préférons d'autres romans aux siens, nous convenons volon-
tiers que c'est une assez bonne école que le naturalisme pour y
apprendre l'art de voir et celui de traduire exactement ce que
l'on a vu. Toujours est-il que la Belgique (3), dont nous connais-
sions quelques fragmens par le Tour du monde, excellent livre à par-
courir, ne l'est pas moins à lire. II nous serait facile à ce propos de
faire des phrases, et voire quelque peu de « psychologie. » Entre la
(1) L'Extrême Orient, illustré de 450 gravures, l vol. in-S". Quantin.
(2) Au Kurdistan, en Mésopotamie et en Perse, illustré de 200 gravures, 1 vol.
in-8°. Quantin.
(3) La Belgique, illustré de 32i gravures sur bois, 1 vol. in-i". Hachette.
9/iO REVUE DES DEUX MONDES.
nature du talent descriptif de M. Camille Lemonnier, et celle du sol
qu'il décrit, de la civilisation qui s'y est développée, de l'art même au
besoin dont nous prendrions pour modèles une kermesse de Rubens
ou des buveurs de Jordaens, en oubliant soigneusement les vierges de
Memlingoules portraits de Van-Dyck, nous pourrions découvrir des ana-
logies, des affinités et des correspondances. Mais quoi ! ni le lecteu r
ni M.Camille Lemonnier n'en seraient sans doute plus avancés. Et pour
louer ce beau livre selon son mérite, n'en pouvant dire tout ce que
nous voudrions, personne ne nous en voudra, ni l'auteur ni ceux à qu i
nous recommandons sa Belgique, de n'en avoir au moins rien voulu
dire de banal. 11 convient seulement d'ajouter que l'illustration en est
d'un caractère tout à fait remarquable.
Le Littoral de la Fra?îCf (1), de M. Charles -Félix Aubert, est un bon livre
aussi, dont nous avons déjà signalé les quatre premiers volum es, et
dont nous ne louerons pas aujourd'hui moins volontiers le cinquième,
qui contient la description des côtes languedociennes, du cap Cer-
bère jusqu'à Marseille. Un sixième et dernier volume : De Marseille à
la frontière italienne, qu'on nous promet pour l'année prochaine,
complétera cet intéressant, curieux et instructif ouvra ge. On est
étonné, en effet, nous l'avons dit, et nous le répétons, en parcourant
ces cinq volumes, de voir à quel point nous sommes ignorans de nous-
mêmes et comme étrangers sur notre propre sol. La Fra nce pourtant
est un heureux pays, dont il y n'a pas un village perdu dans les sables
qui ne soit curieux à connaître. C'est surtout une vieille terre, dont il
n'y a pas un pouce où ne soient attachés de nombreux et charmans
ou tragiques souvenirs. Et c'est pour l'avoir bien compris , — si bien
compris que son enthou§iasme en devient parfois un peu déclama -
toire, — que l'auteur du Littoral de la France en a fait cet excellent
livre, agréable sans mensonge, pittoresque sans prétention, et instruc-
tif sans pédantisme.
Avant d'en venir aux livres où l'instruction se mêle à l'amu-
sement, et où l'agréable même semble n'avoir pour objet que
de faire accepter l'utile, c'est ici le lieu de dire quelques mots de la
Vie rustique (2) de M. André Theuriet, illustrée de compositions et de
dessins de M. Léon Lhermitte. Dans ces pages, qui compteront sans
doute parmi les meilleures qu'il ait écrites, et comme si, en touchant
la terre, son talent robuste et sain y retrouvait des forces nouvelles,
M. André Theuriet a voulu fixer au moins le souvenir de ces scènes
de la vie de campagne dont nous voyons tous les jours, sous l'in-
fluence de tant de causes diverses, l'anrique physionomie changer, et,
(1) Le Littoral de la France, t. v, illustré de 300 gravures et de nombreuses plan-
ches et cartes en couleurs, 1 vol. in -8». V. Palmé.
(2) La Vie rustique, avec 118 compositions de M. Léon Lhermitte, 1 vol. in-i».
Launette.
LES LIVRES d'ÉTRENNES. 941
si l'on nous permet de joindre ces deux barbarismes ensemble, se vul-
gariser en s'industrialisant.Tant mieux, si Ton les trouve odieux ! Comme
d'ailleurs M. Theiiriet nous l'explique lui-même, pour le comprendre, et
traduire non-seulement sa pensée, mais la nuance de ses regrets, il
ne pouvait souhaiter de plus habile interprète, plus sévère et cepen-
dant plus personnel que M. Léon Lhermilte, qui sût mieux rendre les
divers aspects de la vie des champs, sans en sacrifier aucun détail,
mais aussi sans en altérer, sans en adoucir ou sans en exagérer, la
rude simplicité. De cette collaboration d'un vrai poète et d'un
vrai peintre est sorti ce beau livre dont nous regretterons que l'édi-
teur n'ait pas fait, car il le pouvait, un plus beau livre encore, avec
les procédés dont on dispose aujourd'hui, mais qui n'en est pas moins
l'un des plus originaux, — et à peine ai-je besoin d'ajouter l'un des
plus intéressans à lire qu'on nous ait offerts cette année.
Nousvoudrions pouvoir en dire autant du livre de M. le baron de Vaux,
sur les Hommes de cheval (1), mais, en vérité, l'illustration ne nous en a
point paru très heureuse ni très heureusement entendue, et quant au
texte même, — puisse l'auteur nous pardonner ce blasphème ! — nous ne
nous doutions pas que l'équitation fût un si grand art, si mystérieux,
ni que, de bien monter à cheval, cela consacrât un homme à l'immor-
talité. Dirai-je qu'il m'a paru, en parcourant le livre de M. de Vaux,
que d'excellens cavaliers n'étaient pas éloignés de partager une opi-
nion qu'autrement j'oserais à peine exprimer? Mais je dirai du moins
que ni Crafty ni Gyp, dans les Chasseurs, ni, dans leur livre sur les
Chasses à courre en France et en Angleterre (2) MM. Donatien Lévesque
et Arcos ne nous avaient habitués à prendre si sérieusement ou si gra-
vement la chose. Qui a tort, qui a raison? Les spécialistes décideront.
Pour nous, nous aimons mieux la seconde manière, et, puisqu'il s'agit
ici de livres d'étrennes, et d'images, les spirituels et vifs dessins de
M. S. Arcos suffiraient à nous en! rainer du côté où l'on s'amuse. Vi-
vent les hommes de cheval! je les estime, je lesadmire, je les envierai
même, si l'on veut, mais enfin qu'ils n'en demandent pas plus, et
qu'ils ne nous fassent pas de leur art un sacerdoce.
Nous ne disposons plus que de quelques pages, et nous sommes
effrayé du nombre de livres dont nous n'avons rien dit encore. Heu-
reusement que l'émulation même des éditeurs entre eux nous va faci-
liter la tâche, et qu'aux « notices individuelles » peuvent maintenant
succéder les indications collectives, depuis qu'il n'y a plus un éditeur
qui n'ait aujourd'hui sa Bibliothèque d'êducalion et de récréation.
La librairie Laurens inaugure cette année la sienne, sous le titre de
(1) Les Hommes de cheval, avec 160 illustrations en couleur, en bistre et en noir,
1 vol. in-8°. Rothschild.
(2) En Déplacement, avec dessins de M. S. Arcos, 1 vol. in-S°. Pion.
9/i2 REVUE DES DEUX MONDES.
Bibliothèque d'histoire et d'art, pax les six volumes suivans : les Monu-
mens de Paris, par M. de Champeauix; l'Art pendant la trévQlMldon, de
M. Spire Bloadel; Versailles et les Trianons„ par M. Paul Bosq; les Sta-
tues de Paris, par M.Paul Marmottai! ; enûii, la Peinture et f Art clans la
parure et dans le ué/emenî, deux volumes tirés, i'un de la Grarrumaire des
arts du dessin, de Charles Blanc, et l'autre d'an autre ouvrage du
même écrivain. On peut dire que les Monumens de Paris et les Statues
de Paris forment ensemble tme sorte de guide à> travers les rues de
Paris, dont Versailles et les Tritmons serai-ent en quelque sorte la con-
tinuation ou le» prolongement jusqu'en Sefine-et^Oiae. Pour la Peinture
et l^Ârt dans la parum et le vêtement, quand les ouvrages dont ils sont
tirés ne seraient pas eux.-iiaiênaie3 devenus quasi classiques, ce serait
encore assez, pour les recommander, du nom d« Charles Blanc. Enfin
M. Spire Blondel, en étudiant l'histoire de l'art de la révolution, s'il
n'a peut-être pas, comme il l'eût voulu sans douite, entièremeiH justi-
fié la révolution du reproche de vandaliame, n'a pas, laissé d'attirer
Taîtention des curieiix sur quelques faivs mai on peu connus et dignes
cependant de l'être mieux om moins imparfaitement. Tous ces vo-
lumes, très bien imprimés, et heiireusement illustrés, font honneuu à
leur éditeur.
Le dirons-nous également de& quatre volumes nouveaux qui vien-
nent ce lie année s'ajouter à: la Ëibliothèque historique illustrée de la
lièrainie' Fiirmin-Didot : les Arts et métiers au moyen âge; Vlmki.strie et
leS' arts décoratifs aux deux derniers sïccks; le Théâtre et la musique jus-
qu'en 1789; l'École et lia science jusqu'à la renm^ance'? L'illusication,
tirée des beaux volumes d«- Paul Lacroix, en est sans- doute irrépro-
chable et d'une va-leur documentaire certaine; mais le teste n'en est-il
pas. un peu superficiel, ou, si l'on aime mieux, le contenu en répond-il
à l'ambitieuse ampleirr des t4tres, et l'exécution typographique est-
elle toujours digne de la maison Didot? Ce sont des questions que
noua ne trancherons point, mais qu'il nous semble bon de; soumettre,
asux honorables éditeurs, car il ne faudrait pas. enfin, pour le rendre,
comme l'on dit, accessible à toutes les bourses, et sous prétexte de
bon marché, que le livre d'étirennes devîait insensiblement, et de, né-
gligence en négligence, une confectioûi om un aojticle de pacotille. Les
volumes delà Bibliothèque des mires de famille nous ont paru, aans leur
genre plus modeste, exécutés plus soigneusement : signalons parmi
eux la Benjamine, de M°" S. Blandy, et Autour du poêle, contes et ré-
cits, traduits par M., Labesse du., suédois de M. Gustaffëon. .
On sait qu'à elle toute seule, La librairie Hachette pourrait défrayer
cette courte fleuue des livres d'étrennes, — avec son Tour du monde, son
Journal de la Jeunesse, ou avec sa Bibliothèque blanche, sa Bibliothèque
bleue, sa Bibliothèque des merveilles, sa Bibliothèque rose-. Faut il avouer
que nous n'avons lu ni les Saltimbanques, de M'"« Cazin, ni Bernard, la
LES LIVRES d'étrennes. 9â3
gloire de son village, de M. George Falh, ni même Pelils monstres et
foules mouillées, .de M""" de Pitray? mais voilà des »ti très pleins de pro-
mes8es,qui ne sauraient manquer de séduire le jeune public auquel ils
s'adressent; et voilà des aiuteurs dont les noms nous sont assez connus
•et 1« genre de talent, pour les pouvoir signaler en toute confiance et
nous tenir assuré de n'^en être pasdémetni. Nommons également dans
une autre collection: Un patriote au XIV^ sicde, par N»'"« de Witt; Da-
nielie, par M. Golomh, ^ecanrf u2o/on, par M""* J.Girardin, dont les récits
nous ont intéressé souvent autant ou plus que de prétentieux lomans,
et surtout Cû/jïiaivîfi, de M-"* P. de Nanteuil. Celui-ci mérite sans doute
onB mention toute particulière. Ce sont xies aventures de terre et de
mer que les parens feront bien de lire par-dessus la tête de leurs en-
fans. Car l'intérêt, — sans dépasser la portée des jeunes esprits, —
en est sérieux tt touchaot, et d'une réalité de vie qui attache. C'est
un heureux début où l'auteur a su réunir à un degré rare les princi-
paux mérites du genre, composition ingénieuse et attrayante, distinc-
tion de la forme, élévation morale... De jolies illu^'traiions de Myrbach
ajoutent encore à l'agrément do t«i>te. Si jîous avons d'ailleurs omis
de dire que tous 'ces volumes, sans exception, sont illustrés de nom-
breuses et spirituelles gravures de MM. Zier, Tofani, Myrbach, etc.,
c'est une omission que nos lecteurs ont déjà réparée.
Enfin dans la Bibliothèque des merveilles, qui s'accroît cette
année, comme toujours, de quatre volumes nouveaux : ie Pétrole, de
M. Wilfrid de iFonvielle, les Papillons,de M. Maindron, 'les Merveilles de
C Horlogerie., par MM, Portai et Graffigny,, et Mnive e/ Babylone, de
M. .Joachim Menant, aous iinsisteronsplus particulièrement sur son der-
nier ouvrage, comme -étant d'un véritable assyriologue, et pour cette
raison, dans son modeste format, comme contenant, sur ces grandes
civilisations disparues, les renseigneuiens ou les détails les plus
précis, les plus sûrs, et d'une valeur scientitique 'encore supérieure
.à l'agrément avec lequel ils mous soût présentés.
•C'est toute une bibliothèque, elle aussi, que nous offre cette année,
com'me d'ordinaire, la librairie Hetzel, et où, si nous regrettons long-
temps encore, avec ses ûdèles lecteurs, de ne plus voir le nom de
Slahl, nous retrouvons toujours son esprit, ses intentions et sa tradi-
tion. Deux romans nouveaux de M. Jules Verne, d\ord contre &ud et le
Clicmin de France, ne manqueront pas d'être bien accueillis du public
habituel du fécond et ingénieux conteur. Pourquoi font-ils l'un et
l'autre partie de la série des Vogagas ext raoï'd inaires ? C est le se-
cret de M. Jules Verne. Mais, en réalité. Nord contre Sud n'est qu'un
dramatique récit du temps de la guerre de Sécession, et quant au
Chemin de France, avec les complications où se plaît l'esprit de M. Jules
Verne, c'est un récit tout contemporain.
9kll REVUE DES DEUX MONDES.
Dans le Bachelier de SéoiUe, M.André Laurie continue de nous repré-
senter ces Scènes de la vie de collège dans tous les pays, dont nos lec-
teurs se rappelleront sans doute que nous avons loué plus d'une fois
déjà l'intérêt, l'agrément et l'exactitude. Comme l'indique d'ailleurs
le titre même de son nouveau volume, c'est en Espagne que M. André
Laurie nous invite cette année à le suivre, à Séville, au collège Santa-
IMaria de los Angeles, où il nous semble que les études ne devraient
guère être solides, si la guerre civile et l'insurrection militaire les en-
trecoupaient aussi souvent que M. Laurie nous le donnerait à croire.
Mais il ne s'agissait évidemment pour lui que d'entremêler un peu de
romanesque aux renseignemens très précis qu'il nous donne. C'est
l'esprit, comme on sait, de la Bibliothèque d'éducation et de récréation;
et nous ne saurions pour notre part entièrement l'approuver, mais il
est évident aussi que le grand nombre des lecteurs ne partage pas
notre avis. Le Bachelier de Séville est illustré de nombreux dessins
d'un artiste espagnol, M. Atalaja, auxquels sans doute on ne repro-
chera pas de manquer de couleur locale.
Voici maintenant r Oncle Philibert, de M. S. Blandy, avec illustrations
de M. Adrien Marie; la Madone de Guido Reni, par M. Bénédict, illus-
trée par le même artiste; les Jeunes filles de Quinnebasset, imitées de
l'anglais ou plutôt de l'américain de M. S. May, par M. J. Lermont, et
avec dessins de M. Paul Destez, amusant récit, dont la provenance
transatlantique ne saurait être un instant douteuse, — ou nous serions
bien attrapé. Voici encore le livre de M. P. Gouzy : Promenade d'une
fillette autour d'un laboratoire, entretiens sur la physique et la chimie,
qui peuvent convenir à de grandes filles et même peut-être à de grands
garçons. Et voici enfin les albums que l'on sait, toujours aussi diver-
tissans, et toujours également a[>propriés au goût ou aux préoccupa-
tions coutumières de leur public enfantin: Pierre et Paul; l'Age de
l'école; Du Haut en Bas: et l'Ane gris.
Aussi bien, en fait d'albums, en est-il beaucoup d'autres encore que
nous devrions citer, et trois ou quatre au moins dont nous ne voulons pas
finir sans avoir dit deux mots; comme les Dernières Scènes humoristiques
de R. Caldecott, à la librairie Hachette, ou, à la librairie Pion, Compères
et Compagnons, texte et dessins de Mars, la Chasse à tir, texte et des-
sins de Crafty, et la Civilité puérile et honnête, dessins de M. Boutet de
Monvel, avec un texte de « l'oncle Eugène, » dont nous ne voulons pas
soulever le masque, puisqu'il a cru devoir en mettre un, mais qui nous
a vraiment semblé paru un oncle très expert aux bonnes manières, et
dans l'art aussi de les enseigner spirituellement.
F. B.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 décembre.
Voici donc le cap des tempêtes doublé pour cette fois ! C'est fait,
c'est voté et même déjà vieux de dix jours. Un hôte, qui croyait avoir
son bail signé et scellé pour sept ans, a dû quitter l'Elysée, un autre
hôte y est entré. Il y a, en un mot, un nouveau président de la répu-
blique française, M. Sadi Carnot, dont le nom est sorti au dernier mo-
ment, presque à l'improviste, de la mêlée ardente et tumultueuse des
compétitions. M. Carnot a eu la fortune d'être choisi comme le plus
inoffensif et le plus modeste des présidens. Tout a bien fini, si l'on
veut; mais ce n'est pas sans peine et sans effort que la transition
s'est accomplie, La crise n'est point arrivée au dénoùment sans avoir
remué bien des passions et ébranlé les institutions, sans avoir passé
par bien des péripéties meurtrières pour la dignité des hommes aussi
bien que pour la paix publique, sans avoir dévoilé une situation
étrange, presque fantastique, douloureuse et menaçante pour le pays.
Depuis deux mois, à dire vrai, depuis qu'elle avait commencé par
de vulgaires et avilissantes divulgations livrées en pâture à une opi-
nion surexcitée, cette crise n'a pas cessé un instant. Elle n'a fait que
s'étendre et s'envenimer avant de se précipiter. Elle a par degrés
tout envahi, tout compromis, et le gouvernement, et la chambre, et la
magistrature, et l'administration de la police, pour finir par atteindre
le président de la république lui-même, M, Jules Grévy, qui s'est
trouvé brusquement entraîné dans la déroute de son gendre, dimi-
nué dans sa considération, menacé dans l'inviolabilité de sa magis-
trature. Évidemment, M. Grévy ne s'est pas douté d'abord de la gra-
TOMli LXXXIV. — 1887. 60
9Zi6 BEVUE DES DEUX MONDES.
vite de ce qui se passait autour de lui; il a traité toutes ces affaires
assez légèrement, en politique peu sérieux et un peu vulgaire. Il ne
s'est aperçu du danger que lorsqu'il n'était plus temps, lorsque déjà
se déchaînaient contre lui les animosités croissantes du parlement,
les manifestations populaires, lorsqu'il s'est vu réduit à ne plus même
pouvoir refaire un cabinet à la place du ministère Rouvier, tombé en
essayant de le couvrir. Il représentait encore, il est vrai, la constitu-
tion ; il n'avait plus la force morale pour la défendre. Débordé de
toutes parts, il n'a su ni céder à propos, avec dignité, ni résister dans
la mesure où il l'aurait pu peut-être. Il s'est débattu dans une mé-
diocre agonie, tantôt promettant sa démission pour le lendemain ou
le jour suivant, tantôt se dérobant par le silence, jouant avec les évé-
nemens et avec les chambres, ayant même un instant l'air d'attendre
un retour de l'opinion, d'accepter pour complices les plus étranges
auxiliaires. Il n'a fait qu'ajouter à la confusion des esprits, irriter les
passions, attirer dans la rue les manifestations tumultueuses, qui ont
commencé à se répandre partout, prenant d'heure en heure le carac-
tère et les allures de la sédition. Quand il a eu tout épuisé, quand il
a vu qu'il n'avait plus rien à espérer ni de l'opinion, ni du parlement,
ni de la lassitude universelle, il a fini par se rendre, sans cacher sa
mauvaise humeur. Il a envoyé aux chambres, sous le coup d'une sorte
de sommation, un message qui n'était qu'un mélange de dépit et d'im-
puissance, une vaine représaille contre les animadversions dont il
se croyait la victime, une revendication tardive et irritée du droit
constitutionnel violé dans sa personne. Le fait est que M. Grévy, qui
n'avait déjà su ni céder ni résistera propos, s'est préparé la plus maus-
sade des retraites, — moins heureux que M. le maréchal de Mac-Mahon,
qui, placé lui aussi, quoique pour d'autres raisons, dans une situation
difficile, savait quitter le pouvoir avec la généreuse et délicate fierté
d'un serviteur désintéressé du pays. Le président d'hier s'est retiré
en vaincu vulgaire, laissant partout après lui l'incertitude et la confu-
sion avec l'anxiété du lendemain.
Ce n'est là ehcore, en effet, qu'un acte du drame, une phase de cette
crise publique. M. Grévy était emporté par un orage qu'il n'avait su ni
prévoir ni apaiser. Gomment allait-il être remplacé à l'Elysée? Quel
serait l'heureux ou le malheureux élu du congrès appelé aussitôt à se
réunir à Versailles? Les candidats ne manquaient pas : M. Jules Ferry,
M. de Freycinet, M. Floquet, M. Brisson, sans compter les candidats
dont on prononçait à peine encore le nom, comme M. Sadi Carnot, et
les candidats involontaires, comme Me le général Saussier, qui enten-
dait, — il l'avait déclaré d'avance, — rester dans son rôle de soldat
et de gardien de Paris. A demeurer strictement dans la vérité des
faits, M. Jules Ferry était évidemment au premier rang, il avait les
chances les plus sérieuses; mais déjàt en peu de temps tout avait
BETUE. — GURONlQUB. 947
changé de face par l'agitalion confuse et bruyante qui avait commencé
à envahir Paris aux derniers jours de la présidence de M. Grévy. 11 y
avait désormais un grand électeur qui venait d'entrer en scène, avec qui
il fallait visiblement compter : c'est l'esprit révolutionnaire qui repre-
nait son rôle, organisant les manifestations, donnant des mots d'ordre
par les journaux les plus violens ou par les discours des réunions pu-
bliques, affectant au besoin des airs de patriotisme, et sous toutes les
formes menant la campagne la plus furieuse contre un seul homme, —
M. Jules Ferry! Le grand ennemi, c'était maintenant M. Jules Ferry, et
pour un peu, après avoir accablé M. Grévy d'ignominies, on serait re-
venu à lui en haine du successeur qu'on craignait de voir entrer à l'Ely-
sée. Pendant quelques jours, M. Jules Ferry a été l'objet de tous les
outrages, de toutes les menaces, de toutes les vociférations des mani-
festans ameutés autour du Palais-Bourbon. On ne cachait pas les des-
seins les plus sinistres; on ne dissimulait pas que l'élection de M. Ferry
serait considérée comme un déû auquel on répondrait par la guerre
civile. C'était peut-être pour M. Jules Ferry un titre de plus auprès de
ceux qui pouvaient être tentés de mesurer sa valeur aux attaques dont
il était l'objet; c'était aussi peut-être pour d'autres plus timorés, moins
impatiens de combat, un motif de réflexion.
Qu'est-il arrivé? Le congrès s'est réuni dans ces conditions violentes,
et, jusqu'au dernier moment, il est certain qu'on n'a pas suce qui allait
arriver. L'esprit de paix ou de concession a probablement soufflé à
propos dans l'assemblée de Versailles. Le fait est que M. Jules Ferry
n'a point été élu, que M. de Freycinet a eu encore moins de chances,
que le préféré du scrutin a été le moins militant des candidats, M. Sadi
Carnot, à qui M. Jules Ferry, du reste, après une première épreuve,
s'est empressé lui-même de se rallier. Et c'est ainsi que de cette vaste
agitation, qui a commencé il y a deux mois par des révélations scan-
daleuses, qui n'a pas tardé à devenir une crise révolutionnaire, est sor-
tie, en fin de compte, une présidence qui peut être considérée comme
une trêve. On ne peut pas assurément s'en plaindre; on ue saurait
non plus se faire illusion. Il ne faudrait pas se méprendre sur le sens
intime et la moralité de cette série d'incidens qui ont conduit le pays
au point où il en est encore à se demander si depuis quelque temps il
n'a pas fait un mauvais rêve.
La paix du moment, la paix matérielle, est revenue à Paris sans doute.
L'élection de M. Carnot y a contribué ; peut-être aussi les prévoyantes et
énergiques mesures de défense prises contre les tentatives de désordre
ont-elles eu leur influence. Tout a mieux fini qu'on ne le craignait, c'est
entendu. Ce qui vient de se passer n'a pas moins sa signification et
éclaire d'un jour singulièrement saisissant toute une situation dont la
fragilité est l'essence. On a beau inscrire dans la constitution la stabi-
lité par l'inviolabilité temporaire de la première magissirature de l'état,
948 REVUE DES DEUX MONDES.
il n'en est ni plus ni moins à la première occasion, tout reste livre aux
passions, à l'imprévu qui peut éclater sous bien des formes. Cesi,
dit-on, la faute de M. Grévy, qui s'est compromis lui-même, qui s'est placé
dans des conditions où il ne pouvait plus être qu'un président diminué
et suspect. — Oui, sans doute, M. Grévy, après s'être laissé mettre dans
une position délicate, n'a su ni se dégager, ni en imposer, ni ressaisir
son autorité perdue. 11 a commis toutes les fautes qu'on voudra.
Les chefs de partis, à leur tour, les radicaux du parlement surtout,
n'ont pas pu résister à leur goût d'omnipotence. Dès le premier mo-
ment, ils on fait visiblement ce qu'ils ont pu pour réduire M. Grévy à
l'impuissance, à la nécessité d'une capitulation. Ils lui ont signifié son
congé aussi clairement que possible. Le résultat, c'est que pour les uns
et pour les autres, par les fautes des uns et des autres, la constitution
n'a plus été qu'un chiffon de papier. Le secret de la république a été
divulgué une fois de plus : c'est l'éternelle et dangereuse mobilité des
choses et des hommes. Ce qui vient de se passer prouve qu'on reste
dans la constitution tant qu'elle ne gêne pas, et que le jour où elle
gêne, on l'arrange à sa façon, on la respecte en la tournant. On ne fait
pas une violence matérielle au chef de l'état par un décret de dé-
chéance, on le force à donner sa démission. Il est désormais avéré
que la présidence de la république n'est plus qu'une présidence du
conseil plus ou moins déguisée, soumise comme celle-ci à toutes les
fluctuations des partis. C'est la première moralité de ces récens évé-
nemens; mais ce qu'il y a de plus grave, c'est le rôle qu'a pris déci-
dément la rue dans cette malheureuse crise.
On peut se plaire, par une sorte de décence publique, à voiler cette
cruelle vérité; il n'est pas moins tristement évident que les manifes-
tations, les outrages, les menaces, les excitations au meurtre, toutes
les violences révolutionnaires déployées depuis quelque temps, ont
pesé sur l'élection présidentielle. Les chefs de l'agitation, du reste,
ne s'en cachent pas; ils se sont hâtés de s'attribuer le succès. Ils se
sont fait un mérite de la campagne qu'ils ont conduite, et il est de
plus certain désormais qu'ils ne se bornaient pas à des paroles, que
les manifestations qu'ils lançaient dans la rue n'étaient que le préli-
minaire d'une action d'un autre genre. On sait, à n'en plus douter,
qu'il y avait un lieu, tout simplement l'Hôtel de Ville, où le bureau
du conseil municipal était en permanence, où la guerre civile était
préparée, organisée, dans le cas où M. Jules Ferry aurait été élu.
C'était le couronnement des polémiques meurtrières et des manifesta-
tions tumultueuses! L'insurrection contre une décision légale de l'as-
semblée nationale, tel était le dernier mot! Les agitateurs ne sont pas
allés jusque-là, ils se sont arrêtés; mais ils croient désormais avoir le
secretde mettre la rue en mouvement pour tenir tête au besoin à tous
les pouvoirs légaux. C'est le rêve de tous les révolutionnaires! Us pour-
REVDE. — CnRONIQrE. 949
raient sans doute se tromper dans leurs calculs. M.ilheureusement,
avec toutes leurs déclamatious, il y a un autre résultat qu'ils sont plus
sûrs d'atteindre. Voilà ce qui arrive en effet : pendant des semaines,
pendant des mois, on s'épuise à couvrir un homme de tous les ou-
trages, à le désigner aux sicaires, à remuer toutes les passions de
guerre civile, toutes les colères contre lui, et un jour vient où un
obscur fanatique s'en va tout simplement essayer de tuer « cet homme
avec tranquillité ! » C'est toute l'histoire de cet attentat commis ces jours
derniers en pleine salle des Pas-Perdus de la chambre des députés
contre M. Jules Ferry, qui a heureusement échappé aux coups du meur-
trier. La tentative qui a été dirigée contre M. Jules Ferry, et qui n'a
eu d'autre succès que de tourner vers l'ancien président du conseil
tous les regards, toutes les sympathies, est évidemment l'épilogue de
la triste campagne poursuivie depuis quelques semaines. C'est aussi
une des moralités de cette longue crise, et si les événemens ont un
sens, c'est qu'il faut enfin sortir de cette atmosphère d'excitations et
de haines, c'est qu'on doit, par la fermeté de conduite d'abord, par
des lois nouvelles s'il le faut, se hâter de raffermir la paix publique
pour rendre quelque confiance au pays.
Quelle sera maintenant la politique de la présidence nouvelle en-
trant à l'Elysée dans ces conditions? Elle semblerait résulter des cir-
constances où il s'agit bien plus de tout préserver que de tout ébran-
ler; elle est peut-être indiquée aussi par le caractère du nouveau
président, qui arrive au pouvoir libre d'engagemens, avec des inten-
tions sincères, des qualités modestes et un esprit modéré. M. Carnot
n'a pas sans doute devant lui une œuvre des plus aisées, et il a pu le
voir tout d'abord par les difficuUés qu'il a éprouvées à organiser sou
gouvernement, à former un cabinet. A vrai dire, ce qu'il aurait eu
probablement de mieux à faire, c'est de garder pour le moment l'an-
cien ministère, dont le chef, M. Rouvier, a montré autant d'art que de
mesure et comme président du conseil et comme ministre des finances ;
mais on a tant parlé de la nécessité d'avoir un ministère nouveau
d'union sur le modèle du scrutin présidentiel, que M. Carnot s'est
prêté à toutes les combinaisons. M. Goblet s'est chargé le premier
de faire un ministère allant des républicains les plus conservateurs
aux radicaux les plus caractérisés, aux partisans de la mairie centrale
de Paris, — il choisissait bien son moment! — et il a naturellement
échoué. Le ministre de l'intérieur de l'ancien cabinet, M. Kallières,
qui est lui-même un homme modéré, a tenté à son tour l'aventure :
il a conciUé, fusionné, et il en a été pour sa diplomatie. M. Tirard,
appelé sur ces entrefaites au secours de M. le président de la répu-
blique, a fini par réussir; il a formé, en gardant M. Flourena aux
affaires étrangères, un cabinet qui semble peu brillant, qui borne vrai-
semblablement son ambition à être un cabinet d'affaires, et qui est
950 REVUE DES DEUX MONDES.
réduit à commencer par demander des douzièmes provisoires. Le pro-
gramme ministériel est sans doute celui que M. Carnot vient de tra-
cer dans son premier message aux chambres, et oii il fait appel à
l'entente des partis pour s'occuper en commun des affaires du pays,
pour arriver, s'il se peut, sans s'exposer à un échec fastueux, au grand
centenaire, à l'exposition universelle de 1889.
Ce ne sont que les premiers pas, les premiers essais d'un gouver-
nement qui vient de naître, qui a encore à se débrouiller et à se fixer.
M. Carnot, avec son nom, avec ses honnêtes intentions, peut assu-
rément, s'il le veut, être un président utile ; mais ce n'est pas avec
des mots qu'on se tirera d'affaire. Pour M. le président de la répu-
blique comme pour les hommes qu'il peut associer à son gouverne-
ment, la première condition est de renoncer à une illusion et de
s'avouer une vérité. L'illusion, c'est cette concentration républicaine
dont on abuse, qui n'est qu'un mot vide de sens ou une hypocrisie
de conciliation impossible, un artifice de circonstance et, en définitive,
l'anarchie organisée dans le gouvernement. La vérité qu'il faut s'avouer,
c'est qu'on se trouve en face d'une situation épuisée et ruinée, à la-
quelle on ne peut remédier que par une politique sérieusement et
résolument réparatrice. La faiblesse de beaucoup de républicains est
de sentir le mal et de reculer devant le remède. Ils ne s'y trompent
pas; ils comprennent qu'avec la politique suivie depuis dix ans, on est
arrivé à des finances compromises, aux troubles des consciences, aux
confusions administratives, — et, en fin de compte, àcette crise d'anarchie
que la France vient de traverser, qui n'est peut-être que suspendue.
Ils le sentent; mais dès qu'il faut prendre une résolution, ils s'arrê-
tent, ils craignent toujours d'être accusés de pactiser avec la droite,
ils n'osent plus se décider. Eh bienl on tournera tant qu'on voudra,
ce n'est qu'avec ceux qui acceptent les conditions de gouvernement
qu'on peut gouverner; ce n'est qu'avec une politique loyalement, libé'
ralement conservatrice qu'on peut remettre l'ordre dans les finances,
rendre à l'administration ses ressorts nécessaires, refaire un peu de
paix morale, raviver enfin dans le pays une confiance tarie ou dimi-
nuée par les déceptions.
Le mot de M. Thiers, les républicains à demi clairvoyans ne peuvent
plus s'y méprendre, est et reste vrai plus que jamais: « La république
sera conservatrice ou elle ne sera pas!.. » Elle se ressaisira par un
énergique effort, elle se pliera aux conditions invariables de la vie
régulière, aux nécessités d'un gouvernement sérieux, ou elle se dé-
battra dans l'inexorable alternative, toujours exposée à « finir dans
l'imbécillité ou dans l'anarchie. »> Dernière et invincible moralité de
ces événemens dont la France reste depuis quelque temps le témoin
consterné !
Il en est des grandes affaires internationales comme des affaires
REVUE. — CHRONIQUE. 951
intérieures des peuples. Quand on est sorti de l'ordre, le progrès se-
rait d'y rentrer, et, en attendant, le désordre qui se prolonge porte
invinciblement ses fruits, la confusion de tous les rapports, le trouble
de toutes les situations, un état permanent ou intermittent de fièvre
pour l'Europe tout entière. On ne sait jamais ce qui en est, ce qui
pourra arriver demain, quelles sont les relations réelles des puis-
sances entre lesquelles se jouent les destinées du monde. Lorsqu'il y
a quelque temps, l'entrevue du tsar avec l'empereur Guillaume pa-
raissait indéfiniment ajournée, ou môme devenue impossible, on ne
pouvait se défendre de voir dans ce seul fait le signe d'une situation
délicate, peut-être difficile. Lorsque, plus récemment, l'empereur
Alexandre III s'est décidé à passer par Berlin et s'est rencontré avec
le vieil empereur d'Allemagne, avec M. de Bismarck lui-môme, le
premier mouvement a été de penser que cette visite, sans avoir un
effet absolument décisif, pouvait du moins avoir adouci les rapports
des deux empires. A peine cependant le souverain russe a-t-il été
rentré à Pétersbourg, l'agitation a de nouveau envahi les esprits. Il y
a eu d'abord le grand secret divulgué par un journal allemand, le se-
cret des pièces falsifiées, des documens imaginés pour abuser le tsar,
du complot orléaniste organisé pour préparer la conflagration de l'Eu-
rope! Cela pouvait ressembler à une comédie; mais presque aussitôt
un point bien autrement sombre est apparu à l'horizon : c'est la con-
centration ou la prétendue concentration russe sur les frontières de la
Galicie ou autour de Varsovie. La Russie, disait-on, aurait assemblé
une armée de 100 à 150,000 hommes en Pologne, et ces mouvemens
militairesne pouvaient être sans motif. L'Autriche paraît s'enêtreémue,
puisque, dans le premier moment, elle a réuni en toute hâte un con-
seil de guerre où a été appelé l'archiduc Albert, destiné à être le gé-
néralissime des armées autrichiennes. Pendant ce temps, l'Allemagne
en est restée à ses recherches, à ses commentaires sur les dépêches
falsifiées, et M. de Bismarck n'est pas sorti de son immobilité énig-
matique. C'est au milieu de ces incidens, de ces préoccupations que
l'Europe vit depuis quelques jours, tournant tour à tour ses regards
vers Vienne ou Saint-Pétersbourg, et surtout vers Berlin, interrogeant
l'horizon, fouillant les journaux, attendant une explication. Qu'y a-t-il
dans tout cela ?
Évidemment, si on en vient si aisément à tout craindre, à tout sup-
poser, c'est qu'on se sent dans un état où tout est devenu possible.
Au fond, rien n'est sensiblement changé dans une situation où les
événemens accumulent depuis longtemps les complications et les in-
cohérences. Le seul fait précis etsaisissable à travers tout, aujourd'hui
comme hier et pas plus aujourd'hui qu'hier, c'est qu'il y a une ques-
tion toujours en suspens, cette question de Bulgarie, sur laquelle la
952 REVITE DES DEUX MONDES.
Russie n'a pas pris son parti, parce qu'en définitive elle ne peut
pas peut-être le prendre. Là est le point vif et délicat. 11 est bien clair
que la Russie n'admet pas l'ordre de choses qui a été créé dans les
Balkans avec l'assentiment ou la tolérance d'une partie de l'Europe,
de l'Autriche surtout; non-seulement elle ne l'admet pas, elle reste de
plus parfaitement résolue à combattre tout ce qui s'est fait sans elle
ou contre elle en Bulgarie, et comme d'un autre côté, par suite des
alhancesqui se sont formées au centre de l'Europe, sur lesquelles s'ap-
puie l'Autriche, la Russie se sent isolée au Nord, elle a pu être assez
naturellement conduite à prendre quelques précautions. La Russie,
en maintenant sa politique vis-à-vis des Balkans, a voulu n'être pas
prise au dépourvu sur ses frontières occidentales. C'est là apparem-
ment l'explication de ce qu'on appelle ses concentrations, qui ne sont
pas dans tous les cas assez sérieuses pour avoir un caractère offensif.
L'Autriche cédera-t-elle à la tentation de répondre à ces mesures par d'au-
tres mesures militaires? C'est possible. L'Autriche se hâtera de déclarer
qu'elle ne veut pas attaquer sa voisine, la Russie déclarera qu'elle ne
veut pas attaquer l'Autriche, on restera en présence; on y était déjà,
on y sera encore tant que la question de Bulgarie ne sera pas résolue.
Quel est le rôle de M. de Bismarck dans cette confusion qui n'est
point assurément sans danger? Le chancelier, dans son entretien de
Berlin, a pu sans doute avouer les obligations qui le liaient à l'Au-
triche; il a dû en même temps ménager la Russie, éviter de la pous-
ser à bout. M. de Bismarck joue son jeu au milieu de ces complications.
Il veut pouvoir se servir de cette triple alliance qu'il a nouée, qu'il
tient dans sa main; il voudrait sûrement aussi détourner la Russie de
toute autre alliance, se réserver la possibilité de rentrer en intimité
avec Pétersbourg. 11 veut, en un mot, rester l'arbitre, et il n'est point
impossible qu'un de ces jours il essaie de dénouer par quelque nou-
veau coup de théâtre cette question bulgare, qui reste provisoire-
ment comme une menace entre la Russie et l'Autriche.
C'est la saison des parlemens et des débats parlementaires. Après
les délégations autrichiennes, qui n'ont fait que passer; après le
Reichstag de Berlin, rassemblé pour discuter ou voter de nouveaux
projets militaires, et les chambres italiennes, récemment ouvertes
par le roi Humbert, les cortès d'Espagne viennent à leur tour de se
réunir à Madrid. Cette session nouvelle du parlement espagnol a été
inaugurée avec quelque solennité par la reine régente, qui s'est ren-
due au palais législatif accompagnée de sa cour, portant encore les
signes du deuil. Son fils, le futur roi Alphonse XIII, un enfant de
moins de deux ans, était de la cérémonie, héros ou témoin bien inof-
fensif de cette scène publique. La reine Christine a su, par un mé-
lange de sagesse, de bonne grâce et de parfaite loyauté, se faire aimer
REVLE, — CHRONIQUE. 953
et respecter de tous comme la meilleure protectrice de cette jeune
royauté dont elle a la garde, qu'elle présentait l'autre jour avec orgueil
aux cortès. Elle s'est fait une honnête popularité dont elle recueillait
les témoignages cet été dans ses voyages, qu'elle a retrouvée au mi-
lieu des représentans du pays, et qui est la garantie, la force de la
monarchie. Le discours qu'elle a prononcé en ouvrant les chambres
est l'œuvre et le programme de son cabinet. Il touche discrètement,
quoique assez longuement, aux principaux points des affaires de l'Es-
pagne, sans avoir rien de précis ou de bien décisif. En réalité, ce n'est
qu'un programme, ou, si l'on veut, un thème livré aux partis qui se
retrouvent en présence. La monarchie est sortie victorieuse de l'épreuve
qu'elle a subie par la mort du dernier roi ; la situation parlementaire
et ministérielle reste ce qu'elle était il y a cinq mois, lorsque le pré-
sident du conseil, M. Sagasta, se voyait obligé de clore précipitam-
ment la session, pour éviter des conflits qui menaçaient de s'enveni-
mer. Les difficultés n'ont pas diminué, et les discussions qui vont se
rouvrir semblent devoir être assez vives pour préparer au gouverne-
ment de Madrid de sérieux embarras, peut-être même des occasions
de crises nouvelles.
Quelle est au vrai la situation à Madrid? Depuis deux ans qu'il est
au gouvernement, le chef du cabinet espagnol, M. Sagasta, a été cer-
tainement un tacticien plein de ressources et un serviteur utile de son
pays. Arrivé au pouvoir dans les circonstances les plus sombres, au
lendemain de la mort du roi Alphonse, lorsque l'Espagne se trouvait
avec un héritier de la couronne qui n'était pas encore au monde, une
princesse étrangère appelée à exercer la régence, et des partis ex-
trêmes enhardis à profiter d'une si douloureuse crise, il a joué le rôle
d'un conciliateur habile. Par la politique libérale qu'il a inaugurée, il
a désarmé jusqu'à un certain point les révolutionnaires; par sa fidé-
lité à la monarchie, il a rassuré les conservateurs : il a été l'homme
du moment et il a, dans tous les cas, contribué à replacer l'Espagne
dans des conditions infiniment meilleures. Malheureusement, la diffi-
culté pour lui est toujours de garder l'équilibre entre des partis qu'il
veut rallier ou ménager, de suivre un programme sans soulever de
dangereuses hostilités, ou même sans mettre le trouble parmi ses
alliés et quelquefois jusque dans sou propre ministère. A ce jeu de
tactique, le président du conseil a souvent réussi; il a été aussi plus
d'une fois près d'échouer. C'est peut-être là qu'il vu est aujourd'hui ;
il va avoir dans tous les cas fort à faire. M. Sagasta compte toujours,
sans doute, sur sa majorité, qu'il a réunie à la veille de l'ouverture de
la session et qu'il s'est efforcé de rallier par son habile parole. Il est
cependant exposé à rencontrer sur son chemin de sérieux adver-
saires. Les conservateurs, dirigés par M. Canovas del Castillo, ne lui
954 REVUE DES DEUX MONDES.
créeront pas de difficultés dans toutes les affaires où l'ordre public est
en jeu, ils le soutiendront, comme ils l'ont soutenu jusqu'ici, dans
les circonstances essentielles; mais ils sont dès ce moment disposés à
combattre quelques-uns des projets ministériels. A leur tour, les ré-
formistes, conduits par le général Lopez Dominguez, par M. Romero-
Robledo, menacent le cabinet de leur hostilité. Et comme les ques-
tions qui divisent les esprits ne manquent pas, il n'est pas impossible
qu'un jour ou l'autre, sur un point habilement choisi, l'opposition
trouve des alliés jusque dans le camp ministériel lui-même. C'est
ce qui peut arriver à l'occasion des réformes militaires dont le
ministre de la guerre, le général Cassola, a pris l'initiative, qui soulè-
vent de vives répugnances dans tous les partis, qui de plus feraient
peser une lourde charge sur les finances de l'Espagne déjà assez em-
barrassées. C'est ce qui peut arriver encore à l'occasion d'une propo-
sition que le chef du parti conservateur, M. Canovas del Castillo, vient
de faire pour remédier à la détresse agricole et industrielle du pays,
par un relèvement de tarifs sur les céréales étrangères. C'est ce qui
peut se produire à tout moment à propos des désordres administratifs
de Cuba ou de Porto-Rico, de la politique un peu décousue suivie au
Maroc, des interpellations qui vont se succéder au congrès. Il en ré-
sulte, au début de cette session nouvelle, une situation quelque peu
tendue, tout au moins assez difficile, où la monarchie n'est plus en
cause, mais où le ministère de M. Sagasta peut être emporté à l'im-
proviste par une bourrasque d'opposition.
Et au-delà de l'Atlantique, les États-Unis ont, eux aussi, leur saison
politique avec la réunion de leur congrès, avec le message annuel de
leur président. La grande république fait ses affaires à sa manière,
dans les conditions qui lui sont propres, sans s'inquiéter de ce que
font les autres, de ce qu'on pense en Europe. Dans la libre et puis-
sante vie qu'elle s'est créée, elle a assurément ses violences et ses
incohérences ; elle n'est pas à l'abri des corruptions, des explosions
anarchiques. Elle se défend quand il le faut, même quelquefois bru-
talement. Il n'y a que quelques jours, sans écouter les conseils huma-
nitaires de nos bons radicaux français, les républicains américains
n'ont point hésité à laisser peser la lourde main de la justice sur les
instigateurs de meurtre de Chicago, sur des anarchistes qui avaient
poussé à l'assassinat de quelques policemen. Les Américains donnent
beaucoup à la liberté, à l'initiative individuelle; ils sont d'autant
plus implacables parfois dans leurs répressions. Ce n'est qu'un inci-
dent pour une nation toujours occupée à faire énergiquement et gran-
dement ses affaires.
Une des choses les plus curieuses, les plus instructives, est certai-
nement l'histoire financière des États-Unis depuis vingt ans, cette his-
REVUE. — CHRONIQUE. 955
toire sur laquelle le dernier message du président, M. Cleveland, vient
de jeter un jour nouveau. Épuisée par une guerre sanglante et rui-
neuse, accablée sous le poids d'une dette de plus de 15 milliards, la
république américaine ne s'est pas dit comme d'autres que c'était le
moment d'être prodigue, de dépenser et de dépenser encore, d'ajouter
à la rançon de la guerre toute sorte de dettes nouvelles de fantaisie.
Elle n'a eu, au contraire, d'autre préoccupation que de se libérer, de
dégager ses finances, et elle n'a reculé devant aucun moyen. A défaut
d'autres impôts possibles, elle s'est hérissée de tarifs douaniers, qui
n'avaient rien de libéral, il faut l'avouer, mais qui, en protégeant, en
surexcitant la production nationale, ont procuré d'un autre côté au
trésor d'immenses ressources pour l'amortissement de la dette. Les
chefs successifs de la république américaine ne se sont laissé détour-
ner par rien de ce grand objet. Ils ont réussi, ils ont amorti une
grande partie de la dette ; on paie même par anticipation des obliga-
tions de l'état dont l'échéance est encore lointaine. Le résultat dépasse
aujourd'hui toutes les prévisions. Le dernier message de M. Cleveland
constate que le trésor est en possession d'excédens qui deviennent
à leur tour un embarras, une cause de perturbation économique, et il
ne voit d'autre remède que de procéder à une large revision de ta-
rifs, de décharger l'état d'un excès de richesse. Voilà un phénomène
étrange, fait pour donner à réfléchir à ceux qui n'ont eu d'autre poli-
tique financière que d'abuser du crédit et de préparer des déficits.
Que penseront de plus nos radicaux d'un président qui, en recevant,
il y a quelques jours, les délégués de l'union évangélique de New-
York, a pu dire que « chercher à développer l'enseignement religieux,
c'était contribuer grandement au progrès des institutions améri-
caines ? » C'est à ne plus s'y reconnaître pour nos républicains fran-
çais! C'est pourtant avec tout cela, avec le respect des forces reli-
gieuses comme avec la prévoyance financière, que la république
américaine n'a cessé de grandir, qu'elle est sortie victorieuse de toutes
ses crises.
Cb. de Mazadi!
956 REVUE DES DEUX MONDES.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE,
Il était difficile, à la fin du mois dernier, de dire comment allait
finir la crise présidentielle. La rue commençait à s'agiter ; des me-
naces d'insurrection étaient dans l'air; la guerre civile était prêchée
hautement dans les meetings anarchistes, et elle allait être prépa-
rée au conseil municipal. Le marché financier, au milieu de cette
tourmente, ne s'est pas départi du plus grand calme. La hausse des
fonds publics, qui venait de se produire au lendemain de la clôture
des opérations relatives à la conversion du k 1/2, se maintenait intacte
en liquidation; le 3 pour 100 ne perdait que 12 centimes (81.85) sur
le cours de compensation du 31 octobre.
Cette liquidation, qui aurait pu être si laborieuse, a été au contraire
étrangement facile. Reports modérés, capitaux abondans, prix rému-
nérateurs pour la spéculation haussière, tels en ont été les traits sail-
lans; on eût dit que rien ne s'était passé en politique qui pût porter
atteinte aux affaires et au crédit.
L'amélioration des cours s'est accentuée aussitôt après la liquida-
tion, et l'élection de M. Sadi Garnot à la présidence de la république a
été accueillie comme un événement tout naturel ; il ne semblait pas
qu'une autre solution eût jamais paru possible. Le 3 pour 100 a été
porté à 82.70. S'il s'est ensuite maintenu à peu près immobile à ce
cours, sans franchir immédiatement une nouvelle étape, ce n'est pas
parce que de nouveaux motifs d'inquiétude ont surgi dans l'intervalle,
c'est parce que la hausse réalisée provoquait nécessairement des réa-
lisations de bénéfices, et que tout changement de cours quelque peu
brusque est suivi d'un temps d'arrêt nécessaire pour la consolidation,
même lorsque tout au dehors paraît favoriser la fermeté du marché.
Or, depuis l'élection de M. Sadi Garnot, on a eu la très courte, mais
très vive alerte causée sur les places allemandes par la dénonciation
de certaines concentrations de troupes russes en Pologne, et, de
plus la crise présidentielle, une fois résolue, a laissé subsister une
crise ministérielle d'un singulier caractère, qui n'a été close que dans
la matinée du 13, par la publication dans le Journal officiel des noms
des membres composant le nouveau cabinet.
Les articles alarmans des journaux d'Allemagne et d'Autriche ont à
peine fait perdre à noa rentes 0 fr. 10 ou 0 fr. 15 pendant deux jours,
RETLE. — CUROMQLE. P57
et la Bourse a patiemment attendu que M. Sadi Carnot eût réussi à
trouver une première combinaison ministérielle. En fin de compte, le
monde financier, sans se laisser dominer par le moindre sentiment
d'appréhension touchant le maintien de la paix au dehors et l'apai-
sement des difficultés politiques à l'intérieur, est resté, à travers tontes
les péripéties d'une crise longue et sérieuse, fidèle à sa conviction que
l'année 1887 ne devait pas s'achever sans un commencement de reprise
des affaires.
Rien n'est plus heureux, au point de vue de cette reprise des affaires
qui s'annonce, que cette disposition de. la Bourse à l'optimisme quand
même, disposition faite à la fois d'indifférence sceptique et de con-
fiance raisonnée. D'une part, les petits capitalistes, porteurs d'in-
scriptions de rentes ou d'obligations des chemins de fer, du Crédit
foncier et de bonnes valeurs industrielles, ont pris l'habitude des
crises ministérielles au dedans et des menaces de guerre au dehors.
Ils ont constamment vu les premières se dénouer paisiblement et les
secondes se dissiper sous l'action de l'immense désir et de l'universel
besoin de paix, communs à tous les peuples de l'Europe. Ils sont donc
devenus réfractaires à l'inquiétude, laissent passer sans s'émouvoir
les bourrasques passagères, et ne jettent plus comme jadis, à la
moindre alerte, leurs titres sur le marché.
D'un autre côté, la petite spéculation a pour ainsi dire complète-
ment disparu depuis le krach, et le marché, aujourd'hui, est dirigé
par quelques puissantes maisons de banque ou institutions de crédit
qui disposent des capitaux et du temps, savent toujours rester maî-
tresses du terrain où elles manœuvrent, et, n'opérant jamais au jour
le jour, continuent au lendemain des crises, sans s'être laissé dé-
tourner de leurs desseins, les opérations momentanément suspen-
dues.
Le monde des banquiers et des capitalistes a donc bravement pris
son parti, non de se désintéresser absolument des péripéties de la po-
litique intérieure, mais de ne plus les suivre timidement, de les tenir
hors de leurs calculs, de soustraire à leur influence le terrain des
affaires. Aussi la période du 1" octobre au 15 décembre a-t-elle été
pour un assez grand nombre de valeurs une période de hausse consi-
dérable. La part de la spéculation a été naturellement prépondérante
dans ce mouvement, mais elle y est intervenue à son heure, après ré-
flexion, et sur des données sérieuses.
Dans ce grand déplacement de cours auquel nous venons d'as?ister
depuis deux mois, les actions de mines ont tenu le premier rang. On
a commencé par les titres de mines diamantifères de l'Afrique méri-
dionale. Des actions qui, il y a un an ou deux, valaient à peine 400 fr.,
ont été portées jusqu'à 1,200 francs. Des fusions entre compagnies
eut donné l'élan à toute la liste. Les actions Koulina, admises récem-
968 iiliVUE DES DEUX MONDES.
ment à la cote officielle, s'y négocient à 500, après être parties de 250
il y a quelques semaines. De 250 également, les Bulfontein ont atteint
490 francs.
Sont venus ensuite les titres des mines de cuivre. Le métal, qui va-
lait 40 livres sterling la tonne il y a peu de temps, a monté à Londres
jusqu'à 75 livres, en brûlant toutes les étapes. L'action de Rio-Tinto a
monté parallèlement de 180 francs à 480 francs, suivie de titres dont
on avait presque oublié l'existence, comme le Domingo, qui vaut au-
jourd'hui 350, et leTharsis, qui de 80 fin septembre a été porté à 166.
La Société industrielle des métaux ne pouvait que s'associer à une
si vive reprise ; de 485 la voici élevée à 800 francs. Les actions d'Agui-
las (plomb argentifère) valaient 37 fin septembre; on les cote main-
tenant 92. Le Vigsnaes (mine de cuivre de la Scandinavie), oublié il y
a deux mois à 82, monte en une journée de 100 francs, et vaut actuel-
lement 230. Le Malfidano (zinc) n'a gagné que 30 francs de 995 à
1,025, mais la Vieille-Montagne (mine de zinc également) s'est éle-
vée de 200 à 260. De même certaines mines d'argent : le Laurium est
à 550 après 480, le Lexington à 90 après 50 ; et des mines d'or, comme
l'Uruguay, 150 après 80; le Golden-River, 490 après 195; le Callao, 160
après 90 francs.
Les autres valeurs ont eu leur part de hausse, actions de banques, de
chemins de fer, d'entreprises industrielles diverses. Du 10 novembre
au 13 décembre, la Banque de France a gagné 100 francs, la Banque
de Paris 16, le Crédit foncier 40, le Crédit lyonnais 13, le Mobilier 14
la Banque du Mexique 15, la Banque ottomane 12.
Sur le Suez, 100 francs de reprise; sur le Panama, 90. La spécu-
lation haussière poursuit partout le découvert formé sur primes de-
puis plusieurs mois. Forte reprise également sur le Gaz de 1,305 à
1,347 francs. Le Lyon gagne 15 francs à 1,255, le Midi 7 à 1,171, le
Nord 26 à 1,566, l'Orléans 15 à 1,315. Les Chemins étrangers n'ont pas
été aussi favorisés. Ceux d'Autriche n'ont guère varié, ceux d'Espagne
ont assez vivement baissé et ont repris quelque peu dans les der-
niers jours. Les Omnibus, les Voitures, les Docks, les Transatlanti-
ques, presque tous les titres industriels de bonne réputation, sont re-
cherchés comme placement.
Sur le marché des obligations, un fait intéressant et caractéristique :
les titres, jouissance juillet, du Lyon, du Midi, du Nord, de l'Orléans
et de l'Ouest, sont tous au-dessus de 400 francs (410 le Nord, 405 le
Midi et l'Orléans). Les autres, jouissance octobre, se tiennent à 398
ou 399. L'obligation Nord de l'Espagne atteint 381 , celle du Saragosse
360, celle des Autrichiens 404.
Le directeur-gérant : C. BuLOa.
TABLE DES MATIÈRES
DD
QUATRE-VINGT-QUATRIÉ3IE VOLDME
TROISIÈME PÉRIODE. — LVII» ANNÉE.
NOVEMBRE. — DÉCEMBRE 1887.
Livraison du 1" Novembre.
Thérésine, deuxième partie, par M. Albkkt DELPIT 5
LUTTB ENTRE LA RELIGION ET LA PHILOSOPHIE AU TEMPS DE SoCRATE, par I\I. VlCïOR
DURUY, de l'Académie française ii
SotVEMRS DIPLOMATIQUES. — LA PrCSSE ET SON ROI PENDANT LA GUERRE DE CRI-
MÉE. — I. — L'Allemagne et les complications orientales, Olmutz, les
Débuts de M. de Bismarck, le roi Frédéric-Guillaume IV, par M. G.
ROTHAN 7-2
Les Héros du Grand-Port, par M. le vice-amiral Jurien de LA GRAVJÈRE, de
l'Académie des Sciences jOl
Le Socialisme d'état dans l'empire allemand. — L — Programmes socialistes
ET statistique PROFESSIONNELLE, par M. Charles GRAD, député au Reichstag. 124
La Vie de Charles Darwin, par M. Henry de VAPiIGNY ICI
Le Jugement d'un nègre sur la race nègre, par M. G. VALBERT ...... 201
Revue littéraire. — Le Code civil et le théâtre, a propos d'un livre récent,
par M. F. BRUNEÏIÈRE 214
Chronique de la quinzaine, histoire poutiqub et littéraire 226
Le Mouvement financier de la quinzaine ' 237
Livraison du 15 Novembre.
Études diplomatiques. — La Seconde lutte de Frédéric II et de Marie-
Thérèse. — IX. — Campagne de Frédéric en Saxe et Prise de Dresde,
par M. le duc de BROGLIE, de l'Académie française 241
Thérésine, troisième partie, par M. Albert DELPIT 27.5
La Philosophie et les Sciences, par M. BARTHÉLEMY-SALM lULAliiE, de
de l'Institut de France 310
L'Expédition du Tage, par M. le vice-amiral Jurien de LA GRAVIÈRE, de
l'Académie des Sciences 347
^~'
9fi0 REVDE DES DEDX MONDES.
Le Plat db Taillac. — Sodvenirs db l'Agenais, par M. Th. BENTZON. . . 387
Poésie. — A une Pièce d'or, par M. François COPPÉE, de l'Académie fran-
çaise 438
Revue mustcale. — Théâtre db l'Opéra : le Centenaire de Don Juan, la
Cinq-centième beprésentation db Faust, par M. Camille BELLAIGUE. . . 443
Revue dramatique. — Sœur Pliilomène et l'Abbé Constantin ai Tiirarr, pnr
M. Louis GANDERAX 454
CaROMQUB DB LA QUINZAINE, HISTOIRE POLITIQUE Kl LinÉr.AIRE 465
Lb Mouvement financier db la quinzaine 477
Livraison du l" Décembre.
Cbaryede et Scylla. Provep.bf, par M.Ociavr FEUILLET, de l'Académie fran-
çaise 481
Études diplomatiques. — La Seconde lutte de Frédéric II et de Marie-
Thérèse. — X. — Derniers incidens et Fin de l-. m ;r . pir V.. le duc
DE BUOGLIE, de l'Académie française 505
TnÉRÉsiNE, dernière partie, par M. Albert DELPIT .^34
La Question homérique, par M. George PERROT, de l'Institut de France. . 577
Le Duc de Richelieu en Russie et en France, par M. Alfred RAMBAUD. . . 618
La Protection légale de l'honneur, par M. Emile BEAUSSIRE, de l'Institut
de France 663
Le Politique et le Politicien, par M. G. VALBERT 681
Revue littéraire. — Théophile Gautier, par M. F. BRUNETFÈP.E .... 693
Chronique de la quinzaine, histoire politique et i.iti éraire 705
Lb Mouvement financier de la quinzaine .... 717
Livraison du 15 Décembre.
Amour d'automne, première partie, par M. André THEURIET 721
La Conquête de l'Algérie. — Le Gouvernement du général Bugeaud. — I. —
L'Offensive contre Abd-El-Kader, Occupation de Mascara, par M. Camille
ROUSSET, de l'Académie française 763
Le Combat contre le vice. — La Répression. — I. — Les Lieux db détention
piiovisoiRE, LE Vag'B /ndagk iT LA i^IiiNDiciTÉ, par M. le comte d'HAUSSON-
VILLR 793
La Jeunesse de Lavoisifr, d'aphès des documens inédits, par M. Edouard
GRIMAUX 826
Souvenirs diplomatiques. — La Prusse et son roi pendant la guerre de Cri-
mée. — n. — Les Cours allemandes pendant la guerre, Napoléon III et
l'Armée de Crimée, L'Autriche et la Russie, par M. G. ROTHAN 853
Un Problème de morale et d'histoire. — Les Borgia. — I. — Les Débuts
d'Alexandre VI, par M. Emile GEBHART 890
Revue dramatique. — La Souris de M. Edouard Pailleron a la Comédie-
Française, la Tosca de M. Vicr(iRiE\ Sardou a la l'O'.TE-SAiNr-MARrix, par
M. Louis GANDERAX 920
Les Livres d'étrennes 933
Chronique db la quinzaine, histoirb politique et littéraire 945
Lb Mouvement financier de la quinzaine 956
Paria. — Maison Qunntia, 7, rue Saiut-btuoit.
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